Le Monde diplomatique

Manière de voirIslam contre islam

En un combat commun

« Un spectre hante l’Occident, le spectre de l’islamisme. Toutes les puissances du vieux et du nouveau monde sont groupées en une sainte chasse à courre pour traquer ce spectre : le président Bush et son vassal Tony Blair, Vladimir Poutine et Ariel Sharon, les polices américaine et européennes. » Paraphrasant le Manifeste du Parti communiste de Karl Marx, écrit en 1848, on pourrait ainsi, en quelques lignes résumer le sentiment qui s’empare des classes dirigeantes du Nord, relayé par quelques intellectuels soucieux de défendre les valeurs du « monde civilisé » contre celles des « barbares ».

Le pitoyable pamphlet d’Oriana Fallaci, La Rage et l’Orgueil, dans lequel la journaliste italienne, ressuscitée du néant, éructe haine et racisme contre les musulmans, révèle, selon la formule de Gilles Kepel, « ce que les instituts de sondage peinent à percevoir de la psychologie des foules ». Car les événements du 11 septembre 2001 ont libéré la parole, autorisé à dire ce que l’on n’osait même pas penser : « L’horreur a permis de nommer l’Autre, l’ennemi, la menace, de lui donner un visage en l’icône de Ben Laden, à laquelle on ramène les bandes de banlieue comme les clandestins du ponte Vecchio dans une confusion générale des sentiments (1). »

Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, bien avant l’attaque terroriste contre le World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington, cette idéologie de la « menace islamique », du « fascisme vert » a été patiemment concoctée dans quelques « think tanks » américains, véhiculée par des responsables de la sécurité et de l’ordre orphelins depuis la disparition du « péril soviétique ». Il fallait un nouvel ennemi pour justifier les budgets militaires, la puissance des appareils de sécurité et aussi pour reconvertir quelques chercheurs en stratégie antisoviétique.

Mais comment rendre cet adversaire suffisamment crédible, alors qu’aucun Etat musulman ne dispose ni de milliers de têtes nucléaires ni d’une force de frappe économique ou militaire qui mettraient en danger l’Occident ? Les blindés de l’armée rouge étaient, paraît-il, à quelques heures de Paris, mais où étaient basés les « chars musulmans » ? Le terrorisme, concept jamais défini et à géométrie variable - Washington s’en servait pour discréditer l’ANC sud-africaine ou l’OLP tout en célébrant les « combattants de la liberté » au Nicaragua ou en Angola -, allait permettre de révéler cet insaisissable ennemi, d’autant plus menaçant qu’il serait relayé par une cinquième colonne au cœur même de l’Occident.

En 1999, Jean-Louis Bruguière, premier vice-président du Tribunal de grande instance de Paris chargé de l’instruction et de la coordination de la section antiterroriste, expliquait l’« évolution significative » qui s’est produite depuis la fin de la guerre froide avec le désengagement des Etats impliqués dans le terrorisme (2). « Dans un premier temps ont émergé des réseaux qui avaient été créés à la suite de l’interdiction du FIS en Algérie et qui ont ensuite constitué, pour partie, le GIA (...). Après, nous nous sommes rendu compte que la situation était devenue beaucoup plus compliquée. Nous nous sommes aperçu que, dans les zones grises de nos banlieues, de jeunes Français se convertissaient à l’islam sur un mode radical et violent, que de jeunes immigrés de la seconde génération étaient recrutés pour intégrer des réseaux qui se constituaient de façon très spontanée et qui leur permettaient de légitimer ainsi leur violence et leur délinquance sur un mode très gratifiant, celui du terrorisme théologique. » Et il évoquait les filières islamiques qui se créaient à travers le monde, dans les camps afghans ou ailleurs. « C’est ainsi que s’est constituée cette espèce de nébuleuse, ce “web” du terrorisme, d’autant plus dangereuse que son évolution s’est effectuée de façon erratique telle une toile d’araignée et que les opinions publiques n’étaient pas sensibilisées à cette menace. C’est pourquoi aucune mesure de riposte n’a été prise. »

Désormais, depuis le 11 septembre, c’est chose faite. Tous azimuts, les Etats multiplient les mesures contre le terrorisme, la délinquance, l’insécurité et les immigrés. Le sommet de l’Union européenne à Séville en juin 2002, a consacré le renforcement des politiques communes contre les immigrés et le droit d’asile - alors même que le nombre de demandeurs d’asile dans l’Union a chuté de moitié en dix ans. Le ministre américain de la justice, connu au Proche-Orient sous le sobriquet d’« aya-tollah John Ashcroft », a annoncé des mesures discriminatoires contre les citoyens venant des pays musulmans - tandis que des centaines d’entre eux restent prisonniers et au secret depuis le 11 septembre. Si les actes visant des personnes et des lieux de culte juifs sur le Vieux continent ont été, à juste titre, dénoncés et médiatisés, un épais silence entoure les attaques dont sont victimes les populations musulmanes. Selon le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNDDH), on a dénombré en France, en 2001, 67 faits racistes graves : 38 anti-arabes et 29 anti-juifs. Un autre rapport montrait que de la Grande-Bretagne au Danemark, des Pays-Bas à la Suède, les assauts contre les lieux de culte musulmans ou contre des femmes portant le foulard s’étaient multipliés, tandis que les médias banalisaient des stéréotypes antimusulmans (3).

