Stanton Peele
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Psychotropes, Vol. II, No. 1, hiver 1985, pp. 23-25. Extraits de «Through a glass darkly», Psychology Today, avril 1983. Traduit de l'anglais par R. Verbeke.

Au plus profond d'un verre

Certains alcooliques peuvent-ils apprendre à boire modérément? Jusqu'à présent, la réponse donnée à cette question relève probablement plus de la politique que de la science.

Stanton Peele*

 

Le 9 juillet 1982, la revue américaine «Science» publiait un article signé Mary Pendery, Irving Maltzman et L. Jolyon West. Les auteurs affirmaient qu'amener un alcoolique à une consommation modérée n'était pas un traitement acceptable de l'alcoolisme. Cet article attaquait une étude antérieure qui avait établi que l'usage contrôlé de boissons alcoolisées convenait mieux aux alcooliques que l'abstinence complète. Pendery, Maltzman et West critiquaient violemment Mark et Linda Sobell, les auteurs de l'étude antérieure. Maltzman les accusa même de fraude.

Cet article de «Science» fit grand bruit et reçut beaucoup d'échos favorables. L'impression était créée qu'il était utopique de vouloir amener des alcooliques à une consommation modérée. La théorie qui voit dans l'alcoolisme une maladie, une prédisposition innée et irréversible à une consommation excessive d'alcool, cette théorie donc restait apparemment irréfutable.

Ce qu'on oubliait de mentionner, c'est que bien d'autres études réalisées aussi bien avant qu'après celle des Sobell avaient également établi que les alcooliques pouvaient arriver à boire d'une manière contrôlée.

Ce qui n'était qu'une controverse entre le clan Pendery et les Sobell a pris maintenant les dimensions beaucoup plus larges d'une confrontation entre les partisans de la théorie de l'alcoolisme-maladie et ceux dont les méthodes d'approche mènent à l'élaboration de notions beaucoup plus complexes quant à la nature de l'alcoolisme.

Les accusations portées par le groupe Pendery furent soigneusement examinées par l'Addiction Research Foundation (Ontario, Canada), qui publia un rapport -en 1982 -réhabilitant les Sobell, mais ce document retint peu l'attention.

D'autres recherches sont actuellement en cours, mais quels que puissent être leurs résultats, il est clair que l'approche de l'alcoolisme par le biais d'une consommation contrôlée n'a guère d'avenir devant elle, du moins aux U.S.A. La question, c'est de savoir d'où provient cette démission? De conclusions scientifiquement fondées ou d'affirmations superficielles émanant de conceptions traditionnelles en matière d'alcoolisme?

La controverse Pendery-Sobell débuta en 1970, lorsque Mark et Linda Sobell — à l'époque étudiants à l'Université de Californie — conçurent un plan de recherche visant à comparer deux types de traitement de l'alcoolisme. Ils soumirent 20 patients à un programme de modification de comportement ayant pour objectif de les amener à une consommation contrôlée d'alcool. Un autre groupe de 20 patients reçut le traitement habituel qui devait les amener à une abstinence complète. Les résultats publiés par les Sobell — avec un suivi des patients de un à deux ans — établissaient que le groupe entraîné à une consommation contrôlée de boissons alcoolisées s'en sortait mieux que ceux qui avaient été préparés à une abstinence complète.

En 1973, Mary Pendery, conseiller en alcoolisme à San Diego, en Californie, et Irving Maltzman, psychologue à l'UCLA (Université de Californie) commençèrent leurs propres investigations sur les anciens patients de l'étude des Sobell. Mais ces derniers refusèrent de leur livrer les noms de leurs sujets. Ceci déclencha une longue bataille juridique. Pendant ce temps, une autre équipe de recherche menée par le psychologue Glenn Caddy procéda à un follow-up, un suivi de 3 ans de ces mêmes sujets, confirmant les résultats des Sobell. Le groupe Pendery ne voulut cependant pas ajouter foi à ce travail de Caddy, du fait qu'il était appuyés par les Sobell.

Finalement, Pendery et Maltzman obtinrent la liste des patients. Mais il ne leur fut pas facile de décrocher des subsides de recherche, et pendant plusieurs années Mary Pendery supporta elle-même la plupart des frais. Ce n'est qu'en 1979 qu'elle obtint l'aide de West, chef du département de psychiatrie à l'école de médecine de l'UCLA, qui devint le 3e auteur de l'article de la revue Science.
L'article publié était une forme révisée d'un manuscrit antérieur que les éditeurs de Science avaient estimé trop diffamant pour être publié.

