Chapitre Trois

Rêves lucides et rêves associés : description et définition

[suite]

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Section I

Les rêves lucides

Si l'on essaie de dégager une définition minimale du rêve lucide commune aux récits de la littérature on se heurte aussitôt à deux types de difficultés. D'une part les récits de rêves lucides sont très différents d'un auteur à l'autre : pour prendre deux extrêmes, les rêves d'Hervey de Saint-Denys, malgré leur caractère expérimental, restent dans l'ensemble assez communs (ce sont des scènes qui pourraient être empruntées à la vie éveillée) tandis que ceux d'Oliver Fox sont beaucoup plus fantastiques (dans ses rêves, Oliver Fox se met en lévitation ou passe à travers les murs, capacités qui ne sont guère rapportées par Hervey de Saint-Denys), à tel point que l'on peut se demander s'il ne s'agit pas de rêves de types essentiellement différents. D'autre part les critères qui permettent de définir le rêve lucide fluctuent selon les auteurs et parfois un même auteur oscille inconsciemment entre plusieurs définitions, fluctuation souvent liée à la délimitation du phénomène (par exemple certains auteurs partent du principe que le rêve lucide n'est qu'une étape préparatoire pour d'autres expériences). Or, si malgré ces divergences ceux d'entre eux qui ont eu connaissance des travaux de leurs prédécesseurs ont pu les reconnaître pour tels, et si, d'une façon générale, les chercheurs contemporains s'accordent sur la littérature, c'est qu'il existe au moins une caractéristique minimale, même implicite, qui permet de reconnaître le rêve lucide dans ces textes. On est en droit de supposer que ce critère minimal restait implicite dans la mesure où chaque auteur, au moment même où il l'énonçait, l'intégrait dans un cadre explicatif ou descriptif plus spécifique.

C'est en reprenant les récits fournis par la littérature que Celia Green a dégagé et formulé cette définition minimale dans son livre Lucid Dreams dont l'intention est non pas de théoriser le phénomène mais d'en donner la description du point de vue d'une phénoménologie onirique : « Un rêve lucide est un rêve dans lequel le sujet est conscient de rêver »[1]. Presque à la même époque Charles T. Tart ouvrait son livre Altered States of Consciousness par ces mots : « Chaque fois que je parle des rêves, je mentionne le fait qu'il en existe d'un genre très inhabituel. Ce sont les "rêves lucides" […] dans lesquels le rêveur sait qu'il rêve et demeure entièrement conscient de lui-même »[2]. Cette définition minimale qui était destinée à attirer l'attention sur un type particulier de rêves est désormais admise par tous les chercheurs contemporains, même s'ils ne la considèrent pas toujours comme suffisante[3]. On la trouve aussi bien dans la littérature générale sur le rêve, dans laquelle le rêve lucide est plutôt mentionné qu'étudié, comme dans les ouvrages d'Ann Faraday (« Le rêve "lucide" est ainsi nommé, non parce qu'il possède une qualité inhabituelle de netteté ou de clarté, mais parce que le rêveur sait, au moment où il rêve, qu'il est en train de rêver, et qu'il se sent en pleine possession de ce que nous appelons la conscience normale de l'état de veille, tout en sachant aussi, avec certitude, qu'il est dans son lit et qu'il dort »[4]) que dans des ouvrages plus orientés vers le phénomène lui-même, qu'ils soient destinés à un large public comme La Créativité Onirique de Patricia Garfield (« Quelle expérience étrange et passionnante que celle du "rêve lucide" : tout simplement un rêve où l'on a conscience de rêver - conscience allant de la simple réflexion : " Ce n'est qu'un rêve ", à l'affranchissement de toutes les contraintes corporelles, spatiales et temporelles »[5]) ou qu'il s'agisse de travaux plus spécialisés portant sur un aspect très particulier du rêve lucide (ainsi, dans sa thèse, Jayne Gackenbach donne la définition suivante : « Les rêves lucides sont le plus communément définis comme des rêves dans lesquels on reste conscient, au fur et à mesure de leur déroulement, d'être en train de rêver »[6].) De façon générale c'est en ces termes que les auteurs d'articles scientifiques sur ce sujet se contentent de rappeler brièvement ce qu'ils entendent par rêve lucide.

Formulée de la sorte cette définition semble faire consister le rêve lucide en une combinaison de deux éléments : le rêve et la conscience de rêver. Voyons à quoi renvoient ces éléments de façon immédiate. Les récits de rêveurs lucides montrent qu'il faut donner ici au terme "rêve" le sens qu'on lui accorde généralement et qui est celui d'une "vie" onirique au cours de laquelle le rêveur croit avoir, comme dans la vie de veille, des perceptions, des émotions ou des pensées. Il ne peut donc être confondu avec des états qui s'apparentent à lui sans appartenir au sommeil (tel le rêve éveillé ou l'hallucination) ni être réduit, à l'intérieur du sommeil lui-même, à des phénomènes secondaires qu'on ne considère pas habituellement comme des rêves (par exemple lorsque le rêveur réfléchit de façon plus ou moins floue dans une absence de décor[7]).

Cependant, si la notion de rêve est d'autant plus facile à appréhender que tout un chacun en a l'expérience, celle de la conscience de rêver est plus délicate à faire saisir dans la mesure où il ne s'agit plus là d'une expérience partagée par tous. La plupart des auteurs tentent d'en donner l'idée en l'identifiant à la conscience de la vie de veille. Cela rend la définition d'autant plus difficile à saisir que la conscience de veille est associée dans le langage courant à l'état d'éveil, ce qui oblige les auteurs en quelque sorte à "coller" cette conscience sur le rêve. Ainsi pour C. Tart : « Le caractère inhabituel de ce genre de rêve vient de ce que le rêveur s'y "éveille", pour ainsi dire, de son rêve ordinaire. Cela signifie qu'il se trouve tout à coup en possession de sa conscience de veille normale, sachant qu'il est dans son lit et qu'il dort ; mais - insistons là-dessus - le monde du rêve dans lequel il évolue n'en demeure pas moins réel pour lui »[8]. Il en va de même pour LaBerge qui écrit : « L'état mental du rêveur lucide est comparable au vôtre, au moment où vous lisez ces lignes. De façon générale, il est, comme vous-même, capable de se souvenir, de réfléchir, de percevoir et d'agir dans un monde phénoménal. […] Mais la différence essentielle entre le rêve lucide et l'état de veille tient à ce qu'en rêvant on sait, en dépit des apparences, qu'on est, en réalité, endormi dans son lit »[9]. Cette difficulté qu'il y a à définir, pour une première et brève approche, le rêve lucide avec des mots du langage courant, dont le sens habituel va à l'encontre de l'idée qu'on cherche à donner du phénomène, est si bien ressentie que certains auteurs préfèrent introduire le rêve lucide par un exemple.

Toutefois, le choix d'un exemple pour donner une première idée du rêve lucide est lui-même délicat car il risque de faire prendre l'accessoire pour l'essentiel. En effet la conscience qu'a le rêveur de rêver lui permettant parfois d'influencer son environnement, certains lecteurs ont confondu rêve lucide et rêve contrôlé[10]. Or, d'un autre côté, donner comme exemple un rêve lucide où ne se manifestent pas ces aspects particuliers risque d'entraîner une conclusion d'inutilité : quel intérêt pourrait-il y avoir à porter plus d'attention au rêve lucide qu'au rêve ordinaire, si la conscience de rêver n'y apparaît que comme une sorte d'épiphénomène ? Un tel rêve pourrait prendre la forme suivante :

«... Dans un bateau où il y a beaucoup de monde dont mon père et d'autres membres de la famille. C'est un genre de réunion mondaine dans une péniche amarrée à un quai. (Passage lucide :) Je quitte la salle de réception, sors dans la nuit et gagne les ponts extérieurs latéraux. Je décide de faire le tour du bateau. Je me rends compte que je rêve. Me voici face à une série d'échafaudages noirs qui gênent l'accès à une porte - ce sont des sortes de barrières. Pour libérer le passage il faut allonger le bras au-delà des structures métalliques et appuyer sur un bouton situé derrière, sur le mur intérieur de la pièce auquel cette porte donne accès, afin que les pans coulissent. Je sais que je rêve mais je suis obligé de faire tout cela pour franchir la porte. (Je perds ensuite la lucidité) Je suis à nouveau dans une salle du navire peu éclairée, en conversation avec plusieurs personnes, et je donne des explications sur un sujet. D… et A… sont présents. Une fille me demande si j'ai appris des tas de choses par cœur pour réussir aussi bien des dissertations. Pour ne pas me lancer dans des explications sur ce point, je commence par dire que oui puis je rectifie et précise qu'en fait c'est de l'improvisation, que je ne travaille pas (j'entends par là que je ne ressors pas du par cœur mais que mes idées s'organisent en fonction du sujet). Plus tard je me rends compte que je ne peux plus accommoder. Je regarde un crayon, il est dédoublé. Je fais des efforts intenses pour réajuster ma vision. » [11]  

Ce rêve n'offre aucun caractère remarquable par son contenu, et on peut le qualifier de rêve ordinaire. Cependant le rêveur se rend compte, pendant une courte période, qu'il est en train de rêver. La façon dont le passage lucide s'intercale dans le rêve ordinaire indique que le rêve lucide est bel et bien un rêve puisqu'il peut être la continuation, ou un morceau, d'un rêve non-lucide, sans que cela affecte le contenu du rêve ("Je sais que je rêve mais je suis obligé de faire tout cela pour franchir la porte"). L'élément de lucidité se réduit ici à une simple constatation ("je me rends compte que je rêve") et peut-être même à une amorce de réflexion sur le côté incontournable de la situation onirique malgré la connaissance que le rêveur peut avoir de sa nature, mais il n'ajoute rien au rêve dans son déroulement. Dans un tel exemple la lucidité apparaît comme une parenthèse inutile, voire malheureuse.

Au contraire le premier exemple de rêve lucide par lequel LaBerge ouvre son livre Lucid Dreaming, nous plonge immédiatement dans les interactions de la conscience de rêver avec le rêve lui-même :

« Déambulant le long d'un corridor que surmonte une haute voûte, niché au fond d'une puissante citadelle, je m'arrêtai un instant pour admirer la magnificence architecturale. Sans trop savoir pourquoi, la contemplation de ce cadre majestueux me fit réaliser que j'étais en train de rêver! Éclairée par la lucidité de ma conscience, la splendeur imposante du château m'apparut encore plus merveilleuse et, le cœur en émoi, j'entrepris alors d'explorer la réalité imaginaire de mon "château en Espagne". Arpentant le hall, je pouvais sentir sous mes pieds la froide rugosité des pierres et entendre l'écho de mes pas. Chaque élément de ce spectacle enchanteur semblait réel… et pourtant, je demeurais parfaitement conscient que tout cela n'était qu'un rêve!

Aussi fantastique que cela puisse paraître, bien que profondément endormi et plongé dans mon rêve, j'étais en pleine possession de mes facultés de veille : à même de penser aussi clairement qu'à l'ordinaire, de me rappeler à volonté les détails de ma vie éveillée et d'agir délibérément par réflexion consciente, sans que cela ne diminue en rien la vivacité de mon rêve. Paradoxe ou non, j'étais éveillé dans mon rêve!

Arrivant au château à la croisée de deux couloirs, j'exerçai mon libre arbitre et, optant pour celui de droite, j'aboutis rapidement à un escalier. Avide de découvrir une issue, je descendis les marches qui m'amenèrent près du faîte d'une immense voûte souterraine. Du pied des escaliers, je pouvais voir le sol de la caverne, en pente abrupte, s'enfoncer au loin dans l'obscurité. Plusieurs centaines de mètres plus bas, j'aperçus ce qui ressemblait à une fontaine, entourée par des statues de marbre. Mon imagination saisie à l'idée de me baigner dans des eaux symboliquement régénératrices, je descendis aussitôt la pente. Pas à pied, cependant, car chaque fois que je veux aller quelque part en rêve, je vole. Dès que j'eus atterri à côté du bassin, je fus très étonné de découvrir que ce que j'avais pris d'en haut pour une sculpture inanimée m'apparaissait à présent comme un être bien vivant et plutôt inquiétant. De fait, un génie effrayant et gigantesque surplombait la fontaine : le Gardien de la Source, comme je le sus immédiatement, de quelque façon. Toutes mes forces instinctives me commandèrent d'un seul cri : "Fuis!" Mais je me souvins alors que cette apparition terrifiante n'était qu'un rêve. Enhardi à cette pensée, je dominai ma peur et, au lieu de fuir, je m'envolai droit vers la créature. Comme c'est souvent le cas en rêve, avant même que je fusse à sa portée, d'une manière ou d'une autre, nous avions atteint la même taille, et à présent, face à face, je pouvais la regarder droit dans les yeux. Prenant conscience que ma peur avait engendré cette terrible vision, je résolus d'étreindre ce que j'avais été si prompt à rejeter et, le cœur et les bras ouverts, je pris ses deux mains dans les miennes. Au fur et à mesure que le rêve se dissipait lentement, le pouvoir du «génie» semblait se fondre en moi, et je m'éveillai empli d'une vibrante énergie. Je me sentais prêt à tout »[12].

Ici encore la lucidité se manifeste au cours d'un rêve, mais cette fois c'est un élément du décor qui la déclenche (« Sans trop savoir pourquoi, la contemplation de ce cadre majestueux me fit réaliser que j'étais en train de rêver! ») ce qui laisse supposer que le rêve lui-même est d'une qualité particulière. La lucidité ajoute immédiatement une nouvelle dimension à la perception de l'environnement onirique (« Éclairée par la lucidité de ma conscience, la splendeur imposante du château m'apparut encore plus merveilleuse ») et modifie l'attitude affective du rêveur de plusieurs façons au cours du rêve : il explore le monde imaginaire « le cœur en émoi » et affronte un personnage onirique qu'il aurait probablement fui s'il n'avait pas eu conscience de rêver (« Toutes mes forces instinctives me commandèrent d'un seul cri : "Fuis!" Mais je me souvins alors que cette apparition terrifiante n'était qu'un rêve. Enhardi à cette pensée, je dominai ma peur et, au lieu de fuir, je m'envolai droit vers la créature »). L'auteur de ce rêve met lui-même l'accent sur ses aspects inhabituels : capacité de penser clairement, de se souvenir de sa vie de veille et d'agir délibérément, dont le rêve donne un exemple : « Arrivant au château à la croisée de deux couloirs, j'exerçai mon libre arbitre et, optant pour celui de droite ». Mais plus encore le rêveur est doué de capacités non communes : « chaque fois que je veux aller quelque part en rêve, je vole ».

A la lecture d'un tel rêve la tentation est forte de mettre l'accent davantage sur ce que la conscience de rêver semble permettre dans le rêve (et d'en conclure que le rêve lucide est un rêve sur lequel le moi conscient exerce un contrôle) que sur cette conscience elle-même. Or, plusieurs facteurs prémunissent contre une telle façon de voir. D'abord tous les rêves lucides ne sont pas nécessairement des rêves dans lesquels le rêveur peut contrôler (même très partiellement) son environnement ou ses actes, comme le montre le rêve précédent. Ensuite de nombreux rêves sont rapportés comme étant contrôlés sans que la lucidité intervienne : « Je distingue la lucidité onirique du contrôle des rêves pour la simple raison que, dans ma propre expérience, il n'existe pas de lien entre ces deux processus (si ce n'est, peut-être, une relation d'antinomie). J'exerce sur mes cauchemars un contrôle assez efficace, mais c'est presque toujours en l'absence de la lucidité. Par ailleurs, je fais périodiquement des rêves lucides - d'un caractère assez terre-à-terre, il faut bien le dire - dans lesquels je suis seulement consciente de rêver sans chercher d'aucune manière à les contrôler. […] j'ai tenté, récemment, d'obtenir quelques rêves lucides dans un but de contrôle. Il y en eut qui prirent rapidement une tournure menaçante ; pour d'autres, il se produisit aussitôt un effacement du décor, ou bien ce dernier devint achromatique »[13]. Le contrôle du rêve n'apparaît donc pas comme un élément essentiel du rêve lucide. On voit à quel point il est difficile de donner une idée relativement précise du phénomène du rêve lucide à l'aide d'une simple définition ou d'un seul exemple. Dans un cas les structures de la langue rendent cette définition paradoxale, voire contradictoire. Dans l'autre le contenu du rêve cité risque de détourner l'attention vers ses aspects inhabituels ou au contraire tout à fait ordinaires.

Ces écueils à présenter le phénomène de façon satisfaisante tiennent à une tendance qu'a l'esprit à chercher et à saisir les contenus de conscience plus que les faits de conscience. Or, de même que le fait de conscience ne peut généralement être saisi sur soi-même que par une sorte de retour sur soi, et non de façon immédiate, de même le phénomène de la lucidité onirique nécessite pour être bien compris une étude approfondie des rêves lucides. Cependant, s'il fallait s'efforcer de donner une idée globale du phénomène avant d'en aborder l'étude, on pourrait dire que le rêve lucide se caractérise pour le rêveur par un "éveil" de la conscience de sa situation sans qu'il quitte la scène onirique. Cette définition est le plus petit commun dénominateur de l'ensemble des travaux sur le rêve lucide. Mais si elle est reconnue comme nécessaire, est-elle pour autant suffisante ?

La conscience qu'a le rêveur de rêver n'est pas toujours, en effet, considérée comme le seul élément central de caractérisation de ce type de rêves. Elle est parfois exposée comme la résultante d'un autre élément présenté alors comme déterminant. D'où la question de savoir si dans la littérature cette conscience de rêver est ce qui autorise la manifestation des autres éléments ou si elle en dépend ou si encore elle leur est comme rattachée de l'extérieur. Une première réponse est suggérée par l'intention même de définir le phénomène et ses conséquences. Cette intention conduit en effet à placer la conscience de rêver dans une position privilégiée en ce que non seulement on en remarque la présence mais aussi la nécessité.

Quand, en effet, on se tourne vers les auteurs qui n'ont pas cherché à définir le phénomène, comme Hervey de Saint-Denys, on se rend compte que si la conscience de rêver a favorisé leur investigation des phénomènes oniriques, elle n'a jamais fait l'objet d'une interrogation pour elle-même : elle a été constatée puis utilisée, mais il n'a pas semblé à leurs auteurs que cette utilisation même pouvait modifier l'essence de l'expérience onirique, ou, en d'autres termes, que la présence de cette conscience de rêver permette de considérer ces rêves comme appartenant à une catégorie particulière. Il en résulte que, dans les récits qu'ils nous ont laissés, on ne peut pas toujours distinguer ceux qui correspondent à des rêves lucides de ceux qui correspondent à des rêves ordinaires même lorsqu'ils font quotidiennement l'expérience de la lucidité : « je peux attester qu'il ne m'arrive guère de m'abandonner aux illusions d'un songe sans retrouver, du moins par intervalles, le sentiment de la réalité »[14]. Puisque la conscience de rêver est d'une importance déterminante pour l'observation des rêves on pourrait la supposer présente dans tous les récits d'Hervey de Saint-Denys sauf lorsqu'il est fait mention du contraire. Or, s'il note l'importance générale de cette faculté, l'auteur omet de nous dire le rôle qu'elle joue dans le détail de ses rêves, à tel point que l'on ne se rend compte que certains rêves ne sont pas lucides qu'à l'occasion de remarques annexes. En témoigne le rêve qui suit :

 « Je rêve que j'ai découvert de grands secrets magiques par le moyen desquels je puis évoquer les ombres des morts, et aussi transformer les hommes et les choses selon le caprice de ma volonté. Je fais d'abord surgir devant moi deux personnes qui ont cessé d'exister depuis plusieurs années, et dont les images fidèles m'apparaissent néanmoins avec la plus parfaite lucidité[15]. Je souhaite de voir un ami absent ; je l'aperçois aussitôt, couché et endormi sur un canapé. Je change un vase de porcelaine en une fontaine de cristal de roche, à laquelle je demande une boisson fraîche qui s'échappe à l'instant d'un robinet d'or. J'avais perdu depuis plusieurs années une bague que je regrettais beaucoup. Le souvenir m'en vient à l'esprit. Je désire la retrouver ; j'émets ce vœu, en fixant les yeux sur un petit charbon que je ramasse dans le foyer, et la bague est aussitôt entre mes doigts »[16].

