7
Préf
Préf
Préf
Préface
ace
ace
ace
Dans le collimateur
Dans le collimateur
Dans le collimateur
Dans le collimateur : quelques moments
: quelques moments
: quelques moments
: quelques moments
clefs de la révolution cubaine (1959
clefs de la révolution cubaine (1959
clefs de la révolution cubaine (1959
clefs de la révolution cubaine (1959----1992)
1992)
1992)
1992)
Néstor Ponce
Néstor Ponce
Néstor Ponce
Néstor Ponce
Professeur à l’Université de Rennes II, il est l’auteur de plusieurs
livres d’études littéraires et culturelles, dont
Diagonales del género.
Estudios sobre el policial argentino
(2001) et
Argentine : crise et uto-
pies
(2001). Il a publié quatre romans et un recueil de nouvelles.
Dernières parutions :
Perdidos por ahí
(nouvelles, Siglo XXI, Mexi-
co, 2004),
Hijos nuestros
(roman, Mexico, El Viejo Pozo, 2004),
Una vaca ya pronto serás
(Prix International de roman Siglo XXI,
Mexico, 2006),
La bête des diagonales
(roman, André Dimanche
éditeur, 2006). Il a été professeur invité à l’Université Nationale
de La Plata (Argentine), à l’Université Nationale Autonome de
Mexico et à l’Université Nationale Autonome de Chiapas.
Si, dans la pensée mythique, le jour de l’an indique l’entrée dans un
nouveau cycle qui renouvelle les épisodes de la vie et de la mort, le
1
er
janvier 1959 est un instant qui marque un changement transcen-
dantal dans l’histoire de Cuba et dans l’histoire du monde contempo-
rain : l’entrée dans une période de transformations et de convulsions
décisives, une période qui, par ailleurs, va générer de nouveaux my-
thes, ceux-ci parfaitement inscrits dans les vents de l’Histoire.
Édouard Bailby a dit à juste titre que « la révolution cubaine était la
revanche de l’Amérique latine sur l’Histoire
1
».
C’est en effet le 1
er
janvier 1959, « année de la libération », que le
groupe de guérilleros du Mouvement 26 Juillet (date anniversaire de
l’attaque à la Caserne Moncada, en 1953, dirigée par Fidel Castro et
son frère Raúl) fait son irruption triomphale dans les rues de Santiago
de Cuba. Castro et les siens (Ernesto « Che » Guevara, Camilo Cien-
fuegos…) étaient arrivés fin 1956, à bord du yacht « Granma », sur les
1.
Édouard Bailby, « Chronique d’un observateur de la révolution », in Maurice Lemoine (éd.),
Cuba. 30 ans dans la révolution
, Paris, Autrement, 1989, p. 42.
La révolution cubaine
8
côtes cubaines, pour s’organiser dans la Sierra Maestra et lancer
l’insurrection générale. Le dictateur, le militaire Fulgencio Batista – qui
avait pris le pouvoir après le coup d’État du 10 mars 1952, renversant
le président constitutionnel Carlos Prío Socarrás – s’avoue vaincu et
quitte le pays dans la nuit du 31 décembre, à bord d’un avion qui le
conduit aux États-Unis. Le jeune avocat Fidel Castro Ruz (né en 1926),
nommé Premier ministre le 13 février, pouvait alors mettre en route
son programme de transformations – pas encore socialiste –, déjà
annoncé en 1953 dans son plaidoyer connu sous l’appellation de « La
historia me absolverá
1
» : amélioration des conditions de vie des dému-
nis (distribution de terres, baisse de loyers), lutte contre le chômage,
disparition de la prostitution et la mendicité, industrialisation du
pays, lutte contre la corruption et les abus, réforme éducative… Parmi
les premières mesures de taille, on retiendra la proclamation, en mai,
de la réforme agraire, sous l’égide de l’Instituto Nacional de Reforma
Agraria (INRA).
