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Les eaux troubles de la construction navale

Gérard Davet, le Monde

mercredi 10 septembre 2008, sélectionné par Spyworld

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Officines, journalistes, contrôleurs des impôts, corruption à tous les étages... L’enquête judiciaire sur le groupe naval de défense DCNS (l’ex Direction des constructions navales), apporte son lot de révélations. La justice dispose rarement d’un tel éclairage sur les méthodes illégales employées, dans l’univers industriel, pour contrer la concurrence.

Grâce à Claude Thevenet, 58 ans, un ancien responsable de la lutte antiterroriste, qui dit avoir agi dans l’intérêt de son pays, deux magistrats du pôle financier parisien ont découvert le système mis en place par la société DCNS (13 000 collaborateurs, 2,8 milliards d’euros de chiffres d’affaires, constructeur de porte-avions, frégates et autres sous-marins) pour s’imposer sur le marché.

M. Thevenet a été mis en examen dans ce dossier qui fait l’objet d’une information judiciaire. Responsable de plusieurs officines, il avait été chargé par DCNS, via une société luxembourgeoise, Eurolux Gestion, de se renseigner sur la procédure arbitrale en cours entre Taïwan et la France dans l’affaire des "frégates", mais aussi de pénétrer l’univers politique et judiciaire français, en ayant recours à la corruption.

Les documents saisis par la justice, comme les procès-verbaux d’auditions auxquels Le Monde a eu accès, révèlent un monde souterrain, où tous les coups semblent permis.

C’est Gérard-Philippe Menayas, ex-directeur administratif d’Armaris, la branche export de DCNS, qui avait confié à M. Thevenet sa mission clandestine. "Je reconnais avoir participé à l’organisation des missions de M. Thevenet, sous le contrôle de ma hiérarchie, a indiqué aux policiers M. Menayas, je dois reconnaître qu’au final il y a eu des dérives.

LES LISTINGS CLEARSTREAM

Les policiers, en perquisition, ont par exemple découvert dans le bureau de M. Menayas, lui aussi mis en examen, les fameux listings trafiqués Clearstream, des pièces couvertes par le secret de l’instruction menée par le juge Renaud Van Ruymbeke, lequel faisait l’objet d’une attention soutenue de la part de DCNS. "Nous avons effectivement demandé à Thevenet de travailler sur ces magistrats", admet M. Menayas, qui précise que la décision a été prise au plus haut niveau chez DCNS.

Pour se procurer ces documents, M. Thevenet avait recours à un ami : l’ex-député européen Thierry Jean-Pierre, mort en 2005. "Je payais M. Jean-Pierre en espèces à sa demande, car il avait de gros besoins d’argent", se souvient M. Thevenet. C’est donc M. Jean-Pierre qui se serait procuré le listing Clearstream. "Ce document a été rémunéré 30 000 euros pour le compte de DCNI [la société qui s’occupait de l’international avant la création d’Armaris] par mon intermédiaire, (…) je ne sais pas auprès de qui M. Jean-Pierre s’est procuré ces informations", explique M. Thevenet.

LE RAPPROCHEMENT AVEC THALES

Une autre "enquête" avait été lancée à l’occasion du rapprochement opéré avec Thales en 2007. Il s’agissait de sonder l’état d’esprit des décideurs politiques, et plus particulièrement du cabinet de Michèle Alliot-Marie, à l’époque ministre de la défense. "Pour ce faire, j’ai utilisé les services d’un journaliste en la personne de Guillaume Dasquié, qui a mené les investigations", assure M. Thevenet.

Il fallait à tout prix obtenir une version du rapport ad hoc du préfet Olivier Darasson. "Nous n’avons pu obtenir que la version expurgée du rapport, se rappelle l’ex-espion, pour le cabinet de la ministre, il s’agissait d’un travail journalistique un peu plus approfondi…"

Selon M. Dasquié, il n’a jamais été question "d’être missionné sur ce dossier par M. Thevenet. Cependant, dans le cadre de nos échanges d’informations il m’a demandé des renseignements sur l’humeur du cabinet de Mme Alliot-Marie, je ne pus le satisfaire". Une version des faits confirmée au "Monde" par M. Thevenet.