Pour qui a à l'esprit la déclaration de l'auteur d'être la plupart du temps conscient en dormant de sa situation d'homme endormi, et pour peu qu'il ait associé l'idée de contrôle à celle de conscience de rêver comme le suggère implicitement le rêve de LaBerge, ce rêve présente les caractéristiques d'un rêve lucide. Or, Hervey de Saint-Denys signale incidemment qu'il n'en est rien : « A mon réveil, je suis frappé par cette idée que ma volonté seule avait successivement évoqué toutes ces images. Il est vrai que je n'avais pas eu le sentiment d'être le jouet d'un songe ; mais je n'en avais pas moins rêvé exactement ce que j'avais voulu »[17]. De même la quotidienneté de l'expérience est sans doute due à une illusion rétrospective car, pour mener à bien une expérience onirique dans laquelle il projette de se donner la mort afin d'en observer les conséquences, il doit attendre un mois : « Je résolus de ne point laisser échapper la première occasion qui s'en présenterait, c'est-à-dire le premier rêve lucide[18] au milieu duquel je posséderais bien le sentiment de ma situation. J'attendis près d'un mois ; il faut avoir de la persévérance »[19]. Cette tendance à considérer la conscience de rêver uniquement sous l'angle de son utilisation pratique sans prendre en considération son impact possible sur le rêve lui-même semble être une démarche naturelle de la pensée car elle surgit spontanément chez ceux qui découvrent le rêve lucide par eux-mêmes, sans avoir connaissance de la littérature sur le sujet.

En revanche les auteurs qui ont cherché à définir le phénomène de façon articulée sont généralement informés sur le travail de leurs prédécesseurs[20]. Le premier à avoir tenté de discerner précisément le phénomène, et à lui avoir donné le nom de "rêve lucide", van Eeden, était un lecteur d'Hervey de Saint-Denys qui s'efforçait de répondre aux critiques de Maury et d'Ellis pour rendre compte de sa propre expérience : « Niant la possibilité d'une mémoire intégrale et d'un pouvoir de décision volontaire dans le rêve, ils diraient sans doute que ce que j'appelle rêve n'est rien de tel, mais plutôt une sorte de transe, d'hallucination ou d'extase »[21]. Alors que les rêveurs lucides spontanés comme Hervey de Saint-Denys ne questionnent pas la nature de l'expérience, les rêveurs ordinaires tels qu'Ellis ou Maury la mettent complètement en question en la marginalisant. Pour éviter ce danger van Eeden se voit obligé de fournir une définition positive du rêve.

Il commence négativement par préciser que ces rêves sont complètements coupés de la vie de veille : « Tout ce que je puis dire, c'est que mes observations ont été effectuées dans un état de sommeil normal et profond et qu'il y eut 352 cas où je me souvenais parfaitement de ma vie de veille, étant également capable d'actes volontaires. J'étais alors si profondément endormi qu'aucune sensation corporelle ne s'offrait à ma perception. Toute personne qui refuse de nommer rêve un tel état mental reste libre de suggérer d'autres appellations. Pour ma part, ce furent précisément les rêves de ce genre - ceux que je qualifie de "rêves lucides" et que j'ai classés dans la section E de mon tableau - qui éveillèrent en moi le plus vif intérêt et que je m'efforçai de noter avec le plus grand soin »[22].

Il donne ensuite une définition positive du rêve : « Le rêve est une réintégration plus ou moins complète du psychisme, mais qui s'effectue dans une autre sphère, dans un mode d'existence psychique et non spatial. Cette réintégration peut atteindre le point où, en même temps qu'un souvenir parfait de la vie de veille, elle autorise la réflexion, puis l'action volontaire après avoir réfléchi »[23]. Cette définition lui permet d'expliquer l'existence du rêve lucide car, si le rêve est la réintégration de la psyché, le rêve lucide sera donc un haut degré de réintégration : « Dans ces rêves, la réintégration de fonctions psychiques est si complète que le dormeur se souvient de sa vie de veille et de sa condition, atteignant un parfait état de conscience claire, restant capable de diriger son attention et d'entreprendre librement diverses actions volontaires »[24].

Dans la classification des rêves que van Eeden met au point, le rêve lucide apparaît comme une catégorie particulière, bien distincte d'autres catégories telles que les rêves de démons (qui suivent fréquemment le rêve lucide et dans lesquels le rêveur est tourmenté par des personnages déplaisants), les rêves de mauvais éveil (dans lequel le rêveur croit se réveiller dans une atmosphère étrange) et les rêves initiaux. Or, si nous regardons chacune de ces catégories de près nous nous apercevons que les rêves qui s'y incluent remplissent, la plupart du temps pour les rêves de démons et de façon essentielle pour les autres catégories, les conditions données pour le rêve lucide. Van Eeden décrit le rêve de mauvais éveil de la façon suivante : « Nous avons la sensation de nous éveiller dans notre chambre familière, puis nous commençons à remarquer, dans l'entourage, certains éléments troublants ; nous percevons des mouvements inexplicables, nous entendons des bruits étranges, et nous savons alors que nous n'avons pas cessé de dormir »[25]. De même les rêves initiaux : « Dans le type de rêve initial (H), je vois et je ressens comme dans tout autre rêve. Je me souviens presque entièrement de ma vie diurne, je sais que je dors, je sais à quel endroit je me trouve, mais toutes les sensations du corps physique, internes ou externes, viscérales ou périphériques, sont entièrement absentes »[26].

C'est donc que la conscience de rêver, si elle est une condition nécessaire, n' est pas cependant suffisante pour caractériser le rêve lucide aux yeux de van Eeden. En fait, pour lui le rêve lucide est plus profond et plus intense que les deux autres, aussi bien en ce qui concerne la conscience de rêver que le bonheur qu'il en retire. Il est cependant intéressant de noter que, lorsqu'il défend l'existence du rêve lucide devant Maury et Ellis, il ne tient pas compte de cette différence, comme si elle n'était pas essentielle ; il ne l'introduit qu'au cours de sa classification. Cela signifierait que la critique de Maury et d'Ellis ne porte pas, pour van Eeden, sur le rêve lucide lui-même mais sur une de ses caractéristiques : ainsi van Eeden s'intéresse à un type particulier de rêve, ce qu'on pourrait appeler le "rêve lucide au sens strict", conscient et agréable. Mais pour pouvoir le décrire il lui faut d'abord le définir et cette intention le pousse à dégager un caractère essentiel, la conscience de rêver, celle qui "fait la différence", même si sa pensée n'est pas explicite sur ce point. Il est donc amené à catégoriser toute une série d'expériences qu'il oppose ainsi à la catégorie des rêves ordinaires, et en cela il reconnaît l'influence de cet élément essentiel sur les rêves des catégories non ordinaires.

De façon générale on peut constater que l'intention de définir le phénomène, qu'elle soit ou non suscitée par des objections, amène à s'intéresser au rêve lucide pour lui-même et à rechercher les rapports qu'il entretient avec les rêves ordinaires. Le rêve lucide est alors considéré comme une catégorie très particulière de rêves : « Au moins, dans mon propre cas, je considère mes rêves lucides tout à fait différents de mes rêves ordinaires, à la fois dans leur netteté perceptive et dans leur qualité affective »[27]. On tente alors de mettre au point des classifications générales dans lesquelles le rêve lucide s'insère, ainsi qu'une typologie des rêves lucides eux-mêmes. Dans un cas comme dans l'autre, cela amène les auteurs à chercher des critères de classification et, par là, à prendre conscience des problèmes que pose la définition minimale du phénomène, problèmes que les investigateurs spontanés comme Hervey de Saint-Denys ne pouvaient se poser.

Ces problèmes qui apparaissent avec l'intention de définir le phénomène, nous avons déjà constaté qu'ils prenaient deux formes : l'inadéquation, pour ne pas dire l'impossibilité du langage courant à traduire cette expérience onirique particulière, et son corollaire : l'obscurité qui entoure la notion de "conscience" dans l'expérience quotidienne qu'on en a. Il nous faut maintenant aller au-delà de la simple constatation pour comprendre comment ils se constituent et si une réponse immédiate et simple leur a été apportée par des auteurs plus récents.

La première difficulté vient principalement de ce que l'on essaie d'introduire la conscience dans un lieu où elle se trouve déjà. En effet le rêveur ordinaire dispose d'une certaine sorte de conscience puisqu'il est conscient de l'environnement onirique qu'il perçoit, qu'il agit ou désire en rêve en fonction d'un moi onirique qui a ses exigences propres, bref qu'il adopte un comportement conscient. Cependant, cette conscience, que l'on peut appeler conscience onirique, se limite au rêve en cours, elle n'est ni consciente d'elle-même, ni d'un au-delà de l'expérience qui serait la réalité de l'éveil. Les rêveurs lucides n'introduisent donc pas la conscience dans le rêve mais, en quelque sorte, étendent son intentionnalité : le rêveur lucide est conscient de la qualité onirique de l'expérience en cours, ce qui implique qu'il a, même dans une mesure peu importante, le souvenir de sa vie de veille, ne serait-ce que pour l'opposer au rêve qui se déroule. Ici surgit la deuxième difficulté qui prend sa source dans une habitude de pensée. Nous nous sommes accoutumés depuis les travaux de chercheurs comme Bergson ou Freud à considérer le rêve comme une sorte de pensée inférieure, c'est-à-dire soit une pensée de veille diminuée, soit une régression vers un mode d'expression prérationnel. Comme le fait remarquer Celia Green : « On définit en général le rêve par son irrationalité et par la discontinuité qu'il présente vis à vis de l'expérience de veille. Autrement dit, les événements du rêve n'obéissent pas aux lois habituelles du monde physique, le sujet ne met pas ce qui lui advient en rapport avec les souvenirs de sa vie passée ou du monde normal, et son rêve se déroule de telle manière qu'il paraît sans continuité avec le reste de son existence »[28].

Le rêve est ainsi défini par rapport à ce qui a été "perdu" de la vie de veille. La veille intégrerait donc naturellement cet état inférieur et se souvenir de ses rêves, une fois éveillé, résulterait implicitement de cette intégration. En revanche se souvenir en rêve de l'état de veille renverserait la logique de ce modèle. Comment les auteurs se sortent-ils de ces deux difficultés ? Principalement en essayant de clarifier d'un point de vue conceptuel ce qu'ils entendent par conscience et en s'efforçant de sortir du modèle intégratif par le recours à d'autres types de comparaisons.

C'est en effet immédiatement après avoir donné la définition du rêve lucide que Celia Green se voit obligée, pour répondre à l'objection classique de Malcolm, de préciser la définition de la conscience : « Il existe une difficulté supplémentaire quant à l'emploi du terme de "conscience" (ou de "conscience attentive"). Nous disions, dans notre définition, qu'une personne fait un rêve lucide quand elle est "consciente de rêver". Mais selon l'observation de Malcolm, "le fait d'avoir une expérience consciente, de quelque nature qu'elle soit, n'est pas ce qu'on appelle dormir[29]…" »[30]. A cette objection elle répond d'abord par un argument de fait : « Il paraît certes très bizarre d'affirmer que le sujet cité au début de ce chapitre n'était pas "conscient" au moment de l'expérience qu'il décrit »[31]. Le rêve en question ne peut en effet se plier au postulat de Malcolm :

Sans le préliminaire d'une expérience de rêve ordinaire, je me trouvai soudain à bord d'un assez grand bateau, voguant à une allure normale sur ce qui me paraissait être l'embouchure d'un fleuve, non loin de l'endroit où il se jette à la mer. De part et d'autre, on apercevait des paysages agréables, verts et boisés, tandis qu'en avant l'eau s'étendait à l'infini. Le pont était lisse et propre, réchauffé par le soleil, et je sentais la brise sur ma peau. Cela me surprit, car je savais que, dans un rêve, on n'éprouve pas les sensations physiques du moment avec la même intensité, ou la même subtilité que dans la vie réelle. J'étais suffisamment maîtresse de mes pensées et de mes mouvements pour me pincer le bras, afin de m'assurer que c'était bien un rêve. Je sentis la chair sous mes doigts, ainsi que la légère douleur causée par le pincement, et cela me remplit d'une réelle inquiétude. Je savais, en effet, que je n'aurais pas dû me trouver à bord de ce bateau, en plein jour. Je ne voyais pas mon propre corps, mais j'étais suffisamment lucide pour l'imaginer, inerte, dans mon lit à Paris.[32]

Celia Green se place ensuite pour répondre à Malcolm sur son propre terrain, celui du langage : « Le problème serait peut-être résolu si l'on parvenait à distinguer une "inconscience physiologique" d'une part et de l'autre une "inconscience psychologique." On définirait la première par l'absence de réponse à certains stimuli externes. L'état d'inconscience psychologique serait plus difficile à caractériser. On aurait, en effet, quelque mal à déterminer des critères spécifiques : incapacité à discriminer, amnésie, inattention, ou autres, qui ne se manifestent pas, à l'occasion, dans un état de veille normal »[33]. Green s'efforce ici d'approfondir le langage courant en distinguant plusieurs types d'inconsciences.

On pourrait tout aussi bien distinguer différents types de consciences. Le langage aurait certainement besoin d'être corrigé sur ce point car les expressions qu'il utilise ne font pas la différence entre l'état physiologique et le type de conscience. Ne dit-on pas de quelqu'un qui s'éveille qu'il revient à la conscience et de quelqu'un qui sombre dans le sommeil qu'il perd conscience ? Or, si l'on tient compte ne serait-ce que de la conscience onirique du rêveur ordinaire, on s'aperçoit qu'une telle distinction est trop abrupte. Des individus qui, à l'état de veille, n'ont pas conscience de leur état d'homme éveillé, peuvent s'observer parmi ceux qui sont abrutis par une drogue, absorbés dans un film ou entièrement pris dans une activité de type répétitif. Dans un tel cas leur conscience serait plus proche de ce que l'on appelle la conscience onirique[34]. Une distinction équivalente à celle de Celia Green pourrait donc être envisagée en ce qui concerne la conscience en séparant dans le langage l'état physiologique d'un individu de son type de conscience. Si par exemple on appelle conscience "floue" (ou directe ou passive) une conscience limitée et aveugle quant à l'état dans lequel elle se trouve, et conscience "claire" (ou réfléchie) une conscience qui connaît son état, on se rend compte alors que chacun de ces types de consciences se manifeste aussi bien dans le sommeil que dans la veille. A l'état de veille la conscience floue caractériserait l'individu hébété tandis qu'en rêve elle prendrait la forme de la conscience onirique ordinaire ; de son côté la conscience "claire", qui accompagne les activités les plus courantes de l'état de veille, se transformerait dans le sommeil en lucidité onirique[35].

Cependant, ces considérations sur le langage ne font que déplacer le problème. Si la distinction entre l'état physiologique et le type de conscience est un pas indispensable dans la compréhension du phénomène, celle entre conscience "claire" et conscience "floue" reste approximative, d'une part parce leur nature n'est pas clairement définissable d'un point de vue absolu (pour le rêveur non lucide qui est persuadé d'être éveillé, sa conscience est "claire", elle ne devient floue qu'au réveil[36]) et d'autre part parce toute une gamme de types de consciences peut s'y s'intercaler. La question de savoir ce qu'est la conscience de rêver n'est donc que repoussée.

Puisque la clarification conceptuelle du langage n'est pas satisfaisante, il reste la solution de s'appuyer sur des modèles et des comparaisons. C'est ce que fait LaBerge lorsqu'il met à égalité l'état de conscience du rêveur lucide et celui de l'homme éveillé pour supprimer la référence à un modèle intégratif. Pourtant ce recours à la comparaison se révèle lui aussi inefficace. En effet pour LaBerge l'état de conscience du rêveur lucide et celui de l'homme éveillé sont similaires en ce que « les deux sont capables de réfléchir, de se souvenir, de percevoir et d'agir à l'intérieur d'un monde phénoménal »[37]. Mais dans ce cas qu'est-ce qui différencie le rêve lucide du rêve ordinaire où ces qualités sont également présentes ? Implicitement la comparaison porte en fait sur la différence avec le rêve ordinaire, mais dans ce cas on quitte l'utilisation du modèle, puisqu'on retourne à une définition par négation, en essayant de dire ce que le rêve lucide et le rêve ordinaire ne sont pas l'un par rapport à l'autre. L'utilisation de la comparaison, dans la mesure où l'on cherche un modèle, est donc source de problèmes.

L'exigence d'une définition et d'une compréhension minimale nous amènent ainsi à poser l'hypothèse que le rêve lucide est un état particulier dont la définition ne peut être construite à l'aide d'éléments déjà connus mais qu'elle doit au contraire résulter d'une étude de ses particularités même. Une première compréhension ne peut être qu'approximative et provisoire et seul un examen approfondi du phénomène permet d'en saisir l'essence. Mais on peut néanmoins se demander comment s'y prendre dans la mesure où on ne dispose pas de critère net.

En fait ce critère peut être trouvé dans la définition minimale elle-même à condition de la lire de façon un peu différente. Si en effet nous tenons compte des difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés nous pouvons y découvrir le seul élément vraiment nécessaire, même s'il n'est pas suffisant, pour obtenir un rêve lucide ; et, armés de cet élément, nous intéresser aux rêves dans lesquels il est présent. Ce n'est qu'a posteriori, une fois la recherche des critères complétée, que nous pourrons décider si les rêves ainsi examinés entrent ou non dans la catégorie des rêves lucides. Cet élément minimal est la conscience de rêver. Ce que nous proposons maintenant diffère de ce qui a été dit précédemment car les analyses précédentes mettent l'accent sur la conscience de rêver, ce qui rend leur position périlleuse. Or, nous soutenons que ce n'est pas la conscience qui est en question ici puisque, d'une part, le rêveur ordinaire dispose de la conscience onirique et que, d'autre part, la conscience de veille et la conscience du rêveur lucide ne sont que très difficilement comparables, mais l'intentionnalité spécifique qui est justement celle de savoir qu'on rêve. C'est cet élément qui est présent d'un bout à l'autre de la littérature sur le rêve lucide et c'est finalement chez ceux qui n'ont pas cherché à définir le phénomène pour lui-même qu'on le trouve mentionné avec le plus de clarté. Hervey de Saint-Denys dit à plusieurs reprise conserver « toujours, dans la plupart de mes rêves, la conscience de mon état d'homme endormi »[38], il dit avoir le sentiment de sa situation véritable, bref il insiste sur cet élément qu'il considère comme la condition primordiale pour l'étude de ses rêves.

On pourrait cependant considérer que ce qui importe avant tout c'est le souvenir de sa vie de veille, la mémoire des événements quotidiens, attitude légitime pour sortir du modèle intégratif. Pour objecter au critère de discontinuité dans la définition habituelle du rêve, Celia Green remarque que « Certains sujets assurent que, dans un rêve lucide, ils conservent la plus grande part, sinon la totalité des souvenirs qu'ils ont à l'état de veille. S'il en est ainsi, la "discontinuité de l'expérience personnelle" est évidemment minimale »[39]. Mais à notre avis si cette objection est juste pour la définition du rêve en général, elle n'apporte rien à celle du rêve lucide. Les souvenirs peuvent être très complets et précis et ne jouer aucun rôle dans le fait de savoir que l'on rêve. Nombreux sont les rêves où le rêveur a un souvenir parfait de sa vie de veille sans pour autant se rendre compte qu'il rêve. Il en va de même pour le sentiment d'identité, le libre arbitre ou l'exercice de la volonté en rêve. Le fait de savoir que l'on rêve est donc premier et incontournable.

Si toutefois cet élément se révèle incontournable, pourquoi ne serait-il pas suffisant ? Pourquoi un examen approfondi est-il nécessaire ? Nous avons rencontré chez van Eeden un rêve qui présente apparemment ce critère et se révèle en dernière analyse ne pas être un rêve lucide : il rêve que Theodore Roosevelt est mort, qu'il se réveille et raconte le rêve, puis qu'il se dit : « Maintenant je sais que je rêve et où je suis », mais remarque au réveil qu'il s'agissait d'une fausse lucidité. Ce rêve met l'accent sur un point important : on peut se dire en rêve qu'on rêve, c'est-à-dire que le rêve ordinaire peut mimer le rêve lucide, mais l'élément de savoir doit être effectif. Il faut donc trouver les critères qui permettent de confirmer ou d'infirmer le rêve lucide malgré la présence de cet élément dans le rêve. Dans cet exemple l'infirmation est donnée après le réveil. Le "savoir qu'on rêve" ne serait donc pas suffisant d'un point de vue méthodologique sans la confirmation du rêveur ou d'autres indices décelables dans le récit du rêve. C'est ce qui nous amène à chercher s'il n'existe pas au sein du rêve d'autres critères qui compléteraient celui-là. On peut par exemple s'intéresser à l'interaction de la conscience de rêver avec le contenu du rêve, ou encore chercher de façon systématique en quoi le rêve lucide, la conscience de rêver mise à part, diffère du rêve ordinaire pour ce qui est de l'environnement onirique ou des possibilités qui s'offrent au rêveur.

Nous disposons donc d'un critère nécessaire mais non suffisant, la conscience de rêver, pour aborder l'étude du rêve lucide, étude qui seule nous livrera sinon une définition, du moins des éléments susceptibles de nous ouvrir à une compréhension approfondie du phénomène. Il faut néanmoins remarquer que le fil directeur d'une telle étude n'est pas aisé à trouver. Si l'on part de la conscience de rêver pour remonter à ce qu'elle implique nécessairement ou éventuellement, on peut orienter cette recherche selon deux grands axes : celui de la lucidité onirique elle-même (la conscience de rêver), et celui des capacités du rêveur lucide (l'interaction du rêveur avec l'environnement onirique). Ce deuxième axe lui-même suppose pour être tout à fait compris l'étude de l'environnement onirique du rêve lucide afin de déterminer éventuellement dans quelle mesure il diffère de celui du rêve ordinaire.

