Études africaines en France
Catherine Coquery-Vidrovitch - Juin 2001

Plusieurs revues de la recherche en France ont été publiées, en particulier périodiquement de ma part, pratiquement tous les dix ans, à savoir :

-1976- "Changes in African Historical Studies in France since the Second World War", in African Studies since 1945, a Tribute to Basil Davidson,           Longman, pp. 200-209.

 -1986- "Africanist Historiography in France and Belgium : Traditions and Trends" (en coll. avec B. Jewsiewicki), African Historiographies : What History for Which Africa?  (B. Jewsiewicki et D. Newbury eds), Londres, Sage, pp. 139-150.

-1987- "Les débats actuels en Histoire de la colonisation", Revue Tiers-Monde, n° 112, pp. 777-792.

-1991- "Colonial History and Decolonization. The French Imperial Case", The European Journal of Development Research, Revue de l'EADI,  n° spécial,  Old and New Trends in Francophone Development Research, vol. 3, n° 2,  pp. 28-43.

-1993- "Histoire coloniale et décolonisation. Le cas impérial français", État des savoirs sur le développement. Trois décennies de sciences sociales en langue française (C. Choquet, O. Dollfus, E. Le Roy et M. Vernières eds.), Paris, Karthala, pp. 19-41.

-1999- "The Rise of Francophone African Social Science: From Colonial Knowledge to Knowledge of Africa", Out of One, Many Africas, Reconstructing the Study and Meaning of Africa (William G. Martin and Michael O. West eds), University of Illinois Press, Urbana & Chicago, 39-53.

Il faut y ajouter les travaux novateurs de jeunes chercheuses sous la forme de trois thèses de qualité : les deux premières soutenues à l’EHESS, l’une d’Emmanuelle Sibeud qui retrace l’histoire de l’anthropologie “africaniste” à travers les administrateurs coloniaux d’ AOF (1999), l’autre de Tai Li-Chuan qui s’attache à l’histoire parallèle des institutions ethnographiques en France (2001). La troisième, achevée, de Marie-Albane de Suremain (Paris-7, 2001) fait à travers les revues de la même époque l’histoire des autres sciences sociales, et en particulier de la géographie dite «tropicale» puis «d’outre-mer». 

Il n’est donc pas question de répéter ceci une fois de plus. Je préfère noter ce qui me paraît nouveau -ou obsolète- dans la recherche française sur l’Afrique.

Le plus obsolète, à mon avis, est que la plupart des chercheurs français de ma génération se qualifient toujours d’«africanistes» malgré le procès judicieux dressé il y a déjà une vingtaine d’années par Edward Said contre l’«orientalisme» (1978), que l’on peut transposer sans trop de difficultés sur les études africaines. Je renvoie ici à plusieurs de mes réflexions sur la question, ce qui évitera les répétitions. Je fais référence, en particulier, à une critique de l’héritage ethnographique de l’époque coloniale, et de l’héritage anthropologique connoté par la phase de décolonisation (1996 : "L'anthropologie, ou la mort du phénix ?")[1].Nous devons bien entendu beaucoup aux premiers défricheurs que furent les administrateurs coloniaux passionnés par leur terrain. Mais cela a entraîné aussi toutes les déformations dénoncées par Valentin Mudimbe comme relevant de la “bibliothèque coloniale” dont nous avons tous bien du mal à nous défaire.

Que l’anthropologie africaine soit en crise, du côté francophone, c’est évident, ne serait-ce que par l’abandon de fait du terrain par beaucoup d’anthropologues naguère spécialisés sur l’Afrique, qui se tournent plutôt vers une réflexion théorique à propos de leurs anciens terrains (Françoise Héritier, Jean-Loup Amselle, Jean Copans) ou carrément vers d’autres observations (Marc Augé) ou un retour à leur ancienne discipline philosophique (Emmanuel Terray). Rares sont ceux qui, comme Claudine Vidal ou  Christine Messiant, restent fidèles à leur terrain.

Ce sont les géographes et les  historiens qui ont pris le relais sur un terrain qu’ils continuent de pratiquer assidûment, de plus en plus en collaboration avec leurs homologues africains sur place dans leurs institutions nationales, aussi faibles et désorganisées soient-elles. Les géographes se sont depuis un certain nombre d’années déjà attaqués au problème urbain ; il devient de plus en plus difficile de recruter pour une université française un spécialiste de géographie rurale africaine : l’espèce est quasiment en voie de disparition. En revanche, les nouvelles générations ont ouvert des voies royales vers la géographie industrielle (Alain Dubresson sur Abidjan) et la géographie urbaine en général (Philippe Gervais-Lambony sur Lomé et Hararé, et aujourd’hui sur l’Afrique du sud et la Namibie, de même que Sylvy Jaglin).

