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Novembre 2005

Reporters sans frontières

Secrétariat international 
5, rue Geoffroy Marie
75009 Paris-France
Tél. (33) 1 44 83 84 84
Fax (33) 1 45 23 11 51
E-mail : rsf@rsf.org
Web : www.rsf.org

Enquête sur l’arrestation de Guy Theunis :

les accusations, la procédure, les hypothèses

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Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

2

G

uy Theunis, 60 ans, prêtre catholique de 

nationalité belge, membre de la Société des 
missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) et an-
cien journaliste de la revue 

Dialogue

, résidant 

au Rwanda de 1970 à 1994, est détenu à la 
prison centrale de Kigali depuis deux mois. 
Son crime ? Avoir incité à la haine ethnique et 
nié l’existence du génocide, selon ses accusa-
teurs. Avoir dénoncé les violations des droits 
de l’homme commises par le Front patriotique 
rwandais (FPR, au pouvoir), selon ses défen-
seurs.

Reporters sans frontières s’est rendue au 
Rwanda, du 30 septembre au 7 octobre 2005, 
afi n d’enquêter sur cette arrestation. Les repré-
sentants de l’organisation ont pu rendre visite 
à Guy Theunis en prison. Ils ont également 
rencontré les principaux témoins à charge pré-
sents lors de l’audience du 11 septembre de 
la gacaca (tribunal traditionnel) qui a placé le 
père Theunis dans la catégorie 1 des person-
nes soupçonnées d’être impliquées dans le 
génocide, c’est-à-dire parmi les «incitateurs» 
et les «planifi cateurs».

Reporters sans frontières s’est également en-
tretenue avec l’un des deux avocats du prêtre 
journaliste ainsi qu’avec des diplomates, des 
journalistes de la presse locale et internationa-
le, des membres de la communauté religieuse 
et des responsables d’organisations de défen-
se des droits de l’homme.

Une interpellation in extremis

En août 2005, Guy Theunis est à Kinshasa, en 
République démocratique du Congo. Il parti-
cipe en tant qu’intervenant à un séminaire sur 
la «communication non-violente». Puis, à la de-
mande de confrères, il se rend à Kalemie (sud-
est du Congo) où il doit animer une session 
similaire. Mais, suite à plusieurs catastrophes 
aériennes qui surviennent pendant l’été dans 
le pays, plusieurs avions congolais sont cloués 
au sol, empêchant Guy Theunis de rejoindre 
Kinshasa. Celui-ci décide alors de partir pour 
Kigali afi n de prendre un avion pour la Belgi-
que.

Il arrive dans la capitale rwandaise le lundi 5 
septembre en fi n de journée. Après avoir passé 
une nuit au Centre d’études des langues africai-

nes (CELA), lieu de résidence des Pères Blancs 
à Kigali, il salue quelques amis dans différen-
tes parties de la ville et visite, en compagnie 
du père Henri Blanchard (Supérieur des Pères 
Blancs au Rwanda), les nouveaux quartiers de 
Kigali. Vers 16 heures, le mardi 6 septembre, 
Antoine Mugesera, ancien collaborateur de la 
revue 

Dialogue

, ex-commissaire politique du 

FPR et actuellement sénateur du parti au pou-
voir, se présente au CELA et demande à parler 
à Guy Theunis. Pendant moins d’une demi-
heure, Antoine Mugesera explique à Guy Theu-
nis qu’il souhaite rapatrier au Rwanda 

Dialogue

 

et l’association éditrice de la revue, l’ASBL Dia-
logue (voir encadré). Le père Theunis rappelle 
à son interlocuteur qu’il ne travaille plus pour 
cette publication depuis neuf ans, mais s’en-
gage à transmettre ce message à ses anima-
teurs à Bruxelles. L’entretien est interrompu par 
le père Blanchard, soucieux de conduire le père 
Theunis à l’aéroport pour prendre le vol 0463 
de 19h50 de la compagnie SN Brussels. Guy 
Theunis procède à l’enregistrement de ses ba-

Dialogue, une revue rwando-belge

Dialogue a été fondée au Rwanda, en 
mars 1967, par l

ʼ

abbé Jean Massion. Tirée 

aujourd

ʼ

hui à environ 2000 exemplaires, la re-

vue paraît tous les deux mois et aborde «les 
problèmes sociaux, économiques, politiques, 
culturels, religieux et autres qui intéressent 
surtout le Rwanda. Sans être l

ʼ

organe of

fi

 ciel 

d

ʼ

une Eglise, Dialogue envisage les problèmes 

traités dans une perspective chrétienne».
Après le génocide et quelques mois d

ʼ

interrup-

tion de la publication, les animateurs de la re-
vue qui ont, pour la plupart, fui le pays, relan-
cent 

Dialogue

 Ã  Bruxelles. Depuis, celle-ci est 

composée, éditée et imprimée dans la capitale 
belge avant d

ʼ

être adressée à ses abonnés au 

Rwanda et à l

ʼ

étranger.

Le sénateur Antoine Mugesera, ancien collabo-
rateur de 

Dialogue

, a quitté la revue en 1995. 

Il l

ʼ

accusait alors d

ʼ

avoir publié des extraits 

de la revue extrémiste 

Kangura dans l

ʼ

édition 

182 du magazine. Depuis, Antoine Mugesera 
a engagé une procédure of

fi

 cielle de rapatrie-

ment de 

Dialogue

 au Rwanda. Après en avoir 

débattu, les animateurs de la revue ont décidé 
qu

ʼ

il n

ʼ

était pas possible, pour des raisons de 

sécurité, de retourner au Rwanda. Le sénateur 
FPR a donc décidé de reprendre le contrôle de 
l

ʼ

association éditrice de la revue, l

ʼ

ASBL. En 

avril 2004, dix ans après le génocide, un pre-
mier numéro a été publié à Kigali. Un second 
a suivi en juillet. Depuis, deux magazines 

Dia-

logue

 - l

ʼ

un publié à Bruxelles, l

ʼ

autre à Ki-

gali - à la maquette rigoureusement similaire, 
coexistent. L

ʼ

équipe rédactionnelle et le con-

tenu sont, en revanche, différents.

