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« L'Egypte ne devient entièrement chrétienne qu'au Ve siècle »
La christianisation de la vallée du Nil a été plus lente que ne le laisse entendre la tradition copte qui sappuie sur la mission de lévangéliste Marc. Cependant, après des débuts modestes, à la fin du IIIe siècle, lélan est donné. Et ce sont les monastères qui vont donner son originalité à lEglise égyptienne. Anne Boudhors, coptologue nous retrace les grandes lignes de cette histoire pour ce dossier réalisé en partenariat avec egypt.edu et qui complète notre numéro 178 " sur la piste des moines du désert"
Le Monde de la Bible :
Lévangélisation de lEgypte est toujours présentée comme luvre de lapôtre Marc. Quen est-il vraiment sur le plan historique ?
Anne Boudhors : Si Marc est venu depuis Rome enseigner aux Egyptiens le message chrétien, il faudrait placer son action aux alentours de lannée 50. Selon des textes postérieurs, il aurait été martyrisé à Alexandrie en 62. Eusèbe de Césarée (265-340) cite cette tradition de manière assez vague. Mais aucun texte contemporain ne la confirme. Les sources anciennes, qui ont conduit à son élaboration, manquent. Il est donc assez difficile, dun point de vue historique, de croire que saint Marc est venu en personne : toutes les églises anciennes se réclament dun apôtre du Christ. Cest un élément de légitimité quelles revendiquent a posteriori lorsquelles sont constituées et bien identifiées. LÉglise copte, encore aujourdhui, considère lépisode de la fuite en Egypte de lenfant Jésus, puis la venue de Marc comme des événements fondateurs.
Nos sources les plus anciennes sur la christianisation de lEgypte ne remontent quà lextrême fin du IIe siècle. Et nous apprenons, toujours par Eusèbe de Césarée, quil existe vers 180, une école chrétienne à Alexandrie, dirigée par un converti nommé Pantène, et un évêque, Démétrios, entre 189 et 232. Est-ce à dire quil ny a pas eu de groupes de chrétiens auparavant ? Ou que les textes qui en parlaient ne se sont pas conservés ? Les spécialistes se divisent sur le sujet.
Le Monde de la Bible :
Cest-à-dire ?
Anne Boudhors : Pour lhistorien américain Roger Bagnall, par exemple, si nous navons pas retrouvé de papyrus chrétiens plus anciens que la fin du IIe siècle, cest parce quils nexistent pas ! En effet, Alexandrie mise à part, le climat de lEgypte permet, par exception, la conservation de ce matériau périssable et pour la même période, nous disposons de textes profanes. En outre, il démontre de façon assez convaincante que les quelques textes chrétiens, soi-disant plus anciens, ont été en fait datés un peu trop haut et ne seraient pas antérieurs à cette date butoir. Avant lépiscopat de Démétrios, dont on sait quil a lui-même nommé trois évêques, nous sommes donc dans lincertitude quant au degré de diffusion du christianisme et à lorganisation de communautés chrétiennes.
Le Monde de la Bible :
En labsence de sources directes aussi anciennes, est-il cependant possible de reconstruire un scénario de larrivée du christianisme en Egypte?
Anne Boudhors : Il est vraisemblable quà la fin du Ier siècle, une communauté chrétienne sétait déjà constituée à Alexandrie, peut-être sur le modèle de celle de Jérusalem. Et elle était certainement dorigine juive. Noublions pas quAlexandrie abrite à cette époque la plus grande communauté juive de la diaspora. Celle-ci est très vivante, lettrée et organisée jusquen 115, date de sa destruction par lempereur Trajan.
Nous savons par ailleurs que la toute première communauté chrétienne de Jérusalem était composée en bonne part de juifs. Et que jusquau milieu du IIe siècle, ces « judéo-chrétiens », comme nous les appelons, ne se sentaient pas forcément en rupture avec le judaïsme. Une des raisons à notre manque de textes identifiant les chrétiens tient peut-être à cela : ils se distinguaient peu des autres membres de la communauté juive et même pas du tout, vu de lextérieur...
