Le Monde diplomatique

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Olympe de Gouges, une femme du XXIe siècle

« Celle qui voulut politiquer »

Marie-Olympe de Gouges est une des très rares femmes de l’histoire ancienne a avoir été exécutée pour la publication d’écrits politiques (1). Pourtant cette femme engagée, belle figure humaniste de la fin du XVIIIe siècle, n’a été redécouverte que récemment au titre de précurseur dans l’histoire des idées. Elle demeure en effet une figure d’exception, non seulement pour son engagement politique dans la durée, mais surtout pour ses positions d’avant-garde, courageusement exprimées, sur la condition des Noirs et celle des femmes. Il a fallu attendre que les grandes questions de société sur les femmes, le racisme et les minorités se posent avec une nouvelle acuité au lendemain de la seconde guerre mondiale pour mettre enfin en lumière le souvenir tragique de de Gouges.

Dans les dix années qui ont précédé sa mort, elle a composé une vingtaine de pièces de théâtre portant sur des sujets de société ou d’actualité politique et dont certaines, représentées, ont connu le succès ou l’échec. Elle est aussi l’auteure d’un conte « oriental », de deux ou trois romans et d’une grande quantité d’écrits politiques — pétitions, factums, brochures, affiches — dont les derniers lui ont coûté la vie.

Très impliquée dans la vie publique, car les thèmes de ses pièces de théâtre avaient à voir avec l’actualité politique ou étaient un sujet de controverse (comme la question de la suppression de la traite), de Gouges a été sévèrement jugée par la « majorité morale » de son temps, pour qui la maternité, l’entretien du foyer et l’éducation des enfants devaient demeurer les thèmes exclusifs de la créativité et de l’activité des femmes.

Elle appartenait donc à une sensibilité minoritaire lorsqu’elle prenait part à la plus brûlante actualité politique, et cela à une époque où les femmes entreprenantes, celles du moins qui, disait-on, « se respectaient » et savaient rester « dans les bornes de la décence », se cantonnaient à la sphère littéraire romanesque ou animaient un « bureau d’esprit » (2).

De Gouges, dont le nom apparaissait sur des affiches de propagande politique, se fit remarquer lors du procès de Louis XVI, où elle s’offrit de défendre le monarque déchu, faisant d’ailleurs connaître son aversion pour la peine de mort (3). Puis on lui reprocha sa complicité avec les députés girondins, qu’elle défendit crânement dans une lettre à la Convention, le 9 juin 1793, une semaine après leur proscription et leur arrestation (4). Le courant de pensée libéral et humaniste auquel se rattachaient comme elle les Amis des Noirs (5) mais aussi les amis des femmes fut, on le sait, emporté par la Terreur.

Or il est bien connu que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire, et il semble que, dans le cas de de Gouges, exécutée trois jours après les Girondins, la postérité ait emboîté le pas de la pire façon au procureur de la Commune Pierre Gaspard Chaumette, Montagnard et démagogue bon teint, qui prétendit alors s’exprimer au nom de la Nature : « Rappelez-vous cette virago, cette femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges, qui voulut politiquer et commit des crimes ; tous ces êtres immoraux ont été anéantis sous le fer vengeur des lois ! »

S’adressant aux républicaines, il ajoutait : « Et vous voudriez les imiter ? Non, vous ne sentirez que vous serez dignes d’estime que lorsque vous serez ce que la Nature a voulu que vous fussiez. Nous voulons que les femmes se respectent, c’est pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes. »

Passion pour le théâtre

La condamnée du 3 novembre 1793, qui avait en quelque sorte prophétisé sa fin dans un célèbre article sur la tribune et l’échafaud publié dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), avait, non sans lucidité, formulé le nouveau statut de la femme en ces termes : « Les femmes de l’Ancien Régime étaient autrefois respectées et méprisables, et, depuis la Révolution, elles sont devenues respectables et méprisées. »

Venue de son Quercy natal — elle était née à Montauban en 1748 —, Marie Gouze était veuve à 20 ans lorsque, par un hasard de circonstances et aussi parce que ses ambitions n’étaient pas médiocres, elle fut reçue dans la société artistique et intellectuelle du Paris des Lumières. Elle s’y fit connaître sous le nom d’Olympe de Gouges, y rencontrant des écrivains, des philosophes, des scientifiques, des mécènes et collectionneurs, des femmes d’esprit, des artistes et principalement des comédiens. Le théâtre fut en effet sa passion et, dès 1778, elle s’y consacra entièrement comme auteure dramatique. Depuis Molière, la tradition, à la Comédie-Française, autorisait en principe à s’exprimer subtilement sur certains sujets délicats à condition que les codes de la « bienséance » fussent respectés et que le « but moral » fût atteint.

