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de Karim Landais
Entretien avec Alexandre Hébert
(Nantes, Bourse du Travail, le 7 avril 2004
.
)
Mes premiers rapports non formalisés avec les trotskystes datent de mon entrée aux Jeunesses
socialistes, c'est-à-dire en 1937. Je suis devenu pivertiste
1
, Gauche révolutionnaire, et cette Gauche
révolutionnaire était certainement pour une grande partie animée par des camarades trotskystes. Je me
rappelle par exemple d'un nommé Weiss, qui a fini stalinien, quoique ce ne soit sans doute pas un
exemple. C'était d'ailleurs un responsable parmi d'autres. Je dis ça parce qu'il y avait toute une aile
gauche - gauche révolutionnaire aux Jeunesses socialistes qui était très admirative des mœurs de la
social-démocratie allemande et autrichienne. A tel point que, je crois que c'est au congrès de Creil, un
défilé a été organisé. Nous avions des uniformes à l'époque: la chemise bleue, la cravate rouge et les trois
flèches SFIO qui s'opposaient à la faucille et au marteau des staliniens. Ils ont organisé un meeting, un
défilé incroyable: il y avait 5 000 personnes, paraît-il, qui marchaient, encadrés par des responsables qui
ne disaient pas «une deux, une deux», mais qui disaient «Front rouge, Front rouge». J'ai aussitôt quitté le
cortège. J'ai même enlevé mes insignes : c'était fini. J'ai dit : «Je ne vais pas quand même pas rester avec
des nazis.» Déjà à cette époque là : en 1936-37, j'avais 16-17 ans. C'est à ce moment que j'ai eu des
rapports avec des trotskystes et j'ai même reçu ou lu certains de leurs journaux. Je n'étais pas attiré
particulièrement par eux, ni d'ailleurs l'inverse.
Parce que eux avaient une existence ouverte: ils diffusaient les journaux de leur propre tendance. ?
Les trotskystes ont toujours pratiqué comme ça, et même les communistes : ils pratiquent l'entrisme
2
ouvertement, et dans les syndicats il n'y a pas de sous-marins. Tout comme moi, ils ne se cachent pas. La
différence c'est qu'eux sont plus portés sur les accords d'appareil à appareil : alors que je me suis investi
tout seul dans le syndicat. Je
n'ai pas demandé à qui que ce soit. Même à cette époque, j'étais en
désaccord avec beaucoup de gens, à commencer par les anarchistes et les trotskystes, qui étaient
partisans de l'unité au moment de la scission. Mes rapports officiels et organisés avec les trotskystes
datent des années 50 environ, de ma rencontre avec Pierre Lambert.
Et toi tu es déjà à la tête de l'union départementale Force Ouvrière ?
Je suis secrétaire d'union départementale depuis 1947. A la scission
3
. Il n'y avait personne : faute de
mieux ils m'ont pris ! A ce moment, je ne plaisantais pas : j'y croyais dur. J'étais pour l'action directe, pour les
grèves. Je n'étais pas loin de penser que conclure une grève par un compromis c'était une compromission.
J'étais sur une position assez gauchiste. C'est à ce moment qu'un ancien trotskyste, qui s'appelait Guy
Coignot, m'a dit : «Lambert voudrait te voir.»
Tu avais déjà entendu parler de lui ?
C'est lui qui m'en avait parlé. Il m'avait même dit : «Méfie-toi, il est sectaire.» Coignot était avec moi à ce
moment-là. Il n'a jamais été franchement anar, mais relativement proche, et c'était un esprit indépendant. Il
m'a donc présenté Lambert. [...] Je suis arrivé dans mon bureau - c'était une époque où on y trouvait
1
Partisan de Marceau Pivert. (Yc.)
2
Cette affirmation est inexacte, comme en témoignent à la fois l'histoire du PT et ses différentes infiltrations dans le PS, le PCF et la LCR ; celle des militants du PCI
de Pierre Frank dans l'UEC et le PCF, et aussi l'expérience des militants de l'actuelle Lutte ouvrière qui pendant des décennies étaient obligés de taire leur
appartenance politique pour ne pas être exclus de la CGT. Par contre, il est exact que la conception de Trotsky, dans les années 30, était d'entrer dans les partis
sociaux-démocrates, bannière déployée, et de créer des fractions ouvertes, apparaissant au grand jour (Y. C.).
3
Entre la CGT et Force Ouvrière (Y.c.).
beaucoup de jeunes - et le Pierrot [Lambert] était en train de faire un discours : il était à ma place, à mon
bureau, et il discourait. Je suis arrivé, je n'ai rien dit et j'ai écouté. Au bout d'un moment, Coignot lui a dit :
«Tu voulais parler à Hébert eh bien il est là.» Il a fait : «Ah bon ! » Et ma rencontre avec Lambert s'est
soldée sur un accord, sur la base de la «nécessité de reconstruire - alors on ne doutait de rien! - la Première
Internationale.» [...] On était sur l'orientation «surmonter la querelle entre Marx et Bakounine». En fait, ils
sont plus sectaires que nous, mais enfin il était sur cette orientation-là et on a passé un accord. Ça s'est
terminé à 1 heure du matin place du Commerce à Nantes et l'accord a duré tant bien que mal.
Vous n'étiez que tous les deux à ce moment-là ?
On n'était que tous les deux, et nous étions tous les deux avec un petit groupe. J'étais déjà avec un petit
groupe de copains. J'étais à la Fédération anarchiste. J'avais quand même des copains mais on n'était pas
nombreux. Eux non plus d'ailleurs ! Je ne suis même pas sûr que nous n'étions pas plus nombreux qu'eux,
étant donné qu'ils avaient subi des scissions à répétition. Mais ils avaient un mode de fonctionnement tout à
fait différent du nôtre, en ce sens qu'ils fonctionnaient comme un parti. La première fois qu'il m'a invité à son
Comité central, je suis sûr que tous les membres de son groupe étaient au Comité central, tous. Ils
fonctionnaient comme un vrai parti communiste : Comité central, Bureau politique. [...] C'était un groupe !
D'ailleurs, du temps de l'OCI, il y avait la formule : «le passage du groupe à l'organisation ». Mais on ne peut
nier qu'ils ont monté une organisation. Nous, non, pour des raisons théoriques, qui sont faciles à
comprendre : notre méthode de travail ne peut pas y aboutir. Nous n'aurons jamais 10000 militants, ou alors
on changera de nature : on ne serait plus des anarchistes. Cela ne veut pas dire que notre influence est
proportionnelle au nombre de militants ! La grande faiblesse de tous les partis politiques, c'est qu'il y a un
petit groupe qui dirige et tous les autres qui obéissent. Quand ils n'ont pas d'ordres, ils ne savent pas quoi
faire. [...] Il fallait qu'ils téléphonent à Lambert pour savoir ce qu'il fallait faire. Ça se passe comme ça : c'est
un parti avec une armée. [...] Jusqu'en 1968, mes rapports avec les trotskystes se résumaient à des rapports
personnels avec Lambert, bien que ce fût sur la base d'un accord politique. Mon souci était alors de
construire le syndicat, et j'avais besoin du militantisme des trotskystes. Ils avaient au moins cet avantage-là
sur beaucoup, c'est qu'ils se battent véritablement.
Les réformistes n'étaient pas très combatifs ?
[...] Non, les réformistes sont combatifs quand il y a des grèves, et il y a même des fois où ils se battent
même mieux que d'autres, mais entre deux grèves [...] ils payent difficilement leurs cotisations [...] et ils
n'aiment pas être trop embêtés. En réalité, ce sont des militants d'un autre type... et ils se méfient de tout ce
qui est théorique! Pour eux c'est de l'idéologie: le mot à la mode c'était pragmatisme. Cela voulait dire: «On
saisit ce qu'on peut saisir.» Ils ne remettaient en cause ni le système politique ni économique: ce qui leur
importait surtout, c'était les salaires et les conditions de Vie...