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Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

3

gages, puis franchit sans encombre le contrôle 
de la police de l’air et des frontières avant de 
gagner la salle d’embarquement. Vers 19 heu-
res, une hôtesse appelle à haute voix «Mon-
sieur Guy». Le père Theunis se présente à elle. 
Celle-ci le prie alors de prendre ses affaires 
avec lui et le conduit dans les locaux de la Sû-
reté de l’aéroport. Un mandat d’arrêt signé par 
le parquet de la République et portant la men-
tion «incitation au génocide» lui est présenté. 
Le prêtre parvient à prévenir le père Blanchard 
par téléphone qu’il est «entre les mains de 
la sûreté». Vers 23 heures, il est transféré au 
poste de police de Remera où il passe la nuit 
dans des conditions diffi ciles, après avoir été 
malmené par les forces de l’ordre. «Je n’ai pas 
dormi cette nuit-là. Les moustiques et l’inquié-
tude m’ont empêché de fermer l’œil» 

(1)

.

Le jeudi 8 septembre, dans l’après-midi, Guy 
Theunis est informé qu’il va être conduit au 
parquet. Au lieu de cela, il est incarcéré à la 
prison centrale de Kigali (PCK), sans avoir été 
entendu par un juge.

Les conditions de détention de Guy Theunis 
a la PCK, surnommée «la 1930» en raison de 
la date de construction de l’établissement pé-
nitentiaire, sont correctes au regard des stan-
dards rwandais. Vêtu de l’uniforme rose des 
prisonniers, il dispose d’une cellule individuelle 
et reçoit la visite quotidienne des Pères Blancs 
qui lui apportent ses repas. Les relations avec 
les autres détenus sont facilités par le fait que 
Guy Theunis parle couramment kinyarwanda, 
la langue nationale. Il passe ses journées à 
prier, à lire et à discuter avec d’autres prison-
niers. Il écoute la radio, ce qui lui permet de 
suivre la mobilisation internationale autour de 
son cas. «Je me sens un peu comme dans une 
paroisse ici. Une paroisse différente, c’est vrai, 
mais si je suis ici c’est peut-être aussi parce 
qu’on m’a confi Ã© une nouvelle mission. En tout 
cas, les autres prisonniers l’ont pris ainsi, a-t-
il expliqué à Reporters sans frontières. J’écris 
tous les jours à ma famille et je reçois beau-
coup de visites.» 

(1)

La gacaca et les accusations por-

tées contre le prêtre journaliste

Moins de cinq jours après son arrestation, le 
dimanche 11 septembre, à 10 heures, le juge 
Raymond Kalisa, président de la gacaca du 
district de Rugenge (Kigali) ouvre la séance 
concernant le père Theunis. Procédure inha-
bituelle : le prêtre assiste à la séance entouré 
de deux gendarmes. Devant un public évalué 
à six cents personnes, une dizaine de témoins 
à charge se succèdent pendant sept heures 
environ pour expliquer comment l’ancien ani-
mateur de la revue 

Dialogue

 a, selon eux, incité 

à la haine ethnique et nié le génocide. Contrai-
rement aux usages, les témoins n’habitaient 
pas dans le district de Rugenge au moment 
des faits et la majorité d’entre eux n’étaient pas 
présents au Rwanda en avril 1994. Seul témoin 
de la défense, dont la déposition ne sera pas 
consignée, Alison DesForges, conseillère spé-
ciale auprès de Human Rights Watch.
Avant le début de l’audience, l’un des témoins à 
charge, Jean-Damascène Bizimana, un ancien 
séminariste chez les Pères Blancs, distribue un 
dossier aux neuf juges ainsi qu’à certaines per-
sonnalités importantes présentes sur les lieux. 
En revanche, Guy Theunis, Alison DesForges 
et les journalistes étrangers présents sur place 
n’y ont pas accès.

Plusieurs témoins prennent la parole et accu-
sent Guy Theunis d’avoir participé au génoci-
de. Ainsi, l’un d’eux affi rme, par exemple, que 
le prêtre a été vu, en avril 1994, en compagnie 
d’offi ciers de l’armée rwandaise qui venaient 
«chercher des gens» à la paroisse de la Sainte-
Famille, à Kigali. Accusation peu fondée, Guy 
Theunis ayant quitté le Rwanda avant que de 
tels enlèvements aient débuté. Un observateur 

(1)

 Entretien avec Reporters sans frontières, Prison centrale de Kigali (PCK), 4 octobre 2005.

  Deux revues 

  Deux revues 

Dialogue

Dialogue coexistent :

 coexistent :

  Ã  gauche, celle Ã©ditée Ã  Bruxelles, Ã  droite, celle de Kigali  

  à gauche, celle éditée à Bruxelles, Ã  droite, celle de Kigali  

  Guy Theunis lors de la Gacaca du 11 septembre 2005  

  Guy Theunis lors de la Gacaca du 11 septembre 2005  

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A

Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

4

étranger reconnaît, parmi ces «témoins», un 
chargé de communication au sein du service 
national des gacacas, au ministère de la Justi-
ce. Ce dernier ne connaît même pas l’accusé.

Cinq témoins à charge, qui se connaissent et 
dont certains se sont rencontrés à plusieurs re-
prises depuis l’arrestation du prêtre, jouent un 
rôle prépondérant.

