Essai sur un cinéma attentif par Isabelle Laberge-Bélair
(à l’autre, au silence, au tragique et au rythme)

       Au commencement est la relation. C’est-à-dire qu’il y a conflit et mutualité, jeux d’entre les êtres.1
Qu’un film fasse de cela l’objet de son discours, rien de plus banal, mais qu’en soit fait un sujet, et alors le film est voyance. Pour Vincent Van Gogh, par exemple, son frère Théo c’est « autre chose qu’un simple marchand de Corot »2, c’est quelqu’un qui doit pouvoir « réellement prendre parti, agir avec humanité. » « Mais que veux-tu ? »3 : ainsi se termine la dernière lettre de Vincent. De la même manière, tout le cinéma de Pialat est articulé autour de ce questionnement : toi, où es-tu ? Es-tu avec moi ? C’est la question posée à Suzanne, au petit Antoine. C’est la question d’un fils à son père, d’un père à son fils, d’un peintre à son frère, d’une amoureuse à son amant, d’un prêtre à Dieu. Pour la poser, Pialat « apporte son corps » sur la scène de son cinéma : c’est à une somatisation de cette question de la rencontre de l’autre qu’il travaille. Au-delà du réalisme, la recherche fondamentale de Pialat semble avoir été celle d’un cinéma qui ferait cette rencontre somatique, comme Donissan à l’aube trouve fatalement Mouchette sur son chemin.

       Chez Pialat, le corps détient la forme ultime : c’est par lui que l’histoire se fait, se joue. Et son passage obligé par le désastre n’est pas un détour, pas un chemin, plutôt un terrain. Ce long plan de l’auscultation de Van Gogh par le docteur Gachet, c’est la question suivante : de quel mal souffre Vincent, si ce n’est d’y être disposé, certainement, sans raison, dans le silence de son corps ? L’abbé Menou-Segrais, auscultant de la même manière la chambre de Donissan, offre l’image bouleversante d’un Pialat attentif à ce mystère. Saura-t-on jamais ce qui se passe, pour Vincent, dans le train qui le ramène de Paris avec Catherine ? Vient d’ailleurs toujours ce moment où le personnage, face à l’autre ou au milieu des autres, retrouve sa solitude. Et c’est précisément là que se donne à voir le sentiment, cette intuition violente d’une vérité désastreuse, qu’il ne se connaît pas, et qu’il est inaccessible aux autres.
Silence sur les motifs : il n’est donné à personne, sauf à Donissan, de se voir soi-même, de voir l’âme au travers du corps. « Comme disait Beauvoir, je ne sais plus où, on entre pas dans la conscience des autres.» On n’entre pas, non, et le cinéma de Pialat, avant de se mettre à tourner, se soumet à l’autre. C’est là que peut se produire la rencontre, que le regard peut être soutenu un instant entre le peintre et le monde.

      Le cinéma de Pialat prend donc le parti de l’opacité, de la résistance des corps, comme manifestation d’une histoire personnelle qui achoppe sans cesse sur soi-même et sur les autres. Tragique, certes, mais n’est-ce pas là une condition de la présence ? Et cette présence, n’est-elle pas plus heureuse que tout faux-semblant ?
Ainsi François regardant filer le paysage à travers la vitre du train offre-t-il une image de « l’instabilité et l’étrangeté sans consolation, sans domicile, de notre condition. »4 L’image de ce sentiment, mélancolie peut-être, sourd de cet incommunicable du corps même. Jamais il ne serait possible de quitter cet état primordial, qu’il n’est d’ailleurs pas question de résoudre ; il n’y a pas d’autre position, pas d’autre temps à défendre. La cohérence des films de Pialat tient dans cet enracinement du désastre, fatalité vivante qui impose le foisonnement de son silence. Cet état désastreux est ni plus ni moins que l’état de grâce dans lequel se meuvent les personnages de ses films. Qu’elle est gracieuse, en effet, cette démarche empreinte de fatalité ! Un curieux mélange de lassitude et de violence. L’impulsivité du personnage pialatien serait, alors, la réponse physique à ce mal « déjà fait »5, à cette absence qui se creuse, à cette chaîne dentée du désastre. « Le sensible, c’est cela : cette possibilité d’être évident en silence, d’être sous-entendu, et la prétendue positivité du monde sensible (…) s’avère justement comme un insaisissable, seule se voit finalement au sens plein la totalité où sont découpés les sensibles. »6

       Quelque chose, dans le cinéma de Pialat, fait en sorte que se produit une image nécessaire du sentiment, et que cette image rejoint son modèle dans une relation d’immédiateté. Il y a, dans ce singulier réalisme, une intensité, une réelle présence, comme un acquiescement spontané. La nervosité, la susceptibilité de ce cinéma en proie à ses personnages, à la recherche de cet instant de fuite dans le sentiment, c’est la vision de ce monde qui « va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. »7 L’ampleur de cette peinture des sentiments est celle du don, celle de la révélation ; elle déborde largement le monde de la signification. Le contenu émotionnel du cadre pialatien n’a pas de mesure. Il excède, entraîné par les mouvements « atmosphériques » des personnages, et paradoxalement il s’évanouit dans sa propre intériorité, n’offrant que sa surface à vif, que l’évidence de son statut élusif. Ce qui importe, c’est cette façon d’être dépassé (vers l’intérieur), cet évanouissement du sens à l’intérieur du sentiment… Evanouissement qui laisse en partage une impassibilité, une inaccessibilité qui est le début de notre lutte pour lire quelque chose dans le monde, et de notre joie quand un regard soutient le nôtre. Il y a quelque chose d’imperturbable dans l’autre qui fait toujours son effet, qui atteint directement ; c’est à cette imperturbabilité que réagit le cinéma de Pialat. C’est cette condition fondamentale du regard et de la rencontre de l’autre qui fait que l’histoire demeure si magnifiquement intime et refermée sur elle-même comme un secret, comme un jardin. Intermittence, force, latence, impossibilité ou spontanéité : le « réalisme » du cinéma de Pialat est formé par cette rythmique propre à la rencontre, à la co-existence de plusieurs solitudes. Ce qui semble atteint, c’est une énergie, plutôt qu’une « économie »; c’est ce « mystère qui est si terriblement concret. »8
      

Isabelle Laberge-Bélair pour www.maurice-pialat.net - novembre 2003 -
Critique de cinéma.


Notes :
1. D’après Martin Buber. La Vie en dialogue, Editions Montaigne, Paris, 1959, p. 60.
2. Vincent Van Gogh - Lettres à son frère Théo, Editions Grasset, Collection Cahiers rouges, Paris, 2002, p. 358.
3. Ibid..
4. Georges Steiner. Réelles présences - les arts du sens, Editions Gallimard, Paris, 1989.
5. D’après Jean Narboni. « Le mal est fait » in Cahiers du cinéma n°304, octobre 1979.
6. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Editions Gallimard, Collection Tel, Paris, 1964, p. 268.
7. Michel de Montaigne, Essais, Editions Gallimard, Collection Pléiade, Paris, 1956.
8. Georges Streiner, op. cit., p. 15.

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