C'était plutôt corporatiste.
... corporatif ! Pas corporatiste ! Oui, c'était corporatif. Et j'ai toujours expliqué qu'en réalité, à partir du
moment où les individus prennent conscience qu'ils ont des intérêts particuliers et collectifs à défendre, ils
ont cessé sans le savoir d'être des réformistes. Ils construisent ce qu'on appelait autrefois une organisation
au caractère objectivement révolutionnaire, puisqu'elle est fondée sur l'idée qu'il y a des classes en
présence. Ce qui fait le mouvement révolutionnaire, ce n'est pas la croyance en la révolution, car cela relève
de la foi : c'est le fait qu'on pense que les sociétés ne sont pas immuables, que les hommes n'ont pas les
mêmes places dans les processus de production, ou même dans les processus décisionnels, comme tu dis,
et qui amènent qu'il y a des gens qui commandent et d'autres qui obéissent. Et les gens qui ont le pouvoir en
veulent toujours un peu plus: ils se prennent pour Dieu le père - il y a des multiples exemples historiques -
ce qui fait que les peuples, ou les travailleurs, sont appelés à réagir à un moment ou un autre.
Consciemment ou non, ils réagissent. C'est ça la lutte des classes. La lutte des classes c'est d'abord les
conditions matérielles, et il y a aussi le fait que des gens n'acceptent pas d'être subordonnés à qui que ce
soit. Alors sur ce terrain-là nous n'avions pas de grosses divergences... si tu mets de côté l'attitude vis-à-vis
de l'Etat, qui n'est quand même pas n'importe quoi. C'est une sorte de sacralisation de l'Etat, que les
trotskystes, ou même les communistes et les réformistes ont: la sacralisation de l'Etat, le souci du maintien
de l'ordre. Si tu supprimes ça, dans le combat quotidien on se bat tous de la même façon. Il n'y a pas deux
façons d'aller négocier les salaires: on essaie de tirer le maximum. Quand on dirige une grève, si on est
logique. Encore que je savais diriger une grève, quand beaucoup ne savaient pas ou ne voulaient pas le
faire. Une grève, ça obéit aussi à des règles : si tu veux gagner une grève, tu ne peux pas la diriger
n'importe comment. Il faut prendre un certain nombre de mesures qui peuvent conduire au succès, car sinon
c'est toi qui dérouille. Tout ceci fait que pendant une période d'une vingtaine d'années on a eu en quelque
sorte des rapports bilatéraux.
Tu dis que vos rapports ne passaient que par Lambert. C'est parce que les trotskystes n'étaient pas
du tout présents en Loire-Atlantique ?
Si, j'avais des rapports avec leurs copains ici. D'ailleurs, l'objectif que j'avais, c'était de piquer leurs mecs
pour les faire adhérer au syndicat ! Ils étaient à la CGT !
Ah, ils étaient à la CGT?
Ils étaient tous à la CGT ! Même les anarchistes.
Mais Lambert était déjà passé à Force Ouvrière, lui ?
Non, il dit ça maintenant, mais... Justement.. J'ai une lettre de Gauquelin. J'ai donné une interview à une
espèce d'empaqueté qui, semble-t-il, a utilisé mes propos pour une émission anti-Force Ouvrière. On me
demande si j'ai connu Irwing Brown. Oui, j'ai connu Irwing Brown. On me demande si l'histoire du fric c'était
vrai. Oui, les Américains filaient du pognon. Pour leurs raisons à eux. Et j'ai d'ailleurs précisé que les gens
qui ont fait la scission ne l'ont pas faite pour ça. Il n'empêche qu'Irwing Brown s'est baladé avec du pognon,
et il en a distribué. J'étais même scandalisé par la façon dont c'était fait. Donc je dis ce que je pense. [Roger]
Sandri
1
et [Pierre] Lambert m'accusent de dire que Force Ouvrière était vendue à la CIA. Je te signale que
Sandri et Lambert étaient à la CGT au moment de la scission, alors que je construisais Force Ouvrière. J'ai
entendu Lambert me dire un jour : «Je défends MON organisation syndicale», comme si Force Ouvrière
n'était pas aussi MON organisation syndicale, et un peu plus à moi qu'à lui quand même. Jusqu'à preuve du
contraire, moi, en 1947, j'étais avec les scissionnistes, et pas à rester à la CGT au nom de l'unité.
Il a adhéré en quelle année ?
C'est plus compliqué que ça. Je ne me rappelle plus en quelle année, mais il a été viré de la CGT. Ils ont
été presque tous exclus, comme trotskystes, voire hitléro-trotskystes. D'ailleurs, Lambert avait à l'époque
une technique qui me faisait lever le poil: quand tu étais viré, il fallait que tu fasses une campagne pour ta
réintégration. Et au bout de quelques mois ou années, si ces bons staliniens ne t'avaient pas réintégré,
comme tu ne pouvais pas rester inorganisé, tu passais à Force Ouvrière. Par contre, les staliniens avaient
fait une campagne «hitléro-trotskyste», dont ils ont été victimes eux, et «Force Ouvrière agent de la CIA»,
vendue aux Américains, au pape, à n'importe quoi. [...] Les staliniens étaient hégémoniques, à ce moment-
là. Hégémoniques. Je me souviens qu'au début de la scission, je suis sorti de la Bourse du travail et je suis
allé me balader dans un quartier de l'autre côté de la Loire. Là, j'ai regardé les affiches: tous les panneaux
d'affichage étaient monopolisés par le Parti communiste! PC, Femmes de France, Jeunesses communistes,
UJRF... Ils avaient du pognon, ils tenaient tout. C'est après qu'il y a eu des réactions du côté de la
bourgeoisie, du côté de la droite, voire de l'extrême droite. Nous, dans ce problème-là, on était pris en
tenailles: d'abord il y avait les gens de droite qui nous disaient : «Bravo les petits gars», ce qui n'était pas
gratifiant. A Force Ouvrière, tu as énormément de gens qui sont venus : c'était une pagaille incroyable: alors
on a remis de l'ordre dans tout ça et on a fait de vrais syndicats, avec les réformistes qui sont passés avec
nous, puisque certains, d'ailleurs nombreux, sont restés à la CGT.
C'est aussi pour ça que vous avez fait cet accord : parce que vous étiez deux groupes un peu
minoritaires?
Non, on a fait l'accord parce qu'on était conscients, nous, d'être l'expression de deux courants historiques,
traditionnels, de la classe, et qu'on était menacés dans notre existence par le manque de dynamisme - pour
1
Ancien numéro deux de Force Ouvrière
(Yc.).
(c’est le vrai nom d’Angelo Geddo, note de
Lutte de classe
)
être gentil - des réformistes et la haine des staliniens. Ils voulaient nous liquider: d'abord les trotskystes,
mais nous aussi. Aujourd'hui encore. Et aujourd'hui encore, chez les trotskystes, tu as des camarades pour
qui l'anarchiste c'est la petite bourgeoisie : «objectivement révolutionnaire», comme ils disaient à l'époque.
