Novembre 2005
Reporters sans frontières
Secrétariat international
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Enquête sur l’arrestation de Guy Theunis :
les accusations, la procédure, les hypothèses
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Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
2
G
uy Theunis, 60 ans, prêtre catholique de
nationalité belge, membre de la Société des
missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) et an-
cien journaliste de la revue
Dialogue
, résidant
au Rwanda de 1970 à 1994, est détenu à la
prison centrale de Kigali depuis deux mois.
Son crime ? Avoir incité à la haine ethnique et
nié l’existence du génocide, selon ses accusa-
teurs. Avoir dénoncé les violations des droits
de l’homme commises par le Front patriotique
rwandais (FPR, au pouvoir), selon ses défen-
seurs.
Reporters sans frontières s’est rendue au
Rwanda, du 30 septembre au 7 octobre 2005,
afi n d’enquêter sur cette arrestation. Les repré-
sentants de l’organisation ont pu rendre visite
à Guy Theunis en prison. Ils ont également
rencontré les principaux témoins à charge pré-
sents lors de l’audience du 11 septembre de
la gacaca (tribunal traditionnel) qui a placé le
père Theunis dans la catégorie 1 des person-
nes soupçonnées d’être impliquées dans le
génocide, c’est-à -dire parmi les «incitateurs»
et les «planifi cateurs».
Reporters sans frontières s’est également en-
tretenue avec l’un des deux avocats du prêtre
journaliste ainsi qu’avec des diplomates, des
journalistes de la presse locale et internationa-
le, des membres de la communauté religieuse
et des responsables d’organisations de défen-
se des droits de l’homme.
Une interpellation in extremis
En août 2005, Guy Theunis est à Kinshasa, en
République démocratique du Congo. Il parti-
cipe en tant qu’intervenant à un séminaire sur
la «communication non-violente». Puis, à la de-
mande de confrères, il se rend à Kalemie (sud-
est du Congo) où il doit animer une session
similaire. Mais, suite à plusieurs catastrophes
aériennes qui surviennent pendant l’été dans
le pays, plusieurs avions congolais sont cloués
au sol, empêchant Guy Theunis de rejoindre
Kinshasa. Celui-ci décide alors de partir pour
Kigali afi n de prendre un avion pour la Belgi-
que.
Il arrive dans la capitale rwandaise le lundi 5
septembre en fi n de journée. Après avoir passé
une nuit au Centre d’études des langues africai-
nes (CELA), lieu de résidence des Pères Blancs
à Kigali, il salue quelques amis dans différen-
tes parties de la ville et visite, en compagnie
du père Henri Blanchard (Supérieur des Pères
Blancs au Rwanda), les nouveaux quartiers de
Kigali. Vers 16 heures, le mardi 6 septembre,
Antoine Mugesera, ancien collaborateur de la
revue
Dialogue
, ex-commissaire politique du
FPR et actuellement sénateur du parti au pou-
voir, se présente au CELA et demande à parler
à Guy Theunis. Pendant moins d’une demi-
heure, Antoine Mugesera explique à Guy Theu-
nis qu’il souhaite rapatrier au Rwanda
Dialogue
et l’association éditrice de la revue, l’ASBL Dia-
logue (voir encadré). Le père Theunis rappelle
à son interlocuteur qu’il ne travaille plus pour
cette publication depuis neuf ans, mais s’en-
gage à transmettre ce message à ses anima-
teurs à Bruxelles. L’entretien est interrompu par
le père Blanchard, soucieux de conduire le père
Theunis à l’aéroport pour prendre le vol 0463
de 19h50 de la compagnie SN Brussels. Guy
Theunis procède à l’enregistrement de ses ba-
Dialogue, une revue rwando-belge
Dialogue a été fondée au Rwanda, en
mars 1967, par l
ʼ
abbé Jean Massion. Tirée
aujourd
ʼ
hui à environ 2000 exemplaires, la re-
vue paraît tous les deux mois et aborde «les
problèmes sociaux, économiques, politiques,
culturels, religieux et autres qui intéressent
surtout le Rwanda. Sans être l
ʼ
organe of
fi
ciel
d
ʼ
une Eglise, Dialogue envisage les problèmes
traités dans une perspective chrétienne».
Après le génocide et quelques mois d
ʼ
interrup-
tion de la publication, les animateurs de la re-
vue qui ont, pour la plupart, fui le pays, relan-
cent
Dialogue
à Bruxelles. Depuis, celle-ci est
composée, éditée et imprimée dans la capitale
belge avant d
ʼ
être adressée à ses abonnés au
Rwanda et à l
ʼ
étranger.
Le sénateur Antoine Mugesera, ancien collabo-
rateur de
Dialogue
, a quitté la revue en 1995.
Il l
ʼ
accusait alors d
ʼ
avoir publié des extraits
de la revue extrémiste
Kangura dans l
ʼ
édition
182 du magazine. Depuis, Antoine Mugesera
a engagé une procédure of
fi
cielle de rapatrie-
ment de
Dialogue
au Rwanda. Après en avoir
débattu, les animateurs de la revue ont décidé
qu
ʼ
il n
ʼ
était pas possible, pour des raisons de
sécurité, de retourner au Rwanda. Le sénateur
FPR a donc décidé de reprendre le contrôle de
l
ʼ
association éditrice de la revue, l
ʼ
ASBL. En
avril 2004, dix ans après le génocide, un pre-
mier numéro a été publié à Kigali. Un second
a suivi en juillet. Depuis, deux magazines
Dia-
logue
- l
ʼ
un publié à Bruxelles, l
ʼ
autre à Ki-
gali - Ã la maquette rigoureusement similaire,
coexistent. L
ʼ
équipe rédactionnelle et le con-
tenu sont, en revanche, différents.
