Marcel Griaule

MARCEL GRIAULE. (1898-1956)

Marcel Griaule, professeur à la Sorbonně, conseiller de V Union française est mort à Paris le 23 février 1956. Une première attaque du mal redoutable qui devait finalement remporter à Vâge de 58 ans, V avait atteint voici quelques années. Tous ceux qui Vaimaient, vivaient depuis lors dans Vangoisse, mais voulaient espérer que sa robuste constitution lui permettrait de surmonter et de vaincre toute nouvelle crise. Ils refusaient de croire que ce maître incomparable, ce compagnon sans égal, pouvait échapper à leur affection, que son exemple, ses conseils, son appui allaient subitement leur faire défaut.

La Société des Africanistes a perdu en lui un de ses collaborateurs les plus anciens et les plus éminents. Secrétaire général adjoint dès 1931, il assuma les fonctions de secrétaire général durant près de quinze ans, et son prestige scientifique ne cessa de rejaillir sur notre Société pendant plus d'un quart de siècle.

Né le 16 mai 1898 à Aisy-sur-Armançon, dans Г Yonne, d'une famille d'origine auvergnate par son père et briarde par sa mère, Marcel Griaule sembla tout d'abord vouloir s'orienter vers les sciences. Ses études secondaires achevées, il entre en classe de mathématiques spéciales, en vue de préparer le concours d'admission à l'École polytechnique. Mais la première guerre mondiale vient interrompre ses études. En 1917 il s'engage, et peu après, entre à V École d'application d'artillerie de Fontainebleau, d'où il sort au bout d'une année avec le grade d'aspirant. Il se déclare alors volontaire pour l'aéronautique. Breveté observateur aérien à la fin de 1918, il est promu sous-lieutenant d'aviation en 1920. Puis il part pour la Syrie où il va pendant seize mois participer à la campagne contre les Turcs.

Dès son retour à la vie civile, il reprend courageusement ses études universitaires, et s'oriente désormais vers la linguistique et l'ethnologie. Les cours qu'il suit successivement à l'École des Langues orientales vivantes et à l'École pratique des Hautes Etudes vont déterminer sa carrière et le domaine de son activité future. C'est en effet auprès de ses maîtres, dont l'enseignement lui a donné la passion de la recherche, qu'il a pris très rapidement le goût des études africaines.

268 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

Ayant obtenu en 1927 le diplôme ďabyssin, il est chargé Vannée suivante ďune mission ethnologique, qui le conduit en Ethiopie. Il en revient après un an de travail acharné, accompli sans moyens suffisants, et le plus souvent dans des conditions fort difficiles, avec une magnifique moisson de documents. Il en rapporte également le projet d'organisation d'un « nouveau voyage d'exploration, au cours duquel il veut traverser et observer ďautres pays africains, de VAtlantique à la Mer rouge, avant de pousser plus avant ses recherches en Abyssinie ».

A peine de retour de cette première expédition, qui le classe au premier rang des jeunes africanistes, il se remet au travail, achève sa licence de lettres, et fait paraître ses deux premiers ouvrages consacrés à V Ethiopie, Le livre de recettes d'un dabtara abyssin et Silhouettes et graffiti abyssins. Pendant ce temps, aidé par ses dons d'organisation et l'expérience acquise au cours de son précédent voyage, il mène de front, sans relâche, la préparation de sa mission d'études, qui doit le conduire, avec une importante équipe de spécialistes, de Dakar à Djibouti. La foi ardente qui l'anime, son opiniâtreté et son charme, triomphent de toutes les difficultés et de tous les obstacles. Le 31 mars 1933, une loi spéciale, votée par le Parlement, le charge de la direction de cette première grande mission ethnologique française, patronnée par les Ministères de l'Instruction publique, des Colonies, de l'Agriculture, par l'Institut de France, l'Université de Paris, le Muséum national d'Histoire naturelle, et divers autres organismes français et étrangers.

Cette mission qui dura près de deux ans (mai 1931 à février 1933)t traversa d'ouest en est, sur le parcours Dakar-Djibouti, quinze pays différents. Elle rapportait une abondante quantité de documents de toutes sortes, parmi lesquels de précieux manuscrits éthiopiens, un ensemble exceptionnel de peintures abyssines, et près de 3.500 objets, qui vinrent enrichir les collections du Musée d'Ethnographie du Tro- cadéro. Le prestige scientifique de Griaule est dès lors bien établi. Il s'est révélé, au cours de cette seconde expédition un observateur et un ethnographe hors de pair.