Mais Lambert a toujours surmonté ça, lui. Il faut lui rendre cette justice. Parce que Lambert est un mélange
de marxiste doctrinaire et de militant ouvrier. Ce n'est pas tout à fait le même prolétariat que le mien,
puisque sa mère était une Juive russe, ou ukrainienne, qui parlait à peine le français. Il a vécu sur la zone,
lui. [...] Alors que moi c'était le prolétariat rural. On était paysans, donc d'une certaine manière, même si,
nous, les jeunes, on n'en avait pas conscience nous étions aussi les héritiers d'une tradition. Une tradition
qui n'est pas tout à fait la même que les émigrés, les expatriés, les gens qui arrivent et qui se retrouvent
dans un autre milieu que le leur. Comme disent les gens aujourd'hui : on avait des racines, même s'il y avait
une cassure dans la mesure où les parents avaient plaqué le bled, les parents, les cousins et cousines, les
voisins, pour venir dans une banlieue. On s'est retrouvés là-dessus avec Lambert. Je dois dire qu'ils ont joué
un rôle positif dans l'organisation syndicale, avec leurs défauts et leurs qualités. Parce qu'ils se sont battus
pour essayer de donner un peu plus de combativité à Force Ouvrière qui en avait parfois bien besoin. Il faut
dire les choses comme elles sont. Ils ont aussi, grâce à leur militantisme, à leur dynamisme, réussi à faire de
Force Ouvrière ce qu'elle est, c'est-à-dire une organisation syndicale qui tienne la route et qui est, encore
aujourd'hui, l'expression et la continuation de la vieille CGT. Les trotskystes ont participé à ça. Même si ce
n'était pas tout à fait leur façon de voir les choses à l'origine : chez les trotskystes, il y a un peu de
guesdisme quand même. Bon, il y a eu des hauts des bas, des séparations. Christian Eyschen a fait
observer que, dans le bouquin que nous avons sorti, il y a un blanc : il y a une période où j'ai été viré par les
trotskystes, avec l'accord des camarades, qui étaient à l'époque sur un petit nuage rose.
Viré de la direction ?
Pas du syndicat ! Non, j'ai été exclu de l'Union des anarcho-syndicalistes, et mes rapports avec les
trotskystes ont été rompus. Et on a lancé une campagne contre moi. Pour une fois que je faisais de
l'électoralisme, ça ne m'a pas porté chance ! J'avais facilité l'élection d'André Morice
1
parce que je ne voulais
pas que ce soit un RPR. Aujourd'hui je serais plus nuancé, mais à l'époque j'étais victime de la propagande :
pour moi le RPR c'était fasciste. En fait c'était une bêtise : le RPR est bonapartiste, ce n'est pas tout à fait
pareil. A l'époque je ne faisais pas trop la différence entre le bonapartisme et le fascisme [...]
Tu m'as dit tout à l'heure que tu avais été invité au Comité central de...
...oui, du Parti communiste internationaliste, ou je ne sais pas comment ça s'appelait à l'époque. Il y avait
un toubib qui s'appelait Marcel Bleibtreu
2
: le Bleibtreu en question c'était un tout petit bonhomme... Je suis
arrivé dans leur local, un local où il fallait monter sept étages sordides. [...] Ils appelaient ça « le théâtre », je
crois.
Ils étaient rue du Faubourg-du-Temple ?
Je ne sais pas si c'était rue du Faubourg du Temple, parce que je ne mémorise pas ces choses-là, mais
c'était une espèce de local sordide. Et tu avais une table, dans le fond, avec les militants. On était 20,25, on
était assis. J'étais à côté d'une copine, qui vit encore, qui s'appelait A.C., et qui était la copine de Lambert.
J'ai entendu Marcel Bleibtreu faire un discours, je me suis tourné vers A.C. et je lui ai dit : «Dis-donc, il se
prend pour Lénine celui-là.» C'est ce qui m'avait frappé : par exemple, j'ai du mal à parler de comité fédéral,
je dis « groupe », alors qu'eux fonctionnaient comme un parti, même si c'était un groupe.
C'était très formalisé, c'est ça ?
Ah oui ! La cellule.
1
André Morice (1900-1990) : député radical, sous-secrétaire d'Etat, puis ministre dans plusieurs gouvernements de la Quatrième République. En 1957, il contribue à
construire un barrage électrifié et miné (la «ligne Morice ») qui sépare l'Algérie des pays voisins et doit servir à empêcher des «infiltrations» de l'Armée de libération
nationale, en clair des partisans de l'indépendance algérienne. Partisan de l'Algérie française, maire de Nantes de 1965 à 1977 à la tête d'une municipalité qui va des
indépendants (droite) à la SFIO.
(Yc.)
2
Marcel Bleibtreu ayant été exclu par Lambert en 1955, cette réunion a dû se passer entre 1953 et 1955
(Yc.).
En quelle année as-tu invité: dans les années 50 encore ?
Oui, au début des années 50. Mais j'étais vraiment invité : et exceptionnellement.
Pour quelle raison ? Parce que les contacts épisodiques ne suffisaient plus ?
Non, c'était parce que, dans le cadre de nos contacts, et dans le cadre de notre action commune malgré
tout, Lambert un jour a dit : «Il faut l'inviter au Comité central.» Je n'y suis pas allé souvent, à l'époque : une
fois ou deux peut-être. Peut-être qu'ils ne se réunissaient pas souvent non plus, je n'en sais rien, je n'ai pas
été vérifier. En revanche, ils avaient des cellules. Ils signaient «les cellules de Nantes » : je savais qu'ils
étaient quatre ou cinq. Mon copain Coignot, qui avait été trotskyste, m'avait dit : «Alexandre, je vais
t'expliquer comment ça fonctionne, toi tu ne connais pas bien ça.» Il avait de l'humour, le bonhomme: «ça
fonctionne sur le principe du centralisme démocratique, et nous sommes un parti international. Donc, dans le
centralisme démocratique, celui qui a le pouvoir de décision, c'est l'Internationale. L'internationale prend une
décision : ça revient dans les sections nationales, là, la décision majoritaire au plan international est
minoritaire nationalement. Tu me suis ? Donc les minoritaires virent les majoritaires. Parce que le
centralisme démocratique, ils l'appliquent. Dans ma cellule à moi on était trois, il se trouvait qu'il y avait deux
minoritaires internationalement - sur trois, donc le troisième a viré les deux autres.» Voilà ce qu'il disait.
Mais je me demande s'il ne caricaturait pas un peu. Mais il y a un peu de ça. Il y a un peu de ça parce que
c'est très autoritaire. A l'origine, la bagarre entre Bakounine et Marx, c'était entre les autoritaires et les
libertaires: et les héritiers de Karl Marx, ou du moins ceux que je connais, se rapprochaient un peu d'une
armée, avec de la discipline. Tu as le droit de penser ce que tu veux, et tu peux même dire des choses, [...],
mais pas publiquement, et tu dois appliquer. Je vois des camarades trotskystes, par exemple, à Nantes. Je
connais une copine, je ne te dirai pas son nom, qui en a marre. Des positions : elle n'est pas d'accord, elle
est d'accord avec moi. Mais elle applique: elle en rajoute, même! Elle se lève à 5 heures du matin pour
distribuer des tracts. [...] A part ça, je suis en total désaccord avec les autres versions trotskystes : surtout la
LCR, et même Lutte ouvrière. Lutte ouvrière j'ai du mal à les comprendre. La LCR je comprends bien : c'est
l'aile gauche du Parti communiste. [...]
Tu me parlais de ton invitation au Comité central dans les années 50. Tu disais que tu y as été invité une
ou deux fois. Ils ont commencé à t'inviter plus régulièrement par la suite ?
Après, beaucoup après ! Après 1968 ! En 1968 j'étais d'accord avec Lambert. Je me suis aperçu de ça à
distance. Comme moi il n'a pas beaucoup cédé [...] mais comme on n'avait pas de liens organiques, on était
isolé l'un et l'autre. Lui, y compris avec ses militants ! Avec les trotskystes ici, et les anars. J'ai compris que
j'aurais intérêt à formaliser un peu plus mes rapports avec eux. J'ai dit à Lambert : «Il faudrait qu'on se voie
plus souvent.» Il m'a dit : «Tu viens quand tu veux, tu es invité.» Ça s'est passé comme ça. [...] Pourtant,
pendant toute une période en 1968, j'ai tenu la route, mais il est arrivé un moment où, à la fin, c'était la
pagaille [...]