Bibliographie

- Olivier Blanc, Olympe de Gouges, Syros, Paris, 1981.

- Olivier Blanc, Marie-Olympe de Gouges. Une humaniste à la fin du XVIIIe siècle, éd. René Viénet, Cahors, 2003.

- Benoîte Groult, Morceaux choisis. Olympe de Gouges, Mercure de France, Paris, 1986.

Olympe de Gouges :

- L’Esclavage des Noirs, 1792, Côté-femmes, Paris, 1989.

- Œuvres complètes. Tome I. Théâtre, éd. Félix-Marcel Castan, Montauban, 1993.

- Théâtre politique, Côté-femmes, Paris, 1991.

- Ecrits politiques 1788-1791, préface d’Olivier Blanc, Côté-femmes, 1993.

- Ecrits politiques 1792-1793, préface d’Olivier Blanc, Côté-femmes, 1993.

C’est ainsi que, chez la marquise de Montesson, qui disposait d’un théâtre de société dirigé par le chevalier de Saint-Georges, métis d’une liaison de son père avec une ancienne esclave, de Gouges donna en 1782, en lecture privée, une pièce de sa composition sur les horreurs — on ne pouvait alors parler à mots couverts que d’« injustice » — de la traite des esclaves des colonies. Mme de Montesson, influente depuis son mariage morganatique avec le duc d’Orléans, père du futur Philippe-Egalité, recommanda l’auteure à la Comédie-Française, et la pièce fut inscrite au répertoire. Mais, à la réflexion, on s’aperçut que ce « drame indien » recelait une critique de la traite, source de profits considérables.

De Gouges, qui y dénonçait l’« injuste intérêt des Blancs (6)  » — autrement dit le Code noir (7) — eut le tort de manifester bruyamment son dépit de voir sa pièce reléguée dans les oubliettes de la Comédie-Française. Elle fut menacée d’être internée à la Bastille par lettre de cachet. Elle eut très peur, et on peut dater de cette époque son engagement politique. De 1785 jusqu’à sa mort, elle publia inlassablement sur tous les sujets qui revêtaient de l’importance à ses yeux. D’abord prudente, à cause du « despotisme ministériel », disait-elle, elle donna ensuite libre cours à son enthousiasme sincère après la levée de la censure en 1789.

Sous l’Ancien Régime, elle s’est exprimée principalement dans les préfaces à ses pièces de théâtre publiées en recueil en 1788, et où la thématique essentielle se rapporte aux prisonniers pour dettes (L’Homme généreux) ou à la prise de voile imposée aux jeunes filles catholiques, tradition qui les privait de liberté pour leur vie entière (8). Et, ici et là, elle s’intéresse aux enfants nés hors mariage et privés de droits, aux personnes démunies et, bien sûr, aux femmes et au mariage religieux — « le tombeau de l’amour et de la confiance » — qu’elle propose de remplacer par un contrat civil équitable prenant en compte les penchants naturels des partenaires à contracter des liaisons hors mariage.

Une pamphlétaire assumée

Dans des écrits isolés comme ses touchantes Remarques sur les hommes noirs (1788) ou dans Le Bonheur primitif de l’homme (1789), elle reprend à son compte les thèses rousseauistes sur la nature essentiellement bonne, belle et respectable — elle-même fille naturelle, elle se disait « enfant de la Nature » — et, inspirée par les Lumières et la raison, elle construisit une œuvre originale ponctuée d’idées ingénieuses et novatrices qu’elle comparait à des diamants bruts (9). Car son œuvre se caractérise aussi par une faiblesse dans le style et par un visible manque de travail d’écriture, tâche qu’elle avait le tort de confier à des secrétaires. Comme la plupart de ses compatriotes, y compris les gens de lettres, elle répugnait à écrire elle-même ; or la dictée a des inconvénients si l’on se relit mal (10).

