Le Monde diplomatique

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Quand « La Guerre des étoiles » devient réalité

Michel Butor proposa un jour que la communauté mondiale des écrivains de science-fiction se réunisse, décide d’une vision commune de l’avenir du monde et, en situant tous ses romans et ses nouvelles dans ce cadre consensuel, fasse qu’il se réalise. Quiconque connaît cette communauté sait que cette proposition est utopique, car un seul point d’accord unit ses membres : le futur à long terme de la race humaine est celui d’une espèce qui navigue dans l’espace et dont la civilisation doit s’étendre à tout le système solaire.

Pourtant cette communauté n’est pas sans pouvoir. Elle s’est longtemps attribué le mérite d’être la force visionnaire derrière le programme spatial américain, commencé en 1959, après le lancement du Spoutnik russe, et qui a atteint son apogée, au propre comme au figuré, dix ans plus tard, avec le projet Apollo : pour la première fois, des Américains marchèrent sur la Lune.

Le voyage spatial, la colonisation d’autres planètes - ou la conquête de l’espace, expression qui trahit les dessous impérialistes du rêve - ont été au cœur de l’esthétique de ce genre depuis qu’il existe. Beaucoup de savants et de techniciens qui ont amené les Américains sur la Lune, et un grand nombre des astronautes eux-mêmes, ont été influencés par les romans d’anticipation.

Le projet Apollo fut une apothéose triomphante pour la communauté de la science-fiction, salué par elle comme la naissance d’un âge d’or de l’exploration spatiale. Si les hommes avaient marché sur la Lune en 1969, les années 70 verraient certainement des expéditions vers Mars, une colonie lunaire et l’exploration des confins du système solaire, comme Stanley Kubrick l’avait représenté dans son film 2001 : l’Odyssée de l’espace.

Mais, dès 1980, il devint évident que cette vision ne se réaliserait pas. Le projet Apollo n’avait pas été le début de l’exploration humaine de l’espace, mais son apogée. Les budgets de la National Aeronautics and Space Administration (NASA) diminuaient, et la part du lion allait au programme de navette spatiale, qui se contentait de mettre des humains sur orbite terrestre. L’âge d’or de l’exploration spatiale par l’homme était terminé. L’alunissage n’avait pas été le premier acte de cette conquête, mais le dernier.

C’est à ce moment précis que le docteur Jerry Pournelle décida de faire quelque chose. C’était un écrivain de science-fiction et un ancien président de la Science Fiction Writers of America. Il avait collaboré au programme spatial. Il participait à des campagnes électorales, principalement républicaines, et, à travers ses activités politiques, avait fait la connaissance de M. Richard Allen, qui allait devenir conseiller pour la sécurité nationale dans la nouvelle administration du président Ronald Reagan.

Avec des écrivains de science-fiction comme Robert A. Heinlein, Poul Anderson et son collaborateur Larry Niven, des savants et des responsables de l’industrie spatiale, le général en retraite Daniel Graham, l’astronaute Buzz Aldrin et d’autres, Jerry Pournelle mit sur pied, en novembre 1980, un Comité consultatif des citoyens sur la politique spatiale de la nation.

Cet organisme ressemblait à un lobby fondé par des individus privés, dont l’objectif était d’influencer la nouvelle administration républicaine en vue de créer un programme visionnaire de vols habités. Pourtant, il fut à la fois plus et moins que cela. Il rendait compte directement à M. Richard Allen par l’intermédiaire de Jerry Pournelle, préparant des rapports pour l’équipe de transition de la nouvelle administration. Il continua de le faire lorsque M. Richard Allen devint conseiller pour la sécurité nationale, ce qui lui donnait un accès direct aux plus hauts échelons de l’administration Reagan, qui prit ses fonctions en janvier 1981.

J’étais, à cette époque, président de la Science Fiction Writers Association. J’avais succédé à Jerry Pournelle, mais celui-ci ne m’invita jamais à faire partie de son comité, tant mon mépris pour le président Ronald Reagan et les siens était connu. Pourtant, il était mon ami et nous discutions souvent et franchement. Pendant la transition - période qui sépare l’élection du président de sa prise de fonctions -, des rumeurs circulaient : Jerry Pournelle serait appelé à devenir le chef de la NASA . « Je ne veux pas, me confia-t-il avec un petit rire, il vaut mieux occuper un poste avec plus de pouvoir. » Il ne plaisantait qu’à moitié.

