Souvenirs des temps passés
par LĂ©on Poliakov
Je crois avoir fait la connaissance du regretté Isaac Schneersohn
encore avant la Seconde Guerre mondiale, je ne sais plus comment.
Mais pendant celle-ci (fait prisonnier après l’échec de la contre-offen-
sive sur la Somme, du côté de Saint-Valéry en Caux, j’eus la chance
d’être libéré par un officier allemand, Wilhelm Rohr qui, avec trois
camarades, nous ramena à Paris), je décidai, en mai 1941, après les
premières rafles, de passer en “zone libre”. Et, m’étant installé à Mar-
seille, je rencontrai sur la Canebière un rabbin hassidique que je
connaissais, Zalman Chneerson. D’emblée, il me proposa de devenir
son secrétaire. “Mais, vous n’ignorez pas que je suis un mécréant !” –
“Peu importe, puisque vous avez la
Chekhina
!”
1
. Et comme il me pro-
posa des appointements convenables, j’acceptai sur-le-champ.
Je prenais mes fonctions au sérieux, et le matin, je dépouillais le
courrier, ou recevais des pauvres hères, le plus souvent démunis de
tout. L’un d’eux, je m’en souviens bien, parvint même à me cor-
rompre…
2
D’autre part, mon zèle était contrecarré, presque chaque
matin, par “mon” rabbin, qui m’obligeait de faire le “dixième”, lors de la
prière matinale.
3
D’autre part, je fus ainsi initié aux mœurs et aux usages des “Israé-
lites pratiquants” (d’ailleurs, je travaillais alors à l’AIP (=
Association
des Israélites pratiquants)
. Et je m’imaginais que j’étais un anthropo-
logue, étudiant les mœurs et les usages d’une tribu exotique. J’appris
ainsi le rĂ´le absolument primordial que jouent les questions alimen-
taires. Que les Juifs orthodoxes ne mangent pas de porc ni de poissons
sans écailles, je le savais déjà . Ce que j’ignorais, c’est l’incroyable
rigueur et minutie auxquelles on peut aboutir dans ce domaine. Nous
étions cependant en temps de guerre et, depuis plus d’un millénaire,
les talmudistes avaient prévu des dispenses rangées sous la rubrique
“Pikouah Nefech”
(salut de la vie). Mon rabbin n’en avait cure. Pas de
viande, et d’un. Mais d’autre part, pas de beurre, ni de lait, ni de fro-
mage : n’est-il pas dit quelque part dans les Commentaires (je dis bien
E
n août 1946 paraissait le premier numéro du
Monde Juif
, qui avait été
précédé du
Bulletin du Centre
dont nous reproduisons aussi le N° 1. Léon
Poliakov fut l’un des pionniers du CDJC, de sa revue et de ses travaux. C’est
cet itinĂ©raire d’un homme atypique, chaleureux et brillant, qu’il esquisse ici, Ă
notre demande, à l’occasion de cet anniversaire.
les Commentaires, la Loi Ă©tant muette sur ce point) – on voit que peu Ă
peu, je devenais un docte, dans ces matières – qu’une matrone juive
doit présider à la traite des vaches. Condition plutôt difficile à remplir,
compte tenu des méthodes de ravitaillement et de rationnement de
l’époque, dont les générations de cette fin de siècle n’ont pas la moindre
idée. De plus, alimentation limitée aux légumes, fruits, graines végé-
tales, farines et pâtes, ce qui n’est pas si mal pour des adultes en
liberté ; ce qui était plus critiquable dans le cas des enfants en pension
chez “mon” rabbin, encore que le marché noir (= clandestin) de ces
temps permettait de les nourrir convenablement. Mais ce qui devenait
tout à fait scabreux dans le cas des malheureux Juifs internés dans les
camps (
les Milles
étant le plus proche de Marseille). J’en ai connu
cependant un qui, conformément aux principes du rabbin Schneersohn
dont il fut l’élève, Elie Thorn, s’en est contenté. “Il s’agit de prouver que
c’est la tête qui commande à l’estomac et non pas l’estomac à la tête”,
m’écrivait-il. Et il fut loin d’être le seul….
En été 1942, la condition des Juifs s’aggrava, à travers toute la
France. A Paris, la rafle des 16-17 juillet, prévue pour 25 000 per-
sonnes, ne fournit que la moitié de ce contingent, probablement parce
que certains agents de police avertirent les futures victimes. A peu
près en même temps, la situation des Juifs en “zone libre” s’aggrava
elle aussi : d’une part, ceux qui étaient internés dans les camps (il y en
eut plusieurs) furent livrés aux Allemands, de l’autre, les Juifs étran-
gers ou “apatrides” durent quitter les grandes villes. Or, j’en étais un
– le fait d’avoir été un soldat français n’y changeait rien – tout comme
le rabbin Schneersohn.
Si je ne me trompe, Isaac Schneersohn avait visité Marseille, et
l’idée me vint de réunir les deux, qui étaient de très lointains cousins.
Mais ce dernier était un citoyen français, et tira d’affaire son cousin, sa
famille et ses élèves, qui purent partir dans une ferme qu’il loua pour
eux dans le département du Gers. Quant à moi, je me demandais que
faire, longeant la rue Sylvabelle (oĂą se trouvaient les bureaux de
l’AIP), lorsque quelqu’un me frappa sur l’épaule : “Bonjour, vieux”.
C’était l’un des trois prisonniers libérés jadis, Oswaldo Bardonne.
Et il me dit :
– Voir Marseille et te voir toi. Il paraît que tu es en panne ?
Il me raconta son histoire. Rentré chez lui il avait commencé par
reprendre son travail d’ouvrier, dans une usine. Mais ce n’est pas avec
2 000 F par mois qu’il pouvait réussir à nourrir sa famille. Il s’était
donc fait prêter un peu d’argent et avait ouvert un café restaurant à la
Ricamarie, près de Saint-Etienne (Loire). Lorsqu’on est restaurateur,
on arrive tout au moins Ă manger Ă sa faim !
10
LE MONDE JUIF
Je lui racontai mon histoire à moi. Il m’écoutait attentivement.
