Périphéries

Mélangeons-nous, de Vincent Cespedes

Une philosophie de l’Autre

Bonne nouvelle : voici un auteur de plus pour diagnostiquer dans la rationalité instrumentale, et dans la séparation qu’elle induit, le grand fléau dont souffre l’Occident contemporain. « Et si ce n’était pas le capitalisme impérialiste qui engendrait la dissociation - comme beaucoup le pensent, avec ou sans Marx -, mais au contraire la dissociation qui imposait le capitalisme ? », interroge Vincent Cespedes dans Mélangeons-nous, avant d’affirmer que le système capitaliste « a pour origine et principe une mentalité civilisationnelle non pas d’abord productiviste mais dissociative ». Il abonde ainsi dans le sens des thèses, déjà analysées ici (voir « Eloge du relativisme historique »), de Robert Sayre et Michael Löwy, ou de Jean-François Billeter. De même que ce dernier voit dans le rationalisme exacerbé une « réaction en chaîne » qui se propage peu à peu au monde entier, Cespedes écrit : « Globalisation : extension de la panique dissociative à toute l’humanité. »

Cette grille de lecture lui permet aussi de livrer une version très intéressante de ce qui s’est joué lors de la grande explosion « fusionnelle » des années soixante, puis du violent retour de bâton qui a suivi : « La dissociation attendra 1980 pour dévoiler la face sombre de la morale consumériste : l’individualisme antisocial, le morcellement progressif et contagieux des attaches. La fusion de masse se révèle être un joyeux reformatage de l’individu, un cheval de Troie enfermant en son sein davantage encore de dissociation. (...) Le piège se referme ; ou plutôt, la bombe à retardement explose. » Appartenant lui-même - il a 32 ans - à cette première génération grandie devant la télévision, et éduquée par elle à ne plus pouvoir « ni rejeter les nouvelles normes sociales, ni critiquer l’ordre, ni remettre en question l’autorité triomphale de la marchandise », Cespedes semble cependant présenter un sérieux défaut de formatage. Même s’il ne l’a pas connue directement, il reste marqué par cette ébauche d’ouverture qu’a constitué 68, et s’entête à réfléchir aux moyens d’en retrouver l’esprit, même s’il est bien conscient de la dangerosité de l’entreprise à une époque où elle contrarie l’idéologie consumériste - alors qu’elle l’arrangeait dans les années soixante, et n’était donc qu’un fait du prince Capitalisme.

Dénoncée comme une illusion,
l’effusion de soi dans les autres
et des autres en soi
est au contraire
une réalité « affectivement incontestable »

(JPG)Refusant de baisser les bras devant ce monde où le mot « ensemble » n’a plus cours que dans un contexte de menace terroriste (« attentifs, ensemble », lit-on et entend-on dans le métro parisien), où « l’inconnu est mis en cases ; l’Autre, mis en cause ; l’émotion, prédigérée », où les gens « crèvent de ne pas se mélanger, séparés qu’ils sont les uns des autres par l’étiquetage social, le cloisonnement technocratique, les marchands de haines et de sables », le jeune philosophe s’attaque avec talent à la stérile et illusoire dualité du sujet de l’objet. Il montre combien on a tort de minimiser ou de dénigrer la propension naturelle et spontanée de tout être humain à se mélanger avec les lieux qu’il habite, avec le monde animal, avec ses semblables ; dénoncée comme une illusion, cette effusion de soi dans les autres et des autres en soi est au contraire une réalité « affectivement incontestable », et mériterait, à ce titre, d’être prise au sérieux.

Le verbe qui convient le mieux à cette forme privilégiée de mélange qu’est l’amitié, dit-il, c’est « comprendre », qui signifie à la fois « renfermer en soi », « contenir », « pénétrer le sens de », « concevoir » : « Oui, les complices se comprennent, dans tous les sens du terme. » A cet égard, son exemple de Flaubert et de son ami Louis Bouilhet s’avère particulièrement convaincant. Flaubert était si proche de Bouilhet que, après sa mort, il lui semble que son ami continue à vivre en lui ; au retour de son enterrement, il écrit à Maxime Du Camp : « Crois-tu qu’en suivant son cercueil, je savourais très nettement le grotesque de la cérémonie ? J’entendais les remarques qu’il me faisait là-dessus. Il me parlait en moi. Il me semblait qu’il était là à mes côtés, et que nous suivions ensemble le convoi d’un autre. » Néanmoins, déplore Cespedes, la « rationalité mécaniste de son époque a tôt fait d’essayer de le persuader qu’il rêve » ; Flaubert est « trop européen, trop rationnel, trop matérialiste » pour accorder confiance à ces impressions : il n’ose pas « franchir le pas et soutenir que son complice continue bel et bien d’exister à travers lui ». Pour croire en la magie de la « non-séparabilité affective », « il faisait un bon candidat, mais il ne passe pas l’examen final ».