Ce manuscrit avait néanmoins connu une large diffusion: c'est lui qui fut à l'origine des nombreux échos rendus par la presse à ce débat. C'est ce manuscrit également qui suscita la création d'un comité d'investigation par l'Addiction Research Foundation, laquelle a entretemps engagé les Sobell dans ses rangs.

Pendery et ses collègues refusèrent de participer aux délibérations de ce comité: Pendery affirma que ce comité n'avait pas les moyens «de juger quel avait été l'état d'esprit des Sobell dix ans plus tôt» et donc de découvrir s'ils avaient intentionnellement présenté des résultats inexacts. Pendery et Maltzman avaient pourtant effectué une démarche analogue à celle de l'Addic­tion Research Foundation qu'ils critiquaient; les résultats de leur propre recherche dépendaient en effet des souvenirs qu'avaient les patients des Sobell d'événements qui s'étaient déroulés 9 ans plus tôt.

Le comité sélectionné par l'Addiction Research Foundation se composait de quatre experts représentant les domaines du droit, de la médecine, de la psychologie et de l'administration universitaire; aucun de ceux-ci n'avait été impliqué d'une quelconque manière dans la controverse sur l'alcoolisme.

Dans son rapport, ce comité rappelle les règles fondamentales de la recherche scientifique, et notamment que les données brutes d'une recherche doivent rester accessibles en vue d'un réexamen éventuel. Malheureusement, beaucoup de chercheurs ne respectent pas cette exigence. Sur ce point, les Sobell étaient quelque part fautifs, du fait d'avoir refusé l'accès à leurs données à ceux qui avaient un point de vue opposé.

Ce comité releva huit accusations portées par le groupe Pendery à l'encontre de la validité de la recherche des Sobell. Le comité établit que sept d'entre elles étaient sans fondement. La huitième critique avait trait au fait que les Sobell n'auraient pas contrôlé chaque semaine l'évolution de leur sujet, contrairement à ce qu'ils prétendaient. Si le comité n'obtint pas la preuve d'un tel contrôle hebdomadaire, il ne trouva pas d'avantage de traces de fraude. Les membres du comité furent d'ailleurs impressionnés par la quantité de documents — de la carte postale à la bande enregistrée d'interview — que les Sobell étaient encore capables de présenter dix ans après leur recherche.

ABSTINENCE OU CONSOMMATION CONTRÔLÉE

Lors de leur dernier follow-up (entre 19 et 24 mois après le traitement), les Sobell constatèrent que les 20 buveurs entraînés à un usage contrôlé de boissons alcoolisées avaient «bien fonctionné», en moyenne, 160 jours sur 183. Tandis que les patients qui avaient été entraînés à une abstinence totale avaient bien fonctionné en moyenne 80 sur 183.

«Bienfonctionner» était défini comme ne pas boire d'alcool ou en consommer une quantité journalière inférieure à 6 onces. (Aux U.S.A., une once équivaut à 2,957 centilitres).

Le Comité de l'Addiction Research Foundation se montra par ailleurs fort critique à l'égard du rôle joué dans cette affaire par les média. Ainsi, la télévision, la radio et la presse mirent en exergue le fait que 4 des 20 sujets qui contrôlaient leur consommation étaient morts depuis la fin du traitement. Mais ce que Pendery ne mentionna pas, et que les média ne découvrirent pas de leur côté, c'est que 6 des 20 sujets du groupe entraîné à l'abstinence étaient décédés pendant cette même période, dont 4 pour des raisons liées à l'usage d'alcool.

Quoiqu'il en soit, des études systématiques sur le traitement de l'alcoolisme ont régulièrement montré l'efficacité d'un entraînement à un usage contrôlé, même dans le cas de chercheurs qui s'attendaient à trouver des résultats inverses. Les Sobell ont localisé 74 études apportant de telles conclusions. Selon Nick Heather et lan Robertson, deux chercheurs écossais, ce chiffre serait même une sous-estimation (Cf. leur livre, «Controlled Drinking », 1981, Éd. Methuen).

Comment est-il possible que notre politique nationale en matière d'alcoolisme ignore toujours le traitement qui incite à une consommation contrôlée, alors que sa viabilité a été si souvent démontrée? L'explication réside dans une dichotomie apparemment inconciliable entre un point de vue clinique qui reconnaît comme seule réalité ce que dit un patient, et une perspective objectiviste qui accepte les résultats d'études effectuées sur des sujets anonymes. Les partisans du point de vue clinique affument qu'ils n'ont jamais connu un alcoolique capable de modérer sa consommation. Or il est presque impossible de contre­dire une telle atfumation, comme l'illustre le fait suivant: le groupe Pendery admet qu'un des sujets des Sobell est effectivement devenu un buveur modéré; leur explication: il n'aurait jamais été réellement un alcoolique.