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Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
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gages, puis franchit sans encombre le contrôle
de la police de l’air et des frontières avant de
gagner la salle d’embarquement. Vers 19 heu-
res, une hôtesse appelle à haute voix «Mon-
sieur Guy». Le père Theunis se présente à elle.
Celle-ci le prie alors de prendre ses affaires
avec lui et le conduit dans les locaux de la Sû-
reté de l’aéroport. Un mandat d’arrêt signé par
le parquet de la République et portant la men-
tion «incitation au génocide» lui est présenté.
Le prêtre parvient à prévenir le père Blanchard
par téléphone qu’il est «entre les mains de
la sûreté». Vers 23 heures, il est transféré au
poste de police de Remera où il passe la nuit
dans des conditions diffi ciles, après avoir été
malmené par les forces de l’ordre. «Je n’ai pas
dormi cette nuit-là . Les moustiques et l’inquié-
tude m’ont empêché de fermer l’œil»
(1)
.
Le jeudi 8 septembre, dans l’après-midi, Guy
Theunis est informé qu’il va être conduit au
parquet. Au lieu de cela, il est incarcéré à la
prison centrale de Kigali (PCK), sans avoir été
entendu par un juge.
Les conditions de détention de Guy Theunis
a la PCK, surnommée «la 1930» en raison de
la date de construction de l’établissement pé-
nitentiaire, sont correctes au regard des stan-
dards rwandais. Vêtu de l’uniforme rose des
prisonniers, il dispose d’une cellule individuelle
et reçoit la visite quotidienne des Pères Blancs
qui lui apportent ses repas. Les relations avec
les autres détenus sont facilités par le fait que
Guy Theunis parle couramment kinyarwanda,
la langue nationale. Il passe ses journées Ã
prier, à lire et à discuter avec d’autres prison-
niers. Il écoute la radio, ce qui lui permet de
suivre la mobilisation internationale autour de
son cas. «Je me sens un peu comme dans une
paroisse ici. Une paroisse différente, c’est vrai,
mais si je suis ici c’est peut-être aussi parce
qu’on m’a confi é une nouvelle mission. En tout
cas, les autres prisonniers l’ont pris ainsi, a-t-
il expliqué à Reporters sans frontières. J’écris
tous les jours à ma famille et je reçois beau-
coup de visites.»
(1)
La gacaca et les accusations por-
tées contre le prêtre journaliste
Moins de cinq jours après son arrestation, le
dimanche 11 septembre, Ã 10 heures, le juge
Raymond Kalisa, président de la gacaca du
district de Rugenge (Kigali) ouvre la séance
concernant le père Theunis. Procédure inha-
bituelle : le prêtre assiste à la séance entouré
de deux gendarmes. Devant un public évalué
à six cents personnes, une dizaine de témoins
à charge se succèdent pendant sept heures
environ pour expliquer comment l’ancien ani-
mateur de la revue
Dialogue
a, selon eux, incité
à la haine ethnique et nié le génocide. Contrai-
rement aux usages, les témoins n’habitaient
pas dans le district de Rugenge au moment
des faits et la majorité d’entre eux n’étaient pas
présents au Rwanda en avril 1994. Seul témoin
de la défense, dont la déposition ne sera pas
consignée, Alison DesForges, conseillère spé-
ciale auprès de Human Rights Watch.
Avant le début de l’audience, l’un des témoins Ã
charge, Jean-Damascène Bizimana, un ancien
séminariste chez les Pères Blancs, distribue un
dossier aux neuf juges ainsi qu’à certaines per-
sonnalités importantes présentes sur les lieux.
En revanche, Guy Theunis, Alison DesForges
et les journalistes étrangers présents sur place
n’y ont pas accès.
Plusieurs témoins prennent la parole et accu-
sent Guy Theunis d’avoir participé au génoci-
de. Ainsi, l’un d’eux affi rme, par exemple, que
le prêtre a été vu, en avril 1994, en compagnie
d’offi ciers de l’armée rwandaise qui venaient
«chercher des gens» à la paroisse de la Sainte-
Famille, à Kigali. Accusation peu fondée, Guy
Theunis ayant quitté le Rwanda avant que de
tels enlèvements aient débuté. Un observateur
(1)
Entretien avec Reporters sans frontières, Prison centrale de Kigali (PCK), 4 octobre 2005.
Deux revues
Deux revues
Dialogue
Dialogue coexistent :
coexistent :
à gauche, celle éditée à Bruxelles, à droite, celle de Kigali
à gauche, celle éditée à Bruxelles, à droite, celle de Kigali
Guy Theunis lors de la Gacaca du 11 septembre 2005
Guy Theunis lors de la Gacaca du 11 septembre 2005
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Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
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étranger reconnaît, parmi ces «témoins», un
chargé de communication au sein du service
national des gacacas, au ministère de la Justi-
ce. Ce dernier ne connaît même pas l’accusé.
Cinq témoins à charge, qui se connaissent et
dont certains se sont rencontrés à plusieurs re-
prises depuis l’arrestation du prêtre, jouent un
rôle prépondérant.
Antoine Mugesera connaît bien Guy Theunis.
Ancien collaborateur de
Dialogue
, il a parti-
cipé aux activités de la revue et de l’associa-
tion éponyme. Après avoir quitté le Rwanda en
1990, juste avant le début de la guerre, il rejoint
les rangs du FPR, au sein duquel il exerce les
fonctions de commissaire politique chargé de
la planifi cation. Il revient au Rwanda après le
génocide. Il est aujourd’hui sénateur du parti
au pouvoir après avoir été président d’Ibuka
(«Souviens-toi»), l’association des rescapés du
génocide, très proche des autorités. En 1995, il
s’oppose violemment au père Theunis, qui diri-
ge alors, depuis Bruxelles, la revue
Dialogue
(2)
.