La science politique a fait une avancée percutante, notamment avec les travaux des équipes du CEAN (Centre d’Études d’Afrique noire) de Bordeaux  et du CERI (Centre d’Études des Relations internationales) de Paris, ce dernier longtemps animé par Jean-François Bayart largement traduit en anglais. Un signe en est que la meilleure revue actuelle sur l’Afrique, parce que la plus problématique, est précisément Politique africaine. La nécessité d’aborder la “politique par le bas”, c’est-à-dire en partant de la société et non de l’État, a renouvelé les débats; les analyses sur la criminalisation de l’État et les thèses sur l’«indigénisation» des forces politiques ont été plus discutées, car mal acceptées par les Africains. Mais c’est sans doute l’histoire contemporaine qui, comme dans le monde anglophone, a fait le plus de progrès depuis vingt ans car, en revanche, l’histoire précoloniale apparaît en perte de vitesse. Il est d’ailleurs révélateur que la science politique africaine de langue française doive beaucoup à deux historiens africains : Mamadou Diouf et Achille Mbembé.

L’histoire orale avait été la première à se développer sous l’impulsion d’Yves Person puis de Claude-Hélène Perrot, puis l’histoire économique de la période coloniale qui a donné naissance à de nombreux travaux, et qui reste le champ de prédilection d’Hélène d’Almeida-Topor et de Monique Lakroum. Henri Moniot s’est consacré à l’épistémologie de l’histoire africaine. Mais les branches qui se sont sans doute le plus épanoui concernent d’une part l’histoire urbaine, dans ses dimensions à la fois spatiales, sociales et culturelles, animée par C. Coquery-Vidrovitch, Odile Goerg et maintenant une nouvelle génération de jeunes docteurs aux travaux excellents : Didier Gondola sur les migrations urbaines dans les deux Congo, Issiaka Mande sur le même problème au Burkina-Faso et en Côte d’Ivoire, Laurent Fourchard sur la dialectique espace public/espace privé à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso; Nicolas Bancel sur le rôle de la jeunesse citadine en AOF, Serge Nédelec sur celle du Soudan-Mali, Charles Tschimanga sur le même thème au Congo (ex-Zaïre), Claude Sissao sur Ouagadougou, Sébastien Sotindjo sur Cotonou, et bien d’autres, Africains et Français, dont les travaux sont heureusement parfois publiés ou en cours de publication. L’étude de l’informel urbain est remarquablement développée chez les historiens comme chez les géographes, et donne naissance à des partenariats franco-africains de qualité, notamment à Durban en Afrique du Sud. Des thèmes nouveaux se développent : histoire des pauvres et de la pauvreté urbaine, histoire de la répression et de l’enfermement, histoire de la violence urbaine, qui se poursuit notamment en équipe franco-africaine au Nigeria autour de l’Institut français d’Afrique noire d’Ibadan.

D’autre part, l’histoire politique dans ses dimensions sociales, celles de la genèse de la société civile et de l’idée nationale, a donné naissance à de superbes travaux, tel celui de Florence Bernault au Gabon et au Congo, et de Pierre Boilley sur les Touaregs du Mali. Des recherches interdisciplinaires ont contribué à faire du cas rwandais un champ d’études exemplaire propre à démythifier les vieilles lunes sur l’ethnicité et les tribalismes, autour de Jean-Pierre Chrétien, André Guichaoua, Gérard Prunier, et Claudine Vidal. L’histoire des femmes est en train de mûrir, plusieurs thèses presque achevées vont transformer nos connaissances sur la question. Bref, sur ces thèmes, la relève est assurée. L’histoire culturelle, jusqu’à présent peu développée, prend forme avec l’étude de la sorcellerie comme instrument politique contemporain (Florence Bernault), ou celle du multiculturalisme et des métissages culturels (Faranirina Rajaonah à Madagascar et en Afrique orientale, Achille Mbembe). Enfin, Françoise Raison-Jourde s’est consacrée à l’étude du christianisme à Madagascar et, autour de Jean-Louis Triaud, une solide connaissance de l’islam african s’élabore, dont témoigne entre autres la qualité de la revue Islam africain.

En somme, les spécialistes en études africaines ont beau être peu nombreux en France, ils produisent relativement beaucoup et bien. Surtout, la relève des jeunes générations est assurée, et sur ce plan la collaboration est effective et saine entre chercheurs français et africains.