Dès le retour de la mission, il publie toute une série d'articles, et fait paraître sa première grande œuvre littéraire, Les flambeurs d'hommes, qui obtint le Prix Gringoire, et qui, rééditée 43 fois, sera traduite en cinq langues.

D'une intrépidité peu commune, et de plus en plus fasciné par l'Afrique, il organise de nouvelles expéditions, et en 1935, il part à la tête de la mission ethnographique Sahara-Soudan, pour entreprendre dans la boucle du Niger l'étude des Dogon des falaises de Bandiagara, avec lesquels, en 1931, il avait eu déjà un premier contact, lors du passage de la mission Dakar-Djibouti, L'étude de cette population, qu'il pour-

MARCEL GRIAULE (Ш8-1936) 269

suivra jusqu'à sa mort avec une ardeur inlassable devait imprimer à ses recherches une originalité remarquable, et faire de Marcel Griaule un africain d'adoption.

Infatigable, il retourne une troisième fois en 1936-37 chez les Dogon avec la mission archéologique et ethnographique Sahara-Cameroun, puis, après avoir soutenu brillamment en Sorbonně sa thèse de doctorat ès-lettres, la mission ethnographique et géographique Niger- lac Iro le conduit en 1938-39 au Soudan et dans VOubangui-Chari.

Ces cinq expéditions qui lui ont fait parcourir quelque 85.000 km. à travers Г Afrique, furent pour Griaule une grande période de travail sur le terrain. Elles devaient aboutir à plusieurs ordres de résultats. Tout d'abord une impressionnante collecte de documents touchant aux disciplines les plus diverses, sur lesquels allait travailler toute une équipe de chercheurs. Ensuite, pour Griaule lui-même, une prise de contact de plus en plus intime avec les populations de l'Afrique française, qui vont devenir l'objet essentiel de ses recherches. Enfin, la mise en application d'une nouvelle méthode d'enquête directe, accordant au travail d'équipe une importance toute particulière, et qui permettra, par des observations exhaustives, de pénétrer, comme on ne l'avait encore jamais fait, dans les systèmes cosmologiques et religieux des Noirs d'Afrique.

Ces travaux sur le terrain allèrent de pair avec la publication de multiples articles sur les sujets les plus variés, répandus dans de nombreuses revues scientifiques et littéraires. La masse considérable de documents accumulés servit en outre de base à des œuvres magistrales, en particulier sa thèse de doctorat, Jeux dogon et surtout Masques dogon, « première monographie conçue selon les règles de l'ethnographie moderne, faite par un Français et, consacrée à une population de l'Afrique française », qui parurent en 1938, et classèrent Marcel Griaule, parmi les maîtres de l'ethnologie.

La seconde guerre mondiale l'oblige à renoncer à tout travail sur le terrain. Mobilisé de septembre 1939 à juillet 1940, comme capitaine d'aviation, il se distingue par son courage et son sang-froid. Cité le 30 juin 1940 à l'ordre de l'escadre aérienne pour « ses qualités d'enthousiasme, d'ardeur patriotique, d'énergie communicative et pour sa belle attitude sous le feu des attaques de l'ennemi », il est décoré de la croix de guerre.

Chargé en décembre 1940 du cours d'ethnologie à l'Institut d'ethnologie de l'Université de Paris, il devient secrétaire général de cet Institut en 1941. Puis, chargé d'enseignement à l'École nationale des Langues orientales vivantes, il est délégué un an après dans les fonctions de sous-directeur au Musée de l'Homme. Enfin, nommé directeur

270 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

du Laboratoire d'ethnologie de V École pratique des Hautes Études, il est désigné, en octobre 1942, comme titulaire de la première chaire d'ethnologie de l'Université de Paris.

Mais voici la Libération, et en septembre 1944, Griaule est de nouveau mobilisé comme capitaine, puis comme commandant d'aviation de la 2e région aérienne, jusqu'en 1946. Il n'en continue pas moins ses cours en Sorbonně et ne ralentit pas pour autant le rythme de ses publications.

Dès sa démobilisation définitive, une mission ethnographique et linguistique presque permanente dans la boucle du Niger, lui est confiée par le Ministère des Colonies et le Ministère de l'Armement. Devenu l'ami des Noirs et spirituellement l'un des leurs, Griaule partagera désormais sa vie entre son enseignement et l'Afrique, à laquelle il donnera jusqu'à sa mort le meilleur de lui-même.

