Les Algériens en France. Etude démographique et sociale


LES ALGÉRIENS EN FRANCE

Étude démographique et sociale

Présentation d'un cahier de l'I.N.E.D. publié en collaboration avec les Études sociales nord-africaines

La situation démographique L'introduction des techniques occiden- de l'Afrique du Nord. taies et, en particulier, de la médecine

préventive, dans les pays insuffisamment développés a pour effet de les faire passer par une phase de croissance démographique plus rapide et plus importante encore que celle qu'a connue l'Europe au xixe siècle : la chute de la mortalité est plus brutale et ne s'accompagne d'aucun recul de la natalité. L'Afrique du Nord n'échappe pas à cette loi.

En Algérie, la population musulmane a doublé depuis une cinquantaine d'années, et l'on peut prévoir, en l'absence de perturbations extérieures, une nouvelle et très importante expansion démographique. Passée de 3,8 millions en 1896 à 7,6 millions en 1948, elle s'établit actuellement à 8,7 millions. L'accroissement naturel atteint déjà 2,5 %, soit près de 250.000 unités par an, ce qui correspond à un doublement en 28 ans, l'espace d'une génération.

La population européenne croît également, mais à un rythme beaucoup moins rapide ; le décalage entre les deux populations ne fera donc que s'accentuer.

Telle est la donnée fondamentale sur laquelle tous les Français devraient être éclairés, et que l'I.N.E.D. et les Etudes Sociales Nord- Africaines (E.S.N.A.) se sont, chacun de leur côté, efforcés de décrire, depuis plusieurs années *.

La situation démographique de l'Afrique du Nord.

(1) L. Henry, Perspectives relatives à la population musulmane de l'Afrique du Nord, dans Population, 1947, n° 2. L. Chevalier, Le problème démographique nord-africain. Paris, 1947 (cahier n° 6 des Travaux et Documents de l'I.N.E.D.). Les Nord-Africains en France. Eléments de statistiques, commentaires sociaux (Les cahiers nord-africains, ESNA, mai-juin 1950). Français et immigrés, t. II. Nouveaux documents sur l'adaptation : Algériens, Italiens, Polonais. Paris, 1954 (Cahier n° 20 des Travaux et Documents de l'I.N.E.D.).

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Ces deux organismes ont décidé, cette fois, d'unir leurs efforts, ce qui a permis une publication en commun.

Le rappel des structures économiques et sociales de l'Algérie, où la population musulmane est encore agricole pour 80 %, permet de mieux saisir les raisons de la venue en France, et les conditions dans lesquelles elle s'opère.

La venue en France. La venue en métropole est la conséquence logique des différences de niveau de vie et

de l'union politique existant entre la France et l'Algérie, héritée du passé. S'il est vain de contester l'existence de ce lien historique, il n'en est pas moins indispensable de suivre d'aussi près que possible les migrations qui en résultent et qui, malgré des temps d'arrêt ou plutôt de ralentissement, accusent une progression continue depuis la fin de la guerre, et tout spécialement depuis l'entrée en vigueur, en 1947, du nouveau statut de l'Algérie. Jouissant de la citoyenneté française, les Algériens musulmans peuvent circuler librement entre leur pays et la métropole.

Un examen rigoureux de toutes les statistiques disponibles permet de conclure à la présence de près de 300.000 Algériens musulmans en France, à la fin de l'année 1954 (voir le graphique).

Ce mouvement d'entrées et de sorties épouse assez fidèlement les fluctuations de la conjoncture, en Algérie et surtout dans la métropole. Les Algériens constituant une sorte de main-d'œuvre mobile, alors que la main-d'œuvre métropolitaine se déplace difficilement, leurs mouvements fournissent un indice économique d'une grande sensibilité.

La concentration et le regroupement. Cette venue en France est

loin d'obéir à des impulsions

désordonnées et de se répandre sur tout le territoire suivant le hasard ou selon un phénomène de tache d'huile. Si la pression au départ est très forte, les nouveaux venus se dirigent vers les zones de plus grand appel que sont les régions fortement industrialisées, et où l'essor économique est générateur d'emplois.