Antoine Mugesera nie être venu à l’audience
pour témoigner contre Guy Theunis. Selon lui,
il est intervenu uniquement parce que le prê-
tre l’a mis en cause dans son témoignage
(3)
.
Le sénateur reproche à Guy Theunis d’avoir
non seulement publié des extraits de
Kangura
avant le génocide, mais surtout d’avoir conti-
nué après. «Il a utilisé l’ASBL Dialogue [ndlr :
association éditrice de la revue
Dialogue
] pour
diffuser des idées génocidaires. Guy Theunis
résumait les meilleurs journaux comme les pi-
res. C’est lui qui choisissait. Il se donnait le luxe
de reprendre des idées génocidaires»
(3)
.
Tom Ndahiro, ancien journaliste du quotidien
gouvernemental Imvaho, est actuellement
membre de la Commission nationale des droits
de l’homme. Lors de la gacaca, il appuie son
témoignage sur deux ouvrages. Le premier est
l’édition anglaise d’un livre de Gérard Prunier,
chercheur au Centre national de la recherche
scientifi que (CNRS, Paris), «The Rwanda Cri-
sis: History of a genocide». Le second, «La
nuit rwandaise : l’implication française dans
le dernier génocide du siècle», a été rédigé
par Jean-Paul Gouteux, un auteur connu pour
ses prises de position hostiles à la France, Ã
l’armée, à l’Eglise catholique et aux organisa-
tions de défense des droits de l’homme. Selon
Tom Ndahiro, ces documents constituent des
preuves de l’implication des représentants de
l’Eglise catholique dans le génocide. Dans le
livre de Jean-Paul Gouteux, la revue
Dialogue
est accusée de publier des «écrits ethnistes et
révisionnistes». Le commissaire aux droits de
l’homme affi rme également que Guy Theunis a
envoyé aux responsables des Pères Blancs, Ã
Rome, entre avril et juin 1994, une quinzaine
de fax signés par le Supérieur de l’époque, Jef
Vleugels. Selon lui, dans ces fax, le père Theu-
nis n’alertait pas suffi samment la communauté
internationale sur le génocide. Plus grave, ces
documents auraient évoqué le «travail» et le
«nettoyage» des autorités, des termes fré-
(2)
Dans une lettre expédiée au printemps 1995, Antoine Mugesera reproche à Guy Theunis d
ʼ
avoir publié, dans une
revue de presse éditée par l
ʼ
association Dialogue, des extraits de Kangura, un journal extrémiste hutu. Le journa-
liste lui répond, le 14 juin 1995 : «Nous ne pouvons pas être
fi
dèle à notre mission d
ʼ
informer en faisant semblant
d
ʼ
ignorer une publication existante. Il est inutile de vous dire que nous n
ʼ
épousons absolument pas ses opinions.
De plus, comme militants des droits de l
ʼ
homme, nous avons milité et militons pour son interdiction ; mais dans le
cadre de la Revue de presse, il ne nous revient pas de les juger.» Le 20 août de la même année, Antoine Mugesera
réaf
fi
rme son désaccord.
(3)
Entretien avec Reporters sans frontières, Kigali, 3 octobre 2005.
Les médias de la haine
Plusieurs mois, voire plusieurs années avant
le génocide, des journaux extrémistes avaient
déjà commencé à attiser la haine ethnique et
présentaient la guerre comme la seule solution.
Une dizaine de publications distillaient chaque
semaine le venin de la xénophobie et dési-
gnaient les Tutsis comme les responsables de
tous les maux de la société. Le magazine
Kan-
gura, dirigé par Hassan Ngeze, a été le plus
virulent en la matière. Ces journaux ont peu Ã
peu habitué les esprits à considérer le génocide
des Tutsis comme la seule solution «viable»
pour résoudre les problèmes du Rwanda.
Créée le 8 avril 1993,
Radio-télévision libre
des mille collines
(
RTLM
) est, Ã la veille du
génocide, la seule radio privée autorisée au
Rwanda. Dès son lancement,
RTLM
suscite des
inquiétudes. La propagande extrémiste qu
ʼ
elle
diffuse est d
ʼ
autant plus redoutable que la radio
est très populaire. La ligne éditoriale de
RTLM
se radicalise après l
ʼ
assassinat du président
hutu Melchior Ndadaye au Burundi, en octo-
bre 1993. Jour après jour, d
ʼ
avril à juillet 1994,
«Radio-Télé-la-Mort» a encouragé, orienté et
galvanisé les troupes gouvernementales et les
milices Interahamwe, allant jusqu
ʼ
à diffuser Ã
l
ʼ
antenne les noms et adresses des fugitifs qui
se terrent, dont nombre de journalistes. Après
le 7 avril, la station nationale
Radio Rwanda
est passée sous le contrôle des Forces armées
rwandaises. Une fraction importante de la ré-
daction a tenu, durant trois mois, un discours
très voisin de celui que l
ʼ
on pouvait entendre
sur
RTLM
.
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Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
5
quemment utilisés par la
Radio-télévision libre
des mille collines
(
RTLM
) - connue pour sa pro-
pagande anti-tutsie - pour parler des massa-
cres en cours.
A la fi n de l’audience, plusieurs journalistes
rwandais et étrangers ont souhaité obtenir une
copie de ces fax, mais Tom Ndahiro, ainsi que
les juges, ont refusé de les communiquer ou
les montrer
(4)
.
