Le Monde diplomatique

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RETOUR SUR UN PROCÈS DE LA GUERRE FROIDE

Les Rosenberg devaient-ils mourir ?

POUR marquer le premier anniversaire de l’attentat d’Oklahom a City, le Sénat américain vient d’adopter par 91 voix contre 8 une série de mesures « antiterroristes » qui accéléreront les exécutions des condamnés à mort. Les défenseurs des libertés jugent ce dispositif législatif (auquel le président Clinton s’est rallié) « sans pareil depuis le maccarthysme ». Il y a plus de quarante ans, une autre psychose répressive avait en effet conduit le couple Rosenberg sur la chaise électrique. Or de nouvelles révélations prétendent faire enfin connaître la vérité sur cette affaire. Mais que nous apprennent-elles ?

Par Schofield Coryell

Serait-ce une certaine mauvaise conscience surprenante chez ces grands stratèges d’une guerre idéologique largement dépassée qui a poussé les dirigeants des services de renseignement à tenter, une fois de plus, de justifier rétrospectivement l’exécution des Rosenberg ? C’est, de toute évidence, dans ce but que la CIA (Central Intelligence Agency) et la NSA (National Security Agency, services de renseignement militaire) ont décidé de dévoiler au public, l’été dernier, une partie des messages échangés, au cours de la seconde guerre mondiale, entre les agents du KGB en place à New York et leurs supérieurs hiérarchiques à Moscou messages où le nom des Rosenberg apparaît fréquemment. Ces messages, classés « ultra->secrets » pendant une cinquantaine d’années, auraient été interceptés vers la fin de la guerre et décryptés par les spécialistes de la NSA au lendemain du conflit, c’est-à-dire dès 1946, plusieurs années avant l’ouverture du procès Rosenberg. C’est sur un ton quasi triomphaliste que le New York Times a rendu compte de la conférence de presse organisée le 10 juillet 1995 par la CIA pour présenter aux médias la grande opération secrète de décryptage baptisée du nom de code « Venona ». Sous la manchette : « Les Etats-Unis expliquent comment ils ont percé le code du réseau d’espionnage de la bombe A » (1), le journal affirme : « Les services secrets américains ont dévoilé aujourd’hui un de leurs secrets les plus anciens : comment une petite équipe de décrypteurs a découvert les premiers indices de la tentative de vol par l’Union soviétique, pendant la seconde guerre mondiale, des plans de la bombe atomique. » Tout est là, au fond. L’affaire Rosenberg reflète avant tout la colère née de la perte, par les Etats-Unis, du monopole de la gigantesque puissance destructrice de l’atome. A l’instar du New York Times, l’ensemble de la presse américaine a relayé ces « révélations ». Mais cette offensive de relations publiques de la CIA a fait long feu. L’hebdomadaire Time a plutôt minimisé l’affaire, se bornant à un entrefilet rédigé en des termes délibérément neutres dans la rubrique « La semaine » : « Parmi les membres du réseau soviétique apparemment identifiés dans les câbles : Julius et Ethel Rosenberg, dont l’exécution en 1953 a fait l’objet d’enquêtes et de débats interminables (2). » En France, ces « révélations », si elles n’ont pas fait grand bruit, ont quand même suscité quelques réactions. Le Monde a rappelé avec passion ce qu’était l’affaire Rosenberg, la comparant au cas de Sacco et Vanzetti et concluant en citant l’un des fils Rosenberg, Robert Meeropol, qui met en doute l’authenticité des documents et dénonce la CIA, « passée maître dans l’art de la désinformation (3) ». Le Figaro, de son côté, a publié, le 14 février 1996 (donc quelques mois après la conférence de presse), un article de Thierry Wolton affirmant péremptoirement que les documents en question démontraient que Julius Rosenberg était bel et bien « le chef d’un important réseau d’espionnage travaillant pour l’URSS ». Quant à l’hebdomadaire de droite Valeurs actuelles, son article du 19 août 1995 proclamait : « Les Rosenberg étaient bien coupables. » Mais que prouve l’opération « Venona » ? Les messages soviétiques décryptés abordent des sujets variés, intéressants peut-être, mais jamais les « secrets » de la production de la bombe atomique. Il y est question, entre autres, du plan général des vastes installations nucléaires de Los Alamos (Nouveau-Mexique) et des noms des savants célèbres (connus de tous !) qui y travaillent (4), ainsi que de l’effort de recrutement de personnes moins connues mais scientifiquement qualifiées. Les documents « Venona » contiennent, en outre, des précisions sur des sommes d’argent que les Soviétiques auraient versées à leurs collaborateurs américains en échange d’informations sur les réalisations en matière de radars et d’aéronautique. Le nom de Julius Rosenberg figurerait dans vingt des quarante-neuf messages rendus publics par la CIA, sous le nom de code d’« Antenne » d’abord, puis de « Liberal », mais peut-on être sûr que ces pseudonymes le désignent réellement ? De toute façon, il y a de fortes raisons d’adopter une attitude plus que prudente quant à l’authenticité totale de ces documents. Pour commencer, il existe un décalage troublant quant aux dates : le décryptage aurait été entamé en 1946, et c’est dès cette année-là que les autorités américaines auraient repéré Julius comme « un espion important ». Pourquoi alors n’a-t-il été arrêté qu’en 1950 au moment du déclenchement de la guerre de Corée ? Une autre anomalie est plus flagrante encore : presque toutes les personnes citées dans les messages « Venona » sont « couvertes » par des noms codés à l’exception de celles (est-ce une simple coïncidence ?) qui permettent d’identifier à coup sûr les Rosenberg. En effet, dans le message daté du 21 septembre 1944, Moscou est informé de l’intention de « Liberal » de recruter, dans son réseau, la belle-soeur de sa femme, Ruth Greenglass, qui réside à Stanton Street, Brooklyn. Le mari de Ruth, mécanicien à Los Angeles, est David Greenglass, le frère d’Ethel Rosenberg. Puisque le nom et l’adresse de Ruth Greenglass y sont donnés en clair, ce message brûle complètement la couverture de leur espion important « Liberal ». « Un puzzle infernal et incomplet » M. AARON KATZ, président depuis quarante ans du National Committee to Reopen the Rosenberg Case, à New York, estime, pour sa part, qu’une telle négligence « aurait dû valoir le Goulag au responsable du KGB aux Etats-Unis, ainsi qu’à son supérieur à Moscou » Or, dit M. Katz, il n’en a apparemment rien été, et celui-ci de conclure : « En voulant trop démasquer « Liberal », les services américains semblent avoir fait une gaffe qui les démasque eux-mêmes (5). » Pour M. Katz, les documents « Venona » ne sont qu’un faux grossier. En effet, ces documents sont parsemés, outre des passages censurés, d’un si grand nombre de « trous » des groupes de mots qui auraient échappé au décryptage qu’il est difficile de considérer