Tu dis donc qu'en 1968, ou après 1968, tu t'es un peu rabiboché avec Lambert, et que le Comité central
était pour toi un moyen de formaliser un peu plus les contacts.
Oui, j'étais invité de temps en temps au Comité central.
Tu n'étais pas un invité systématique: uniquement de temps en temps ?
Oui [...] Je pouvais y aller. Ils m'autorisaient à aller à leur truc, surtout au Bureau politique.
Ah, tu allais au Bureau politique aussi ?
C'était surtout le Bureau politique. J'allais là parce que je préférais : on était moins nombreux au Bureau
politique, à l'époque, donc on pouvait discuter. Au Comité central on ne pouvait pas discuter.
C'était devenu une organisation, tout au moins un groupe beaucoup plus développé.
Ah c'était déjà une organisation. Ça commençait à l'être. Il y avait 2-3000 militants.
Tu étais vraiment dans les arcanes du pouvoir. C'était un gros privilège qu'on te donnait là !
Ah oui! Moi j'ai été longtemps considéré comme un compagnon de route. Même Lambert disait toujours
que j'avais contribué à construire le parti. Pour Lambert. [...] Il y a une chose qui me heurtait, c'était la
campagne stalinienne «hitléro-trotskyste». [...] D'autant que les réformistes étaient hostiles aux trotskystes.
J'ai toujours dit : «Je ne vois pas pourquoi, ils ne sont pas pires que d'autres. [...] En tout cas ils sont fidèles,
ils se battent, et on a besoin d'eux pour construire l'organisation. On a besoin de tout le monde : sinon on va
faire quoi ? Une secte anarchiste ou réformiste ? » - et plus facilement réformiste qu'anarchiste, entre
parenthèses. Donc petit à petit, je les ai introduits... et notamment Lambert, je l'ai introduit. [...] Par ailleurs ils
avaient tous de bons rapports individuels, il ne faut pas se tromper ; mais moi ostensiblement je me suis
affiché avec eux, comme je me suis affiché avec [Marc] Blondel
1
qui, lui, n'est pas trotskyste. Mais qui était
aussi tricard à un moment donné. Lambert sait que j'ai fait ça. Il avait même une formule qui disait : «On est
les exilés de notre propre classe.» Ce qui est vrai [...] : les staliniens avaient réussi à les marginaliser.
Parfois même à les flinguer. Alors j'ai bloqué avec eux, parce que je n'acceptais pas ça. Je n'ai jamais
accepté ça. Il y avait aussi une arrière-pensée : j'avais besoin de militants qui se battent. Qui sont capables
de se lever le matin pour distribuer des tracts par exemple. Ce que les réformistes font difficilement.
Ta présence au Comité central, voulait-elle également dire que leur intervention dans Force Ouvrière était
devenue prédominante dans l'organisation ?
Ah non !
Parce que tu assistais à toute la réunion...
Oui : quand j'étais invité j'assistais à toute la réunion, aux problèmes qu'ils avaient à l'époque. Des
problèmes politiques - un peu ce qu'on fait nous, mais à leur façon à eux. Aujourd'hui, ils discutent par
exemple, comme nous, de l'Europe. Et comment on fait par rapport au congrès confédéral, par rapport à
l'attitude du Parti socialiste ou du Parti communiste, ATTAC, la CES
2
: ces problèmes-là, il n'y a pas de
secret.
Ils te donnaient la possibilité de savoir ce qui se passait chez eux.
Ah oui ! Ce qu'ils m'ont apporté - et c'était encore vrai [...] il n'y a pas longtemps -, du fait qu'ils avaient des
militants partout, c'est des renseignements de première main sur ce qui se passait.
Tu étais même au courant avant les militants de base !
[...] On savait exactement ce qui s'était dit, ce qui s'était fait. Et ce n'est pas tout à fait ce qui s'écrit dans
les journaux. Ceux qui croient qu'ils connaissent la vérité par les journaux se trompent lourdement. [.,.] Ils
me disaient tout, enfin, non, pas tout. D'ailleurs, Cambadélis l'a écrit, ça. Mais enfin, dans l'ensemble c'était
correct. Je ne leur demandais pas tout non plus.
Tu participais à toutes les discussions ou uniquement celles qui concernaient Force Ouvrière ?
A toutes les discussions. J'ai même parfois pris position contre leur majorité à eux. Je disais ce que je
pensais. Je le disais de façon courtoise, bien entendu.
Ils tenaient compte de ton vote ?
Ils en ont tenu compte longtemps. Aussi longtemps que j'étais dans l'appareil, ils en ont tenu compte. Et
maintenant c'est Patrick Hébert
3
.
1
Marc Blondel, secrétaire général de Force ouvrière de 1989 à 2004.
(Y. C.).
2
Confédération européenne des syndicats (Y.c.).
3
Fils d'Alexandre Hébert, qui a pris sa place à la tête de l'Union départementale FO de Loire-Atlantique! (Y.c.)
Ah oui, tout dépendait de ton poids dans Force Ouvrière.
Tu sais, je dis souvent ça : on croit être quelqu'un mais on est quelque chose. T'es secrétaire d'union
départementale, t'as le bureau à Patrick plus loin. [...] Et il y a le bureau de militant. Symboliquement c'est
différent. Pour Lambert, même s'il a de l'amitié pour moi [...], Patrick pèse évidemment plus lourd que moi,
maintenant. Puisque lui est secrétaire d'union départementale. [...] Et je ne suis pas d'accord, souvent, sur le
plan syndical, avec Patrick qui est trotskyste. [...]
Lambert disait que tu avais contribué à renforcer leur parti, mais il te donnait aussi la possibilité
d'influencer les décisions des instances dirigeantes ?
Oui, c'est vrai.
Donc par moments tu as pu faire basculer l'organisation... ?
Oui, j'ai même fait basculer à un moment lorsqu'ils étaient moins nombreux, par exemple sur un vote
contre le rapport moral de la FEN [Fédération de l'Education nationale]. Je crois me rappeler que c'est ma
position à moi qui avait été adoptée. J'ai toujours été anti-FEN. Toujours. Lambert était content, lui. C'était
même lui qui avait fait la fameuse résolution Bonissel-Valliere, pour le maintien de l'unité des enseignants.
[…] Et même pourtant le Front unique, si j'ai bien compris ce que disaient les bolcheviks à l'époque, les
trotskystes, le Front Unique c'était le front de la classe, pas le front des organisations. Parce que tu avais le
Front commun, le Front popu, parlementaire. Moi j'ai connu ça. Alors aujourd'hui «Front unique, Front unique
...» Parce qu'il y a un côté incantatoire chez les trotskystes. Ils révisent leur missel. Ce que Trotsky a dit...
Quand ils polémiquent entre eux, c'est celui qui aura la meilleure citation de Trotsky. […] Par exemple :
«Qu'est-ce qu'on va faire par rapport à l'Europe ?» On peut prendre cet exemple-là. Il leur faut essayer de
trouver chez Trotsky une citation qui dise «Il faut aller à la CES», par exemple, ou «Il ne faut pas y aller.»
Alors, il y a une citation de Lénine, je crois, qui avait dit : «Partout, même à la cour du tsar.» Avec cette
formule-là tu fais n'importe quoi ! […] Je ne suis pas d'accord ...
Par rapport à ton parcours dans les Jeunesses socialistes, tu voyais une différence avec le
fonctionnement du PCI ?