Puis, à brûle-pourpoint :
“Tu viendras chez moi. Je te trouverai un bon petit travail dans une
usine : comme tu es philosophe, tu t’y feras facilement. Tu logeras chez
moi, on s’arrangera avec ma femme. Léa sera très contente de te
connaître. Ce n’est pas la place qui manque chez nous.”
– “C’est très chic de ta part, mon vieux. Mais laisse-moi réfléchir.”
“Aldo” repartait le surlendemain à Saint-Etienne.
Il y a bien loin d’un quasi-rabbin à un manœuvre non spécialisé.
Mais l’idée ne tarda pas à me séduire. Je décidai de me faire fabriquer
des faux papiers, des “biffes”, comme on le disait alors : je connaissais
un certain Epstein, qui le faisait volontiers. Et Dieu sait pourquoi, je
choisis le nom de Robert Paul (le champion français des sauts en lon-
gueur, au début du XX
e
siècle). La
biffe
une fois Ă©tablie, il me fallait
entrer dans la peau du personnage, un “Français moyen”. Comment le
faire mieux qu’en commençant de la manière la plus grise, la plus ano-
nyme ? N’était-ce pas une chance de se fondre dans la masse, de chan-
ger de mentalité en changeant de papiers ? Du coup, c’était aussi une
occasion d’apprendre sur le vif comment vit, travaille et pense le prolé-
taire, le déshérité social. Des rêves d’adolescence, des discussions avec
des amis communistes me remontaient en mémoire. Occasion qui sans
doute ne se représenterait jamais, enchaîné comme on l’est dans la vie
quotidienne par les liens de la convention et de l’habitude…
Une semaine plus tard, ma décision était prise. Je prenais congé de
Marseille et du rabbin Schneersohn, avec lequel du reste je venais de
me brouiller.
En effet, quelqu’un lui avait montré un article de Goebbels, publié
par l’hebdomadaire nazi
Das Reich
, dans lequel il assurait que son
“Führer”
(Hitler) se contenterait d’établir une séparation nette entre
Juifs et “Aryens”, sans persécuter les premiers nommés. Et il me
demanda d’écrire à Goebbels qu’il était entièrement d’accord avec cette
idée, ce que, bien sûr, je refusai. Mais je crois que quelqu’un (j’ai oublié
qui) accepta de rédiger cette lettre stupide, qui resta évidemment sans
réponse.
Cela dit, je pris le chemin pour Saint-Etienne, mais comme Ă Lyon,
il fallait prendre un autre train, je m’y arrêtai pour quelques jours. J’en
repartis avec deux acquisitions précieuses, mais de valeur inégale. En
premier lieu, une carte d’identité dûment enregistrée, qui allait rem-
placer ma
biffe
. J’eus l’idée de passer à la Maison du Prisonnier, car en
son temps, à Paris, je m’étais fait démobiliser (je ne pouvais pas y rela-
ter l’odyssée dont nous étions redevables à Wilhelm Rohr), et il fallait
régulariser ma situation. Ce qui me permit de faire établir par M. Bour-
geois, au commissariat de la place Bellecour, la carte en question.
LE MONDE JUIF
A CINQUANTE ANS
11
Quant à l’autre
“acquisition”,
il faut bien avouer que la charmante
Mady Bonnefoy-Sibour, qui consacra tout un après-midi à émettre des
R à la manière française, œuvra en vain : mon accent russe est
indé-
crottable
, et j’ai fini par m’en enorgueillir – que pouvais-je faire autre-
ment ?
A la Ricamarie, “Aldo” me présenta à M. Pasqualini, le directeur des
papeteries du Valfuret ; je fus aussitôt embauché en qualité d’aide-
emballeur. Et il faut bien que je l’avoue : la condition d’honnête prolé-
taire, gagnant son pain à la sueur de son front, ne m’a pas laissé de
bons souvenirs. Mon emploi consistait à empiler des boîtes en carton
par vingt-cinq ou cinquante, Ă les envelopper, Ă les ficeler et Ă les char-
ger sur des camions. Il y avait des boîtes de toutes les tailles et formats,
et mon travail ne m’imposait pas la répétition mécanique du même
geste. Il n’en restait pas moins odieusement ennuyeux, et c’est avec
une impatience dont il est difficile de donner une idée que j’attendais la
sirène
salvatrice…
Par ailleurs, le soir, j’étais pensionnaire chez les Bardone, mais,
abruti de fatigue, je n’avais pas d’autre idée que de me plonger dans le
sommeil. Mais les ouvriers professionnels, allez-vous dire, ils devaient
tous être des révoltés sociaux ? Attendez donc. J’étais curieux, tout en
travaillant, d’apprendre ce que les autres avaient dans le ventre. Je me
souviens de ma première conversation de ce genre : j’avais pour inter-
locuteur Loulou Vauron, vingt-cinq ans, manœuvre comme moi-même,
intelligent et vif : « Le maréchal (Pétain) ? Oui, évidemment, on en dit
bien du mal. Mais il faut se rappeler qu’il nous a évité la révolution. »
A mon étonnement, il fut applaudi…
Par la suite, je trouvai un autre travail, qui me convenait bien mieux.
La petite serveuse du restaurant avait été rappelée dans sa famille. Je
la remplaçai donc, m’inspirant de l’exemple des étudiants américains
qui, paraît-il, combinent de cette façon gagne-pain et études.
Je m’empresse de certifier que ces étudiants n’ont aucune raison de
se plaindre. Le métier n’est point déplaisant. Il exige de la mémoire et
de la psychologie. De la patience également, m’a-t-on dit, voici un point
que je n’ai pas pu vérifier puisque nous vivions à l’époque des restric-
tions, lorsque le restaurateur Ă©tait un seigneur et le consommateur un
humble croquant. C’est avec le regard d’un chien battu que les dîneurs
me demandaient s’ils pouvaient avoir une petit “supplément” et, ma
foi, si une tête me déplaisait, je les envoyais paître, histoire de voir le
visage s’allonger, le regard s’éteindre…
Cela dit, tout allait changer en novembre 1942, lorsque les troupes
anglo-américaines débarquèrent en Afrique du Nord (Maroc, Algérie).