La rupture avec les États-Unis, qui incluaient Cuba dans leur aire
d’influence et de sécurité, est bientôt effective et, sous pression améri-
caine, l’île est exclue de l’Organisation des États Américains (OEA) en
janvier 1962 à Punta del Este (Uruguay), mesure qui venait ainsi
s’ajouter à l’embargo. Entre-temps, le gouvernement castriste nationa-
lise la compagnie de téléphone, les usines sucrières appartenant aux
Américains, ainsi que des raffineries de pétrole et, dès la même année
1960, entame une politique de rapprochement avec l’Union soviétique
et les pays de l’Est. L’URSS livre gratuitement des armes pour équiper
les Forces Armées Révolutionnaires (FAR). L’ensemble des compagnies
étrangères passe à l’État cubain et la loi de réforme de la propriété
urbaine est votée. Toutes ces dispositions sont accompagnées par une
grande mobilisation populaire, dont l’un des exemples les plus signifi-
catifs est la campagne d’alphabétisation qui démarre le 1
er
janvier
1961 et qui entraîne dans les coins les plus reculés du pays des briga-
des d’étudiants et d’enseignants (100 000 volontaires), puis la partici-
pation de tout le peuple à la coupe de la canne à sucre – avec un volon-
tarisme qui va finir par nuire à la production.
L’isolement cubain sur le plan régional n’arrête pas le gouverne-
ment et dans un discours largement diffusé, Castro annonce le « carac-
tère socialiste de la révolution » en avril 1961. Le petit pays caribéen
1.
Le 16 octobre 1953, Castro assume sa défense devant le tribunal qui le juge pour l’attaque d’une
caserne militaire. Il termine par ces phrases : « En cuanto a mí, sé que la cárcel será dura como
no la ha sido nunca para nadie, preñada de amenazas, de ruin y cobarde ensañamiento, pero no
la temo, como no temo la furia del tirano miserable que arrancó la vida a setenta hermanos míos.
Condenadme, no importa. La historia me absolverá. »
Dans le collimateur : quelques moments clefs de la révolution cubaine
9
se retrouve tout d’un coup sous les projecteurs de l’actualité politique
mondiale et devient le terrain d’un affrontement à peine voilé entre les
États-Unis et l’URSS, en pleine guerre froide. La paix du monde sem-
ble compromise : John Kennedy et la Central Intelligency Agency
(CIA) essuient un échec politique retentissant lorsque les troupes anti-
castristes, financées par Washington, sont écrasées à Bahía de los
Cochinos, dans une tentative désespérée d’invasion pour renverser le
nouveau régime. Pour accentuer la pression, Kennedy décide alors le
blocus économique total
1
. La découverte de fusées soviétiques R-12 sur
le sol cubain (à Pinar del Río), détectées par des avions américains de
surveillance, met le monde au bord d’une troisième guerre mondiale,
dans laquelle le nucléaire peut jouer un rôle déterminant. Ce n’est
qu’en octobre que Nikita Khrouchtchev accepte le retrait du matériel
militaire, après médiation des Nations unies et de plusieurs émissaires
internationaux. La planète reprend son souffle. Dès lors, les attaques
des États-Unis, à travers le soutien aux « contrarrevolucionarios », les
tentatives d’attentats sur la personne de Castro ou les pressions éco-
nomiques et politiques ne vont plus cesser. Au cours de ces premières
années, le régime va bénéficier d’un large soutien des intellectuels
européens et latino-américains. Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir,
Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa, Juan Goytisolo, Susan Sontag,
Gabriel García Márquez, se rendent sur l’île pour afficher leur sympa-
thie envers les « Barbudos ».
Deux événements majeurs marquent l’intérêt que la révolution
porte à la culture : en 1959 sont fondés l’Institut Cubain des Arts et
des Industries Cinématographiques (ICAIC, le 24 mars) et la Casa de
las Américas (28 avril), dont les activités (bourses, cours, prix littérai-
res…) vont attirer un grand nombre d’intellectuels latino-américains.
En avril 1961 se tient à La Havane le Premier Congrès latino-
américain d’écrivains et artistes.
1.
Les premières mesures de représailles ont eu lieu le 19 octobre 1960. Gabriel García Márquez
évoque ainsi cette journée : « Il n’y avait pas un secteur de la consommation qui ne fût dépendant
des États-Unis. Les rares fabriques d’articles qui avaient été installées à Cuba pour mettre à
profit la main-d’œuvre bon marché, étaient dotées d’équipements de seconde main, démodés dans
leur pays d’origine (…) Malgré une telle situation de dépendance, les habitants des villes conti-
nuaient à dépenser sans compter alors que le blocus était déjà une réalité brutale ». Cf. « La Ha-
vane au temps du blocus », in Maurice Lémoine (éd).,
Cuba. 30 ans dans la révolution
, Paris,
Autrement, 1989, p. 25-33.