LE CONTENTIEUX AVEC TAÏWAN SUR LES FRÉGATES

Pour DCNS, le front le plus dangereux sur le plan financier était le contentieux lié à l’"affaire des frégates" vendues en 1991 à Taïwan. Détenue à 75 % par l’Etat, DCNS, leader sur ce contrat, peut être condamnée à verser plusieurs centaines de millions d’euros à Taïwan dans le cadre de cette procédure, toujours en arbitrage.

M. Menayas va donc demander à Claude Thevenet de lancer l’opération "Mandarin". "L’objectif de Mandarin était de récupérer des documents à Taïwan, des rapports sur le contentieux, ces documents ont été récupérés", explique l’ancien responsable de DCNS.

Mais ce n’est pas tout. Le dispositif "Verdi" est aussi activé. "A ma connaissance, Verdi était l’arbitre italien du contrat d’arbitrage, lâche M. Menayas, DCNI avait donc effectivement demandé à Thevenet de trouver dans l’entourage de l’arbitre quelqu’un pour avoir connaissance de l’arbitrage. Je savais que 100 000 euros avaient été attribués pour mener à bien cette mission. Je reconnais qu’il s’agit d’une corruption privée."

Une somme d’argent avait aussi été débloquée pour "recruter" un "jeune avocat" dans un cabinet d’affaires situé sur les Champs-Elysées, et un journaliste suisse, renommé "Vidcoq", devait quant à lui approcher le juge Paul Perraudin, qui démêle le versant helvétique de l’"affaire des frégates".

Il a été également envisagé, chez DCNS, la mise en œuvre, "d’une mission de déstabilisationdu groupe HDW [rival allemand de DCNS]", confie M. Thevenet, qui avait été chargé aussi de surveiller des employés de DCNS, surnommés "Victor" et "Hugues", suspectés d’être des "taupes" de Thales, ou de s’intéresser de près à "Proton", à savoir l’industriel Alain Gomez.

Tout ceci avec l’aval de la DST, à en croire M. Thevenet : "J’avais des officiers traitants de la DST qui étaient au courant du fait que je me procurais des renseignements fiscaux ou bancaires."

RENDEZ-VOUS CLANDESTINS

Mais les activités de M. Thevenet ne se cantonnaient pas à DCNS. Il pouvait ainsi se procurer les comptes bancaires de particuliers, pour rendre service à un honorable correspondant de la DGSE, basé en Corse. Il passait pour ce faire par l’intermédiaire d’un détective privé parisien, dont l’époux travaille à la DGSE. L’affaire a valu à un contrôleur des impôts, Jean-Pierre D., une mise en examen pour "corruption passive".

Dès le début de l’enquête judiciaire, DCNS a tenté de couper les liens qui pouvaient la rattacher à M. Thevenet. Gérard-Philippe Menayas a été licencié, et deux dirigeants du constructeur naval, cités par l’ex-espion comme faisant partie de ses référents, ont fort opportunément quitté DCNS.

Reste que M. Thevenet a décrit par le menu ses rendez-vous clandestins avec ses commanditaires, sous des noms d’emprunts, dans des suites d’hôtels parisiens. Ces personnes "étaient parfaitement au courant de mes activités, ils avaient dû approuver le paiement de mes factures, dit-il, cela n’est pas possible autrement. Même Poimboeuf [Jean-Marie Poimboeuf, actuel PDG de DCNS] était informé". Et l’ancien de la DST de confirmer : "je me suis rendu à plusieurs reprises dans les locaux de la DCN, où j’ai rencontré l’ensemble des dirigeants", dont, dit-il, Jean-Marie Poimboeuf.

Pour l’heure, même si son bureau a fait l’objet d’une perquisition, le PDG de DCNS n’a pas encore été inquiété par la justice. Joint par Le Monde, DCNS n’a pas souhaité faire de commentaire car la société n’a pas accès au dossier de l’instruction.


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