§ 1. La lucidité onirique

Nous avons vu que le plus petit commun dénominateur qui peut nous introduire à l'étude du rêve lucide comme condition nécessaire mais pas obligatoirement suffisante, est la conscience de rêver, en mettant l'accent sur "de rêver". Van Eeden s'est référé à cette conscience de rêver par le terme de "lucidité" et l'usage s'est par la suite répandue de lui donner le nom de lucidité onirique. Le mot "lucidité" renvoie à l'idée d'une certaine clarté, ou si l'on préfère d'une netteté conscientielle qui permet de dépasser la comparaison ou l'assimilation de la conscience de rêver à la conscience de l'état de veille, car il met l'accent sur une certaine qualité de cette conscience. Pour comprendre ce qui est ici en question il faut cependant nuancer cette idée de lucidité en éliminant ce qui, lorsqu'on l'utilise pour l'état de veille, pourrait induire en erreur.

L'examen de l'expérience de l'état de veille normal nous montre qu'elle est susceptible de variation d'intensité aussi bien en ce qui concerne la connaissance que j'ai du monde que celle que j'ai de moi-même. Comme le souligne Charles Tart : « Mes perceptions, ma compréhension du monde et de moi-même peuvent varier quant à leur degré de lucidité. Prenez mon univers et voyez quelles seront les situations extrêmes de l'expérience que je puis en avoir. D'une part, ma vision sera floue, mal accommodée, ma situation dans l'espace sera incertaine, la signification du monde qui m'entoure restera obscure. A l'opposé, j'aurai une perception claire et intense, je reconnaîtrai immédiatement tout ce que contient mon environnement, je saurai nommer chaque chose et connaîtrai la fonction et la place qui sont les siennes dans le monde.

« Prenez maintenant ma personne. Dans l'une des situations extrêmes, je serai dans un état de confusion, mal assuré de mon identité dans une situation donnée, tout aussi incertain de ce que je puis être, de façon générale, au-delà des circonstances particulières. Je souffrirai peut-être d'une succession trop rapide d'émotions ou de concepts contradictoires, je ressentirai mon propre corps comme m'étant étranger, je ne saurai pas clairement qui je suis et serai sujet à des représentations illusoires de ma propre personne. A l'autre extrême, celui de la lucidité, je n'éprouverai aucun doute sur mon identité au sens le plus général et serai capable d'appréhender la façon dont je fonctionne à ce moment particulier du temps, en un lieu défini de l'espace »[40].

La lucidité se révèle donc être une certaine qualité de la conscience et par là une grandeur intensive. D'un point de vue absolu on pourrait la définir comme « l'expérience de l'accès immédiat et clair à toutes les informations utiles sur lui-même ou son monde auxquelles un être humain peut avoir accès »[41]. Cette définition d'une lucidité absolue ne peut cependant servir que de référence idéale car elle est impossible à trouver dans l'expérience de la vie de veille ou elle ne peut qu'être mesurée de façon relative : il faut alors définir ce qu'est un état ordinaire, c'est-à-dire vécu par la plupart, pour caractériser la lucidité par rapport à cet état comme l'accès de la conscience à un nombre plus grand d'informations perceptives ou cognitives.

Si nous transposons cette idée de la lucidité à la vie onirique, nous nous apercevons que le rêveur lucide a effectivement plus d'informations sur son monde et sur lui-même que dans un rêve ordinaire, puisque se savoir dans un rêve peut-être considéré comme une information relativement importante quant à son attitude (par exemple si le rêveur se trouve dans un cauchemar et que se sachant en train de rêver il s'efforce de se réveiller) et que cette information en fait surgir d'autres. Cependant, on trouve des rêves ordinaires dans lesquels le rêveur dispose de plus d'informations que dans certains rêves lucides[42]. Tart lui-même admet que, dans le cas du rêve lucide, le changement n'est pas quantitatif (c'est-à-dire dépendant du nombre d'informations) mais qualitatif. « Cependant, le passage au rêve lucide se décrit généralement en termes de changement qualitatif. Aucun rêveur ne vous fera un compte rendu dans lequel il dirait : "S'agissant de ce personnage de mon rêve, je m'aperçus que j'avais en mémoire, à son sujet, environ 15% d'éléments informationnels de plus que d'habitude, et c'est pourquoi je parle de lucidité". Le changement concerne la qualité générale du rêve. Il s'agit d'une réorganisation de ses rapports internes produisant un état de conscience modifié, bien différencié par comparaison avec ce qui se passe dans un rêve ordinaire. Ces modifications de rapports peuvent inclure l'apparition de fonctions psychologiques, comme la volonté, qui étaient absentes dans le rêve non lucide. La meilleure appellation pour un changement de ce genre serait celle de "lucidité qualitative" »[43].

On peut donc garder l'idée de clarté à soi-même en rêve pour définir la lucidité onirique à condition de préciser que cette clarté doit avant tout s'étendre à la connaissance de la nature de l'expérience. Le changement qualitatif que constitue la lucidité onirique par rapport à la conscience onirique peut en entraîner d'autres mais aussi permettre un accès à de nouvelles informations. En d'autres termes la lucidité qualitative peut entraîner le développement de la lucidité quantitative mais non l'inverse.

Nous pouvons donc déjà caractériser la lucidité onirique, en tant que lucidité, comme une lucidité qualitative c'est-à-dire qui suppose une modification radicale de l'état de conscience. Cette modification radicale est due à une sorte de "surconnaissance", c'est-à-dire à une connaissance certaine qui porte sur l'ensemble du monde onirique perceptible et que ce monde ne peut pas fournir directement par lui-même[44]. Mais que signifie cette modification radicale de la conscience et comment la comprendre autrement que par l'expérience personnelle ?

La lucidité onirique marque une sorte de saut qualitatif conscientiel et l'expérience en est suffisamment saisissante pour que les rêveurs lucides parlent d'un éveil à l'intérieur du rêve, ce qui les amène tout naturellement à identifier la lucidité onirique à la conscience de veille. Ainsi, de façon spontanée, la conscience de l'état de veille ordinaire sert de référence à la description, même si une identification de l'une et de l'autre ne peut être acceptée sans examen. L'élément déterminant qui permet de distinguer le rêve lucide du rêve ordinaire est la visée de la nature de l'expérience vécue, visée qui doit être effective, faute de quoi on a affaire à une fausse lucidité qui se situe dans le rêve ordinaire. Ce qu'il faut donc déterminer c'est ce qui rend cette visée effective et comment elle s'effectue. En d'autres termes : comment est vécue cette reconnaissance de l'intérieur, et qu'est-ce qui dans les récits de rêves lucides nous permet d'y avoir accès ?

Pour répondre à ces questions il faudrait pouvoir préciser quels éléments oniriques le fait de savoir qu'on rêve tend à impliquer et sous quelle forme ces éléments se manifestent éventuellement dans le récit. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer que la lucidité elle-même ne fait pas toujours l'objet d'une mention explicite, probablement parce que le langage ne s'y prête pas particulièrement, mais surtout parce que les expériences conscientielles se situent par essence en dehors de la narration. Mais, même lorsqu'elle est mentionnée, son rapport avec l'ensemble du récit n'est pas toujours facile à saisir. Pour ne prendre qu'un exemple, la lucidité signalée peut être ponctuelle ou intermittente. Si le rêveur ne précise pas ces fluctuations, le lecteur ne peut savoir où elles se situent. Or, un tel travail impliquerait un récit à deux niveaux, et les rêves ayant en eux-mêmes cohérence et continuité, le rêveur n'aura pas tendance à interrompre un récit qui l'entraîne dans son mouvement propre. Ainsi noter systématiquement ses états de conscience et leurs modifications est spontanément contre nature, non seulement parce que ce qui est raconté entre avant tout dans le cadre de ce qui est descriptible, ce qui n'est pas le cas de la conscience, mais aussi en raison de la logique du récit. Une double notation, descriptive et conscientielle, demanderait un apprentissage et un entraînement uniquement pour le bénéfice du chercheur. De plus cela supposerait que les états de conscience oniriques lucides et leurs modification soient déjà répertoriés alors que justement nous cherchons à les répertorier à l'aide des récits transcrits[45].

La seule façon de briser ce cercle est de partir d'une situation de référence, quitte à l'examiner par la suite. Cette situation est évidemment l'état d'éveil ordinaire, et beaucoup d'auteurs s'appuient spontanément sur elle comme en témoigne cette réaction de Muldoon concernant un type particulier de rêve lucide, le rêve de sortie hors du corps (qu'il considère pour sa part comme une "sortie" réelle) : « La première attaque du sceptique ou même du chercheur honnête contre celui qui se projette consciemment, est que celui-ci peut fort bien ne pas du tout quitter son corps physique et que ce qu'il croit avoir vécu est seulement un rêve qui s'est imprimé, de façon indélébile, dans sa mémoire. Il n'y a qu'une réponse à cette supposition. Si une personne ne sait pas quand elle est consciente, alors peut-être conviendrait-il qu'elle se soumette à certains examens médicaux ?…

« Le sceptique dira encore : "Dans vos rêves vous ne savez pas que vous n'êtes pas entièrement conscient." C'est un raisonnement à l'envers! En rêvant, un homme peut ne pas savoir qu'il est inconscient mais, quand il est conscient, il sait pertinemment bien qu'il ne rêve pas. Pourquoi ? Simplement parce que nous avons, lorsque nous sommes conscients, une perception distincte à la fois du présent et du passé »[46].

Muldoon appuie la réalité de la projection hors du corps sur la pleine conscience du sujet, tandis qu'il caractérise les rêves ordinaires par l'absence de conscience de soi. La notion de lucidité onirique permet ici d'affiner les catégories de l'expérience par rapport au langage courant. Mais ce qui nous intéresse dans ce texte c'est que la réaction de Muldoon nous montre la limite de l'analyse. Il est toujours possible de questionner l'état de conscience du rêveur lucide, mais il y a une limite à ce questionnement si l'on s'attache à une référence précise. Il est inutile de mettre en œuvre un questionnement qui exigerait des réponses que l'on ne pourrait pas même obtenir concernant l'état de veille. Si par exemple un sujet se souvient avoir été lucide en rêve la nuit précédente, on ne peut pas plus mettre sa déclaration en question que son souvenir d'avoir été conscient durant la journée de la veille - ou on peut n'accorder foi à aucune de ces deux déclarations, l'important étant la cohérence d'attitude de recherche une fois choisi l'état de référence. On pourrait objecter que ce sujet a rencontré, à l'état de veille, d'autres personnes qui pourraient confirmer son souvenir, mais cette objection n'a pas de valeur en soi, le sujet aurait pu être somnambule ou sous hypnose - sans compter le cas où il serait resté chez lui et n'aurait rencontré personne. Si une question n'a pas de sens à l'état de veille, il n'y aura pas de raison de la poser à propos de la lucidité onirique. La cohérence de la démarche est donc indispensable pour comprendre la lucidité en regard de la conscience de veille.

Cette démarche s'appuie sur les récits de rêves lucides. Or, nous avons remarqué qu'à moins de présenter aux yeux du sujet un caractère exceptionnel, l'explicitation des états de conscience est rare dans ces récits, et que surtout ces états se situent à un niveau hors récit qui rend leur notation improbable. De ce fait l'étude n'est possible que si l'on s'accroche aux points d'émergence de ces états de conscience avec le récit. On peut distinguer en effet deux types de récits de ce point de vue : ceux dans lesquels l'état de conscience est ajouté en marge du récit et ceux dans lesquels il est indiqué dans son déroulement et son interaction (même faible) avec le rêve. Ce qui compte alors pour nous ce n'est pas simplement l'émergence de la lucidité onirique, sa disparition ou son atténuation, mais les circonstances oniriques de sa manifestation. Or, pour cela nous ne pouvons nous appuyer sur des rêves trop "travaillés" où l'on ne démêle que difficilement ce qui fait partie de la trame du rêve du commentaire que l'auteur fait sur son rêve une fois éveillé. Par exemple lorsque LaBerge décrit son mode de déplacement en rêve (" Pas à pied, cependant, car chaque fois que je veux aller quelque part en rêve, je vole ") s'agit-il d'une réflexion qu'il se fait à lui-même en rêve du fait de sa lucidité, ou d'un commentaire qu'il fait au réveil à l'intention de ses lecteurs ? La réponse serait aisée à donner si le rêveur n'était pas lucide, mais ici elle peut être problématique. Il faut donc distinguer, dans un rêve rapporté, le récit des événements, le commentaire onirique et le commentaire après réveil. Si nous supprimons le commentaire après réveil nous obtenons des rêves "purs"[47] dans lesquels on peut discerner les deux niveaux mentionnés. Le rêve banal cité en introduction de cette section contient des passages indiquant (passage lucide) ou (fin de la lucidité) de façon un peu extérieure au récit, mais faisant partie de lui. En revanche là où le déroulement des événements accrochent à la lucidité, ces parenthèses disparaissent : " Je sais que je rêve mais je suis obligé de faire tout cela pour franchir la porte ".

Il est probable que de tels points d'accrochage entre la lucidité et les événements oniriques existent même quand le sujet ne les mentionne pas explicitement et qu'il est possible de les cerner par un réseau d'indices qu'il reste à découvrir. Dans ce cas il semble légitime de partir non de la lucidité elle-même mais bien du récit pour analyser la lucidité onirique. De fait l'étude des récits nous permet de voir aussi bien l'émergence de la lucidité, les conditions nécessaires pour qu'elle se maintienne, les degrés dont elle est susceptible, que la façon dont elle prend fin pour le rêveur. Chacun de ces points soulève des problèmes différents que nous rencontrerons au fur et à mesure de leur examen.

I. Circonstances oniriques dans lesquelles apparaît la lucidité.m5

Les circonstances dans lesquelles surgit la lucidité peuvent être abordées de différents points de vue. Si on les considère au sens large, elles comprennent aussi bien les tentatives d'induction à l'endormissement que l'état psychophysiologique du rêveur au cours de la journée ou un stimulant externe. Or, pour l'instant, ces circonstances sont trop globales pour nous aider dans notre étude de la lucidité onirique. Ce que nous cherchons à déterminer ce sont les circonstances immédiates qui entourent la lucidité. Que se passe-t-il dans les environs immédiats du moment où le rêveur peut se dire "je rêve" ? Une étude de l'état physiologique du rêveur à ce moment est possible mais ce qui nous intéresse dans ce chapitre, qui est orienté sur la vie onirique elle-même, ce sont les circonstances oniriques (ou, si l'on veut, psychologiques) de la lucidité. Il s'agit de savoir ce qui se passe pour le rêveur au moment où surgit la lucidité c'est-à-dire dans le rêve ou au moment de l'endormissement, dans le cas où la lucidité est la prolongation de la conscience dans le sommeil. Un exemple peut nous aider à délimiter ce qui est ici l'objet de notre recherche :

« Rêve : Je suis invité à une soirée. Il y a beaucoup de monde dont I. C…. J'ai à lui parler et je lui demande de m'accorder quelques instants tout à l'heure pour discuter un peu. I… me regarde d'un air embêté et surpris, car sans que je l'ai cherché mon ton a été un peu insistant. I… n'a pas vraiment envie de me parler et se fait toujours de moi la même idée. Nous sommes dans un grand appartement près d'un vaste balcon ouvert sur la nuit qui me rappelle celui de notre appartement à D…. Dehors tout est sombre, il règne une atmosphère de fin du monde. Je me sens très dégagé au contraire d'I… et des autres parce que je sais que je peux penser : "c'est un rêve".

« Rêve lucide: Je m'élance dans le ciel mais j'ai du mal à m'envoler. Maintenant il fait plein jour, et je suis dans une maison qui ressemble à un grand magasin. En face de moi une porte vitrée à double battant donne sur l'extérieur. J'essaie de passer au travers mais je n'y parviens pas. Les battants finissent par s'ouvrir sous ma poussée. Une fois dans la rue je vois le soleil qui brille. Et là, j'essaie à nouveau de m'envoler mais n'y arrive que partiellement : je ne peux pas me déplacer d'un bloc. Je me rends compte que je dois monter, comme on gravit des marches d'escaliers. Ou, plus exactement, je surélève d'abord le talon puis je ramène le reste du pied à l'horizontale, et je recommence l'opération. Je marche dans les airs à une hauteur qui dépasse un peu le toit des voitures. […] »[48].

La circonstance onirique dans laquelle surgit la lucidité se trouvera donc le plus souvent dans les environs immédiats de l'endroit où elle est mentionnée dans le récit. Ici nous percevons un enchaînement qui part de l'environnement onirique : l'aspect sombre du décor suscite un sentiment d'inquiétude que le rêveur ne ressent pas lui-même parce qu'il sait qu'il peut se dire qu'il est dans un rêve. La lucidité survient à ce moment-là et il tente de s'envoler. Ce faisant il rompt la trame du rêve en cours et se retrouve dans un autre décor, en plein jour. Dans ce passage la lucidité surgit juste après que le rêveur se soit dit qu'il peut penser qu'il est dans un rêve. Il ne s'est donc pas dit cela parce qu'il savait qu'il rêvait mais pour supprimer son inquiétude, et cette décision a déclenché la prise de conscience. Nous voyons, d'une part, que la circonstance onirique est délicate à isoler et qu'il ne faut pas se tromper sur le point oniriquement décisif ; et, d'autre part, que cette circonstance fait partie d'un ensemble complexe dont il faut découvrir les différents éléments. Ici c'est une méthode d'induction du rêve lucide utilisée normalement à l'état de veille (se dire "c'est un rêve") qui est en quelque sorte détournée pour aider le rêveur à se détacher d'un sentiment désagréable. Elle lui permet néanmoins de se rendre compte qu'il s'agit effectivement d'un rêve. Elle est donc l'occasion de la prise de conscience comme l'indique juste après un commentaire (les deux mots "rêve lucide") qui fait partie du rêve. Les modifications du rêve (du décor et de l'action) sont également révélatrices en ce qu'elles accompagnent exactement le changement d'état de conscience. Les circonstances oniriques dans lesquelles survient la lucidité constituent donc un contexte onirique qui permet de déceler son apparition. Si nous devenons habiles à découvrir la structure de ce genre de contexte nous pourrons peut-être même identifier des rêves lucides là où les rêveurs n'ont pas pensé à les signaler, notamment dans le cas de rêves lucides spontanés[49], ou écarter les situations de fausse lucidité. Cet exemple montre également que pour discerner les circonstances qui entourent l'apparition de la lucidité il faut s'interroger sur leur rôle.

Ces circonstances jouent-elles un rôle dans le surgissement de la lucidité ? En d'autres termes suffit-il seulement de les décrire ou faut-il également les comprendre ? Sont-elles totalement extérieures à la lucidité ou en interaction avec elle ? L'exemple que nous avons donné laisse subsister une ambiguïté : il y est fait mention d'une technique de réflexion critique (normalement pratiquée à l'état d'éveil) mais il n'est pas dit qu'elle est en connexion avec la lucidité qui est juste indiquée, comme si elle surgissait de nulle part. Or, en règle générale, l'étude des récits montre qu'ils associent nettement la lucidité avec les circonstances oniriques de son apparition :

La nuit dernière, au cours d'un rêve dans lequel figurait ma femme, je sus que j'étais en train de rêver grâce à l'apparition d'un grand modèle de bateau de guerre ; ce bâtiment se déplaçait dans la rue par le fait que je me trouvais à l'intérieur et le faisais avancer en marchant.[50]

Mais la nature de ce rapport n'est pas toujours claire. Est-ce un rapport de cause à effet ? Le sujet peut-il "conclure" de ce qui lui arrive qu'il est en train de rêver, ou seulement s'en "rendre compte" ? En d'autres termes, dans l'exemple donné, la lucidité survient-elle de l'examen du rêve ou du fait de l'examen lui-même ? La littérature semble accepter les deux cas de figure. Ainsi un rêve rapporté par Tholey présente la circonstance comme causale, et de façon insistante :

Je rêvai que je me frayais un passage, difficilement, à travers une masse grise et visqueuse. J'ignorais ce que cela pouvait être. C'était désagréable, mais pour une raison ou pour une autre, il fallait que je me propulse à travers cette masse afin de progresser au-delà. Puis, au milieu de cette boue grisâtre, j'arrivai dans un espace brillamment éclairé, au centre duquel se tenait une personne. Je vis que c'était M. Spock, le savant de l'Entreprise, le vaisseau spatial du feuilleton télévisé "Startreck". Il me dit : "Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter, car vous êtes en train de rêver." Je refusai de le croire mais lui demandai ce qu'était la matière que je venais de traverser. Il me répondit qu'il s'agissait de mon cerveau, ou de mon esprit. Je ne le croyais toujours pas, mais il en savait bien plus long que moi. Il me dit qu'il allait faire un saut et rester suspendu en l'air, de sorte que je verrais que nous étions l'un et l'autre les éléments d'un rêve. Il fit ce qu'il suggérait, et c'est alors seulement que je fus convaincue de rêver. Je lui dis que je n'aurais jamais trouvé cela par moi-même et il me répondit qu'il le savait, que c'était justement la raison pour laquelle il se trouvait là.[51] 

Ici la circonstance onirique apparaît comme la cause de la lucidité : c'est un élément du rêve qui veut que la rêveuse prenne conscience de son état et qui revient à la charge jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'elle rêve. En un sens la circonstance visible n'est que déclenchante puisqu'elle a besoin de la coopération du rêveur sur un plan conscientiel, mais elle est déclenchante. Dans d'autres cas le rôle déclencheur est inexistant, ou à tout le moins indirect. Ce ne serait pas parce que le rêveur voit une scène étrange qu'il se rend compte qu'il rêve, mais parce que cette scène l'a amené à réfléchir sur le rêve de façon critique, et ce serait l'exercice même de la faculté critique qui aurait entraîné la prise de conscience du fait qu'il est en train de rêver. Cela est bien illustré par un rêve de Delage :

« Je me vois à Paris, au bas de la rue Soufflot, à sa jonction avec le boulevard Saint-Michel. Je suis sur le trottoir qui est à droite quand on monte vers le Panthéon et je regarde le côté opposé de la rue. Je constate que là se trouve un vaste étalage de bouquinistes ; d'immenses rayons bordent la façade sous des arcades, et des employés juchés sur des échelles sont occupés à manier les bouquins. A terre, entre les piliers, sont des tables chargées de livres que consultent les passants et même des lecteurs assis. Je considère ce spectacle avec un certain étonnement, mais sans me rappeler dans mon rêve qu'il n'est pas conforme à la réalité, car je sais très bien qu'à cette place se trouve non un bouquiniste, mais un grand café. Mais dans mon rêve, ce souvenir ne me vient pas.

