La lettre d'information
 







Accueil Accueil    Envoyer à un ami Envoyer à un ami    Version imprimable Version imprimable    Augmenter la taille du texte Augmenter la taille du texte    Diminuer la taille du texte Diminuer la taille du texte

La scatologie gratuite règne à Avignon

Cette année, le Festival fait honneur au chorégraphe et plasticien flamand qui suscite tant de polémiques. Mais y a-t-il de quoi se passionner pour ses spectacles pleins de poncifs sur le tabou et sa transgression ?



Sous la chaleur d'Avignon, la hiératique cour d'honneur du palais des Papes attend avec une inquiétude de noble vieille dame l'ouragan du Festival 2005. Jan Fabre, chorégraphe et plasticien flamand, en est cette année l'artiste à la fois invité et associé, celui autour duquel s'organisera le Festival, dans un jeu d'échos entre son oeuvre, qu'elle soit vivante ou ; plastique, comme dans l'exposition « For intérieur » à la Maison Jean-Vilar, et celle des autres artistes, metteurs en scène et chorégraphes. Jan Fabre, par la multiplicité de ses langages, rencontrera Olivier Py, lui aussi à la fois auteur et metteur en scène, ou Mathilde Monnier, chorégraphe avec qui il partage la cour d'honneur. Il portera au coeur des spectacles son interrogation incessante sur le corps humain et ses mystères, ses humeurs, ses sécrétions.

Jan Fabre, surtout, enflamma le Théâtre de la Ville, à Paris, en novembre 2004 avec un spectacle plein de cris et de miasmes, d'injures et de déjections diverses, des danseuses gesticulant, mimant la masturbation, et levant la jambe pour pisser sur scène ou dans un bol qu'un personnage portait à ses lèvres. Une caricature de ce que l'art contemporain fait de pire, dans le scatologique et la provocation sans propos, au point que même Libération et le Nouvel Observateur avaient osé un mouvement d'agacement.

The Crying Body, spectacle qui se voulait un « brouillon » - et ses défenseurs d'insister sur le terme - de l'Histoire des larmes, interrogation sur toutes les sécrétions du corps humain qui a inauguré le Festival d'Avignon le 8 juillet, fut à l'origine d'une de ces polémiques qui ravissent les contempteurs du populisme louis-philippard et des moralistes liberticides. Pour Gérard Violette, directeur du Théâtre de la Ville, « il s'agissait d'une cabale menée par la droite et l'extrême droite contre l'art subventionné » . Selon Vincent Baudriller, codirecteur du Festival d'Avignon, qui assume parfaitement son choix périlleux pour l'édition 2005, « le phénomène était exagéré, car il s'agissait avant tout de quinze jours de répétitions, qui ont été présentées au public et qui faisaient montre d'une démesure très flamande, avec une volonté de dépasser certains tabous » .

Les tabous pullulent, donc, et l'oeuvre de l'artiste belge, elle, ne souffre pas débat. Et si quelques spectateurs s'étaient alors levés, indignés et lassés de se faire agonir d'injures par des danseurs nus et vautrés, ils n'étaient qu'une minorité face au public tellement ouvert et avant-gardiste du théâtre parisien. Fascinant les uns, consternant quelques autres, Jan Fabre représente à lui seul toute l'ambiguïté de l'art contemporain, parfois superbe d'émotion esthétique, parfois repoussant de vanité soidisant transgressive.

Entomologiste démiurge
L'artiste flamand, né en 1958, traîne sa gueule de beau gosse et ses airs d'acteur américain sur les scènes d'Europe depuis les années 80, depuis que ses créations théâtrales- notamment en 1982, C'est du théâtre comme c'était à espérer ou à prévoir, qui annonçait déjà les oeuvres futures - ont fait de lui une figure incontournable de la scène contemporaine. Né d'un père communiste, jardinier municipal féru de Rubens, et d'une mère passionnée de poésie française, Fabre se vit, depuis l'enfance, comme une sorte d'entomologiste démiurge - dans la lignée du Français Jean-Henri Fabre, dont il prétend descendre -, créant dans une tente installée dans le jardin de ses parents des êtres hybrides à partir d'un ver de terre et d'ailes de papillons. Celui qui « a passé un accord avec Dieu » gardera toujours un intérêt pour les insectes, corps mécaniques et parfaits, notamment les scarabées, qu'il élève pour en faire la matière de ses sculptures, sans doute les plus belles, si l'on fait abstraction du matériau, tel ce Chaton de Dieu (2001), crâne humain recouvert de scarabées irisés, et tenant dans sa gueule de masque funéraire un lapin, étrange mélange de vie et de mort, de douceur et de sauvagerie.

