La Révolution française, le Pacte fondamental et la première Constitution tunisienne de 1861

Hédia KHADHAR

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, LE PACTE

FONDAMENTAL ET LA CONSTITUTION

TUNISIENNE DE 1861

La Révolution française vue depuis la Régence de Tunis ne bouleversa pas les mentalités1. Elle eut tout au plus des conséquences d'ordre économique, voire diplomatique2. Pour mesurer l'influence des idéaux de la Révolution française, il faut attendre le milieu du xixe siècle3. En effet, durant cette période la Tunisie a connu une intense activité réformiste4. Sur le plan politique, deux faits retiennent l'attention : la promulgation du Pacte Fondamental et la Constitution de 1861.

Dès 1856, M'hamed Bey envisagea d'appliquer les «Tanzimat» de la Sublime Porte5, comme il l'écrit dans les mêmes termes aux Consuls de France et d'Angleterre :

«Je te (sic) prie de faire connaître au gouvernement de Sa Majesté (...) que je suis disposé à introduire dans mes Etats les réformes qui ont été successivement adoptées par la Sublime Porte, en les modifiant de façon â les rendre conformes â l'état et aux besoins de mon pays»6.

Mais ces réformes tardaient à venir, les puissances étrangères s'impatientaient, comme l'écrit le Consul de France à Tunis :

«Dix-huit mois s'étaient déjà écoulés depuis cette déclaration solennelle et son Altesse n'avait encore donné, ni à son peuple ni aux sujets des puissances alliées établies dans ses Etats, aucune des réformes dont elle avait promis l'adoption»7.

Bientôt les faits se précipitèrent. En juin 1857 un charretier juif, Samuel Sfez, qui après avoir renversé un enfant musulman aurait répondu par des injures contre

^ REM.M.M. 52/53, 1989-2/3

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le Bey et contre la religion musulmane, fut condamné à mort au nom du droit malékite, particulièrement sévère pour les blasphémateurs. Le Bey exécuta aussitôt la sentence le 24 juillet 1857. Les puissances étrangères et notamment la France et l'Angleterre ne voyaient pas du même œil cette condamnation. C'était là la persécution d'une minorité religieuse. Le Consul de France, Léon Roches, décrit l'événement en ces termes :

«Tunis était en dernier lieu le théâtre d'une exécution qui rappelait l'époque la plus regrettable du fanatisme musulman et constituait un défi jeté à la puissance de l'Europe»8.

La réaction française ne tarda pas à venir puisque, en août, une escadre dirigée par l'Amiral Tréhouart était au port de La Goulette. Le Bey, invité à visiter le bateau, se vit interpeller par le Chef de l'escadre qui lui demanda quelles garanties il allait offrir aux puissances pour que de pareils événements ne se reproduisent plus. Le Bey promit de promulguer un Pacte Fondamental et une Constitution.

Le Pacte fut promulgué le 10 septembre 1857 par M'hamed Bey devant une assemblée formée des Mameluks, des «Ulema» et des Consuls étrangers. Ce Pacte comprend un Préambule, onze articles et un serment final9.

Dans le Préambule, le Bey se place sous l'autorité divine :

«Dieu est témoin que j'accepte ses hautes prescriptions pour prouver que je préfère le bonheur de mes Etats à mon avantage personnel».

Il rappelle néanmoins que ces réformes ont été entreprises après consultation du «Chef de l'Islam et ceux des grandes puissances». Ce qui ne l'empêche pas d'avouer que ces réformes sont dictées par la raison et par la nature tout en obéissant au Charâa «car le Charâa a été institué par Dieu pour défendre l'homme contre les mauvaises passions» et le Préambule se termine en ces termes : «Rien dans ce Code ne sera contraire à ses saintes prescriptions». D'entrée le Pacte se place sous le double signe de la raison et de la foi.

Les onze articles se situent sur deux plans, celui des principes : Sécurité - Egalité - Liberté et celui des droits des étrangers dans la Régence. Nous nous attacherons au premier qui enferme les idéaux de la Révolution française, nous laisserons de côté le deuxième plan dont les conséquences sont d'ordre historique et n'entrent pas dans le cadre de cette étude.