« Je m'éloigne et, tout auprès, sur le boulevard, entre le coin de la rue et la fontaine Médicis, je me mêle à des badauds qui font cercle autour d'un gymnaste forain. A ce moment, je me mets à ratiociner. Je me rappelle être venu à Paris la veille, qui était un samedi et il me vient à l'idée que le lendemain lundi, je viendrai encore à Paris, selon mon habitude, pour la séance de l'Académie. Et, de là, je conclus (ce qui n'est pas bien méritoire), que le jour présent est un dimanche. Et tout à coup, je me dis : "Comment se fait-il que je sois ici un dimanche? Cela ne m'arrive presque jamais" ; et aussitôt la lumière se fait dans mon esprit : "Si c'est dimanche et si je me crois à Paris, c'est que je rêve". Immédiatement, le rêve devient conscient de la manière la plus nette, sans rien perdre de son caractère hallucinatoire ni de la vigueur des images qu'il représente.

« Ainsi, ce qui a fait naître en moi la conviction que je rêvais, ce n'est point cet argument valable que le coin de la rue Soufflot m'apparaît occupé par un magasin que, (dans la réalité, mais non dans mon rêve, puisque le souvenir ne m'en revient pas), je sais fort bien ne pas y être, mais cet argument bien médiocre que je me vois à Paris un jour où je n'ai pas l'habitude d'y venir »[52].

Delage compare ici les deux types de causes oniriques possibles, l'image et le raisonnement tenu en rêve, et s'étonne que ce soit ce dernier qui ait provoqué la lucidité. Mais il se peut qu'il se trompe quant à la cause. En effet ce ne serait pas la scène du magasin inexistant ou la matière du raisonnement qui seraient sinon la cause, du moins le déclencheur, mais le fait de raisonner lui-même qui peut se produire au sujet d'une incongruité visible ou d'une anomalie de type plus abstrait. Des cas où la lucidité survient, sans que l'on puisse dire ou soupçonner pour quelle raison dans le rêve, peuvent d'ailleurs être trouvés chez Delage lui-même :

« Il y a réception chez le prince de M… Je me rends à une salle de banquet située au milieu d'un jardin. Pour y arriver, je dois traverser une passerelle en bois franchissant un large fossé et je porte entre les mains une sorte de soupière blanche sans couvercle. Au moment où j'aborde la passerelle, le rêve devient conscient et je me dis : "Je sais que je rêve, voici l'occasion attendue de faire l'expérience que j'ai méditée »[53].

Ici, aucune circonstance onirique ne peut être trouvée : la lucidité surgit sans raison apparente. L'indication de l'expérience méditée suggère que le rêveur attendait cette occasion, mais rien ne l'annonce au cours du rêve. Ces trois exemples présentent donc les circonstances oniriques qui entourent l'émergence de la lucidité sous trois jours différents : dans certains cas, elles semblent causer ou à tout le moins déclencher la lucidité tandis que, dans d'autres, elles ne constituent qu'un support indirect à la reconnaissance par la conscience de sa propre activité de pensée, le contenu du raisonnement ne jouant qu'un rôle accessoire ; dans d'autre cas encore elle paraît complètement absente. Chacun de ces trois cas, dans un ordre croissant, jette un doute sur la validité des deux autres. On peut en effet se demander si dans les deux premiers cas les circonstances examinées n'ont pas simplement une apparence déclenchante alors qu'en fait elles sont, toutes, neutres. Le rôle de la circonstance onirique n'est donc pas aisé à délimiter et cela pose un problème de méthode pour son étude.

Comment en effet aborder la description des circonstances oniriques de la lucidité si on ignore leur rôle exact dans ce surgissement ? Ces circonstances sont-elles causales ou sont-elles des "hasards" que la conscience du rêveur agrippe pour "revenir à elle" et que seule une vision rétrospective fait voir comme causale ? Cette question même indique que notre approche ne peut être que descriptive. Il nous faut chercher les cadres dans lesquels surgissent la lucidité et les articuler les uns aux autres de façon extérieure, quitte à nuancer cette approche par la suite. Traditionnellement on distingue depuis Celia Green deux grands types d'apparition de la lucidité qui semblent englober tous les autres : au cours du rêve ou à l'endormissement.

Lorsque la lucidité surgit au cours du rêve il est aisé pour le rêveur de faire la différence entre l'aspect ordinaire et l'aspect lucide, il a l'impression de s'éveiller au milieu du rêve tout en continuant le même rêve. Le rêve peut déjà durer depuis un certain temps lorsque la lucidité survient comme dans le cas suivant :

« L'appartement de Mme M… se trouve en face du nôtre sur le palier (dans la réalité il est à l'étage au-dessus). Il est très grand, plus que le nôtre, et garni de tapis magnifiques. Ma mère le fait visiter à tante E… en lui expliquant que Mme M… nous l'a confié et nous a demandé que personne n'y habite en son absence. Ma mère veut que Tante E… y dorme pendant son séjour à Paris, ce qui m'étonne car cela va à l'encontre des instructions de Mme M….

« Une foule de gens font alors irruption. Ont-ils été invités par ma mère ? Ils restent un moment mais pas longtemps car ils doivent prendre le train. Ils ont des allures de militaires. Leur capitaine est chauve au sommet du crâne mais fourni en cheveux sur les côtés. L'un d'eux a été autrefois un supérieur de mon père à l'époque de son service. C'est un ancien épicier-cuisinier. Il a servi sur un bateau où il comptait plus sur son travail que sur son état de santé (pour progresser). Même lorsqu'il était malade il restait à son poste et pour cela on l'a décoré et il a obtenu le grade de colonel.

« Le salon de Madame M… s'est transformé en la grande salle du navire. J'y suis le colonel. Il saute sur une bande au-dessus de laquelle défilent rapidement diverses sortes de crochets de cuisine, en agrippe un, et se laisse porter pour sauter ensuite dans une ouverture pas très loin mais au-delà de la limite que je peux franchir. J'essaye de faire comme lui. Tout d'abord je rate les crochets. Lorsque je parviens à en attraper un, les crochets défilent trop vite et je manque l'ouverture. Je ne peux pas lâcher prise car je suis soulevé dans les airs. Le crochet fait un angle et je m'éloigne à grande vitesse de l'ouverture. Nous sommes maintenant à l'extérieur et il fait plein jour, l'endroit est ensoleillé. Mon sort va être celui des animaux que l'on prépare pour le repas des marins militaires car je n'ai pas été assez rapide. Le crochet va passer au-dessus d'une étendue d'eau qui contient des éléments pour ma préparation culinaire afin de m'y immerger. Pour éviter cela je replie les jambes et comme le système a un mouvement circulaire j'effectue ainsi un autre cercle, et je m'éloigne du lac. Au-dessous de moi s'affairent des gens qui doivent faire partie des services de cuisine de la marine.

« (Rêve lucide:) Je rejoins le sol et me rends compte que je rêve. Je fais alors venir la voiture de mon père dans laquelle je monte. Il y a là une jeune dame qui me donne un livre dont la dernière page contient un dessin. Elle est habillée de blanc, porte un chapeau et son visage est voilé. Nous ne sommes plus dans la CX mais dans une diligence. […] »[54].

Ici la lucidité est explicitement remarquée par le rêveur et confirmée par l'action délibérée qui l'accompagne (faire venir une voiture pour le prendre). On ne peut guère supposer qu'il était déjà conscient de son rêve et qu'il ne l'établit qu'à ce moment là car la situation de danger (être "préparé pour le repas") n'a pas donné lieu à une réaction consciente telle que s'envoler ou de faire venir un véhicule à sa rescousse, comme cela se produit dans la partie lucide : c'est bien un surgissement en cours de rêve.

Par rapport à ce type d'émergence de la lucidité, le rêve lucide qui prolonge la conscience de l'état de veille fait contraste. Dans ce cas le sujet est d'abord éveillé et glisse doucement dans le sommeil sans perdre conscience, jusqu'au rêve. En voici un exemple dans lequel le sujet commence à l'état de veille par se concentrer sur une image mentale selon une technique bien connue de ceux qui souhaitent dormir[55] : 

« Rêve lucide: (Je me concentre sur un écran géant qui est décalé vers la gauche. Je le vois prendre des teintes de bois).

« Je me rends compte que je peux accentuer le tremblement bien connu qui me fait vibrer tout entier. Je me lève de mon lit. Mais quand j'atteins la porte je me rends compte qu'elle résiste. Du coup je suis inquiet car j'ai l'impression d'être un somnambule dont l'esprit est enfermé dans son propre corps qui se déplace réellement. J'ouvre la porte de ma chambre et je frappe à celle de ma sœur. Mais ma voix ne porte pas et je n'arrive pas à faire du bruit. Ni à allumer la lumière. Puis je vois que le lit de ma sœur occupe le milieu de la pièce au lieu d'être adossé sur le côté. Donc c'est peut-être un rêve. Je retourne dans ma chambre. Là j'entends ma sœur qui me parle depuis un endroit indéterminé. Mais il y a du brouillage et je n'entends qu'une partie de ses paroles, pas la fin.

« Je m'envole mais tout est noir. Je voudrais aller jusqu'à R., peut-être vais-je rendre visite à un ami »[56].

La première phase, celle de concentration sur une image, appartient à l'éveil et la suite se situe manifestement dans le sommeil ou du moins l'endormissement. Toutefois, ces distinctions ne sont réellement pertinentes que du point de vue du rêveur pour qui l'image sur laquelle il se concentre (et qui participe d'abord de son imagination de veille) se transforme insensiblement en image onirique sur laquelle il n'a pas prise ("je le vois prendre des teintes de bois"). Notons que ce rêve commence par une sorte de semi-lucidité que nous aurons à examiner : le rêveur pense d'abord sortir de son corps et ne se rend compte qu'il s'agit d'un rêve que peu après. Il serait donc ici inadéquat d'estimer que la lucidité est la prolongation dans le rêve de la conscience de veille ; dans ce rêve la conscience et la mémoire de veille sont là dès le début mais on ne peut considérer qu'il est pleinement lucide qu'à partir d'un certain moment : la permanence de la conscience ne suffit donc pas à rendre compte de la lucidité, il faut encore que cette conscience s'intensifie.

A ce problème s'en ajoute un autre que nous révèle l'exemple suivant :

« Je m'endors avec le magnétophone en marche et me réveille alors qu'il tourne toujours, tandis que je suis paralysé dans mon corps. Au lieu de "je suis attentif" j'entends, , "je suis télépathe" puis "je suis commutatif". Mais je ne peux pas respirer et pour ne pas étouffer je me force à me réveiller. »[57]

Ici la situation est encore plus délicate à comprendre. Le rêveur s'endort en écoutant un enregistrement et se "réveille", paralysé dans son corps. S'agit-il d'un type de rêve particulier ? On pourrait le penser puisque ce qu'il entend n'a aucun rapport avec ce qui est sur la bande magnétique, ce serait un rêve auditif uniquement, et le sujet serait à tout le moins conscient de dormir (puisqu'il essaie ensuite délibérément de se réveiller). Mais, d'un autre côté, la paralysie du corps est souvent indiquée dans la littérature comme permettant le développement subséquent d'un rêve (par exemple un rêve de sortie hors du corps). Donc, soit la paralysie est elle-même rêvée avant de déboucher sur un autre rêve, soit elle constitue un état réellement ressenti qui s'accompagne d'un rêve. Dans le premier cas on peut considérer que la lucidité surgit en cours de rêve et que c'est le rêve qui se modifie, mais dans le deuxième il faudrait admettre que le sujet peut entrer consciemment dans un rêve alors qu'il s'est déjà endormi, de façon non consciente.

Ce genre de difficultés montre qu'une classification descriptive peut être remise en question en cours de description. Mais, dans la mesure où ces difficultés ne surgissent que par cette description, nous n'en adopterons pas moins une classification afin de mettre en évidence les problèmes qui se posent. Nous admettrons donc deux grands types de surgissement de la lucidité, en réservant toutefois l'examen des états "intermédiaires" à un paragraphe ultérieur.[58]

A. Le surgissement de la lucidité au cours du rêve

Le premier grand type de surgissement de la lucidité est celui qui survient au cours du rêve lui-même. Nous avons vu qu'il est difficile d'approcher la nature des circonstances oniriques et qu'il est même des circonstances parfaitement neutres qui ne permettent pas d'expliquer la lucidité. Or, ce dernier point est généralement absent des études sur le sujet. Lorsque Celia Green se demande quelles sont les causes psychologiques qui induisent l'état de conscience dans lequel on se sait en train de rêver, elle distingue quatre facteurs : « Cette prise de conscience peut naître de diverses manières. Elle peut être déclenchée par les tensions d'une situation "cauchemardesque", par la reconnaissance d'un élément insolite ou irrationnel dans le contenu du rêve, par le rappel d'une technique habituelle d'observation introspective, ou bien - et c'est la seule façon dont on puisse qualifier cette dernière catégorie - par la reconnaissance spontanée du fait que l'expérience vécue diffère, d'une manière indéfinissable, de celles qu'on peut avoir à l'état de veille »[59].

Le surgissement sans raison n'est pas pris en considération par Celia Green. Or, nous avons vu qu'il existe au moins en apparence, même s'il doit s'expliquer par une raison cachée, non mentionnée par le rêveur. Nous distinguerons donc deux grandes catégories d'apparition de la lucidité au cours du rêve : d'une part la lucidité "amenée", c'est-à-dire favorisée ou causée par des circonstances oniriques décelables dans le récit, et d'autre part la lucidité subite, c'est-à-dire sans cause décelable, ou si l'on préfère sans circonstances oniriques jouant un rôle apparent quelconque. Adopter une telle division revient à mettre l'ensemble des causes étudiées par Celia Green dans la première catégorie, la lucidité amenée.

1. La lucidité amenée

On peut qualifier ainsi la lucidité qui est en quelque sorte "introduite" par des circonstances oniriques dont le rôle apparaît comme déterminant dans la prise de conscience du rêveur. Ce rôle ne peut être mis en question et la littérature lui accorde une grande importance. Il n'en reste pas moins que sa portée exacte n'a pas toujours été précisée. Ces circonstances sont-elles absolument déterminantes ou la lucidité ne résulte-t-elle pas plutôt d'une coopération inaperçue entre le rêve et le rêveur ? Car après tout ces mêmes circonstances peuvent se présenter en rêve sans que le rêveur devienne lucide. Il s'agit donc de mesurer l'incidence réelle de ces "causes" oniriques qui peuvent se répartir en quelques grandes catégories qui vont de la qualité de l'expérience à celle du sujet, en passant par les facteurs affectif et réflexif.

Selon cette gradation on peut reporter l'attention sur "l'objet" de la perception onirique, c'est à dire sur le contenu du rêve en tant qu'il fait l'objet d'une "reconnaissance". Dans ce cas la reconnaissance de la qualité "rêvée" de l'expérience peut déclencher la lucidité onirique. Mais que signifie reconnaître un rêve comme tel ? Deux voies semblent s'offrir à nous, voies parfois difficiles à démêler, et qui sont en fait deux façons différentes d'aborder la même question.

La première voie qui nous est rapportée dans la littérature est celle de la "texture" de l'expérience, c'est-à-dire l'examen de la "matière" du rêve offerte à la perception du rêveur et qui permet de l'identifier. A cet égard l'expression "comme dans un rêve" risque d'induire en erreur. Lorsque, dans la langue courante on précise : "ça s'est passé comme dans un rêve", on sous-entend que l'on n'a pas été vraiment conscient de sa situation, ou que l'environnement était flou, vague, brouillé, indéfini, ou encore que les événements se sont enchaînés de façon irréelle. Puisque l'examen du rêve amène justement à la prise de conscience qu'il s'agit d'un rêve, seules les deux dernières possibilités (l'environnement flou et l'enchaînement irréel) peuvent être retenues ici. En ce qui concerne la perception, Green note que, pour certains sujets, le champ visuel est nettement moins distinct ou moins focalisé que celui de la vie de veille et cite un passage du rêve de Myers[60] qui prend conscience qu'il rêve lorsqu'il s'aperçoit que son champ perceptif est indistinct :

« […] je remarquai que le mobilier n'avait pas sa netteté habituelle - que tout était vague et se dérobait d'une certaine façon au regard direct. Il me vint soudain à l'esprit qu'il en était ainsi parce que j'étais en train de rêver. […] Tandis que je descendais, je regardai attentivement le tapis de l'escalier, pour voir si je pourrais mieux le visualiser en rêve que dans la vie éveillée. Je découvris que ce n'était pas le cas ; le tapis du rêve n'était pas conforme à la connaissance que j'en avais en réalité ; il s'agissait plutôt d'un fin tapis élimé, vaguement issu en apparence de souvenirs de villégiatures balnéaires ».[61]  

Ainsi, comme le remarque Celia Green, la lucidité onirique peut émerger à partir de la constatation que ce qui est en train d'être perçu est moins clair que la normale. Mais s'agit-il d'une caractéristique permanente qui serait attachée à l'expérience onirique elle-même ? L'expérience nocturne quotidienne apporte une réponse immédiate à cette question : les rêves peuvent parfois être d'une netteté saisissante, et si l'aspect "flou" de certains rêves permet de se rendre compte qu'il s'agit d'un rêve, c'est en quelque sorte par négation : la perception éveillée n'a pas cette qualité. C'est donc une "prise de connaissance" par différenciation. Cette idée est confirmée par le fait que c'est souvent la netteté et la clarté du rêve, plus intense que les perceptions de l'état de veille, qui permet de le reconnaître comme tel.

« J'ai l'impression qu'aussitôt rendormi je me mets à rêver. Je faisais cours au lycée et certains élèves étaient absents, à leur place il y avait des portraits d'eux. Portraits vivants très colorés, beaux et somptueux. L'un d'eux était rouge, un autre vert, le troisième jaune, et j'ai oublié la couleur du quatrième. La couleur était très vivante : mouvante avec des effets de profondeur et d'ombre (un peu les mouvements des nageoires colorées des poissons exotiques), les portraits étaient en camaïeu, un peu abstraits, mais très vivants et très réels. Je me suis dit alors que je devais être en train de rêver, j'ai fait le geste qui l'a confirmé et je me suis réveillé. Ce sont les plus belles peintures que j'aie jamais vues »[62].

Ici la qualité perceptive du rêve (couleur et beauté des portraits) est telle qu'elle amène le rêveur à reconnaître son rêve comme tel, car une telle intensité est spontanément ressentie par lui comme ne pouvant pas exister dans la vie de veille.

Ces exemples signifient-ils que la qualité de l'expérience ne déclenche la lucidité que si elle s'éloigne suffisamment des standards de la veille ? Si l'on tient compte, d'après Celia Green elle-même, de nombre de récits où le rêveur examine son environnement avec une grande attention et trouve d'abord extrêmement difficile de décider s'il rêve ou non (phase prélucide) avant de décider que c'est bien le cas, la réponse est négative : « Le rêve atteint le point où le rêveur se pose la question suivante : cette expérience a-t-elle la texture d'un rêve, ou bien celle de la vie éveillée ? Mais lorsque le sujet en arrive là, il semble que son rêve se présente, en général, comme une imitation assez exacte de la réalité, c'est-à-dire qu'il peut l'examiner sans y trouver de différence perceptible avec la vie, que ce soit dans le détail ou la netteté de sa vision. De plus, il est intéressant de remarquer qu'à son réveil, le sujet reste convaincu qu'il a inspecté son environnement de rêve en se servant des mêmes critères que ceux qu'il utilise à l'état de veille »[63].

