Plusieurs revues de la recherche en France ont
été publiées, en particulier périodiquement de ma
part, pratiquement tous les dix ans, à savoir :
-1976- "Changes in African Historical Studies in France since the
Second World War", in African Studies since
1945, a Tribute to Basil Davidson, Longman,
pp. 200-209.
-1986- "Africanist Historiography in France and Belgium : Traditions
and Trends" (en coll. avec B. Jewsiewicki), African
Historiographies : What History for Which Africa?
(B. Jewsiewicki et D. Newbury eds), Londres,
Sage, pp. 139-150.
-1987- "Les débats actuels en Histoire de la colonisation",
Revue Tiers-Monde, n° 112, pp. 777-792.
-1991- "Colonial History and Decolonization. The French Imperial
Case", The European Journal of Development
Research, Revue de l'EADI, n° spécial, Old and
New Trends in Francophone Development Research, vol.
3, n° 2, pp. 28-43.
-1993- "Histoire coloniale et décolonisation. Le cas impérial français",
État des savoirs sur le développement. Trois décennies
de sciences sociales en langue française (C. Choquet,
O. Dollfus, E. Le Roy et M. Vernières eds.), Paris,
Karthala, pp. 19-41.
-1999- "The Rise of Francophone African Social Science: From Colonial
Knowledge to Knowledge of Africa", Out of
One, Many Africas, Reconstructing the Study and Meaning
of Africa (William G. Martin and Michael O. West
eds), University of Illinois Press, Urbana & Chicago,
39-53.
Il faut y ajouter les travaux novateurs de jeunes chercheuses sous la
forme de trois thèses de qualité : les deux premières
soutenues à l’EHESS, l’une d’Emmanuelle Sibeud qui
retrace l’histoire de l’anthropologie “africaniste”
à travers les administrateurs coloniaux d’ AOF (1999),
l’autre de Tai Li-Chuan qui s’attache à l’histoire
parallèle des institutions ethnographiques en France
(2001). La troisième, achevée, de Marie-Albane de
Suremain (Paris-7, 2001) fait à travers les revues
de la même époque l’histoire des autres sciences sociales,
et en particulier de la géographie dite «tropicale»
puis «d’outre-mer».
Il n’est donc pas question de répéter ceci une fois de plus. Je préfère
noter ce qui me paraît nouveau -ou obsolète- dans
la recherche française sur l’Afrique.
Le plus obsolète, à mon avis, est que la plupart des chercheurs français
de ma génération se qualifient toujours d’«africanistes»
malgré le procès judicieux dressé il y a déjà une
vingtaine d’années par Edward Said contre l’«orientalisme»
(1978), que l’on peut transposer sans trop de difficultés
sur les études africaines. Je renvoie ici à plusieurs
de mes réflexions sur la question, ce qui évitera
les répétitions. Je fais référence, en particulier,
à une critique de l’héritage ethnographique de l’époque
coloniale, et de l’héritage anthropologique connoté
par la phase de décolonisation (1996 : "L'anthropologie,
ou la mort du phénix ?").Nous
devons bien entendu beaucoup aux premiers défricheurs
que furent les administrateurs coloniaux passionnés
par leur terrain. Mais cela a entraîné aussi toutes
les déformations dénoncées par Valentin Mudimbe comme
relevant de la “bibliothèque coloniale” dont nous
avons tous bien du mal à nous défaire.
Que l’anthropologie africaine soit en crise, du côté francophone, c’est
évident, ne serait-ce que par l’abandon de fait du
terrain par beaucoup d’anthropologues naguère spécialisés
sur l’Afrique, qui se tournent plutôt vers une réflexion
théorique à propos de leurs anciens terrains (Françoise
Héritier, Jean-Loup Amselle, Jean Copans) ou carrément
vers d’autres observations (Marc Augé) ou un retour
à leur ancienne discipline philosophique (Emmanuel
Terray). Rares sont ceux qui, comme Claudine Vidal
ou Christine Messiant, restent fidèles à leur terrain.
