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Aux racine de l’écologie

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Rudolf Steiner et la biodynamique

Par Jean-Pierre Lentin

L’agriculture biologique a un père fondateur : Rudolf Steiner, philosophe, visionnaire, théoricien de la " science spirituelle" et créateur de l’Anthroposophie. En France, le personnage est mal connu, ou bien nimbé d’une brume de légendes - un héritage de la germanophobie galopante au début du siècle. Et pourtant, quelle histoire ! Avec toutes ses facettes, ses contradictions, sa démesure, son génie, sa folie, Steiner est bel et bien le précurseur de tout ce qui nous agite au XXIé siècle.

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R. Steiner

II naît en 1861, dans les montagnes hongroises. Fils d’un chef de gare autrichien, c’est un petit surdoué, chétif, introverti, bouleversé à neuf ans par la découverte d’un livre de mathématiques. Il écrira plus tard : "C’est à la géométrie que je dois d’avoir connu le bonheur." On l’envoie dans un collège technique, puis dans une école d’ingénieurs à Vienne. En même temps, il se trouve un curieux maître spirituel - un herboriste passionné d’occultisme.

Steiner intello

À Vienne, le jeune diplômé essaie de se faire un nom dans les milieux cultivés. Il fréquente le Café de la mégalomanie, rendez-vous des génies traîne-savates. Il ublie des critiques d’art dans des revues. Pour vivre, il est le précepteur, logé et nourri, d’un jeune handicapé mental. Succès inespéré : en cinq ans, l’hydrocéphale rattrape son retard scolaire, il finira médecin.

Steiner archiviste

À 30 ans, il décroche un poste de rêve comme éditeur des œuvres scientifiques de Goethe. Il va passer sept ans à Weimar, la vieille capitale culturelle du Siècle des lumières, et plonger dans l’œuvre singulière d’un Goethe méconnu, précurseur de l’évolutionnisme, méditant sur les couleurs ou les formes végétales et animales. Il rencontre aussi Nietzsche, hébété et mourant ; on le pressent pour éditer les œuvres complètes du philosophe, il commence à classer ses manuscrits, puis renonce, faute de s’entendre avec la très détestable sœur de Nietzsche, future nazie.

Steiner philosophe

Il publie ses premiers livres, des essais sur Goethe et sur Nietzsche, et, en 1894, un exposé de ses propres idées : "La philosophie de la liberté, résultat de l’expérience intérieure conduite selon les méthodes scientifiques." Tout Steiner est déjà là en germe : il veut réfuter le matérialisme, alors triomphant dans la philosophie et les sciences ; il défend l’existence d’un monde spirituel, accessible au chercheur par des voies aussi rationnelles et rigoureuses que celles de la science. C’est à l’opposé de l’air du temps, le livre fait un bide absolu.

Steiner savant

On arrive au tournant du siècle. Steiner s’installe à Berlin et traverse une période bizarre, tourmentée, une vraie schizophrénie intellectuelle. Conférencier, essayiste, directeur d’une revue culturelle en pleine déconfiture, il se passionne pour les sciences naturelles et apparaît comme le disciple et porte-parole de l’illustre biologiste Ernst Haeckel. Haeckel est l’apôtre de la révolution darwinienne, il prône l’unité profonde de toutes les espèces vivantes à travers la chaîne de l’évolution ; c’est aussi l’inventeur du mot "écologie", qu’il définit comme la science des rapports entre les organismes vivants et leur milieu. Le hic, c’est qu’il est matérialiste pur et dur, et Steiner se désespère à tenter de le convertir. Autre paradoxe, Steiner enseigne l’histoire et les sciences à l’Université populaire de Berlin, une école marxiste... On l’en démissionne, au bout de quatre ans, pour spiritualisme indécrottable.

Steiner théosophe

En 1900, Steiner entame une série de conférences sur les mystiques à la Société théosophique de Berlin. Et là, miracle, il trouve enfin un auditoire captivé par le monde "supra-sensible". La Théosophie, fondée par la voyante russe Héléna Blavatsky, est une sorte de religion universelle très portée sur l’Inde et le Tibet. Steiner se sent plus proche des mystiques chrétiens occidentaux, mais sa culture et son charisme font merveille : en 1902, il est nommé responsable des sections allemandes, autrichiennes et suisses du mouvement théosophique. Dès lors, ce petit homme aux traits sévères, toujours vêtu de noir, portant lavallière et cape de fourrure, se met à parcourir l’Europe. Il devient une star.