A cette jeunesse dans un quartier pauvre et cosmopolite d'Anvers, Jan Fabre garde un attachement marqué. Ses parents sont omniprésents, mis en scène, exhibés, comme dans le film de Pierre Coulibeuf consacré à l'artiste et intitulé les Guerriers de la beauté (2002). On les y voit ravis, fessant une danseuse nue. Un père et une mère qui disent et montrent leur fierté pour leur génie de fils.. .C'est dans son quartier natal de Seefhoek qu'il installe sa compagnie, dans un théâtre désaffecté qu'il a mis quelques années à rénover.

« Quand j'ai décidé de m'installer ici, explique Fabre, dans ce quartier d'Anvers qui vote Vlaams Blok [extrême droite], j'ai été le seul à oser accepter cette proposition de la ville. C'est le lieu de mon enfance. Il est important que les gens qui n'ont jamais entendu parler d'art puissent venir voir le travail et comprendre ce que ça peut signifier. Les habitants du coin ressentent quelque chose de sérieux et ils sont attirés par la beauté. Cane changera peut-être pas leurs bulletins de vote, mais sait-on jamais ? » Attirés par la beauté, certes, mais par les corps sanguinolents et les hurlements ? Voilà qui nécessite une familiarité avec certains poncifs de l'art du XXesiècle qui échappera sans doute aux habitants d'un quartier populaire d'Anvers.

Des corps de coléoptères, le jeune Fabre passe au sien propre. Il s'incise le doigt pour représenter sur la feuille « [son] espace intérieur » , sombre dans des comas dont l'intensité émotionnelle le transporte. Sang, larmes, sperme, tout lui est matière et couleur (une salle du musée d'Art contemporain de Lyon, qui présentait son oeuvre à l'automne 2004, avait d'ailleurs été fermée aux moins de 18 ans, car elle contenait des sculptures exécutées avec son sperme).

C'est lui-même qu'il met en scène dans des performances qui vont parfois jusqu'à la scarification. Appétit morbide qui le pousse, en dictateur mégalomane et manipulateur, à tordre et torturer les corps, ceux de ses danseuses surtout, qu'il écorche sur des bris d'assiettes ou qu'il démembre dans des parodies de danses macabres médiévales. Le corps comme laboratoire, lieu d'expérimentation et de questionnement.

Ainsi de son Je suis sang (conte de fées médiéval), qui avait fait sensation à Avignon en 2001, alors que la ville était capitale culturelle européenne, un spectacle qui se voulait inspiré de Bosch et de Bruegel, deux des principales références picturales de Fabre. « C'est une oeuvre - Je suis sang- qui explorait le sang comme premier symbole de la vie et comme matérialisant la peur de la mort, explique Vincent Baudriller. On y traversait donc la naissance, le mariage et la mort. C'était une façon défaire réagir le spectateur. » Le Moyen Age est, en fait, le fil d'Ariane d'une oeuvre où se multiplient les armures, si proches des carapaces de scarabées, sorte de contrepoint aune technologie et une robotique qui effraient l'artiste, protection de l'homme qui le transforme en « guerrier de la beauté » . L'interne et l'externe se mêlent, les humeurs et le vêtement, jusqu'à se confondre dans une sculpture étonnante, celle de l'installation intitulée Umbraculum (2001), sorte de robe de bure en rondelles d'os humains, dentelle blanchâtre à l'immobilité glaçante.