Ce sont les géographes et les historiens qui ont pris le relais sur
un terrain qu’ils continuent de pratiquer assidûment,
de plus en plus en collaboration avec leurs homologues
africains sur place dans leurs institutions nationales,
aussi faibles et désorganisées soient-elles. Les géographes
se sont depuis un certain nombre d’années déjà attaqués
au problème urbain ; il devient de plus en plus difficile
de recruter pour une université française un spécialiste
de géographie rurale africaine : l’espèce est quasiment
en voie de disparition. En revanche, les nouvelles
générations ont ouvert des voies royales vers la géographie
industrielle (Alain Dubresson sur Abidjan) et la géographie
urbaine en général (Philippe Gervais-Lambony sur Lomé
et Hararé, et aujourd’hui sur l’Afrique du sud et
la Namibie, de même que Sylvy Jaglin).
La science politique a fait une avancée percutante, notamment avec les
travaux des équipes du CEAN (Centre d’Études d’Afrique
noire) de Bordeaux et du CERI (Centre d’Études des
Relations internationales) de Paris, ce dernier longtemps
animé par Jean-François Bayart largement traduit en
anglais. Un signe en est que la meilleure revue actuelle
sur l’Afrique, parce que la plus problématique, est
précisément Politique africaine. La nécessité
d’aborder la “politique par le bas”, c’est-à-dire
en partant de la société et non de l’État, a renouvelé
les débats; les analyses sur la criminalisation de
l’État et les thèses sur l’«indigénisation» des forces
politiques ont été plus discutées, car mal acceptées
par les Africains. Mais c’est sans doute l’histoire
contemporaine qui, comme dans le monde anglophone,
a fait le plus de progrès depuis vingt ans car, en
revanche, l’histoire précoloniale apparaît en perte
de vitesse. Il est d’ailleurs révélateur que la science
politique africaine de langue française doive beaucoup
à deux historiens africains : Mamadou Diouf et Achille
Mbembé.
L’histoire orale avait été la première à se développer sous l’impulsion
d’Yves Person puis de Claude-Hélène Perrot, puis l’histoire
économique de la période coloniale qui a donné naissance
à de nombreux travaux, et qui reste le champ de prédilection
d’Hélène d’Almeida-Topor et de Monique Lakroum. Henri
Moniot s’est consacré à l’épistémologie de l’histoire
africaine. Mais les branches qui se sont sans doute
le plus épanoui concernent d’une part l’histoire urbaine,
dans ses dimensions à la fois spatiales, sociales
et culturelles, animée par C. Coquery-Vidrovitch,
Odile Goerg et maintenant une nouvelle génération
de jeunes docteurs aux travaux excellents : Didier
Gondola sur les migrations urbaines dans les deux
Congo, Issiaka Mande sur le même problème au Burkina-Faso
et en Côte d’Ivoire, Laurent Fourchard sur la dialectique
espace public/espace privé à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso;
Nicolas Bancel sur le rôle de la jeunesse citadine
en AOF, Serge Nédelec sur celle du Soudan-Mali, Charles
Tschimanga sur le même thème au Congo (ex-Zaïre),
Claude Sissao sur Ouagadougou, Sébastien Sotindjo
sur Cotonou, et bien d’autres, Africains et Français,
dont les travaux sont heureusement parfois publiés
ou en cours de publication. L’étude de l’informel
urbain est remarquablement développée chez les historiens
comme chez les géographes, et donne naissance à des
partenariats franco-africains de qualité, notamment
à Durban en Afrique du Sud. Des thèmes nouveaux se
développent : histoire des pauvres et de la pauvreté
urbaine, histoire de la répression et de l’enfermement,
histoire de la violence urbaine, qui se poursuit notamment
en équipe franco-africaine au Nigeria autour de l’Institut
français d’Afrique noire d’Ibadan.