Peu après, Hitler ordonnait l’occupation de la France entière, à l’excep-
12
LE MONDE JUIF
tion du Sud-Est, qu’il confiait à son allié Mussolini ; or les généraux
italiens protégeaient, de Grenoble à Nice, les Juifs, comme je l’ai
relaté, dès 1946, dans mon premier livre.
4
Il va de soi que de partout, ceux-ci affluaient dans la zone “ita-
lienne”. Aldo me conseilla Grenoble, où habitait son père ; “mon” rab-
bin, avec toute sa “smala”, quittait la ferme du Gers, se rendant à Voi-
ron, à quelques kilomètres de Grenoble. Et en août 1943, après s’être
excusé, il me demanda de venir le voir : « Je viens d’apprendre que
dans quelques jours, les Italiens vont évacuer leur zone, à l’exception
de la Côte d’Azur. J’ai décidé de partir pour Nice. Nous serons une cen-
taine de personnes ; afin de ne pas sortir de la zone italienne, nous
ferons le voyage en autocar par la route des Alpes. Etes-vous prĂŞts Ă
prendre le train pour préparer notre installation là -bas ? »
Après mûre réflexion, j’acceptai et, quarante-huit heures plus tard,
je débarquais à Nice – où on ne trouvait plus de place dans les hôtels.
De Grenoble, d’Aix-les-Bains, de Cannes, les Juifs affluaient à Nice.
Après avoir couru toute la journée, je parvins quand même à retenir
une quinzaine de chambres dans plusieurs hôtels différents.
La caravane du rabbin arriva le lendemain par la montagneuse
“route Napoléon”, rompue de fatigue. En plus des enfants et des sémi-
naristes, plusieurs familles de Juifs orthodoxes s’étaient jointes au
convoi. Or, dès mon arrivée à Nice, je m’aperçus que l’infortuné rabbin
s’était trompé à 100 %, car la ville était déjà aux mains des Allemands,
et les sbires SS avaient toute latitude pour rafler les Juifs. La chasse Ă
l’homme battait son plein. On se repassait de bouche en bouche des his-
toires tragiques ou tragi-comiques. Abraham Goukassov, le pétrolier
arménien, le propriétaire du journal pro-tsariste
Vosrojdénie
, avait été
arrêté Promenade des Anglais ; son prénom et son faciès l’accablaient ;
il paraît que son sexe abondait dans le même sens ; expédié à Drancy,
ce n’est qu’au dernier moment qu’il évita la déportation à Auschwitz…
Pour ma part, j’eus la chance de dénicher, avenue Mirabeau, une
mansarde payable 100 F par jour à une certaine Mme Piguet. Après
quoi, je m’empressai de prendre contact avec les EIF (Eclaireurs Israé-
lites de France), les spécialistes, en ces temps, de l’aide aux Juifs tra-
qués, à travers toute la France. Leur local était installé au 2
e
Ă©tage
d’une tranquille maison de la rue Verdi, et l’on y accédait avec les pré-
cautions d’usage, à l’époque.
Je fus reçu par le “patron”, Maurice Lobenberg,
alias
Maurice
Cachoud, qui me résuma la situation comme suit :
“Je fais partie d’une organisation de combat, et je sais ce que je
risque. Il y a présentement à Nice, sur deux cent mille habitants, près
de vingt-cinq mille Juifs… S’ils restent ici, ils finiront tous par être
LE MONDE JUIF
A CINQUANTE ANS
13
pris. J’ai de quoi fabriquer des
biffes
à la chaîne, puisque je possède
une douzaine de tampons de mairies. Il faudra Ă©tablir vingt-cinq mille
fausses cartes d’identité et forcer tout ce monde à partir par train,
camion ou bicyclette. Un quart, un tiers, seront pris en cours de route ?
Bon. Nous serons repĂ©rĂ©s et pris nous-mĂŞmes ? Bon. Nous sommes lĂ
pour cela. Autrement, quelle est notre raison d’être ?”
Et comme j’en vins à lui parler de mes amis Bardone, il me dit :
“Pourquoi ne pas demander à Aldo de venir à la rescousse ?”
Chose dite, chose faite. Je formai, sur le champ, le n° 51 à la Rica-
marie :
“Salut, Aldo. Je te téléphone de Nice !”
“Salut, Robert. Alors, tu prends des bains ? Ou tu joues à la rou-
lette ?”
“Là , tu te
gourres
à 100 %. J’aide des
musiciens
.
5
Pourrais-tu venir
ici ?”
“Je prendrai le premier train. A demain. Et bonne chance”.
Le lendemain, nous allâmes aux Halles de Nice. Aldo avait son
plan. Il me demanda de l’attendre dans un café. Une demi-heure plus
tard, il revenait en compagnie d’un chauffeur en salopette. Il fit les pré-
sentations :
“Voilà Robert, le chouette copain dont je vous ai parlé. Robert,
Dante Scarcelle que voici va chaque semaine chercher des primeurs
dans l’Isère. Gros camion chargé à l’aller de caisses vides. Feuilles de
route,
Ausweis
,
6
tout est en règle. Alors, tu pourras camoufler tes
copains dans les caisses. Compris ? Prends rendez-vous.”
Ce que je fis le soir mĂŞme. Quant Ă Aldo, il se chargea de trouver un
abri pour N., le correspondant de
l’American Jewish Joint
, auquel les
SS s’intéressaient tout particulièrement.
Le lendemain, un énorme camion pénétrait au lever du jour dans la
cour de l’immeuble où se cachaient les “talmudistes”. Quatre jeunes
garçons descendirent à pas de loup. Depuis deux semaines, c’était la
première fois qu’ils sortaient dans la rue. Dante avait tout préparé.
Entre deux rangées de caisses, il avait aménagé un espace dans lequel
le quatuor put s’installer à son aise. Le tout fut recouvert de bran-
chages et d’une bâche. Je serrai quatre mains, et je me sentais presque
aussi heureux qu’eux…
J’appris par la suite qu’à une centaine de kilomètres de Grenoble,
les fugitifs Ă©taient descendus pour terminer le voyage par leurs
propres moyens. Dans leur poche de droite, ils avaient leurs
biffes
, Ă
l’intention des Allemands ; dans les poches de gauche, à l’usage de la
gendarmerie, leurs vraies identités. Compte tenu de leur accent
yid-
dich
, ils ne pouvaient guère faire illusion à des Français.