Ah oui, tout à fait ! Ah oui, alors là : rien à voir. [...] La vieille SFIO, la Section française de l'Internationale
ouvrière, socialiste à l'époque où je suis entré, et les Jeunesses socialistes, qui étaient les jeunesses de la
SFIO, étaient fondées sur le fédéralisme. Tu avais les sections : tu adhérais à une section. Les sections
étaient fédérées au plan départemental : une fédération départementale, avec un bureau, etc., un peu
comme le syndicat. Et ensuite fédérées au plan national, et chapeautées par le parti quand même. Mais ça
n'avait rien à voir avec le bolchévisme, le léninisme: rien à voir. [...] Il y avait des tendances ! Quand je suis
entré, moi, il y avait trois tendances. Il y en avait trois. Tu avais Zyromski, stalinien. Tu avais Paul Faure et
Léon Blum, c'étaient les majoritaires. Et tu avais Marceau Pivert, la gauche. Mais c'était trois tendances
organisées, avec leurs journaux, et ça s'affrontait dans les congrès. Ah non, ça n'avait rien à voir !
Même à l'extérieur ils avaient une existence publique ?
Bien sûr ! On avait nos journaux. Notre expression publique. Il n'y avait pas de discipline au sens parti
communiste, que ce soit trotskyste ou stalinien. Il n'y avait pas le centralisme démocratique. Est-ce que tu
connais le principe du centralisme démocratique ?
Liberté dans la discussion et unicité dans l'action ?
C'est plus compliqué que ça. L'idée est la suivante: le parti est composé de cellules, qui sont regroupées
au plan régional ou local, puis national. Donc, en principe, le congrès du parti, c'est le congrès des cellules.
Cependant tu n'as pas de mandat impératif. Quand tu vas au congrès, tu représentes l'ensemble du parti. Tu
ne représentes pas une tendance, ni même ta pomme, ni même ta section. Evidemment, il y a des votes : il
y a discussion, vote, etc., et ensuite on élit le Comité central, lequel Comité central élit le Bureau politique.
Entre deux congrès, ce sont théoriquement ces deux instances-là qui ont le pouvoir. Et les cellules doivent
appliquer ce qui est décidé par le Comité central et le Bureau politique. Et in fine par le secrétaire général.
Lambert n'a jamais voulu se faire appeler secrétaire général: on ne l'appelait pas le secrétaire général mais il
en avait les fonctions. Donc le système est: le parti est un tout. C'est une communauté. Et une fois que la
communauté a nommé son responsable, les autres doivent obéir. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas
discussion dans leurs cellules, dans leurs sections [...], dans leur organisation, mais une fois qu'une décision
est prise, on [met tout en œuvre] pour l'appliquer. Et récemment - à l'époque j'étais encore persona grata -,
lorsqu'il y a eu le fameux congrès des services publics et de santé, où certains avaient décidé de voter le
rapport moral qui est de la propagande pour la mondialisation et l'Europe, le Bureau politique, à ma
demande, a dit : «Non, ça ne marche pas.» Ils ont désigné une délégation dont je faisais partie. Avec Dan
Moutot, Shapira et ma pomme. [...] Je suis arrivé en réunion de fraction. Et là il y avait bagarre. Ils n'étaient
pas d'accord. [...] D'abord, Dan Moutot [...] a commencé par dire : «Nous sommes tous des communistes.»
J'ai dit : «Sauf moi!» [...] Après on m'a expliqué que ça voulait dire : «Il faut appliquer.» Les militants ne
voulaient pas - ils ne l'ont d'ailleurs pas fait - alors on a eu une discussion. [...] J'avais dit au Bureau
politique: «Je ne veux pas appliquer le centralisme démocratique. Les militants voteront en fonction du
mandat qu'ils ont reçu, ou à défaut en fonction de leur propre vision des choses.»
Tu m'as dit que c'était une réunion de fraction ?
D'abord le bureau du Bureau politique, à ma demande, prend une décision. Le congrès avait lieu à Tours.
Deuxièmement, il dit : «Il faut envoyer quelqu'un» - sur ma proposition je crois bien d'ailleurs - pour
convaincre les trotskystes de ne pas voter le rapport moral. En tout cas de ne pas le voter intégralement. Et
on est arrivés. Il y avait du monde : une quinzaine-vingtaine. C'était une grosse fédé. Les militants étaient
tous décidés à voter le rapport moral. Au prétexte qu'il ne fallait pas perdre les positions qu'on avait dans la
fédé. [...] Nonobstant une décision du Bureau politique. Lambert m'avait appuyé, donc ils avaient tous suivi.
Le Bureau politique avait dit : «Non, il faut leur demander de ne pas faire ça.» Les militants se sont battus:
«Non, on continuera.» Alors je leur dis : «Ecoutez, on est bien d'accord ?! Je ne suis pas venu ici pour faire
appliquer le centralisme démocratique! Nous avons eu une discussion avec les camarades au Bureau
politique. Moi j'ai défendu cette thèse-là, les copains ont semblé d'accord avec moi. Et je persiste et signe : il
n'est pas possible qu'on puisse voter un texte comme ça. Mais la discussion est ouverte, et si vous avez un
mandat de le voter, vous le voterez. Si vous n'avez pas de mandat, vous ferez selon ce que vous estimez
devoir faire. Mais nous on est là pour vous expliquer pourquoi il est dangereux de voter un tel rapport.» On
n'a pas été entendus. Et après j'ai appris que Patrick Hébert était d'accord avec eux. Tout ça au nom de la
realpolitik : «On s'en fout... rapport moral... pas d'importance.» Malgré tout, un certain nombre de trotskystes
ont été convaincus : ils n'ont pas appliqué, ils ont été convaincus. Ils se sont battus au congrès. Bénéfice
net: c'est le secrétaire fédéral qui a sauté. [...]
Et toi, en fraction, tu intervenais en tant que quoi ?
En tant que mandaté par le Bureau politique. Oui. Ils savaient bien que je n'étais pas trotskyste. Ils
savaient bien qui je suis.
Beaucoup d'anciens militants disent que tu étais un membre clandestin. Tu n'étais pas clandestin, alors ?
Non, absolument pas.
Là, ce sont bien des militants de base que tu es allé rencontrer ?
Bien sûr, c'était des militants de tous les syndicats.
Donc en tant que mandaté par le Bureau politique, tu avais vraiment une existence officielle ?
Bien sûr. Les trotskystes savaient bien que je fréquentais le 87 [rue du Faubourg-Saint-Denis
1
], que j'allais
aux réunions, et ils savaient bien qui j'étais. Et s'ils n'étaient pas sûrs, je suppose qu'on leur a quand même
expliqué. Parce que [...] même quand j'étais accueilli chaleureusement au 87, il y a eu des désaccords
profonds, et par rapport notamment à la CES. Ça s'est encore manifesté au dernier congrès. On n'a pas eu
la même façon de travailler, si j'ose dire. En apparence il y avait un accord. Dans les faits, non.
1
Siège de
l’OC
I-PCI puis du PT (Y.c.)
Il n'y avait même pas un peu de discrétion ? Par exemple : «Alexandre, tu es là en tant qu'invité
permanent mais...» ?
Même pas.
Par exemple, dans les procès-verbaux du Bureau politique ou du Comité central: on mettait aussi ton
nom?
Il n'y a pas de PV. En tout cas je ne l'ai jamais vu. De plus, j'avais un pseudo ! J'en ai eu deux. Quand je
suis arrivé on m'a dit : «Toi tu t'appelleras Ernest.» «Ah bon ?» Ils ont tous des pseudos. C'est un vieux truc
bolchevik, ça.
Et tu en as choisi un deuxième, finalement ?