D’autre part, l’histoire politique dans ses dimensions sociales, celles
de la genèse de la société civile et de l’idée nationale,
a donné naissance à de superbes travaux, tel celui
de Florence Bernault au Gabon et au Congo, et de Pierre
Boilley sur les Touaregs du Mali. Des recherches interdisciplinaires
ont contribué à faire du cas rwandais un champ d’études
exemplaire propre à démythifier les vieilles lunes
sur l’ethnicité et les tribalismes, autour de Jean-Pierre
Chrétien, André Guichaoua, Gérard Prunier, et Claudine
Vidal. L’histoire des femmes est en train de mûrir,
plusieurs thèses presque achevées vont transformer
nos connaissances sur la question. Bref, sur ces thèmes,
la relève est assurée. L’histoire culturelle, jusqu’à
présent peu développée, prend forme avec l’étude de
la sorcellerie comme instrument politique contemporain
(Florence Bernault), ou celle du multiculturalisme
et des métissages culturels (Faranirina Rajaonah à
Madagascar et en Afrique orientale, Achille Mbembe).
Enfin, Françoise Raison-Jourde s’est consacrée à l’étude
du christianisme à Madagascar et, autour de Jean-Louis
Triaud, une solide connaissance de l’islam african
s’élabore, dont témoigne entre autres la qualité de
la revue Islam africain.
En somme, les spécialistes en études africaines ont beau être peu nombreux
en France, ils produisent relativement beaucoup et
bien. Surtout, la relève des jeunes générations est
assurée, et sur ce plan la collaboration est effective
et saine entre chercheurs français et africains.
Il n’en est que plus regrettable que, à nouveau, des querelles maladroitement
engagées risquent d’empoisonner le quotidien des chercheurs,
en particulier dans les rapports entre un certain
nombre de chercheurs français et francophones. Bien
que la France ait connu bien avant les États-Unis,
dès la fin des années 1950, sa grande querelle entre
les égyptologues classiques sinon conservateurs et
le militant visionnaire que fut Cheikh anta Diop,
ne voilà-t-il pas que la querelle renaît, revenue
en boomerang des États-Unis alors qu’on la croyait
plus ou moins assoupie sinon réglée. Les chercheurs
français ont été, dans leur ensemble, imperméables
aux hypothèses de Martin Bernal, très peu lu bien
que traduit. Les «rois de la brousse» que furent les
premiers «africanistes» français continuent apparemment
à avoir quelque mal à renoncer à leurs prérogatives
de savoir. Certains Africains «afrocentristes» ne
le leur pardonnent pas. Le dialogue apparaît ces temps-ci
particulièrement bloqué.
Ainsi un ouvrage scientifique est paru, contre *Les Afrocentrismes* donnés
comme un bloc idéologique. L’ouvrage ne comporte aucun
auteur autre que Français, européens, ou américains
blancs, issus d’un pays où la querelle a déjà pris
il y a plus de dix ans une dimension idéologique.
Un pamphlet virulent a répondu contre ces *Africanistes*
supposés constituer un autre bloc idéologique; il
est très déplaisant par ses attaques personnelles
injurieuses en particulier contre Jean-Pierre Chrétien
qui n’était scientifiquement pas tendre avec lui dans
le livre incriminé. Mais il n’exprime pas que des sottises,
et d’autres écrits, à n’en pas douter, suivront, sans
doute plus étayés (un pamphlet est un coup de colère
et non un texte scientifique : inutile d’en discuter
le contenu, plus intéressant est ce qu’il révèle).