l’ensemble comme fiable. Ce point de vue est d’ailleurs partagé par la majorité des partisans d’une réévaluation de l’affaire : par exemple, le journaliste non-conformiste Sidney Zion (qui a étudié le cas d’une façon approfondie) ; M. Eric Foner, professeur d’histoire à l’université Columbia ; l’avocat William Kunstler, défenseur des victimes de l’injustice et de l’arbitraire. Mais cette attitude totalement négative à l’égard de l’opération « Venona » est loin d’être universelle, même à gauche et parmi ceux qui ont toujours critiqué les chasseurs de sorcières d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi, M. et Mme Walter et Miriam Schneir, coauteurs d’Invitation to an Inquest (6), ouvrage très documenté et réfléchi, favorable à une révision radicale de l’affaire, ont pris « Venona » très au sérieux, au point de modifier leur position précédente, mais sans aller jusqu’à justifier rétrospectivement la peine de mort. De leur côté, MM. Ronald Radosh et Joyce Milton, dont l’ouvrage, The Rosenberg File (7), était plutôt favorable à un verdict de culpabilité, mais hostile à la peine de mort et critique à l’égard des irrégularités flagrantes du procès, se félicitent de voir leur point de vue corroboré par « Venona ». Les documents « Venona » présentés par la NSA et la CIA comme autant de « preuves nouvelles » de la culpabilité des Rosenberg étaient connus depuis plusieurs années des cercles restreints du monde du renseignement et de quelques journalistes bien introduits. Par exemple, Peter Wright, officier supérieur du renseignement britannique (en contact étroit avec la CIA), a consacré à « Venona » un chapitre entier de son autobiographie, Spycatcher, qui est devenue un best-seller au moment de sa publication en 1987. Pour Peter Wright, « Venona » était « le plus grand secret de contre-espionnage du monde occidental (8) », ce qui ne l’empêche pas de terminer son livre sur un ton franchement sceptique, qualifiant « Venona » de « puzzle infernal et incomplet, qui promettait tant et révélait si peu (9) ». En outre, le journaliste américain David Martin, spécialiste de la CIA et de l’espionnage, a publié en 1980 un livre, KGB contre CIA, complaisant à l’égard de cette dernière, où il fait mention à plusieurs reprises de l’opération « Venona », mais sans utiliser de nom de code (10). Pourquoi donc le gouvernement des Etats-Unis a-t-il jugé bon de dévoiler spectaculairement aux médias ces documents qui, bien que classés « ultrasecrets », étaient déjà connus depuis un certain temps non seulement des spécialistes, mais aussi de milliers de lecteurs de livres à succès ? A cette question, M. Aaron Katz répond que, depuis plusieurs années et surtout dans la période actuelle, on a vu outre-Atlantique une multiplication de livres, de spectacles et de prises de position variées mettant en doute la version officielle de l’affaire Rosenberg. En 1990 déjà, la publication de plusieurs ouvrages en faveur des Rosenberg entre autres, The Murder of the Rosenbergs, par l’avocat new-yorkais Stanley Yalkowski ou Fatal Error : The Miscarriage of Justice that Sealed the Fate of the Rosenbergs, par un avocat de Washington, Joseph Sharlitt ont incité le magazine Time (11) à publier les bandes enregistrées de l’ancien numéro un soviétique, Nikita Khrouchtchev, où le défunt dirigeant aurait « remercié » les Rosenberg pour leur « aide ». Mais ces souvenirs vagues et imprécis d’un homme sans compétences scientifiques particulières ne pesaient pas aussi lourd que les déclarations des experts soviétiques responsables du programme nucléaire du pays, comme le docteur Boris Bro->khowitz, qui avait déclaré au New York Times en 1989 : « Vous avez assis les Rosenberg sur la chaise électrique pour rien. Nous n’avons rien appris des Rosenberg (12). » A ces déclarations et prises de position vient s’ajouter la « confession » de Roy Cohn, procureur adjoint du procès Rosenberg et protégé du sénateur Joseph McCarthy. Dans son Autobiographie posthume, publiée en 1988 (13), Roy Cohn reconnaît explicitement avoir exercé des pressions illicites sur le juge Kaufman, qui lui avait promis, avant même l’ouverture du procès, qu’il condamnerait Julius Rosenberg à mort. M. Cohn avait ensuite insisté pour qu’Ethel soit elle aussi condamnée à la peine capitale. Dans une pièce de théâtre à succès Angels in America, de Tony Kushner, le personnage de Roy Cohn symbolisait le cynisme et la brutalité des années de la chasse aux sorcières. Le fantôme accusateur d’Ethel Rosenberg fait une brève apparition à la fin de la pièce (14). Une critique particulièrement intéressante de la version officielle de l’affaire Rosenberg est venue d’une source inattendue et significative, l’Association du barreau américain (American Bar Association [ABA]). Cette organisation d’avocats influente et conservatrice a mis en scène, à l’occasion de son congrès annuel de 1993 à l’hôtel Waldorf Astoria de New York, une reconstitution du procès de 1951, utilisant les mêmes faits et les mêmes arguments, mais excluant certaines procédures anticonstitutionnelles de l’époque. Les jurés étaient réellement tirés au sort sur une liste des habitants de la ville de New York, les avocats et les juges étaient de vrais juristes, mais les rôles des accusés et des témoins étaient tenus par des acteurs professionnels. Des milliers de téléspectateurs ont pu suivre les débats, dont de larges extraits ont été diffusés par la chaîne de télévision Court TV (15). Les débats ont duré deux jours, aboutissant à un verdict unanime de « non coupables », dans le respect le plus strict des règles du droit. Le vrai procès Rosenberg, en revanche, ne fut qu’un déni de justice, d’abord parce que son déroulement et sa conclusion reposaient sur le seul témoignage de David Greenglass, frère d’Ethel Rosenberg et simple mécanicien aux usines atomiques de Los Alamos. Les vagues croquis faits par Greenglass et déposés au tribunal constituèrent l’unique pièce à conviction contre les Rosenberg. Le procès fut, en outre, entaché d’une contradiction fondamentale entre les chefs d’accusation et les termes de la condamnation à mort. Car les Rosenberg, inculpés pour « complot » en vue d’espionnage, ont été exécutés pour « acte » de trahison transmission à une puissance étrangère du « secret de la bombe atomique », « acte » qui ne fut pas démontré. A la fin du procès, le juge Kaufman n’hésita pas à déclarer que les accusés, en aidant « les Russes » à produire la bombe atomique, s’étaient rendus responsables des cinquante mille morts américains de la guerre de Corée. Même si on acceptait leur authenticité totale, les documents « Venona » ne prouveraient que la validité du chef d’accusation (« complot en vue d’espionnage »). Ils ne justifieraient nullement l’exécution pour trahison de Julius et, surtout, d’Ethel Rosenberg, double exécution qui reste un crime impardonnable.

