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CHIMERES 

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Portrait d’un diable

en 60 minutes

MICHEL BUTEL

Michel Butel,
Ă©crivain,
est le fondateur
de L’Autre journal
.

Propos recueillis le
3 dĂ©cembre 1993 par
Olivier Apprill.

P

AR

Q

UEL BOUT LE PRENDRE

, F

ÉLIX

? Je le vois Ă  la place du

joker, sans arrêt avec son côté diable rieur. Juste après sa

mort, les gens qui l’aimaient ont dû être vachement peinés par
la façon dont la presse a parlé de lui. J’avais écrit un texte, que
LibĂ©ration a refusĂ© de publier, dans lequel je disais aux lec-
teurs d’aller à son enterrement même s’ils ne le connaissaient
pas, que c’est quelque chose qui lui ferait énormément plaisir
que viennent à son enterrement des gens qui ne l’avaient pas
connu, qui auraient à peine su ce qu’ils foutaient là.

Car c’est quelqu’un qui avait été appelé un peu partout à la
rescousse, consulté ou fréquenté pour des qualités, des capa-
cités de réparateur, alors qu’il était essentiellement, et même
assez violemment parfois, perturbateur. Il lui fallait proba-
blement, pour donner la mesure de ses dons, une institution,
une légitimité, une culture ou une organisation à perturber. Là
évidemment où ça se corse, c’est qu’il ne faut pas penser à lui
comme Ă  un agitateur – mettons un type comme Pasolini, bien
que ce soit très difficile de trouver des exemples proches tel-
lement l’arc de ses interventions Ă©tait Ă©tendu â€“ puisque en
mĂŞme temps cette perturbation Ă©tait pour lui un facteur
d’ordre : une nouvelle façon de considĂ©rer la thĂ©rapie, l’orga-
nisation révolutionnaire, les rapports entre les hommes et les
femmes, le travail philosophique… Et ce n’était pas unique-
ment pour créer des zigzags, des lignes de fractures ou des
ondes de choc, qu’il agissait, qu’il réfléchissait, c’était aussi,

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au sens premier du terme, un homme de progrès ! Il l’était
d’ailleurs de façon assez Ă©mouvante et amusante : par
exemple, il a toujours été marqué par l’époque des auberges
de jeunesse de l’immédiate après-guerre et j’ai eu je ne sais
combien de crises de fou rire à l’entendre évoquer le cinéma
de René Clair ou du Front popu, parce qu’il y avait un côté
vieux film français chez lui, très touchant.

Chacun est un imbécile prodigieux, plus on est intelligent plus
on est un imbĂ©cile prodigieux : je me souviens que FĂ©lix avait
dĂ©testĂ© Hiroshima mon amour, et il m’avait soutenu, plutĂ´t
dix fois qu’une car je le lui avais fait répéter, tellement c’était
pour moi un plaisir d’entendre ça, que si le film s’était appelé
« Aubervilliers mon chĂ©ri Â», il n’aurait eu aucun succès ! Il
était vraiment très français, heureusement qu’il s’est mis un
jour à sortir, non pas de ses gonds mais de ses frontières, et à
bouger dans tous les sens, sinon il Ă©tait territorialement, fami-
lialement, socialement aussi, extrêmement marqué. Ni
nomade, ni apatride !

Il y a des gens pour qui c’est perdu d’avance, d’autres pour
qui rien n’est joué. Lui, il était né dans une partie gagnée
d’avance, mais il s’est déplacé, mis en position de rupture. Il
n’était pas comme le lama qui vous crache dessus quand on
le caresse, d’autant que c’était quelqu’un de sentimental, mais
il y avait quelque chose de ça : Ă  peine Ă©tait-il marquĂ© quelque
part, qu’il se rendait compte que cette marque était infamante,
allait l’empêcher de travailler, de bouger, et il n’y avait rien
de plus urgent pour lui que de contrarier cette marque.

Ça commence par le commencement puisqu’il ne s’appelle
pas du tout FĂ©lix, et qu’il est pourtant FĂ©lix ! A chaque fois,
que ce soit vis-à-vis du savoir psychiatrique qu’incarnait son
meilleur ami Oury, du savoir philosophique que représentait
Deleuze, ou du savoir psychanalytique que représentait
Lacan, il s’est toujours situé dans une marge un peu voyou,
c’est-à-dire en essayant de bricoler, de tricoter des concepts,
parce que c’était authentiquement un diable, un brigand, un
voyou.