A vrai dire, les deux adversaires le sont, idéologiques, puisqu’ils s’expriment
de cette façon et l’affirment d’emblée. Ainsi la couleur
de Cléopâtre, qui la connaît : quel intérêt? La question
qui peut intéresser l’historien n’est pas : quelle
était la couleur de Cléopâtre? mais : pourquoi personne
n’en a-t-il jamais parlé avant Shakespeare (qui la
traite avec un certain bon-sens, et donc avant Volney
(Fauvelle, p.11), tantôt de “black” et tantôt de “tawny”)
? Personne n’avait jamais disserté sur cette question
avant Mary Lefkowitz, spécialiste non d’égyptologie
mais de littérature hellénistique. Comme Molefi Kete Asante,
le “pape” des afrocentristes américains (mais, signe
du temps qui passe, désormais à la retraite) le fait
remarquer dans une réponse à son ouvrage, aucun spécialiste
n’a jamais prétendu que Cléopâtre était noire. D’ailleurs, Mary Lefkowitz ne démonte
pas «les “preuves” témoignant de la couleur noire
de la peau de… Cléopâtre» (Fauvelle, p. 13) : elle
entend démontrer qu’elle est une blanche, ce qui n’est
pas la même chose, car son raisonnement ne tient pas
plus la rampe que l’inverse, reposant sur une vision
très convenable des liaisons humaines : les Ptolémées
étant des Grecs régnant en Égypte depuis sept générations
mais étant racistes “anti barbares”, ils n’auraient
jamais frayé dans leur territoire avec un non Grec,
donc avec aucun(e) Égyptien(ne), sauf une fois avec
la grand-mère de Cléopâtre (dont personne ne connaît
d’ailleurs non plus la couleur). Prenons ceci sur
le mode de la plaisanterie : sait-on que c’est
le pays le plus raciste dans l’histoire (l’Afrique
du Sud) qui connaît le pourcentage le plus élevé de
métis “officiels” ? Car bien entendu tous les autres
habitants de l’Afrique du sud sont aussi des métis,
et ce dans tous les sens, même s’ils ne se reconnaissent
pas tels (on connaît l’histoire de ce généalogiste
sud-africain ruiné par un procès que lui firent ses
clients afrikaners, car évidement il remontait toujours…à
un métissage ancien dans leur arbre généalogique).
Nous sommes tous des métis. Jean-Loup Amselle l’a affirmé naguère avec
raison. C’est pourquoi le racisme
est stupide. Nous sommes métis depuis les origines,
que celles-ci soient unique (le couple originel) ou
polygénétique (hypothèse que, aux avant-dernières
nouvelles, la génétique tendrait à écarter). Car,
l’homme (et la femme) étant des êtres mobiles et souhaitant
reproduire l’espèce, celle-ci s’est développée dans
un métissage extrême et toujours recommencé : de ce
point de vue, les Égyptiens n’étaient probablement
ni plus ni moins métis que les Français, qui l’ont
été copieusement tout au long de leur histoire et
continueront, comme tous les peuples, à se métisser
(il faut être Le Pen pour prétendre le contraire).
La discussion sur le plus ou moins grand métissage
de tel ou tel peuple peut avoir un intérêt historique,
en particulier en histoire culturelle, mais la question
se pose pour tous les peuples quels qu’ils soient.
Je ne cite ce passage que pour montrer … qu’il est légitime d’être au
moins aussi sceptique sur les démonstrations de Mary
Lefkowitz que sur celles de Martin Bernal, en soulignant
néanmoins qu’eux deux ont au moins le mérite -et d’ailleurs
l’habitude- de discuter ensemble. Cela fait une quinzaine
d’années qu’ils font le tour des universités américaines
avec chaque fois le même numéro que leurs collègues
apprécient modérément, car c’est devenu une attraction
presque banale répétée au seul usage des étudiants. Le débat paraît donc mal engagé, par
ce qui n’est en réalité que maladresse : ainsi l’ironie,
dès le premier paragraphe de l’introduction aux Afrocentrismes
sur les questions supposées posées par les “afrocentristes”
peut-elle irriter des esprits susceptibles (et dieu
sait qu’en ce domaine il n’en manque pas), de même
qu’à la cinquième ligne l’allusion à un “complot”
des africanistes blancs que ne dénoncent certainement
pas tous les “afrocentristes”. Surtout, le terme “Afrocentrismes”
étant mis dans le titre au pluriel, il aurait fallu
en définir les différents aspects et les nuances variées,
pas seulement au fil et au gré des communications.
Ceci appelait un épilogue attentif à tirer les enseignements
des chapitres successifs : tout, absolument tout,
est-il à condamner dans tous les afrocentrismes ?
