La douceur et l'âpreté

Intégrale des sonates de Beethoven

par PAUL LEWIS

 

 

 

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : (Vol.4) Sonates n°5 en ut mineur op.10 n°1 / n°6 en Fa majeur op.10 n°2 / n°7 en Ré majeur op.10 n°3/ n°14 "Pastorale" en Ré majeur op.28 / n°19 en sol mineur op.49 n°2 / n°20 en Sol majeur op.49 n°2/ n°26 "Les Adieux" en Mi bémol majeur op.81 a / n°30 en Mi majeur op.109 / n°31 en La bémol majeur op.110 / n°32 en ut mineur op.111 . 3CDs. Paul Lewis (piano). (Harmonia Mundi HMC 901909.11)

 

Paul Lewis achève avec force et intensité son intégrale bouleversante des sonates de Beethoven, où l'on éprouve la puissante sensation de rencontrer le compositeur, de saisir les nuances exaltées de sa personnalité et les paradoxes de son existence tourmentée sans plus avoir besoin des mots. Tous les biographes de Beethoven citent la biographie vibrante et inspirée qu'en rédigea Romain Rolland ; les mélomanes évoqueront avec le même enthousiasme l'interprétation de Paul Lewis, d'une richesse qui n'épuise ni l'analyse ni l'émotion. La concentration passionnée du pianiste libère les couleurs et le souffle des partitions dont l'esprit chavire en de résonantes visions intérieures. Le sol tremble, le coeur s'accélère sous les métamorphoses des sensations étonnantes qu'il déploie avec un art hypnotique de la modulation, extrêmement subtil et surprenant. Le premier cd, d'une délicatesse tendre et émouvante, présente  les trois sonates de l'op.10 que Beethoven acheva à 27 ans, gracieuses et mystérieuses, pages mélancoliques aux "différentes nuances de lumière et d'ombre" comme le releva Romain Rolland. Le deuxième aborde la Pastorale, écrite alors que la surdité du compositeur s'aggravait ; champêtre et bucolique, elle trahit aussi une inquiétude diffuse, une tension qui espère trouver dans la musique un apaisement. Plus légères et tendres, les sonates 19 et 20 de l'op.49 contrastent fortement avec les tourments de l'op.81a composé lors de l'invasion française à Vienne du printemps 1809. C'est dans le troisième cd que s'exprime avec la plus ardente lumière toute la mesure créative de la rencontre entre le compositeur allemand et le musicien australien : l'aisance, la souplesse, l'instinct s'y déploient avec un naturel poignant, farouchement vivant. Humoristique et affectueux dans la n°30 de l'op.110, palpitant dans la n°31 de l'op.110, d'une beauté qui laisse pantelant dans la n°32 op.111 !  Paul Lewis épouse avec une volonté et un art passionnés la quête déchirante et obstinée de Beethoven,  qui, atteignant la maturité, accepte de franchir la force sauvage des torrents pour rejoindre la félicité d'un équilibre fugitivement dompté, éphémère émotion au caractère d'heureuse éternité.

 

(Isabelle Françaix, Bruxelles, le 30 mai 2008)

 

 

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : (Vol.3) Sonates n°1 en fa mineur op.2 n°1 / n°2 en la majeur op.2 n°2 / n°3 en Ut majeur op.2 n°3 / n°4 en Mi bémol majeur op.7 / n°22 en fa majeur op.54 / n°23 "Appassionata" en fa mineur op.57/ n°12 "Marcia funebre" en La bémol majeur op.26 / n°13 "Quasi una fantasia" en Mi bémol majeur op.27 n°1 / n°14 "Moonlight" "en ut dièse mineur op.27 n°2. 3CDs. Paul Lewis (piano). (Harmonia Mundi HMC 901906 08)

 

Pour son troisième volume des sonates de Beethoven, Paul Lewis nous entraîne, nous égare, nous rattrape et nous bouleverse dans les contrastes fougueux de l'évolution du compositeur. Des sonates dites "décoratives" dédiées à Haydn "pour le clavecin ou pianoforte" aux pièces plus tardives, intériorisées et follement passionnées, Lewis explore les vertiges de l'âme, se mouvant avec Beethoven dans cet "espace de jeu" où, écrira Heidegger en 1927 dans Être et Temps, "l'expérience [de l'homme] s'oublie d'elle-même et se manque toujours de nouveau". Pourquoi citer ici du philosophe allemand l'extrait d'un ouvrage paru cent ans après la mort de Beethoven ? Le rapprochement est purement de l'ordre de la sensation et de la vibration, tant l'interprétation de Paul Lewis évoque le thème de l'errance cher à Heidegger, intérieure et constitutive de la liberté de l'homme, une liberté abyssale incroyablement exaltante. A propos de l'Appassionata, Romain Rolland évoquait "le déchaînement des forces élémentaires, passions, folies des hommes et des éléments", Paul Lewis épouse la nudité des sentiments avec un sens inouï du rythme intérieur qui tantôt glace et souvent brûle, profondément troublant. Un plaisir pur, d'une intelligence acérée et d'une intensité renversante !