Il n’en est que plus regrettable que, à nouveau, des querelles maladroitement engagées risquent d’empoisonner le quotidien des chercheurs, en particulier dans les rapports entre un certain nombre de chercheurs français et francophones. Bien que la France ait connu bien avant les États-Unis, dès la fin des années 1950, sa grande querelle entre les égyptologues classiques sinon conservateurs et le militant visionnaire que fut Cheikh anta Diop, ne voilà-t-il pas que la querelle renaît, revenue en boomerang des États-Unis alors qu’on la croyait plus ou moins assoupie sinon réglée. Les chercheurs français ont été, dans leur ensemble, imperméables aux hypothèses de Martin Bernal, très peu lu bien que traduit. Les «rois de la brousse» que furent les premiers «africanistes» français continuent apparemment à avoir quelque mal à renoncer à leurs prérogatives de savoir. Certains Africains «afrocentristes» ne le leur pardonnent pas. Le dialogue apparaît ces temps-ci particulièrement bloqué.

Ainsi un ouvrage scientifique est paru, contre *Les Afrocentrismes* donnés comme un bloc idéologique. L’ouvrage ne comporte aucun auteur autre que Français, européens, ou américains blancs, issus d’un pays où la querelle a déjà pris il y a plus de dix ans une dimension idéologique[2]. Un pamphlet virulent a répondu contre ces *Africanistes* supposés constituer un autre bloc idéologique; il est très déplaisant par ses attaques personnelles injurieuses en particulier contre Jean-Pierre Chrétien qui n’était scientifiquement pas tendre avec lui dans le livre incriminé[3]. Mais il n’exprime pas que des sottises, et d’autres écrits, à n’en pas douter, suivront, sans doute plus étayés (un pamphlet est un coup de colère et non un texte scientifique : inutile d’en discuter le contenu, plus intéressant est ce qu’il révèle).

A vrai dire, les deux adversaires le sont, idéologiques, puisqu’ils s’expriment de cette façon et l’affirment d’emblée. Ainsi la couleur de Cléopâtre, qui la connaît : quel intérêt? La question qui peut intéresser l’historien n’est pas : quelle était la couleur de Cléopâtre?  mais : pourquoi personne n’en a-t-il jamais parlé avant Shakespeare (qui la traite avec un certain bon-sens, et donc avant Volney (Fauvelle, p.11), tantôt de “black” et tantôt de “tawny”) ? Personne n’avait jamais disserté sur cette question avant Mary Lefkowitz, spécialiste non d’égyptologie mais de littérature hellénistique[4]. Comme Molefi Kete Asante, le “pape” des afrocentristes américains (mais, signe du temps qui passe, désormais à la retraite) le fait remarquer dans une réponse à son ouvrage, aucun spécialiste n’a jamais prétendu que Cléopâtre était noire[5]. D’ailleurs, Mary Lefkowitz ne démonte pas «les “preuves” témoignant de la couleur noire de la peau de… Cléopâtre» (Fauvelle, p. 13) : elle entend démontrer qu’elle est une blanche, ce qui n’est pas la même chose, car son raisonnement ne tient pas plus la rampe que l’inverse, reposant sur une vision très convenable des liaisons humaines : les Ptolémées étant des Grecs régnant en Égypte depuis sept générations mais étant racistes “anti barbares”, ils n’auraient jamais frayé dans leur territoire avec un non Grec, donc avec aucun(e) Égyptien(ne), sauf une fois avec la grand-mère de Cléopâtre (dont personne ne connaît d’ailleurs non plus la couleur). Prenons ceci sur le mode de la plaisanterie : sait-on que c’est le pays le plus raciste dans l’histoire (l’Afrique du Sud) qui connaît le pourcentage le plus élevé de métis “officiels” ? Car bien entendu tous les autres habitants de l’Afrique du sud sont aussi des métis, et ce dans tous les sens, même s’ils ne se reconnaissent pas tels (on connaît l’histoire de ce généalogiste sud-africain ruiné par un procès que lui firent ses clients afrikaners, car évidement il remontait toujours…à un métissage ancien dans leur arbre généalogique).

Nous sommes tous des métis. Jean-Loup Amselle l’a affirmé naguère avec raison[6]. C’est pourquoi  le racisme est stupide. Nous sommes métis depuis les origines, que celles-ci soient unique (le couple originel) ou polygénétique (hypothèse que, aux avant-dernières nouvelles, la génétique tendrait à écarter). Car, l’homme (et la femme) étant des êtres mobiles et souhaitant reproduire l’espèce, celle-ci s’est développée dans un métissage extrême et toujours recommencé : de ce point de vue, les Égyptiens n’étaient probablement ni plus ni moins métis que les Français, qui l’ont été copieusement tout au long de leur histoire et continueront, comme tous les peuples, à se métisser (il faut être Le Pen pour prétendre le contraire). La discussion sur le plus ou moins grand métissage de tel ou tel peuple peut avoir un intérêt historique, en particulier en histoire culturelle, mais la question se pose pour tous les peuples quels qu’ils soient.

