Quand chacun joue son rôle dans le débat e-sportif

23/08/2004

Voici un petit article sur l'enjeu social autour de l'e-sport que je vous propose d'approfondir avec les ouvrages en bibliographie et plus particulièrement l'article co-écrit avec Stéphane Héas sur la sportivisation du jeu vidéo. Ce thème sera complété dans un livre à paraître écrit en collaboration avec Tony Fortin et Laurent Trémel.

D'une conférence e-sportive à l'autre, une question est invariablement posée à l'ensemble des intervenants et plus particulièrement au sociologue -rôle qui m'est attribué- afin d'obtenir une réponse "tranchée" pour l'auditoire : "l'e-sport est-il un sport ?".

A vrai dire, on ne peut répondre d'un "oui" ou d'un "non" lapidaire, car l'activité est en plein bouleversement. Qui plus est, ce n'est pas au sociologue de relever des "indices" pour consacrer en avant première une pratique en tant que "sport" puisque le sport est une construction sociale octroyant un label à quelques pratiques "élues" ainsi mises en avant par la société. En effet, bon nombre de travaux historiques et sociologiques soulignent que le sport n'existe pas depuis toujours et n'appartient pas à la "nature" de l'homme. Au contraire, le sport dit moderne ne naît qu'au cours du XIXième siècle, en Angleterre, en parallèle aux changements sociaux et économiques de l'époque (L'Angleterre est le premier pays où se développe ce qui deviendra l'ère industrielle). Avant cette révolution sportive, chaque pays ou région possédait des jeux si ce n'est "ses" propres jeux traditionnels, telle que la soule, qui confrontait deux villages et/ou deux groupes d'hommes adultes où il fallait porter une vessie de porc devant l'église de son village pour gagner… Et lors de laquelle les protagonistes en profitaient pour "régler leurs comptes" (accès aux femmes, aux biens matériels, respectabilité, etc.). Si nous remontons d'avantage dans le temps, le sport diverge aussi des jeux grecs qui différaient d'une citée à l'autre -les plus célèbres étant ceux d'Olympie- mais tous érigés en l'honneur des dieux et réservés à une élite sociale, les citoyens. Le sport constitue de ce fait une rupture d'avec les jeux traditionnels avec, entre autres, une perte progressive des diversités locales et une ouverture à l'ensemble de la société.

Mais qu'est-ce que le sport ?

 Le sport que nous connaissons aujourd'hui apparaît largement en rupture historique avec les pratiques physiques antérieures, avec, en plus de ce qui a été vu dans le paragraphe précédent, une baisse de la violence physique de la confrontation humaine (Elias et Dunning, 1994) que l'e-sport poursuit de nos jours aux côtés d'autres pratiques (Mora et Héas, 2003). Ni pour les dieux, ni réservé à l'élite sociale, le sport moderne véhicule le principe de méritocratie, du tous contre tous et de la victoire pour la victoire (Elias et Dunning, op.cit). Cette pratique corporelle particulière ne va donc pas de soi et fut loin d'être acceptée béatement du jour au lendemain, du fait de ses caractéristiques précitées. Par exemple, le courant de la méthode naturelle reprochait au "sport" de ne pas produire des individus utiles à la société et militait donc pour un autre "sport", laissant poindre une autre idéologie sous-jacente (Hébert, 1993 [1925]). De même le mouvement "hygiéniste", d'obédience médicale, oeuvrait pour un "sport santé". Bref, le sport est un enjeu social et sa polysémie ne fait que cacher et amalgamer des pratiques bien différentes qui se multiplient encore (le "sport fu ", etc.).

Le baron de Coubertin avait d'ailleurs bien compris qu'il était bon de créer une analogie avec les jeux antiques pour faire gagner en respectabilité le sport, tout en sachant pertinemment que ce qu'il construisait là, n'avait rien à voir avec les jeux grecs : du beau marketing social comme l'a presque dit Georges Vigarello sur France 5, très récemment, même si effectivement, de Coubertin créait un rapprochement entre les citoyens Grecs et l'aristocratie de son époque (Héas et Léziart, 1999). C'est dans ce contexte de "combat" pour une bonne pratique du "sport" qu'intervient et se développe l'e-sport, qui, nous l'avons démontré, est en pleine sportivisation (Mora et Héas, 2003). Ainsi, pour ceux qui se représentent le sport comme un "sport santé", il est évident que l'e-sport n'a aucune chance de parvenir au label "sport". L'e-sport n'est autre qu'une compétition institutionnalisée par le biais d'un ou de plusieurs écran(s). Si dès les années 70, les universitaires bataillent en réseau, il faudra attendre 1997 pour parvenir à un tournant clairement e-sportif. Cette année verra, d'une part, la naissance de la Cyberathlete Professional League () qui a pour but de professionnaliser les compétitions, d'autre part, la mise en jeu d'une des Ferrari de John Carmack, le père de Quake, en l'honneur d'un tournoi -devenu mythique- de son hit (http://frenchfragfactory.net/columns/?Raspa).