«Sécurité, égalité, liberté», ce principe ternaire se retrouve dans les quatre premiers articles du Pacte Fondamental. Il semble appartenir à l'héritage de la Révolution française. Cette filiation prend tout son sens si l'on remonte à l'histoire des textes ayant permis l'élaboration du Pacte. Nul doute que le Haft-i §érif et le Haft-i humayun sont les textes de base auxquels il faut ajouter les mémorandums des Consuls de France et d'Angleterre. Une étude comparative de ces quatre textes avec la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen laisse apparaître trois idées forces : liberté, sécurité, égalité.

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L'existence de ces trois termes seuls ou accompagnés d'autres mots, dans tous les textes de base ayant servi à la rédaction du Pacte, le rapprochement évident avec certains articles de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, laissent supposer une influence plus ou moins directe des idéaux de 1789. Quel sens faut-il donner à la liberté, la sécurité et l'égalité dans le contexte politico-religieux de la Régence? Dans quelle mesure ces trois termes sont-ils une innovation par rapport à la Régence de Tunis, sont-ils le reflet d'un courant réformiste qui pratiquait une politique de «l'Islah»?

Quels sont la portée et le sens de « liberté », « sécurité » et « égalité * dans la Régence de Tunis?

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La notion de liberté

Cette notion a un sens restrictif dans le Pacte. Il ne s'agit pas de liberté d'opinion, ni même de plusieurs cultes, mais le Pacte vise spécialement la liberté du culte pour les sujets israélites. Bien que précis, l'article 4 du Pacte ne change rien à la réalité dans la mesure où les sujets israélites jouissent déjà de cette liberté en vertu du statut des « Dhimmi » en terre d'Islam. En cherchant à adapter les décrets issus d'autres aires politiques, le législateur tunisien entérine une situation de fait. Toutefois, on peut constater qu'il n'est nullement mention de «liberté de conscience». Ce qui veut dire que cet emprunt est caduc. S'il vient renforcer une politique déjà en pratique, il met en garde néanmoins contre certains abus.

La sécurité

A priori, le principe de sécurité apparaît fortement inspiré par les déclarations qui ont précédé le Pacte. Cette sécurité concerne les biens, la personne et l'honneur. Jusque là rien d'étonnant pour la société musulmane, l'innovation juridique consiste à assurer cette garantie « formellement à tous les sujets, quelles que soient leur religion, leur nationalité et leur race». Or, cette sécurité est accordée au Dhimmi et aux membres du corps diplomatique. L'étendre à tous les sujets c'est la généraliser et lui donner par là-même un sens nouveau. Dès lors, il ne s'agit plus d'un Aman, à savoir un sauf-conduit qui protège l'étranger, mais d'une loi égale pour tous les sujets musulmans et non-musulmans (à noter que le Pacte accorde dans son article 1 1 le droit de propriété et de travail aux étrangers).

Equivoque sur la notion de sécurité qui apparaît de façon évidente dans le titre en arabe : 'Ahad-al-Amân que l'on peut traduire littéralement par Pacte = 'Ahâd Aman : sécurité-protection. L'Aman est parfois employé comme synonyme de 'ahd, de dhimma ou de «djiwar». Le 'Ahd est donc un pacte d'alliance avec les non- musulmans, qui a pris au cours de l'histoire la forme de traité politique. Curieusement les «Ulema» s'expriment toujours en terme d'Aman (tel qu'il apparaît dans une «Fetoua» sur le Pacte10).

En réalité le Pacte stipule une sécurité pour tous les sujets sans distinction de religion. Ce qui remet en question le statut de Dhimmi, voire des «Harbi» dans la Régence de Tunis.