Troisième témoin à charge, Jean-Damascène
Bizimana est un ancien séminariste chez les
Pères Blancs. Après des études de philoso-
phie et un stage de deux ans au Mali, il a pour-
suivi une formation en théologie en France. Il
a ensuite rompu avec l’Eglise catholique avant
de rejoindre l’association RCN Justice et Dé-
mocratie (une organisation de défense du
droit à la justice née en octobre 1994). Il est
également professeur de droit international au
Centre d’études et de recherches sur les droits
fondamentaux de l’Université libre de Kigali.
Proche de Jean-Paul Gouteux, il est actif dans
les réseaux de dénonciation des responsabi-
lités supposées de l’Eglise catholique et des
Pères Blancs dans le génocide. «Dès 1990, je
me suis rendu compte du comportement racis-
te anti-tutsi de Guy Theunis. Les Pères Blancs
n’ont pas dénoncé les exactions du régime
Habyarimana. Ils disaient que toutes les per-
sonnes emprisonnées à cette époque avaient
des liens avec le FPR et justifi aient donc l’ar-
restation d’innocents
(5)
.» Pendant la gacaca,
Jean-Damascène Bizimana revient sur les fax
envoyés par les Pères Blancs. «Dans ces fax,
Guy Theunis reprenait le langage de la
RTLM
,
les mêmes concepts, les mêmes expressions.
Cela révèle une solidarité avec les génocidai-
res. Ce n’est pas innocent. Guy Theunis est
d’une partialité coupable»
(5)
.
Marie-Immaculée Ingabire est vice-présidente
du Haut Conseil de la presse (instance gouver-
nementale de régulation des médias) et ancien-
ne responsable d’organisations de défense des
droits des femmes. Elle accuse d’abord le père
Theunis d’avoir incité à la haine ethnique dans
le cadre d’une revue de presse, éditée par
Dia-
logue
, qui reprenait des extraits d’articles du
journal extrémiste
Kangura
. Selon elle, le prêtre
distribuait des photocopies de ce document Ã
la population rwandaise. Elle n’indique ni le lieu,
ni la date, ni la fréquence de ces distributions.
Enfi n, Christian Scherrer, de nationalité suisse,
est professeur à l’Hiroshima Peace Institute
(Japon). Totalement inconnu de tous les Rwan-
dais interrogés pendant la mission de Reporters
sans frontières et des chercheurs spécialisés
dans la région des Grands lacs, il se présente
comme un expert de l’étude des traumatismes
post-génocide. Son intervention clôt la gaca-
ca. «Tom Ndahiro et d’autres m’ont apporté la
preuve de la culpabilité de Guy Theunis», expli-
que-t-il devant les neuf juges. Après quelques
commentaires généraux sur la responsabilité
de l’Eglise dans le génocide rwandais et une
critique acerbe du témoignage d’Alison Des-
Forges
(6)
, Christian Scherrer accuse un Père
blanc allemand, Johan Pristl, d’avoir été jus-
qu’à traduire « Mein Kampf » en kinyarwanda.
Cette information avait, semble-t-il, été publié
au préalable dans la revue
Golias
, Ã laquelle
collabore Jean-Paul Gouteux. L’accusé répond
que ce prêtre ne maîtrise pas assez bien le ki-
nyarwanda pour traduire un livre entier. L’uni-
versitaire suisse ajoute alors que Guy Theunis
l’a sûrement aidé. Les recherches entreprises
par Reporters sans frontières n’ont pas permis
d’établir l’existence d’une traduction de Mein
Kampf en kinyarwanda.
Joint par Reporters sans frontières fi n octobre,
Christian Scherrer a ajouté que, selon lui, Guy
Theunis est un ami de Ferdinand Nahimana,
l’un des fondateurs de la
RTLM
condamné par
le Tribunal pénal international pour le Rwanda
(4)
D
ʼ
après les informations recueillies par Reporters sans frontières, les fax présentés à l
ʼ
audience ont été extraits
des archives de la revue Dialogue à Kigali et transmis ensuite aux juges. Antoine Mugesera est actuellement prési-
dent du comité de rédaction de la nouvelle revue Dialogue, publiée à Kigali en 2004. A ce titre, il a pris possession
des biens de l
ʼ
association Dialogue dans la capitale rwandaise, dont les archives. Il se défend toutefois d
ʼ
être inter-
venu dans le montage du dossier contre le père Theunis. «C
ʼ
est le parquet qui a dû donner les fax au président de la
gacaca, j
ʼ
imagine». Entretien avec Reporters sans frontières, Kigali, 3 octobre 2005.
(5)
Entretien avec Reporters sans frontières, Kigali, 6 octobre 2005.
(6)
Dans un entretien par courrier électronique avec Reporters sans frontières, Christian Scherrer a af
fi
rmé n
ʼ
avoir
pris la parole que pour contrer la position de la chercheuse américaine.
Tom Ndahiro
Tom Ndahiro
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Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
6
à la prison à vie, et
de Hassan Ngeze,
fondateur de
Kan-
gura
et des milices
extrémistes CDR,
également con-
damné à la prison Ã
perpétuité. Le prê-
tre aurait également
propagé l’idéologie
du «Hutu Power»
depuis 1989.
Les réponses de Reporters sans
frontières à ces accusations
- La présence de Guy Theunis à la Sainte-Famille
Les premiers témoignages d’individus affi rmant
avoir aperçu le père Theunis près de la parois-
se de la Sainte-Famille au moment du géno-
cide sont très approximatifs et ne comportent
aucun élément concret (lieu, date, noms, etc.).
D’ailleurs, aucun des témoins principaux n’est
revenu sur ces propos, qu’il faut considérer, en
l’état, comme fantaisistes. De plus, le nom de
Guy Theunis n’a jamais été mentionné lors des
réunions des gacacas pendant la phase initiale
de collecte d’informations. Aucun habitant des
quartiers de Kigali dans lesquels le père Theu-
nis a vécu ou célébré des offi ces ne l’a accusé
d’avoir une quelconque responsabilité dans le
génocide. Le prêtre a quitté le Rwanda le 13
avril 1994, soit six jours après le début des
massacres.