14
LE MONDE JUIF
Dans le train, des gendarmes leurs demandèrent leurs papiers. Ils
les présentèrent. “Nous Juifs, nous f… le camp de Nice !”
– “Circulez !”
*
* *
Hauts et bas
Somme toute, mes affaires avaient pris une tournure satisfaisante.
La dispersion était en bonne voie. Pour ma part, je me sentais en sécu-
rité dans la mansarde de Mme Pignet. A l’intention de la famille
Schneersohn, quelqu’un (je ne sais plus qui) me confia les clés d’un
vaste appartement dont les locataires passaient la saison chaude dans
la montagne. Mais à la condition impérative de laisser ignorer par le
concierge et les voisins cette “sous-location”. Interdiction donc de sortir
et de faire du bruit ; la famille fut munie de chaussons afin de ne pas
donner l’éveil.
Le dĂ©mĂ©nagement, opĂ©rĂ© en fiacre Ă la tombĂ©e de la nuit, eut lieu Ă
la veille de
Roch-Hachanah
(le Nouvel an juif). Catastrophe ! Ce jour
là , il convient de sonner de la corne du bélier, très fort, trois fois de
suite. Je tentai d’exciper du
Pikouah Nefech
, arguant qu’il s’agissait de
vie ou de mort, mais le rabbin ne voulait pas démordre, et, réflexion
faite, il n’avait pas tort. Coïncidence ou miracle ? Mais, en inspectant
l’appartement, il s’avisa que les fenêtres de la cuisine donnaient sur la
voie du chemin de fer. La consultation de l’indicateur Chaix confirma
que le passage du rapide de Marseille correspondait avec l’apparition
de la première étoile vespérale. Les décibels de la locomotive allaient
étouffer ceux de la corne ; nous étions sauvés !
De retour à Grenoble, j’allai trouver Isaac Schneersohn, qui, à la
hâte, faisait emballer ses fiches (42, rue Bizanet), ce qui ne m’étonna
guère, car c’est là que, sous l’occupation italienne, il avait fondé le
CDJC (
Centre de documentation Juive Contemporaine
). Chaque fiche
indiquait le nom et l’adresse d’une entreprise ou d’un commerce juif,
qui, surtout à Paris, avaient été
aryanisés
, selon la terminologie de ces
temps. Et il va de soi que désormais, d’un moment à l’autre, des sbires
(allemands ? français ?) pouvaient s’en mêler…
Par la suite, je passai près d’une année sur le “plateau protestant”
de Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire). A l’époque, il faut bien le dire,
tranchant sur l’attitude de l’Eglise catholique, les Protestants, dure-
ment persécutés après la révocation de l’Edit de Nantes (1685) par le
“roi-soleil” Louis XIV, ne l’avaient pas oublié, et protégeaient de leur
mieux les victimes des persécutions germano-vichyssoises. De sorte
que dans cette région montagneuse et paisible, une bonne moitié des
fermes abritaient des proscrits, parfois des familles entières. Pour ma
LE MONDE JUIF
A CINQUANTE ANS
15
part, je louai une chambre Ă quelques kilomètres du Chambon, Ă
Tence, chez M
lle
Jonac, une sage-femme. Elle m’a offert une Bible que
j’ai conservée, avec la longue dédicace que voici :
Tence, 30 juillet 1944,
“Souvenir d’une enfant de Dieu par grâce, avec le désir que cette
parole divine atteigne son cœur, et lui donne avec la répentance le
salut de son âme, afin qu’il puisse aimer celui qui l’a tant aimé – et
échapper ainsi au jugement éternel qui doit atteindre toute âme
d’homme sans sauveur.”
V. Jonac
Faut-il préciser que mon âme n’a pas été “atteinte” ? A vrai dire,
c’est la première fois que je lis cette dédicace…
En juillet 1945, peu après la “Libération” de la France, je décidai de
rentrer Ă Paris. Le voyage fut long, car je dus changer de train Ă Lyon ;
or, compte tenu de l’état du réseau ferroviaire, le trajet Lyon-Paris
dura une dizaine d’heures. Et comme mes économies étaient épuisées,
il me fallait d’urgence un gagne-pain. J’allai donc trouver Isaac
Schneersohn, qui me reçu aimablement, et m’offrit le poste de secré-
taire général du CDJC.
A l’époque, toutes les organisations juives avaient pour siège un
vaste appartement – sept pièces – avenue Foch, et mon “patron” s’était
fait accorder la pièce la plus belle, me conseillant de faire attention, car
tout le monde lorgnait cette pièce. Mais le directeur de cette œuvre
caritative, feu Gaston Kahn, qui me frappa par sa belle prestance, par-
vint, je ne sais plus comment, à m’évincer. Là -dessus, M. Schneersohn
me dit : “Vous n’avez pas l’étoffe d’un administrateur responsable.
Mais je n’ai pas oublié les services que vous m’avez rendu, et je ne vous
congédierai pas ; désormais, vous serez le chef du service des
recherches du CDJC.”
Et c’est ainsi que je devins un historien…
Muni de lettres de recommandation de Justin Godart, un ancien
ministre de la III
e
RĂ©publique
7
, je tentai ma chance au ministère de
l’Intérieur, place Beauvau, où, renvoyé de bureau en bureau, j’aboutis
finalement à la Sûreté Générale (actuellement, la Sûreté Nationale)
dans celui du commissaire-en-chef Berger. A peine ouvris-je la bouche,
pour expliquer mon problème, qu’il me désigna du doigt une grande
caisse en bois, dans un coin : “Voici les archives allemandes que nous
venons de récupérer, mais je ne connais pas l’allemand, me dit-il. Vou-
lez-vous me dire de quoi il s’agit ? “(la lettre de recommandation indi-
quait que je connaissais plusieurs langues). Par ailleurs, je ne saurai
jamais pourquoi le commissaire Berger et son adjoint Pink me témoi-
gnèrent d’emblée une confiance totale, mais le fait est que la caisse
16
LE MONDE JUIF
contenait les archives des SS en France, et que je pus y fouiller Ă loisir ;
qui plus est, il m’incombait de désigner à Berger ou à Pink les cas de
collaboration ou de dénonciation qui justifiaient des poursuites – deve-
nant, d’emblée, un justicier ! De plus, j’avais toute latitude pour
emporter les documents les plus importants, afin de les faire microfil-
mer pour le CDJC.
