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En France, l’esthétique est principalement pratiquée aujourd’hui de trois façons : l’histoire de la philosophie, l’histoire de l’art philosophante, la critique d’art spéculative. La première porte sur des auteurs de la tradition philosophique, principalement Platon, Aristote, Diderot, Rousseau, Kant et Hegel, plus rarement Shaftesbury, Hutcheson, Hume. Leurs textes sont examinés pour ce qu’ils peuvent nous apprendre en esthétique. On trouve une variante : l’interrogation sur l’irruption de l’esthétique à l’époque des Lumières. Marque-t-elle l’émergence d’une conscience de soi de la subjectivité ? N’aurait-elle pas un rapport avec l’individualisme politique moderne ? (Dans les deux cas, on semble répondre positivement et pouvoir en tirer de multiples conclusions !)

L’histoire de l’art philosophante, deuxième forme d’esthétique couramment pratiquée en France, examine l’histoire de l’art avec un outillage philosophique emprunté, selon les cas, à la phénoménologie, à la linguistique, au structuralisme, à la psychanalyse, aux multiples post-modernismes. Parfois, toutes ces références s’entremêlent. L’histoire de l’art s’interroge alors, de façon saisissante, sur l’image en général, la visibilité, le signe, le symbole, l’inconscient, l’espace, la temporalité, Dieu, etc.

Troisième forme de pratique de l’esthétique, la critique d’art spéculative partage avec l’histoire de l’art philosophante l’ambition d’offrir des perspectives globales. Mais les exigences scientifiques du travail historique ne la préoccupent pas. Elle va droit à l’interprétation profonde : herméneutiques politique, psychanalytique, phénoménologique, etc., se sont ainsi succédées. Elles s’intéressent moins à l’art comme activité qu’aux œuvres elles-mêmes. Toutes les grands noms de la philosophie française des dernières années y ont eu leur part. Ils traduisaient en termes philosophiques ce que les oeuvres signifient.

Cette présentation n’entend pas brocarder ces trois genres de l’esthétique à la française. Ils ont leurs sommets et leurs abîmes. Ces trois pratiques courantes de l’esthétique laisse aussi une place à une esthétique philosophique différente, centrée sur des problèmes plus que sur des auteurs, plus en phase avec l’esthétique anglo-américaine actuelle. (Gérard Genette, Jean-Marie Schaeffer, par exemple, s’ils sont marqués à l’évidence par la linguistique structurale, ont fort bien su reconnaître les mérites de cette approche.). De quoi s’agit-il ?

Dans les pays de langue anglaise, s’est développé un genre d’esthétique original : l’esthétique analytique. Elle est argumentative, directe, minutieuse et claire. Sur un sujet donné : la nature de la représentation picturale, la définition de l’œuvre d’art, le rôle de l’émotion dans l’appréciation esthétique, la nature de l’interprétation, la relation entre esthétique et éthique, etc., des thèses sont énoncées, des arguments pro et contra discutés, des modifications proposées. Si au besoin il est fait appel aux auteurs de la tradition philosophique, les questions sont traitées pour elles-mêmes, directement. L’argumentation n’est pas globale, mais entre dans les détails. Le type de clarté que la philosophie analytique promeut (détermination des thèses soutenues et des raisons de les entretenir) est constamment requis. Dans les années 1950, certains philosophes anglais doutaient que l’esthétique puisse être autre chose que la partie la plus molle et la plus désespérément oraculaire, oblique, creuse et obscure de la philosophie. Depuis, l’esthétique analytique a montré et montre encore que, au pire, le doute subsiste encore.