Car ce que nous apprennent les différents chapitres
dément en partie les a priori de l’introduction
: ainsi l’étude d’une Église “afrocentriste” au Ghana,
Afrikania, est un phénomène trop courant aujourd’hui
en Afrique pour n’en retenir que l’aspect malfaisant;
mieux vaut, comme le fait d’ailleurs Pino Schirripa,
en comprendre les implications et les causes. De même,
l’historique de l’African Renaissance n’en
fait pas un phénomène sud-africain nécessairement
négatif, ou bien encore l’existence d’un courant “afrocentriste”
en Guadeloupe a ses raisons et son rôle… Tout ceci
constitue des éléments de compréhension des processus
politiques actuels de l’Afrique noire qu’il est plus
utile d’analyser que de dénoncer… Peut-être suis-je
définitivement contaminée par les idées dites post-modernes,
et influencée par une pensée post-coloniale qui m’intéresse
au plus haut point, mais le problème me paraît mal
posé et la querelle dépassée
Les préjugés français sur l’afrocentrisme américain pêchent, paradoxalement,
par l’ignorance sur les grands noms actuels de l’historiographie
africaine de langue anglaise, les Africains et African
Americans qui animent aujourd’hui les grands débats
là-bas, et non plus ces quelques afrocentristes ou
supposés tels cloués au pilori de tous les méfaits :
lisons plutôt les auteurs novateurs et nombreux récemment
évoqués par Florence Bernault, qui insiste sur la
modernité de l’Afrique dans les sciences sociales. Reportons-nous à Henry
Gates Jr (lui-même récemment fort discuté à partir
de sa série télévisée Wonders of the African World),
Kwame Anthony Appiah,
autre vedette de la très renommée École de Harvard,
sans compter les ouvrages majeurs de Valentin Mudimbe,
pourtant ancien francophone bien connu chez nous mais
qui écrit aujourd’hui en anglais, et dont les ouvrages
clés The Invention of Africa, et The Idea
of Africa, ont depuis longtemps expliqué ce qu’il
fallait penser de Cheikh anta Diop. Certes, celui-ci est vénéré comme
un ancien qui sut en son temps élever la voix contre
l’idéologie dominante, et à ce titre son rôle ne fut
pas mince : c’est grâce à sa passion que le principal
égyptologue de l’époque, Jean Leclant, prit en compte
l’importance de l’Afrique dans l’histoire égyptienne,
et en ce temps ce ne fut pas affaire négligeable.
Il est donc aussi anachronique de le dénoncer aujourd’hui
que de rejeter Henri Brunschwig, son presque contemporain
et fondateur de l’histoire africaine française, sous
prétexte que ce dernier mettait alors en doute l’utilité
des traditions orales. Le précédent ouvrage de François-Xavier
Fauvelle le montrait fort bien.
Les historiens sénégalais de qualité, les seuls qui
comptent, ne se sont pas privés de critiquer eux-mêmes
leur grand homme lors du colloque tenu en son honneur
à Dakar il y a quelques années.
Sur ce, un autre ouvrage paraît, enfonçant le clou, affirmant que l’”africanisme”
est une discipline (?), le mot étant utilisé comme
synonyme d’”anthropologie africaine”. L’entrée
d’Africains dans la profession universitaire en France
va en signer la mort nous apprend l’auteur, d’autant
que ces spécialistes en … (histoire, géographie, sociologie,
droit ?), ce n’est pas précisé puisqu’ils sont supposés
vouloir prendre la place des “africanistes” seulement
en qualité d’Africains. Amselle affirme que les africanistes
ne peuvent être africains, car il revendique un regard
extérieur nécessaire. De là à suggérer que les Africains
ne peuvent se penser eux-mêmes… Le commentaire interpelle
: il reprend cinquante ans plus tard, quasiment dans
les mêmes termes et pourtant dans un contexte bien
différent, les arguments d’un maître de l’anthropologie
coloniale : il s’agit de Marcel Griaule, professeur
au Collège de France, qui fut interpellé lors d’une
leçon sur la cosmologie des Dogons, par un auditeur
Africain en … 1951; un certain Taoré [mis probablement
pour Traoré] reprochait au Maître son immobilisme
ethnologisant qui lui faisait affirmer qu’ «il
y a une civilisation noire : non, il y en a
eu une». Griaule, en retour, affirme la valeur
d’une tradition intangible que les Africains “modernes”
sont incapables de comprendre : «Voyez M. Taoré,
ce n’est pas un Noir, c’est un Blanc»; en qualité
d’intellectuel européanisé, il ne peut donc rien apporter
à la connaissance de la “civilisation noire” : «ce
n’est pas vous qui m’avez appris la métaphysique noire
[ajoute-t-il], vous seriez incapable d’expliquer le
dernier rite que vous avez vu faire dans votre pays».