Cette situation hors du commun, qui n’était possible que dans le cli-
mat extravagant des lendemains de la Libération, dura plusieurs
semaines. Je crois avoir été un “
Ă©purateur
” scrupuleux. Je me souviens,
par exemple, du cas du juge Lämmlé, un Juif alsacien, magistrat fort
connu (je crois qu’avant la guerre, il présidait la XII
e
chambre correc-
tionnelle). Un haut fonctionnaire du Commissariat aux Questions
Juives, Schweblin, demandait aux SS de ne pas l’arrêter, car il lui ser-
vait d’informateur. Quelque chose me retint de signaler son cas et je
demandai conseil à “mon” rabbin. “N’en faites rien, me dit-il, Schwe-
blin et Lämmlé sont des Alsaciens tous les deux ; peut-être l’un voulait-
il simplement protéger l’autre et inventait un prétexte”.
En mĂŞme temps, je continuais Ă Ă©crire, publiant des articles dans
le
Monde Juif
, la revue mensuelle du CDJC, et rédigeant un second petit
livre,
L’étoile jaune
, dans lequel j’évoquais le courage des jeunes Fran-
çais qui s’étaient fabriqué des étoiles fantaisistes, remplaçant “Juif”
par
Papou
,
Swing
, ou mĂŞme
Auvergnat
– une vingtaine d’entre eux
furent arrêtés…
Cependant, en automne 1945, on apprit que “les grands criminels
de guerre” nazis allaient être jugés à Nuremberg, et ce procès allait
commencer le 20 novembre 1945. M. Schneersohn, dont les relations
politiques Ă©taient vastes et nombreuses, apprit que (feu) Edgar Faure,
l’un des procureurs français, était très inquiet ; contrairement aux
Américains, Anglais et Russes, qui disposaient de tous les documents
requis, lui, chargé des “crimes de guerre”, n’en possédait pas. Il va de
soi qu’il fut heureux d’apprendre que le CDJC pouvait lui en fournir, et
c’est ainsi que j’allai accompagner la délégation française, en qualité
d’expert.
Une fois sur place, je fus heureux de parler ma langue maternelle
(le russe), la seule langue que je parle sans accent. Je me souviens d’un
membre de la délégation américaine, M. Mazé, le fils d’un rabbin mos-
covite, qui m’aidait de son mieux pour collecter des documents qui
allaient enrichir ceux du CDJC. Par ailleurs, M. Faure tenait à ma pré-
sence, car il avait des ambitions politiques, espérant d’établir ainsi des
contacts politiques avec le “père des peuples”, à savoir Djougachvili-
Staline. Enfin, il me donna une leçon de savoir-vivre, car je m’étais per-
mis, sans lui demander son avis, de communiquer Ă un autre procu-
reur, M. Gerthoffer, chargé des pillages économiques, une lettre de
LE MONDE JUIF
A CINQUANTE ANS
17
Hermann Goering, décrivant les tableaux et autres œuvres d’art dont
il s’était emparés en France ; Edgar Faure me dit alors : “Vous êtes
venus avec moi ; vous ne devez travailler que pour moi.”
A mon retour, mon “patron” me félicita : “Vous avez infusé un sang
nouveau au CDJC.” Mais quand je lui expliquai qu’à Nuremberg, il y
avait des milliers de documents tout aussi intéressants, voire plus
importants, il me refusa net de financer un second voyage (le premier,
je l’avais fait
aux frais de la princesse
.) Que faire ? L’idée me vint d’en
parler au regretté Alfred Métraux, un anthropologue qui, à l’époque,
était l’un des dirigeants de l’UNESCO, et effectivement, c’est cette ins-
titution qui finança ce voyage.
Après quoi, mieux documenté, je décidai d’écrire un livre sur la
Shoah, en son ensemble, à l’insu du sieur Schneersohn, un patron pos-
sessif, exigeant que tous mes écrits soient publiés par les éditions du
CDJC. J’ai mis trois années à rédiger un volume de 394 pages, qu’au
dernier moment, je décidai d’intituler
Le Bréviaire de la Haine
,
le
III
e
Reich et les Juifs
. Mais je ne trouvais pas d’éditeur, car la plupart
avaient déjà publié des livres sur le même sujet, notamment, les sou-
venirs d’anciens déportés, décrivant l’enfer par lequel ils étaient pas-
sés. Mon texte, je l’avais “tapé” sur ma petite machine à écrire ; en
somme, c’était un “
tapuscrit
”, qu’un jour, vers 1949 (je me souviens
comme si c’était hier) je montrai à mon ami, Alexandre Kojevnilov (dit
Kojève), un philosophe russe qui était venu me voir chez moi. Il par-
courut mon écrit, et me dit : “Vous êtes astucieux : vous faites parler les
bourreaux, et non les victimes.” Et quand il apprit que je ne trouvai pas
d’éditeur, il me dit : “C’est très simple ; je vous recommanderai à mon
ami Raymond Aron, qui dirige la collection “
Liberté de l’esprit
” aux édi-
tions Calmann-Levy.
Peu après, je fis la connaissance de Robert Calmann, qui m’impres-
sionna en me parlant de ses exploits cynégétiques. Mais je crois que
c’est Raymond Aron qui me procura un prĂ©facier illustre, du moins, Ă
l’époque, à savoir, le romancier catholique François Mauriac, qui écri-
vait, à la fin d’un texte de près de 4 pages :
“Mystiquement, chacun de nous a crucifié le Christ et le crucifie
encore. Si les Juifs avaient une dette particulière à payer, qui oserait
nier qu’ils s’en sont acquittés jusqu’à la dernière obole ? Songez à ces
pères qui pressaient leurs petits garçons dans les bras avant de passer
le seuil des chambres Ă gaz. Songez Ă ces enfants que nous avons vu
comme des agneaux à la gare d’Austerlitz gardés par des hommes por-
tant l’uniforme français. Puisse la lecture de ce bréviaire constituer
dans notre vie un événement, puisse-t-elle nous mettre en garde contre
les retours en nous de l’antique haine que nous avons trouvée vue fruc-
tifier abominablement aux sombres jours d’Adolf Hitler.”