Steiner mystique

À l’époque, on l’accuse d’avoir retourné sa veste en rejoignant les théosophes. En fait, il est sorti du placard. Tout ce qu’il n’avait jamais osé raconter, par peur du ridicule, il le déverse à présent devant un public avide. Il s’avère que, depuis son adolescence, Steiner entre à volonté dans des transes visionnaires. Ce qu’il en rapporte, publié dans des livres comme L’initiation, Mémoire cosmique ou La science occulte, laisse pantois. Pas question de résumer ici ces méditations qui noircissent des milliers de pages et voyagent parmi les mondes astraux, les vies antérieures, les corps éthériques, les anges, la mémoire akashique... On peut y voir, au choix, une gigantesque hallucination, un enseignement surhumain, ou une mythologie poétique et grandiose.

Steiner dramaturge

La dimension artistique est une autre clé du personnage. À ses heures, il pratique la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre. En 1910, il monte un Mystère, un drame initiatique - il l’a écrit, mis en scène, a créé les décors et les costumes. Trois autres suivront, représentés à Munich chaque été. En 1912, il baptise eurythmie sa technique théâtrale qui mélange chant, diction scandée, chorégraphie et gestuelle symbolique.

Steiner anthroposophe

La rupture d’avec la Théosophie couvait depuis 1909, quand le révérend Charles Leadbater, théosophe en chef et pédophile notoire, s’entiche d’un jeune garçon indien et le désigne comme la nouvelle incarnation de Jésus-Christ. Le garçon quittera plus tard les théosophes et deviendra Krishnamurti. Quant à Steiner, il refuse de prêter allégeance au nouveau Messie et crée, en février 1913, son propre mouvement, la Société anthroposophique.

Steiner bâtisseur

L’Anthroposophie veut un siège social comme on n’en a jamais connu. Steiner sculpte des maquettes sinueuses et tarabiscotées. Munich refuse le permis de construire et les anthroposophes s’installent en Suisse, à Dornach. Ils sont en pleine construction quand la guerre éclate en août 1914. Une drôle de communauté vit là-bas, réunissant des disciples de toute l’Europe. Les bâtiments du "Goethaenum" prennent forme, tout en bois chantourné, parés de fresques bizarres. Effectivement, le lieu est unique au monde.

Steiner politique

Dans le chaos de l’après-guerre, Steiner conçoit un système social et politique, la "Tripartition". La société s’organiserait en trois sphères, celle de la culture, avec es artistes et les savants pour diriger moralement le monde ; celle de l’économie, autonome et associative ; et la sphère étatique-politique, discrète et subalterne. n appel est envoyé aux chefs d’Etats et aux intellectuels. Hermann Hesse fait partie des signataires. Un parti s’organise à Stuttgart, Steiner part en campagne militante. En 1922, les Nazis, qu’il abomine, attaquent ses réunions ; il échappe de justesse à leurs nervis armés dans un hôtel à Munich. L’année suivante, il reconnaîtra son échec et quittera le domaine politique.

Steiner pédagogue

À la demande d’un industriel, directeur de l’usine Waldorf-Astoria à Stuttgart, il crée en 1919 une école pour les enfants d’ouvriers et invente une pédagogie fondée sur les méthodes actives et l’éducation artistique Les "écoles Steiner", sont un vrai succès - on en compte quatre cents aujourd’hui dans le monde.

Steiner médecin

La médecine anthroposophique date aussi de cette période, avec l’ouverture de plusieurs cliniques, sanatoriums et instituts psychiatriques. Il s’agit de soigner vant tout le "corps éthérique" et le "corps astral", tenus pour vrais responsables des maladies physiques. La thérapie insiste sur le régime alimentaire (Steiner est végétarien, mais n’en fait pas une obligation pour les disciples). Les médicaments sont à base de plantes, proches de l’homéopathie. On utilise aussi les couleurs et les cristaux, liés aux influences planétaires.

Steiner prophète

L’activité de Steiner devient frénétique. Le rythme des conférences et des voyages dans toute l’Europe s’accélère follement. En ajoutant les ateliers à Dornach, les consultations personnelles avec la foule des disciples, l’écriture de son autobiographie, l’homme ne dort quasiment plus, sa force de travail semble colossale et inépuisable. L’enseignement prend un tour de plus en plus mystique. En 1922, avec des pasteurs protestants, Steiner fonde une manière de nouvelle Église, la "Communauté chrétienne".