Taoré a alors beau jeu de conclure : “Pour que les
intellectuels noirs fussent capables de renseigner
les Européens sur le problème noir, il faudrait d’abord
qu’il y eût des intellectuels noirs. Or il y en a
extrêmement peu».
Aujourd’hui, les intellectuels africains sont devenus une réalité. Il
n’y a plus un Traoré, il en existe sinon des milliers,
du moins quelques centaines de qualité, anglophones,
lusophones, francophones, sans compter les arabophones
que nous ne lisons pas. Il apparaît donc aberrant
de retrouver, un demi-siècle plus tard, un paternalisme
analogue à celui alors exprimé avec candeur par l’anthropologue
colonial… Il y a 25 ans, une Table ronde intitulée
: “Qui peut écrire l’histoire de l’Afrique ?”
réunissait à RFI (Radio France internationale), autour
de Michel Amengual, six chercheurs : Henri Brunschwig,
Jean Devisse, Elikia M’Bokolo, Jean-Suret-Canale,
Robert Cornevin et moi-même. Nous rassemblions, c’est
le moins qu’on puisse dire, des courants de pensée
contrastés. Le journaliste cherchait manifestement
à nous faire critiquer l’histoire “militante” des
jeunes Africains. Jean Devisse rappelait au contraire
l’intérêt “très passionné” des discussions entre historiens
de l’extérieur et historiens de l’intérieur à l’occasion
de l’élaboration de l’Histoire générale de l’Afrique
par l’UNESCO. Il soulignait : “On n’arrêtera pas l’écriture
extérieure, mais le regard purement africain est extrêmement
important“. L’expérience pouvait apparaître parfois
discutable mais, ajoutait-il, “je la crois très fructueuse
[…]; lorsque je me mêle d’interprétation, je dois
dire : ceci est mon interprétation, de non Africain,
et je la confronte avec l’interprétation d’un Africain”
: de cette tolérance réciproque, dont la tonalité
d’ensemble de la discusssion démontre qu’elle n’avait
rien d’un indulgent paternalisme mais affirmait au
contraire la nécessaire divergence des points de vue,
il me semble qu’aujourd’hui nous sommes loin …
Car Amselle oppose (à trois reprises, ce n’est donc pas un lapsus) clairement
“Africanistes” et “Africains”. Il est d’ailleurs exact
que les Africains ne se disent pas “africanistes”,
pas plus qu’un Allemand étudiant l’histoire de son
pays n’est germaniste ni qu’un Français ne serait
galliciste. À la lecture du chapitre consacré à l’afrocentrisme
dans Branchements, on en conclut qu’un Africain,
non africaniste par définition, n’a pas le droit d’enseigner
sur l’Afrique en France… : proposer dans l’université
française un bon candidat étranger pour enseigner
et chercher sur une matière étrangère, c’est donc
faire de l’opportunisme … CQFD.
Doit-on rappeler que le procès de l’orientalisme remonte à 1978[16]
? L’ouvrage d’Edward Said, presque ignoré en France,
a suscité une discussion passionnée outre atlantique.
Il y affirmait en effet que l’orientalisme n’était
autre que l’«idée d’Orient» telle que construite par
le regard occidental. Ce n’est pas un hasard si le
terme a tendance aujourd’hui à tomber en désuétude,
sinon pour désigner un genre littéraire ou artistique
connoté par son époque. Or l’entreprise de Saïd est
analogue à celle effectuée par Martin Bernal démontant
de façon fort convaincante la construction de l’égyptologie
–et de l’Égypte blanche- par les savants allemands
depuis le XVIIIè siècle, ou de Valentin Mudimbe expliquant
de même façon la construction de l’”idée d’Afrique”(voir
supra). Cela pose à tout le moins une question que l’on
souhaiterait voir désormais débattue sérieusement
: compte tenu de son histoire, et donc de ses présupposés
idéologiques, le terme d’africanisme est-il encore
tolérable en langue française ? Il ne faut pas, en
effet, le confondre avec son faux-ami anglais “africanism”,
terme instrumental qui ne présuppose aucun a priori.