18
LE MONDE JUIF
Pourtant, lorsque je lui rendis visite pour le remercier, il me
demanda :
“Pourquoi les Juifs se tiennent-ils tellement entre eux ?”
Je ne sus quoi lui répondre…
Je me souviens aussi qu’à l’époque,
Le Monde
publiait, les mercre-
dis, des longs feuilletons en bas de page, comme
Le Temps
, son prédé-
cesseur d’avant-guerre. Souvent, ils étaient consacrés à la critique lit-
téraire. J’aperçus que cette fois-ci, Me Maurice Garçon, l’un des trois
illustres avocats de ces temps (les deux autres étant Me Henry Torrès
et Me Campinchi) traitait de mon livre, dont il louait la sérénité, sauf
qu’il en critiquait le titre, “ambigu et déplaisant”. Je suppose que selon
lui, d’aucuns pouvaient penser qu’il s’agissait d’une haine
juive
et non
nazie…
Or, Me Garçon avait plaidé le 22 juin 1937 pour mon père, et gagné
un procès en diffamation engagé contre Georg Bernhard, le rédacteur
en chef du
Pariser Tageblatt
, un quotidien fondé par mon père – hélas,
sur ma proposition, et dont j’étais co-gérant – car le 11 juin 1936, les
rédacteurs de ce journal (le dit Bernhard se trouvant alors à New
York), mais à son instigation, avaient publié en première page un pla-
card disant que “notre éditeur, le Juif russe Wladimir Poliakov, ayant
vendu ce journal du Dr Goebbels, nous avons le regret d’annoncer qu’il
sera désormais un organe crypto-hitlérien”, etc. Et j’entends encore la
voix de Me Garçon, lorsqu’au cours de ce procès, Me Torres tenta de
faire fond sur le témoignage de Grumbach
8
“Ah, Grumbach !” et il pro-
duisait une lettre naguère adressée par Bernhard à mon père, à propos
de l’utilité de Grumbach, qui lui permettait de conclure : “Grumbach
vendait pour mille francs par mois les secrets diplomatiques de la
France !”.
Par la suite, Bernhard ayant été condamné à payer dix mille francs
de “dommages-intérêts”, dont il refusait de s’acquitter, j’eus la dou-
teuse satisfaction de le guetter près d’un bel immeuble du 17
e
arron-
dissement, pour l’indiquer à deux policiers ; une fois arrêté, il ne tarda
pas à trouver l’argent requis…
Pour en revenir à mon “Bréviaire”, sauf exception, l’accueil dépassa
mes espérances. A l’usage des universitaires, le regretté Raymond
Aron et Jacques Maritain (qui, à l’époque, enseignait à l’université de
Chicago) s’accordaient pour dire que la principale qualité du livre
étaient sa précision et sa simplicité. A l’intention du Provençal moyen,
La RĂ©publique de Toulon et du Var
écrivait que l’auteur avait marqué
au front l’Allemagne, et que “ça ne s’effacera pas” (?) et l’auteur en
conçut quelque fierté. J’ai aussi retenu l’enthousiasme du royaliste
Pierre Boutang, parlant de la “sobriété et de la précision admirables”
LE MONDE JUIF
A CINQUANTE ANS
19
du Juif Poliakov ; mais c’était pour mieux empoisonner une flèche qu’il
décrocha aussitôt au chrétien François Mauriac. Par ailleurs, il y eut
une réaction anticipant sur “l’histoire révisionniste” ;
Le Nouveau Pro-
méthée
écrivait : “L’ouvrage semble sérieusement étayé”, mais mettait
en doute les chiffres et interprétait à sa façon la description de la
misère des ghettos : “Et même on y vendait l’air, ce à quoi, ailleurs, per-
sonne n’aurait pensé”…
Pourtant, un Juif communiste allait faire mieux : Albert Levy inti-
tulait sa recension
Le bréviaire de la haine ou l’art d’absoudre les bour-
reaux
. Et ses critiques étaient bien celles d’un communiste : “Tous les
faits – ceux qu’a cités M. Poliakov et ceux qu’il n’a pas cités – démon-
trent que l’antisémitisme hitlérien est inséparable du
fascisme
. (…)
Parti de bases erronées, M. Poliakov a diverses notions fausses. Pour
lui, le peuple allemand s’est uniquement “désintéressé” du sort des
Juifs, alors qu’en réalité, c’est non seulement les Juifs, mais la
liberté
et la
paix
– et lui-même – qu’il n’a pas su défendre. Nous sommes loin,
dans tout cela, du
fascisme
. Et le christianisme, la nature humaine ont
bon dos. Derrière ces paravents, le
fascisme
peut préparer de nouveaux
crimes ; on ne le dérangera pas.”
C’est ainsi que raisonnaient les communistes, en ces temps-là .
Encore que je bénéficiai par la suite, en mars 1955 d’une page
entière de louanges dans le quotidien communiste
UnitĂ
, soucieux
pour sa part de mettre l’Italie et le monde en garde contre le réarme-
ment de l’Allemagne. C’est ainsi que le malheur juif se laissait exploi-
ter à la défense des causes les plus variées, et cela reste vrai à l’aube du
XXI
e
siècle.
Quant au président Schneersohn, je l’avais mis devant le fait
accompli. Il sut mĂŞme retourner la situation Ă son profit, en achetant
300 exemplaires du
Bréviaire
, dont il fit changer la couverture pour
intĂ©grer ces volumes Ă la sĂ©rie des Editions du Centre, ses “œuvres” Ă
lui. D’une façon encore plus “schneersonhnienne”, il se crut morale-
ment justifié, d’autant que mes heures de présence au CDJC étaient
devenues irrégulières, de me mettre à l’amende : un beau jour de 1952,
mon bulletin de paie m’apprenait que mon salaire avait été réduit de
moitié. Et en 1953, je ne reçus même pas de
bulletin
; mais comme
désormais, l’ancien déporté David Rousset m’avait demandé d’étudier
pour lui les lois en vigueur dans l’Union Soviétique, moyennant une
rétribution mensuelle de 70 000 F, je m’en f… complètement.