Non, je ne sais pas ce qui s'est passé : j'ai dû être viré à un moment donné, et quand je suis revenu ils
m'avaient changé de pseudo. On m'a dit : «Bon tu t'appelleras Armand.» Ce qui fait que ceux qui ont
dénoncé ma participation, qui l'ont rendu publique - ça se savait, mais enfin ce n'était pas officiel - ont dit:
«Hébert, on l'appelait Armand.» Alors, il y a eu des contradictions parce que, comme ça se situe à deux
périodes différentes, moi j'ai dit : «Ils mentent, la preuve : ils m'appellent Alexandre, mais ils ne m'appellent
ni Ernest ni Armand.» Théoriquement, j'avais un pseudo comme tout le monde. C'est normal quand on se
réunit dans un milieu censé être illégal, qu'on ne souhaite pas que les gens sachent ce que tu fabriques là-
dedans. Enfin, il arrivait qu'ils m'appellent Ernest mais généralement ils m'appelaient Alex. On m'a accusé
d'être trotskyste. Si le fait de fréquenter le PCI ça fait un trotskyste, alors là on peut m'accuser d'être
trotskyste, mais si on examine quelle a été ma ligne politique pendant plus de 50 ans - ce que j'ai écrit, ce
que j'ai dit, ce que j'ai fait - j'ai été parfois en désaccord avec les trotskystes.
Un exemple : il y a une vingtaine d'années à peu près. Maurice Joyeux
1
, qui jouait à gauche, a parlé des
fauteuils dorés des secrétaires d'union départementale - tu vois le genre. Alors on prépare le congrès. A
l'époque on faisait des réunions de tendances, tu vois. Avec des trotskystes et avec quelques anars. Et
quelques réformistes de gauche. Et Joyeux... Alors, on commence par se réunir avec des anars. On se
réunit, et Maurice Joyeux fait sa démago habituelle. Je lui dis : «Tu as raison, Maurice. Tu as raison. Il est
grand temps qu'on se distingue. On ne l'a pas fait depuis longtemps, il faut qu'on le fasse. Je vous propose
qu'on présente une résolution à quelques-uns, une résolution minoritaire, et que notamment on relance
l'idée des comités de grève élus.» Maurice n'a pas osé dire non. «Si vous voulez je ferai la résolution.» Je
prépare donc un projet de résolution. Avant le congrès. Et au congrès, trois résolutions s'affrontent. La
mienne, celle des socialistes de gauche - des militants de Lyon - et celle de la majorité. La majorité étant
d'ailleurs assez largement d'accord avec nous. On arrive au congrès, et Pierrot me dit : «Ecoute Alexandre,
on va se partager, toi tu vas à ton truc, là, et puis je vais avec Lerda, avec les majos.» Je lui dis : «Ecoute
Pierrot, quand même, ça fait des années qu'on se bat ensemble. C'est incompréhensible, ça.» [...] Ils ne
veulent pas se trouver isolés. [...] Moi ça ne m'a jamais empêché de dormir, ça : j'ai été souvent isolé. Cela
dit, dans mon union départementale, ils pouvaient difficilement me virer. Au début oui, j'ai failli être viré. Mais
après, les militants, comme je défendais bien leurs intérêts, ils ne votent pas pour moi à cause de mes
idées: ne t'imagine surtout pas ça. Ils votaient pour moi parce que je me débrouillais bien, que je savais
diriger une grève, que je me battais. De fait, ils se reconnaissaient en moi. Mais pas parce que j'étais un
anarchiste. Même si j'ai toujours dit que j'étais un anar. Pas un anarchiste-communiste. Je suis un
anarchiste individualiste. Ça a toujours été comme ça. C'est ma formation. Je pense qu'elle est bonne, en
plus. Et je n'ai pas changé, tu vois bien : je continue. Quant à
L'Anarcho-Syndicaliste,
Lambert voulait me le
tirer. Je lui ai dit : «Je te remercie, je vais me débrouiller.» Je préfère mon petit quatre -pages à un grand
journal qui serait censuré, contrôlé. Et je ne dois rien à personne. [...]
Tu parlais de la différence de fonctionnement entre la SFIO et le Parti communiste internationaliste. Est-ce
que le déroulement des réunions était aussi différent ?
Tout à fait différent. Dans les réunions de la SFIO, ou des Jeunesses (j'étais trop jeune pour être au parti),
les gens discutaient dans la section de la politique du parti! Ils ne se gênaient pas pour dire qu'ils n'étaient
1
Maurice Joyeux (1910-1991) dirigeant de la Fédération anarchiste. (Y. C.).
pas d'accord. Mieux : dans le mouvement syndical après la guerre, jusqu'à la Cinquième République, les
socialistes, par exemple quand Ramadier était ministre des Finances, ne se gênaient pas pour condamner
sa politique! Aujourd'hui c'est fini. Si tu es au Parti socialiste, tu ne condamnes pas sa politique. [... ]
Et ce n'était pas comme ça dans le PCI ?
D'abord, le PCI n'était pas au pouvoir: ça relativise quand même. Non, dans le Parti communiste
internationaliste, en tout cas dans les instances auxquelles j'ai participé, quand Lambert dit quelque chose
les militants ne s'affrontent pas.
Parce qu'il a un statut à part ? Ça a toujours été comme ça ?
Non, il y a eu des moments où ça se terminait parfois par des exclusions ou par des départs. C'est
contraire à leur conception. On peut appeler ça « le mythe de l'unité ». Et Lambert a toujours peur de la
crise. Ça c'est sa jeunesse : il y a eu beaucoup de crises. Ils étaient trois, ils se séparaient en deux. Quand il
a monté son bidule, lui, il essayait toujours d'éviter ça. Il ne voulait pas ouvrir une crise. Donc il évitait
souvent de discuter sur le fond. Il prend une décision et on ne discute pas, même si tu as le droit de penser
ce que tu veux. En tout cas c'est comme ça que je l'interprète : peut-être que je me trompe [...]
Et au PCI il n'y a jamais eu de tendances ?
Jamais.
Du moins de manière formelle, parce que je suppose...
Il y a eu ce qu'ils appellent, dans leur jargon à eux, des cliques, ou des fractions. La fraction est autorisée,
mais il faut qu'elle soit déclarée. Il n'yen a pas. Personne n'ose faire ça. La clique n'est pas déclarée: par
exemple, Cambadélis avait monté une clique.
Il s'était même plutôt bien débrouillé.
Oui, mais enfin il a eu des complicités quand même. Il a eu des complaisances, disons. Ils ne pensaient
pas qu'il ferait ça. Mais, tu sais, Cambadélis, j'étais là quand il est parti : il pensait qu'il aurait l'accord du
parti.
Pour aller au Parti socialiste ?
Oui. Il pensait ça. Il pensait, lui, que les 400 militants qu'il avait avec lui, qu'il avait structurés, pouvaient
rester à la fois au PCI et puis entrer au Parti socialiste pour faire une tendance gauche révolutionnaire, dont
Mitterrand avait besoin. J'étais là quand il a fait son texte, c'était la veille d'un de leurs congrès. Je n'ai
jamais participé à un congrès, je n'ai jamais été invité : d'autres ont été invités mais pas moi. Ils ont sans
doute eu peur que je l'ouvre. J'ai été invité à d'autres instances mais jamais aux congrès, pas plus à ceux du
CCI qu'à ceux du Parti des travailleurs. J'ai été invité la dernière fois à ce qu'ils appellent le plénum.
Qu'est-ce que c'est, le plénum ?
C'est une espèce de comité général, comme dans les syndicats : un comité national. C'est-à-dire les
représentants des différentes régions qui viennent. Pas les représentants, les militants. Il y a environ 150 à
200 mecs, quoi. Comme il y avait une bagarre, Lambert avait besoin de moi, donc il m'a fait venir. Il m'avait
même dit : «Tu diras ce que tu veux» ! Alors j'ai dit ce que je voulais. J'étais effectivement en désaccord
avec toute une fraction des trotskystes qui étaient là.
Et ces fractions, ça se passait plutôt bien, ou il y avait toujours le risque qu'elles se fassent exclure ?
Autrefois, c'était le risque de se faire exclure : il y a encore 20 ans ou 25 ans. Maintenant, non. A mon avis
ils n'excluent pas facilement maintenant. Ça s'est humanisé si j'ose dire: ils ne peuvent plus.
Dans le cadre du Courant communiste internationaliste tu veux dire ?