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Son idée était d’entraîner les gens du côté de cette marge et
de son bricolage, comme un enfant capricieux qui se met Ă 
jouer à côté, juste à côté de là où jouent les autres, avec des
jouets qui ressemblent Ă  ceux des autres et puis qui finale-
ment, petit à petit, essaie d’amener le meneur, ou celui qu’il
a discerné comme étant le meneur, à jouer avec lui. Il a essayé
ça en psychiatrie avec Oury, en psychanalyse avec Lacan, en
philosophie avec Deleuze, il a essayĂ© ça en politique – c’est
une partie non connue de sa vie â€“ avec des dirigeants du Parti
communiste français ; Ă  d’autres moments Ă©galement, en par-
ticulier au moment de la décolonisation, avec les opposants
au Parti communiste.

Pour exercer des activités comme celles qui étaient les
siennes, dans les sociétés occidentales qui sont absolument
rebelles à ça et très armées pour contrer toute éventuelle
désorganisation, il faut avoir des dons qui viennent d’autres
cultures, africaines ou indiennes. Et non seulement FĂ©lix les
avait mais (ce qui va de soi je crois dans ces cas-lĂ ) il Ă©tait
absolument certain de les avoir et d’en disposer. En particu-
lier, c’était quelqu’un qui allait très vite, il avait comme on
dit la comprenette super-rapide. Là où les autres faisaient réfé-
rence à tout un bagage qu’il n’avait pas, lui il coupait court,
il court-circuitait les médiations prévisibles ou classiques,
donnait de drĂ´les de coups de sonde. Il avait des intuitions
phĂ©nomĂ©nales ! Dans ce qu’on appelle le rapport avec les
fous, il m’a totalement épaté c’était comme un sortilège,
comme si un sorcier avait agi On peut dire ça, mais il y avait
toute une formation théorique… mais non, non, elle se brico-
lait au fur et Ă  mesure, il Ă©tait comme un prof qui apprend en
même temps que ses élèves ce qu’il va leur enseigner, il se
dĂ©merdait avec un autre sens, un sixième sens, quoi !

Quand je parle aujourd’hui de Félix, quand je lui emprunte,
ce n’est pas toujours très heureux mais c’est pour moi inévi-
table, c’est comme si je lui rendais justice. Je dis ça parce que
je connais peu de gens qui aient été aussi dédaignés, aussi
niés. Il y a et il y avait une ingratitude à son égard, quelque
chose d’effarant ! Je donne l’exemple du livre qui s’appelle

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GĂ©nĂ©ration, parlant des Ă©vĂ©nements des annĂ©es 60 Ă  l’intĂ©-
rieur de l’extrĂŞme gauche. Pas de FĂ©lix Guattari lĂ -dedans !
Or je ne crois pas me tromper en disant qu’il est vraiment le
personnage central. Il a été lié à toutes les aventures, a joué
un rôle immense tant au niveau de la réflexion qu’au niveau
matériel, ce qui est loin d’être négligeable dans ces occasions-
là, en donnant ou en prêtant de l’argent à un nombre incalcu-
lable de gens. En démerdant des situations personnelles
horriblement embrouillées, sinon dramatiques ou catastro-
phiques, en hébergeant les uns, en trouvant du travail aux
autres, il a joué un rôle de catalyseur fantastique, il a été la
référence de dizaines et de dizaines de gens qui sont abon-
damment citĂ©s lĂ -dedans, et on ne parle pas de lui !

Un autre exemple : Deleuze est un philosophe qui avait Ă©crit
des livres remarquables avant de rencontrer FĂ©lix ; eh bien, il
y a tout un courant qui voudrait que les livres de Deleuze et
Guattari ce soit « quand mĂŞme du Deleuze Â». Non ! Le recueil
de textes sur la littérature publié récemment par Deleuze est
comme un hommage Ă  FĂ©lix : rarement il a Ă©crit autant de pas-
sages en « guattari Â», s’il y a une langue guattari. Une langue
d’ailleurs assez approximative, faite de mots inventés avant
mĂŞme que le concept le soit, une langue faite de grandes
vitesses et de grandes aventures. Il avait sa langue, FĂ©lix.
Parfois il n’arrivait pas à décoller, et puis tout d’un coup il
était invraisemblablement inspiré et c’était génial.