L’histoire de l’antisémitisme
J’ai travaillé pendant une quarantaine d’années sur ce sujet (le pre-
mier volume fut publié en 1955, le cinquième en 1994). Je l’ai choisi
20
LE MONDE JUIF
pour deux raisons : d’une part, si David Rousset m’a offert un salaire
aussi généreux, c’est que nous nous connaissions depuis un bon
moment, et dès 1948, il me dédicaçait son
Le pitre ne rit pas
comme
suit : “A Léon Poliakov – bien cordialement, ce petit livre n’existe que
grâce à votre étonnante et intelligente connaissance des textes.” Or, en
1952, si je ne me trompe, il dut engager un procès contre un organe
communiste,
Les Lettres françaises
, qui l’avaient diffamé – il serait un
espion américain, etc., car il dénonçait les camps soviétiques (le
fameux
Goulag
). Certes, il ne l’était pas, mais si je ne me trompe, c’est
une organisation américaine dont j’ai oublié le nom qui finançait un
procès qu’il allait gagner.
Quant à moi, sachant à l’avance qu’un jour ou l’autre, cette
rente
allait finir, je m’adressai à un sociologue, le professeur Gourvitch, dont
l’épouse, Dolly Gourvitch, avait été une amie de ma mère. Aussitôt, ce
professeur téléphona à Fernand Braudel, à l’époque, le directeur de
l’Ecole (historique) des Annales, fondée en 1929 par le regretté Marc
Bloch (il fut fusillé en 1944 par les SS), et Lucien Febvre (auquel j’avais
rendu une visite). Bref, Braudel dĂ©cida sur-le-champ de m’envoyer Ă
Rome, pour étudier, à la “Sapienza” (un beau palais) les archives du
ghetto romain. Une fois sur place, je me faisais aider par Adriano
Carelli et les “vitelloni” (= petits veaux), ses collaborateurs, car ces
archives étaient rédigées en
latin de cuisine
, que, peu Ă peu, j’appris Ă
déchiffrer. Et j’y trouvai un curieux traité juif du XVI
e
siècle,
le livre du
prêteur et de l’emprunteur
, dont voici le “Chapitre premier”.
I – Le Directeur principal, que le capital lui appartienne entière-
ment en propre ou qu’il ait un associĂ© ou que le capital appartienne Ă
un patron, doit ĂŞtre un homme simple et modeste, et son commerce doit
être conduit d’une manière loyale, car il a été dit : “Mon serviteur
Moché (Moïse), il est fidèle dans toute sa maison
(Nombres XII,7)
”. Or,
ne lis pas
Moché
, lis
Maché
(prĂŞteur). Etc., etc.
Quant au deuxième volume, publié, sous le titre
De Mahomet aux
Marranes
en 1961 par les Ă©ditions Calmann-Levy (tout comme les deux
volumes suivants), je m’en veux, aujourd’hui encore, après avoir décrit
comment le calife Omar avait ordonné à son ministre des finances de
faire l’aumône à un pauvre Juif, d’avoir rédigé cette phrase :
“On sait que la tradition chrétienne occidentale contient mainte
inoubliable leçon de pitié exemplaire ;
mais c’est en vain qu’on y cher-
cherait une figure de Juif pauvre, et digne de commisération.”
Pourtant, j’y ai cité, dans une longue note en bas de la page 149,
comment en l’an 1563, le savant rabbin de Barcelone, Moïse ben Nach-
man, au cours d’une
disputation
avec le Juif converti Pablo Christiani,
et en présence du roi de l’Aragon Jacques I, osait dire tout ce qu’il pen-
sait (une thèse qui, à ce qu’il me semble, reste valable de nos jours).
LE MONDE JUIF
A CINQUANTE ANS
21
“Il est certain que la doctrine à laquelle vous croyez et les dogmes de
votre foi sont inacceptables pour la raison. Ils sont contraires Ă la
nature, les prophètes n’ont jamais dit qui puisse les appuyer. Que le
Créateur des cieux et de la terre se retirerait dans les entrailles d’une
certaine Juive, y grandirait pendant neuf mois, viendrait au monde en
nouveau-né, et, une fois devenu adulte, serait remis aux mains de ses
ennemis qui le condamneraient à mort et l’exécuteraient, après quoi,
ainsi que vous le dites, il ressusciterait et retournerait sur terre -, ni le
cerveau d’un Juif ni celui d’un autre homme quelconque ne peuvent
concevoir cela…”
S’adressant plus particulièrement au roi, Moïse Ben Nachmann
ajoutait : “Isaïe a dit : “De leurs lances, ils forgeront des serpes ; une
nation ne tirera plus l’épée contre l’autre et l’on n’apprendra plus la
guerre.” Mais depuis le temps de Jésus jusqu’à nos jours, le monde a
été rempli de violences et de rapines, et les chrétiens ont versé plus de
sang encore que les autres peuples. Et qu’il serait dur pour vous, Sei-
gneur roi, et pour vos chevaliers, si vous ne devez plus apprendre la
guerre !”
Pourtant, ce courageux rabbin ne fut pas exécuté sur place, Jacques I
se contenta de le bannir de l’Aragon, et il partit finir ses jours en Pales-
tine.
A l’époque, j’ignorais tout des usages universitaires. Or, il existait
alors deux genres de thèses : la “grande” thèse et une thèse
complé-
mentaire
qu’on pouvait soutenir avant ou après la “grande”. Mais Fer-
nand Braudel me dit qu’il fallait soutenir d’abord la thèse complémen-
taire, bien qu’une fois publiée en 1965 par
l’Ecole des Hautes Etudes
,
elle comptât 369 pages
in-quatro
. A titre d’épigraphe, je choisis la for-
mule d’un théologien italien du XVI
e
siècle, Angelo de Chivasso,
“Judaeum esse est delictum, non tamen punibile per christianum”
(= être un Juif est un délit, pourtant non punissable par un chrétien).
Et ce livre (sauf ses annexes), fut repiqué en 1967 par les éditions Cal-
mann-Levy, sous le titre
Les banquiers juifs et le Saint-Siège – du XIII
e
au XVII
e
siècle
.
