Ce sont les ennemis de l'Histoire qui, finalement, la font.

Ionesco Notes et Contre-notes

05/08/2011 | Enquête Rentrée littéraire : les baptêmes du feu - Photo : à gauche Alexis Jenni ©Hélie/Gallimard et à droite Caroline Lunoir©Actes-Sud - ©

Rentrée littéraire : les baptêmes du feu

05/08/2011 | Enquête

Tour d’horizon des premiers romans français et étrangers qui tenteront de faire entendre leurs voix singulières dans le brouhaha de la rentrée. Les voies qu’ils explorent sont bien loin des clichés autofictionnels.

À qui ressemblera-t-il ? Quels seront ses premiers mots ? Sera-t-il béni des dieux dès le berceau ? Parmi les nombreux rituels du journaliste, l’un des plus réjouissants, avant chaque rentrée de septembre, consiste à se faufiler dans la salle d’attente de la maternité littéraire pour guetter les nouveau-nés, dévisager les «jeunes» romanciers, discerner les premiers prix aux premiers cris. Carnets de naissance en main, ce «critique d’accueil», ainsi que Roland Barthes le surnommait, tente d’apercevoir, dans l’entrebâillement de la porte, les prochains élus. Il jauge leur poids et chuchote à ses lecteurs les noms de celles et de ceux qui, selon lui, s’inscriront dans le firmament des lettres pour les décennies à venir ou y feront un passage plus furtif. Avec plus ou moins d’intuition, il commente les sources d’inspiration moderne, tente de déceler les grands sujets de la littérature de demain. Internet ? Les réseaux sociaux ? Le printemps arabe ? L’individualisme ? Bien souvent, les jeunes romanciers ont à peine le temps de naître qu’ils se voient déjà associés aux obsessions les plus marquantes de notre société. Cette année, pourtant, si les tendances émergent de façon évidente, elles semblent, plus que jamais, échapper au temps et aux courants de la modernité.

Famille, nature, identité et mémoire des individus face à leurs ancêtres sont autant de thèmes intemporels qui dominent la rentrée de septembre. Lassés, semble-t-il, par l’autofiction et les voyages autour de l’ego, les jeunes écrivains préfèrent arrimer leur récit à la grande histoire, s’interroger sur le passage des générations, sur la transmission possible entre les anciens et les modernes, fabriquer le parcours initiatique de personnages en quête de révolte. Et se révolter.

Bûchers des vanités

Se révolter, oui mais contre quoi ? C’est la question qui hante parfois les privilégiés lorsqu’ils ont un peu de temps à y consacrer Mathilde par exemple, héroïne bourgeoise et tourmentée de l’unique premier roman de cette rentrée aux éditions Actes Sud, La Faute de goût, de Caroline Lunoir. Venue passer le week-end du 15 août dans sa maison de vacances familiale, Mathilde observe sa propre résignation et s’interroge sur sa place dans l’histoire, tout en étirant ses jambes, ses journées et ses longueurs dans la piscine. Quels combats portent nos jeunes générations ? Quels cris animent nos esprits endormis ? Comment relever les idéaux d’une jeune fille qui n’observe autour d’elle que des objets vieillis, symbolisant le clan figé auquel elle appartient ? Comment pourrait-elle imiter le parcours de sa grand-mère, devenue «une paire de fauteuil Louis XVI transmise et disputée à chaque succession, une horloge ou ce portrait ovale de jeune fille éternelle» ?

L’auteur, avocate pénaliste parisienne qui ignorait tout de l’édition lorsqu’elle a envoyé son tout premier manuscrit par la poste, s’interroge, avec une ironie aussi grinçante que ses fauteuils, sur une génération sans vie ni idéologie. Échappant à l’écueil habituel des premiers romans, qui consiste à vouloir «tout dire», Caroline Lunoir parvient à mettre en scène une quête initiatique minimaliste, resserrée sur l’essentiel. Un seul lieu, un seul week-end, cent pages et une seule métaphore, ramifiée avec maîtrise et simplicité, tout au long du récit : le végétal. Celui que l’on cultive, que l’on étend au fil des générations, qui orne - et parfois étouffe - les murs de nos maisons. Et celui qui reste «planté là», que l’on coupe trop tôt et qui s’assèche. Ce tas de feuilles mortes que redoute de devenir Mathilde en demeurant assise à «contempler [son] siècle». «Je bronze mais j’ai peur, confesse-t-elle. Peur de ce teint hâlé sans labeur. Peur de cette vie sans lutte. [...] Je me chauffe tranquillement au soleil de notre société. [...] Je n’ai rien à arranger à la face du monde pour exister. Je n’ai jamais connu que l’aisance. Tout m’a été donné pour perpétuer ma classe.»