Jerry Pournelle était attaché, comme la plupart des auteurs de science-fiction, de droite ou de gauche, à une grande entreprise d’exploration humaine de l’espace. De nombreux lobbies essayaient de faire accepter un tel programme sur des bases naïvement idéalistes. Mais Jerry Pournelle était un homme subtil, rompu à la politique ; il avait un accès direct au Conseil national de sécurité et il déploya une stratégie plutôt machiavélique. Il savait que la NASA n’obtiendrait jamais les fonds nécessaires pour envoyer des humains dans l’espace sur une grande échelle. Le plus gros du financement devrait venir du Pentagone, qui avait un budget trente fois plus important que celui de la NASA et beaucoup plus d’influence lorsqu’il s’agissait d’obtenir des crédits du Congrès. Pourquoi le Pentagone se mobiliserait-il pour une telle entreprise ? Jerry Pournelle trouva la réponse : pour défendre les Etats-Unis contre des missiles nucléaires soviétiques !

Cela explique la composition du Comité consultatif des citoyens : des écrivains de science-fiction pour la « vision » ; des militaires à la retraite ayant l’oreille du Pentagone ; des représentants de l’industrie aérospatiale, qui avaient un intérêt économique à décrocher le plus gros budget possible.

Sa stratégie avouée consistait à faire accepter par l’administration Reagan l’idée qu’il était possible d’ériger un bouclier technologique qui détruirait les missiles ennemis en vol et rendrait donc les Etats-Unis invulnérables à une attaque nucléaire. C’était relativement facile. L’administration Reagan augmentait de manière faramineuse les dépenses militaires, l’industrie aérospatiale était ravie d’user de son influence pour mettre la main sur le plus d’argent possible, les militaires adoraient les jouets ultraperformants, le fantasme stratégique était infiniment séduisant, et le président Ronald Reagan avait du mal à distinguer entre cinéma et réalité, entre La Guerre des étoiles de George Lucas et l’Initiative de défense stratégique (IDS) à laquelle on donna le même nom.

Et, en effet, quand Ronald Reagan révéla l’existence de l’IDS au cours du discours annuel sur l’état de l’Union, c’était Jerry Pournelle qui avait écrit ce passage, au point de faire dire au président, peu familier des métaphores tirées de la physique théorique, qu’il s’agissait d’un « saut quantique ».

La stratégie cachée du Comité était d’utiliser le programme de la « guerre des étoiles » pour berner le Pentagone et l’amener à financer un vaste programme de vols habités. Jerry Pournelle et les écrivains de science-fiction croyaient qu’un tel système devrait avoir ses bases dans l’espace. Ils rêvaient de lasers orbitaux, de missiles antimissiles déjà en orbite et donc capables d’intercepter des fusées balistiques dans leur phase de poussée. Ils imaginaient des bombes à neutrons orbitales. Le tout nécessitant des systèmes orbitaux de détection, de commande et de contrôle et, surtout, des équipages humains.

Ainsi les militaires devraient construire des stations orbitales habitées en permanence par des dizaines, voire des centaines de personnes. Ce qui les obligerait aussi à financer des systèmes logistiques capables de mettre tout ce personnel dans l’espace et de l’y maintenir. Avant même de s’en rendre compte, le Pentagone aurait ainsi financé l’infrastructure nécessaire à un âge d’or de l’espace : des stations spatiales, des navettes Terre-orbite plus avancées, des transporteurs de fret lourd, des « remorqueurs », des « jeeps » et des dépôts de carburant orbitaux.

Des études aberrantes

N’importe quel auteur de science-fiction sait que le plus grand obstacle aux voyages dans l’espace en termes d’énergie, et donc d’argent, est la première étape - arracher le matériel, les provisions, le carburant et le personnel de son puits de pesanteur pour les mettre en orbite. Une fois cela réalisé, on peut atteindre la Lune, Mars, et même les planètes les plus éloignées, à un coût relativement faible.