« Le muscle, c’est la chair
qui ne peut plus ondoyer,
ni boire les nuances imperceptibles des caresses,
les réverbérations d’une autre chair
 »

Autre indice, dans un registre très différent, de l’insuffisance profonde de la vision mécaniste et « séparée » du monde : une plainte récurrente des actrices de films X a mis la puce à l’oreille de Vincent Cespedes ; elles dénoncent le harcèlement de leurs partenaires, qui veulent à tout prix coucher avec elles. Venant d’hommes qui sont payés pour les tringler devant les caméras à longueur de journée et dans toutes les positions, la demande pourrait paraître incongrue. Or, elle s’explique assez bien, au contraire : l’autocensure émotionnelle qu’exige le professionnalisme des acteurs « les conduit à une obsession intéressante : vivre enfin cette transmission affective que la mécanisation extrême a entravée », écrit Cespedes, qui cite une star du X : « Les hardeurs jouissent physiquement, mais ils rêvent de nous baiser hors caméras parce qu’ils n’ont pas joui dans leur tête. » Et il commente : « Jouir aussi dans la tête, c’est peut-être bien cela, le mélange. »

On pense alors à cette apostrophe du héros de Lydie Salvayre, dans La méthode Mila, à l’adresse de Descartes : « Plus sérieusement, Monsieur, ne pensez-vous pas que l’impasse de la pornographie est très précisément la vôtre, qui est de considérer le corps de l’homme comme une petite mécanique docile et prévisible, avec son petit moteur hydraulique, son arrosage automatique, ses canalisations, ses jets d’eau, ses ressorts, ses pistons, ses prises, ses pédales, ses engrenages, ses petites tenailles, ses petites cheminées, ses petites ouvertures, et toutes sortes d’esprits pour agacer les glandes au signal convenu ? A quand, Monsieur, le kit d’un être humain en cinq mille pièces à monter chez soi ? Ne pensez-vous pas que cette conception d’un homme machinal, enfermé dans un corps programmé au millimètre, mais privé de cette force irréductible à toute technique qu’on appelle la vie, ne pensez-vous pas que cette conception est, très exactement, porno ? Voilà qui est envoyé. » Mélangeons-nous offre de superbes passages sur la peur du mélange et de l’abandon qui caractérise l’homme contemporain, et dont Cespedes voit l’un des symptômes dans la valorisation à tout crin du muscle au détriment de la chair : « “Avoir du muscle”, “prendre du muscle” : le muscle n’est pas la chair que l’on vit, mais la chair que l’on possède. Le muscle, c’est la chair qui ne peut plus ondoyer, ni boire les nuances imperceptibles des caresses, les réverbérations d’une autre chair. Le muscle, c’est la chair qui ne palpite pas mais se contracte ou se décontracte, se gonfle ou se dégonfle, se cramponne à soi-même, pare ou distribue les coups. Le muscle, c’est la chair défendue. »

Le mélange, un va-et-vient constant
entre l’ouverture au monde
et le retrait nécessaire
à l’assimilation des influences subies

Le danger, avec la dissociation et les souffrances qu’elle engendre, c’est que les remèdes qu’on lui propose soient pires que le mal. Cespedes, qui en est très conscient, met en garde contre la tentation de la « fusion absolue » - qu’elle soit d’ordre religieux ou politique - et ses dérives totalitaires. S’il choisit de se faire le héraut du mélange, c’est parce que ce dernier se définit comme un va-et-vient constant entre l’ouverture au monde, aux autres, et le retrait nécessaire au travail d’assimilation des influences subies ; comme un va-et-vient entre « l’entendement et son désistement, le contrôle et l’incontrôle, l’intellect et le laisser-être ». « Le mélange, écrit-il, est une fusion en voie de dissociation, ainsi qu’une dissociation en voie de fusion. » Le sujet reste à ses yeux une instance nécessaire, qui doit être capable de s’oublier, mais aussi de se retrouver : « Le mélange n’est pas qu’abandon/fusion. La herse doit redescendre ; le palais, redevenir mon palais. »

Mais il n’empêche : le concept d’un « soi » pur est absurde, car aucun individu ne peut vivre, grandir et s’épanouir s’il n’est pas sans cesse nourri par les autres. « Même dans la solitude bien vécue s’esquisse un horizon de mélanges à venir et brûle encore la ferveur des mélanges passés », écrit Cespedes. On devine que Nancy Huston (lire « A malins, maligne et demie ») acquiescerait à sa citation de Donald Winnicott : « Un bébé tout seul, ça n’existe pas ! », elle qui - on le lui a suffisamment reproché - clame bien haut le rôle qu’a joué son expérience de mère dans sa conviction que « la solitude est la plus grande illusion de notre espèce ». Une illusion nécessaire - l’identité, dit Cespedes, est un « mirage vital » -, mais une illusion tout de même. Et, parce que l’incapacité à s’en rendre compte, le repli sur un « Moi » crispé, barricadé, sont le grand mal de l’époque, il s’attache à démontrer l’étendue de cette illusion. « L’identité est plurielle par essence », insiste-t-il. Ou encore : « Pas de substrat aux identités : rien que des relations, des rapports. »