- L’incitation à la haine ethnique dans
Dialogue
Aucun témoin n’a apporté une preuve établis-
sant que Guy Theunis avait incité à la haine
ethnique dans la revue Dialogue. Le prêtre
est connu pour la sévérité de ses jugements
- lesquels ont pu choquer des Rwandais pro-
fondément meurtris par le génocide – mais on
ne lui connaît aucun texte, aucune déclaration
publique ou privée de nature à prouver cette
accusation.
Jean-Damascène Bizimana a remis à Repor-
ters sans frontières, comme élément à charge,
le compte rendu d’un débat organisé en 1997
- soit trois ans après le génocide - par un jour-
nal belge entre le père Theunis, la journaliste
Colette Braeckman et l’universitaire Filip Reyn-
tjens. Lors de cette rencontre, le Père blanc a
affi rmé que les Tutsis avaient tendance à «gâter
les choses» et que la «violence [venait] toujours
du même côté», se référant à l’histoire du pays.
En aucun cas, ces propos ne peuvent être con-
sidérés comme une négation du génocide ou
une incitation à la «haine ethnique».
Par ailleurs, si, comme certains l’affi rment, Dia-
logue répand des idées génocidaires et eth-
nistes, comment se fait-il que la revue éditée
à Bruxelles soit en vente libre dans plusieurs
librairies de Kigali ?
- La publication d’articles de
Kangura dans la re-
vue de presse
Dialogue
En 1991
Dialogue
a mis en place, Ã la demande
des ambassades européennes au Rwanda, une
revue de la presse locale éditée en kinyarwan-
da. Chaque semaine, cette recension des prin-
cipaux articles (résumés en une dizaine de li-
gnes maximum) de tous les journaux rwandais
publiés régulièrement était tirée à environ 200
exemplaires. Elle était ensuite adressée à des
diplomates et des responsables d’organisa-
tions non gouverne-
mentales, à l’étran-
ger et au Rwanda.
Sa publication a été
interrompue entre
avril et octobre 1994.
Elle a défi nitivement
cessé en 1995.
Conformément à ce
qu’indiquent les ac-
cusateurs du père
Theunis, cette re-
vue de la presse a
repris des articles de la presse extrémiste, et
notamment de
Kangura
. L’objectif de cette pu-
blication était de porter à la connaissance d’un
public restreint des informations publiées en ki-
nyarwanda. Guy Theunis l’a expliqué, en 1995,
dans un courrier adressé à Antoine Mugesera :
«Nous ne pouvons pas être fi dèles à notre mis-
sion d’informer en faisant semblant d’ignorer
une publication existante sur le Rwanda. Il est
inutile de vous dire que nous n’épousons abso-
lument pas ses opinions. De plus, comme mili-
tants des droits de l’homme, nous avons milité
et militons pour son interdiction ; mais dans le
cadre de la Revue de presse, il ne nous revient
pas de les juger.»
Comme d’autres organisations de défense des
droits de l’homme, Reporters sans frontières a
été abonnée, pendant plusieurs années, à cet-
te revue de presse. En tant qu’organisation de
défense de la liberté de la presse, nous étions
vivement intéressés par ce travail. Si l’organi-
sation a pu dénoncer, dès 1991, la propagation
d’idées racistes dans les médias publics rwan-
dais et, ensuite, dans des journaux privés, c’est
aussi grâce à cette revue de presse.
Christian Scherrer
Christian Scherrer
La revue de presse
La revue de presse
Dialogue
Dialogue, en 1993
, en 1993
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Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
7
Loin de contribuer à la promotion d’idées ra-
cistes,
Dialogue
a été au contraire l’un des pre-
miers organes de presse à dénoncer la haine
propagée par certains médias rwandais. Dans
le numéro 147, de juillet-août 1991, la revue
écrivait : «Il faut regretter les articles de tendan-
ce nettement raciste ou régionaliste. Souvent
insidieux, ils risquent de rendre l’atmosphère
du pays irrespirable. Un exemple (célèbre) en-
tre tous : les 10 commandements des Bahutu
(
Kangura
n°6, décembre 1990)».
A cet égard, faut-il rappeler que Guy Theunis a
été le correspondant de Reporters sans fron-
tières de 1992 à 1993 ? Dans ce cadre, le jour-
naliste a régulièrement alerté l’organisation des
dérapages des médias extrémistes rwandais.
Son expertise sur la question était d’autant
plus fi ne et complète que Guy Theunis avait
fondé, peu avant, avec André Sibomana, l’As-
sociation des journalistes rwandais. L’un des
objectifs de cette structure était précisément
de distinguer l’activité du journalisme du travail
de propagande mené par certains organes de
presse. Quoique éphémère, cette association a
eu le temps de faire adopter par ses membres
une charte des journalistes conforme en tous
points aux normes internationales d’éthique et
de déontologie professionnelles.
- Les fax envoyés après le début du génocide
Reporters sans frontières a pu se procurer une
copie de tous les fax envoyés par Guy Theunis
et le père Jef Vleugels pendant le génocide. Au
nombre de 23, rédigés entre le 7 avril et le 24
août 1994 - d’abord au Rwanda, puis en Bel-
gique - ces documents font principalement
état des cas des prêtres tués ou réfugiés, mais
aussi des conditions de vie et des massacres
des populations.
Ces fax étaient adressés au siège de la Société
des Pères Blancs à Rome, à plusieurs missions
provinciales en Europe, à d’autres congréga-
tions religieuses dans le monde, ainsi qu’au
quotidien français
La Croix
.