 

(Isabelle Françaix, Bruxelles, le 20 décembre 2007)

 

 

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : (Vol.2) Sonates n°8 "Pathétique" en ut mineur op.13 / n°11 en si bémol majeur op.22 / n°28 en la majeur op.101 / N°9 en mi majeur op.14 N°1 / n°10 en sol majeur op.14 n°2 / n°24 en fa dièse majeur op.78 / n°21 "Waldstein" en ut majeur op.53 / n°27 en mi mineur op.90 / n°25 "Alla tedesca" en sol majeur op.79 / n°29 "Hammerklavier" en si bémol majeur op.106. 3CDs. Paul Lewis (piano). (Harmonia Mundi HMC 901903.05)

 

harmonia mundiUne prestance envoûtante, un doigté familier des ténèbres les plus profondes, une flamme intense qui ne craint pas de brûler dans les eaux abyssales du piano : ainsi s'ouvre, sur les première notes de la "Pathétique", le deuxième volume de l'intégrale des Sonates de Beethoven par Paul Lewis ! Maître des contrastes, il sonde l'étrangeté des émotions du compositeur mille fois visité, mais avec une douce patience et une fermeté incomparables. Jamais brutale, son approche découvre la complexité des sentiments beethoveniens, ses troublantes volte-face, ses joies vives et ses douleurs poignantes. Est-ce la lucidité qui donne à Paul Lewis cette extraordinaire aisance, non seulement virtuose, mais tout aussi lyrique, sans tomber à aucun moment dans le cliché, sans céder un seul instant à la facilité expressive ni à l'évidence romantique ? Il bouleverse alors, croisant l'inédit d'une personnalité créative tourmentée, sa verve légère sous les accents tragiques, sa vivacité lumineuse sous la tension grave des muscles, son feu sacré.

Les trente-deux sonates de Beethoven donnent lieu à de nombreuses exégèses : d'aucuns y voient un "nouveau clavier bien tempéré", certains y déchiffrent les variations d'un journal intime, d'autres y retrouvent un voyage initiatique en quatre grandes étapes, d'un hommage à la musique décorative de Haydn et Mozart jusqu'à une musique extrêmement intériorisée... Toutes ces lectures sont autant de chemins passionnants à explorer pour affûter notre écoute.

Ce qui ne nous empêchera pas de nous autoriser provisoirement à tout oublier de ces utiles repères pédagogiques pour nous abandonner à la lecture vigilante de Paul Lewis, riche en couleurs, nuances et sensations, d'une présence continue et frémissante.

 

(Isabelle Françaix, Bruxelles, le 16 novembre 2006)

 

 

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : (Vol.1)  Sonates n°16 en sol majeur op.31 n°1 / n°17 en ré mineur "La Tempête", op.31 n°2 / n°18 n mi bémol majeur, op.31 n°3. Paul Lewis (piano). (Harmonia Mundi HMC 901902)

 

"Je suis peu satisfait de mes travaux jusqu'à présent. A dater d'aujourd'hui, je veux ouvrir un nouveau chemin." (Beethoven à Krumpholz, 1802, cité dans Beethoven, de Romain Rolland, Editions du Sablier, 1928, p110) C'est à ce tournant de la vie du compositeur dont la surdité s'est aggravée qu'apparaissent, entre 1801 et 1803, les trois étonnantes Sonates op.31. Si la n°2, qui évoque La Tempête de Shakespeare, est la plus significative, d'une indomptable énergie où l'exaltation se mêle à la douleur, elle vibre au cœur d'une construction résolument nette et expressive qui élargit l'espace classique de la forme sonate. On retiendra pour la n°1 l'éloquente analyse de Romain Rolland qui décèle dans ses prestes saillies, l'esprit de la "furia bouffe" et des sérénades rossiniennes marquées de la "patte d'ours" de Beethoven ! La n°2 est une rupture violente, le vernis craque, la fièvre lancinante creuse la partition de pulsations tragiques, le drame s'incarne dans la forme avec immédiateté. Est-ce cette "ligne nue" qu'évoque Romain Rolland ? Elle palpite et s'enflamme jusqu'à l'apaisement de l'allegretto final que chacun s'accorde à voir comme un plaidoyer pour l'art salvateur. Dans la continuité de celui-ci, la n°3, parfois nostalgique, choisit résolument la bonne humeur avec une détermination sauvage. Cette préfiguration de l'esprit romantique, première étape d'une intégrale des sonates de Beethoven, est certainement l'un des plus beaux défis que puisse se lancer, pour l'heure, le pianiste britannique Paul Lewis, après deux superbes albums consacrés à Schubert et un étincelant enregistrement de la Sonate de Liszt ! Son approche est entière, pulsionnelle et profondément construite : la robustesse de son jeu, d'une sensuelle élasticité, retrace avec une énergie sauvage l'architecture nette et puissante des sonates beethoveniennes. Aucune hésitation dans l'évocation des distorsions soudaines de la forme classique, une exactitude saisissante de la ligne et du son qui se prolonge et résonne avec passion ! Lewis soulève les masses sonores avec une résistance et une délicatesse bouleversantes, puissant, nuancé, intelligent. Le romantisme y perd les oripeaux dont trop d'interprètes l'affligent souvent : aucun laisser-aller émotif ne l'encombre, mais des émotions âpres le soulèvent, qu'aiguise une pensée sans concession. D'une exigence douloureuse et d'une vitalité inassouvie. Lewis donne sans rémission l'évocation musicale de cette obstination rocailleuse à vivre l'impossible, cette course rude et inconsolable, démesure vibrante et assumée contre le désespoir. Nette, tranchante, implacable et passionnée. Un amour fou la traverse, dont on ne sait d'où il vient, et qui métamorphose les formes, les timbres et les sons.

 

(Isabelle Françaix, Bruxelles, le 13 octobre 2005)

 

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