Dans le cadre du CCI, oui. Le Parti des travailleurs, non : le Parti des travailleurs c'est rien. [...] C'est une
façade tout à fait artificielle. Je ne dis pas qu'il n'ait pas essayé, Lambert. Je pense qu'il a essayé, mais ils ne
peuvent pas. Avec leurs méthodes ils ne peuvent pas ! On a monté à Nantes un Comité pour l'unité de la
République, anti-européen. Ils trouvent le moyen de convoquer une réunion par le Comité et de faire venir le
secrétaire général du Parti des travailleurs ! Les gens qui ne sont pas trotskystes s'exclament : «On est
manipulés.» Mais les trotskystes ne comprennent même pas ! Ils disent : «C'est anti-parti» ! «C'est anti-Parti
des travailleurs.» [...]
Et à propos du courant anarcho-syndicaliste, lors de la constitution du Parti des travailleurs, je suppose
que tu étais contre ?
Non, j'ai dit : «Vous avez le droit d'avoir un courant anarcho-syndicaliste.» Personne n'a le monopole.
C'est ma conception, ça.
Mais dans ton esprit ça devait être des gens de ton groupe quand même ?
Il y avait quelqu'un du groupe - c'est Maïté en réalité - qui y est allée. Mais ça aurait pu être un autre.
Quelqu'un que je ne connaissais pas. Comme ils voulaient avoir quelqu'un de représentatif du groupe, du
courant, ils ont demandé à Maïté. Elle n'y va plus. [...] Mais en revanche, elle n'était pas là en tant qu'Union
des anarcho-syndicalistes, elle était là en tant qu'individu.
Pour toi, c'était donc aussi une autre manière de formaliser des discussions ?
C'était surtout une fleur qu'on leur faisait. Ils voulaient avoir un courant anarcho-syndicaliste, un courant
socialiste, un courant communiste. En plus, il y a un courant CCI et il y a un courant communiste. Alors
j'avais dit : «ça c'est l'amicale des anciens staliniens.» Ce n'était pas sérieux. Alors le courant anarcho-
syndicaliste, il n'y en a pas plus que le courant socialo. [...]
Tu n'avais pas peur que vous soyez utilisés au service d'une politique que vous ne cautionniez pas ?
Non. Ils ne pouvaient pas parce que ce n'était pas l'Union des anarcho-syndicalistes. Si ça avait été
l'Union des anarcho-syndicalistes ça aurait été autre chose. Par exemple, l'Union des anarcho-syndicalistes
a adhéré à l'Entente internationale [des travailleurs et des peuples]
1
: là, c'était autre chose, j'étais d'accord.
Mais l'UAS en tant que telle n'est pas partie prenante du Parti des travailleurs [...]
Pour reparler du Parti socialiste, justement: à propos du travail dans le Parti socialiste, que Cambadélis
voulait refaire à un moment donné, personne n'était au courant au Bureau politique ?
Non. On savait que Cambadélis, dans le cadre de l'UNEF, avait un accord avec le Parti socialiste. [...] On
n'en parlait pas.
Et à propos de l'affaire Jospin...
Moi j'ai connu Jospin. Je l'ai vu deux fois ou trois fois. Mais très peu. Non, Jospin, lui, était en fraction. Il
faut que tu comprennes que c'est différent. La fraction, tu n'es pas connu: tu es un sous-marin. L'accord
politique dans le cadre d'une organisation, c'est connu: l'ennui c'est qu'ils ont cru qu'ils allaient manipuler
Mitterrand. Mais d'une part Mitterrand n'est pas n'importe qui, et d'autre part il avait l'appareil d'Etat. […] Il
fallait être naïf pour croire ça. Mais je n'ai jamais considéré Jospin comme un traître. Encore aujourd'hui. Je
suppose qu'il a pensé qu'il pourrait être utile. D'ailleurs, il ne s'est pas trop mal conduit : quand on l'a accusé
d'être trotskyste il a commencé par nier - ça lui était difficile d'apparaître comme un sous-marin - et après il a
1
Internationale fictive dirigée par le Parti des travailleurs et qui prétend s'inspirer de la Première Internationale où cohabitaient tous les courants du mouvement
ouvrier. La différence qu'établit Alexandre Hébert entre l'appartenance de l'UAS au PT et celle à l'EIT est pour le moins étonnante. En effet Daniel Gluckstein est à la
fois secrétaire général du PT, dirigeant du CCI et « coordinateur » de l'EIT, dont le siège est le même que celui des deux organisations précitées !
(Y.c.).
été obligé d'avouer. Quand il a avoué, il n'a pas craché dans la soupe : il n'a pas dit «C'est des sales cons.»
Il a dit : «Je leur dois beaucoup.» Je trouve que c'est pas mal, ça. J'ai connu des anciens anars qui se
conduisaient mal. Enfin, c'était un énarque. Quand tu as été dressé à l'Ecole nationale d'administration tu
n'as pas été dressé pour faire la révolution. On ne forme pas des révolutionnaires à l'ENA. [...]
Ce travail de fraction, il était plutôt cloisonné ?
Oui, mais je n'ai jamais cherché à en savoir plus, d'autant que je n'étais pas d'accord.
Mais de toute façon on n'en parlait pas ?
Non, on n'en parlait pas, mais on aurait pu en parler en particulier.
Oui : tu étais au courant.
Oui. [Il n'y a pas que moi à savoir ce qui se disait]. Je ne m'intéressais pas parce que, comme je n'étais
pas d'accord, et que je ne voulais pas me disputer avec Lambert là-dessus. Tu ne peux pas te permettre,
lorsque tu as un accord avec un organisme qui n'est pas le tien. A mon avis, en tout cas c'est ma parole à
moi, il y a des choses qu'on ne peut pas se permettre. On peut dire des choses, quand on les pense, mais,
par exemple, leur tactique sur le Parti socialiste n'était pas la mienne. Pour tout ce qui était syndical, je me
croyais autorisé à parler. Mais leurs combines avec le Parti communiste ou le Parti socialiste...
Et pour reparler de Pierre Lambert, tu crois que c'était vraiment un personnage omnipotent dans le parti ?
Absolument !
Il suffisait qu'il dise qu'Untel ne marchait plus pour que...
Je ne sais pas si ça allait jusque-là mais en tout cas il avait une très grosse aura, comme on dit. […]
Personne n'osait s'affronter avec Lambert.
Il y avait pourtant d'autres fortes personnalités, comme Stéphane Just par exemple.
Stéphane Just, oui. Enfin, ce n'était pas une forte personnalité, Just.
Ah oui ? J'avais cru comprendre que c'était quelqu'un de plutôt tapageur.
Tapageur, oui. Mais ce n'est pas forcément la marque d'une forte personnalité. J'avais dit à Lambert:
«Stéphane Just, c'est un social-démocrate. » Il était vexé que je lui dise ça. Après il a dit : «Oui, Alex avait
raison, je m'étais trompé. » Stéphane Just c'était un Français moyen. Un ouvrier français moyen. […] Il ne
m'aimait pas. Mais je ne lui en voulais pas : je trouvais qu'il avait un côté un peu pitoyable. Un jour, il m'a
expliqué qu'il avait fait une démonstration mathématique à l'ingénieur qui le commandait. Il avait le certif
1
! Je
l'ai regardé. Je ne me suis jamais amusé à ça, moi: j'ai parfois eu le sentiment que j'étais supérieur à un
ingénieur mais pas dans ce domaine-là. […] Il avait un côté naïf. Mais ce n'était pas un mauvais cheval.
Donc aucune personnalité comme Stéphane Just, comme Pierre Broué, ne pouvait s'opposer à Lambert
ou rivaliser d'influence avec lui ?
Ils ont essayé. Pierre Broué a essayé, lui. Mais Pierre Broué je ne l'admire pas beaucoup. Broué pour moi
c'est un intellectuel de gauche. [...]