Dans son théâtre du temps de la Révolution et dans tous ses écrits postérieurs à 1789 — auxquels il faut ajouter sa Lettre au peuple et ses Remarques patriotiques de 1788  (11) —, elle a souvent cherché à susciter des mouvements d’opinion. Les termes de « pamphlétaire », voire de « propagandiste » lui conviennent donc bien. Son mode d’expression invariable a été la brochure classique, allant de quatre à une cinquantaine de pages pour certaines comme ses Lettres au roi et à la reine ou L’Esprit français. En 1792 et 1793, pour favoriser la diffusion de ses opinions, elle lança des campagnes d’affiches à l’occasion des événements politiques d’importance comme la guerre, la réconciliation nationale, la montée de la dictature montagnarde, le procès de Louis Capet ou la liberté d’expression, à laquelle elle revient dans son dernier écrit de prison (Une patriote persécutée).

Jusque récemment encore, de Gouges n’était connue que de quelques érudits. Or, en son temps, elle s’est exprimée avec beaucoup d’humanité dans un pays encore largement dominé par le poids des archaïsmes issus des traditions familiales et religieuses. Sa prise de parole publique a donc toujours été à risques, et on ne lui épargna ni la caricature ni les menaces.

Avec tant de chaleur

Sur les questions humaines, on a souvent préféré citer ses contemporains Condorcet et l’abbé Grégoire. Or ce dernier a rendu le premier hommage au courage exemplaire de de Gouges, qui, disait-il en 1808, « avait su plaider la cause des malheureux Noirs ». Il est donc juste, aujourd’hui, de rendre hommage au beau courage de de Gouges, qui sut défendre les causes humaines avec tant de chaleur.

Olivier Blanc.

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Lien  

Olivier Blanc

Historien, auteur de Marie-Olympe de Gouges. Une humaniste à la fin du XVIIIe siècle, éd. René Viénet, Cahors, 2003.

(1) Cités par l’accusateur public, les textes intitulés Olympe de Gouges au tribunal révolutionnaire, Olympe de Gouges défenseur officieux de Louis Capet, et surtout Les Trois Urnes, un manifeste jugé « attentatoire à la souveraineté nationale » et qui justifia la peine de mort.

(2) Le mot « salon » n’a, contrairement à ce que l’on croit généralement, été utilisé qu’au début du XIXe siècle.

(3) Dans sa pièce sur l’esclavage, elle avait scandalisé en évitant la mort au Noir Zamora meurtrier d’un intendant de plantation. Elle avait proposé en mai 1790 à l’Assemblée qu’une cour suprême populaire, en fait une cour d’assises, se substitue aux anciens tribunaux royaux.

(4) C’est sous leur influence d’ailleurs qu’avait été votée de justesse — en toute fin de législature (septembre 1792) — la seule loi donnant un semblant de droit civil aux Françaises, celle du divorce.

(5) Club fondé par Jacques Pierre Brissot, dit Brissot de Warville, en 1789.

(6) Remarques sur les hommes noirs (1788).

(7) Edicté sous Louis XIV, il normalisait le principe de l’esclavage des « nègres » des colonies, en encadrant strictement le « statut » d’esclave. Napoléon le rétablit en le durcissant en 1802 après sa suppression en l’an II de la République.

(8) Elle a développé cette thématique dans une de ses pièces qui connut un grand succès, Le Couvent ou les Vœux forcés, qui fut jouée à Paris et en province en 1791 et 1792.

(9) Mirabeau disait à son sujet : « Nous devons à une ignorante de grandes découvertes. »

(10) La connaissance des lettres de prison des hommes et femmes incarcérés sous la Terreur, écrites sans secrétaires ou « teinturiers », selon l’expression du temps, permet de relativiser ses faiblesses littéraires.

(11) Elle y développe un plan de réformes économiques en proposant la taxation des signes extérieurs de richesse et le principe d’un impôt volontaire, idée qui fut reprise et débattue les mois suivants. Elle y expose aussi un grand plan de réformes et d’améliorations sociales, et des recettes pour lutter contre la pauvreté.

Édition imprimée — novembre 2008 — Page II