Antoine Mugesera connaît bien Guy Theunis. 
Ancien collaborateur de 

Dialogue

, il a parti-

cipé aux activités de la revue et de l’associa-
tion éponyme. Après avoir quitté le Rwanda en 
1990, juste avant le début de la guerre, il rejoint 
les rangs du FPR, au sein duquel il exerce les 
fonctions de commissaire politique chargé de 
la planifi cation. Il revient au Rwanda après le 
génocide. Il est aujourd’hui sénateur du parti 
au pouvoir après avoir été président d’Ibuka 
(«Souviens-toi»), l’association des rescapés du 
génocide, très proche des autorités. En 1995, il 
s’oppose violemment au père Theunis, qui diri-
ge alors, depuis Bruxelles, la revue 

Dialogue

 

(2)

Antoine Mugesera nie être venu à l’audience 
pour témoigner contre Guy Theunis. Selon lui, 
il est intervenu uniquement parce que le prê-
tre l’a mis en cause dans son témoignage 

(3)

Le sénateur reproche à Guy Theunis d’avoir 
non seulement publié des extraits de 

Kangura

 

avant le génocide, mais surtout d’avoir conti-
nué après. «Il a utilisé l’ASBL Dialogue [ndlr : 
association éditrice de la revue 

Dialogue

] pour 

diffuser des idées génocidaires. Guy Theunis 
résumait les meilleurs journaux comme les pi-
res. C’est lui qui choisissait. Il se donnait le luxe 
de reprendre des idées génocidaires» 

(3)

Tom Ndahiro, ancien journaliste du quotidien 
gouvernemental Imvaho, est actuellement 
membre de la Commission nationale des droits 
de l’homme. Lors de la gacaca, il appuie son 
témoignage sur deux ouvrages. Le premier est 
l’édition anglaise d’un livre de Gérard Prunier, 
chercheur au Centre national de la recherche 
scientifi que (CNRS, Paris), «The Rwanda Cri-
sis: History of a genocide». Le second, «La 
nuit rwandaise : l’implication française dans 
le dernier génocide du siècle», a été rédigé 
par Jean-Paul Gouteux, un auteur connu pour 
ses prises de position hostiles à la France, à 
l’armée, à l’Eglise catholique et aux organisa-

tions de défense des droits de l’homme. Selon 
Tom Ndahiro, ces documents constituent des 
preuves de l’implication des représentants de 
l’Eglise catholique dans le génocide. Dans le 
livre de Jean-Paul Gouteux, la revue 

Dialogue

 

est accusée de publier des «écrits ethnistes et 
révisionnistes». Le commissaire aux droits de 
l’homme affi rme également que Guy Theunis a 
envoyé aux responsables des Pères Blancs, à 
Rome, entre avril et juin 1994, une quinzaine 
de fax signés par le Supérieur de l’époque, Jef 
Vleugels. Selon lui, dans ces fax, le père Theu-
nis n’alertait pas suffi samment la communauté 
internationale sur le génocide. Plus grave, ces 
documents auraient évoqué le «travail» et le 
«nettoyage» des autorités, des termes fré-

(2)

 Dans une lettre expédiée au printemps 1995, Antoine Mugesera reproche à Guy Theunis d

ʼ

avoir publié, dans une 

revue de presse éditée par l

ʼ

association Dialogue, des extraits de Kangura, un journal extrémiste hutu. Le journa-

liste lui répond, le 14 juin 1995 : «Nous ne pouvons pas être 

fi

 dèle à notre mission d

ʼ

informer en faisant semblant 

d

ʼ

ignorer une publication existante. Il est inutile de vous dire que nous n

ʼ

épousons absolument pas ses opinions. 

De plus, comme militants des droits de l

ʼ

homme, nous avons milité et militons pour son interdiction ; mais dans le 

cadre de la Revue de presse, il ne nous revient pas de les juger.» Le 20 août de la même année, Antoine Mugesera 
réaf

fi

 rme son désaccord.

(3)

 Entretien avec Reporters sans frontières, Kigali, 3 octobre 2005.

Les médias de la haine

Plusieurs mois, voire plusieurs années avant 
le génocide, des journaux extrémistes avaient 
déjà commencé à attiser la haine ethnique et 
présentaient la guerre comme la seule solution. 
Une dizaine de publications distillaient chaque 
semaine le venin de la xénophobie et dési-
gnaient les Tutsis comme les responsables de 
tous les maux de la société. Le magazine 

Kan-

gura, dirigé par Hassan Ngeze, a été le plus 
virulent en la matière. Ces journaux ont peu à 
peu habitué les esprits à considérer le génocide 
des Tutsis comme la seule solution «viable» 
pour résoudre les problèmes du Rwanda.
Créée le 8 avril 1993, 

Radio-télévision libre 

des mille collines

  (

RTLM

) est, à la veille du 

génocide, la seule radio privée autorisée au 
Rwanda. Dès son lancement, 

RTLM

 suscite des 

inquiétudes. La propagande extrémiste qu

ʼ

elle 

diffuse est d

ʼ

autant plus redoutable que la radio 

est très populaire. La ligne éditoriale de 

RTLM

 

se radicalise après l

ʼ

assassinat du président 

hutu Melchior Ndadaye au Burundi, en octo-
bre 1993. Jour après jour, d

ʼ

avril à juillet 1994, 

«Radio-Télé-la-Mort» a encouragé, orienté et 
galvanisé les troupes gouvernementales et les 
milices Interahamwe, allant jusqu

ʼ

à diffuser à 

l

ʼ

antenne les noms et adresses des fugitifs qui 

se terrent, dont nombre de journalistes. Après 
le 7 avril, la station nationale 

Radio Rwanda 

est passée sous le contrôle des Forces armées 
rwandaises. Une fraction importante de la ré-
daction a tenu, durant trois mois, un discours 
très voisin de celui que l

ʼ

on pouvait entendre 

sur 

RTLM

.

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A

Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

5

quemment utilisés par la 

Radio-télévision libre 

des mille collines

 (

RTLM

) - connue pour sa pro-

pagande anti-tutsie - pour parler des massa-
cres en cours. 

A la fi n de l’audience, plusieurs journalistes 
rwandais et étrangers ont souhaité obtenir une 
copie de ces fax, mais Tom Ndahiro, ainsi que 
les juges, ont refusé de les communiquer ou 
les montrer 

(4)

.