Schofield Coryell.

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Schofield Coryell

Journaliste américain.

(1) « US Tells How It Craked Code of A-Bomb Spy Ring », The New York Times, 12 juillet 1995.

(2) Time, 24 juillet 1995.

(3) « La passion Rosenberg », Le Monde, 13 juillet 1995.

(4) Dont Niels Bohr, Enrico Fermi, Robert Oppenheimer, Harold Urey, Edward Teller.

(5) Dans une lettre à l’Association française pour le réexamen de l’affaire Rosenberg.

(6) Walter et Miriam Schneir, Invitation to an Inquest, Doubleday, New York, 1965.

(7) Ronald Radosh et Joyce Milton, Dossier Rosenberg, Hachette, Paris, 1985.

(8) Peter Wright et Paul Greengrass, Spycatcher, Robert Laffont, Paris, 1987, p. 207.

(9) Ibid., p. 426

(10) David C. Martin, KGB contre CIA, Presses de la Renaissance, Paris, 1981.

(11) Time, 1er octobre 1990.

(12) The New York Times, 12 juillet 1995.

(13) Sidney Zion, The Autobiography of Roy Cohn, Lyle Stuart, New York, 1988.

(14) Cette pièce a été jouée en France, au Festival d’Avignon puis à Aubervilliers, en 1994.

(15) Une traduction française des minutes du procès est disponible auprès de l’Association pour le réexamen de l’affaire Rosenberg, 89, rue Oberkampf, 75011 Paris.

Lire :
- Quelques ouvrages sur l’affaire

Édition imprimée — mai 1996 — Page 29