Je ne cite ce passage que pour montrer … qu’il est légitime d’être au moins aussi sceptique sur les démonstrations de Mary Lefkowitz que sur celles de Martin Bernal, en soulignant néanmoins qu’eux deux ont au moins le mérite -et d’ailleurs l’habitude- de discuter ensemble. Cela fait une quinzaine d’années qu’ils font le tour des universités américaines avec chaque fois le même numéro que leurs collègues apprécient modérément, car c’est devenu une attraction presque banale répétée au seul usage des étudiants[7]. Le débat paraît donc mal engagé, par ce qui n’est en réalité que maladresse : ainsi l’ironie, dès le premier paragraphe de l’introduction aux Afrocentrismes sur les questions supposées posées par les “afrocentristes” peut-elle irriter des esprits susceptibles (et dieu sait qu’en ce domaine il n’en manque pas), de même qu’à la cinquième ligne l’allusion à un “complot” des africanistes blancs que ne dénoncent certainement pas tous les “afrocentristes”. Surtout, le terme “Afrocentrismes” étant mis dans le titre au pluriel, il aurait fallu en définir les différents aspects et les nuances variées, pas seulement au fil et au gré des communications. Ceci appelait un épilogue attentif à tirer les enseignements des chapitres successifs : tout, absolument tout, est-il à condamner dans tous les afrocentrismes ? Car ce que nous apprennent les différents chapitres dément en partie les a priori de l’introduction : ainsi l’étude d’une Église “afrocentriste” au Ghana, Afrikania, est un phénomène trop courant aujourd’hui en Afrique pour n’en retenir que l’aspect malfaisant; mieux vaut, comme le fait d’ailleurs Pino Schirripa, en comprendre les implications et les causes. De même, l’historique de l’African Renaissance n’en fait pas un phénomène sud-africain nécessairement négatif, ou bien encore l’existence d’un courant “afrocentriste” en Guadeloupe a ses raisons et son rôle… Tout ceci constitue des éléments de compréhension des processus politiques actuels de l’Afrique noire qu’il est plus utile d’analyser que de dénoncer… Peut-être suis-je définitivement contaminée par les idées dites post-modernes, et influencée par une pensée post-coloniale qui m’intéresse au plus haut point, mais le problème me paraît mal posé et la querelle dépassée

Les préjugés français sur l’afrocentrisme américain pêchent, paradoxalement, par l’ignorance sur les grands noms actuels de l’historiographie africaine de langue anglaise, les Africains et African Americans qui animent aujourd’hui les grands débats là-bas, et non plus ces quelques afrocentristes ou supposés tels cloués au pilori de tous les méfaits : lisons plutôt les auteurs novateurs et nombreux récemment évoqués par Florence Bernault, qui insiste sur la modernité de l’Afrique dans les sciences sociales[8]. Reportons-nous à Henry Gates Jr  (lui-même récemment fort discuté à partir de sa série télévisée Wonders of the African World), Kwame Anthony Appiah, autre vedette de la très renommée École de Harvard[9], sans compter les ouvrages majeurs de Valentin Mudimbe, pourtant ancien francophone bien connu chez nous mais qui écrit aujourd’hui en anglais, et dont les ouvrages clés The Invention of Africa, et The Idea of Africa, ont depuis longtemps expliqué ce qu’il fallait penser de Cheikh anta Diop[10]. Certes, celui-ci est vénéré comme un ancien qui sut en son temps élever la voix contre l’idéologie dominante, et à ce titre son rôle ne fut pas mince : c’est grâce à sa passion que le principal égyptologue de l’époque, Jean Leclant, prit en compte l’importance de l’Afrique dans l’histoire égyptienne, et en ce temps ce ne fut pas affaire négligeable. Il est donc aussi anachronique de le dénoncer aujourd’hui que de rejeter Henri Brunschwig, son presque contemporain et fondateur de l’histoire africaine française, sous prétexte que ce dernier mettait alors en doute l’utilité des traditions orales. Le précédent ouvrage de François-Xavier Fauvelle le montrait fort bien[11]. Les historiens sénégalais de qualité, les seuls qui comptent, ne se sont pas privés de critiquer eux-mêmes leur grand homme lors du colloque tenu en son honneur à Dakar il y a quelques années.