Un peu plus tard ou parallèlement , le christianisme sest propagé dans les cercles païens sous la forme de petits groupes, des « écoles » qui fonctionnent selon le modèle grec avec un maître qui enseigne à des disciples. Parmi ces groupes, certains se rattachent à la gnose (lien :http://www.mondedelabible.com/article/index.jsp?docId=2264006) : ils sont adeptes de cette philosophie du salut basée sur la connaissance de soi et sur une vision dualiste du monde. Les noms de Valentin et de Basilide, dont laction se place vers 140-150, sont ainsi parvenus jusquà nous. Ces gnostiques seront plus tard rejetés à lextérieur de ce qui est devenu lEglise. Leur importante production littéraire en grec fait partie des textes attestant dune pensée chrétienne multiforme en Egypte.
Le Monde de la Bible :
Connaît-on mieux les débuts du christianisme dans la vallée du Nil ?
Anne Boudhors : La vallée du Nil est restée plus égyptienne, a été moins hellénisée, même sil existe dimportants centres urbains qui regroupent des lettrés. Limage que nous avons du processus, à partir du début du IIIe siècle, reste assez flou : nous devinons de petites communautés dispersées, dirigées par des prêtres. Les évêques ne deviennent plus nombreux que sous Héraclas, le successeur de Démétrios, au milieu du IIIe siècle.
Le Monde de la Bible :
Comment lEgypte a -t-elle basculé vers la nouvelle religion ?
Anne Boudhors : La véritable impulsion est liée à lapparition de nombreux ermites et moines, à la fin du IIIe siècle, dabord au sud dAlexandrie, puis en remontant le long de la vallée. Cest un mouvement que lon attribue à deux grands fondateurs, Antoine et Pachôme, et qui semble rapidement toucher toutes les couches de la population. Les évêques seront de plus en plus choisis parmi les moines, voire parfois cumulent le rôle dévêque et de supérieur du monastère ce sera le cas, par exemple, dAbraham dHermonthis, vers lan 600. Nous pouvons même dire que lEglise copte prend alors sa couleur propre et que depuis cette époque jusquà aujourdhui, sa hiérarchie se recrute parmi les moines.
Il est difficile de dire pourquoi le monachisme se développe si typiquement en Egypte. Certains historiens ont pensé que les moines sont les héritiers chrétiens des fameux « thérapeutes » alexandrins décrits par Philon. Ces ascètes juifs du Ier siècle proposaient déjà un idéal de vie à lécart dAlexandrie. Dautres spécialistes ont vu dans ce mouvement une influence du judaïsme tel que le pratiquaient les groupes esséniens qui sétaient retirés hors de Jérusalem, voire hors du monde. Après tout, des textes gnostiques égyptiens gardent la trace de certaines conceptions esséniennes. Cet élan a aussi à voir avec les persécutions, celle de Dèce en 250 et celle de Dioclétien en 284 : le désert est, de tout temps, un refuge.
Nous devons dailleurs avoir à lesprit que le paysage égyptien, avec cette limite si claire entre la vallée fertile et peuplée et le désert, tout proche et hostile, se prête au développement dune réflexion sur la façon de vivre sa foi en dehors du monde. Dailleurs les monastères ont été rarement construits très à lécart. Mais ils sont symboliquement hors des villages, au désert.
Le Monde de la Bible :
La culture religieuse égyptienne ne préparait-elle pas les esprits à accepter le christianisme ?
Anne Boudhors : LEgypte antique fut souvent accueillante aux nouveaux mouvements de pensée, aux nouveaux cultes. Et il est vrai que la ferveur traditionnelle des Egyptiens, leur conception de limmortalité de lâme pouvaient peut-être préparer les esprits
Mais avec le christianisme, une vraie rupture simpose. Je crois quil faut distinguer entre ce qui sest passé sur un plan conscient et éventuellement les apports de la mémoire culturelle inconsciente. Par exemple, dans la littérature chrétienne, le paganisme est clairement rejeté, quil sagisse des images des dieux anciens ou du culte lui-même. Mais lorsque nous lisons les récits des vies des martyrs rédigées à la même époque, nous avons limpression que certains thèmes sont comme des constantes de la civilisation égyptienne (par exemple le voyage du saint sur le Nil, quand il est emmené dun tribunal à lautre, évoque les voyages fluviaux des dieux et déesses pharaoniques
). Le fond culturel ancien ressort à linsu du rédacteur ! On ne peut non plus éviter de mentionner la reprise de la croix ansée pharaonique dans liconographie chrétienne dÉgypte.