Les circonstances de ma rencontre avec FĂ©lix sont banales.
J’avais été voir le docteur Polack à qui j’avais parlé de ma
sœur puinée qui allait très mal, et il m’avait proposé de la faire
hospitaliser à La Borde. C’était il y a trente ans, j’avais donc
23 ans. Un jour, je lui ai rendu visite, j’ai eu une crise
d’asthme très violente ; j’ai dĂ» aller Ă  la garde de nuit de la
clinique prendre des médicaments qui n’ont pas arrêté la crise,
et alors je me suis mis Ă  Ă©touffer dans mon coin. Et puis FĂ©lix
est venu, il allait se coucher ou il avait une insomnie, on a
commencé à parler, on a parlé jusqu’à l’aube et voilà, on est
devenu amis, on a même décidé assez vite d’écrire un livre
ensemble. Après, il avait fallu trouver une raison de rester à
La Borde, d’y rester longtemps, et moi, pour le peu que j’y ai

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travaillĂ©, ce que j’aimais c’était « faire la nuit Â», ĂŞtre de garde
la nuit.

Mais après, le parcours a été semé d’embûches, ça c’est le côté
dont je n’ai pas très envie de parler, on s’est énormément
engueulé… Il avait des côtés absolument épouvantables de
manipulateur. Dès qu’il y avait une réunion politique où il sen-
tait qu’il serait mis en minorité s’il y avait un vote, il faisait
venir des fous pour voter avec lui. Nombre de gens regorgent
d’histoires sur FĂ©lix, dont je pourrais dire : « Je les signe
toutes ! Â» Quand mĂŞme, sa rencontre avec Deleuze a provo-
qué une certaine stabilité. Non pas qu’il ait cessé de penser
n’importe quoi, je pense que ça fait partie du personnage de
FĂ©lix, d’essayer tout, cinquante choses Ă  la fois, et de se dire :
« On verra bien si ça marche ». Ou alors, s’il Ă©tait Ă  la tĂŞte
d’une bande : « Allons voir par lĂ  s’il y a une.issue Â», et Ă  ce
moment-là il y ajustement trois mecs qui tombent à l’eau et
qui meurent. Nous on est derrière et on lui dit : « Mais on vient
de perdre trois personnes ! Â», et lui il avait ce cĂ´tĂ© superbe de
dire : « Pas du tout, pas du tout, ils sont partis nager ! Â»

Quand il a commencé à travailler avec Gilles Deleuze, il a été
stabilisé. Il ne lui était peut-être plus vraiment utile de se
manifester Ă  tout propos, il avait moins de foucades poli-
tiques. Peut-être qu’en dessous l’éruption de lave continuait
mais il soutenait de façon moins spectaculaire tout et
n’importe quoi. Il faudrait quand même dire un mot de ça.
Félix, en soutenant tout et n’importe quoi, a été, pendant les
quarante ans oĂą il a agi, une des rares personnes qui se soient
opposées à la société capitaliste française, on peut dire la
société capitaliste monopoliste d’Etat, ou la société capitaliste
terroriste d’Etat, on peut dire la société française qui embas-
tille les fous, les artistes, qui détruit les capacités des uns et
des autres. Je crois qu’il a su constituer à lui seul un réseau,
une intensité, un bloc formidable d’opposition irréductible.

Tout était destiné à sa grande entreprise, à laquelle on ne peut
accoler qu’un seul adjectif (et c’est rarissime) : « rĂ©volution-
naire Â» ! Après, on rentre dans les dĂ©sordres et les injustices
de la vie privée, dans les carences qu’on a tous, dans les

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paniques qui s’abattent sur l’un ou l’autre, les dépressions, et
il n’y a aucune raison qu’elles aient épargné Félix. Mais pour
ce qui est du dessein général, c’est un dessein révolutionnaire
comme il y en a eu très peu, à mon avis, surtout dans une
société, dans une culture et dans une époque totalement réac-
tionnaires de contrôle, de répression du vivant. Dans d’autres
circonstances, dans d’autres pays, d’autres cultures « rĂ©volu-
tionnaires Â», cela a pu prendre d’autres formes, mais ici, dans
ces moments de reflux fantastiques, je ne vois personne
d’autre qui ait joué un tel rôle, qui ait eu une activité aussi
multiple.