Ennemi « idéal » pour l’Occident, l’islam allie la menace extérieure - représentée par la nébuleuse d’Al-Qaida - et la menace interne que constituent ces millions de musulmans désormais installés en Europe et aux Etats-Unis. Enfin, une nouvelle grille de lecture pour comprendre le monde : le « choc des civilisations » remplace la guerre froide, l’affrontement entre la « modernité » et la « barbarie » se substitue au heurt entre le monde libre et le communisme... Le vieux discours colonial sur la « bes-tialité » du non-civilisé, refoulé depuis l’accession aux indépendances de dizaines de pays d’Afrique ou d’Asie, retrouve une douteuse légitimité (4).

Quelques écrivaillons, issus souvent de l’extrême droite, emboîtent le pas : « Face au totalitarisme vert, explique Alexandre Del Valle, une recomposition du monde de l’après-guerre froide sera nécessaire : alliance sans faille avec la Russie puis avec l’Inde, aux prises avec des rébellions islamistes armées liées à l’épicentre afghano-wahhabite, pour neutraliser le foyer islamiste et atomique pakistanais (...) rapprochement avec la Chine (...) afin de casser l’axe “islamo-confucéen”. » Et il en appelle à « soutenir les premières victimes de la barbarie islamiste, à commencer par l’Algérie, l’Egypte ou la Tunisie, que l’on traîne trop souvent dans la boue parce que ces pays “persécutent” les islamistes (5) ». Persécutent, avec des guillemets ? Dans ces trois pays, la torture, les disparitions, les arrestations arbitraires sont monnaie courante, mais qu’importe : quand il s’agit de l’islam, la fin justifie les moyens et les discours sur la démocratie et les droits de la personne n’ont plus cours...

Faut-il, pour autant, substituer à cette vision délirante un appel au « dialogue des civilisations », prôner un débat entre « islam » et « Occident » ? Le risque serait d’accréditer l’idée d’une cohérence interne qui ferait et de l’Occident et de l’islam des objet identifiables, clos, clairement définis. L’islam en tant que tel n’est ni pacifique ni violent.

Il ne pèse que bien peu dans les réalités du monde musulman, même si les acteurs ont tendance à exprimer leurs revendications en termes islamiques. Faut-il pour autant les prendre au mot ? Aucun fil vert ne relie l’insécurité dans les banlieues, l’affrontement israélo-palestinien, le blocus de l’Irak, l’éclatement de la Yougoslavie, les tensions dans le Xinkiang, les affrontements en Indonésie. Paradoxalement, le discours sur le monolithisme ou l’unicité de l’islam est la simple reprise, en miroir, de celui des islamistes les plus radicaux, qui affirment qu’il n’existe qu’une lecture de la religion, que l’oumma - la communauté des croyants - est une. Ils voient souvent l’Occident comme un ennemi global et ne mesurent pas les conflits d’intérêts et les débats contradictoires qui le traversent.

En réalité, comme le rappelle Alain de Libera (lire pages 10 à 14), l’islam a apporté sa contribution à « notre » civilisation, quels que soient nos efforts pour l’oublier. Le monde occidental a profondément marqué, notamment à travers la colonisation, l’espace musulman, et il continue de l’influencer parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. De multiples courants d’échange existent entre les « deux mondes ». La présence de millions de musulmans en Occident rend les imbrications encore plus denses. Il existe, « ici » et « là-bas », affluence de courants, de forces, de tendances, même si là-bas elles s’expriment souvent à travers un langage religieux - l’attachement massif à la religion étant une caractéristique de l’« aire musulmane ». Le dialogue - ou la confrontation - se fera dans les alliances et les affrontements entre forces d’ici et de là-bas.

Le mouvement antimondialisation a vu se fédérer des forces du Nord et du Sud, face à une coalition de nantis du Nord et du Sud. C’est par la multiplication des combats communs en faveur d’autres mondes possibles, d’autres horizons, menés par ceux qui croient au ciel comme par ceux qui n’y croient pas que nous dépasserons les faux clivages de ceux qui veulent nous ramener aux guerres de religion.

Alain Gresh.

Lien  

(1) Le Point, Paris, 24 mai 2002.

(2) « L’humanitaire en échec? », actes du colloque organisé à Paris le 4 février 1999 par le Comité international de la Croix-Rouge, Genève, 1999.

(3) « Report on Islamophobia in the EU after 11 September 2001 », European Monitoring Centre on Racism and Xenophobia, Vienne, mai 2002

(4) Lire « Polémiques sur l’histoire coloniale », Manière de voir, n° 58, juillet 2001.

(5) Alexandre Del Valle, Politique internationale, Paris, printemps 2002. Sur Alexandre Del Valle, lire Témoignage Chrétien, Paris, 6 juin 2002.

Édition imprimée — juillet 2002 — Pages 94 et 95