La révolution cubaine
10
Indépendance sur le plan extérieur,
Indépendance sur le plan extérieur,
Indépendance sur le plan extérieur,
Indépendance sur le plan extérieur,
contrôle sur le plan int
contrôle sur le plan int
contrôle sur le plan int
contrôle sur le plan intérieur
érieur
érieur
érieur
Entre-temps, le régime castriste tente de multiplier ses actions sur
le plan de la politique internationale. En 1960, le « Líder Máximo »,
dans la Première Déclaration de La Havane, lance un appel ardent au
soulèvement des peuples latino-américains contre l’impérialisme
yankee. En 1963, Fidel réalise son premier voyage officiel en URSS. Le
rapprochement avec les Soviétiques se traduit par la signature de
plusieurs accords économiques (1963, 1964, 1965…), mais Cuba garde
au cours de ces premières années un point de vue indépendant, no-
tamment en matière internationale. Ainsi, en 1967, le soutien cubain
aux mouvements de libération dans le tiers-monde est en contradiction
avec les prises de position de Moscou, mais l’année suivante, à la
surprise de l’opinion politique mondiale, La Havane ne condamne pas
l’invasion soviétique à Prague.
Le sucre cubain, principale ressource, devient entre-temps la mon-
naie d’échange (« l’industrie lourde », aux dires de Castro lui-même),
permettant de trouver une voie rapide vers l’industrialisation. En
parallèle, la grande propriété rurale est démantelée avec la nouvelle
loi de réforme agraire (1963). En 1965, la « zafra » dépasse les 6 mil-
lions de tonnes. Ces mesures s’accompagnent d’une accélération des
réformes agraires, qui créent des coopératives et anéantissent les
latifundia. Mais compte tenu du blocus instauré par les États-Unis, la
situation de l’île se complique. L’ambitieux projet de la récolte record
de sucre (10 millions de tonnes en 1970) se solde par un échec, même si
le chiffre de 8,5 millions est atteint (voir
infra
). Cependant, les disposi-
tions révolutionnaires peuvent compter sur le soutien de la population,
et les progrès en matière d’éducation et de santé sont évidents.
Les confrontations d’intérêts et les positions idéologiques divergen-
tes ont éclaté dès le début de la révolution cubaine, à travers la lutte
de courants internes et les tentatives de contrôle d’une faction sur une
autre. En effet, en juillet 1959, le président désigné par les rebelles,
Manuel Urrutia, accusé de réformisme, est démis de ses fonctions et
remplacé par Osvaldo Dorticós, beaucoup plus proche des radicaux.
Peu après, le chef révolutionnaire Húber Matos dénonce la présence
des marxistes dans les rangs des révolutionnaires. Dès 1960, le gou-
vernement crée les Comités de Défense de la Révolution (CDR), char-
gés de surveiller les quartiers et de détecter les activités contre-
révolutionnaires. Les milices populaires se structurent, tandis que les
collégiens et les lycéens subissent un encadrement militarisé. En 1963,
éclate l’affaire Aníbal Escalante, connue aussi sous le nom de « crise du
sectarisme », qui se termine par l’expulsion d’un groupe pro-Moscou au
Dans le collimateur : quelques moments clefs de la révolution cubaine
11
sein du mouvement révolutionnaire. Cette affaire est suivie, en 1968,
par celle de la « micro-fraction » pro-soviétique. Au milieu des années 80,
un autre conflit va opposer, au sein du Parti, les « pro-soviétiques »,
maintenant bien plus nombreux, aux secteurs « orthodoxes ».
Les milieux intellectuels ne sont pas non plus épargnés. À l’euphorie
des premiers moments, succède un contrôle de plus en plus pressant
des moyens de communication, y compris de ceux qui soutenaient le
régime, comme le quotidien
Revolución
et son supplément culturel
Lunes
, dirigés respectivement par deux futurs exilés, Carlos Franqui
et le grand romancier Guillermo Cabrera Infante. En 1961, dans ses
« Palabras a los intelectuales », Castro avait annoncé les grandes
lignes de la future politique culturelle : « Dentro de la revolución todo,
fuera de la revolución nada ». Il faut bien entendu replacer cette
phrase dans le contexte de l’époque, caractérisé par l’agression améri-
caine, mais il n’en est pas moins vrai que dès lors certains intellectuels
ont commencé à être victimes de la censure, comme ce fut le cas d’un
autre grand écrivain et homme de théâtre, Virgilio Piñera
1
. L’exil, qui
avait frappé historiquement l’île (José Martí, Alejo Carpentier), impose
à nouveau sa loi et emporte Néstor Almendros, Severo Sarduy, Lydia
Cabrera, Celia Cruz, Gaston Baqueros, Jorge Manach. Entre 1964 et
1967, le gouvernement met en place les « Unidades Militares de Ayuda
a la Producción » (UMAP). Ce sont en fait des « camps de rééducation »
ambulants (pour les homosexuels ou les témoins de Jehovah).