La soutenance de ma thèse eut lieu en 1964, et Braudel fut le premier
à convenir qu’elle valait une “grande” thèse. Pourtant, il refusait de me
promouvoir. A l’époque, rattaché à l’
Ecole des Hautes Etudes
, j’aurais du
porter une “Blouse de laboratoire” – mais je n’en portai jamais, c’était
trop ridicule. Par ailleurs, Braudel m’avait promis de me faire monter en
grade, mais comme il ne le faisait pas, à la fin de l’année 1965, j’allai lui
demander ses raisons. – La réponse fut : “Tant que vous vous occuperez
d’antisémitisme, vous n’avancerez pas chez moi.” Réflexion faite, j’en ai
conclu que, né en 1902, sa famille avait milité dans le camp anti-dreyfu-
sard, lu
La France juive
d’Edouard Drumont, etc.
22
LE MONDE JUIF
Il va de soi que je ne baissai pas les bras, et c’est le troisième volume
de mon
Histoire de
…. qui allait me servir de “grande thèse”. C’est le
volume le plus long (514 pages), et son titre universitaire est
le déve-
loppement de l’antisémitisme en Europe aux temps modernes (1700-
1850)
, et si j’ai tenu à faire ressortir les dates, c’est que tous les histo-
riens universitaires refusaient de se faire les rapporteurs d’un travail
portant sur un siècle et demi d’histoire moderne. Finalement, c’est
encore Raymond Aron qui me tira d’affaire en acceptant cette charge.
La soutenance eut lieu en mai 1968, lors de la révolte des étudiants, les
fameux “événements”. Dans le “commerce” l’ouvrage fut vendu sous un
titre plus intriguant :
De Voltaire Ă Wagner
: il était justifié, car Vol-
taire fut le pire antisémite français du XVIII
e
siècle, et Wagner, le pire
antisémite allemand du XIX
e
siècle…
D’une manière générale, je suis parvenu à tirer profit de mon
indé-
crottable
accent russe, grâce auquel je ne peux pas prétendre d’être ce
que je ne suis pas : un Français de souche. Ce qui me fait penser à une
petite histoire de titre. Au début des années 70, mon ami Joseph Goy
m’avait proposé de publier un recueil de textes dans la collection
“Science” qu’il dirigeait. C’est encore lui qui en inventa le titre :
les
Juifs et notre histoire.
Il est certain que je n’aurais jamais pensé à un
tel titre, simplement parce que cette histoire-lĂ , je ne la ressens pas
comme mienne ; “je n’y ai pas droit”. Je m’excluais donc de mon propre
chef. Pour incolore que soit l’épisode, qui me paraît d’ailleurs fortement
surdéterminé par mes origines étrangères, il est révélateur, puisque
cette attitude se rattache, qu’on le veuille ou non, à une pratique immé-
moriale d’exclusions réciproques qui ont maintenu Israël à l’écart des
nations. Pour les Juifs, accoutumés à vivre sous les dominations étran-
gères, celles “d’Edom”, les réalités laissaient peu de place aux imagi-
naires soupçons. En d’autres termes, faut-il être un Juif franc et
déclaré, ou se convertir, changer de nom, et mettre ainsi fin à une per-
sécution millénaire ?
J’ai traité ce problème dans mon dernier livre,
L’impossible choix,
l’histoire des crises d’identité juives
(Ă©d. Austral 1995). Son dernier cha-
pitre est intitulé “les spectres de Varsovie”. En effet, au milieu du
XVIII
e
siècle, un charlatan juif, Jacob Frank, après s’être converti,
fonda une secte qui a laissé en Pologne une trace indélébile : les
fran-
kistes
parvinrent à faire partie de la noblesse polonaise, et en résultat,
les Polonais s’imaginent que des dizaines de milliers de Juifs ont sur-
vécu en Pologne, tandis qu’il n’en subsiste que quelques centaines. Il
est caractéristique que l’ancien président polonais, Lech Walesa, pour
se faire réélire, se réclamait surtout de son sang polonais…
Cela dit, à titre de conclusion, et puisque j’ai relaté tous mes diffé-
rends avec le président Isaac Schneersohn, il reste que c’est grâce à lui
que je suis devenu un historien dont les livres sont, du Brésil au Japon,
LE MONDE JUIF
A CINQUANTE ANS
23
traduits dans une quinzaine de langues. Mon seul diplĂ´me universi-
taire ayant été une licence en droit, au mieux, j’aurais été un avocat
malhabile ou un juge incertain. Ceux qui me connaissent pourraient le
confirmer !
NOTES
1
La
Chekhina
(ou “Présence divine”) est un objet, ou un être humain sanctifié
par Dieu, et tous les Juifs en bénéficient.
2
Il s’agissait d’un ex-policier (un Juif algérien), mis à pied par le régime de
“Vichy”. Il me tendit un paquet de Gauloises, et, ma timidité aidant, j’acceptais
ce
pot-de-vin
.
3
Les prières publiques juives, dites
Mynian
(quorum), machistes si l’on veut,
imposent la réunion de dix Juifs mâles, âgés de plus de treize ans. A ce qu’il me
semble, cet usage remonte au livre des
Nombres
(14, 22), lorsque MoĂŻse envoya
dix espions dans le désert, et l’Eternel dit : “Tous ceux qui ont vu ma gloire (…)
m’ont déjà tenté
dix
fois”.
4
Cf.
L. Poliakov
La condition des Juifs en France sous l’occupation italienne
, ed.
CDJC 1946.
5
Mot-code désignant les Juifs. On disait aussi
Bretons
.
6
Ausweis
: pièce justificative, notamment les laissez-passer établis à l’époque
par les Allemands.
7
Cf. Le Monde Juif
n° 157, mai 1996.
8
Salomon Grumbach était un vieil ami de Bernhard. Avant 1918, il avait siégé
à ses côtés dans le
Reichstag
; après, il présidait, depuis 1933, la Commission
des Affaires Etrangères à la Chambre des Députés. Et, par la suite, cette fonc-
tion, cela va de soi, il allait la perdre en raison de ce procès, qui fut commenté.
24
LE MONDE JUIF