Rien, dans ces fax, ne peut être considéré
comme une incitation à la haine ethnique ou au
divisionnisme. Guy Theunis et Jef Vleugels ont
tenté, avec les moyens à leur disposition, de
relater les faits portés à leur connaissance. Dès
le 7 avril, ils signalaient des «massacres et des
pillages» dans certains quartiers de Kigali. Le
lendemain, le père Theunis dénonçait des «ac-
tes barbares» dans l’église Saint Charles Lwan-
ga de Nyamirambo (Kigali) et racontait que des
militaires avaient tué des «blessés tutsis sur
leur lit». Le 8 avril, les Pères Blancs expliquaient
que la
RTLM
avait commencé ses appels au
meurtre et invitait les habitants à «chercher les
Inkotanyi [combattants du FPR majoritairement
tutsis] qui se cachent parmi eux et à signaler
leur présence aux soldats».
Le 9, un fax précisait que «dans certains quar-
tiers de Kigali le ‘nettoyage’ continue». Un peu
plus loin dans le paragraphe, il est écrit que
«les gendarmes sont partis, laissant la popu-
lation faire ‘le travail’ «. Les termes «nettoya-
ge» et «travail» sont placés entre guillemets :
il s’agit bien de reprendre la phraséologie du
moment pour souligner l’horreur de la situation,
et non pour en faire la propagande. Plus loin,
Guy Theunis explique que les Belges vivant
avec des Tutsis n’ont pas été épargnés. Ce fax
décrit largement des tueries et des massacres
dont la responsabilité incombe aux militaires.
Comment peut-on alors sérieusement accuser
le Père Theunis de complicité avec les génoci-
Les Pères Blancs
La Société des missionnaires d
ʼ
Afrique (Pères
Blancs) a été fondée en Algérie en 1868 par
Mgr Charles Lavigerie, archevêque d
ʼ
Alger.
1733 missionnaires d
ʼ
Afrique, de 36 nationali-
tés, travaillent dans 42 pays du continent. C
ʼ
est
le 2 février 1900 qu
ʼ
un Père blanc foule le sol
du Rwanda pour la première fois. Aujourd
ʼ
hui,
une vingtaine de missionnaires supervisent
133 paroisses dans le pays.
«Vous parlerez la langue des gens, vous man-
gerez leur nourriture, vous porterez leur ha-
bit» : ces recommandations constituent les trois
préceptes de base édictés par le fondateur des
Pères Blancs. Outre l
ʼ
évangélisation, la cons-
truction de dispensaires et d
ʼ
écoles fait partie
de leur mission principale. Le développement
rural et la mise en place d
ʼ
Å“uvres sociales font
également partie de leur domaine d
ʼ
activité.
L’un des fax adressés par Guy Theunis
L’un des fax adressés par Guy Theunis
à ses supérieurs à Rome, en avril 1994
à ses supérieurs à Rome, en avril 1994
RW
AND
A
Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
8
daires ? Il a très certainement utilisé les termes
«nettoyage» et «travail» en référence aux pro-
pos tenus par la
RTLM
, ce qui explique qu’ils
aient été placés entre guillemets. Cela ne veut
pas dire que les Pères Blancs soutenaient ou
cautionnaient, de quelque manière que ce soit,
les événements en cours. Bien au contraire, le
père Theunis et ses confrères ont été parmi les
premiers à relater avec autant de précisions
les massacres en cours.
En outre, il faut rappeler que ces fax, comme
la revue de la presse rwandaise éditée par
Dia-
logue
, étaient destinés à un public restreint. Ils
n’étaient pas distribués à la population rwan-
daise et ne peuvent donc, en aucun cas, avoir
attisé les haines au sein des communautés du
pays.
Le 11 avril, dans son dernier fax envoyé depuis
le Rwanda, Guy Theunis écrivait que les mas-
sacres continuaient à Kigali et que «beaucoup
de personnes, des Tutsis principalement, ont
été tuées».
- «Guy Theunis fréquentait les génocidaires»
A l’appui de cette accusation, un seul docu-
ment : une photo, prise trois ans avant le gé-
nocide, montrant Guy Theunis en compagnie
de Ferdinand Nahimana, à l’époque directeur
de l’Orinfor (Offi ce rwandais d’information),
et d’offi ciers des Forces armées rwandaises.
Ce cliché, publié pour la première fois dans
l’ouvrage «Rwanda, les médias du génocide»
(Editions Karthala, avec Reporters sans fron-
tières), a été pris le 30 mai 1991 à l’occasion
d’une visite de la presse nationale dans la zone
de combats
(7)
. Celle-ci avait été organisée par
l’Orinfor, ce qui explique la présence de Fer-
dinand Nahimana. Guy Theunis y assistait en
tant que journaliste, en compagnie de nom-
breux autres reporters qui ne fi gurent pas sur
le cliché. Il ne s’agissait pas d’une visite privée
ni d’une mission particulière confi ée au prêtre
journaliste. Cette image ne prouve aucunement
la sympathie supposée de Guy Theunis avec
la
RTLM
(qui sera créée deux ans plus tard) ou
des offi ciers de l’armée rwandaise qui se se-
raient rendu coupables de tueries en 1994.
Pourquoi avoir arrêté Guy Theunis ?
Quatre hypothèses principales ont été avan-
cées quant aux motivations qui ont conduit Ã
l’arrestation du père Theunis.
Le négociateur occulte des FDLR.
Selon cette hypothèse, l’ancien journaliste
se trouvait en République démocratique du
Congo pour participer à une médiation en fa-
veur des membres des Forces démocratiques
de libération du Rwanda (FDLR, groupe armé
composé d’anciens génocidaires, d’ex-militai-
res de l’armée rwandaise et de réfugiés hutus).