Sur ce, un autre ouvrage paraît, enfonçant le clou, affirmant que l’”africanisme” est une discipline (?), le mot étant utilisé comme synonyme d’”anthropologie africaine”[12]. L’entrée d’Africains dans la profession universitaire en France va en signer la mort nous apprend l’auteur, d’autant que ces spécialistes en … (histoire, géographie, sociologie, droit ?), ce n’est pas précisé puisqu’ils sont supposés vouloir prendre la place des “africanistes” seulement en qualité d’Africains. Amselle affirme que les africanistes ne peuvent être africains, car il revendique un regard extérieur nécessaire. De là à suggérer que les Africains ne peuvent se penser eux-mêmes… Le commentaire interpelle : il reprend cinquante ans plus tard, quasiment dans les mêmes termes et pourtant dans un contexte bien différent, les arguments d’un maître de l’anthropologie coloniale : il s’agit de Marcel Griaule, professeur au Collège de France, qui fut interpellé lors d’une leçon sur la cosmologie des Dogons, par un auditeur Africain en … 1951; un certain Taoré [mis probablement pour Traoré] reprochait au Maître son immobilisme ethnologisant qui lui faisait affirmer qu’ «il y a une civilisation noire : non, il y en a eu une». Griaule, en retour, affirme la valeur d’une tradition intangible que les Africains “modernes” sont incapables de comprendre : «Voyez M. Taoré, ce n’est pas un Noir, c’est un Blanc»; en qualité d’intellectuel européanisé, il ne peut donc rien apporter à la connaissance de la “civilisation noire” : «ce n’est pas vous qui m’avez appris la métaphysique noire [ajoute-t-il], vous seriez incapable d’expliquer le dernier rite que vous avez vu faire dans votre pays». Taoré a alors beau jeu de conclure : “Pour que les intellectuels noirs fussent capables de renseigner les Européens sur le problème noir, il faudrait d’abord qu’il y eût des intellectuels noirs. Or il y en a extrêmement peu»[13].

Aujourd’hui, les intellectuels africains sont devenus une réalité. Il n’y a plus un Traoré, il en existe sinon des milliers, du moins quelques centaines de qualité, anglophones, lusophones, francophones, sans compter les arabophones que nous ne lisons pas. Il apparaît donc aberrant de retrouver, un demi-siècle plus tard, un paternalisme analogue à celui alors exprimé avec candeur par l’anthropologue colonial… Il y a 25 ans, une Table ronde intitulée : “Qui peut écrire l’histoire de l’Afrique ?” réunissait à RFI (Radio France internationale), autour de Michel Amengual, six chercheurs : Henri Brunschwig, Jean Devisse, Elikia M’Bokolo, Jean-Suret-Canale, Robert Cornevin et moi-même. Nous rassemblions, c’est le moins qu’on puisse dire, des courants de pensée contrastés. Le journaliste cherchait manifestement à nous faire critiquer l’histoire “militante” des jeunes Africains. Jean Devisse rappelait au contraire l’intérêt “très passionné” des discussions entre historiens de l’extérieur et historiens de l’intérieur à l’occasion de l’élaboration de l’Histoire générale de l’Afrique par l’UNESCO. Il soulignait : “On n’arrêtera pas l’écriture extérieure, mais le regard purement africain est extrêmement important“. L’expérience pouvait apparaître parfois discutable mais, ajoutait-il, “je la crois très fructueuse […]; lorsque je me mêle d’interprétation, je dois dire : ceci est mon interprétation, de non Africain, et je la confronte avec l’interprétation d’un Africain” : de cette tolérance réciproque, dont la tonalité d’ensemble de la discusssion démontre qu’elle n’avait rien d’un indulgent paternalisme mais affirmait au contraire la nécessaire divergence des points de vue, il me semble qu’aujourd’hui nous sommes loin [14]

Car Amselle oppose (à trois reprises, ce n’est donc pas un lapsus) clairement “Africanistes” et “Africains”[15]. Il est d’ailleurs exact que les Africains ne se disent pas “africanistes”, pas plus qu’un Allemand étudiant l’histoire de son pays n’est germaniste ni qu’un Français ne serait galliciste. À la lecture du chapitre consacré à l’afrocentrisme dans Branchements, on en conclut qu’un Africain, non africaniste par définition, n’a pas le droit d’enseigner sur l’Afrique en France… : proposer dans l’université française un bon candidat étranger pour enseigner et chercher sur une matière étrangère, c’est donc faire de l’opportunisme … CQFD.