Ce n’est pas le cas du mot africanisme, tant celui-ci
a été construit par la discipline ethnologique elle-même
fille de la colonisation, comme Claude Levi-Strauss
fut le premier à le reconnaître. Or beaucoup de chercheurs
français des diverses sciences sociales (et non point
seulement les anthropologues) continuent de se dire
africanistes, tandis que les Africains dans leur ensemble
récusent le concept : cette évolution devrait nous
faire réfléchir et exige analyse.
D’autres propos interpellent dans Branchements. L’histoire du
racisme ne saute pas de Diodore de Sicile à Blyden
(2è moitié du XIXè siècle). Jean-Loup Amselle n’a
sûrement pas tort quand il suggère que les thèses
racistes ont été exploitées par des penseurs africains
: mais ce ne sont pas eux qui les ont inventées. Or
rien n’est rappelé de tout ce qui intervint entretemps
: la traite des noirs, l’esclavage intensif des plantations
de canne à sucre et de coton, le racisme scientifique
élaboré tout au long du XIXè siècle et abandonné seulement
officiellement dans les années 1950. Certes, certains Africains
n’ont rien ignoré de tout cela et s’en sont servis,
l’esclavage s’est généralisé sur le continent au XIXè
siècle, mais les marchés mondiaux
de l’époque leur échappaient complètement. Les explications
historiques ne sont pas des excuses, mais ce sont
des faits dont il faut aussi tenir compte,
ne serait-ce que dans la compréhension de l’état d’esprit
d’autrui et le maniement du tact nécessaire dans des
dialogues difficiles. Puisqu’on parle de procès (!),
oui, comme Wim Van Binsgerger, je
plaiderais les “circonstances atténuantes”, car on
ne peut pas faire fi de l’histoire, jamais. Il faut
laisser le temps au temps.
Cette querelle franco-française est jugée déplacée par les spécialistes
étrangers, qui nous taxent de rescapés mal guéris
du néo-colonialisme. Elle est nulle et non avenue
auprès du plus grand nombre des chercheurs des nouvelles
générations aussi bien Français que francophones,
qui jugent, au mieux, leurs aînés puérils. Ce qui
les intéresse, en revanche, c’est de comprendre pourquoi
ce type de querelles que l‘on croyait disparues ressortent
aujourd’hui, dix ou quinze ans après qu’elles aient
été abordées aux États-Unis où elle se comprenaient
mieux, compte tenu des rancœurs accumulées par les
African-Americans.
Ne serait-il pas plus honnête de se mettre au travail pour aborder un
travail de mémoire dont il est surprenant de constater
qu’il continue d’être esquivé par les “africanistes”
: plutôt que de se livrer à un exercice qui, bon gré
mal gré, est interprété comme la critique en bloc
du travail des intellectuels africains où qu’ils se
trouvent, ne serait-il pas plus sain d’aborder de
front notre propre histoire coloniale, celle des contradictions
et des non-dits de la colonisation française en Afrique
noire ? Plutôt que d’attaquer les afrocentristes,
qui ne sont qu’un moment plutôt bref de l’historiographie
africaine, ne serait-il pas plus judicieux de faire
l’inventaire de notre propre “bibliothèque coloniale”
qui, elle, demeure actuelle après trois siècles ?
Comme le remarque avec humour ce grand intellectuel
sénégalais qu’est Mamadou Diouf, aujourd’hui professeur
à Ann Arbor : de quel droit, sinon pétris de néo-colonialisme,
les intellectuels français entendent-ils empêcher
les peuples africains de faire ce qu’ont fait et continuent
de faire tous les peuples du monde : se raconter
de belles histoires qui leur font plaisir? Quel peuple
ne le fait pas ? les historiens vont naturellement
contribuer à dénoncer, mais surtout à décrypter ces
mythes : à chacun son Bambara? À chacun son mythe… et tâchons de respecter
ceux des autres, cela nous aidera à les comprendre.