Troisième témoin à charge, Jean-Damascène 
Bizimana est un ancien séminariste chez les 
Pères Blancs. Après des études de philoso-
phie et un stage de deux ans au Mali, il a pour-
suivi une formation en théologie en France. Il 
a ensuite rompu avec l’Eglise catholique avant 
de rejoindre l’association RCN Justice et Dé-
mocratie (une organisation de défense du 
droit à la justice née en octobre 1994). Il est 
également professeur de droit international au 
Centre d’études et de recherches sur les droits 
fondamentaux de l’Université libre de Kigali. 
Proche de Jean-Paul Gouteux, il est actif dans 
les réseaux de dénonciation des responsabi-
lités supposées de l’Eglise catholique et des 
Pères Blancs dans le génocide. «Dès 1990, je 
me suis rendu compte du comportement racis-
te anti-tutsi de Guy Theunis. Les Pères Blancs 
n’ont pas dénoncé les exactions du régime 
Habyarimana. Ils disaient que toutes les per-
sonnes emprisonnées à cette époque avaient 
des liens avec le FPR et justifi aient donc l’ar-
restation d’innocents 

(5)

.» Pendant la gacaca, 

Jean-Damascène Bizimana revient sur les fax 
envoyés par les Pères Blancs. «Dans ces fax, 
Guy Theunis reprenait le langage de la 

RTLM

les mêmes concepts, les mêmes expressions. 
Cela révèle une solidarité avec les génocidai-
res. Ce n’est pas innocent. Guy Theunis est 
d’une partialité coupable» 

(5)

.

Marie-Immaculée Ingabire est vice-présidente 
du Haut Conseil de la presse (instance gouver-
nementale de régulation des médias) et ancien-
ne responsable d’organisations de défense des 
droits des femmes. Elle accuse d’abord le père 
Theunis d’avoir incité à la haine ethnique dans 
le cadre d’une revue de presse, éditée par 

Dia-

logue

, qui reprenait des extraits d’articles du 

journal extrémiste 

Kangura

. Selon elle, le prêtre 

distribuait des photocopies de ce document à 
la population rwandaise. Elle n’indique ni le lieu, 
ni la date, ni la fréquence de ces distributions.

Enfi n, Christian Scherrer, de nationalité suisse, 
est professeur à l’Hiroshima Peace Institute 
(Japon). Totalement inconnu de tous les Rwan-
dais interrogés pendant la mission de Reporters 
sans frontières et des chercheurs spécialisés 
dans la région des Grands lacs, il se présente 
comme un expert de l’étude des traumatismes 
post-génocide. Son intervention clôt la gaca-
ca. «Tom Ndahiro et d’autres m’ont apporté la 
preuve de la culpabilité de Guy Theunis», expli-
que-t-il devant les neuf juges. Après quelques 
commentaires généraux sur la responsabilité 
de l’Eglise dans le génocide rwandais et une 
critique acerbe du témoignage d’Alison Des-
Forges 

(6)

, Christian Scherrer accuse un Père 

blanc allemand, Johan Pristl, d’avoir été jus-
qu’à traduire « Mein Kampf Â» en kinyarwanda. 
Cette information avait, semble-t-il, été publié 
au préalable dans la revue 

Golias

, à laquelle 

collabore Jean-Paul Gouteux. L’accusé répond 
que ce prêtre ne maîtrise pas assez bien le ki-
nyarwanda pour traduire un livre entier. L’uni-
versitaire suisse ajoute alors que Guy Theunis 
l’a sûrement aidé. Les recherches entreprises 
par Reporters sans frontières n’ont pas permis 
d’établir l’existence d’une traduction de Mein 
Kampf en kinyarwanda.

Joint par Reporters sans frontières fi n octobre, 
Christian Scherrer a ajouté que, selon lui, Guy 
Theunis est un ami de Ferdinand Nahimana, 
l’un des fondateurs de la 

RTLM

 condamné par 

le Tribunal pénal international pour le Rwanda 

(4)

 D

ʼ

après les informations recueillies par Reporters sans frontières, les fax présentés à l

ʼ

audience ont été extraits 

des archives de la revue Dialogue à Kigali et transmis ensuite aux juges. Antoine Mugesera est actuellement prési-
dent du comité de rédaction de la nouvelle revue Dialogue, publiée à Kigali en 2004. A ce titre, il a pris possession 
des biens de l

ʼ

association Dialogue dans la capitale rwandaise, dont les archives. Il se défend toutefois d

ʼ

être inter-

venu dans le montage du dossier contre le père Theunis. «C

ʼ

est le parquet qui a dû donner les fax au président de la 

gacaca, j

ʼ

imagine». Entretien avec Reporters sans frontières, Kigali, 3 octobre 2005.

(5)

 Entretien avec Reporters sans frontières, Kigali, 6 octobre 2005.

(6)

 Dans un entretien par courrier électronique avec Reporters sans frontières, Christian Scherrer a af

fi

 rmé n

ʼ

avoir 

pris la parole que pour contrer la position de la chercheuse américaine.

  Tom Ndahiro  

  Tom Ndahiro  

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A

Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

6

à la prison à vie, et 
de Hassan Ngeze, 
fondateur de 

Kan-

gura

 et des milices 

extrémistes CDR, 
également con-
damné à la prison à 
perpétuité. Le prê-
tre aurait également 
propagé l’idéologie 
du «Hutu Power» 
depuis 1989.

Les réponses de Reporters sans 

frontières à ces accusations

- La présence de Guy Theunis à la Sainte-Famille

Les premiers témoignages d’individus affi rmant 
avoir aperçu le père Theunis près de la parois-
se de la Sainte-Famille au moment du géno-
cide sont très approximatifs et ne comportent 
aucun élément concret (lieu, date, noms, etc.). 
D’ailleurs, aucun des témoins principaux n’est 
revenu sur ces propos, qu’il faut considérer, en 
l’état, comme fantaisistes. De plus, le nom de 
Guy Theunis n’a jamais été mentionné lors des 
réunions des gacacas pendant la phase initiale 
de collecte d’informations. Aucun habitant des 
quartiers de Kigali dans lesquels le père Theu-
nis a vécu ou célébré des offi ces ne l’a accusé 
d’avoir une quelconque responsabilité dans le 
génocide. Le prêtre a quitté le Rwanda le 13 
avril 1994, soit six jours après le début des 
massacres.