Doit-on rappeler que le procès de l’orientalisme remonte à 1978[16] ? L’ouvrage d’Edward Said, presque ignoré en France, a suscité une discussion passionnée outre atlantique. Il y affirmait en effet que l’orientalisme n’était autre que l’«idée d’Orient» telle que construite par le regard occidental. Ce n’est pas un hasard si le terme a tendance aujourd’hui à tomber en désuétude, sinon pour désigner un genre littéraire ou artistique connoté par son époque. Or l’entreprise de Saïd est analogue à celle effectuée par Martin Bernal démontant de façon fort convaincante la construction de l’égyptologie –et de l’Égypte blanche- par les savants allemands depuis le XVIIIè siècle[17], ou de Valentin Mudimbe expliquant de même façon la construction de l’”idée d’Afrique”(voir supra). Cela pose à tout le moins une question que l’on souhaiterait voir désormais débattue sérieusement : compte tenu de son histoire, et donc de ses présupposés idéologiques, le terme d’africanisme est-il encore tolérable en langue française ? Il ne faut pas, en effet, le confondre avec son faux-ami anglais “africanism”, terme instrumental qui ne présuppose aucun a priori. Ce n’est pas le cas du mot africanisme, tant celui-ci a été construit par la discipline ethnologique elle-même fille de la colonisation, comme Claude Levi-Strauss fut le premier à le reconnaître. Or beaucoup de chercheurs français des diverses sciences sociales (et non point seulement les anthropologues) continuent de se dire africanistes, tandis que les Africains dans leur ensemble récusent le concept : cette évolution devrait nous faire réfléchir et exige analyse.

D’autres propos interpellent dans Branchements. L’histoire du racisme ne saute pas de Diodore de Sicile à Blyden (2è moitié du XIXè siècle). Jean-Loup Amselle n’a sûrement pas tort quand il suggère que les thèses racistes ont été exploitées par des penseurs africains : mais ce ne sont pas eux qui les ont inventées. Or rien n’est rappelé de tout ce qui intervint entretemps : la traite des noirs, l’esclavage intensif des plantations de canne à sucre et de coton, le racisme scientifique élaboré tout au long du XIXè siècle et abandonné seulement officiellement dans les années 1950[18]. Certes, certains Africains n’ont rien ignoré de tout cela et s’en sont servis, l’esclavage s’est généralisé sur le continent au XIXè siècle[19], mais les marchés mondiaux de l’époque leur échappaient complètement. Les explications historiques ne sont pas des excuses, mais ce sont des faits dont il faut aussi tenir compte, ne serait-ce que dans la compréhension de l’état d’esprit d’autrui et le maniement du tact nécessaire dans des dialogues difficiles. Puisqu’on parle de procès (!)[20], oui, comme Wim Van Binsgerger[21], je plaiderais les “circonstances atténuantes”, car on ne peut pas faire fi de l’histoire, jamais. Il faut laisser le temps au temps.

Cette querelle franco-française est jugée déplacée par les spécialistes étrangers, qui nous taxent de rescapés mal guéris du néo-colonialisme. Elle est nulle et non avenue auprès du plus grand nombre des chercheurs des nouvelles générations aussi bien Français que francophones, qui jugent, au mieux, leurs aînés puérils. Ce qui les intéresse, en revanche, c’est de comprendre pourquoi ce type de querelles que l‘on croyait disparues ressortent aujourd’hui, dix ou quinze ans après qu’elles aient été abordées aux États-Unis où elle se comprenaient mieux, compte tenu des rancœurs accumulées par les African-Americans.

Ne serait-il pas plus honnête de se mettre au travail pour aborder un travail de mémoire dont il est surprenant de constater qu’il continue d’être esquivé par les “africanistes” : plutôt que de se livrer à un exercice qui, bon gré mal gré, est interprété comme la critique en bloc du travail des intellectuels africains où qu’ils se trouvent, ne serait-il pas plus sain d’aborder de front notre propre histoire coloniale, celle des contradictions et des non-dits de la colonisation française en Afrique noire ? Plutôt que d’attaquer les afrocentristes, qui ne sont qu’un moment plutôt bref de l’historiographie africaine, ne serait-il pas plus judicieux de faire l’inventaire de notre propre “bibliothèque coloniale” qui, elle, demeure actuelle après trois siècles ? Comme le remarque avec humour ce grand intellectuel sénégalais qu’est Mamadou Diouf, aujourd’hui professeur à Ann Arbor : de quel droit, sinon pétris de néo-colonialisme, les intellectuels français entendent-ils empêcher les peuples africains de faire ce qu’ont fait et continuent de faire tous les peuples du monde :  se raconter de belles histoires qui leur font plaisir? Quel peuple ne le fait pas ? les historiens vont naturellement contribuer à dénoncer, mais surtout à décrypter ces mythes : à chacun son Bambara?[22] À chacun son mythe… et tâchons de respecter ceux des autres, cela nous aidera à les comprendre.