À côté des restrictions, les réalisations : la maison d’édition
Nacio-
nal
est créée en 1962 (sous la direction d’Alejo Carpentier), l’Institut
du Livre en 1967. Il sera chargé de fournir gratuitement des livres aux
étudiants. Les prix des publications de textes aussi bien classiques que
modernes chutent et sont largement accessibles à la population. En
1973, l’Institut a déjà publié 100 millions d’exemplaires. À la Casa de
las Américas, les jeunes musiciens Pablo Milanés (un ancien des
UMAP…) et Silvio Rodríguez vont renouveler la musique cubaine et
lancer le mouvement de la « Nueva Trova », dont l’un des premiers
succès sera la compilation en hommage au « Che »,
Hasta la victoria
siempre
. Sous la direction de Alicia Alonso – « Prima Ballerina Assolu-
ta » –, le
Ballet Nacional de Cuba
, quant à lui, obtient la reconnais-
sance des spécialistes du monde entier. En 1968, le Congrès culturel
international célébré à La Havane connaît un énorme succès.
Aux restrictions économiques qui rendent la vie quotidienne difficile
pour les secteurs les plus aisés (apparition de la « libreta », carnet de
1.
Leonardo Padura évoque la vie de Virgilio Piñera dans son roman
Pasado Perfecto
(2000). Voir
l’article « Leonardo Padura et le roman policier cubain » de Néstor Ponce, in
813
, n°96, Paris,
mars 2006, p. 5-11. Piñera a été victime de la persécution surtout dans les années 70. Voir dans
ce même volume l’article de Carlos Espinoza Domínguez.
La révolution cubaine
12
rationnement qui garantit l’alimentation de l’ensemble de la popula-
tion), il convient d’ajouter des mesures de répression, comme la triste-
ment célèbre « Nuit des trois P » (prostitués, homosexuels, proxénètes)
1
en 1961, lorsque une importante razzia eut lieu à La Havane. La
« morale » révolutionnaire impose alors des conditions de vie strictes,
proches d’un « puritanisme » qui fait penser à la révolution culturelle
en Chine. L’Église est aussi victime de persécutions et prêtres et
religieuses quittent l’île. En 1969, une lettre pastorale condamne le
blocus économique américain, mais le déclin des croyances religieuses
est annoncé haut et fort par le régime (le pourcentage de pratiquants
aurait chuté vertigineusement, pour atteindre 2% en 1987
2
).
En parallèle au contrôle strict de la situation intérieure, le Mouve-
ment du 26 Juillet se structure en tant que formation politique. En
1961, le M-26 s’allie au Parti Socialiste Populaire et au Directoire du
13 Mars, pour fonder les Organisations Révolutionnaires Intégrées
(ORI), qui devient en mars 1962 le Parti Uni de la Révolution Socia-
liste de Cuba (PURSC). À la fin de cette même année, Castro se dé-
clare marxiste-léniniste et l’année d’après, dans la Deuxième Déclara-
tion de La Havane, le régime annonce « le caractère socialiste de la
révolution ». En 1965, le 1
er
octobre, alors que les tentatives de contrôle
étatique sur l’économie prennent forme, les dirigeants refondent le
PURSC qui devient le Parti Communiste Cubain (PCC).
En 1967 (8 octobre), victime de sa volonté de propager la révolution
mondiale, le « Che » Guevara meurt en Bolivie. Extrêmement popu-
laire, président de la délégation cubaine à la conférence de l’OEA à
Punta del Este (1962), il avait néanmoins quitté l’île l’année suivante
avec le soutien de Castro, affirmant : « D’autres terres réclament le
concours de mes modestes efforts. » Le « foyer révolutionnaire » qu’il
avait songé installer en Amérique du Sud s’éteint, tandis que le gou-
vernement cubain renforce son soutien au Viêtnam dans le cadre de
l’« Offensive Révolutionnaire ». La Havane confirme sa politique « in-
ternationaliste » et fournit une aide militaire considérable aux mou-
vements de libération nationale africains, en particulier en Angola et
en Éthiopie, rappelant au passage l’importance de la traite et l’arrivée
massive des esclaves dans l’île sous l’Empire colonial espagnol. Cuba
devient une base d’entraînement militaire pour plusieurs guérillas
africaines et des troupes cubaines sont envoyées dans plusieurs pays
du continent noir (intervention en Angola en 1975 ; en Éthiopie en
1.