« Le mélange que je suis
me pousse à poursuivre mon mélange,
pour m’épanouir et ne point me fossiliser
sur un Moi à l’arrêt,
une carapace identitaire »

Au passage, il a de très belles formules : « Ma quête d’identité : une quête de celles et ceux que j’emplirai, et qui me peupleront. » Il parle de la « concrescence » (du latin con-crescere, « grandir ensemble »), un terme cher à Augustin Berque : « Aucun être humain un tant soit peu socialisé ne peut échapper à la concrescence. Nous sommes tous et toutes “concrescent-es”, c’est-à-dire psychologiquement “métissé-es”. Et c’est en vertu de cette hybridation ininterrompue qui constitue déjà notre être que nous pouvons et devons encore nous mélanger. Le mélange que je suis me pousse à poursuivre mon mélange, pour m’épanouir et ne point me fossiliser sur un Moi à l’arrêt, une carapace identitaire. Ainsi l’existence vraiment vivante est-elle un mélange continuel, suite d’identifications et de désidentifications, de transports et de transformations, d’apports extérieurs et de remaniements internes : Je est mélange. »

Et ce qui est valable pour les individus l’est aussi pour les cultures : « Il n’y a pas de “soi” pur, ni de “culture” pure, mais toujours déjà un soi fait d’autres sois, une culture faite d’autres cultures. » Avec ce que cela implique : « Si toute culture naît de mélanges et progresse par mélanges, alors aucune culture n’est isolable, ni restaurable en sa “pureté originelle”. » Il cite Elias Sanbar, qui regrette que, du fait du conflit, israélo-palestinien, « l’identité palestinienne séculaire, qui réunit dans son creuset les trois composantes indissociables du judaïsme, du christianisme et de l’islam, se retrouve déréglée ». On pourrait renchérir par ces propos de Mahmoud Darwich (Libération, 10-11 mai 2003) : « L’histoire de la Palestine est plurielle. Elle englobe aussi bien les Mésopotamiens, les Syriens, les Perses, que les Egyptiens, les Romains, les Arabes, plus tard les Ottomans. Son histoire s’est peut-être faite dans la violence ; il n’empêche qu’elle est le fruit de la rencontre de tous ces peuples. Cette pluralité est une richesse. Et je me considère comme l’héritier de toutes ces cultures et ne me sens aucunement gêné de dire qu’il y a une part juive en moi. Je n’arrive pas à concevoir une possession exclusive de ce territoire. Je ne réponds pas aux Israéliens qui prétendent être dans le prolongement du royaume d’Israël que je suis le prolongement des Cananéens. Je ne cherche pas à dire que j’étais là avant eux, je dis seulement : je suis le produit de tout cela et je l’accepte et je l’assume. »

« Des démocraties néocannibales
où les décideurs diabolisent les laissés-pour-compte
pour mieux les offrir en sacrifice
à une classe moyenne paralysée d’effroi »

Si Vincent Cespedes invite à s’enrichir au contact de l’Autre, c’est en appréhendant celui-ci comme un individu singulier, et en aucun cas comme le représentant d’une culture - ce qui serait un leurre à double titre, puisqu’aucun individu ne se résume à sa culture et qu’aucune culture n’est monolithique. Mais, pour autant, il ne verse pas dans un éloge du métissage évasif et convenu, qui serait un moyen commode d’évacuer les contentieux historiques, ou de sommer les victimes de passer par pertes et profits les préjudices subis. Le mélange ne peut advenir que si ses protagonistes sont sur un pied d’égalité, sans quoi on n’est pas dans l’enrichissement mutuel, mais dans l’hégémonie brutale et oppressive : « La conception d’une intégration des immigré-es qui préconise leur soumission absolue à la culture dominante se fonde sur la dimension assimilationniste de l’emprise ; elle feint d’en oublier la dimension liberticide, la violence à sens unique, l’irrespect le plus total envers la différence de l’Autre, la puissance de désintégration par subordination, dissolution forcée, normalisation, uniformisation, asphyxie. »