L'égalité

Le Pacte précise la notion d'égalité devant la loi et devant l'impôt pour tous les sujets musulmans et non-musulmans. Des Hadith célèbres du Prophète prouvent bien cette notion d'égalité entre musulmans, mais de là à l'étendre aux autres croyances, cela apporte une dimension nouvelle. En effet, l'égalité devant l'impôt remet en question la «Djizya», impôt de capitation qui, dans le droit musulman traditionnel, frappe les non-musulmans. L'égalité devant l'impôt et devant la loi institue un état de droit qui bouleverse les lois socio-religieuses qui prévalaient dans la Régence. Il ne s'agit nullement de «concessions fictives pour les sujets

La notion de liberté

La sécurité

L'égalité

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tunisiens» comme l'affirment certains historiens, mais bien d'innovation institutionnelle de longue portée.

Certes, la diffusion des mots sécurité, liberté, égalité, sont les mots clés les plus utilisés en Tunisie depuis la proclamation du Pacte. Ils ne furent pas seulement favorisés par les décrets de la Sublime Porte et les recommandations des consuls étrangers. Il suffît de penser aux intellectuels tunisiens acquis â la politique dite de l'«Islah», tels que Kabadou, Ben Dhiaf, Beyram, ainsi que de nombreux dignitaires de la Régence d'origine mameluk, comme Rustem, Hussein et Kherredine.

Par ce Pacte, le Bey M'hamed engageait la Tunisie sur une voie nouvelle, celle d'une monarchie constitutionnelle. Comme il le fit dans le serment du Pacte :

«Nous nous engageons non seulement en notre nom, mais au nom de nos successeurs : aucun d'eux ne pourra régner qu'après avoir juré l'observation de ces institutions libérales».

En effet, après la mort subite de M'hamed Bey en 1859, le Bey Mohamed Essa- dok, prêta, avant de régner, un serment de fidélité aux stipulations du Pacte. En 1860, la Commission chargée de la préparation de la Constitution, ne tarda pas à présenter la première Constitution tunisienne. Le 17 septembre 1860, Mohamed Sadok Bey remettait à Napoléon III à Alger un exemplaire de la Constitution en français. Une monarchie constitutionnelle était née. La Constitution de 1861 limite en effet le pouvoir du Bey en confiant les fonctions les plus importantes à une assemblée oligarchique, le Conseil Suprême. La souveraineté est répartie, par référence aux principes de Montesquieu, entre un exécutif bicéphale formé du Bey et de son Premier Ministre, un législatif confié à un Conseil Suprême et le judiciaire réparti entre plusieurs tribunaux (police - civil - criminel - commerce...)11.

L'entrée en vigueur de la Constitution donnait plus de pouvoir aux Mameluks. Cet événement a provoqué une opposition dans les villes et dans les campagnes, particulièrement à la suite du doublement en septembre 1863 du montant de la «Mejba», taxe à laquelle étaient soustraits jusque là les habitants de Tunis, de Kairouan, de Sousse, de Monastir, ainsi que les fonctionnaires, les militaires et les «Uléma».

En 1864, la révolte de Ali Ben Ghedhahem explique les récriminations contre les réformes. L'impôt de l'«Iâna» ou «Mejba» n'était perçu que par la contrainte. En fait de nouveauté, on n'y a vu que l'établissement de la conscription générale, la création des tribunaux, qui éloignaient la justice du justiciable, les concessions faites aux Européens (droit de propriété) et enfin le doublement, voire le triplement de la «Mejba». L'objectif de la révolte visait le retour â la tradition en matière de justice et d'impôt; tel qu'il apparaît dans les listes de revendications qui visaient essentiellement à mettre fin â la Constitution. Au milieu du mois d'avril, à l'exception des villes du littoral, la révolte était générale. En 1864, la première Constitution tunisienne se terminait par un échec12.