Pour rencontrer d’autres privilégiés en proie au doute, il faudra quitter la maison de campagne familiale et embarquer pour la Norvège. Dalibor Frioux, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie et déjà auteur de plusieurs essais comme Nature et culture (éd. Armand Colin), pénètre un univers peu commun pour son premier roman, Brut (éd. du Seuil) : celui de Katrin, ancienne top model norvégienne, et de son riche époux. Jusqu’à quel point une famille peut-elle tisser son quotidien superficiel, entre grandes marques et brillante carrière, sur le rebord d’un monde en crise ?

Cette question hante aussi les romanciers débutants de la rentrée étrangère. À commencer par le cinéaste italien Paolo Sorrentino, récompensé au dernier Festival de Cannes par le prix oecuménique pour son film This Must Be the Place, avec Sean Penn. Dans son roman, Ils ont tous raison (éd. Albin Michel), il décrit avec humour le destin vertigineux de Tony Pagoda, chanteur à succès en quête d’une liberté nouvelle. De l’autre côté de l’Atlantique aussi, les vêtements de marque et les voitures de luxe brûlent au bûcher des vanités. Eric Puchner, auteur américain déjà traduit en France pour un recueil de nouvelles, La Musique des autres (éd. Albin Michel), publie chez le même éditeur Famille modèle , où il observe, avec ironie et affection, la décadence domestique de son personnage. C’est dans la tentation du rêve américain que Warren Ziller, persuadé d’offrir une vie fabuleuse à sa famille en s’installant en Californie, dilapidera tout son capital affectif et financier. Piégé dans les filets de ses propres mensonges, il découvrira, à ses dépens, la valeur de l’aveu et du dialogue.

Portraits de famille

Est-ce pour éviter de tels désastres familiaux qu’un si grand nombre d’auteurs nourrissent leur premier roman de dialogues intergénérationnels ? Mères et filles, pères et fils, grands-mères et petites-filles, ou encore arrière-grands-mères et arrière-petites-filles, transforment toute une partie de cette rentrée en hommage à la transmission et au dialogue entre générations - ou bien en marché géant pour les fêtes de parents et de grands-parents, selon le point de vue. Quelques noms déjà connus dans le cinéma ou dans l’édition, pour commencer, comme celui de Melvil Poupaud, acteur, réalisateur et musicien français, qui offre un récit romancé de son parcours, de ses apprentissages et de sa famille fantasque dans Quel est mon nom ? (éd. Stock) ; Thierry Consigny, publicitaire français, auteur de deux livres chez Flammarion, qui cosigne un dialogue romancé avec son fils Charles, après l’hospitalisation de ce dernier (éd. Lattès) ; l’éditrice Anne-Sophie Stefanini, qui, pour son premier roman, Vers la mer, escorte une jeune fille de 18 ans et sa mère au cours de leur dernier tête-à-tête (éd. Lattès).

Trois romancières abordent, elles aussi, ce sujet avec originalité. L’une d’entre elles est un peu à part. Il s’agit de la romancière finlandaise Sofi Oksanen, dont nous ne connaissions en fait que le second livre, Purge, primé, entre autres, par le Femina. Elle dévoile en cette rentrée son premier roman, Les Vaches de Staline (éd. Stock), et évoque les liens malsains entre la jeune Finlandaise Anna, qui souffre de troubles alimentaires, et sa mère estonienne, hantée par les traumatismes de l’ère soviétique. En France, Fanny Saintenoy croise avec précision et justesse les autoportraits d’une jeune femme et de son arrière-grand-mère dans Juste avant (éd. Flammarion). « Ça prend combien de temps de trépasser ? s’interroge la jeune Juliette. On n’en parle jamais de ça, le passé composé c’est bien pratique. "Il est mort le 10 juillet 1975." D’accord, mais combien de temps avant 16 h 10. » Ces quelques minutes qui précèdent les derniers soupirs forment toute la respiration poétique de ce livre. On y suit notamment le siècle de souvenirs, le fil des pensées et les sensations physiques - rarement abordés en littérature et pourtant très romanesques - d’une vieille dame sur son lit de mort. À découvrir également dans cette même thématique de l’ultime transmission avant la mort, une jeune romancière italienne, Michela Murgia, auteur d’ Accabadora (éd. du Seuil). La petite Maria, 8 ans, abandonnée dans le sud de l’Italie, y découvre l’activité secrète de sa mère adoptive, couturière dans un village sarde le jour et chargée d’achever les mourants la nuit. À la fois sombre et pittoresque, grave et ironique - dans la veine de Gabriel García Márquez -, cette fable italienne fera, à n’en pas douter, l’objet de nombreuses convoitises cinématographiques.