- L’incitation à la haine ethnique dans 

Dialogue

Aucun témoin n’a apporté une preuve établis-
sant que Guy Theunis avait incité à la haine 
ethnique dans la revue Dialogue. Le prêtre 
est connu pour la sévérité de ses jugements 
- lesquels ont pu choquer des Rwandais pro-
fondément meurtris par le génocide – mais on 
ne lui connaît aucun texte, aucune déclaration 
publique ou privée de nature à prouver cette 
accusation.

Jean-Damascène Bizimana a remis à Repor-
ters sans frontières, comme élément à charge, 
le compte rendu d’un débat organisé en 1997 
- soit trois ans après le génocide - par un jour-
nal belge entre le père Theunis, la journaliste 
Colette Braeckman et l’universitaire Filip Reyn-
tjens. Lors de cette rencontre, le Père blanc a 
affi rmé que les Tutsis avaient tendance à «gâter 
les choses» et que la «violence [venait] toujours 
du même côté», se référant à l’histoire du pays. 
En aucun cas, ces propos ne peuvent être con-

sidérés comme une négation du génocide ou 
une incitation à la «haine ethnique».

Par ailleurs, si, comme certains l’affi rment, Dia-
logue répand des idées génocidaires et eth-
nistes, comment se fait-il que la revue éditée 
à Bruxelles soit en vente libre dans plusieurs 
librairies de Kigali ?

- La publication d’articles de 

Kangura dans la re-

vue de presse 

Dialogue

En 1991 

Dialogue

 a mis en place, à la demande 

des ambassades européennes au Rwanda, une 
revue de la presse locale éditée en kinyarwan-
da. Chaque semaine, cette recension des prin-
cipaux articles (résumés en une dizaine de li-
gnes maximum) de tous les journaux rwandais 
publiés régulièrement était tirée à environ 200 
exemplaires. Elle était ensuite adressée à des 
diplomates et des responsables d’organisa-
tions non gouverne-
mentales, à l’étran-
ger et au Rwanda. 
Sa publication a été 
interrompue entre 
avril et octobre 1994. 
Elle a défi nitivement 
cessé en 1995.

Conformément à ce 
qu’indiquent les ac-
cusateurs du père 
Theunis, cette re-
vue de la presse a 
repris des articles de la presse extrémiste, et 
notamment de 

Kangura

. L’objectif de cette pu-

blication était de porter à la connaissance d’un 
public restreint des informations publiées en ki-
nyarwanda. Guy Theunis l’a expliqué, en 1995, 
dans un courrier adressé à Antoine Mugesera : 
«Nous ne pouvons pas être fi dèles à notre mis-
sion d’informer en faisant semblant d’ignorer 
une publication existante sur le Rwanda. Il est 
inutile de vous dire que nous n’épousons abso-
lument pas ses opinions. De plus, comme mili-
tants des droits de l’homme, nous avons milité 
et militons pour son interdiction ; mais dans le 
cadre de la Revue de presse, il ne nous revient 
pas de les juger.»
Comme d’autres organisations de défense des 
droits de l’homme, Reporters sans frontières a 
été abonnée, pendant plusieurs années, à cet-
te revue de presse. En tant qu’organisation de 
défense de la liberté de la presse, nous étions 
vivement intéressés par ce travail. Si l’organi-
sation a pu dénoncer, dès 1991, la propagation 
d’idées racistes dans les médias publics rwan-
dais et, ensuite, dans des journaux privés, c’est 
aussi grâce à cette revue de presse.

  Christian Scherrer  

  Christian Scherrer  

  La revue de presse  

  La revue de presse  

  

  

Dialogue

Dialogue, en 1993  

, en 1993  

background image

RW

AND

A

Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

7

Loin de contribuer à la promotion d’idées ra-
cistes, 

Dialogue

 a été au contraire l’un des pre-

miers organes de presse à dénoncer la haine 
propagée par certains médias rwandais. Dans 
le numéro 147, de juillet-août 1991, la revue 
écrivait : «Il faut regretter les articles de tendan-
ce nettement raciste ou régionaliste. Souvent 
insidieux, ils risquent de rendre l’atmosphère 
du pays irrespirable. Un exemple (célèbre) en-
tre tous : les 10 commandements des Bahutu 
(

Kangura

 n°6, décembre 1990)». 

A cet égard, faut-il rappeler que Guy Theunis a 
été le correspondant de Reporters sans fron-
tières de 1992 à 1993 ? Dans ce cadre, le jour-
naliste a régulièrement alerté l’organisation des 
dérapages des médias extrémistes rwandais. 
Son expertise sur la question était d’autant 
plus fi ne et complète que Guy Theunis avait 
fondé, peu avant, avec André Sibomana, l’As-
sociation des journalistes rwandais. L’un des 
objectifs de cette structure était précisément 
de distinguer l’activité du journalisme du travail 
de propagande mené par certains organes de 
presse. Quoique éphémère, cette association a 
eu le temps de faire adopter par ses membres 
une charte des journalistes conforme en tous 
points aux normes internationales d’éthique et 
de déontologie professionnelles.

- Les fax envoyés après le début du génocide

Reporters sans frontières a pu se procurer une 
copie de tous les fax envoyés par Guy Theunis 
et le père Jef Vleugels pendant le génocide. Au 
nombre de 23, rédigés entre le 7 avril et le 24 
août 1994 - d’abord au Rwanda, puis en Bel-
gique - ces documents font principalement 
état des cas des prêtres tués ou réfugiés, mais 
aussi des conditions de vie et des massacres 
des populations.