Mais cette vision relevait de la science-fiction. « Vous croyez, demandai-je à Jerry Pournelle, que vous pouvez berner le Pentagone et lui faire financer l’infrastructure d’un programme civil d’espace habité à partir du budget militaire ? » Politiquement, pour moi, c’était un pur fantasme. « Cela ne se fera jamais. Ni vous ni personne ne pourrez bluffer les militaires quand il s’agit de leurs jeux budgétaires avec le Congrès. Ce sont eux les champions. Ils vont vous avaler tout cru. Jamais vous n’aurez un financement du Pentagone afin de gonfler le budget de la NASA, pour la fabrication en série de la navette, par exemple, ou pour des versions plus perfectionnées. En fin de compte, les militaires ne vont pas subventionner le budget de la NASA, ils vont militariser le programme de la navette, et c’est la NASA qui réglera la note. »

C’est à peu près ce qui arriva. Dans les premières années du fonctionnement de la navette, les militaires se sont approprié certaines de ses missions en totalité et d’autres en partie. Au plus fort de la frénésie gloutonne de l’Initiative de défense stratégique, l’industrie aérospatiale s’est gorgée des deniers publics grâce à l’influence du Pentagone auprès du Congrès, décrochant des milliards de dollars pour des missiles antimissiles qui ne marchaient pas, des lasers antimissiles qui n’abattaient pas leurs cibles, et pour des quantités jamais dénombrées, et peut-être jamais dénombrables, d’« études » aberrantes.

Il est difficile d’imaginer jusqu’à quel point est allée cette frénésie. Pendant son apogée, j’étais à une soirée donnée par l’industrie aérospatiale à Vandenburg, en Californie, le futur « Spaceport West », qui n’a jamais vu le jour. Beaucoup de savants et d’ingénieurs étaient réunis et discutaient de leurs propositions pour l’IDS. Je décidai de raconter ce que je considérais comme une blague scientifique. J’évoquais le « tachyon », une particule théorique qui voyagerait plus vite que la lumière et, de ce fait, remonterait le temps plutôt que d’en suivre le cours. Inutile de dire - mais avec le recul cela n’est pas si inutile - qu’une telle particule n’avait jamais été générée ni détectée, qu’elle était le fruit de l’imagination. « Pourquoi ne construirait-on pas une arme qui projetterait un faisceau de tachyons ?, suggérai-je. On repère les missiles ennemis au moment où ils décollent et on les fait sauter sur la rampe, avant même qu’ils aient décollé ! » A ma grande surprise, personne n’éclata de rire. Et l’un des savants présents se prit à rêver : « On pourrait probablement décrocher un demi-million pour faire une étude. »

Deux décennies et 40 milliards de dollars plus tard, il n’existe toujours pas de système de défense antimissile, bien que, grâce à l’inertie bureaucratique, au pouvoir budgétaire du Pentagone et à la realpolitik économique de l’industrie aérospatiale, les programmes de l’IDS continuent d’arracher quelques financements réduits.

Les quatre navettes spatiales vieillissantes demeurent les seuls moyens de transport américains vers l’orbite terrestre. On n’est jamais retourné sur la Lune. Il n’y a pas eu d’expédition vers Mars. Il n’existe pas une seule station spatiale habitée américaine sur laquelle la navette pourrait se rendre. Certes, la plus grande partie du budget de la NASA est utilisée à en construire une. Elle coûtera au moins 50 milliards de dollars, mais elle ne permettra pas d’explorer le système solaire et ne pourra pas héberger plus de sept personnes. Ce que la station Mir russe, construite pour un coût dix fois moindre, était capable de faire il y a déjà dix ans.

Aux Etats-Unis, peu après l’effondrement de l’Union soviétique, Jerry Pournelle et Larry Niven ont déclaré à la télévision qu’ils avaient « détruit l’“empire du mal” » en l’entraînant dans une course aux armements dans l’espace qu’il ne pouvait pas gagner, et qui l’a affaibli économiquement. Peut-être. Mais, finalement, la « guerre des étoiles » a également affaibli le programme américain de vols habités. L’IDS a ponctionné 40 milliards de dollars qui auraient pu financer une mission sur Mars et une base sur la Lune, et les a précipités dans le vide intersidéral. Pis encore, le programme spatial américain s’est presque confondu avec sa dimension militaire, à l’encontre du but poursuivi en toute sincérité par Jerry Pournelle. Son objectif visionnaire n’a jamais été atteint ni même approché. L’âge d’or de l’espace est plus loin qu’il n’était en 1969. Et nous sommes apparemment de moins en moins nombreux à nous en soucier.

Norman Spinrad.

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Norman Spinrad

Ecrivain de science-fiction américain vivant à Paris, a uteur notamment de Jack Baron et l’éternité (nouvelle édition à paraître en janvier chez Robert Laffont) et En direct, Denoël, Paris. 100410.603compuserve.com
Édition imprimée — juillet 1999 — Page 28