Les cendres de l’histoire

Communiquer avec la grande histoire, s’adresser aux êtres qui nous ont quittés, c’est le choix de deux romanciers marquants de cette rentrée Éric Sommier d’abord, qui se penche, dans Dix, sur l’histoire récente de la tragédie du tunnel du Mont-Blanc, laquelle coûta la vie à une trentaine de personnes en 1999, en imaginant l’intervention discrète et héroïque de Lucio, patrouilleur chargé de la sécurité des véhicules (éd. Gallimard/L’Arpenteur). C’est aussi Lilyane Beauquel, professeur agrégée, qui imprimera durablement son nom dans l’esprit de ceux qui voudront la découvrir. Dans Avant le silence des forêts (éd. Gallimard) , cette écrivaine rapporte le journal de guerre et de chaos d’un jeune Allemand, Simon, engagé sur le front avec ses trois amis en 1914. S’il n’était traversé de parenthèses poétiques et de soifs d’amour, on ne pourrait imaginer que ce récit haletant et dévastateur, entre roman et chronique militaire, soit l’oeuvre d’une jeune femme de notre époque. D’où vient cette prose, se demande-t-on tout au long de la lecture ? D’un carnet tenu par un grand-père ? De correspondances qui se faufilent entre les lignes des tranchées ? « Je ne sais à quoi dire adieu, écrit-elle. Il n’y a plus rien à démoraliser, personne à consoler. Où trouver la raison nécessaire ? Comment accepter la douceur d’une paire de pantoufles pour notre retour, quand, à nos pieds, le gel fait ses entailles noires, chairs attaquées et sangsues appliquées. La fatigue ramène les images que j’avais oubliées : Anke, au fond de moi, les rêves que j’avais tentés, preuves de l’amour du monde. » C’est la première fois qu’une écriture féminine s’empare d’un tel sujet avec tant de force. La guerre et ses ravages, la camaraderie virile, ses conversations ordinaires, ses bruits, ses odeurs et ses silences épais. Une oeuvre magistrale.

Les vestiges invisibles, la persistance de traumatismes passés chez les modernes, le poids des cendres de l’histoire, notamment dans un pays comme l’Allemagne, inspirent également les écrivains. Parmi eux, Sophie Schulze, ancienne élève de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy à Strasbourg, suit, à travers son roman Allée 7, rangée 38 (éd. Léo Scheer), le destin, écrasé par l’histoire, de Walter, dans l’Allemagne du début du XXe siècle. Côté américain, c’est Ida Hattemer-Higgins, traductrice installée à Berlin, qui revient, elle aussi, sur L’Histoire de l’Histoire de ce pays (éd. Flammarion). Son héroïne, Margaret, se retrouve, à la suite d’une agression, brutalement hantée par des fantômes d’anciens nazis et par le passé génocidaire de l’Allemagne. Symptôme presque incroyable, et pourtant bien vraisemblable, lié à une amnésie nationale, un déni collectif qu’elle devra surmonter à travers une quête identitaire. Les mêmes questionnements habitent enfin le journaliste Bernard Thomasson, rédacteur en chef adjoint à France Info, déjà auteur d’un essai sur le métier de journaliste, Je voulais vous donner des nouvelles (éd. Odile Jacob), qui choisit lui aussi la capitale allemande comme personnage principal dans Ma petite Française (éd. du Seuil). Berlin à trente ans de distance, ses vastes avenues, son long zigzag métallique, son musée juif, son mur disparu, sa réunification, son passé refoulé mais toujours présent. « À l’époque, rappelle-t-il, le Mur séparait deux entités très nettes, deux centres bien marqués. D’un côté, Alexanderplatz, son parvis géant avec l’horloge du monde marquant tous les fuseaux horaires, son immense tour de la télévision surmontée de cette boule rigolote sur laquelle le soleil dessinait une croix parfaite (c’est toujours le cas). De l’autre, Kuddam, sorte de Champs-Élysées miniatures jouant la vitrine du monde occidental dans une débauche de lumières et de magasins à la mode. Aujourd’hui, à l’encontre de certaines idées reçues, la réunification n’a pas réunifié, au sens propre du terme, les deux anciennes zones. Non. C’est un Berlin nouveau qui est né depuis 1989. Une troisième ville qui ne ressemble en rien aux deux précédentes. Ni même à celle d’avant. » À travers le voyage à la fois physique et initiatique d’Hélène devenue Ellen, c’est toute la ville qui revient sur sa propre histoire.