Le thème de l’homosexualité et les réticences qu’il suscite dans la société cubaine en 1970 sera
traité avec finesse et intelligence dans le film
Fresa et chocolate
(1993), de Tomás Gutiérrez Alea
et Juan Carlos Tabío, adaptation du récit de Senel Paz « El lobo, el bosque y el hombre nuevo ».
2.
À partir des années 1990 la situation semble s’inverser. L’Église catholique et les communautés
protestantes multiplient leurs activités et rencontrent un grand écho parmi leurs fidèles. Les
pratiques liées aux anciennes traditions africaines sont aussi en augmentation.
Dans le collimateur : quelques moments clefs de la révolution cubaine
13
1978). C’est dans ce même cadre que l’année 1967 est dédiée à Guevara,
« le Guérillero héroïque ». En 1970, Castro signe des accords d’échanges
avec le Chili socialiste de Salvador Allende. Le processus démocratique
qui voit le jour dans plusieurs républiques hispano-américaines rompt
l’isolement du régime sur le plan continental. Fidel Castro effectue lui-
même plusieurs missions et de nombreux accords de coopération sont
signés. Mais la situation des pays voisins va changer peu à peu à
partir du coup d’État de Pinochet au Chili en 1973.
L’échec de la «
L’échec de la «
L’échec de la «
L’échec de la « zafra
zafra
zafra
zafra » de 10 millions
» de 10 millions
» de 10 millions
» de 10 millions
En 1970, Fidel avait fixé comme objectif suprême la « Zafra de los
Diez Millones
1
», proposition qui visait à battre le record de la récolte
de la canne à sucre pour atteindre un sommet qui permettrait à
l’économie cubaine d’appuyer sa planification sur des bases plus soli-
des. Mais cet objectif n’est pas atteint : Fidel fait alors son autocritique
publique le 26 juillet et lance une campagne de participation populaire
aux décisions politiques (1970). Une campagne de réformes est mise en
route, faisant suite à l’échec économique, ce qui est à mettre en rapport
avec la réorganisation politique interne, la recomposition de forces sur
le plan international et la volonté de planification économique. En
décembre, la Commission intergouvernementale soviéto-cubaine,
organisme chargé de planifier les rapports économiques entre les deux
partenaires et qui, dans les faits, accentue la dépendance vis-à-vis de
Moscou, voit le jour. Cuba concentre sa production sur le sucre, les
fruits tropicaux, le nickel, puis la pêche, mais doit importer des pro-
duits industriels, des céréales, du coton.
À partir de l’année 1975 (au cours de laquelle Castro est réélu pre-
mier secrétaire et son frère Raúl désigné comme le numéro deux), la
révolution amorce un processus d’institutionnalisation qui se traduit
par le premier congrès du Parti Communiste (qui compte 200 000
membres), le développement du Pouvoir Populaire et la mise en place
d’accords commerciaux avec les pays socialistes (Conseil d’Aide Éco-
nomique Mutuelle, CAEM). L’année suivante, un référendum ap-
prouve la Constitution socialiste (95,7% de « oui » parmi la population
des plus de 16 ans). Le Pouvoir Populaire, qui représente les masses,
est à l’origine de l’Assemblée Nationale, afin de légitimer la démocratie
socialiste. C’est elle qui désigne Castro comme « Chef de l’État » et
commandant en chef des Forces Armées en décembre 1976. L’opinion
publique internationale critique les cumuls de fonctions du chef. C’est
également le début de la planification à long terme de la santé, avec
1.
Le projet fut annoncé dans un discours fleuve, prononcé à La Havane en janvier 1969, devant un
million de personnes.