Les rôles et leurs incidences

 Après avoir décrit le "décor", focalisons nous maintenant sur les protagonistes en jeu, ou du moins sur quelques-uns d'entre eux. Le débat social sur le sport dans le jeu vidéo est donc lancé avec un courant pro-sportif dans le jeu réseau (l'e-sport). Celui-ci se construit socialement contre d'autres courants, contre les préjugés sociaux et en recherchant l'appui des pouvoirs publics, pour devenir un sport à part entière. Ainsi, le débat sur l'e-sport est bien un combat idéologique confrontant des argumentaires plus ou moins théoriques pour se faire entendre et gagner "des voix". Réduire la bataille sur "l'aspect physique" de l'e-sport serait passer à côté de l'essentiel. Est-ce que le curling, présent aux JO est un sport ? Pourquoi les échecs connaissent-ils un phénomène de sportivisation depuis les années 1990 ? Il est donc particulièrement réducteur de débattre sur le degré de sportivisation d'une pratique à partir de données strictement physiologiques. Pour reprendre à notre compte la célèbre métaphore de Goffman (1973), chacun joue son rôle dans ce théâtre e-sportif… Les conférences sur l'e-sport auxquelles j'ai pu participer permettaient justement des mises en scènes saillantes des enjeux sociaux.

Récemment, à la Roche-sur-Yon (en compagnie de Tony Fortin), je me suis retrouvé entre les discours d'un ancien cycliste professionnel et d'un ex-joueur de bon niveau de Counter-Strike. Le joueur de jeu réseau prenait bien garde de ne pas passer pour une personne "addictée", figure médiatique stigmatisée du joueur de jeu vidéo et répondait donc en fonction de son rôle : "Je peux facilement m'arrêter 15 jours et reprendre ensuite". Le cycliste professionnel profite alors de l'occasion : "Arrêter le vélo 15 jours, c'est la saison qui est finie !" Ce moment était particulièrement intéressant. Le joueur répond de façon personnelle pour ne pas passer pour un "addicté" et n'ira pas parler des meilleurs gamers actuels qui s'entraînent tous les jours… Le cycliste profite pour rappeler la domination physique de son activité, en oubliant un temps la maxime : "le vélo, ça ne s'oublie pas !". C'est à cet instant que je suis intervenu pour préciser ces discours "joués" : d'une, un sportif de haut niveau rencontre très fréquemment des périodes de blessures immobilisantes, de deux, les meilleurs joueurs de jeux réseaux sont aussi assidus que possible… Dans ce climat, le cycliste, toujours dans sa logique "e-sport pas assez physique pour être un sport", tentera d'embrayer sur "on ne peut pas faire le tour de France à l'eau clair" rappelant furieusement Louison Bobet qui se défendait déjà que l'on ne pourrait pas faire gagner le tour de France à sa grand-mère avec le "doping"… Le choix de la grand-mère n'est sans doute pas innocent, évoquant la différence hommes/femmes dans le cyclisme alors que dans le jeu réseau, les sexes se retrouvent, en principe, à égalité… Le sport est aussi et toujours largement inégalitaire vis-à-vis des femmes, voire misogyne (Davisse et Louveau, 1998). Pour la même question sur le dopage, le joueur avance prudemment "qu'il n'y en a pas, peut-être que certains se dopent" et à vrai dire, il préfère ne pas savoir ou ne rien dire sur ce qu'il a pu entrevoir alors qu'en creusant un peu, j'ai montré qu'il y avait des corrélations statistiques flagrantes entre niveau de jeu et intention de consommation de produits.