Cette dichotomie entre point de vue clinique et perspective objectiviste est fondamentale en matière d'alcoolisme. Pendery adopte la position des Alcooliques Anonymes, selon laquelle l'alcoolisme est une maladie. Les Sobelt, par contre, appartiennent à un courant de recherche en psychologie qui ne voit dans l'alcoolisme rien de plus qu'un type particulier de trouble du comportement. Du fait que le concept de maladie a été approuvé par l'Establishment médical et par les Alcooliques Anonymes, il domine le champ du traitement. Les recherches qui mettent en question ce concept de maladie sont invariablement l'objet de criti­ques. Ce fut notamment le cas du Rand Report, paru en 1976. La Rand Corporation fut commissionnée par le NIAAA (National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism) pour analyser les données qui avaient été recueillies dans les centres de traitement du NIAAA. Les chercheurs de la Rand examinèrent les cas de 2,339 alcooliques de sexe masculin; 18 mois plus tard, ils revoyaient 597 de ces patients.

Ils constatèrent que 24% de ceux-ci avaient été tout à fait abstinents pendant une assez longue période, tandis que 22% buvaient maintenant avec modération. (Notons que ces résultats ne peuvent se comparer à ceux des Sobell, du fait que les alcooliques étudiés par les chercheurs de la Rand n'avaient pas été entraînés à une consommation modérée.)

Le jour de la remise du rapport, le National Council on Alcoholism qualifia cette étude de dangereuse, trompeuse et non scientifique. Une campagne très agressive se développa alors contre le Rand Report et ses résultats. En réaction, les chercheurs de la Rand réalisèrent une recherche extensive et fort soignée, incluant un follow-up, un suivi des sujets pendant 4 ans et une analyse des résultats pour différents sous­groupes de sujets. Leurs conclusions frrent ressortir la viabilité de l'usage modéré de boissons alcoolisées comme alternative à l'alcoolisme, et ce pour tous les types d'alcooliques.

Fait assez rare, la Rand vit ses résultats réinter­prétés par son propre organisme de financement, le NIAAA, et dans les termes suivants: «ceux qui sont dépendants de l'alcool sont incapables de retrouver un usage contrôlé.» En ce qui concerne cette théorie de l'alcoolisme comme maladie innée, on n'a jamais pu localiser une base biologique à cette inaptitude supposée de l'alcoolique à contrôler sa consommation. De plus, les recherches ont montré que les facteurs culturels, sociaux et cognitifs jouent un rôle crucial dans l'alcoolisme. Ainsi, par exemple, l'alcoolique répond par un comportement d'aicoolique lorsqu'on lui fait croire à tort qu'il est en train de boire de l'alcool, etinversément il se comporte normalement quand il boit des boissons qu'il croit à tort non alcoolisées (Voir «The Think­Drink Effect», Psychology Today, décembre 1981).

Dans «Love and Addiction» (Amour et toxicomanie), j'ai analysé la toxicomanie en termes cognitifs. Une des conclusions est qu'un alcoolique rechu­tera plus vite après avoir bu un verre lorsqu'il croit que cette rechute est invétiable. Alan Marlatt et Judith Gordon, psychologues à l'Université de Washington, ont mis au point une forme de traitement — de prévention des rechutes — dans laquèlle on enseigne les patients qu'ils sont capables de maintenir leur consommation d' alcool — ou de tout autre produit — à un niveau déterminé. En d'autres mots, un verre n'est qu'un verre: en avoir bu un n'est pas une raison pour arrêter de se contrôler.

Selon Peter Nathan, professeur de psychologie clinique à la Rutgers University, aucun centre de traitement de l'alcoolisme aux U.S.A. ne reconnaît officiellement l'usage contrôlé de boissons alcoolisées comme alternative à l'alcoolisme. Par contre, les chercheurs écossais Heather et Robertson rapportent qu'au Royaume-Uni «la plupart des centres de traitement acceptent maintenant le principe d'une consommation contrôlée.» Cette différence de politique entre ces deux pays ne relève pas d'enquêtes scientifiques. Elle reflète d'avantage les préjugés et pressions politiques qui, en Amérique du Nord, empêchent toute discussion rai­sonnable sur cette question. Dans une telle atmosphère, sera-t-il possible de trouver les meilleures façons de combattre l'alcoolisme?

Notes

* Docteur en psychologie sociale, Stanton Peele est professeur à l'Université Columbia, à New York.

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