La révolution cubaine
14
les « médecins de famille » (quartiers urbains et zones rurales) et une
large participation du peuple dans la gestion. Le régime encourage
aussi l’initiative privée à la campagne, qui se traduit par l’autorisation
en 1980 des « marchés libres » (« mercados libres » ; sous la pression
des dirigeants pro-Moscou, ces marchés seront fermés en 1986). Quant
à l’éducation dans les zones rurales, l’État assure les enseignements
jusqu’au niveau du baccalauréat. En matière économique, le premier
plan quinquennal voit le jour (1976-1980). Mais ces projets sont en
partie perturbés par différentes catastrophes naturelles, comme les
cyclones David (1979) et Allen (1980), les maladies qui affectent les
plantations de tabac et de canne à sucre, ainsi que la peste porcine qui
frappe le cheptel. Par ailleurs, les systèmes d’exploitation industrielle
et des services sont jugés inefficaces, et les pertes dues à ces négligen-
ces sont considérables. Les objectifs sont alors revus à la baisse et les
transformations industrielles prévues sont rapportées au deuxième
plan quinquennal (1981-1985).
L’administration décrète une nouvelle organisation politique, avec le
passage de six à quatorze provinces
1
. L’objectif est d’éviter la concen-
tration croissante de la population dans la capitale, La Havane. Ces
mesures ont permis un développement des capitales de province. La
population de l’île dépasse alors le seuil des dix millions d’habitants.
En 1970, la revue
Pensamiento crítico
, qui publiait des articles par-
fois éloignés du marxisme orthodoxe et qui diffusait la pensée révolu-
tionnaire du tiers-monde et de l’Europe, fut interdite. L’année suivante
éclate « l’affaire Padilla
2
», expression qui fait allusion à l’arrestation
du poète Heberto Padilla, auteur d’un recueil critique à l’égard du
régime,
Hors-jeu
, qui avait reçu un prix littéraire (celui de la Unión de
Escritores y Artistas de Cuba, UNEAC) par un jury où figuraient entre
autres José Lezama Lima. Le poète est jeté en prison et réapparaît
quelque temps après pour faire une « autocritique » publique, dans le
plus pur style des « repentis » staliniens. C’en est trop pour des intel-
lectuels qui avaient soutenu ouvertement la cause de la révolution et
c’est la première rupture du régime avec le milieu intellectuel interna-
tional. Par ailleurs, le discours dogmatique prononcé par Fidel Castro
lors du Premier congrès national d’éducation et de la culture (avril 1971)
n’arrange pas les choses.
En 1961, le gouvernement avait fondé l’Institut National d’Éducation
Physique et des Loisirs (INDER). Peu à peu, grâce à l’appui des pays de
1.
À l’heure actuelle, quatorze provinces et une municipalité spéciale (« municipio especial ») :
Camagüey, Ciego de Ávila, Cienfuegos, Ciudad de La Habana, Granma, Guantánamo, Holguín,
Isla de la Juventud, La Habana, Las Tunas, Matanzas, Pinar del Río, Sacti Spiritus, Santiago de
Cuba, Villa Clara.
2.
Pour le «Caso Padilla», voir dans ce même volume les articles de Raúl Caplán Levi et Carlos
Espinoza Dominguez.
Dans le collimateur : quelques moments clefs de la révolution cubaine
15
l’Est, le sport cubain s’organise et dans les années 70, les premiers
fruits de ce travail se traduisent par l’obtention d’importantes médail-
les aux Jeux Olympiques de Munich. Depuis lors, les sportifs cubains
excellent : athlétisme, boxe, base-ball, volley-ball, escrime, judo, etc.
Des champions comme Teófilo Stevenson (boxe, poids lourd), Alberto
Juantorena (800 et 400 m) inscrivent à jamais leurs noms au palmarès
du sport mondial faisant ainsi rayonner le sport individuel et collectif
de la petite île.
Les années de crise
Les années de crise
Les années de crise
Les années de crise
En 1978, la crise économique frappe le pays. L’embargo américain
accentue sa pression et pour éviter le mécontentement sur le plan
intérieur, La Havane ouvre le dialogue (« Diálogo 1978 ») avec les
représentants les moins radicaux de l’exil en Floride. La communauté
cubaine aux États-Unis est estimée alors à un million de personnes.
Certains Cubano-Américains peuvent se rendre sur l’île et envoyer des
devises et des cadeaux à leurs familles. L’immigration avait commencé
dès les premières années de la révolution. Elle concernait au départ les
familles de la haute bourgeoisie et les propriétaires terriens, dont les
richesses avaient été expropriées, mais elle a touché ensuite de nom-
breux professionnels et cadres techniques qui n’adhéraient pas aux
transformations prônées par le régime (ces immigrés sont appelés la
« vermine », les « gusanos ») et qui furent autorisés à quitter le pays.
Cependant, à partir des années 60, les déplacements des citoyens à
l’étranger étaient interdits.