Ce souci d’équilibre, cette volonté de rechercher « comment relativiser les identités sans pour autant les dissoudre », comment leur conserver la fluidité qui les préservera des fermetures artificielles et réductrices, tout en défendant le droit de chacun à vivre et à assumer pleinement la sienne, est l’un des grands mérites de Mélangeons-nous. Vincent Cespedes dénonce à raison la tendance révoltante, et de plus en plus répandue, à prendre acte du racisme en traitant une origine africaine ou maghrébine comme un « handicap » - dans la recherche d’un emploi, par exemple - de même nature qu’une diminution des capacités physiques ou psychiques. Il pose sans mâcher ses mots des constats qui devraient lui valoir tout plein d’amis, par exemple quand il compare les sociétés occidentales contemporaines aux Aztèques qui, autrefois, maintenaient leur cohésion interne en mettant en scène la « destruction grandiose de l’Autre » ; il les qualifie de « démocraties néocannibales où les décideurs diabolisent les laissés-pour-compte pour mieux les offrir en sacrifice à une classe moyenne paralysée d’effroi ».

« C’est bien le communautarisme blanc
qui ébranle le modèle républicain,
universel et laïc »

Ou encore, quand il pointe les dégâts causés par la plus grave forme de communautarisme observable actuellement, bien qu’elle soit rendue invisible aux yeux de ses protagonistes par sa longue « sédimentation dans la psyché collective » : le communautarisme blanc, ce seul « communautarisme respectable », ce ghetto « archiverrouillé de l’intérieur », perpétué en toute bonne conscience par des « racistes qui s’ignorent », et qui produit en retour « les ghettos minoritaires qui l’arrangent » : « C’est bien ce communautarisme blanc qui ébranle le modèle républicain, universel et laïc, écrit-il, et non la désespérance spasmodiquement émeutière des laissés-pour-compte ! Magnifique avancée des Lumières, l’idéologie républicaine reste un idéal non défendu : il est de facto ruiné par la médiocrité d’une élite gallocentrée, qui en fait un pseudo-universalisme... particulariste ! »

Néanmoins, il met en garde contre le piège d’un « contre-racisme qui reste prisonnier de la logique essentialiste du racisme ». Le danger, montre-t-il, est que les victimes du racisme répliquent en reprenant à leur compte l’identité étroite et figée dans laquelle celui-ci les enferme (à ce sujet, voir aussi, sur ce site, « FSE et communautarisme : la pyramide posée sur sa pointe »). Cette crainte l’amène notamment à disqualifier la discrimination positive, qui, estime-t-il, est « le contraire de volontariste », puisqu’elle prend acte des catégories créées par le racisme au lieu de les contester, d’en dénoncer la fausseté : « L’identité, prévient-il, doit garder à tout prix sa fluidité, sous peine de se cristalliser et de servir de mobile au communautarisme et au racisme, à la fusion pure et à la haine. Les gens qui invoquent une identité fixe pour s’en réclamer - par résistance à l’oppression ou bien volonté d’opprimer - tracent ou valident la frontière entre “nous” et “eux”, ouvrent la boîte de Pandore de la fusion totalitaire, favorisent le morcellement communautariste, fissurent l’universalité humaine. »

Le mélange ne peut se décréter à coups de quotas. Il est un mouvement naturel de la vie, aujourd’hui entravé par de puissantes coalitions de peurs et d’intérêts qu’il s’agit de combattre. Peu importe si les constats et les analyses proposés par Vincent Cespedes ont tout pour hérisser le poil des caciques de l’univers intellectuel et médiatique : la vitalité qui se dégage de Mélangeons-nous, l’appétit d’expériences et d’ouverture qui s’y exprime, sont infiniment plus sains et plus féconds que la pathétique mentalité d’assiégés et le complexe de supériorité imposés partout par ces derniers pour conjurer leur désarroi devant un monde qu’ils ne comprennent plus. Il est aussi réconfortant qu’inhabituel, par les temps qui courent, de lire sous la plume d’un agrégé de philosophie un éloge de la différence et des promesses qu’elle recèle. Cespedes s’insurge d’ailleurs lui-même contre ce dévoiement de sa discipline : « En théorie, la philosophie est censée s’attaquer prioritairement aux ghettos mentaux. En pratique, on la réduit parfois à une pédanterie stérile ; elle fournit alors les briques et le ciment pour colmater les brèches et tout sécuriser. De tunnel creusé vers la délivrance, la voici grillage, mirador. (...) Elle fixe les identités au lieu d’en faire des substances provisoires. » Son livre vient nous rappeler tout simplement que, dans la vie de tout un chacun, cet Autre tant diabolisé, dont la pédagogie médiatique nous invite à nous défier chaque jour un peu plus, n’est « ni enfer, ni paradis, mais condition sine qua non : sans lui, l’humain n’existe pas ». Ou si mal...

Mona Chollet
Vincent Cespedes, Mélangeons-nous, Maren Sell, 2006, 355 pages.
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Périphéries, avril 2006
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