De même dans une autre conférence, suite à l'expression de l'inquiétude d'un spectateur au sujet de la violence dans le jeu réseau, un journaliste e-sportif s'empresse de répondre : "Je n'ai jamais vu d'actes violents dans de telles compétitions." Or quelques semaines auparavant, ce journaliste était pourtant pris malgré lui dans une "baston générale" Franco-Russe lors d'une des plus grandes compétitions e-sportives (les World Cyber Games). Cette bagarre, hors de la compétition proprement dite, s'apparente à l'orgie et au nationalisme des jeux Olympiques. On comprend bien pourquoi Elias rejetait le sport de haut niveau dans ses analyses sur l'adoucissement des mœurs… Or, le sport de haut niveau tel que nous le connaissons aujourd'hui avec sa professionnalisation problématique, est justement le trait le plus caractéristique de l'idéologie sportive, signe de notre société. C'est pourquoi, la tentative de dissimulation de toutes violences e-sportives par les promoteurs de l'e-sport est tout aussi trompeuse que la dénonciation médiatique d'une violence vidéoludique spécifique. Lors d'une conférence à Paris, les journalistes e-sportifs m'ont d'ailleurs reproché d'avoir parlé d'un désaccord entre joueurs et organisateurs qui a failli très mal tourner lors d'une compétition e-sportive aux Etats-Unis, lorsqu'un des joueurs a menacé d'un pistolet, ses adversaires… En effet, il y a risque d'entretenir un préjugé social, mais faudrait-il cacher cet événement car "non représentatif" ? Ce serait comme dire que le drame de Heysel (39 morts parmi les spectateurs lors d'un match de football en Belgique en 1985) n'est pas représentatif de la violence footballistique. Ce pistolet sorti dans la LAN des qualifications pour les CXG (les Cyber X Games qui proposaient la plus grosse récompense financière de l'histoire de l'e-sport ont finalement raté leur finale mondiale, criant au complot et menaçant de porter plainte contre la CPL… Voir : http://www.electronic-sports.com/actualite.php?id=146), faisait suite à un mécontentement sportif. Or cet événement est retraduit différemment par les médias qui y voient un nouvel exemple de violence vidéoludique (les images violentes des jeux rendent meurtriers nos enfants) et par les promoteurs e-sportifs qui y voient un événement typique d'un Américain dégénéré (psychologisation d'une violence sportive pourtant perceptible sur le terrain). Finalement, les joueurs de jeux réseaux, sujets à de forts préjugés sociaux développent un argumentaire adapté pour les contrecarrer (Piluso, 2003). Ni double langage machiavélique, ni propagande systématiquement conscientisée, chacun est persuadé de coller au plus près de la réalité et ne fait qu'agir selon sa position dans le "jeu".

Débattre sur l'e-sport, c'est alors argumenter au profit de ses valeurs "personnelles" en les déguisant sous des références plus ou moins solides, voire scientifiques, pour les légitimer. Adhérer à l'idéologie e-sportive signifie l'acceptation du système sportif (système de fédé, ministère) tandis que d'autres voies, en s'y opposant, font valoir leurs visions alternatives du "sport", qui sont pour le sociologue, d'autres pratiques "ludiques" avec leurs finalités propres et non des pratiques sportives. 

Merci à Tony Fortin de m'accorder cette place sur Planet Jeux et à Stéphane Héas pour ses annotations.  Références bibliographiques et sites apparaissant dans l'article :

DAVISSE A. et LOUVEAU C., 1998, Sports, école, société : la différence des sexes. Féminin, masculin et activités sportives, Paris, L'Harmattan.
DE COUBERTIN P., 1972 [1919], Pédagogie sportive, Paris, Vrin.
ELIAS N. et DUNNING E., 1994, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard.
GOFFMAN E., 1973, La mise en scène de la vie quotidienne, T1 et T2, Paris, Minuit.
HEAS S. et LEZIART Y., 1999, Nervosité et sport aux débuts du XXème siècle. Pierre de Coubertin, pionnier de la relaxation sportive ?, Revue STAPS, N°48 vol.20, pp. 39-54.
HEBERT Georges, 1993 [1925], Le sport contre l'éducation physique, Paris, Revue EPS.
MORA PH. et HEAS S., 2003, "Du joueur de jeux vidéo à l'e-sportif : vers un professionnalisme florissant de l'élite ?". in : M. Roustan (dir.), La pratique du Jeu vidéo : réalité ou virtualité, Paris, L'Harmattan, pp.131-146.
PILUSO L., 2003, A la croisée des mondes, la cité du jeu. Université de Provence, mémoire de maîtrise.
VIGARELLO G., 2002, Du jeu ancien au show sportif, la naissance d'un mythe, Paris Seuil, coll. "La couleur des idées".

Cyberathlete Professional League : http://www.thecpl.com
Electronic Sports : http://www.electronic-sports.com
French Frag Factory : http://frenchfragfactory.net
World Cyber Games : http://www.worldcybergames.com
CGW info : http://www.cgw.info


Philippe Mora


 
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