Le rêve peut donc être reconnu comme tel, malgré sa ressemblance frappante avec la vie de veille et peut-être même à cause de cela, comme dans le cas de van Eeden qui rêve qu'il vole au-dessus d'un paysage dont la perspective des branches se modifie de façon absolument naturelle, ce qui l'amène à se dire que son imagination est incapable d'inventer une image aussi complexe. C'est bien ici une complexité naturelle, celle qu'il pourrait trouver à l'état de veille, qui l'amène paradoxalement à penser qu'il rêve, et non - comme il aurait été plus logique - le fait qu'il vole[65]. Van Eeden insiste sur ce point en comparant son rêve avec une expérience de Mach. « Bien des années plus tard, en 1907, je tombai, dans l'ouvrage du Pr. Ernst , "Analyse der Empfindungen", p. 164, sur un passage où il faisait état de la même observation, mais avec une légère différence. S'il  avait conclu, comme moi-même, qu'il était en train de rêver, c'était en remarquant que le mouvement des brindilles était défectueux, tandis que pour ma part je m'étais étonné de l'aspect naturel de ce mouvement, jugeant que ma seule fantaisie n'eut jamais été capable de produire rien de tel »[66]. 

Ce n'est donc pas une qualité perceptive précise du rêve qui permet de le reconnaître comme tel, même s'il est indéniable que c'est sur elle que s'appuie la prise de conscience du rêveur. Il faut donc admettre qu'un autre facteur entre en jeu dans ce processus.

Dans ce qui précède on est en droit de supposer qu'un facteur cognitif implicite est à l'œuvre, ce qui nous donne la deuxième voie par laquelle aborder la qualité de l'expérience. Puisque la qualité de la perception n'est pas par elle-même déterminante, c'est que le jugement de comparaison qui l'accompagne a au moins autant d'importance qu'elle. Cela est d'autant plus vraisemblable que la tendance à comparer est en quelque sorte une condition a priori de toute évaluation, et qu'elle n'a guère besoin de mettre nécessairement en rapport le rêve avec la veille pour en comprendre la nature : elle peut se contenter de mettre en rapport le rêve avec lui-même.

Le rêveur peut en effet reconnaître dans un rêve en cours la répétition ou la continuation d'un rêve qu'il a déjà fait. La comparaison l'amène alors à conclure qu'il rêve à nouveau. Dans l'exemple suivant la lucidité est ainsi "amorcée", même si elle ne va pas jusqu'à terme.

« Je me trouve à Pékin sur la place Tien An Men ou aux alentours. Ce doit être le début de l'été. Il fait en tout cas très chaud. Je remarque un marchand de glaces au coin d'une rue et m'approche de lui pour lui acheter une glace lorsque je remarque qu'il porte une chemise style "Hawai". Je me dis : "Tiens, voilà un nouveau signe de l'occidentalisation des mœurs en Chine ; c'est peut-être un touriste américain qui lui a fait cadeau de cette chemise". En même temps cette explication ne me satisfait pas tout à fait et je commence à redouter qu'il ne s'agisse de la répétition d'un rêve souvent fait de voyage en Chine suivi d'une déception au réveil […] »[67].

On pourrait penser que c'est ici l'incongruité de la situation (la chemise hawaïenne) qui déclenche la lucidité, et nous verrons que la catégorisation ne peut être toujours parfaitement tranchée. Mais, dans le cas présent, c'est bien le souvenir du même rêve qui amène presque la prise de conscience. En ce sens ce souvenir serait la cause immédiate et la chemise hawaïenne la cause lointaine, et de ce fait ne constitue qu'un des événements menant à la circonstance déclenchante.

D'une façon générale la reconnaissance de la qualité rêvée de l'expérience diffère des "causes" oniriques que nous allons examiner, même si la distinction est parfois difficile à opérer. Sa caractéristique est de porter non pas sur un événement ou un objet précis (donc sur un élément que l'on peut isoler dans une trame temporelle ou spatiale) mais sur une qualité, c'est-à-dire une composante abstraite, non présentable directement, telle que, dans les exemples donnés, le fait de se souvenir sans que ce souvenir prenne une forme déterminée, ou encore le sens de la beauté, qui sont "ressentis" par le rêveur comme directement lié à la perception. Le jugement de comparaison, même s'il apparaît comme nécessaire, est subordonné à cette perception, ce qu'indique l'indétermination possible dans la représentation du rêveur de l'autre terme de la comparaison.

Cependant, une telle situation est rarement "pure" : bien souvent à ce sentiment se mêle  un autre facteur et il est parfois difficile de décider lequel joue un rôle décisif. Celia Green donne un exemple pour lequel cette question peut se poser :

Dans un rêve ordinaire, j'essayais de monter dans un autobus. Je courais après lui, dans la rue, en louvoyant entre les voitures. J'étais relié à ce véhicule par un ruban qui semblait être élastique et je remarquai avec agacement que ce lien s'allongeait et que j'étais en train de me laisser distancer. Puis, je compris que c'était un rêve et qu'il était inutile de poursuivre ce bus ou même d'éviter la circulation. Je cessai donc de courir et restai debout au milieu de la rue, tandis qu'autour de moi, les véhicules s'effaçaient de ma vue.[68]  

Dans cet exemple en effet la lucidité aurait fort bien pu être rapportée comme causée par l'incongruité de la situation. Or, le sujet signale simplement qu'elle est apparue au cours d'une situation incongrue sans pour autant considérer cette situation comme déclenchante. La qualité rêvée de l'expérience peut donc "comprendre", comme éléments particuliers, des incongruités, tout en s'en distinguant qualitativement.

On pourrait admettre que le rêveur prend conscience de la qualité rêvée de l'expérience à l'occasion d'une incongruité, en ce sens que ce serait par cette dernière qu'il serait amené à prendre conscience de la qualité rêvée, un peu comme dans l'exemple du rêve du voyage en Chine ci-dessus, mais étendu à l'ensemble du rêve, l'incongruité faisant cette fois figure, en tant que toile de fond, d'élément permanent qui peut par là même être considéré comme un aspect qualitatif :

« Je suis à F… et je repeins le local de l'école où j'enseigne (qui est la poste actuellement). La peinture est très fluide et je l'applique à l'aide d'un gicleur, elle est jaune. Je peins en ligne droite en faisant des raccords impeccables. Deux vieux profs (anciens profs à moi) qui ne m'inspirent aucune sympathie (et réciproquement) regardent mon travail avec mépris. Je repeins l'escalier en lévitant et en remontant jusqu'au premier étage ; des gens passent, montent et descendent. Un jeune collègue ami décide de m'aider mais a peur de mal faire. Je lui dis que c'est facile et qu'il peut le faire sans problème, il peint le haut du plafond et comme il est assez maladroit la peinture goutte du plafond. L'un des vieux profs passe alors avec sa veste de tweed, il n'a rien remarqué et reçoit des gouttes sur ses cheveux et sur sa veste, de plus c'est très bas de plafond, ce qui fait qu'il touche avec sa tête et son dos, sans s'en rendre compte. Sa veste de tweed est pleine de peinture jaune. Je me pose la question de savoir si je suis en train de rêver, me réponds que oui et je sens ma main sur mon ventre. J'en conclus que je suis en train de rêver lucidement »[69].

On pourrait penser que dans ce rêve la lucidité est déclenchée par une incongruité ou un ensemble d'incongruités. Mais il faut remarquer, d'une part, que le rêveur ne dit rien de tel et, d'autre part, que les premières incongruités ne provoquent aucune prise de conscience et que l'élément déclenchant n'a rien d'incongru en soi. En fait l'ensemble des incongruités donne en quelque sorte le "ton" qui permet d'apprécier la qualité de l'expérience, il constitue un fond sur lequel aucune forme précise ne se détache pour provoquer la prise de conscience.

Cependant, en dehors de cette "assimilation à un fond" des éléments incongrus, on peut trouver des cas dans lesquels l'incongruité, sans être déclenchante, sert d'élément confirmant. Celia Green en donne un exemple :

Il me vint à l'idée que c'était peut-être un rêve et j'examinai attentivement la pièce, essayant de déterminer s'il n'y avait pas, dans cet environnement, une différence par rapport à la vie éveillée. La chambre était éclairée par une lumière électrique dont la qualité semblait quelque peu artificielle ; peut-être était-elle plus douce et plus riche qu'une lumière ordinaire. Je baissai les yeux vers le tapis et, soudain, je fus convaincu que ce ne pouvait être qu'un rêve. Je sentais qu'il y avait, dans le dessin de ce tapis, quelque chose qui n'allait pas, quelque chose d'indéfinissable, tenant peut-être à la qualité particulière des courbes. Il était impossible de préciser ce qu'il y avait là d'anormal, mais une fois que j'eus acquis la conviction d'être dans un rêve, aucun doute n'était plus possible.[70]

Le sujet se demande s'il rêve avant de chercher une incongruité et lorsqu'il la trouve elle ne se présente pas de façon convaincante mais lui sert néanmoins à affermir sa conviction. Celia Green remarque dans cet exemple « qu'une fois que le sujet est devenu conscient de rêver, cette conscience ne dépend plus de son examen des circonstances, mais qu'elle se maintient de façon tout indépendante. On peut donc douter, ici, que la prise de conscience ait été causée en premier lieu par l'examen du champ perceptif »[71]. Elle veut, par là, mettre en garde contre une attitude qui amènerait à considérer, y compris par le sujet lui-même, que la prise de conscience est provoquée par l'examen de la texture perceptive : « Comme nous l'avons déjà fait remarquer à propos des éléments incongrus, il est évident que le sujet sera toujours tenté de dire : "J'examinai la texture de mon expérience et je déduisis de cet examen que j'étais en train de rêver" plutôt que : "J'examinais la texture de mon expérience et je m'aperçus que j'étais en train de rêver" »[72].

Cependant, il nous semble que, dans cet exemple, les deux attitudes concourent ensemble : il y a à la fois examen et sentiment, et c'est ce qui rend si difficile l'analyse et la classification des rêves du point de vue phénoménal (ce que remarquait déjà Hervey de Saint-Denys). S'il est donc difficile de distinguer sur un plan pratique le rôle de l'incongruité de celle de la qualité lorsqu'elles sont présentées comme simultanées, voire entremêlées, on peut néanmoins se rendre compte de leur différence essentielle souvent marquée dans le rêve lui-même : la qualité rêvée de l'expérience, lorsqu'elle n'est pas première, peut succéder aux autres déclencheurs tandis que l'incongruité tend à disparaître après avoir joué son rôle dans la prise de conscience. De ce point de vue de la persistance du déclencheur, le facteur affectif peut être comparé à la qualité rêvée de l'expérience.

Dans la littérature sur le rêve lucide les émotions oniriques sont considérées comme une cause fréquente d'apparition de la lucidité, l'exemple le plus courant, et le plus frappant pour les esprits, étant celui des émotions fortes provoquées par un mauvais rêve. Si ces récits sont parmi ceux qu'on cite généralement en premier lieu lorsqu'il est question du rêve lucide, ce n'est peut-être pas tant en raison de leur aspect spectaculaire ou même pour introduire l'idée que la lucidité est un moyen d'échapper à ses cauchemars, mais plus simplement parce que l'expérience nocturne qui consiste à lutter pour se réveiller, et donc à se savoir en train de dormir, est à un degré ou à un autre une expérience commune, et permet par ce biais de mieux comprendre la nature du rêve lucide. Cependant, une telle présentation risque de concentrer l'attention sur un aspect relativement restreint du rapport de la lucidité avec les émotions oniriques qui peuvent se situer aussi bien dans les tonalités heureuses que désagréables. Le rêveur peut fort bien être "éveillé" dans son rêve par un sentiment de bonheur ou de joie.

Cela se passe à Monroe, en Géorgie, par une nuit chaude et pluvieuse. Je suis seul, debout sur l'asphalte, devant la maison de mes grand-parents, éclairé par la lueur d'un réverbère. Je sens la surface tiède et mouillée de la rue sous mes pieds nus et le contact du crachin sur mon visage. Je remarque qu'il y a des gouttes d'eau sur les aiguilles des pins et qu'elles scintillent comme des diamants dans le halo de lumière. Il n'y a personne aux alentours, mais voici que mon frère George arrive au volant d'une voiture décapotable ouverte. Il a vraiment l'air très heureux. Il passe l'endroit où je me trouve, et je lui fais un signe de la main. Il fait demi-tour et passe de nouveau à ma hauteur. Je remarque qu'à l'avant de la voiture, là où devrait se trouver l'ornement du capot, il y a un buste de Papa, grandeur nature. Georges refait un demi-tour et passe encore une fois devant moi. A nouveau, je lui fais un signe en riant. Il continue tout droit et disparaît dans la nuit. Maintenant, je suis seul. Pour mon plus grand plaisir, je me mets à patauger dans les flaques, et, tout à coup, je me dis - à haute voix - "Je suis en train de rêver!". Il me vient une bouffée d'excitation joyeuse, et je me dis que s'il en est ainsi, je peux faire n'importe quoi (…)[73]

Même si le sujet ne déclare pas ici que le sentiment de joie provoque la lucidité, cette dernière semble découler naturellement de la dominante affective de ce rêve. L'émotion heureuse est parfois difficile à dissocier du contexte dans lequel elle se produit, de sorte qu'on tend à attribuer l'apparition de la lucidité à la beauté surnaturelle du décor onirique et donc à la qualité rêvée de l'expérience. Pourtant dans certains cas la beauté du décor, en amenant le rêveur à ressentir des émotions dont l'intensité le rend alors lucide, ne joue donc qu'un rôle de cause lointaine, tout comme les événements terrifiants des mauvais rêves. On peut donc remarquer que les émotions qui déclenchent la lucidité appartiennent à une gamme plus large que celle qu'on tend à leur attribuer dans la littérature pour le grand public. Mais cela ne suffit pas à en nuancer les contours.

Telles que nous les avons présentées, les émotions semblent devoir revêtir un caractère extrême (un intense sentiment de bonheur ou une terreur sans nom) pour provoquer un choc susceptible de rendre lucide le rêveur. Or, le degré d'intensité de l'émotion déclenchante de la lucidité est en fait variable, comme on peut le vérifier en ce qui concerne les sentiments oniriques désagréables. La tension affective peut être tout à fait légère comme dans l'exemple suivant :

« C'est un fragment parce que le rêve a été volontairement abandonné. Mon ancien lieu de travail (très ancien, dans le rêve, et délabré). Nous sommes trois jeunes employés. Le patron (aussi jeune que nous) nous convoque. Il laisse d'abord s'établir un long silence accusateur, puis il dit : — "Alors, les chaussettes brillent?" A ce moment je me dis : ce rêve est ridicule et j'en change sans m'éveiller ».[74]

Ici on a plutôt affaire à un sentiment d'ennui qu'à une émotions forte, une sorte d'agacement ou d'énervement qui vient du rêveur en tant qu'il observe son rêve et juge de sa qualité tout en y jouant un rôle. Ce sentiment ne réveille pas le rêveur mais l'amène à changer de rêve et par là à reconnaître qu'il rêve[75]. La lucidité n'apparaît en fait que le temps d'harmoniser un aspect dissonant de la vie onirique. L'agacement que manifeste le rêveur apparaît donc un peu extérieur au rêve lui-même, ce qui explique son aspect "bénin". En revanche lorsque le sentiment du rêveur est "impliqué" dans le rêve, la tension affective est nettement plus forte et peut se manifester par exemple par la "crainte" d'un élément onirique.

« C'est l'automne, je me promène dans la forêt normande en compagnie d'un ami. Nous parlons d'un homme qui a beaucoup compté dans ma vie. Mon ami me parle de sa vie agitée. Je ne fais aucun commentaire, je ne désire plus revoir cet homme. C'est l'après-midi, tout en parlant nous nous retrouvons devant un arbre, à partir duquel commence une grande allée. La forêt est belle, les arbres aux teintes mordorées s'élancent dans le ciel bleu. Je regarde mon ami, il est assis nu sur un talus ; je trouve cela plutôt insolite, mais sans plus. Puis j'entends des bruits, des gens courent, une fille crie. Les bruits sont assez lointains mais ils se rapprochent. Je vois au bout de l'allée courir des gens. Je pense qu'un type agresse une fille ou qu'il s'agit d'une scène de violence entre plusieurs personnes. Je pense encore que si je suis en train de rêver, je peux modifier le rêve de manière à ce qu'il ne m'arrive rien de fâcheux. Je marche calmement, un homme court vers moi. Il arrive à ma hauteur et me dévisage. Je n'ai pas peur. Il continue son chemin, indifférent, je ne suis pas sa proie ».[76]

Ici c'est bien la crainte éprouvée par la rêveuse qui l'amène à se rendre compte qu'elle rêve afin d'empêcher l'apparition d'une peur qui, ainsi, n'a pas le temps de dépasser le stade de l'appréhension. L'émotion déclenchante peut cependant être plus forte encore et prendre la forme d'un sentiment d'horreur.

« Ça se passe dans un train, de nuit. Il y a eu toute une première partie où il a été question de Charly et de ses vignobles (C'est dans la vallée de la Marne avant Château-Thierry.) Dans le train, il y a un bidasse fou avec un revolver chargé. Lorsque le train tourne, il tire dans les autres wagons, devenus visibles. Il tire aussi sur le conducteur de la locomotive. Il va falloir faire quelque chose.

« La scène se transporte dans la locomotive qui est une cuisine de cantine. Le bidasse menace tout le monde. On finit par lui enlever son revolver ; alors il saisit plusieurs couteaux de cuisine et se met à porter des coups aux cuisiniers à travers leurs T.Shirts qui se tachent de sang. Le bidasse s'échappe dans une sorte d'aquarium suspendu près du plafond, où il nargue ses poursuivants. Malheur pour lui, c'était une sorte de percolateur. Les cuisiniers mettent la machine en marche et il est réduit en bouillie. Son sang coule par divers robinets comme les machines express des cafés. Je me suis entouré la tête d'une serviette et me bouche les oreilles pour ne pas voir ni entendre ces horreurs dont je sais parfaitement que c'est un rêve, mais dans cette lucidité, une volonté semble me retenir de mettre fin au rêve parce qu'en même temps je suis curieux de savoir comment il va continuer. Peine perdue. Je m'éveille. »[77]

Ici c'est vraisemblablement l'horreur qui a déclenché la lucidité dont il n'est fait mention qu'après que la scène est devenue atroce. Mais il ne s'agit pas encore du cauchemar tel qu'on l'entend couramment[78] et sur lequel l'action d'un rêveur lucide peut parfois s'exercer de façon spectaculaire. Hervey de Saint-Denys en a le premier donné un exemple mémorable.

« Je n'avais pas la conscience que je rêvais, et je me croyais poursuivi par des monstres abominables. Je fuyais à travers une série sans fin de chambres en enfilade, ayant toujours de la peine à ouvrir les portes de séparation, et ne les refermant derrière moi que pour les entendre ouvrir de nouveau par ce hideux cortège, qui s'efforçait de m'atteindre et qui poussait d'horribles clameurs. Je me sentais gagné de vitesse ; je m'éveillai en sursaut, haletant et baigné de sueur.

« Quels avaient été l'origine et le point de départ de ce rêve, je l'ignore ; il est probable que quelque cause pathologique l'engendra pour la première fois, mais ensuite, et à diverses reprises dans l'espace de six semaines, il fut évidemment ramené par le seul fait de l'impression qu'il m'avait laissée, et de la crainte que j'avais instinctivement de le voir revenir. S'il m'arrivait, en rêvant, de me trouver seul dans quelque chambre close, le souvenir de ce songe odieux se ranimait aussitôt ; je jetais les yeux sur la porte, et la pensée de ce que je redoutais de voir apparaître ayant précisément pour effet d'en provoquer la réapparition subite, le même spectacle et les mêmes terreurs se renouvelaient de la même façon. J'en étais d'autant plus affecté à mon réveil que, par une fatalité singulière, cette conscience de mon état, que j'avais dès lors si souvent pendant mes rêves, me faisait constamment défaut quand celui-ci revenait. Une nuit pourtant, à son quatrième retour, et au moment où mes persécuteurs allaient recommencer leur poursuite, le sentiment de la vérité se réveilla tout à coup dans mon esprit ; le désir de combattre ces illusions me donna la force de dompter ma terreur instinctive. Au lieu de fuir, et par un effort de volonté assurément très caractérisé en cette circonstance, je m'adossai donc contre la muraille, et je pris la résolution de contempler avec une attention fructueuse les fantômes que jusqu'alors j'avais plutôt entrevus que regardés. Le premier choc moral fut assez violent, je l'avoue, tant l'esprit, même prévenu, a peine à se défendre d'une illusion redoutée. Je fixai mes regards sur le principal assaillant, qui ressemblait assez à l'un de ces démons hérissés et grimaçants sculptés aux porches des cathédrales, et l'amour de l'étude l'emportant déjà sur toute autre émotion, je pus observer ce qui suit : le monstre fantastique s'était arrêté à quelques pas de moi, sifflant et gambadant, d'une façon qui tournait au burlesque dès qu'elle n'était plus effrayante. Je remarquai les griffes de l'une de ses mains ou pattes, comme on voudra les appeler, au nombre de sept et très nettement dessinées. Les poils de ses sourcils, une blessure qu'il semblait avoir à l'épaule, et une infinité d'autres détails offraient une précision qui permettait de ranger cette vision parmi les plus lucides. Était-ce la réminiscence de quelque bas-relief gothique ? En tout cas mon imagination y avait ajouté le mouvement et la couleur. L'attention que j'avais concentrée sur cette figure avait eu pour résultat de faire évanouir comme par enchantement ses acolytes. Elle-même parut bientôt ralentir ses mouvements, perdre sa netteté, prendre un aspect cotonneux, et se changer enfin en une sorte de dépouille flottante, pareille à ces costumes fanés qui servent d'enseigne aux magasins de déguisements pendant le carnaval. Quelques tableaux insignifiants se succédèrent, et puis je me réveillai »[79].