Guy Theunis a formellement démenti auprès de
Reporters sans frontières, et l’organisation n’a
recueilli aucun témoignage corroborant cette
hypothèse.
La monnaie d’échange.
Le père Theunis pourrait être utilisé comme
monnaie d’échange pour mettre la main sur
des anciens génocidaires réfugiés en Belgique
ou comme moyen de pression pour faire ces-
ser le blocage par Bruxelles de la compagnie
aérienne rwandaise Silverback Cargo Freigh-
ters qui permet d’acheminer des minerais vers
l’Europe. Les autorités belges ont infi rmé ces
deux hypothèse auxquelles plus personne ne
semble aujourd’hui prêter sérieusement atten-
tion.
Le témoignage contre des militaires du FPR en Es-
pagne.
L’affaire du père espagnol Joaquim Vallmajó
Sala est une autre piste. Ce prêtre a été enlevé
par des militaires du FPR le 26 avril 1994, Ã Ka-
geyo (province de Byumba, dans le Nord) et tué
par la suite. En février 2005, une plainte a été
déposée par le Forum international pour la vé-
rité et la justice dans l’Afrique des Grands lacs
contre dix hauts responsables du FPR pour
La photo publiée dans
La photo publiée dans
Rwanda, les médias du génocide
Rwanda, les médias du génocide
(7)
Cette photo a été publiée par le journal progouvernemental The New Times, le lendemain de la gacaca du père
Theunis, le 12 septembre 2005.
RW
AND
A
Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
9
le meurtre de six missionnaires, dont le père
Vallmajó, et de trois membres d’ONG, tous
espagnols. Les familles des victimes et plu-
sieurs organisations de défense des droits de
l’homme se sont jointes à cette plainte. Début
avril, l’Audience nationale espagnole (juridic-
tion suprême) s’est déclaré compétente pour
juger cette affaire. Quelques observateurs, dont
l’avocat des familles des victimes, Me Jordi
Palou-Loverdos, estiment que l’arrestation de
Guy Theunis pourrait l’empêcher de témoigner
lors du procès qui devrait avoir lieu dans les
prochains mois en Espagne. Il semble pourtant
peu probable que l’absence éventuelle de Guy
Theunis lors des audiences à venir soit déter-
minante pour l’issue de ce procès. Le prêtre
ne fi gure pas sur la liste des témoins cités Ã
comparaître par la partie civile et Guy Theunis
ne dispose pas d’informations capitales dans
cette affaire.
La vendetta des tenants du pouvoir.
Reste l’hypothèse la plus crédible : celle d’une
vendetta personnelle et politique menée par
une poignée de tenants du pouvoir qui ont pro-
fi té du passage de l’ancien journaliste de
Dia-
logue
au Rwanda pour lui faire payer son en-
gagement religieux, ses dénonciations du FPR
pour ses violations des droits de l’homme, ou
tout simplement pour régler des comptes per-
sonnels.
Certains reprochent aux Pères Blancs et Ã
l’Eglise catholique une foi aveugle et un ra-
cisme anti-tutsi au Rwanda. A la suite de cette
affaire, une vague d’articles attaquant l’Eglise
pour sa responsabilité dans le génocide a été
publiée dans la presse rwandaise. Un texte
rédigé, sous couvert d’anonymat, par un haut
responsable du ministère de la Justice, a été
adressé, fi n septembre, au journal
Umuseso
.
Celui-ci a décidé de n’en publier qu’une partie
sous le titre «Finie l’infl uence des Pères Blancs
au Rwanda», supprimant les passages les plus
virulents et notamment ceux qui accusaient
nommément de «ségrégationnisme» des Pères
Blancs encore présents dans le pays. Jean-Da-
mascène Bizimana, un ancien séminariste chez
les Pères Blancs et l’un des accusateurs de
Guy Theunis pendant la gacaca du 11 septem-
bre, a déclaré à Reporters sans frontières qu’il
avait porté plainte le 6 septembre, dès qu’il
avait appris la présence de l’ancien journaliste
dans le pays. Il a refusé de révéler qui lui avait
communiqué cette information.
D’autres, des militants actifs du FPR, n’ont
toujours pas digéré les dénonciations par Guy
Theunis des violations des droits de l’homme
commises par l’actuel parti au pouvoir. Le Père
Blanc a été l’un des promoteurs de l’Associa-
tion rwandaise pour la défense des Droits de la
personne et des Libertés publiques (ADL), une
association qui dénonçait avec force les crimes
du pouvoir Habyarimana mais aussi les exac-
tions du FPR, dès 1991. Trois ans plus tard, en
mai 1994, alors que personne n’osait mettre en
doute les actions du FPR, le père Theunis re-
levait dans un fax adressé à ses supérieurs Ã
Rome «les violations fl agrantes des droits de
l’homme» commises par le FPR. Et le 9 juin, il
indiquait que trois évêques et dix prêtres rwan-
dais avaient été tués par «des soldats du FPR
chargés de les garder».
Des motivations personnelles enfi n, pour ceux
qui connaissent le prêtre depuis de longues
années et voient en lui un obstacle à leurs am-
bitions. Pour l’équipe qui tente de reprendre le
contrôle éditorial et économique de l’associa-
tion Dialogue et de sa revue, l’arrestation de
Guy Theunis constitue, sinon une aubaine, une
vengeance et un signe fort de sa détermination
adressé aux animateurs de la revue à Bruxel-
les.