Ne serait-il pas plus utile de reprendre et de démontrer une fois pour toutes à nos étudiants comme au grand public le caractère pernicieux des thèses d’un Bernard Lugan, universitaire négationniste qui multiplie les ouvrages les plus tendancieux sur l’histoire de l’Afrique, qui vient de publier un atlas historique de l’Afrique qui mérite d’être dénoncé, et qui assure dans le Figaro Magazine (entre autres) des chroniques visant à présenter la colonisation française comme un bienfait de l’humanité ? Ces travaux sont de plus en plus cités néanmoins parce que la critique profonde de nos propres idéologies n’est toujours pas entreprise. Est-il bien raisonnable de faire comme s’il n’existait pas, alors qu’il traite “la légende noire de la colonisation” «d’escroquerie historique» [23]? Jusques-à quand faudra-t-il attendre pour que perce la question qui fut pourtant enfin posée à propos du régime de Vichy, celle qui commence à émerger pour l’Algérie à l’occasion de la torture? Que ne faisons-nous notre métier d’historiens sur notre ancien pré-carré, par un travail de fond tel que celui aujourd’hui bien engagé sur l’ancien terrain de notre voisin belge, au Rwanda et au Burundi, voire au Congo ? Le cas est exemplaire, car  dès 1961 une étude superbe de précisions et de rigueur fut écrite sur l’histoire lamentable du Congo de Léopold mais sous un pseudonyme, tant le sujet paraissait alors brûlant[24]. Réédité récemment sous le vrai nom de l’auteur, l’ouvrage n’eut guère plus de retentissement. Il fallut la flamme d’un journaliste de talent pour faire de cette histoire tragique un best-seller, d’abord en anglais, puis récemment en français.[25] Depuis, l’opinion belge ose enfin aborder cette phase difficile de son histoire. Qu’attendons-nous pour en faire autant en francophonie française, au lieu de ne même pas prêter attention à ce que des militants abordent néanmoins, qui se font traiter d’affabulateurs et traîner en justice par des dictateurs dont nous savons, en historiens, à quel point ils furent peu recommandables[26]? Au Congo-Brazzaville, au Tchad, en Centrafrique, au Togo, au Gabon, voire au Burkina-Faso ou au Sud du Sénégal (Casamance), se sont passés nombre d’événements encore à peu près ignorés qui trouvent leurs racines dans une histoire tourmentée où la responsabilité coloniale tient largement sa place. Des études scientifiques de haut niveau existent sur plusieurs de ces régions, mais qui sont restées et demeurent confinées dans un cercle au demeurant étroit de spécialistes. Elles n’en ont pas moins procédé à un dépouillement d’archives considérables restées jusqu’alors en friche. Comment réactiver tout ce savoir publié mais aujourd’hui à nouveau oublié, et le faire enfin accepter par le plus grand nombre ? Car quel fut et quel demeure, tant qu’un examen de portée plus générale n’aura pas été entrepris, le regard que les Français (et leurs historiens) portent sur l’histoire de leur propre racisme anti-noir ?

 Ainsi, l’incompréhension mutuelle, voire les insultes, dénaturent le débat qui vire à la polémique, et chacun risque d’oublier la qualité primordiale du chercheur : le doute scientifique. Ce raidissement racial n’augure rien de bon. Les vieux réflexes du colonisé et du colonisateur sont exploités de part et d’autre, et cela est d’autant plus absurde que ces réactions apparaissent aujourd’hui d’un autre âge.  Espérons que nos nouvelles générations vont y mettre promptement fin. Mais ce n’est sans doute pas un hasard si la communauté scientifique internationale redécouvre aujourd’hui les travaux de Georges Balandier sur cette question centrale de la «situation coloniale»[27].



[1]Le Débat, n° 90, pp. 114-128.

[2]François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot (eds), Les afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000, 402 p.

[3]Théophile Obenga, Le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste,Paris, L’Harmattan-Khepera, 2001, 123 p.

[4] Mary Lefkowitz, Not out of Africa. How Afrocentrism became an excuse to teach myth as history, HarpersCollins Publ., 1996.