Ce rêve entre à coup sûr dans la catégorie des cauchemars[80] puisque, lors de ses occurrences précédentes, le rêveur s'éveille "en sursaut, haletant et baigné de sueur". Il serait donc difficile de lui refuser ce statut en arguant qu'il ne subsiste aucun sentiment d'angoisse au réveil. Mais, du même coup, bien des rêves pénibles dénoués par la lucidité peuvent rétrospectivement être compris comme des cauchemars interrompus. D'une façon générale, les cauchemars sont source fréquente de lucidité, mais la façon même dont ils la provoquent tend à la faire passer inaperçue : le sentiment d'horreur ou de panique incite le rêveur à lutter contre son rêve et pour lutter plus efficacement il fait spontanément appel à la lucidité en tant que moyen, et de ce fait son attention ne se concentre pas sur un phénomène qui reste en dehors de ses préoccupations immédiates - celui qui se noie ne regarde pas la nature de la planche de salut qui s'offre à lui, qu'il s'agisse d'une bouée ou d'un tronc d'arbre. La lucidité ne peut en fait attirer son attention que lorsque les événements désagréables cessent sans interrompre le rêve, ce qui est rarement le cas. On peut en effet distinguer deux degrés dans cette utilisation de la lucidité. A un premier niveau lorsque le rêveur s'efforce de se réveiller, la lucidité est le plus souvent du type implicite. La pression du cauchemar est telle que le rêveur se dit dans le cours de son rêve "il faut que je me réveille" sans saisir les implications de la situation, au risque parfois de le regretter.

« Je travaille à la médiathèque à Beaubourg, c'est un service où les gens apprennent des langues étrangères à l'aide de cassettes. Je suis avec N…. Avec N… nous avons constaté que certaines cassettes ont eu leur contenu modifié, et donc que quelqu'un essaie d'asseoir une idéologie, un pouvoir à l'aide de ces fausses cassettes. Nous voyons d'ailleurs arriver une cassette escortée par deux autres cassettes. Et nous savons que cette cassette est fausse (remplie de fausses informations). Nous sommes seuls à un moment pendant le week-end, et nous décidons de dénoncer cette pratique. Mais les trafiquants ont deviné nos intentions et ils nous assiègent, et nous avons peur. Pour leur échapper je décide de m'éveiller. Je passe dans un demi-sommeil, et je regrette ma décision, je décide de me rendormir et de reprendre le rêve, mais il ne revient pas »[81].

Le rêveur ne comprend que trop tard ce qu'impliquait sa décision de se réveiller (la conscience de rêver) et le parti qu'il pouvait en tirer. Il ne peut en fait changer d'avis que lorsque les circonstances oniriques lui laissent le temps d'y réfléchir, c'est-à-dire lorsqu'il est presque réveillé ("Je passe dans un demi-sommeil"). Mais, dans certains cas, même lorsque la lucidité du rêveur est tout à fait explicite, il se réveille malgré tout.

En général, les choses se passent ainsi : dans mon rêve, je me trouve en situation dangereuse, quelqu'un, par exemple, va me pousser par-dessus le rebord d'une falaise, ou bien un hors-la-loi s'apprête à me tuer d'un coup de pistolet. A ce moment, quelque chose dit en moi : "Ne t'en fais pas, ce n'est qu'un rêve", sur quoi le rêve s'arrête.[82]

On peut donc supposer que le rêve ne se poursuit, une fois la lucidité atteinte, que si le rêveur le désire, c'est-à-dire lorsqu'il connaît déjà la joie ou l'intérêt qu'il y a à se savoir en train de rêver. Dans le premier cas il sait qu'il ne risque plus rien et désire profiter du sentiment euphorique qui accompagne généralement la lucidité. Dans le deuxième cas il cherche à interagir avec le rêve, le plus souvent pour dissiper sa crainte.

« C'est un rêve que j'ai déjà fait dans le passé mais je n'en ai pas un souvenir exact, je ne sais plus dans quelles circonstances un danger mal défini me menaçait. Auparavant je fuyais en me réveillant et cette nuit devant le même danger je me suis dit que je n'avais aucune crainte à avoir car il s'agissait d'un rêve, j'ai fait face et le danger s'est évanoui »[83].

Ce rêve entre dans la même catégorie que celui d'Hervey de Saint-Denys puisque le rêveur fait face au danger. Mais, dans certains cas, ce désir d'interaction dépasse la simple intention d'affronter le danger en ce sens que le rêveur cherche à influencer le cours du rêve pour sa propre satisfaction.

« (J'ai oublié une partie importante du début) Je suis à la maison, de retour du salon de la photo et je réfléchis sur l'installation future du matériel. Curieusement il y a d'autres personnes dans la maison dont un gros type patibulaire que je ne connais pas. A un moment donné le gros se lève et pour une raison connue de lui seul s'énerve et se met à taper autour de lui, c'est très vite la panique, je suis acculé contre une porte-fenêtre. Pour fuir je casse un carreau et je passe à l'extérieur. Dehors je me dis, mais au fait c'est un rêve et j'ai fui, je devrais respecter la consigne sénoï et aller au devant du danger puisqu'il n'y a aucun risque. (Je crois qu'à cet instant je remue et je suis presque réveillé. Je décide de replonger dans le rêve et de retourner me battre). Je me munis d'un bâton, et je rentre dans l'appartement : tout est très sombre, j'affronte les ténèbres à coups de bâton répétés et je demande au gros patibulaire de venir m'aider (puisque c'est un rêve je verrai bien ce qui se passera). Peut-être le gros deviendra-t-il mon ami et m'aidera-t-il. Le gros ne se manifeste pas. Les ténèbres reculent encore. Je leur demande un cadeau, mais je m'éveille avant d'avoir eu une réponse »[84].

On peut considérer que la crainte a déjà disparu lorsque le rêveur décide de continuer son rêve et donc, qu'au-delà de la simple intention de surmonter une peur, prend place un désir d'interaction qui relève déjà du type de rêve lucide qui se produit dans des circonstances moins dramatiques. On peut ainsi distinguer deux types de lucidité provoquée par le cauchemar, celle qui pousse le rêveur à se réveiller et celle qui l'incite à continuer son rêve. Il semble bien qu'il faille voir là une différence de degré car la reconnaissance habituelle du caractère cauchemardesque des événements oniriques finit par modifier l'usage que le rêveur fait de sa lucidité. C'est par exemple le cas de Mary Arnold-Forster qui, après s'être entraînée à reconnaître un rêve désagréable pour pouvoir y échapper en s'éveillant, continue par la suite à rêver lucidement sans quitter le sommeil :

J'eus une idée qui m'aida beaucoup à me guérir de ce genre de rêve. Elle me vint d'une expérience très répandue. Sans doute avons nous tous, à un moment ou à un autre, pris conscience du fait que notre rêve en cours "n'était qu'un rêve". C'est en partant de cette expérience commune, en me fondant sur l'idée qu'elle contient, que j'ai pu me livrer à une tentative réussie de contrôle du rêve. Jadis, il m'arrivait, à l'occasion, quand l'acuité d'un rêve de souffrance ou de terreur devenait intolérable, de penser, soudain, dans mon sommeil "Ce n'est qu'un rêve ; si tu t'éveilles, il cessera et tout ira bien." Je me dis que si nous pouvions être assurés d'une telle prise de conscience aussitôt qu'il nous arrivait de faire de mauvais rêves, nous n'aurions plus à les craindre, car il nous serait toujours possible d'y échapper. J'essayai donc, à divers moments de la journée et juste avant d'aller me coucher, de me répéter cette formule : "Souviens-toi que c'est un rêve. Tu ne dois plus rêver", en utilisant toujours les mêmes mots. Finalement, je pense que la suggestion que j'essayais d'imprimer à mon esprit devint plus nette et plus puissante que n'importe quel rêve. Lorsqu'un rêve malheureux commence à me tourmenter, cette formule, si souvent répétée, se présente automatiquement, et je me dis "Tu sais que c'est un rêve. Tu ne dois plus rêver. Tu vas te réveiller." Lorsque j'eus bien assimilé cette recette secrète contre les cauchemars, il y eut une assez longue période où je me réveillais immédiatement, mais aujourd'hui, ce n'est plus nécessaire. Il peut arriver que je me réveille, mais le plus souvent, dès que la formule a été dite, l'aspect effrayant du rêve cesse, il est simplement "coupé" comme par un interrupteur. Le rêve peut alors continuer sans éveil, car il se trouve débarrassé de tout élément désagréable[85].

Il est intéressant de constater que, si Arnold-Forster a fait tous ses efforts pour se suggérer de se réveiller lors d'un cauchemar, elle ne s'est pas conditionnée pour continuer à rêver - ce qui s'est produit spontanément. Lorsque la lucidité intervient en dehors du contexte où elle est sollicitée et déborde sur le reste du rêve, elle cesse d'être un moyen implicite pour devenir une dimension manifeste de la vie onirique du rêveur. Elle ne dépend donc pas plus d'un contexte précis que d'une émotion particulière. D'une façon générale nous pouvons constater à travers ces différents types de rêves que la lucidité peut être déclenchée par un facteur affectif de force variable : ce n'est donc pas l'intensité de l'affect qui, d'un point de vue immédiat, déclenche la lucidité, mais bien l'émotion dans sa nature même. Sans doute certains rêves, plus pénibles que d'autres, provoquent plus facilement la lucidité, mais à l'analyse il ne s'agit pas là d'un caractère déterminant en ce qui concerne le facteur affectif.

Ces rêves montrent également que si la lucidité contribue à dissiper l'émotion ou l'élément onirique perturbant, voire le rêve lui-même, son apparition n'équivaut pas nécessairement à une amélioration du rêve : il faut une décision du rêveur pour cela. Dans certains cas la lucidité semble empirer la situation en augmentant la tension déjà ressentie.

« Début de rêve très confus, ou du moins mal remémoré. En compagnie d'un enfant de 5-6 ans (sans doute mon fils à cet âge), je m'évertue à faire rouler sur le trottoir d'une grande avenue, au milieu des passants, de petites voitures miniatures. Mais elles roulent mal, ne conservent pas leur trajectoire. Nous essayons de les bricoler pour qu'elles roulent mieux. Ceci se répète jour après jour. Chaque fois, au bout de quelques minutes, une averse d'orage survient et nous contraint à revenir à la maison. Soudain, je me rends compte que c'est un rêve, l'expression onirique d'un malaise. Je me "réveille" et constate qu'une énorme mare de sang inonde l'oreiller et s'étend sur le sol de la pièce : J'ai dû saigner du nez depuis des heures sans m'en apercevoir. Je tente de me lever mais suis si faible que tout vacille autour de moi. Je cherche à prendre appui sur le matelas mais ma main passe à travers… ; l'impression de terreur qui s'en suit me réveille pour de bon »[86].

Ici la lucidité est suivie d'un faux-éveil au cours duquel elle est probablement perdue. La suite du rêve montre que, loin d'avoir disparu, le malaise onirique se trouve amplifié jusqu'à un sentiment de terreur. On pourrait cependant supposer que, si la lucidité avait persisté, l'impression de terreur n'aurait pu se maintenir. Même en admettant cela, cet exemple montrerait déjà que la lucidité ne débouche pas systématiquement sur la disparition de l'aspect désagréable - en réalité on constate même des cas dans lesquels la lucidité est directement responsable du cauchemar, notamment lorsque, malgré sa présence, le contenu du rêve reste déplaisant et que le rêveur n'arrive pas à se réveiller, comme dans le rêve suivant.

[…] La lucidité du rêve s'accrut et ma vision périphérique devint beaucoup plus vive. Je sentais aussi que mon corps de rêve se faisait plus solide. Je voyais bien plus clairement mes mains et mes pieds.

Ce qui se produisit ensuite m'effraya plus qu'aucune autre expérience de ma vie. Ma conscience connut une telle expansion que pendant un instant je ne fus plus capable de savoir s'il s'agissait d'un rêve ou d'une réalité. C'était une sensation accablante, et j'eus très peur. Tout ce qui m'entourait était devenu bien trop net pour qu'il s'agisse d'un simple rêve, j'avais l'impression que mon corps physique et mon esprit s'étaient mis à fusionner avec le corps de rêve. Au fond de moi-même, quelque chose me disait que si je n'arrêtais pas ce problème de mathématiques et si je tardais à m'éveiller, je ne pourrais plus le faire, et qu'alors je mourrai. Mourir - ce mot s'attachait lourdement à moi. J'étais de plus en plus inquiet, je commençais à paniquer. Je laissai immédiatement tomber le papier et le crayon et je m'éloignai du bureau, mais les quelques pas que je fis étaient différents de toutes les marches que j'avais pu faire précédemment en rêve. Il me semblait, cette fois, que je ressentais le poids de chacun de mes pieds quand il frappait le sol. Un poids réel. Je me mis à trembler : ce qui m'arrivait dépassait ma compréhension. Tout ce que je demandais, c'était de m'éveiller. J'essayai de le faire, et je m'aperçus que j'en étais incapable, ce qui m'effraya plus encore. Le jeune homme m'aborda pour la seconde fois et me demanda si j'allais bien. Je lui répondis que oui, mais que je devais m'en aller. Malgré tous mes efforts pour me réveiller, je n'y arrivais toujours pas […][87].

L'inquiétude du rêveur augmente avec la qualité du rêve, qui prend une netteté comparable à celle de la vie de veille, et sa panique culmine avec sa lucidité. Or, cette panique ne dépend que de la conscience de rêver car elle est provoquée par la crainte de ne pas pouvoir se réveiller. Loin d'être un moyen de résoudre les problèmes oniriques, la lucidité se révèle ici la cause de problèmes inexistants pour un rêveur ordinaire. La lucidité n'est donc pas une réponse à des tensions affectives oniriques, comme on tend parfois à le croire, mais elle serait plutôt un élément possible de réponse pour autant que le rêveur sache en tirer parti.

De fait on attribue souvent l'irruption de la lucidité à l'émotion provoquée par le mauvais rêve alors que, dans bien des cas, c'est peut-être seulement une caractéristique de ce type de rêve qui en est responsable. Ainsi, concernant les cauchemars répétitifs, comment s'assurer que ce n'est pas plutôt la réapparition du même rêve qui engendre la reconnaissance de la qualité rêvée de l'expérience ? Le cas d'Hervey de Saint-Denys est à cet égard ambigu ; il est difficile de déterminer si, au cours de son cauchemar, l'émotion l'emporte sur la qualité rêvée ou l'inverse ; mais dans bien d'autres situations il est clair que les cauchemars récurrents peuvent avoir un effet d'apprentissage : « Depuis l'enfance jusque vers l'âge de 45 ans, j'ai eu des rêves récurrents. Tout en dormant, je me disais : "Mais oui, je connais celui-là, je l'ai fait bien souvent". Si c'était un rêve agréable, je le laissais continuer, et dans le cas contraire j'étais capable de l'arrêter et de me réveiller" »[88]. Dans ce genre de rêve c'est bien la qualité rêvée (la reconnaissance d'un rêve précédemment fait) qui déclenche la lucidité, et non le facteur affectif, même si par la suite le rêveur utilise cette lucidité dans le sens qui lui convient.

La perception ou l'émotion peuvent être cause immédiate de la lucidité, apparemment sans que le raisonnement ne joue aucun rôle, à l'exception peut-être d'une comparaison implicite nécessairement à l'œuvre dans toute appréhension. La faculté de réflexion peut cependant se révéler déterminante, et de fait la plus grande partie des rêves lucides rapportés dans la littérature est déclenchée par elle. Dans ce cas le rêve est reconnu comme tel parce que le rêveur analyse sa situation, et tire des conclusions à partir des éléments dont il dispose. Il s'agit donc bien, dans le rêve, d'une activité des processus intellectuels. Ce type d'accès à la lucidité occupe une place si grande dans la littérature que certains rêveurs ont cru qu'il s'agissait du seul moyen de déclencher en rêve la conscience de rêver. Il prend principalement deux formes : celui de la reconnaissance d'une incongruité qui provoque chez le rêveur une conclusion d'oniricité quasi-immédiate, et celui d'une enquête exigeant un raisonnement plus élaboré.

La reconnaissance d'une incongruité revêt de multiples formes mais son principe est toujours le même : le rêveur compare sa situation présente avec l'état de veille et découvre qu'elle est inadéquate à ce à quoi il pourrait s'attendre. Ce type de déclenchement peut paraître évident lorsque la situation onirique est au-delà de toute possibilité logique.

J'avais été tuée dans un bombardement et je me trouvais, avec plusieurs compagnes, "de l'autre côté". Je me plaignis d'une douleur dans le bras, sur quoi l'une d'elles se mit à fouiller dans son sac. Elle sortit un flacon de comprimés et me dit que cela me soulagerait. Tout à coup, j'éclatai de rire, car je venais de comprendre que j'étais morte et que des pilules ne seraient pas d'un grand secours pour mon corps "corps astral", ou quoi que ce put être. Tout de suite après ce rire, je pensai : "Peut-être ne suis-je pas morte, mais dans un rêve." Pendant que je réfléchissais à ce mystère, je me réveillai.[89]

Être à la fois mort et vivant, c'est-à-dire désincarné et en possession d'un corps à soigner, est par définition impossible à l'état de veille. La comparaison avec la veille se fait donc de façon implicite, mais elle débouche néanmoins sur une question qui déclenche la lucidité. Ici l'impossibilité est de type logique, mais dans d'autres cas elle ne résulte que de l'absurdité d'une situation qui n'a rien de contradictoire par elle-même :

[…] Il y avait, près de la fenêtre, une chaise identique à celle qui se trouvait dehors. Je me dirigeai vivement vers cette chaise, mais pendant que je le faisais, j'entendis le bruit d'une douche et de quelqu'un qui chantait. Je jetai un regard dans la pièce voisine et je vis que mon compagnon de chambre était en train de prendre une douche dans un coin. Cela me parut très bizarre. Je ne comprenais pas comment il se trouvait là. Je me faisais du souci pour lui, ne voulant pas que la bande de jeunes lui fasse du mal. Les coups sur la porte devenaient de plus en plus violents. Je n'avais plus le temps de prévenir mon compagnon. Je me saisis vivement de la chaise de bois et la jetai contre la fenêtre (c'était une fenêtre d'1m80 par 0m90 et elle se trouvait au rez-de-chaussée, car je voyais une colline verte, un arbre, et un trottoir). la chaise ne fit que rebondir, tandis que la fenêtre se mettait à vibrer, comme si elle était en plexiglas. Cet événement apparemment impossible me fit penser que de telles choses n'arrivent que dans les rêves. Le fait que mon compagnon de chambre prenait une douche dans un coin allait d'ailleurs dans le même sens. A ce moment, mon rêve devint lucide.