Du passé au présent, de Berlin à Moscou, c’est la mémoire de l’URSS de 1917 à 1992 qui court sous nos yeux à travers le premier roman de Virginie Deloffre, Lena (éd. Albin Michel). La vie sous le régime soviétique, la grandeur, l’espoir et la résignation du petit peuple russe ressuscitent à travers le flux de lettres et de pensées de Lena et de ses parents adoptifs, paysans sibériens inquiets de la perestroïka.

Le mentir-vrai

Hantés eux aussi, à leur façon, par le temps, suspendus entre un passé chargé et un avenir agonisant, forcés parfois d’inventer leur histoire pour appartenir à ce monde, trois écrivains imposent leur voix singulière en cette rentrée. Trois périples sous forme d’odyssées ambitieuses et brillantes. Aucun n’échappe à la tentation traditionnelle du jeune écrivain, évoquée plus haut, de « tout dire », d’embrasser le monde, l’espace et le temps, dès le premier roman. Mais est-ce si gênant ?

Le dessinateur Alexis Jenni, auteur du blog littéraire illustré « Voyages pas très loin » et du roman L’Art français de la guerre (éd. Gallimard), le dit lui-même dans son livre : le rôle du romancier consiste précisément à « agrandir le passé », à « réécrire l’Histoire, l’écrire volontairement avant qu’elle ne se gribouille d’elle-même ». Nous sommes à Lyon, au début de l’année 1991, en pleine guerre du Golfe. Le narrateur capte les images de la guerre depuis son écran de télévision, « mollement accoudé à la fenêtre hertzienne », et s’arrange pour que personne ne se soucie de son absence sur terre. Licencié par son entreprise, il amorce une errance qui ressemblera de plus en plus au voyage homérique. Sur la route, il rencontrera un personnage nommé Victorien Salagnon, ancien parachutiste et dessinateur de la guerre d’Indochine qui lui racontera sa vie. Cette histoire n’est pas la sienne mais il ressent le besoin de la connaître et de l’écrire comme pour reproduire l’écho d’une parole perdue, ressusciter un organe inerte au sein de son propre corps. Alternant récits et commentaires, empruntant à la Bible son rythme, ses paraboles et son souffle vital, ce texte d’Alexis Jenni rend un hommage rare à la langue française, aux mythes historiques qu’elle permet et à ses plus grands mandataires tels que le général de Gaulle.

« On peut gloser sur de Gaulle, on peut débattre sur ses talents d’écrivain, s’étonner de ses capacités de mentir vrai quand il travestit ce qui gêne et passe sous silence ce qui dérange ; on peut sourire quand il compose avec l’Histoire au nom de valeurs plus hautes, au nom de valeurs romanesques, au nom de la construction de ses personnages, lui d’abord, on peut ; mais il a écrit. Son invention permettait de vivre. » À travers de Gaulle, c’est l’écriture qu’Alexis Jenni honore, les textes fondateurs qui doivent, selon lui, circuler au milieu des peuples de façon aussi fragile et nécessaire que le sang dans un corps humain.