[5] Molefi Kete Asante, Afrocentric Idea, 2è éd. rév., 1998. Mary Lefkowitz argue sans autre précision  que ceci est “enseigné dans les classes” (p.42), et critique de façon acerbe J.A. Rogers pour avoir suggéré non pas que Cléopâtre était  noire, mais “colored” (métisse), en raison de la probabilité du métissage de certains de ses ascendants (Lefkowitz, p. 34-36). Seulement, dans la classification raciale américaine, et donc pour Mary Lefkowitz, le métis n’existe pas, il est automatiquement “noir” et elle glisse tout naturellement de l’un à l’autre…

[6] Jean-Loup Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990.

[7] J’ai ainsi entendu leur dialogue … de sourds à Columbia University en février 2001. Mary Lefkowitz s’en tient à une interprétation textuelle des sources (au premier degré), tandis que Martin Bernal, sans trop se préoccuper des anomalies de détail, propose une vision globale des échanges méditerranéens anciens. Ce sont deux points de vue fondamentalement opposés. À tout prendre, l’envergure de Bernal paraît plus féconde pour des recherches ultérieures.

[8]Florence Bernault, “L’Afrique et la modernité des sciences sociales”, Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n° 70, 2001, pp. 127-138.

[9] Kwame Anthony Appiah, In my Father’s House. Africa in the Philosophy of Culture, Oxford University Press, 1992.

[10] Valentin Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988; The Idea of Africa, 1994.

[11] L’Afrique de Cheikh anta Diop, Paris, Karthala, 1996.

[12] Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.

[13] Dialogue cité in extenso par Tai Li-Chuan, “L’ethnologie française entre colonialisme et décolonisation (1920-1960”, Thèse de l’EHESS, 2001, pp. 217-224.

[14] Michel Amengual (éd.), Une histoire de l’Afrique est-elle possible ?, Dakar-Abidjan, les nouvelles Éditions africaines, 1975, pp. 9-37.

[15] Jean-Loup Amselle, chap. 3   :

- “la volonté de certains Africains d’accéder, au  nom de leur origine africaine, à des postes dans l’enseignement supérieur européen” (p. 107),

- Une vingtaine de lignes plus bas :

”L’africanisme en tant que discipline est de plus en plus menacée par les Africains-Américains et les Africains qui revendiquent leur place au sein du système universitaire occidental sur la base de leur apparence phénotypique” (pp. 108-109) .

- six lignes plus loin :

“les chercheurs africains en mal d’obtention de postes”, p.109.

Mais c’est une obsession , ma parole !  Le péril noir ???

S’il avait glissé quelque part que des Africains compétents dans des universités françaises ou ailleurs,  ça existe? Que tout candidat postule sur dossier scientifique et non sur couleur ni nationalité? et que les commissions de spécialistes souveraines en France  ne sont pas constituées d’enseignants africains (ni d’africanistes d’ailleurs, sauf exception très rare réduite à l’unité)?

[16] Edward W. Saïd, Orientalism, 1978, traduit L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, 

        Paris,  Seuil, 1980.

[17] Martin Bernal, Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization. T.I : The Fabrication of Ancient Greece, 1785-1985, 1988  (traduit L'invention de la Grèce antique, 1785-1985, Paris,  Presses universitaires de France, 1996.

[18] C. Coquery-Vidrovitch, “Histoire du préjugé européen contre les noirs”, Le livre noir du colonialisme (Marc Ferro éd.), sous presse.

[19] C. Coquery-Vidrovitch, L’Afrique et les Africains au XIXè siècle, Paris, Colin, 1999.

[20] Plainte est déposée contre les éditions L’Harmattan, qui ont publié le pamphlet de Théophile Obenga.

[21]In Les africanismes.

[22] Jean-Loup Amselle, “À chacun son Bambara”, in Amselle et M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris,  La Découverte, 1985.

[23] Le Figaro Magazine, 16 décembre 2000, p. 58.

[24] Michel Merlier, Le Congo de la colonisation belge à l’indépendance, Paris, Maspero, 1962; 2è éd. , Auguste Maurel, L’Harmattan, 1992.

[25] A. Hochshild, Les fantômes du roi Léopold. Un holocauste oublié, Paris, Belfond, 440 p.

[26]François-Xavier Verschave, Noir silence : qui arrêtera la Françafrique ?  Paris : les Arènes, 2000, 597 p.

[27] Georges Balandier, “La situation coloniale”, Cahiers internationaux de Sociologie,  1951, pp. 44-79. Cf plusieurs manifestations  organisées en raison et en l’honneur des 80 ans de Georges Balandier :  tels le colloque de la New York University sur la situation coloniale revisitée, avril 2001 (Transatlantic Perspectives on the Colonial Situation), ou les ateliers consacrés au même à la conférence des Africanistes canadiens, Québec, Université Laval,  mai 2001.