Sachant que je rêvais et que je ne risquais rien, j'ouvris la porte et fis face à la bande […][90]

Une fenêtre en plexiglas ou un compagnon de chambre qui prend une douche n'ont rien d'absolument impossible, mais le contexte dans lequel ces éléments se manifestent rend leur présence incohérente pour le rêveur - et le raisonnement qui l'amène à se rendre compte qu'il rêve est du même genre que celui de Descartes dans la sixième méditation[91]. Toutefois, l'incongruité ne se ramène pas nécessairement à une impossibilité ou à une absurdité : la situation onirique peut apparaître tout à fait plausible, à ce détail près qu'elle ne correspond pas à une situation actuelle de la vie de veille :

Au cours d'un rêve, j'entrai dans la chambre que j'occupais, jadis, à D. Road. Je me souvins que je n'habitais plus à cet endroit, et c'est ainsi que je sus que je rêvais. J'examinai la chambre ; elle avait la qualité d'un lieu éclairé à l'électricité, et je voyais, par la fenêtre, qu'il faisait noir au-dehors.[92] 

Cette situation onirique n'est ni impossible, ni absurde, elle ne correspond simplement pas à celle de la veille. La reconnaissance d'une incongruité fait donc ici appel à la mémoire d'événements particuliers plutôt qu'au sens de leur cohérence. Ce n'est pourtant pas là le déclenchement le plus subtil de la lucidité par la reconnaissance d'une incongruité. La situation peut être encore plus complexe lorsque le rêveur met en rapport une situation onirique particulière avec ce qu'elle a de général à l'état de veille. Ainsi dans le récit suivant le rêveur compare une situation onirique de "réveil" à ce que sont ses réveils habituels dans leur généralité et constate des différences qui l'amènent à conclure qu'il rêve :

« Je suis en train de rêver que je dors, et à un moment donné dans mon "sommeil" (qui se déroule dans ma chambre avec N… à mon côté) N… bouge dans le lit, et je m'éveille. Mais comme je suis toujours dans le lit étendu, je me pose la question de savoir si je suis bien éveillé ou non. Comme je reste étendu et que je ne me lève pas, je pense alors que je dois être en train de rêver. Et effectivement je me dis que je rêve lucidement […] »[93] 

Qu'un sujet reste allongé après s'être éveillé n'est ni impossible, ni absurde, ni certainement dénué de rapport avec une possibilité actuelle : en fait une telle situation peut se produire légitimement à chaque réveil, surtout si le sujet se contente de s'observer. Il faut donc envisager ici un autre type d'incongruité qui ne peut être compris comme tel que par le rêveur et qui ne dépend pas d'une comparaison à une situation particulière similaire à l'état de veille. Si la situation onirique est bel et bien, pour sa part, particulière, elle est cependant rapportée à la généralité des situations similaires à l'état de veille. Dans un tel cas l'incongruité n'apparaît telle que pour le sujet, et on ne peut pas l'identifier par une simple lecture si rien ne l'indique de façon explicite.

La qualité réflexive de la reconnaissance d'une incongruité repose sur une inférence suffisamment simple (de la forme "cet événement est incongru, donc je rêve") pour donner un sentiment d'immédiateté et d'évidence tel que le rêveur ne trouve pas toujours indispensable de l'énoncer. Il n'en va pas de même lorsque la reconnaissance prend la forme d'une pensée plus analytique. D'après Celia Green deux cas peuvent se présenter : « La lucidité peut apparaître quand la situation de rêve est telle que, si elle se produisait à l'état de veille, elle déterminerait, dans l'esprit du sujet, une suite de pensées analytiques. Cet enchaînement de pensées peut d'ailleurs se présenter dans le rêve lui-même, juste avant qu'il devienne lucide, ou encore la lucidité s'établira sans ce préliminaire, au moment où normalement de telles pensées auraient dû commencer »[94]. Dans les deux cas l'enchaînement des pensées oniriques est présenté comme déclenchant la lucidité, qu'il soit effectif ou seulement possible. Cet enchaînement peut se développer à partir d'une incongruité qui joue alors le rôle de cause lointaine mais, comme nous l'a montré le rêve de Delage, dans lequel la lucidité n'est pas provoquée par les anomalies manifestes du décor mais par une sorte de ratiocination par elle-même peu convaincante : la présence de l'incongruité n'est pas nécessaire dans ce processus.

Dans un rêve, j'entendis une voix de qualité désagréable assurant qu'un certain lieu "était celui où Tibère projeta l'un de ses meurtres." Aussitôt, j'eus la vision assez claire d'une tour ou d'une entrée monumentale ressemblant au "Portail d'Honneur" de Caïus College, à Cambridge. Songeant au ton malveillant et faux de cette voix, je me rendis compte que j'étais dans un état de séparation (ce fut l'habitude de me détacher des idées fixes qui rétablit le souvenir).[95]

Ce rêve ne présente aucune incongruité à proprement parler et si le rêveur devient lucide à la suite d'une réflexion, les données qui l'alimentent ne sont pas en elles-mêmes explicatives. D'autres situations sont moins nettes et il faut les examiner attentivement pour ne pas risquer une confusion :

Le rêve avait pour cadre le premier étage d'une grande demeure, assez pleine d'atmosphère. Pour commencer, je me trouvais dans une chambre avec X. Nous discutions pour savoir s'il n'y aurait pas, en tel lieu, des esprits, et je les invoquais, d'une manière assez peu sérieuse. X dit alors quelque chose dans ce genre : "Donnez-leur au moins une chance convenable en allant faire ça dans une chambre à part". Je me montrai d'accord, sans grand enthousiasme, comme c'est le cas quand quelqu'un me suggère quelque chose qui devrait m'intéresser mais que je ne m'attends pas à réussir. J'allai dans le corridor et j'entrai dans une autre chambre, où je me mis à parler à l'air. Au bout d'assez peu de temps, les paroles que je prononçais commencèrent à me revenir sous forme d'échos, réfléchis par les coins et les murs de la pièce. Cela prit bientôt une tournure assez peu naturelle, car seuls certains mots de mes phrases étaient sélectionnés et renvoyés par l'écho. Un même mot pouvait également être répété au même instant sous plusieurs angles différents. Je commençais à me sentir mal à l'aise et je quittai la pièce avant que cela ne devienne pire. Reprenant le couloir pour rejoindre X, je me demandai comment je lui expliquerais ma fuite ; j'étais également curieux de savoir si ces échos bizarres pouvaient avoir une cause naturelle. A ce moment, je me rendis compte que je rêvais.[96]

Malgré ce que pourrait laisser croire la dernière phrase de ce récit, ce n'est pas l'étrangeté de l'écho en tant qu'incongruité qui provoque la lucidité mais bien la réflexion à son sujet. L'écho a cessé depuis déjà quelque temps tandis que le rêveur s'étonne et cherche une explication à ce qu'il a vécu. Ainsi, que le raisonnement s'appuie ou non sur des données du rêve, il semble posséder sa propre force pour faire surgir la conscience de rêver. Certains ont même considéré que sa seule présence dans le rêve entraînait nécessairement la lucidité, la faculté de raisonner sur la cohérence de l'environnement leur semblant par définition absente du rêve ordinaire. Cette idée est cependant inexacte comme le montre le rêve qui suit :

« Je suis dans une maison où je suis déjà venu dans le passé : c'est la maison dans laquelle réside un juriste, et qui a servi de cache pendant la guerre d'Algérie pour le F.L.N. Le juriste est avocat, il est véreux et pense me faire chanter, parce que j'ai aidé le F.L.N. Les lieux sont toujours identiques avec un escalier en colimaçon dans la cour (pour descendre dans une cave souterraine). Je me défends tant bien que mal contre les attaques verbales de l'avocat, et je commence à me demander si je suis en rêve ou en réalité, car j'ai déjà vu cet endroit et ce personnage, mais je suis incapable de savoir si c'est en rêve ou dans la réalité. Je raisonne, je réfléchis, puis je finis par conclure que le souvenir d'avoir rencontré cette personne est forcément le souvenir d'un rêve puisqu'à l'époque de la guerre d'Algérie j'avais 4 ou 5 ans, donc je ne pouvais pas y être impliqué. Je me suis alors très bien souvenu de ce rêve précédent, et j'ai bien pensé que c'était le souvenir d'un rêve. Quant au rêve en cours je n'ai pas su trancher pendant longtemps dans mon sommeil et j'ai fini par me dire que ce devait être un rêve »[97].

Ce rêve finit par devenir lucide mais avec retard et malgré une pensée analytique très développée. L'existence d'un raisonnement, même poussé, sur la réalité ou l'oniricité de la situation présente, ne permet donc pas de garantir la lucidité du rêveur. Comme pour les autres facteurs déjà examinés, un élément supplémentaire influence la prise de conscience de façon souterraine, élément qui n'est sans doute autre que la qualité du sujet.

On peut donc faire un pas de plus et essayer de se rendre compte de ce qui dans le sujet lui-même peut l'amener à se savoir en train de rêver, et qui n'apparaît clairement que lorsque les facteurs précédents sont absents. Puisqu'aucun élément onirique extérieur au rêveur (dans le rêve) ne la déclenche, elle peut être assimilée à une capacité à appréhender son moi ou ses actes pour en saisir la qualité onirique. Et, puisqu'elle ne repose pas sur une réflexion, elle a donc le caractère d'une intuition : le rêveur ne se livre à aucune comparaison mais reconnaît immédiatement ce qu'il est ou ce qu'il fait comme participant du rêve. Une telle situation est facile à identifier lorsque le sujet sait d'avance ce qu'il doit reconnaître, par exemple lors de tentatives d'induction du rêve lucide au cours desquelles il se propose d'identifier un événement ou un mouvement programmé :

« Je vois un fourreau noir qui contient des baguettes de lunchaku, je pose mes mains dessus et un déclic se produit dans ma tête. Je progresse dans l'obscurité, et je vois mes mains se poser sur un réfrigérateur (blanc). Cette fois je réalise que c'est le geste qui a été programmé : "voir les mains". Je me dis aussitôt que je suis lucide et que c'est un rêve, je sens aussi qu'il ne faut pas que je m'éveille. Je redéroule tout cela dans ma tête, puis je m'éveille »[98].

Le sujet avait décidé avant de s'endormir de chercher ses mains en rêve (selon la méthode de Carlos Castaneda[99]), et une suite d'actions qu'il accomplit attire son attention sur cette situation qui par elle-même n'a pas de qualité onirique, ne provoque aucune émotion, ne présente aucune incongruité et sur laquelle aucune réflexion ne s'exerce à proprement parler. Avant de devenir lucide le rêveur n'a pas l'idée délibérée de chercher l'indice qu'il rêve, il fait donc preuve d'une certaine qualité d'attention qui lui est propre et qui constitue un genre de circonstance déclenchante de la lucidité que l'on peut bel et bien classer à part. Cette qualité d'attention n'a d'ailleurs pas toujours besoin de s'appuyer sur un acte particulier pour faire surgir la lucidité :

« J'ai rêvé que j'étais en train de m'endormir et que j'étais en train de me dire que je devais penser en rêvant à formuler la question : "Suis-je ou non en train de rêver ?", l'affirmer, puis faire un geste pour confirmer que j'étais en plein rêve lucide. A ce moment j'ai pensé que je rêvais et qu'il fallait faire un geste, passer ma main dans mes cheveux, je l'ai fait et me suis réveillé dans le rêve, sachant alors que je rêvais lucidement. J'ai pensé (dans le rêve) qu'il fallait que je me rendorme, et je me suis endormi dans le rêve »[100].

Dans ce rêve, la qualité d'attention à soi est telle que le rêveur devient lucide de son propre chef. Le geste de confirmation qui suit est en quelque sorte une formalité (qui entraîne un faux-éveil lucide) mais ne joue aucun rôle dans l'apparition de la lucidité qui est déjà établie au moment où le rêveur décide de bouger sa main onirique ("j'ai pensé que je rêvais et qu'il fallait faire un geste"). Cette "qualité du sujet" qui fait du rêveur la source de la prise de conscience, se rencontre principalement chez ceux qui s'intéressent à leurs rêves et plus particulièrement chez ceux qui cherchent à les reconnaître ou à les induire. Ce n'est donc pas une qualité qui se manifesterait spontanément. Il s'agit bien d'une cause onirique puisque le rêveur rêvant en est responsable, mais on peut se rendre compte que l'élément sur lequel se porte l'attention du rêveur (le moi onirique ou les actes) semble presque secondaire par rapport à cette qualité d'attention particulière. Et cependant, si cet élément fait défaut, il est impossible de s'assurer que la qualité du sujet a déclenché la lucidité, car on ne peut la discerner que par l'entremise de ce sur quoi elle s'exerce.

Cette constatation nous amène à un point limite où les causes oniriques ne sont pas discernables, situation qui n'est généralement pas prise en compte dans les études faites sur le sujet depuis Celia Green. Nous avons vu que cette dernière, dans une distinction désormais classique, regroupe les circonstances déclenchantes selon quatre catégories dont nous avons rencontré et analysé les éléments dans les pages qui précèdent (les tensions d'une situation "cauchemardesque", la reconnaissance d'un élément insolite ou irrationnel dans le contenu du rêve, le rappel d'une technique habituelle d'observation introspective, ou la reconnaissance spontanée du fait que l'expérience vécue diffère, d'une manière indéfinissable, de celles qu'on peut avoir à l'état de veille). Ce qu'il faut rappeler maintenant c'est que cette classification est empirique et s'appuie sur un corpus limité compte tenu de la rareté des récits dont elle disposait à l'époque de la rédaction de son livre. Or, l'examen d'un corpus plus étendu montre que certaines situations ne sont pas prises en considération par cette classification, notamment celles dans lesquelles la lucidité surgit sans cause onirique décelable et qu'on peut qualifier de lucidité spontanée.

2. La lucidité spontanée

Lorsque le rêveur se rend compte spontanément qu'il rêve, sans devoir cette prise de conscience à un élément onirique identifiable (que cet élément lui soit, dans le rêve, extérieur, ou qu'il dépende de son moi rêvant), il s'agit de toute évidence d'une lucidité sans cause onirique discernable. Cette dernière remarque est cependant restrictive car dans la mesure où le rêve est entièrement constitué par ce qui entre dans le champ de conscience (onirique ordinaire ou lucide) du rêveur, l'absence de causes oniriques "discernables" équivaut à une absence absolue. Cette conclusion ne peut toutefois être acceptée que si le rêveur n'a rien omis dans son récit, ou s'il note explicitement ce fait.

Incroyable rêve, très conscient et très contrôlé. Rêvé que je me trouvai quelque part dans une maison ou une grande demeure et compris tout à coup que je rêvais. Soudaine perception cognitive du fait que j'étais simultanément conscient et en train de rêver […][101].

Dans ce début de récit le rêveur insiste deux fois sur l'apparition soudaine de la lucidité que par ailleurs rien dans les éléments présentés ne laissait présager. Chez certains rêveurs, ce type d'émergence imprévisible est habituel. Dans la plupart de ses rêves Kelzer note :

Je rêvais déjà depuis un certains temps quand, tout à coup, je me rendis compte que c'était un rêve.[102]

Pourquoi la lucidité spontanée, qui semble facile à reconnaître dans un récit de rêve, n'a-t-elle jamais fait l'objet d'une catégorisation ? On peut supposer qu'à l'époque de Celia Green le corpus des récits était trop maigre pour que ce type d'émergence de la lucidité retienne l'attention - bien qu'on puisse déjà le constater chez Hervey de Saint-Denys ou Delage -, et que par la suite la classification de Celia Green s'est imposée simplement parce qu'elle était la seule tentative de systématisation de ce genre. Cependant, si la lucidité spontanée n'a jamais fait l'objet d'une analyse, c'est probablement surtout parce qu'elle échappe à la description. Alors que les autres types d'émergences peuvent être racontés, analysés, comparés, voire provoqués, la lucidité spontanée ne peut que se constater, la plupart du temps en marge du récit auquel elle ne se rattache pas : le rêveur se rend simplement compte qu'il rêve, souvent à un moment inattendu. Cette absence de circonstances dramatiques a sans doute fait écarter ce type de récits à une époque où les chercheurs essayaient avant tout de convaincre leurs collègues de l'existence du phénomène, ou simplement de se faire comprendre d'eux, car ils ne sont guère "parlants" pour ceux qui ne connaissent que le rêve ordinaire. Pourtant, leur étude montre que cette spontanéité est susceptible de nuances concernant non pas les circonstances oniriques mais le mode de surgissement lui-même de cette lucidité. En effet plusieurs types de lucidité spontanée peuvent être distingués : une lucidité qui surgit tout à coup, une lucidité graduelle et une lucidité "déjà présente".

La lucidité subite est celle qui permet de discerner le plus facilement l'émergence spontanée de la lucidité, comme le montrent les deux cas précédents. Cependant, si le rêveur ne met pas nettement l'accent sur l'aspect soudain et inattendu de cette émergence ou si les événements oniriques sont un tant soit peu spectaculaires, il est facile de se tromper à la lecture et d'attribuer à l'environnement onirique un rôle qu'il n'a pas.

« Un procès où un jeune homme montre que le diable existe. La petite fille en a été victime. Le procureur ou le juge ne veut pas le croire. En fait il est l'agent du démon. L'autre montre le diable attaché et encagoulé dans une prison dans la cave. Le juge va le libérer. Sera-t-il exécuté ou considéré comme fils unique du diable! Tout le monde s'enfuit.

« Je cours à travers des jardins. Je saute une première barrière en fer, puis une deuxième après avoir traversé la rue. Là, je tourne pour mettre un immeuble entre moi et le regard de mes poursuivants. J'entre dans un immeuble, c'est la meilleure cachette.

« (Lucidité : Je sais que je rêve en courant dans les jardins des immeubles (mais il ne me vient pas à l'esprit de modifier tout ça).[…] »[103]

On serait tenté de voir là une lucidité provoquée par un facteur affectif, mais en réalité ce n'est pas parce qu'il court que le sujet se rend compte qu'il rêve, mais il constate qu'il rêve alors qu'il court, dans une situation par ailleurs peu propice à cette réalisation puisqu'il est complètement absorbé dans l'action, au point qu'il ne prend pas le temps d'y réfléchir ("il ne me vient pas à l'esprit de modifier tout ça"). La lucidité ne répond donc pas ici à un besoin affectif. De même on ne peut arguer qu'il s'agit d'une lucidité proche du réveil car la suite du rêve, bien que non lucide, est aussi longue que son début. Un examen attentif est donc parfois nécessaire pour ne pas se tromper sur le rôle des circonstances oniriques.

Toutefois, pour certains récits l'analyse ne dissipe pas l'ambiguïté :

« J'arrive en train avec mon père et les enfants. On vient de B… D… (là où habitent mes parents). On s'apprête à repartir vers P… (maison de mes beaux-parents). On n'a pas besoin de changer de train et je trouve cela vraiment pratique. Mais je dois aller chercher de nouveaux billets. Je laisse les enfants dans le train, ils gardent les places et mon sac, mais ils veulent eux aussi sortir. Je suis obligée d'aller rechercher mon sac puisqu'il n'y a personne pour le garder. J'arrive dans le hall de la gare, il est immense, le plafond est très haut. D'un seul coup je me dis que c'est un rêve et que je dois pouvoir voler. En effet je vole. Je suis très euphorique, je ris, j'ai la sensation extraordinaire de voler. J'ai des fourmillements dans tout le corps. Je recommence encore une fois […] »[104].

La lucidité est présentée comme subite ("D'un seul coup je me dis que c'est un rêve") mais les éléments oniriques qui précèdent immédiatement ("J'arrive dans le hall de la gare, il est immense, le plafond est très haut") peuvent laisser supposer qu'ils ont joué un rôle déclencheur si on les rapporte à l'action qui suit immédiatement la prise de conscience ("je dois pouvoir voler. En effet je vole").

Dans d'autres cas où on pourrait être porté à donner à la circonstance onirique un rôle de premier plan, c'est le rêveur lui-même qui signale qu'elle ne joue pas le rôle qu'on se croirait en droit de lui attribuer :

« Je rêve qu'un ancien camarade, qui est peintre et qui boîte à la suite d'un accident (ce jour-là, j'ai revu avec émotion une amie qui est peintre et qui s'est étonnée que je boîte, car elle ne sait pas, apparemment, que je souffre d'une malformation), passe sous le porche d'entrée du foyer où je loge. Un escalier très raide mène à une plate-forme, d'où je l'aperçois. Instinctivement je cherche à le fuir, tandis qu'il monte péniblement l'escalier. En même temps, je me dis qu'il m'a peut-être aperçu et que c'est idiot de fuir quelqu'un qui vient spécialement me voir, alors que je suis au Japon, et qui n'est somme toute pas trop désagréable ; toutefois je me précipite vers la porte qui mène à l'intérieur du foyer, et qui rétrécit jusqu'à devenir une sorte de soupirail. Je plonge donc à l'intérieur et me retourne. Dans la lucarne du "soupirail d'entrée" j'aperçois la tête dilatée et déformée en un rictus de mon ami qui me regarde de l'extérieur. Alors - pourquoi soudain? - je me suis rappelé qu'il fallait accueillir sans peur toutes les apparitions : j'élève mes bras vers lui en signe d'amitié […] »[105] .

On serait tenté à première lecture de penser que la lucidité est provoquée par la tension affective des événements oniriques : la fuite, l'aspect monstrueux de la scène ("j'aperçois la tête dilatée et déformée en un rictus"), mais l'ensemble du rêve ne correspond pas à cette impression ("c'est idiot de fuir quelqu'un qui vient spécialement me voir […] et qui n'est somme toute pas trop désagréable") et surtout le rêveur pose la question "pourquoi soudain?" qui indique nettement qu'il ne ressent pas l'émergence de la lucidité comme la réponse à une tension affective.

