PESTES D'HIER, PESTES D'AUJOURD'HUI
par Florence DUPONT
La peste n'est pas la peste, elle est bien plus qu'une maladie
Si « l'homme n'a pas inventé la typhoide, la peste ou la choléra » (1), en revanche il a inventé la Peste, c'est-à-dire la notion d'un fléau collectif que seule une action collective peut combattre. Ce que nous appelons aujourd'hui épidémie et que pendant des siècles l'Occident a appelé Peste frappe une communauté en tant que telle à la différence de la maladie qui n'atteint que l'individu, indépendamment de son appartenance à une communauté. De telle sorte que le pouvoir politique s'est toujours trouvé interpellé par la Peste, ou l'épidémie, et sommé de prendre des mesures politiques. Quand se profile le spectre du fléau, la population émue par les rumeurs exige l'intervention des pouvoirs publics, aujourd'hui par une campagne de vaccination, hier par des pouvoirs exorbitants confiés aux bureaux et aux capitaines de santé afin qu'ils séquestrent les malades et imposent une quarantaine aux navires suspects, avant hier par la consultation des oracles d'Apollon (2). La Peste a inauguré historiquement en Occident les politiques de santé.
Politiques qui n'empruntent pas toujours à la médecine ses moyens. Car frappés en tant que communautés politiques, qu'hommes civilisés, les peuples atteints de la Peste y voient bien autre chose qu'une maladie spécifique, biologiquement ou médicalement définie. La Peste est une catégorie culturelle qui sert à penser une menace mortelle prête à fondre sur une nation pour l'affaiblir ou plus souvent l'anéantir. Elle appartient aujourd'hui encore à notre civilisation, à peu près telle qu'elle avait été mise en place dans l'Antiquité grecque. Comme nous le verrons l'étiologie de la Peste a souvent changé mais jamais la conception du corps qu'elle implique. Celui-ci est un lieu où se vivent certains rapports de pouvoir entre l'individu et l'Etat par le clivage de l'homme en un corps privé et un corps public.
La Peste a donc existé avant la peste. Avant que le monde méditerranéen ne soit ravagé en 541 , sous l'empereur Justinien, par la première épidémie de peste proprement dite, c'est-à-dire la maladie causée par le bacille de Yersin (3). La niche culturelle
1 . J. Ruffié et J C. Sournia, Les épidémies dans l'histoire de l'homme, Flammarion, Pans, 1984, p.81. Nous utiliserons dans ce travail la convention suivante • nous écrirons Peste pour désigner le fléau et peste pour désigner la maladie 2 C. Herzlich et J. Pierret, Malades d'hier, malades d'aujourd'hui, Payot, Pans, 1984, pp. 34-37. 3. Sur l'histoire de la recherche médicale sur la peste historique et en particulier la peste noire : J N Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Mouton, Leiden, 1975, tome I Le bacille de la peste a été isolé par Yersin en 1 894 à Hong Kong