Il venait d’avoir 17 ans

Le pouvoir de l’écriture, la libération de l’individu par la mémoire et par le verbe - thèmes qui dominent, on l’a vu, cette rentrée -, ne forment pas l’aboutissement, cette fois, mais le commencement d’un voyage physique et intérieur pour le très jeune romancier de 17 ans que nous évoquons maintenant Étonnamment proche de Raymond Radiguet - lui-même publié à 17 ans, après sa rencontre avec Jean Cocteau et Bernard Grasset il y a presque quatre-vingt-dix ans -, Marien Defalvard, publié chez le même éditeur, sert une prose d’une puissance et d’une densité rares et offre quelques bijoux d’aphorismes sur la mort, la vie et l’amour. Le récit commence et se referme par un enterrement, celui de l’enfance du narrateur. Car, pour lui, c’est bien la mort qui s’immisce dans notre vie, après quatorze ans de grâce. Il l’affirme sans crainte, face au « tribunal sordide de ces vieux enfants déplumés » qui méprise l’adolescence. « Je me souviens de l’amour, de la mort. On a beau dire, une fois qu’on a pris conscience des deux, de la paire odieuse et vitale, il ne reste plus beaucoup d’espoirs à ronger. La vie vous a enfumé, elle vous a fait quatorze années inconscientes et magiques miroiter ses plus beaux profils, les plus avantageux ; son poitrail saillant, sa silhouette de bal, ses biscoteaux de bronze. Et puis, soudainement, cruellement, elle vous a dit, méchanceté, déréliction, supplice, elle vous annonce, comme ça, que votre vie de derrière est finie, vos plus beaux morceaux. » C’est en lacérant les « sentiments pugnaces » dont l’humanité a déjà tout dit, en dégageant leur substance unique - comme l’amour, « ce nom trop enveloppant, ce tissu pour chat sur canapé », ce mot que l’on « prononce la première fois la bouche pleine de guillemets » -, et en posant son regard impitoyable sur les villes de France - Paris, Lyon, Strasbourg, Tours... - comme autant de paysages où il ferait bon mourir, que l’écrivain parvient à renaître. Un récit en un seul souffle, amorcé à 14 ans. Une grenade que l’écrivain dégoupille sous nos yeux, laissant échapper des fulgurances qui nourriront, à n’en pas douter, plusieurs milliers de lecteurs.

2079 : fin de l’histoire ?

Qu’adviendrait-il de notre monde si les jeunes romanciers de cette rentrée n’allaient au bout de leur quête initiatique ? Si les adolescents de 14 ans se laissaient mourir, si les jeunes filles de la bourgeoisie française se transformaient en tas de feuilles mortes ? Si les êtres sans attaches tenaient leur écran de télévision pour seul objet de révolte, ou encore si le sang vital de notre monde cessait de circuler ? Une romancière peu commune, qui se fait appeler Anne Maro, a devancé nos questions et imaginé Solution terminale (éd. Champ Vallon), sorte de comédie humaine balzacienne qui réinvente le monde en 2079. Un « Monde Vénérable », tel que l’auraient baptisé ceux qui en ont fixé les premières règles, quelque temps plus tôt, juste après l’abdication de l’École et la disparition des enfants. Au sommet de la « Pyramide », les « Élus », personnes extrêmement âgées et autoritaires. Souvent séniles, ces élites passent leurs journées à retomber en enfance, à chanter des comptines, à ranger leurs jouets, ou à améliorer leurs recettes de ratatouille tout en regardant d’autres Élus à la télévision. À leur service, les « Utilitaires », identifiables à leur tresse noire et au matricule accroché sur leur veston, opérant leur tâche « sans désespoir », avec une « indifférence naturelle et tranquille ». Contrairement aux « Recyclés », catégorie la plus basse de la Pyramide, qui ne possède aucun statut. Une juridiction simple et tyrannique, le « Syndicat », au service des Élus, se charge d’assurer tout cet ordre sécuritaire. Un monde décidément idéal, aussi drôle qu’angoissant, dont Anne Maro déciderait d’ouvrir les archives imaginaires.

Enseignante, grande lectrice, entre autres, de Balzac et de Dante, ayant passé une partie de son enfance à « continuer » les romans de Jane Austen et à inventer des histoires, cette écrivaine révèle ainsi les lettres d’amour entre Utilitaires, les correspondances entre Élus, les entretiens d’embauche, les dépôts de plainte ou les décrets officiels, et les ponctue de comptines enfantines, aussi répétitives et glaçantes que cette société parfaite. Mais, dans ce système figé où naissance et ancienneté fixeraient chaque destin individuel à tout jamais, où le temps ne passerait plus, où l’espèce ne se reproduirait plus, dans cette fin de l’histoire où les maîtres se révéleraient aussi misérables et isolés que leurs esclaves, quelques battements d’ailes suffiraient à tout bouleverser. Anne Maro s’amuse alors à détraquer cette horlogerie si bien établie pour y voir naître une histoire d’amour et - qui sait ? - peut-être même les premiers sursauts d’une révolution.

Par Lauren Malka

Crédit photo : © Photo : à gauche Alexis Jenni ©Hélie/Gallimard et à droite Caroline Lunoir©Actes-Sud

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