Ne
serait-il pas plus utile de reprendre et de démontrer
une fois pour toutes à nos étudiants comme au grand
public le caractère pernicieux des thèses d’un Bernard
Lugan, universitaire négationniste qui multiplie les
ouvrages les plus tendancieux sur l’histoire de l’Afrique,
qui vient de publier un atlas historique de l’Afrique
qui mérite d’être dénoncé, et qui assure dans le Figaro
Magazine (entre autres) des chroniques visant
à présenter la colonisation française comme un bienfait
de l’humanité ? Ces travaux sont de plus en plus
cités néanmoins parce que la critique profonde de
nos propres idéologies n’est toujours pas entreprise.
Est-il bien raisonnable de faire comme s’il n’existait
pas, alors qu’il traite “la légende noire de la colonisation”
«d’escroquerie historique» ? Jusques-à
quand faudra-t-il attendre pour que perce la question
qui fut pourtant enfin posée à propos du régime de
Vichy, celle qui commence à émerger pour l’Algérie à
l’occasion de la torture? Que ne faisons-nous notre
métier d’historiens sur notre ancien pré-carré, par
un travail de fond tel que celui aujourd’hui bien
engagé sur l’ancien terrain de notre voisin belge,
au Rwanda et au Burundi, voire au Congo ? Le
cas est exemplaire, car dès 1961 une étude superbe
de précisions et de rigueur fut écrite sur l’histoire
lamentable du Congo de Léopold mais sous un pseudonyme,
tant le sujet paraissait alors brûlant. Réédité récemment sous
le vrai nom de l’auteur, l’ouvrage n’eut guère plus
de retentissement. Il fallut la flamme d’un journaliste
de talent pour faire de cette histoire tragique un
best-seller, d’abord en anglais, puis récemment en
français. Depuis, l’opinion belge
ose enfin aborder cette phase difficile de son histoire.
Qu’attendons-nous pour en faire autant en francophonie
française, au lieu de ne même pas prêter attention
à ce que des militants abordent néanmoins, qui se
font traiter d’affabulateurs et traîner en justice
par des dictateurs dont nous savons, en historiens,
à quel point ils furent peu recommandables? Au Congo-Brazzaville, au Tchad, en
Centrafrique, au Togo, au Gabon, voire au Burkina-Faso
ou au Sud du Sénégal (Casamance), se sont passés nombre
d’événements encore à peu près ignorés qui trouvent
leurs racines dans une histoire tourmentée où la responsabilité
coloniale tient largement sa place. Des études scientifiques
de haut niveau existent sur plusieurs de ces régions,
mais qui sont restées et demeurent confinées dans
un cercle au demeurant étroit de spécialistes. Elles
n’en ont pas moins procédé à un dépouillement d’archives
considérables restées jusqu’alors en friche. Comment
réactiver tout ce savoir publié mais aujourd’hui à
nouveau oublié, et le faire enfin accepter par le
plus grand nombre ? Car quel fut et quel demeure,
tant qu’un examen de portée plus générale n’aura pas
été entrepris, le regard que les Français (et leurs
historiens) portent sur l’histoire de leur propre
racisme anti-noir ?
Ainsi, l’incompréhension mutuelle, voire les insultes, dénaturent le
débat qui vire à la polémique, et chacun risque d’oublier
la qualité primordiale du chercheur : le doute scientifique.
Ce raidissement racial n’augure rien de bon. Les vieux
réflexes du colonisé et du colonisateur sont exploités
de part et d’autre, et cela est d’autant plus absurde
que ces réactions apparaissent aujourd’hui d’un autre
âge. Espérons que nos nouvelles générations vont
y mettre promptement fin. Mais ce n’est sans doute
pas un hasard si la communauté scientifique internationale
redécouvre aujourd’hui les travaux de Georges Balandier
sur cette question centrale de la «situation coloniale».