Lui dont je disais qu’il était un petit français me faisant pen-
ser Ă  Bibi Fricotin, Ă  un petit Rouletabille, malin comme tout,
tout d’un coup il lui est poussé des ailes. C’est 68 qui est passé
par là. Il faut encore se souvenir que 68 n’était pas un événe-
ment français, cela se passait à un échelon mondial, du
Mexique à Prague. Félix s’est alors mis à bouger dans tous
les sens, et ce n’est pas complètement idiot de le signaler
parce que, là aussi, on ne peut pas dire qu’on vive sous le
sceau d’un internationalisme virulent. Il est parti aux deux
extrémités du monde, le Japon et le Brésil, c’étaient ses deux
terres d’élection, deux folies pures, et deux folies pures aux-
quelles justement sa générosité et ses intuitions lui permet-
taient d’acquiescer. Le Brésil, ça s’accordait à cette gaieté
vitale qu’il a toujours eue. Il fallait que ça danse pour Félix.
Il fallait que ça danse comme il a fallu que la philosophie
danse pour Nietzsche, eh bien, il fallait que ça danse tout le
temps, en politique, en amitiĂ© !

On parle là d’un drôle de bonhomme parce que, en même
temps que cette gaieté dont on pourrait tracer une ligne de
Spinoza à lui (c’est pas n’importe quoi, la gaieté), Félix était
sans nostalgie. Il laissait les gens en route, comme un très
grand artiste. Il y a une cruauté obligée, sans ça on n’y arri-
verait pas, on ne ferait rien. On sait que le temps est compté,
mesuré.

Bien sûr, sa vie a été dévastée comme celle de la plupart des
gens. Très jeune, il a perdu des amis très chers, mais, com-

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ment dire, c’est quelqu’un qui va de l’avant très vite. S’il
s’arrête, il est perdu. Donc il va plus vite que la musique, c’est
pour ça qu’il n’a pas le temps de s’arrêter pour écouter la
musique. Un côté éminemment cocasse du fait d’aller très
vite, et pour ça il était l’expert numéro un, c’est qu’il pouvait
se contenter d’un hochement de tête ou d’un acquiescement
furtif de quelqu’un pour penser qu’il était d’accord, alors qu’il
n’avait pas fait le quart du quart du chemin ! Comme un prof
de maths qui verrait s’esquisser l’ombre d’un sourire sur le
visage d’un élève et qui se dirait, bon, il a tout compris. Là où
s’aventurait Félix, on n’y allait quand même pas aisément, et
ensuite il était toujours dans des histoires très compliquées,
dans des grandes stratégies, il embarquait à la va-vite tout le
monde, et que les gens aient compris ou non ce qu’il venait
de dire, où il voulait en venir, il n’en avait absolument rien à
secouer !

Comme toutes les personnes extraordinairement intelligentes,
Félix était d’une certaine façon un idiot, ça m’a toujours
frappé chez lui, chez Deleuze, chez quelques autres, on a
l’impression de quelqu’un qui ne comprend rien à rien. Plus
exactement, de quelqu’un privé de la plupart de ses sens. Félix
était musicien, mais ça m’avait stupéfait quand je l’ai entendu
jouer de la musique, parce qu’il me paraissait sourd ! De
même, quand je le voyais dans des réunions, avec ses yeux
myopes, frotter ses lunettes, inspecter le visage des gens,
allant trop vite pour qu’on puisse penser qu’il essayait de
déchiffrer quelque chose, je me disais, il est aveugle, ce type-
lĂ  est aveugle. Il parlait avec une bouche-machine, Ă  toute
blinde, un enchevĂŞtrement de mots dont il semblait absent, il
aurait pu s’absenter pendant que ça continuait de parler.

A un certain niveau d’intelligence, à un certain niveau aussi
d’utilité maximum pour la société humaine, c’est une des sin-
gularités d’artistes ou de penseurs tels que Félix d’être comme
des machines d’idiotie, assez désarticulées. Ils prêtent plutôt
à rire quand on les regarde. D’Einstein à lui, mettons, ce sont
des gens qui sont ridicules en société, qui sont même catas-
trophiques. La seule image qu’on puisse en avoir, c’est Buster
Keaton ou un héros de Beckett, quelqu’un qui se désintègre

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sous vos yeux, dont on se demande comment il arrive Ă  se
mouvoir ou à exercer les activités qu’il exerce. Malin comme
un singe et en même temps complètement naïf.