Guy Theunis et les droits de l’homme
L
ʼ
Association rwandaise pour la défense des
Droits de la personne et des Libertés publiques
(ADL) a été créée le 11 septembre 1991 à Ki-
gali, en réponse aux nombreuses violations des
droits de l
ʼ
homme survenues dans le pays de-
puis le déclenchement de la guerre, un an plus
tôt. Guy Theunis faisait partie des 79 membres
fondateurs de l
ʼ
organisation, aux côtés de per-
sonnalités telles que Joseph Bonesha, actuel
ambassadeur du Rwanda en Belgique, Laurent
Nkongoli, ancien ambassadeur au Canada et
Joseph Nsengimana, ancien ministre FPR.
Très vite, l
ʼ
ADL a commencé à dénoncer, Ã
l
ʼ
aide de communiqués de presse, les violen-
ces commises à l
ʼ
encontre des populations
civiles. En décembre 1992, l
ʼ
association a
publié son premier rapport qui recensait des
exactions commises par le pouvoir du prési-
dent Juvénal Habyarimana, mais également
par des militaires du FPR. Les membres fon-
dateurs de l
ʼ
organisation venaient de différents
partis politiques et l
ʼ
ADL dénonçait toutes les
violations portées à sa connaissance. Elle a été
la première, par exemple, à dénoncer le «gé-
nocide des Bagogwe (des Tutsis vivant dans le
nord du Rwanda)» en janvier 1991. L
ʼ
ADL a
également pointé du doigt les attaques meur-
trières du FPR.
RW
AND
A
Enquête sur l’arrestation de Guy
Theunis :
les accusations,
la procédure
, les hypothèses
10
Une procédure judiciaire contes-
table
La justice est la grande absente de ce procès.
Le parquet n’a toujours pas communiqué les
chefs d’inculpation retenus contre Guy Theu-
nis, en complète violation des règles de pro-
cédure fi xées par la loi rwandaise. Il n’a pas
non plus respecté le délai de six jours au terme
duquel un prévenu doit être déféré au tribunal.
Et aucun juge n’a ordonné le maintien en dé-
tention préventive du prêtre. De plus, l’un de
ses avocats, Me Proté Mutembe, a demandé
sa mise en liberté provisoire le 14 septembre.
A ce jour, il n’a toujours reçu aucune réponse
du parquet, mais un offi cier du ministère public
lui a fait comprendre offi cieusement qu’il fallait
attendre l’avis «des autorités».
D’une manière générale, la justice n’a aucune
prise dans cette affaire. Hormis la signature du
mandat d’arrêt, toutes les décisions provien-
nent du pouvoir politique. Il semble, d’ailleurs,
que la justice n’enquêtait pas sur Guy Theunis.
Le prêtre s’était déjà rendu au Rwanda, au prin-
temps 2004, pour participer à des séminaires
sur la réconciliation. Il avait passé plus d’un
mois dans le pays, franchissant à plusieurs
reprises la frontière pour participer à des ate-
liers à l’est de la République démocratique du
Congo. Personne n’avait alors mis en cause la
présence du prêtre en territoire rwandais.
Selon Marie-Immaculée Ingabire, du Haut Con-
seil de la presse, des personnes non identifi ées
avaient signalé la présence de Guy Theunis
au Rwanda, en 2004. Des magistrats auraient
alors été saisis, mais ils n’auraient pas eu le
temps de se préparer. En revanche, toujours
selon Mme Ingabire, cette fois-ci, le nom de
Theunis devait déjà fi gurer dans les listes de la
police de l’air et des frontières.
Conclusion et recommandations
Le 26 septembre, le ministre belge des Affaires
étrangères, Karel De Gucht, a introduit une de-
mande de dénonciation des faits, c’est-à -dire
le transfert du dossier en Belgique en vertu
de la loi sur la compétence universelle. Quel-
ques jours plus tard, son homologue rwandais,
Charles Murigande, a fait savoir qu’il allait étu-
dier «sérieusement» cette demande car la Bel-
gique a déjà «prouvé qu’elle ne se rangeait pas
du côté des génocidaires». Mais le 10 octobre,
Charles Murigande a expliqué, dans une in-
terview accordée au quotidien belge
Le Soir
,
que le transfert n’aurait pas lieu tout de suite
car il y avait une procédure juridique à respec-
ter. Il a également ajouté que le Rwanda tenait
à ce que «Theunis soit effectivement jugé en
Belgique. S’il devait y avoir un non-lieu, il se-
rait alors le dernier détenu à être transféré». Le
16 octobre, deux représentants du ministère
belge sont rentrés de Kigali, indiquant que les
négociations en vue du transfert du dossier Ã
Bruxelles avaient été «constructives». L’issue
diplomatique est désormais la plus vraisembla-
ble, même si les autorités rwandaises ne font
que ralentir la procédure.
Guy Theunis est innocent des faits dont on
l’accuse. Les «preuves» présentées contre lui
avant, pendant et depuis la tenue de la gacaca
n’ont aucun fondement. Tout laisse penser que
l’accusation a été fabriquée à la dernière minu-
te, à l’aide de documents récupérés sur Internet
ou dans les colonnes de la revue
Golias
. Une
poignée d’individus, poussées par des moti-
vations personnelles ou politiques, a monté un
dossier contre le prêtre dans l’urgence
(8)
.
Pour toutes ces raisons, Reporters sans fron-
tières demande une nouvelle fois aux autori-
tés rwandaises de libérer Guy Theunis au plus
vite.
Reporters sans frontières encourage les auto-
rités belges et l’Union européenne à multiplier
ses efforts diplomatiques et à tout mettre en
oeuvre pour garantir un retour rapide de Guy
Theunis dans son pays.
(8)
Selon les informations recueillies par Reporters sans frontières, le procureur Emmanuel Rukangira, Tom Ndahiro
et Jean-Damascène Bizimana ont été vus ensemble dans un hôtel de Kigali, s
ʼ
échangeant des documents, quelques
jours avant la tenue de la gacaca.