Le Monde diplomatique
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> JANVIER 2000     > Page 1

 

L'aurore

Par IGNACIO RAMONET


Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et que tout est perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? - Cela a un très beau nom. Cela s'appelle l'aurore. Jean Giraudoux, Electre (1937).

UNE lueur s'est levée à Seattle, alors que s'éteignait le siècle. Trop longtemps dépossédés de leur parole, des citoyens y ont dit avec force : « Assez ! » Assez d'accepter la mondialisation comme une fatalité. Assez de voir le marché décider à la place des élus. Assez de voir le monde transformé en marchandise. Assez de subir, de se résigner, de se soumettre.

La victoire sur l'Organisation mondiale du commerce (OMC) est largement à mettre sur le compte de ce qui apparaît comme un embryon de société civile internationale et qui rassemble des dizaines d'organisations non gouvernementales (ONG), des collectifs d'associations et de syndicats de multiples pays (lire le dossier pages 4 et 5).

La mondialisation - et le laxisme des dirigeants politiques - a favorisé, au cours de la dernière décennie, la mise en place discrète d'une sorte d'exécutif planétaire dont les quatre acteurs principaux sont le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l'Organisation de coopération et de développement économiques et l'OMC. Indifférent au débat démocratique et non soumis au suffrage universel, ce pouvoir informel pilote de fait la Terre et décide souverainement du destin de ses habitants. Sans que nul contre-pouvoir - Parlements, partis, médias - vienne corriger, amender ou repousser ses décisions. Aussi, pour faire contrepoids, chacun sentait confusément le besoin de mettre sur pied un contre-pouvoir mondial.

En reprenant le flambeau de la contestation internationale, les protestataires de Seattle ont commencé à le bâtir. Oui, c'est un tournant. La demande de justice et d'égalité qui, telle une lame de fond, traverse l'histoire longue de l'humanité resurgit à cette occasion. Les citoyens réclament, devant les ravages de la mondialisation, une nouvelle génération de droits, cette fois collectifs : droit à la paix, droit à une nature préservée, droit à la ville, droit à l'information, droit à l'enfance, droit au développement des peuples...

Il est désormais inconcevable que cette société civile naissante ne soit pas mieux associée aux prochaines grandes négociations internationales où seraient discutés des problèmes liés à l'environnement, à la santé, à la suprématie financière, à l'humanitaire, à la diversité culturelle, aux manipulations génétiques, etc.

Car il faut songer à construire un futur différent. Plus question de se contenter d'un monde où n'existent que deux statuts : le zéro et l'infini. Où un milliard d'habitants vit dans la prospérité, tandis qu'un autre milliard est dans la misère, et que quatre milliards disposent d'à peine le minimum vital. Il est temps de refonder une nouvelle économie, plus solidaire, basée sur le développement durable et plaçant l'être humain au centre des préoccupations. En commençant par désarmer le pouvoir financier qui, au cours des dernières décennies, n'a cessé de grignoter le territoire du politique, réduisant le périmètre de la démocratie.

Le démantèlement de la sphère financière exige une taxation des revenus du capital et tout particulièrement des transactions spéculatives sur les marchés des changes (taxe Tobin) (1). Il convient également de supprimer les paradis fiscaux, zones où règne le secret bancaire et qui servent à dissimuler les malversations et autres délits de la criminalité financière.

IL faut imaginer, aussi, une nouvelle distribution du travail et des revenus dans une économie plurielle dans laquelle le marché occupera seulement une partie de la place, avec un secteur solidaire et un temps libéré de plus en plus important.

Etablir un revenu de base inconditionnel pour tous, octroyé à tout individu, dès sa naissance, sans aucune condition de statut familial ou professionnel. Le principe, révolutionnaire, étant que l'on aurait droit à ce revenu d'existence parce qu'on existe, et non pour exister. Son instauration repose sur l'idée que la capacité productive d'une société est le résultat de tout le savoir scientifique et technique accumulé par les générations passées. Aussi les fruits de ce patrimoine commun doivent-ils profiter à l'ensemble des individus, sous la forme d'un revenu de base inconditionnel. Lequel pourrait s'étendre à toute l'humanité, car d'ores et déjà le produit mondial équitablement réparti suffirait à assurer une vie confortable à l'ensemble des habitants de la planète.

A cet égard, il faut redonner toute leur place aux pays pauvres du Sud, en mettant fin aux politiques d'ajustement structurel ; en annulant une grande partie de leur dette publique ; en augmentant l'aide au développement et en acceptant que celui-ci n'adopte pas le modèle du Nord, écologiquement insoutenable ; promouvoir des économies autocentrées ; défendre les échanges équitables ; investir massivement dans les écoles, les logements et la santé ; favoriser l'accès à l'eau potable des 1,5 milliard de personnes qui en sont privées ; établir, notamment au Nord, des clauses de protection sociale et environnementale sur les produits importés, qui garantissent des conditions de travail décentes aux salariés du Sud, ainsi que la protection des milieux naturels.

A ce programme il faudrait ajouter d'autres urgences : la Cour pénale internationale, l'émancipation de la femme à l'échelle planétaire, le principe de précaution contre toutes les manipulations génétiques, etc. Utopies devenues objectifs politiques concrets pour le siècle qui commence. Comment cela s'appelle-t-il, quand un autre monde devient possible ? Cela a un très beau nom. Oui, cela s'appelle l'aurore.

IGNACIO RAMONET.

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(1) Cet objectif est celui de l'association internationale Attac (Association pour la taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens) : 9 bis, rue de Valence, 75005 Paris. Tél. : 01-43-36- 30-54 ; attac.org



 


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