Malgré l’ouverture de 1978 annoncée en matière culturelle avec la
création du ministère de la Culture l’année précédente, la tension
sociale grandit dans le pays et Castro amplifie encore son contrôle
politique, cumulant les responsabilités ministérielles dans les affaires
intérieures, la culture, la santé publique et la direction des Forces
Armées. En 1979, lors du sommet de La Havane, le « líder máximo »
est élu président du Mouvement de Paix des Non-Alignés. Mais quel-
ques mois après, en 1980, éclate la « crise des ambassades ». Des
milliers de Cubains occupent les représentations diplomatiques à La
Havane et réclament l’asile politique. Cent trente mille personnes sont
autorisées à quitter l’île – alors que le nombre de citoyens désirant
partir avoisinait le million… –, après de graves incidents à l’ambassade
du Pérou. Les « marielitos » – du nom du port de Mariel – quittent la
capitale cubaine en direction des États-Unis (parmi eux l’écrivain
Reinaldo Arenas, qui avait passé de longs mois en prison). De nom-
breux spécialistes voient dans cette volonté d’abandonner leur pays le
signe d’un échec de la politique socialiste. Les organisations anti-
La révolution cubaine
16
castristes de Miami
1
annoncent la chute imminente du régime cas-
triste et, avec le soutien de Washington, commencent à émettre, en
1985, sur les ondes de « Radio Martí » qui peut être captée dans l’île
malgré le brouillage des ondes et qui devient un forum de l’opposition
la plus radicale. L’autorisation de « Radio Martí » entraîne la suspen-
sion des accords avec les exilés, jusqu’en 1987. Cette politique « dure »
est confirmée avec la réélection de Fidel et Raúl Castro aux plus hau-
tes responsabilités de l’État, lors du III
e
Congrès du PCC, tenu en
février 1986.
Les prix internationaux du sucre sont au plus bas en 1982 et La Ha-
vane signe des accords préférentiels avec l’URSS et le CAEM qui
prévoient une augmentation des surfaces cultivées (de 50 à 66%). Le
régime tente, sans grand succès, de trouver des ouvertures commercia-
les vers l’Europe ou le Mexique. Vers la fin des années 1980, 86,8% des
exportations et 80% des importations concernent l’URSS et la CAEM ;
la dette extérieure avec les pays occidentaux augmente de plus en
plus. La fermeté de l’administration Reagan empêche toute possibilité
de négociation avec les États-Unis. Sur le plan intérieur, les dégrada-
tions des conditions de vie encouragent le développement de la prosti-
tution (les « jineteras »), de la spéculation de devises, du marché noir.
De nouvelles formes de délinquance voient également le jour. Dans
cette période, plusieurs dirigeants et officiers cubains s’exilent en
Occident (parmi eux, le général Rafael Del Pino et le patron du service
d’intelligence – « Seguridad Cubana » – Florentino Azpillaga). Au sein
du Parti Communiste, le débat s’intensifie entre les pro-soviétiques qui
suivent le vent des réformes de Moscou et les tendances plus ortho-
doxes – sous la direction de Castro lui-même.
La situation politique change à nouveau en Amérique latine et le
retour des démocraties, avec la reprise des relations diplomatiques
avec La Havane, donne de l’oxygène au régime. Des accords de coopé-
ration sont signés avec plusieurs pays de la région.
La
perestroïka
et la
glasnost
commencent en Union soviétique et les
réformes vont s’étendre rapidement aux autres pays de l’Est. En 1989,
Mikhaïl Gorbatchev se rend à Cuba et signe de nouveaux accords,
mais la réticence des castristes à l’ouverture politique et économique
est flagrante, ce qui entraîne un rapprochement avec la Chine commu-
niste (1990). Éclate alors (1989
2
) l’énorme scandale du procès de hauts
fonctionnaires militaires liés au blanchissement d’argent en prove-
nance de la drogue du « Cartel de Medellín ». Un Tribunal déclare
coupables ces héros de la révolution (le général Arnaldo Ochoa et trois
1.
Le quartier de « Little Havana », à Miami, réunit environ la moitié de l’immigration cubaine aux
États-Unis.
2.
C’est également l’année du décès du « poète national », Nicolás Guillén, à 87 ans.
Dans le collimateur : quelques moments clefs de la révolution cubaine
17
autres officiers) qui sont fusillés, tandis que la télévision diffuse les
images du procès. La chute du mur de Berlin met fin aux régimes
communistes en Europe (Fidel a appelé ce processus « el desmerenga-
miento »). C’est aussi la fin du pacte de Varsovie.