Certes, «l'importance de la "Charte" de 1857 ne réside pas dans l'application qu'on en fît, ou dans les institutions éphémères qu'on créa à l'époque. Elle est plutôt dans le mouvement d'idées qu'elle inspira à plusieurs générations de tunisiens. D'abord à la génération qui l'a vécue, au poète Mahmoud Kabadou, qui salua par un long poème la promulgation de la Constitution de 1861, à l'historien Ben Dhiaf, qui intitula son œuvre historique : Chronique des rois de Tunis et du Pacte Fondamental, à Khéreddine qui, dans son "Aqwâm al-masaîik"y plaide avec

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vigueur pour des réformes constitutionnelles13. Puis, sous le Protectorat, par les patriotes dans leur revendication d'une Constitution (Destour)14. Enfin, à l'aube de l'Indépendance, la référence au Ahad-al-Amân est permanente, comme il apparaît dans le discours prononcé par le Président de la République tunisienne le 1er juin 1959 à l'occasion de la promulgation de la deuxième constitution : «(1* Ahad- al-Amân), Constitution dont nous avons longtemps réclamé, pour le principe, le rétablissement».

NOTES 1. Taïeb Chentouf, La Révolution française : l'événement vu du Maghreb (Table ronde sur la Révolution et le Maghreb, Tunis, 17-18 décembre 1988), inédit. 2. Mohamed Hédi Chérif, «Le Maghreb dans ses relations avec la France révolutionnaire»; Daniel Ligou, *Le Consulat d'Alger de 1789 à 1799», Société tunisienne d'étude du xvine siècle. Textes inédits (Table ronde sur la Révolution et le Maghreb, Tunis, 17-18 décembre 1988). Georges Grosjean, La maîtrise de la Méditerranée et la Tunisie pendant la Révolution française, 1789-1802, Paris, Librairie Chepelot, 1914. 3. Raïf Khouri, La Pensée arabe moderne : l'impact de la Révolution française sur son orientation politique et sociale, Beyrouth, 1943 (en arabe). Bertrand Badie, «L'impact de la Révolution française sur les société musulmanes : évidences et ambiguïtés», Revue Internationale des Sciences sociales, 119, févr. 1989, p. 7-18. Elbaki Hermassi, «La Révolution française et le monde arabe», R.I.S.S., 119, févr. 1989, p. 35-66. Sjerif Mardin, «L'influence de la Révolution française sur l'empire ottoman», R.I.S.S., 119, févr. 1989, p. 19-34. 4. Mongi Smida, Khéreddine, ministre réformateur, M.T.E., Tunis, 1970. Anouar Abdel-Malek, Idéologie et renaissance nationale, Paris, Anthropos, 1969. 5. Hatt-i §érif de Gulkhané du 3 novembre 1839 et Hatt-i Humayun du 18 février 1856, cf. Ed. Engelhardt, La Turquie et le Tanzimât ou Histoire des réformes dans l'Empire ottoman, Texte de l'acte de Gulkhané pp. 257 et ss., Paris, A. Cottelis et cie, 1882, T. I. 6. Mémorandums des consuls de France et d'Angleterre. Archives Générales. Premier Ministère (Tunis). Dossier 403. Carton 118. Pièces 51 et 53. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Le Pacte Fondamental, version française publiée par la Société Tunisienne d'Etude du xvme siècle, Tunis 1989. 10. Fétoua : Archives générales. Premier Ministère. Dossier 403. Carton 118. Pièce n° 2 in Publication de la Société Tunisienne d'Étude du xvnie siècle. 11. Histoire de la Tunisie, Les Temps Modernes, S.T.D., 1983, p. 332. 12. André Raymond, «La France, la Grande-Bretagne et le problème de la réforme à Tunis (1855-1857)», in Etudes maghrébines. Charles-André Julien, Mélanges, P.U.F., 1964, Paris, p. 137 et ss. 13. M. Bouali, La Sédition permanente, M.T.E., 1973. Ahmed Abdesselem, Les Historiens tunisiens des xvii*, xviii* et xix* siècles, Paris, Klincksieck, 1973. 14. Mémoires de Khérreddine, Tunis, M.T.E., 1971. Mongi Smida, Kherredine, ministre réformateur, (op. cit.). Rhayr ed-din, Essai sur les réformes nécessaires aux Etats musulmans, présenté et annoté par Magali Morsy, Edisud, 1988. 15. Ahmed Abdesselem, Ahad-al-Aman, Publications de la Société tunisienne d'Étude du xvme (Préface), Tunis, 1989.