The Oxford Handbook of Aesthetics et The Routledge Companion to Aesthetics sont deux gros ouvrages, respectivement 821 et 581 grandes pages. Certains des meilleurs spécialistes américains, britanniques, canadiens, australiens et néo-zélandais y présentent les thèmes centraux de l’esthétique analytique et ses questions actuellement les plus vives. Le premier ouvrage est manifestement destiné à des graduate students et le second aux undergraduate students. Dans la plupart des articles, cela conduit à des différences dans la sophistication des analyses ; les bibliographies sont très fournies dans le premier ouvrage et plus réduites, mais encore substantielles, dans le second. Les articles Handbook ne se contentent pas de présenter l’état des questions, mais constituent des propositions originales sur le sujet examiné, plus encore que dans le second. On apprend beaucoup à la lecture des deux livres, même si on n’est plus undergraduate student. Graduate, on le reste finalement toute sa vie ! Aux lecteurs déjà très au fait des questions qu’ils traitent – même s’il serait difficile de l’être de toutes – les ouvrages de ce type rafraîchissent la mémoire, indiquent des liens auxquels on n’avait pas pensé, signalent des oublis, ouvrent de nouvelles voies. Ils donnent aussi ce sentiment que l’esthétique philosophique existe comme discipline, qu’elle a son programme de recherche et ses questions vives, quelque chose dont la dispersion des perspectives de l’esthétique à la française ne permet certainement pas de s’assurer.

Le Routledge Companion comprend une partie historique dans l’esprit de la philosophie analytique : l’examen de thèses et des arguments reconstruits. Figurent Platon, Aristote, Hume, Kant, Hegel, etc., mais aussi un philosophe fort mal connu en France (je me permets de renvoyer à mon article dans le n°1 de la RFE) : Frank Sibley et des philosophes “ continentaux ” : Heidegger, Foucault, Barthes, Derrida. Toutefois, les présentations de ces auteurs sont, curieusement peut-être, dans un style très différent des auteurs présentés. Le Derrida de David Novitz semble avoir fait ses études à Oxford ou à Harvard : il énonce des thèses, donnes ses raisons ; du coup, il est critiquable et même réfutable.

Dans les deux volumes, les exposés des différentes thèses sont remarquablement synthétiques et fiables. Un lecteur attentif pourra ainsi se faire une idée juste et précise des options possibles sur les différents sujets. Car il faut encore y insister : l’esthétique analytique est un style ou une méthode, comme ou voudra, elle n’est identifiable à aucune thèse particulière. On y trouve des réalistes et des anti-réalistes, des adeptes de toutes les théories de la représentation (psychologiques, sémiotiques, intentionnelles, mimétiques, etc.), des philosophes convaincus qu’une définition de l’art est possible (d’où une véritable floraison de définitions) et d’autres qui entendent montrer le contraire, des tenants d’une séparation complète entre art et morale et des “ éthicistes ” esthétiques, des défenseurs du Grand Art et des amateurs de rock’n roll, etc.…. Ce qu’on ne trouve pas, il est vrai, ce sont des grandes fresques historiques, des affirmations globales sur l’iconicité ou l’élection d’une œuvre ou d’un groupe d’œuvres comme éclaircie de l’Être. Les deux volumes proposent aussi des chapitres sur les différents arts. On peut regretter que, dans l’un comme dans l’autre, on ait omis une introduction sur le problème, crucial, de la classification des arts. Ces chapitres sur les arts individuels n’en sont pas moins fort réussis, tout particulièrement dans le Handbook.

Encore un mot sur le genre philosophique du Companion et du Handbook. Ces ouvrages supposent une communauté philosophique au sein de laquelle il existe des débats centrés sur des problèmes définis. Ils correspondent à un enseignement organisé autour de tels débats et le projet d’y faire accéder les étudiants, voire d’y contribuer. C’est une philosophie d’arguments et de non de commentaires. Ces deux ouvrages sont fortement recommandés à ceux qui veulent sauter dans le train en marche de l’esthétique telle qu’elle se pratique dans les pays de langue anglaise, mais aussi dans bien d’autres endroits du monde – dont la France, dans la RFE et ailleurs !

Si les trois genres de l’esthétique à la française ont leurs sommets et leurs abîmes, l’esthétique analytique n’a, me semble-t-il, ni l’un ni l’autre, mais des vallées luxuriantes et des sentiers rocailleux. Revenant d’Angleterre, Julien Sorel dit au Marquis de la Mole que “ l’esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en débarquant en Angleterre ”. Finalement, ce n’est pas tant que cela !

Roger Pouivet