Un
homme guidé par le Droit.
L'action de Mandela, aussi singulière et personnelle qu'elle
soit, ne dédaigna jamais de rendre hommage à ses
grands modèles.
Malgré les concessions pragmatiques que Mandela dut faire
(comme le recours
à la lutte armée et à la clandestinité,
devant l'intransigeance de ses adversaires), son action politique
était régie par des principes solidement ancrés
en lui dès
son jeune âge. Les ajustements qu'il fit sont plutôt
le signe de la clairvoyance
d'un homme qui ne confondait pas les principes et l'idéologie,
qui, s'il refusait de " transiger " (comme lorsqu'on
lui proposa la liberté en échange de la reconnaissance
de fait d'une politique ségrégationniste au Transkei,
présentée comme un progrès pour les indigènes),
ne refusait pas de négocier.
Dans sa jeunesse, la participation à des jeux qui simulent
la bataille, comme
tous les enfants de son âge, lui apprend les principes du
respect de l'adversaire,
au premier rang desquels, traiter l'autre comme un adversaire,
même s'il se déclare un " ennemi ". "
J'appris, raconte-t-il, qu'humilier son adversaire revient
à lui faire subir un sort cruel et inutile. Enfant déjà,
j'appris à battre mes adversaires sans les humilier. "
Au principe de son action, on trouve la confiance dans ce qui
allait motiver
sa carrière d'avocat : le Droit. Ce n'est pas par hasard
que Mandela fonda
avec Oliver Tambo le premier cabinet d'avocats noirs du pays.
Même dans les moments les
plus critiques de la lutte, même après le recours
à la lutte armée et après le passage à
la lutte " underground " rendue impérative par
son statut de dissident, Mandela ne reniera jamais sa croyance
dans
le règlement du différend par le droit.
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Oliver
Tambo, avec lequel Mandela ouvrit le premier cabinet d'avocats
noirs en Afrique du Sud. Une vocation partagée et une
amitié qui survécurent à toutes les avanies. |
Tambo raconte : " nos dossiers étaient
pleins de milliers de cas de ce genre (
)
et si, au moment de commencer notre carrière conjointe,
nous n'avions pas été rebelles à l'apartheid,
c'est notre expérience professionnelle qui aurait rempli
la mission de nous convertir à ces vues. "
Au contraire d'un idéologue, c'est par empathie pour ses
" frères humains "
et par respect du droit que Mandela s'est forgé son caractère
de rebelle
et ses vues libératrices.
Mandela et la dialectique de l'oppression.
Avec une simplicité et une efficacité remarquable,
Mandela illustre par
ses sentences - qui sont le contraire de " leçons
" - cette intuition qui veut
que le maître soit esclave de celui qu'il asservit au moins
autant que ce dernier,
qu'il prive de sa liberté et de sa dignité.
Le déni de droit et de justice, instrument semble-t-il
de la domination, n'est que l'arme à double tranchant de
la négation de toute humanité. Dans les termes
de Mandela : " Un homme qui prive un autre homme de sa liberté
est prisonnier
de la haine, des préjugés et de l'étroitesse
d'esprit. "
Aussi le combat de Mandela ne s'est-il jamais réduit à
une guerre pour remplacer une domination provisoire par une autre
domination - le cercle vicieux de la domination assimilant l'une
et l'autre - , mais à un effort pour abolir toute domination
illégitime, et pour réconcilier les hommes et leur
ouvrir les yeux sur le bénéfice qu'il y a à
vivre ensemble et à collaborer.
Le 20 avril 1964, devant la Cour Suprême de Pretoria, il
déclare : " Je me suis battu contre la domination
blanche, je me suis battu contre la domination noire. J'ai chéri
l'idéal d'une société libre et démocratique
où tous pourraient vivre ensemble en harmonie et avec les
mêmes opportunités. "
"Un homme qui prive un autre homme de sa liberté
est prisonnier de la haine, des préjugés et
de l'étroitesse d'esprit." |
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Visionnaire et anticipateur, il inclut ses persécuteurs
et ses ennemis déclarés
dans la communauté nationale qu'il appelle de ses vux.
Son nationalisme est un nationalisme de réconciliation,
radicalement différent
en cela des centaines d'avatars du nationalisme d'exclusion, qui
ne sont que
les faux nez d'une définition ethnique, réductrice,
du groupe, et dont l'Afrique
a encore à souffrir. Exemple sans précédent
de magnanimité, d'un révolutionnaire pragmatique,
juste et qui ne cherche pas tant à défaire l'adversaire
qu'à faire triompher la justice. Son idée de la
justice était invariable et sans concessions.
L'action politique et la force.
Sur le chapitre de la lutte armée, Mandela
ne partage pas non plus la morbide fascination d'autres révolutionnaires
pour les armes, et la dérisoire puissance ou impression
de puissance qu'elles confèrent. A l'heure où le
continent est ravagé
par les armes, et où la force aime à se donner l'allure
du droit, l'uvre de Mandela suffit à dénoncer
cette imposture.
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Le
poing serré de Mandela, symbole de sa détermination
et de sa volonté de voir la justice l'emporter. Le
triomphe dans l'humilité. |
L'état de guerre et la haine généralisée
des uns contre les autres est pour lui
un état anormal. Rejoignant en cela la plus ancestrale
et universelle philosophie
du pouvoir et réflexion sur la domination de l'homme par
l'homme, il n'ignore pas
que la force ne confère qu'un privilège limité,
une illusion de puissance sans cesse menacée, un déséquilibre
structurel permanent sur lequel aucune institution
ne peut reposer.
De là ses réflexions radicalement novatrices sur
le statut de l'ennemi.
Pour Mandela, si quelque chose comme la justice existe, quelque
chose
non pas relatif mais bien absolu, un principe d'équité
qui n'est fonction
d'aucune contingence, alors tout différend doit avoir par
définition
une solution qui satisfasse les deux parties.
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"Pour
faire la paix avec un ennemi, on doit travailler avec cet
ennemi, et cet ennemi devient votre associé"
Mandela
a trouvé en De Klerk cet associé : les deux
hommes ont renversé l'apartheid
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La négociation n'est pas un marché
où l'on arrache un privilège en renonçant
à
un autre, mais elle est le lieu où s'élabore la
mise en pratique des principes justes.
Radical dans son opposition à l'injustice, il est tout
aussi radical dans ses vues inédites sur le règlement
du conflit : " Pour faire la paix avec un ennemi, on doit
travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé."
Il était fidèle en cela à ses intuitions
d'enfant, lorsqu'il jouait " à la guerre " avec
les enfants de son village natal. Mandela envisage toute sa vie,
même au plus fort de l'humiliation qu'on lui fait subir,
une République égalitaire. Quoi de plus normal alors,
que cet hommage prononcé au moment de recevoir le Prix
Nobel de la Paix (qu'il n'accepta, précisa-t-il, qu' "
au nom " du peuple africains), en mémoire de celui
qui avait anticipé une telle République, Martin
Luther King : " Lui aussi lutta,
et mourut à la tâche, pour contribuer à trouver
la juste solution aux problèmes auxquels nous, Sud-Africains,
sommes encore confrontés à ce jour. "
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