Cette seconde époque de son œuvre, durant laquelle il fournit un immense effort, est marquée par des découvertes d'une prodigieuse richesse, qui révèlent, en particulier, l'existence chez les indigènes du Soudan français d'un véritable système du monde, et apportent la preuve que ces prétendus primitifs « vivent sur une cosmogonie, aussi riche que celle d'Hésiode, une métaphysique, une religion, qui les met à la hauteur des peuples antiques». Cette analyse pénétrante de la psychologie des Noirs d'Afrique, cette découverte de leur système du monde, Griaule y est parvenu, en se mettant sur le même plan que son interlocuteur africain, et en se faisant « l'interprète de cette pensée noire, qui porte parfois si loin, derrière son apparente étrangeté ». Leurs modes de raisonnement, le fond de leur pensée, devenaient ainsi pour lui aisément intelligibles. Il ne croyait pas d'ailleurs que leurs facultés intellectuelles fussent foncièrement différentes des nôtres, et il estimait que les Africains sont parfaitement capables d'acquérir, et dans une large mesure, de s'assimiler notre culture.

Aux nombreuses activités qu'il exerçait déjà, en général à des postes de premier plan, au sein de maintes commissions et organisations françaises et internationales, vinrent s'ajouter en novembre 1947, les fonctions de conseiller de l'Union française, ou il présida jusqu'à sa mort, avec une éclatante autorité, la commission des affaires culturelles et des civilisations d'outre-mer. Dès lors, présumant de ses forces, Marcel Griaule se dépense sans compter pour faire face aux obligations de ses multiples charges, de professeur, de chercheur et de parlementaire. Cette intense activité entraînera bientôt un excès de fatigue, qui ne dut pas peu contribuer quelques années plus tard à altérer et à compromettre sa santé. Mais au lieu de se soumettre aux

MARCEL GRIAULE (1898-1У56) 271

conseils de prudence qui lui élaienl prodigués par ses médecins et ses amis, il s'efforça, semble-t-il, au contraire, sentant ses fours menacés, de redoubler d'efforts, pour mettre en œuvre au maximum l'énorme documentation recueillie au cours de ses missions, et pour mener à bien, avant qu'il ne soit trop tard, tout ce qu'il croyait être de son devoir d'accomplir dans les différents domaines de son activité.

Malgré sa fin prématurée, Griaule laisse une œuvre considérable et infiniment variée. Outre des ouvrages de synthèse, dont certains comme Les flambeurs d'hommes, Les Sao légendaires et Dieu d'eau se présentent dans un appareil littéraire, et dénotent chez leur auteur un beau talent d'écrivain, de nombreux articles, parmi lesquels de véritables mémoires réservés aux seuls spécialistes, sont dispersés dans un grand nombre de périodiques français et étrangers. Et partout, dans cette prodigieuse production scientifique, se retouvent les mêmes qualités fondamentales de son œuvre: la précision dans l'observation et la notation, la clarté dans l'exposé des faits.

Grand animateur à l'enthousiasme communicatif, Marcel Griaule était aussi un maître, par le ton, le jugement, les connaissances, mais il le fut de façon familière. Par la foi ardente qui l'animait et par son rayonnement, il a exercé une profonde influence sur tous ceux qui ont eu le bonheur de l'approcher et, chez bon nombre d'entre eux, il a su faire naître des vocations de chercheurs. Chez lui l'homme valait le savant, et les qualités du cœur et de V intelligence s'unissaient intimement. Gai de nature, spirituel, il cultivait volontiers l'humour, et nul ne pouvait rester insensible à son charme. Un instant de sa présence était un réconfort humain.

La mort de ce grand serviteur de la science, qui par son prestige et son attachante personnalité a marqué de son empreinte tout une génération de chercheurs, a creusé un vide immense dans les études d'ethnologie. Elle a privé les instances gouvernementales et internationales d'un expert particulièrement compétent, et de ce fait, justement écouté, pour tout ce qui concerne les civilisations ď outre-mer , et les nombreux et préoccupants problèmes qu'elles soulèvent. Tous ses amis africains qui, à ce titre, fondaient sur son action bien des espoirs, ont cruellement ressenti sa disparition. En suprême hommage à sa mémoire, ils ont fait, suivant leurs rites, d'exceptionnelles et émouvantes funérailles à celui qu'ils considéraient comme un des leurs, et qui repose maintenant en terre française...

P. Champion.