Le Monde de la Bible :
A partir de quand peut-on parler dune Egypte chrétienne?
Anne Boudhors : Le christianisme devient en quelque sorte religion dÉtat dans tout lEmpire avec lédit de Constantin (313). Cependant, en Égypte, comme dans beaucoup dautres régions, le mouvement na pas dû être uniforme et sans à-coups. Si nous lisons les uvres du moine Chenouté (mort vers 466), abbé du monastère Blanc, situé en Haute-Egypte, nous voyons quil est encore en lutte contre les païens, ceux quil appelle « les Grecs ». Les chrétiens sont désormais dominants, mais ils ont sans doute rencontré une longue résistance, au moins passive, dune grande partie de lélite grecque. Des foyers de paganisme comme la ville de Panopolis (Akhmîm aujourdhui), célèbre pour abriter un grand nombre de poètes qui continuaient à sexprimer en langue grecque, ont persisté jusquau début du Ve siècle.
A partir de ce moment, nous pouvons dire que lEgypte est entièrement chrétienne au moins jusquen 641, date de linvasion arabe.
Le Monde de la Bible :
Vous dites que les sources chrétiennes se multiplient à partir du IIIe siècle. Quels sont ces textes ?
Anne Boudhors : Au départ, la littérature chrétienne est surtout constituée des textes bibliques grecs et de leurs traductions en langue copte. Nous trouvons ainsi des traductions de tous les livres de lAncien et du Nouveau Testament, et aussi bien dautres : les célèbres évangiles apocryphes, dont nous avons tant entendu parler lan dernier à cause de la redécouverte dun « Evangile de Judas » gnostique. A partir du IVe siècle, se développe une littérature copte : des récits hagiographiques à la gloire des saints les plus vénérés du pays, des textes de spiritualité monastique, des règles de discipline pour la vie en communauté
Et bien sûr, se poursuit lintense activité de traduction des textes des Pères de lÉglise, rédigés en grec à lorigine. Cette période de production littéraire va souvrir jusquau VIIIe siècle. Parallèlement, nous avons à partir du IIIe siècle environ, dabord seulement en grec, puis en grec et en copte, toute une production appelée « documentaire », cest-à-dire de textes non littéraires : les lettres, les comptes, les graffitis
qui complètent et corrigent la vision de lhistorien.
Le Monde de la Bible : Comment situer lEglise copte à lépoque des grands conciles qui vont fixer le dogme et le canon chrétien ?
Anne Boudhors : Aux IVe et Ve siècles, le christianisme égyptien est perturbé par les querelles christologiques. Larchevêque Athanase dAlexandrie a fait triompher, lors du concile de Nicée (325), contre la doctrine arienne, le dogme de la consubstantialité (le Père est de même substance que le Fils). Mais la querelle rebondit au siècle suivant. Lors du concile dEphèse (431), des affrontements violents opposent Cyrille dAlexandrie, accompagné dune escorte de moines, dont Chenouté faisait partie, et son adversaire Nestorius, archevêque de Constantinople. La querelle tourne toujours autour des deux natures (divine et humaine) du Christ. Sy ajoutent des enjeux de pouvoir entre les différentes Églises et un malentendu basé sur la différence entre les termes de « personne » et de « nature » en latin et en grec. A Ephèse, Cyrille fait valoir sa formule, pour une « union sans confusion » des deux natures du Christ, en une seule personne. Mais au concile de Chalcédoine, en 451, son successeur Dioscore dAlexandrie défend une position qui donne la prééminence à la nature divine du Christ. Il est excommunié et lEglise égyptienne entière fait sécession. On emploie donc souvent le terme de « monophysites » (qui croient à une seule nature) pour caractériser les Coptes. Ce terme a presque toujours une connotation péjorative. Il est préférable de dire que lÉglise égyptienne est pré-chalcédonienne (elle est restée fidèle à la formule de Cyrille). Lors du grand schisme orthodoxe du XIe siècle, lÉglise copte restera du côté oriental, ce qui explique que les Coptes soient majoritairement orthodoxes. Mais elle est autonome, et ne dépend ni de lÉglise grecque ni daucune autre Église orthodoxe.
Recueillis par Sophie Laurant
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