Il était miné, ces dernières années, Félix, et c’est très difficile
de parler de lui sans laisser une zone d’ombre. Il était miné,
je ne sais pas par quoi. Est-ce que c’était le pressentiment de
sa fin, ça existe, ou bien des choses personnelles très précises,
ou un sentiment d’échec ? Pourtant, c’était une vie supĂ©rieu-
rement agitée et productrice, mais il était vraiment beaucoup
moins exubérant, beaucoup moins Félix qu’il ne l’avait été
avant. Il avait ralenti, certains fusibles sautent et la machine
ne fonctionne plus qu’à 80 %, on ne sait pas bien pourquoi,
c’est imperceptible. Il faut dire aussi – il avait d’ailleurs donnĂ©
ce titre Ă  l’un de ses livres, Les annĂ©es d’hiver â€“, il Ă©tait une
des personnes les plus sensibles qui soient à la météo de la
civilisation, à la météo politique au sens général du terme.
C’était un don fantastique. Disons que si Félix désespérait
d’une époque, il y avait peu de raisons imaginables d’avoir
un sentiment contraire au sien, c’était lui qui était dans le vrai.

Tout le monde le sait, après la récréation de 68, c’est allé en
descendant. Cela m’a toujours frappé que Deleuze et lui
emploient des concepts comme « rhizome Â» ou « radicelle Â»
qui sont… enfin quoi, c’est pas « l’azur Â» ! Ce sont des phĂ©-
nomènes physiques d’ailleurs, la lassitude elle est aussi là, y
compris dans la main qui Ă©crit, pour ceux qui Ă©crivent Ă  la
main. C’est une injustice, ça ! On est ce qu’on est dans une
époque donnée et la première chose à quoi on se heurte quand
on va aux extrémités de nous-mêmes, c’est à l’époque.
Parfois, elle nous permet de sauter plus haut qu’on ne l’ima-
ginait, ou de composer une musique qu’on n’avait pas pres-
sentie, mais la plupart du temps, et pour ce qui est des
dernières années de sa vie, on touche à une impossibilité vrai-
ment terrible. On touche aujourd’hui à du morne, même pas
à ce noir profond qui peut, à sa manière, générer quelque
chose. On n’est pas dans la tragédie, cette époque n’est pas
tragique, mais pour l’instant, en France – et quelqu’un comme
lui l’a probablement ressenti plus cruellement encore que
d’autres â€“ on est dans un genre de « no man’s feeling Â», un

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truc atone, où on peut avoir l’impression de s’escrimer en
vain. Et, d’après moi, Félix a dû s’escrimer pas mal avant
d’accepter que ce soit en vain.

A propos du génie, deux thèses s’affrontent. L’une dit que le
génie ouvre des directions nouvelles dans lesquelles, par la
suite, beaucoup d’autres iront s’engouffrer. L’autre dit que le
génie va si loin dans un sens que l’herbe ne repousse pas
après, que plus personne n’ira là-bas. Moi je crois plutôt ça.
Là où Proust ou Nietzsche ont été, il n’y a plus rien à espérer,
après eux il n’y a plus que des ersatz. Je dis ça parce que sur
le plan du génie politique, de l’animateur, il y a de nouveau
les deux thèses : ou bien c’est Alexandre et lĂ  oĂą il va plus
personne n’ira, ou bien c’est Lénine ou Spartacus. D’après
moi, le génie politique c’est de créer l’effet de bande. Et Félix
l’avait, même s’il s’en désaisissait comme d’un objet qui vous
brûle les mains. N’empêche, le temps qu’il l’a eu, il l’a porté
ailleurs. Mais, ce qui est vraiment symptomatique d’une
époque sinistre, il n’y a pas de suite.

J’imagine une société où les morts reviennent nous visiter de
façon invisible et ils ont, ou n’ont pas, l’envie de redevenir
vivants. Il est certain que Félix n’a pas l’envie de redevenir
vivant, ne peut pas avoir l’envie de nous rejoindre – c’est
peut-ĂŞtre trop tĂ´t après sa disparition â€“, mais est-ce qu’on peut
donner du regret aux morts ? D’après moi, on n’est pas près
d’en donner à quelqu’un comme Félix, à quelqu’un qui a tenté
ce qu’il a tenté.

❏