Ces fax étaient adressés au siège de la Société 
des Pères Blancs à Rome, à plusieurs missions 
provinciales en Europe, à d’autres congréga-
tions religieuses dans le monde, ainsi qu’au 
quotidien français 

La Croix

.

Rien, dans ces fax, ne peut être considéré 
comme une incitation à la haine ethnique ou au 
divisionnisme. Guy Theunis et Jef Vleugels ont 
tenté, avec les moyens à leur disposition, de 
relater les faits portés à leur connaissance. Dès 
le 7 avril, ils signalaient des «massacres et des 
pillages» dans certains quartiers de Kigali. Le 
lendemain, le père Theunis dénonçait des «ac-
tes barbares» dans l’église Saint Charles Lwan-
ga de Nyamirambo (Kigali) et racontait que des 
militaires avaient tué des «blessés tutsis sur 
leur lit». Le 8 avril, les Pères Blancs expliquaient 

que la 

RTLM

 avait commencé ses appels au 

meurtre et invitait les habitants à «chercher les 
Inkotanyi [combattants du FPR majoritairement 
tutsis] qui se cachent parmi eux et à signaler 
leur présence aux soldats».

Le 9, un fax précisait que «dans certains quar-
tiers de Kigali le ‘nettoyage’ continue». Un peu 
plus loin dans le paragraphe, il est écrit que 
«les gendarmes sont partis, laissant la popu-
lation faire ‘le travail’ «. Les termes «nettoya-
ge» et «travail» sont placés entre guillemets : 
il s’agit bien de reprendre la phraséologie du 
moment pour souligner l’horreur de la situation, 
et non pour en faire la propagande. Plus loin, 
Guy Theunis explique que les Belges vivant 
avec des Tutsis n’ont pas été épargnés. Ce fax 
décrit largement des tueries et des massacres 
dont la responsabilité incombe aux militaires. 
Comment peut-on alors sérieusement accuser 
le Père Theunis de complicité avec les génoci-

Les Pères Blancs

La Société des missionnaires d

ʼ

Afrique (Pères 

Blancs) a été fondée en Algérie en 1868 par 
Mgr Charles Lavigerie, archevêque d

ʼ

Alger. 

1733 missionnaires d

ʼ

Afrique, de 36 nationali-

tés, travaillent dans 42 pays du continent. C

ʼ

est 

le 2 février 1900 qu

ʼ

un Père blanc foule le sol 

du Rwanda pour la première fois. Aujourd

ʼ

hui, 

une vingtaine de missionnaires supervisent 
133 paroisses dans le pays.
«Vous parlerez la langue des gens, vous man-
gerez leur nourriture, vous porterez leur ha-
bit» : ces recommandations constituent les trois 
préceptes de base édictés par le fondateur des 
Pères Blancs. Outre l

ʼ

évangélisation, la cons-

truction de dispensaires et d

ʼ

écoles fait partie 

de leur mission principale. Le développement 
rural et la mise en place d

ʼ

Å“uvres sociales font 

également partie de leur domaine d

ʼ

activité.

  L’un des fax adressés par Guy Theunis  

  L’un des fax adressés par Guy Theunis  

  Ã  ses supérieurs Ã  Rome, en avril 1994  

  à ses supérieurs à Rome, en avril 1994  

background image

RW

AND

A

Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

8

daires ? Il a très certainement utilisé les termes 
«nettoyage» et «travail» en référence aux pro-
pos tenus par la 

RTLM

, ce qui explique qu’ils 

aient été placés entre guillemets. Cela ne veut 
pas dire que les Pères Blancs soutenaient ou 
cautionnaient, de quelque manière que ce soit, 
les événements en cours. Bien au contraire, le 
père Theunis et ses confrères ont été parmi les 
premiers à relater avec autant de précisions 
les massacres en cours.

En outre, il faut rappeler que ces fax, comme 
la revue de la presse rwandaise éditée par 

Dia-

logue

, étaient destinés à un public restreint. Ils 

n’étaient pas distribués à la population rwan-
daise et ne peuvent donc, en aucun cas, avoir 
attisé les haines au sein des communautés du 
pays.

Le 11 avril, dans son dernier fax envoyé depuis 
le Rwanda, Guy Theunis écrivait que les mas-
sacres continuaient à Kigali et que «beaucoup 
de personnes, des Tutsis principalement, ont 
été tuées».

- «Guy Theunis fréquentait les génocidaires»

A l’appui de cette accusation, un seul docu-
ment : une photo, prise trois ans avant le gé-
nocide, montrant Guy Theunis en compagnie 
de Ferdinand Nahimana, à l’époque directeur 
de l’Orinfor (Offi ce rwandais d’information), 
et d’offi ciers des Forces armées rwandaises. 
Ce cliché, publié pour la première fois dans 
l’ouvrage «Rwanda, les médias du génocide» 
(Editions Karthala, avec Reporters sans fron-
tières), a été pris le 30 mai 1991 à l’occasion 
d’une visite de la presse nationale dans la zone 
de combats 

(7)

. Celle-ci avait été organisée par 

l’Orinfor, ce qui explique la présence de Fer-
dinand Nahimana. Guy Theunis y assistait en 
tant que journaliste, en compagnie de nom-
breux autres reporters qui ne fi gurent pas sur 
le cliché. Il ne s’agissait pas d’une visite privée 
ni d’une mission particulière confi Ã©e au prêtre 
journaliste. Cette image ne prouve aucunement 
la sympathie supposée de Guy Theunis avec 
la 

RTLM

 (qui sera créée deux ans plus tard) ou 

des offi ciers de l’armée rwandaise qui se se-
raient rendu coupables de tueries en 1994.

Pourquoi avoir arrêté Guy Theunis ?

Quatre hypothèses principales ont été avan-
cées quant aux motivations qui ont conduit à 
l’arrestation du père Theunis. 

Le négociateur occulte des FDLR.