En 1991, les rapports économiques de l’URSS avec Cuba changent
radicalement d’orientation. La vente de pétrole à un prix subventionné
est stoppée et une grave crise frappe Cuba. Des produits de base man-
quent cruellement à la population. C’est le début d’une véritable éco-
nomie de guerre, alors que le blocus américain persiste et que les lois
Torricelli et Helms-Burton durcissent encore les conditions de ce
blocus en 1992 : la « période spéciale en temps de paix », décrétée par
Castro, qui concerne en particulier la distribution d’essence et d’élec-
tricité. Des milliers de vélos fabriqués en Chine circulent dans les villes
et villages cubains ; à la campagne, les bœufs remplacent les tracteurs ;
partout, le jaune d’œuf est utilisé comme colle et le caoutchouc des
pneus comme élastique pour les culottes. Plus de 70 000 emplois pu-
blics sont supprimés. Un nouveau flux de candidats à l’exil frappe à la
porte des ambassades (en particulier celle de l’Espagne), mais cette
fois-ci le régime durcit sa position et coupe court à toute tentative
d’abandon du pays. Cela entraîne la naissance d’un nouveau phéno-
mène : les « balseros ». Le terme désigne les Cubains qui, poussés par le
chômage et la misère, construisent des embarcations de fortune pour
quitter l’île et atteindre les côtes américaines (rappelons que la distance
entre la capitale cubaine et les côtes de la Floride est de 90 milles
1
).
Des familles entières périssent dans ces tentatives désespérées.
Sans aucune surprise, Castro est réélu Premier Secrétaire du Parti,
lors du IV
e
Congrès tenu à Santiago de Cuba (deuxième ville du pays)
en octobre 1991. Les délégués votent aussi la disposition qui prône
l’élection directe des députés à l’Assemblée nationale et la défense du
socialisme et des conquêtes de la révolution. Mais poussé à la défen-
sive, le régime prend quelques dispositions d’ouverture. En premier
lieu, il autorise par la voix du nouveau responsable de l’économie,
Carlos Lage, la circulation du dollar américain (jusqu’alors seulement
utilisé dans les transactions officielles et pour le tourisme) et, surtout,
commence une politique de développement du tourisme (50 000 visi-
teurs en 1975 ; 106 000 en 1981 ; 200 000 en 1987 ; objectif : 500 000
en 1992), promise à devenir la principale ressource du pays au détri-
1.
C’est en 1995 que la grave crise des « balseros » atteint son point culminant. Cette année, des
citoyens réalisent de véritables opérations de commando pour s’emparer d’embarcations. Des
émeutes éclatent à La Havane et Castro intervient directement pour calmer les esprits et éviter
un bain de sang.
La révolution cubaine
18
ment du sucre (dont la « zafra » de 1993 atteint à peine 4,5 millions de
tonnes, soit 40% de moins que celle de 1992
1
).
Au moment du cinquième centenaire de l’arrivée de Christophe Co-
lomb à Cuba, l’île est toujours dépendante d’un seul produit, le sucre.
Plus d’un siècle après l’indépendance, le projet de José Martí de libérer
l’île de l’esclavage de cet unique produit – la monoculture – n’a tou-
jours pas abouti.
Indications bibliographiques
Indications bibliographiques
Indications bibliographiques
Indications bibliographiques
•
A
UROI
Claude,
La nouvelle agriculture cubaine
, Paris, Anthropos, 1976.
•
C
ASTRO
Fidel,
Bilans de la révolution cubaine
, Paris, Maspéro, 1976.
•
L
AMORE
Jean,
Cuba
, Paris, Presses Universitaires de France, 1980.
•
L
ANGUEPIN
Olivier,
Cuba. La faillite d’une utopie
, Paris, Gallimard, 1999.
•
L
EMOINE
Maurice (éd.),
Cuba. 30 ans dans la révolution
, Paris, Autrement, 1989.
•
L
ÓPEZ
S
EGRERA
Francisco,
Cuba sans l’URSS (1989-1995),
thèse, Paris, Université
de Paris 8, 1995.
•
S
UÁREZ
S
ALAZAR
Luis,
El siglo XXI
, La Habana, Editorial de Ciencias Sociales, 2000.
•
S
ZULC
Tad,
Fidel Castro. 30 ans de pouvoir absolu
, Paris, Payot, 1987.
1.
Et 3,3 millions en 1995.