Car Jan Fabre, indéniablement, aie sens de l'image, et souvent de l'image belle et crue, belle par sa cruauté même. Il enjoué en narcissique brillant et fin lecteur d'Antonin Artaud. Mais tout le monde n'est pas Georges Bataille, et Bataille soixante-dix ans après Bataille, cela manque de piquant. Transgression, affirment les inconditionnels du tonitruant Flamand. Et tel est d'ailleurs le titre d'un livre qui lui est consacré*. Mais transgression de quoi ? Qu'il « roule les bonnes moeurs dans le beurre et le ketchup » en un « véritable attentat à la propreté » , comme s'en extasiait un journaliste du Monde à propos d'As Long As The World Needs A Warrior's Soûl (2000), ou qu'il exprime la « part animale de l'homme » en le ravalant à ses instincts les plus bas, le chorégraphe ne semble jamais que ressasser un propos lessivé par un demi-siècle de performances et autres happenings vociférant la liberté de création de l'artiste rebelle dans un monde où sont déjà tombés un à un tous les tabous, en tout cas ceux qu'ils prétendent jeter à bas.

Assez de transgression ! Grâce !
« Que ceux qui ne se reconnaissent pas dans les êtres suant, bavant, jouissant de Jan Fabre osent lever le doigt » , s'écriait triomphalement le quotidien du soir le 26 novembre 2004, après la représentation de The Crying Body. On ose. Et l'on se permet même de dire que son imagerie frise parfois le cliché. Des mariées maculées de sang, un évêque déguisé en Père Noël, une parodie de confessionnal célébrée pour son « irrévérence » et sa remise en cause de « toutes les convenances » : on se sent las plus que choqué. Face à la « dénonciation de la morale et de l'hypocrisie » , on reste circonspect, on cherche l'acte de résistance héroïque. Quant au portrait de l'artiste en clown, qui fut un des leit-motive du XIXesiècle, de Baudelaire à Mallarmé, de Toulouse-Lautrec à Degas, il intéresse comme référence aujourd'hui un peu vieillie, comme dialogue à travers les âges et les genres, et certes pas comme nouveauté décoiffante.

Ainsi, quand le codirecteur du Festival d'Avignon explique que « le clown est celui qui peut transgresser » , et que l'univers de Fabre est celui du carnaval, « un endroit où l'on peut transgresser » , on se prend à demander grâce. Trop de transgression pourrait bien finir par tuer la transgression.

Jan Fabre, plasticien surdoué, joue de son discours sur l'art au moins autant que de son art. Il aime la mise en scène, en particulier celle de son moi. « Ici vécut et travailla Vincent Van Gogh » , peut-on lire sur une plaque apposée sur la maison du peintre. Qu'à cela ne tienne, le modeste chorégraphe orne son atelier d'un « Ici vit et travaille Jan Fabre » . Une façon d'enrichir sa légende. L'artiste « polymorphe » , comme se plaisent aie répéter les critiques, semble s'amuser, en véritable pervers polymorphe, des discours et des débats qu'il fait naître. Vincent Baudriller, comme Gérard Violette dans son théâtre, définit son rôle de directeur de festival comme un devoir de « partager le risque de la création avec un large public » , et se réjouit par avance des discussions nombreuses que provoqueront sans doute les spectacles de Jan Fabre, l'Histoire des larmes et Je suis sang, dans la cour d'honneur, l'Empereur de la perte et le Roi du plagiat au théâtre municipal.

La notion de « large public » , pour une oeuvre comme celle-là, semble toute relative

* Transgression, un trajet dans l'oeuvre de Jan Fabre (1996-2003), de Geneviève Drouhet, Cercle d'art


Samedi 09 Juillet 2005 - 00:00
Natacha Polony
Lu 1817 fois




Prose pour des essaims - 16/08/2008

|1| >>

SARKOLAND | OPPOSITIONS | MÉDIAS | AGORIANNE | MARIANNE TV | LE MAGAZINE | MARIANNE BUZZ | A propos | Mentions légales | ARCHIVES DU MAGAZINE MARIANNE | VU DE CHINE