Ils s'y concentrent de plus en plus et s'y regroupent, selon les affinités de leurs origines locales. Ils connaissent, en effet, la situation du marché du travail, dans les régions où se trouvent déjà des parents ou des connaissances de la même commune ou du même douar, et savent le plus souvent où ils vont. L'analyse de documents inédits, rassemblés en Algérie lors d'une enquête du gouvernement général, en 1950, et portant sur les émigrés classés dans chaque commune par douar d'origine d'une part, et par résidence en France d'autre part, le montre clairement. Les cas du département de la Seine et de la zone industrielle de Briey, Longwy, Thionville, Metz, sont saisissants à cet égard.

La venue en France.

La concentration et le regroupement.

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II ne s'agit pas là d'un trait propre à l'immigration algérienne, mais d'un phénomène général. L'individu, entraîné dans un mouvement aussi collectif qu'une migration, n'est pas libre de partir seul à l'aventure, mais seulement de refuser ou d'accepter le départ. S'il part, il suit alors des voies déjà tracées, qui le protègent. Ce n'est qu'ensuite et que plus tard, au gré de la chance ou de la volonté de chacun, que peuvent éclater les regroupements opérés d'instinct, dans le pays d'arrivée.

Mouvement de la main-d'œuvre algérienne musulmane entre la métropole et l'Algérie : 1° Solde migratoire brut annulé de mois en mois (après adoption du nombre de 50.000

Algériens présents en France au 1er janvier 1947); 2° Effectif des travailleurs nord-africains recensés chaque trimestre par les services du

travail et de la main-d'œuvre.

L'emploi et la stabilisation. De même, il serait tout aussi faux

d'imaginer que l'Algérien, par quelque destination originelle, soit impropre à la stabilisation. L'étude du personnel nord-africain de plusieurs entreprises importantes, dont les Charbonnages de France et la Régie nationale des usines Renault, révèle, au contraire, que ces travailleurs ont en moyenne quatre ans d'ancienneté dans l'entreprise, ce qui n'est pas négligeable pour une immigration amorcée depuis huit ans.

Certes, ce peut être là le cas de privilégiés en quelque sorte, mais non pas d'exceptions. Les conditions mêmes de leur recrutement dans les entreprises, particulièrement celles du bâtiment et des travaux publics où ils sont nombreux, leur impose souvent une très grande mobilité et instabilité, en même temps que leur manque de qualification professionnelle au départ. Mais maints exemples montrent qu'ils ne sont pas impropres non plus à recevoir cette qualification, pour peu que les circonstances s'y prêtent.

L'emploi et la stabilisation.

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La courbe de l'emploi, telle qu'elle ressort des renseignements recueillis par les services du travail et de la main-d'œuvre, qui ne donnent pas la totalité des effectifs d'Algériens effectivement au travail, suit une progression analogue à celle des arrivées (voir le graphique). Si les deux courbes tendent à s'écarter, c'est que la masse globale de présents en France compte notamment, et de plus en plus, des femmes et des enfants, à côté des hommes, presque seuls à l'origine. En tout cas, les effectifs croissants d'Algériens en France ne correspondent pas à un accroissement du nombre des sans travail.

La venue des familles. Cette immigration traditionnelle de travailleurs est sur le point, en effet, dans une

certaine mesure, de se transformer. Corollaire bien souvent de la stabilisation des hommes dans l'emploi, la venue de femmes et d'enfants se produit à un rythme encore limité, mais qui va croissant de mois en mois depuis deux ou trois ans. On compte, en fin 1954, 5.000 à 6.000 femmes musulmanes, venues rejoindre leur mari, et au moins 15.000 enfants. L'ouvrage publié aujourd'hui présente plusieurs études consacrées aux familles musulmanes installées en France, en particulier dans les départements de Seine- et-Marne et des Bouches-du-Rhône.

La précarité des conditions matérielles de vie de ces familles frappe en premier lieu l'observateur. Elles sont, en effet, la plupart du temps, logées bien au-dessous des normes d'habitation officiellement admises. Cette insuffisance du logement freine, sans doute, une arrivée plus nombreuse, et pourtant celles qui sont venues demeurent, et acceptent ces conditions de vie, préférables du point de vue financier à une séparation coûteuse. Les avantages psychologiques et moraux sont évidents, et, en outre, la vie en France permet d'envoyer plus aisément les enfants à l'école, et d'espérer, pour eux, la possession d'une qualification et d'un métier, qui ont fait cruellement défaut aux pères. L'adaptation des femmes à leur nouvelle existence semble particulièrement délicate, et une action sociale appropriée, d'enseignement sanitaire et ménager, fait sentir ses fruits, chaque fois qu'elle peut être entreprise.