Il a toujours été assez autonome comme individu, non ?
Il était très lié. Mais Lambert était très tolérant sur les écrits des militants. A tel point qu'aujourd'hui... Tu
1
Certificat d'études primaires: examen que l'on pouvait passer à partir de Il ans et qui sanctionnait sept ans d'études primaires, donc un peu plus que le cycle actuel.
Aboli en 1989, il aura duré un siècle. (Y.c.).
n'as pas lu le
Lénine
de Jean-Jacques Marie ?
Non, mais je l'ai acheté et ça ne saurait tarder.
Lis-le ! Lambert n'est pas content.
Pour quelles raisons ?
Eh bien, parce qu'il fait œuvre d'historien. Et en même temps d'écrivain qui veut être reconnu. Alors il
présente un Lénine totalement démystifié : ce n'est pas la momie. Avec des côtés qui ne sont pas tous
sympathiques. [...] Alors le Lambert : «Tu sais bien, je ne suis pas d'accord avec la façon dont Jean-
Jacques...» C'est vrai qu'il en rajoute un peu, à mon avis : il s'attache trop à l'anecdote personnelle. [...]
Pour en revenir aux réunions de Comité central-Bureau politique, ça se passait comment: il y avait quand
même une élaboration collective ?
.
Bien sûr ! Il y avait une discussion réelle. Il y avait un ordre du jour, comme partout, voire mieux qu'ailleurs.
Avec des questions. Il y avait plusieurs questions: de détail, de fonctionnement. Et en général une analyse
qu'on faisait nous : «Qu'est-ce qu'on fait dans ce cas-là?» Par exemple, à un moment donné il y avait eu une
discussion vis-à-vis de la CES et de l'attitude de l'appareil confédéral, où j'ai été amené à préciser ce que j'ai
déjà dit au groupe. J'ai pris le même vocabulaire et j'ai dit : «Alors voilà, je considère qu'il faut faire une
différence entre l'organisation et l'appareil.» Lambert ne comprend pas ça. Mais je crois qu'il est sincère : il
ne comprend pas. Avec son mode de fonctionnement, c'est normal. Par exemple, il dit : «Si tu condamnes la
politique de l'appareil confédéral, c'est que tu veux scissionner.» Ça n'a jamais été mon idée. Et autrefois,
même au Parti socialiste, on n'avait pas envie de faire la scission, mais ça ne nous empêchait pas de
protester, si on n'était pas d'accord avec la politique de Blum. A un moment où il y avait [à Clichy], où des
copains ont été flingués par les flics
1
: on a été indignés et on criait. On n'envisageait pas de quitter le parti !
C'est le parti qui nous a quittés. Encore que je n'ai pas été exclu : je suis parti.
Alors selon toi, le terme de lambertisme est justifié ?
Oui. D'une certaine manière c'est justifié parce que Lambert a imprimé sa marque, quand même. Lambert
n'est pas d'accord avec l'expression «lambertisme». Il est vrai que c'est un peu réducteur. Lambert a essayé
de faire durer la tradition du bolchevisme: donc ce n'est pas du lambertisme, c'est du bolchevisme.
D'ailleurs, ce n'est pas par hasard qu'ils se disent trotskystes. Leur mode de pensée conduit aussi à la
personnalisation. Nous on ne dit pas les hébertistes. […] Même si on a de l'influence. [...] Mais personne n'a
l'idée de se proclamer tel, et personne dans les journaux ne dit : «Il y a des hébertistes.» On me dit que je
suis lambertiste ! Un jour, des journalistes m'ont interviewé : «Monsieur Hébert, vous êtes lambertiste ? -
Non, je suis hébertiste. Même si je suis le seul.» C'est vrai, je ne suis pas lambertiste: c'est mes idées à moi,
ma position à moi, ma tête à moi. Pas celle des autres. Je n'ai jamais demandé à quelqu'un de penser
comme moi. J'ai seulement essayé de convaincre les gens que j'avais raison sur tel ou tel problème [...]
Une autre question que je voulais te poser : tu as donc vécu toutes les crises qu'a traversées l'OCI-PCI, et
notamment les exclusions.
Oui, mais je n'ai pas été très partie prenante de tout ça. [...]
Le fait d'assister à tel ou tel conflit ne t'a jamais amené à revisiter les rapports que tu entretenais avec
eux?
Non. Parce que, dans le pire des cas j'étais tenté de les renvoyer dos à dos. Et je reconnais que, souvent,
c'est Lambert qui avait raison. Il y avait, comme dans tout groupe humain, des querelles de pouvoir. [...] Non,
je ne me suis pas du tout passionné. Franchement ce n'était pas mon problème. Je m'intéressais plus à ce
1
Alexandre Hébert fait allusion ici à la manifestation organisée contre les fascistes du Parti social français (ex-Croix de feu du colonel de la Rocque) le 16 mars 1937.
La police tua 5 manifestants. (Y.C.)
qu'ils faisaient dans les syndicats qu'à leurs querelles internes. Il y a des gens que je n'aimais pas. Je
n'aimais pas Pierre Broué, moi, par exemple. Ça c'est vrai.
Et Varga, tu l'as connu ?
J'ai connu Varga. J'étais là quand il a été viré. Mais c'était un drôle de mec, quand même. Lambert pensait
qu'il était un agent du...
...du GPU et de la CIA...
Oui. A l'époque j'étais un peu sceptique vis-à-vis de ça. Aujourd'hui, je suis moins sceptique parce que je
sais que ça existe. On a eu des exemples typiques, voire parfois surprenants. Je ne sais pas.. Je sais qu'il a
entretenu une correspondance fractionnelle dans le parti sans le dire. Ce ne serait pas étonnant que
l'appareil d'Etat russe ait cherché à infiltrer les trotskystes : eux ils savaient ce que c'était. Les bourgeois
français s'en fichaient, mais les bureaucrates russes non
1
. l'ai connu Varga, j'ai connu Stéphane Just,
Cambadélis : c'est les principaux. .. Charles Berg !
Et Fraenkel tu ne l'as pas connu par exemple ?
Ah non, c'était avant moi ça
2
. Je n'ai pas connu Fraenkel. J'ai connu le groupe Lambert, Fraenkel n'en a
jamais fait partie. Je n'ai même pas connu les pablistes, les «pablards» comme ils disent. Alors il y avait des
querelles théoriques: si j'ai bien compris, les pablistes pensaient qu'on pouvait redresser le Parti communiste
de l'intérieur.
Tu étais la seule personnalité à qui on donnait le droit d'avoir de l'influence ?
Je crois que je suis la seule. Je suis la seule personne qui avait un accord avec Lambert, au départ, qui
m'a permis, et d'ailleurs sans vouloir le faire [...] de défendre mes idées y compris chez les trotskystes.
Parfois elles étaient comprises, parfois elles l'étaient moins. C'est la vie, il n'y a pas que chez les trotskystes.
C'est vrai que j'ai eu pendant longtemps beaucoup de points communs avec Lambert. Y compris en 1968.
En 1968 il n'a pas été dupe non plus. Moi non plus: je n'ai jamais cru en 1968, moi. 1953
3
, oui. 1936, aussi.
Et même 1955 ou 1957 : c'étaient des mouvements puissants de classe. [...]
1
On remarquera que les calomnies lancées par Lambert sont efficaces, puisque, vingt après, Alexandre Hébert leur accorde encore un peu de crédit
(Y.C.).
2
En fait Boris Fraenkel était au PCI entre 1958 et 1966 ou 1967 (cf. son interview dans ce livre) mais Pierre Lambert prenait soin de cloisonner, ce qui explique sans
doute les propos d'Alexandre Hébert
(Y. C.).
3
En août 1953, il Y eut une grève générale des fonctionnaires, lancée par la Fédération FO des PTT
(Y.c.).