Selon cette hypothèse, l’ancien journaliste 
se trouvait en République démocratique du 
Congo pour participer à une médiation en fa-
veur des membres des Forces démocratiques 
de libération du Rwanda (FDLR, groupe armé 
composé d’anciens génocidaires, d’ex-militai-
res de l’armée rwandaise et de réfugiés hutus). 
Guy Theunis a formellement démenti auprès de 
Reporters sans frontières, et l’organisation n’a 
recueilli aucun témoignage corroborant cette 
hypothèse.

La monnaie d’échange.

Le père Theunis pourrait être utilisé comme 
monnaie d’échange pour mettre la main sur 
des anciens génocidaires réfugiés en Belgique 
ou comme moyen de pression pour faire ces-
ser le blocage par Bruxelles de la compagnie 
aérienne rwandaise Silverback Cargo Freigh-
ters qui permet d’acheminer des minerais vers 
l’Europe. Les autorités belges ont infi rmé  ces 
deux hypothèse auxquelles plus personne ne 
semble aujourd’hui prêter sérieusement atten-
tion.

Le témoignage contre des militaires du FPR en Es-
pagne.

L’affaire du père espagnol Joaquim Vallmajó 
Sala est une autre piste. Ce prêtre a été enlevé 
par des militaires du FPR le 26 avril 1994, à Ka-
geyo (province de Byumba, dans le Nord) et tué 
par la suite. En février 2005, une plainte a été 
déposée par le Forum international pour la vé-
rité et la justice dans l’Afrique des Grands lacs 
contre dix hauts responsables du FPR pour 

  La photo publiée dans  

  La photo publiée dans  

  Rwanda, les médias du génocide  

  Rwanda, les médias du génocide  

(7)

 Cette photo a été publiée par le journal progouvernemental The New Times, le lendemain de la gacaca du père 

Theunis, le 12 septembre 2005.

background image

RW

AND

A

Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

9

le meurtre de six missionnaires, dont le père 
Vallmajó, et de trois membres d’ONG, tous 
espagnols. Les familles des victimes et plu-
sieurs organisations de défense des droits de 
l’homme se sont jointes à cette plainte. Début 
avril, l’Audience nationale espagnole (juridic-
tion suprême) s’est déclaré compétente pour 
juger cette affaire. Quelques observateurs, dont 
l’avocat des familles des victimes, Me Jordi 
Palou-Loverdos, estiment que l’arrestation de 
Guy Theunis pourrait l’empêcher de témoigner 
lors du procès qui devrait avoir lieu dans les 
prochains mois en Espagne. Il semble pourtant 
peu probable que l’absence éventuelle de Guy 
Theunis lors des audiences à venir soit déter-
minante pour l’issue de ce procès. Le prêtre 
ne fi gure pas sur la liste des témoins cités à 
comparaître par la partie civile et Guy Theunis 
ne dispose pas d’informations capitales dans 
cette affaire.

La vendetta des tenants du pouvoir.

Reste l’hypothèse la plus crédible : celle d’une 
vendetta personnelle et politique menée par 
une poignée de tenants du pouvoir qui ont pro-
fi té du passage de l’ancien journaliste de 

Dia-

logue

 au Rwanda pour lui faire payer son en-

gagement religieux, ses dénonciations du FPR 
pour ses violations des droits de l’homme, ou 

tout simplement pour régler des comptes per-
sonnels.

Certains reprochent aux Pères Blancs et à 
l’Eglise catholique une foi aveugle et un ra-
cisme anti-tutsi au Rwanda. A la suite de cette 
affaire, une vague d’articles attaquant l’Eglise 
pour sa responsabilité dans le génocide a été 
publiée dans la presse rwandaise. Un texte 
rédigé, sous couvert d’anonymat, par un haut 
responsable du ministère de la Justice, a été 
adressé, fi n septembre, au journal 

Umuseso

Celui-ci a décidé de n’en publier qu’une partie 
sous le titre «Finie l’infl uence des Pères Blancs 
au Rwanda», supprimant les passages les plus 
virulents et notamment ceux qui accusaient 
nommément de «ségrégationnisme» des Pères 
Blancs encore présents dans le pays. Jean-Da-
mascène Bizimana, un ancien séminariste chez 
les Pères Blancs et l’un des accusateurs de 
Guy Theunis pendant la gacaca du 11 septem-
bre, a déclaré à Reporters sans frontières qu’il 
avait porté plainte le 6 septembre, dès qu’il 
avait appris la présence de l’ancien journaliste 
dans le pays. Il a refusé de révéler qui lui avait 
communiqué cette information.

D’autres, des militants actifs du FPR, n’ont 
toujours pas digéré les dénonciations par Guy 
Theunis des violations des droits de l’homme 
commises par l’actuel parti au pouvoir. Le Père 
Blanc a été l’un des promoteurs de l’Associa-
tion rwandaise pour la défense des Droits de la 
personne et des Libertés publiques (ADL), une 
association qui dénonçait avec force les crimes 
du pouvoir Habyarimana mais aussi les exac-
tions du FPR, dès 1991. Trois ans plus tard, en 
mai 1994, alors que personne n’osait mettre en 
doute les actions du FPR, le père Theunis re-
levait dans un fax adressé à ses supérieurs à 
Rome «les violations fl agrantes des droits de 
l’homme» commises par le FPR. Et le 9 juin, il 
indiquait que trois évêques et dix prêtres rwan-
dais avaient été tués par «des soldats du FPR 
chargés de les garder».

Des motivations personnelles enfi n, pour ceux 
qui connaissent le prêtre depuis de longues 
années et voient en lui un obstacle à leurs am-
bitions. Pour l’équipe qui tente de reprendre le 
contrôle éditorial et économique de l’associa-
tion Dialogue et de sa revue, l’arrestation de 
Guy Theunis constitue, sinon une aubaine, une 
vengeance et un signe fort de sa détermination 
adressé aux animateurs de la revue à Bruxel-
les.