Mais toutes les familles ne restent pas à ce stade de la première installation et des difficultés permanentes. Une observation d'ensemble ne peut négliger de reconnaître la diversité des situations. Certaines familles, disposant d'un logement convenable, dans des H.L.M., ou même des pavillons individuels, vivent de manière semblable aux familles métropolitaines qui les entourent. Elles se distinguent d'autant moins d'elles, et disparaissent en quelque sorte dans le milieu ambiant.

L'adaptation à la vie française des familles algériennes musulmanes est donc possible. En outre, dans la mesure même où elles

La venue des familles.

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s'adaptent, la discrimination, génératrice de tensions, disparaît à son tour.

L'information nécessaire. Telles sont quelques-unes des conclusions qui se dégagent du livre, ou mieux

quelques réflexions qu'il suggère. Peut-être les unes et les autres vont-elles un peu plus loin que le livre lui-même, dont l'intention majeure est de présenter au public des faits contrôlés et des observations directes.

Il serait vain de sous-estimer les difficultés que les Algériens rencontrent en France, comme les questions sociales que pose leur présence. Ils ne trouvent pas auprès du public, considéré dans son ensemble, l'accueil qui serait de nature à les aider, en simple reconnaissance des services qu'ils rendent à la métropole, par les travaux qu'ils y accomplissent. Mais les réticences françaises sont, pour une large part, à base d'ignorance. L'opinion mal informée ne juge que par ce qu'elle voit, et qu'elle interprète souvent à tort, ou, ce qui est pire, par ce qu'elle entend dire, et qu'elle amplifie sans s'en douter.

Le comportement asocial de quelques Algériens est beaucoup moins un effet de leur nature, que la conséquence des conditions anormales d'existence dans lesquelles ils sont placés. On pourrait s'étonner, au contraire, que la maladie ou la délinquance ne soient pas plus fréquentes parmi eux, et admirer les vertus grâce auxquelles un grand nombre d'entre eux vivent pauvrement, pour envoyer la moitié de leur salaire ou davantage à leur famille restée en Algérie. On évalue à plus de 30 milliards l'année dernière les sommes d'argent que l'immigration en France a rapportées à l'Algérie, par l'effort des immigrés.

Les solutions possibles. Cette immigration n'est pas le résultat d'une

décision volontaire. Elle est la conséquence

des faits eux-mêmes, qui ont associé aujourd'hui dans une même unité politique deux populations, dont la situation démographique comme le développement économique sont à des niveaux différents. La question est de savoir si elles subiront passivement le poids du passé, tel qu'il est, ou bien si elles essaieront de commander aux événements.

Il n'est pas dans l'esprit du livre de dicter des solutions, qui appartiennent au pouvoir politique. Mais un chapitre final, beaucoup plus large, sur lequel l'I.N.E.D. et les E.S.N.A. se sont mis d'accord, consacré à une vue d'ensemble sur la population algérienne, s'efforce de bien dégager les options, et de mettre en lumière les avantages et les inconvénients, tant pour la métropole que pour l'Algérie, de cette migration inéluctable. Les diverses voies qui se

L'information nécessaire.

Les solutions possibles.

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présentent sont examinées avec soin. Dans la « solution algérienne », la mise en valeur de l'Algérie serait intensifiée au point que les travailleurs n'éprouvent pas le besoin de s'expatrier. Dans la solution franco-algérienne, la migration est considérée comme un fait et les conditions en sont fortement améliorées. L'immigration de familles apparaît comme le moyen le plus sûr d'éviter les inconvénients décrits.

En tous cas, il n'est pas permis de refuser le choix, car l'abstention entraîne elle-même une solution qui a bien des chances de n'être pas la meilleure. Une connaissance profonde du problème, la destruction des préjugés communs sont une condition nécessaire de la réussite.

Alain Girard et Joseph Leriche.