Steiner foudroyé

La nuit du nouvel an 1923, le Goethaenum est entièrement détruit par un incendie. On commence aussitôt la reconstruction, cette fois en béton. Un an plus tard, jour pour jour, Steiner est terrassé par un violent mal d’estomac. Il se croit empoisonné. Il ne s’alimentera pratiquement plus pendant les mois qui lui restent, sans pour autant ralentir ses activités. À la fin de l’année, il doit quand même s’aliter, il ne quittera plus sa chambre. Les derniers jours, il cesse de souffrir, mais il ne parle plus. Il meurt sans un mot le 30 mars 1925, à l’âge de 64 ans.

Enfin... Steiner et la biodynamique !

De toutes les inventions de Rudolf Steiner, l’agriculture biodynamique est sans doute la plus suivie aujourd’hui. Il s’y montre un précurseur génial, et l’épreuve de la pratique, au bout de trois-quarts de siècle, confirme ses intuitions de façon stupéfiante, compte tenu du côté spéculatif, péremptoire et parfois totalement surréaliste de ses propositions.

La recherche agricole débute très tard dans sa vie, en 1922, par des essais au domaine de Dornach et dans quelques fermes de la région de Stuttgart. En juin 1924, huit mois avant sa mort, il s’adresse pendant une semaine à une centaine d’agriculteurs réunis au château de Koberwitz, près de Breslau, dans l’actuelle Pologne. Ces causeries, réunies dans un petit livre, Agriculture, fondements spirituels de la méthode biodynamique, font un texte dense, complexe, souvent déconcertant, une bible de l’écologie agricole qui est loin d’avoir livré tous ses mystères.

teiner commence par un procès de l’agriculture moderne et des additifs chimiques, qui épuisent la terre et dégradent la qualité des aliments - à l’époque, il est le premier et pratiquement le seul à s’élever contre ces progrès apparemment incontournables, prônés depuis déjà un quart de siècle par le baron von Liebig, fondateur de l’agriculture chimique. Steiner fait l’éloge du vieux savoir paysan en voie de perdition. Puis il expose sa vision, et là, il faut s’accrocher.

Pour lui, le mystère de la végétation tient à l’équilibre entre forces cosmiques venues des astres et forces terrestres montant du sous-sol. Sa chimie des sols et sa biologie des plantes donnent le vertige. On y rencontre la silice, qui capte l’influence des planètes lointaines aux cycles très lents, puis le calcaire, sensible aux planètes proches en orbites plus rapides, et l’argile qui joue les médiateurs. L’eau transmet l’action de la Lune, l’azote est astral, l’oxygène éthérique, le soufre spirituel, le carbone est le sculpteur des formes. L’humus n’est pas nourricier, mais porteur de radiations vitales, la graine sur le point d’éclore entre en état de "chaotisation", ouverte à tout l’univers. C’est abracadabrant, peut-être, et aussi singulièrement beau.

Une bonne partie du livre consiste en recettes pratiques aussi précises qu’étonnantes. Le compost de déchets est disposé en monticules, feuilleté en couches minces, saupoudré de calcaire. On stimule la terre avant les semailles en pulvérisant des dilutions de bouse ou de quartz pilé qu’on a versées dans des cornes de vaches et enterrées tout un hiver ou un été. On dynamise le fumier par des fleurs d’achillée enfermées dans des vessies de cerf, de la camomille dans des boyaux de bovidés, de l’ortie enfouie pendant un an sur un lit de tourbe. On lutte contre les maladies avec des décoctions de prêles, de l’écorce de chêne émiettée et bourrée dans un crâne d’animal, du pissenlit cousu dans des intestins de bovins. Contre les ravageurs, on répand des cendres d’insectes ou de peaux de mulot...

Pour Steiner, un domaine agricole est comme un individu vivant, autonome, équilibré, régulé par un savant dosage entre les champs, les arbres, le bétail, rythmé par des cycles à peine entrevus par la science, influencé par l’univers entier. Toute l’agriculture biologique est née de cette vision. Depuis, des générations de chercheurs en biodynamie l’ont affinée, mesurée, testée, précisée. Bien des points restent obscurs ou controversés, mais l’ensemble tient le choc. On peut crier au fou ou au génie, invoquer le cerveau droit ou le surnaturel. Peu importe. Les recherches continuent. Pour le reste, on en recausera dans mille ans.

Agriculture, fondements spirituels de la méthode biodynamique - Éditions anthroposophiques romandes.

On trouve aussi nombre de ses ouvrages aux éd. Triades, 4 rue de la rande Chaumière, 75006 Paris.

Voir aussi : Rudolf Steiner, une épopée de l’esprit