Guy Theunis et les droits de l’homme

L

ʼ

Association rwandaise pour la défense des 

Droits de la personne et des Libertés publiques 
(ADL) a été créée le 11 septembre 1991 à Ki-
gali, en réponse aux nombreuses violations des 
droits de l

ʼ

homme survenues dans le pays de-

puis le déclenchement de la guerre, un an plus 
tôt. Guy Theunis faisait partie des 79 membres 
fondateurs de l

ʼ

organisation, aux côtés de per-

sonnalités telles que Joseph Bonesha, actuel 
ambassadeur du Rwanda en Belgique, Laurent 
Nkongoli, ancien ambassadeur au Canada et 
Joseph Nsengimana, ancien ministre FPR.
Très vite, l

ʼ

ADL a commencé à dénoncer, à 

l

ʼ

aide de communiqués de presse, les violen-

ces commises à l

ʼ

encontre des populations 

civiles. En décembre 1992, l

ʼ

association a 

publié son premier rapport qui recensait des 
exactions commises par le pouvoir du prési-
dent Juvénal Habyarimana, mais également 
par des militaires du FPR. Les membres fon-
dateurs de l

ʼ

organisation venaient de différents 

partis politiques et l

ʼ

ADL dénonçait toutes les 

violations portées à sa connaissance. Elle a été 
la première, par exemple, à dénoncer le «gé-
nocide des Bagogwe (des Tutsis vivant dans le 
nord du Rwanda)» en janvier 1991. L

ʼ

ADL a 

également pointé du doigt les attaques meur-
trières du FPR.

background image

RW

AND

A

Enquête sur l’arrestation de Guy 

Theunis :

 les accusations,

 la procédure

, les hypothèses

10

Une procédure judiciaire contes-

table

La justice est la grande absente de ce procès. 
Le parquet n’a toujours pas communiqué les 
chefs d’inculpation retenus contre Guy Theu-
nis, en complète violation des règles de pro-
cédure fi xées par la loi rwandaise. Il n’a pas 
non plus respecté le délai de six jours au terme 
duquel un prévenu doit être déféré au tribunal. 
Et aucun juge n’a ordonné le maintien en dé-
tention préventive du prêtre. De plus, l’un de 
ses avocats, Me Proté Mutembe, a demandé 
sa mise en liberté provisoire le 14 septembre. 
A ce jour, il n’a toujours reçu aucune réponse 
du parquet, mais un offi cier du ministère public 
lui a fait comprendre offi cieusement qu’il fallait 
attendre l’avis «des autorités».

D’une manière générale, la justice n’a aucune 
prise dans cette affaire. Hormis la signature du 
mandat d’arrêt, toutes les décisions provien-
nent du pouvoir politique. Il semble, d’ailleurs, 
que la justice n’enquêtait pas sur Guy Theunis. 
Le prêtre s’était déjà rendu au Rwanda, au prin-
temps 2004, pour participer à des séminaires 
sur la réconciliation. Il avait passé plus d’un 
mois dans le pays, franchissant à plusieurs 
reprises la frontière pour participer à des ate-
liers à l’est de la République démocratique du 
Congo. Personne n’avait alors mis en cause la 
présence du prêtre en territoire rwandais.

Selon Marie-Immaculée Ingabire, du Haut Con-
seil de la presse, des personnes non identifi Ã©es 
avaient signalé la présence de Guy Theunis 
au Rwanda, en 2004. Des magistrats auraient 
alors été saisis, mais ils n’auraient pas eu le 
temps de se préparer. En revanche, toujours 
selon Mme Ingabire, cette fois-ci, le nom de 
Theunis devait déjà fi gurer dans les listes de la 
police de l’air et des frontières.

Conclusion et recommandations

Le 26 septembre, le ministre belge des Affaires 
étrangères, Karel De Gucht, a introduit une de-
mande de dénonciation des faits, c’est-à-dire 
le transfert du dossier en Belgique en vertu 
de la loi sur la compétence universelle. Quel-
ques jours plus tard, son homologue rwandais, 
Charles Murigande, a fait savoir qu’il allait étu-
dier «sérieusement» cette demande car la Bel-
gique a déjà «prouvé qu’elle ne se rangeait pas 
du côté des génocidaires». Mais le 10 octobre, 
Charles Murigande a expliqué, dans une in-

terview accordée au quotidien belge 

Le Soir

que le transfert n’aurait pas lieu tout de suite 
car il y avait une procédure juridique à respec-
ter. Il a également ajouté que le Rwanda tenait 
à ce que «Theunis soit effectivement jugé en 
Belgique. S’il devait y avoir un non-lieu, il se-
rait alors le dernier détenu à être transféré». Le 
16 octobre, deux représentants du ministère 
belge sont rentrés de Kigali, indiquant que les 
négociations en vue du transfert du dossier à 
Bruxelles avaient été «constructives». L’issue 
diplomatique est désormais la plus vraisembla-
ble, même si les autorités rwandaises ne font 
que ralentir la procédure.

Guy Theunis est innocent des faits dont on 
l’accuse. Les «preuves» présentées contre lui 
avant, pendant et depuis la tenue de la gacaca 
n’ont aucun fondement. Tout laisse penser que 
l’accusation a été fabriquée à la dernière minu-
te, à l’aide de documents récupérés sur Internet 
ou dans les colonnes de la revue 

Golias

. Une 

poignée d’individus, poussées par des moti-
vations personnelles ou politiques, a monté un 
dossier contre le prêtre dans l’urgence 

(8)

.

Pour toutes ces raisons, Reporters sans fron-
tières demande une nouvelle fois aux autori-
tés rwandaises de libérer Guy Theunis au plus 
vite.

Reporters sans frontières encourage les auto-
rités belges et l’Union européenne à multiplier 
ses efforts diplomatiques et à tout mettre en 
oeuvre pour garantir un retour rapide de Guy 
Theunis dans son pays.

(8)

 Selon les informations recueillies par Reporters sans frontières, le procureur Emmanuel Rukangira, Tom Ndahiro 

et Jean-Damascène Bizimana ont été vus ensemble dans un hôtel de Kigali, s

ʼ

échangeant des documents, quelques 

jours avant la tenue de la gacaca.