On peut d'ailleurs aller plus loin dans la description de cette absence de rapport entre la prise de conscience par le sujet qu'il rêve et les circonstances oniriques qui l'entourent. Il advient souvent que l'apparition de ce type de lucidité entraîne un brusque changement de scène onirique, changement qu'on ne trouve pas lorsque cette émergence s'insère dans la trame du rêve. Ainsi, dans le rêve précédent, la lucidité subite modifie radicalement le décor et les événements, comme le montre la suite du récit :

« […] Immédiatement, je me sens sur mon lit [dans la position et les conditions que je vérifierai à l'état de veille] happé en arrière par une force invraisemblable et que je ressens avec une acuité jamais connue - A la réflexion, je me suis d'abord senti le cerveau bourdonnant et écrasé par une force très grande, avec quelque chose comme une sorte de réveil sur mon lit dans la réalité de l'état de veille. La force qui m'attire au bas de mon lit comme un aimant contre lequel je ne peux résister me projette sur le côté de l'armoire métallique qui se trouve dans ce coin. Une ouverture s'y fait et je me retrouve dans l'espace noir, dans la même position que celle où je dors mais dirigé vers le Sud et j'avance dans le vide à une vitesse extraordinaire à travers des rectangles dont le défilement - comme les jeux vidéo - renforce mon impression de vitesse - j'avance à l'horizontale. L'impression est encore tellement forte, aussi forte qu'une même situation vécue à l'état de veille, donc sans comparaison avec les situations réellement vécues en général ; une certaine déception s'installe en moi car j'aurais voulu voir des choses plus intéressantes sans aller si loin, je veux tester si je peux vraiment rentrer ; le mouvement s'arrête alors, je décide d'ouvrir un œil, je suis sur mon lit et je peux me rendre compte assez vite que je suis réveillé, et très calme, ce qui m'étonne étant donné l'expérience si forte - jamais encore vécue en rêve ni en réalité - que je viens de faire »[106].

Cette dernière partie du rêve rend l'aspect spontané de la lucidité plus plausible, car il est difficile de considérer que le rêveur vit ensuite une situation moins tendue. De plus, contrairement au schéma habituel dans lequel la lucidité s'insère dans un rêve que le rêveur poursuit, elle entraîne ici une modification complète de l'environnement onirique, à tel point qu'on serait tenté de considérer que le rêveur a changé de rêve. Cette analyse semble confirmée par d'autres récits dans lesquels la lucidité apparaît brusquement pour un court moment au cours duquel le rêve change complètement - avant de revenir à la scène de départ lorsque la lucidité a disparu.

« Une histoire policière écrite par un professeur : quelqu'un veut tuer quelqu'un d'autre en le jetant par la fenêtre. Ce professeur est très fin. Joue-t-il son propre rôle ?

« (Rêve lucide :) Je suis sur un balcon et je me jette dans le vide. Je me dilue dans l'air. Je sais que ça se passe au S…, dans l'atmosphère du petit matin que je désirais retrouver. Je ne vois plus les immeubles : ils se diluent aussi. J'essaie de me reconstituer ainsi que les images en me concentrant sur elles de façon à rendre le rêve plus solide.

« Je pense à partir en voyage interstellaire trop loin de tout, de quoi devenir fou, même en restant en communication par radio avec le monde.

« (Perte de la lucidité :) Je reviens sur le balcon. On a sauvé celle qui allait être tuée. … La meurtrière écrit son propre scénario et, jouant le rôle de la victime, se jette dans le vide. Tout n'est qu'illusion et cinéma : dans la mesure où l'on sait que l'histoire se termine bien, elle ne risque rien. Mais elle est victime d'elle-même car elle n'a pas auparavant fait lire son scénario à quelqu'un »[107].

Le rêve change avec l'apparition inattendue de la lucidité et retrouve son aspect premier lorsque la lucidité disparaît. Une continuité thématique peut sans doute être mise en évidence dans le récit, mais la partie lucide se distingue nettement des deux autres par son déroulement et l'implication du rêveur. Le changement brusque de décor peut donc être une indication de la lucidité subite. Toutefois, la lucidité subite n'implique pas nécessairement un changement de décor, et de façon générale les autres formes de lucidité spontanée l'excluent.

Si les circonstances oniriques ne se présentent pas de façon causale, la lucidité peut sans doute être attribuée à un développement de la conscience du rêveur lui-même, comme le suggère le cas de la lucidité graduelle dans lequel l'état conscientiel du rêveur s'achemine progressivement vers la lucidité. Il ne s'agit plus d'un phénomène brusque mais au contraire prévisible dans la mesure où le rêveur note l'évolution de son état de conscience. La description de cette évolution conscientielle continue est très délicate à transcrire et souvent le sujet ne prend pas la peine de le faire, notamment en raison de l'absence de vocabulaire adéquat du langage courant. On peut cependant déceler ce type de lucidité à certains signes tels que des commentaires intra-oniriques comme dans le rêve suivant :

 « Je surgis dans un endroit où je retrouve quelqu'un que je connais pour l'avoir déjà vu auparavant. C'est un jour sombre ou une tombée de nuit. Il se passe alors des choses étranges. Nous sommes sur une sorte d'esplanade-balcon dans un pays (le S…?) et en bas il y a une mer de boue blanche qui bouillonne un peu. Je suis un type gros et rondelet en maillot de bain-short, et je demande à celui qui est susceptible de m'expliquer, de me dire ce qui se passe. Il me dit que je peux sauter dans la boue, l'orthographe (ou le langage) en a été vérifiée. Après nous pourrons partir plus loin pour avoir des explications.

« Ma jambe me brûle en un endroit. Il m'explique que c'est elle qui détermine la quantité d'eau dont j'ai besoin. Je lui dis qu'il va assister à quelque chose et je fais surgir l'eau de mes mains. J'ai déjà conscience qu'ici je peux plus que dans le monde de l'éveil. Nous descendons dans la mer de boue par un côté. [dessin]

« (Rêve lucide, suite du précédent:)

« Je deviens lucide et je regarde les gens en maillot de bain. Ils n'ont pas l'air heureux. Je descends et commence à devenir distinct du gros (qui continue à avancer sans moi tandis que je reste sur place). Maintenant je suis dédoublé et j'ai l'impression d'être un spectateur participant. Je pense qu'on ne pourra pas aller là où disait l'autre car ça prendrait trop de temps, et si je fais un effort mental je risque de chambouler le rêve. […] »[108].

Avant même le surgissement de la lucidité le rêveur signale un état de conscience qui s'en rapproche : "J'ai déjà conscience qu'ici je peux plus que dans le monde de l'éveil". Il ne s'agit cependant pas dans son esprit de lucidité puisqu'il ne signale qu'ensuite qu'il "devien[t] lucide" c'est-à-dire qu'il a pleinement conscience d'être dans un rêve.

La lucidité graduelle est parfois marquée par le surgissement d'éclairs de lucidité, comme si la lucidité s'efforçait de percer la trame du rêve, mais qu'elle ne réussissait à s'imposer qu'au bout d'un certain temps seulement, ce que montre l'exemple suivant :

« Je suis dans un grand bâtiment aux multiples niveaux rempli de monde. C'est la nuit. Je sais que c'est un théâtre (l'ensemble ressemble au Palais de Chaillot, mais en beaucoup plus grand.)

« Il y a une longue marche complexe à travers les salles extérieures du théâtre, me frayant un passage à travers la foule, prenant des escalators, descendant des escaliers, empruntant des couloirs à nombreuses portes fermées. Souvent je rencontre des gens que je connais et je leur parle. Puis je continue à marcher.

« J'arrive dans le théâtre principal - immense - mais il est entièrement dans le noir. On entend "crépiter" (c'est ainsi) une grande foule sur les gradins. J'avance à tâtons à la recherche d'une place. Je n'en trouve pas et je commence à m'énerver. Comment sortir de là ? Finalement j'enjambe les rangs de fauteuils occupés et je marche même sur les gens, sans qu'il y ait de protestations. Vers le haut, ça va mieux, il y a moins de monde, mais curieusement, je sens que je marche sur des buissons ou des ronces. (A ce moment, dans mon rêve, je deviens brièvement lucide et je me dis "Mais c'est le Théâtre! Il ne faut pas s'étonner, j'en ai souvent rêvé." C'est vrai que je rêve épisodiquement d'un grand théâtre qui prend toutes sortes de formes.)

« Je me retrouve dans les foyers et les salles extérieures. Soudain, je suis avec E., une femme qui a eu beaucoup d'importance pour moi quand j'étais adolescent. Elle est dans un fauteuil à roulettes avec lequel nous fendons la foule, mais elle n'est ni malade ni invalide. En fait nous allons au théâtre pour la remise des prix. Il se trouve que E. a gagné, mais personne ne le sait encore, sauf elle et moi.

« De retour dans le théâtre (cette fois nous avons des places) on est en train d'annoncer les résultats, c'est-à-dire que des chiffres paraissent dans le noir, sur un écran. Réactions diverses dans la foule. Mais soudain, paraît le chiffre qui montre que E. a gagné. Délire, cris de "elle a gagné! elle a gagné!" E. est amusée, ça ne lui monte pas du tout à la tête.

« Alors commence le spectacle (mais c'est plutôt un concert. En fait je n'ai jamais vu de pièce sur la scène de théâtre). C'est un concert-spectacle, qui se passe plutôt au plafond de la salle. C'est d'ailleurs très beau. Une sorte de symphonie de bruits naturels (y compris certains qui n'existent pas en réalité, comme le chant des étoiles — c'est très aigu et très pur avec un apparent désordre de sons, mais ça va par groupes et quelquefois il y a un son plus grave qui tourne sur lui-même […]. En même temps, on voit des images du ciel étoilé, mais c'est un procédé spécial, car on a l'impression de planer dans l'espace. Je vois la grande ourse sous mes pieds.) Suit un morceau "pluie sur les feuilles" très doux, mais on distingue chaque goutte, et il est impliqué qu'il y a un rapport avec les étoiles. Puis il y a un morceau "bulles" presque silencieux ; de temps en temps une bulle éclate dans le silence en faisant "clouc." On voit la surface d'une eau dormante la nuit, et les bulles brillent comme des étoiles quand elles paraissent.

« C'était très beau, mais on a en quelque sorte "dévié" sur une scène de comédie. Elle ne se passe pas sur la scène du théâtre, mais à l'intérieur de la tête de chaque spectateur (ici le rêve devient progressivement lucide.) - Il y a un petit chien dans un marais avec un os. Il est impliqué que "dans l'harmonie universelle, c'est pas beau de vouloir cacher un os" mais ce commentaire est plutôt satirique que sérieux.

« Arrive un être volant qui ne ressemble à rien, mais qui est censé être un chat. Le chien cache son os en s'asseyant dessus. Le chat volant lui dit "Je t'ai vu". — "Moi aussi je t'ai vu," dit le chien sans se démonter. "Je t'ai vu, dit le chat. J'ai vu ce que tu as caché." —"C'est ma petite sœur" dit le chien. "Mon œil, dit le chat volant. On ne mange pas sa petite sœur". —"Toi tu manges bien des souris" —"C'est vrai, je les appelle mes petites chéries. Bon, nous sommes d'accord." Ça devient un peu trop bête, et dans ma lucidité, j'ai le désir de revenir aux scènes d'avant, mais je force un peu trop et je commence à m'éveiller, c'est-à-dire qu'il y a une débandade d'images et l'irruption d'une forte lumière blanche (qui ressemble à du "yaourt en feuilles"). Je résiste. J'arrive presque à reprendre le rêve, mais finalement non. Alors je me dis "C'était un rêve excellent. Il faudra que je m'en souvienne", et je note, ou repasse mentalement les différentes séquences pour m'en souvenir le matin. Tout ça se passe en état de sommeil lucide. Puis je décide que je m'en souviendrai et que je peux me rendormir. Ça se présente comme une zone noire dans laquelle je pénètre confortablement »[109].

Ici la lucidité se manifeste brièvement une première fois sans que l'on puisse préciser si elle est spontanée ou due aux circonstances (à la vue du théâtre qui rappelle au rêveur qu'il a déjà rêvé de cet endroit). En revanche la lucidité qui émerge un peu plus loin est bien spontanée car aucune circonstance onirique nouvelle n'en rend compte, et surtout parce qu'elle émerge progressivement ("le rêve devient progressivement lucide"). Le rêveur n'indique pas à quel moment précis il devient tout à fait lucide, comme si aucune zone de démarcation précise ne pouvait être désignée. On se rend compte néanmoins de l'étendue de cette lucidité lorsqu'il décide de quitter une scène qui ne lui plaît pas ("dans ma lucidité, j'ai le désir de revenir aux scènes d'avant") et qu'il se révèle capable d'agir sur l'ensemble du rêve. Ainsi dans ce rêve la lucidité n'est d'abord qu'une faible lueur intermittente pour finalement s'imposer tout à fait.

Une telle émergence progressive de la conscience de rêver peut être plus aisée à comprendre si on la compare à l'éveil graduel dont Descartes a donné la description : « Je dors ici dix heures toutes les nuits et sans que jamais aucun soin me réveille ; après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans des buis, des jardins et des palais enchantés, où j'éprouve tous les plaisirs qui sont imaginés dans les Fables, je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m'aperçois d'être éveillé, c'est seulement afin que mon contentement soit plus parfait, et que mes sens y participent ; car je ne suis pas si sévère, que de leur refuser aucune chose qu'un philosophe leur puisse permettre sans offenser sa conscience »[110]. Dans une telle situation il serait difficile au sujet de dire à partir de quand il est tout à fait réveillé car il ne passe pas brusquement de rêve à l'état de veille, comme cela se fait par exemple lorsque la sonnerie du réveille-matin interrompt brutalement un rêve. De la même façon la lucidité est parfois si graduelle que le rêveur ne peut la signaler que dans une circonstance précise qui rétrospectivement la fait deviner en puissance dans ce qui précède. Cette situation ne doit cependant pas être confondue avec une autre forme de lucidité spontanée, la lucidité implicite.

Il arrive en effet que la lucidité ne soit indiquée dans le récit que de façon rétrospective, non parce que le rêveur a connu une lucidité graduelle qui n'a atteint son intensité optimum qu'au moment où il en fait la remarque mais simplement parce que l'occasion ne s'est pas présentée auparavant de remarquer l'existence d'une lucidité déjà présente. C'est là un phénomène tout à fait particulier puisque le rêveur peut se savoir en train de rêver sans pour autant se rendre compte qu'il le sait. Il considère donc son rêve comme tel, mais il lui faut tout de même une circonstance onirique pour qu'il explicite (aussi bien pour le lecteur que pour lui-même) cette lucidité déjà présente. Dans ce cas, ce n'est pas la circonstance en question qui fait surgir la lucidité bien qu'elle lui serve de support d'expression. Dans ce type de rêve il est fréquent que le rêveur ne puisse pas dire depuis quand il était lucide, non parce que la lucidité a été progressive, mais parce qu'elle n'a pas été clairement aperçue.

« J'étais en voyage avec G… (ma sœur), un voyage d'amants, nous faisions l'amour et j'ai eu des sensations et des images très fortes des ébats amoureux. (Visions, sensations tactiles, orgasmes). Bavardages entre deux. De temps à autre elle culpabilisait et ne voulait plus faire l'amour, me parlant de son mari, de la famille, du fait qu'elle est ma sœur et que ça ne se fait pas. J'essayais de balayer ses objections et l'entraînais plus fort, lui disant qu'il ne s'agissait que de tabous et que seul le fait d'enfreindre les tabous la mettait mal à l'aise. Nous avons alors fait l'amour, et c'était très bon, je le lui ai fait remarquer mais j'ai vu que sa réticence augmentait. Il faut préciser que nous étions dans la maison familiale et que si cela venait à se savoir, les conséquences pouvaient être pénibles. Pour ma part je savais que j'étais en train de rêver et qu'il n'y avait aucun risque, j'ai d'ailleurs confirmé ma pensée en passant ma main dans mes cheveux, ce qui m'a amené à presque me réveiller. Je me suis dit qu'il ne fallait pas me réveiller et continuer mon rêve. G… me disait que faire l'amour avec moi c'était bon mais qu'il ne fallait plus le faire même si c'était meilleur qu'avec ses amants ou son mari, disant qu'elle n'avait jamais connu une semblable jouissance. Sa réserve et sa résistance finissent par prendre le dessus et elle me dit : "Je ne veux plus, d'ailleurs je vais avoir mes règles.

— Pas immédiatement.

— Après demain.

— Nous avons donc encore tout notre temps, c'est un prétexte, ce n'est pas un argument". Et je me suis alors réveillé »[111].

Le rêveur note que pour sa part il se savait en train de rêver, et il se fait cette remarque à l'occasion des risques que présentent sa situation. Mais apparemment ce savoir était présent depuis un certain temps déjà et seule la réflexion sur sa situation lui permet de préciser cette position. Pour peu que l'occasion ne se trouve pas de l'exprimer, cette lucidité peut fort bien passer inaperçue du sujet lui-même qui ne pense pas à la signaler. La lucidité implicite est donc difficile à déceler sans la mention qu'en fait le rêveur.

Les nuances que prend la lucidité spontanée nous indiquent non seulement que la conscience de rêver peut être abordée selon des angles différents (autant par son interférence avec la trame du rêve que par le simple sentiment qu'en a le rêveur) mais aussi qu'elle n'est pas un phénomène monolithique, au moins d'un point de vue qualitatif, puisqu'elle peut s'imposer soudainement comme une conscience aiguë ou se développer graduellement, ou encore rester implicite. De plus la lucidité spontanée nous amène à nous interroger sur ce que nous avons appelé les "causes" oniriques de la lucidité. Sans vouloir nier le rôle des différents facteurs que nous avons examinés tels que l'éveil du sens critique, la reconnaissance d'une incongruité ou la tension affective, force est de remarquer que ces facteurs ne provoquent pas systématiquement de prise de conscience chez les rêveurs, comme en témoignent nombre de rêves absurdes ou désagréables qui ne sont surmontés que par le réveil. On est donc en droit de supposer que, s'ils revêtent un aspect causal dans l'apparition de la lucidité, ils ne jouent en fait dans leur contexte que le rôle de conditions nécessaires, et qu'un élément complémentaire, inaperçu en raison de sa nature conscientielle, est indispensable. Habituellement cet élément serait lui-même insuffisant et aurait en quelque sorte besoin de la collaboration du rêve pour faire émerger la lucidité. Dans certains cas cependant, son intensité atteindrait le seuil requis pour que la lucidité apparaisse sans l'aide des circonstances oniriques[112], le cas optimum se situant lorsque le sujet s'endort et glisse dans un rêve sans pour autant perdre conscience, ce qui est un des cas d'apparition de la lucidité onirique depuis l'état de veille..i).Lucidité spontanée;

B. Le surgissement de la lucidité à partir de l'état de veille

Lorsque le rêveur, au lieu de devenir lucide au cours d'un rêve, maintient sa conscience pendant qu'il s'endort, ou lorsque le rêve fait irruption dans son champ de conscience alors qu'il est éveillé, on a affaire au deuxième grand type de surgissement de la lucidité. Dans ces cas le rêve lucide résulte d'une continuité de la conscience, de la veille au sommeil. Le sujet s'endort en pleine conscience en ce sens qu'il perd contact avec le monde physique sans cesser d'être conscient de soi, et donc lorsque survient le rêve il le reconnaît au moins comme n'étant pas l'état de veille et au mieux l'identifie immédiatement comme rêve. En d'autres termes ce n'est pas la conscience lucide qui surgit au cours du rêve mais le rêve qui surgit au cours de la conscience lucide. Ces rêves sont souvent, pour le rêveur, contigus à l'endormissement.

« Court rêve lucide juste après l'endormissement : il est impliqué que le "rêve" est à l'intérieur d'un petit café de quartier. Comme il doit être "protégé", les clients du café font barrière avec leur corps, le dos tourné vers la vitrine. Moi-même je suis dehors, dans la rue, regardant ceci à travers la vitre et ma conscience lucide, personnalisée, se tient encore à l'arrière plan, et me regarde en train de regarder »[113].

Le sujet indique que ce rêve lucide a eu lieu "juste après l'endormissement", c'est-à-dire à partir du moment où il cesse de percevoir son environnement de veille. Toutefois, ne peut-il pas avoir interprété comme continue une période présentant des discontinuités inaperçues ? Une telle objection est difficile à soutenir si l'on garde l'état de veille comme référence pour la comparaison, car les discontinuités conscientielles de l'état de veille, notamment celles du sommeil sans rêve, n'empêchent pas le sujet de sentir qu'un temps "vide" s'est écoulé. Une autre façon de présenter le même problème est de constater que le sentiment de continuité que la conscience a d'elle-même à partir de l'endormissement ne peut pas plus être mis en doute que celui de la continuité du rêve, ce qui importe ici étant justement le sentiment de continuité plutôt que la continuité elle-même[114], c'est-à-dire la façon dont se construit pour le sujet un pont conscientiel qui va de la veille au rêve.

Ce qui nous intéresse ici ce sont les formes que peut prendre cette continuité pour la conscience. Ces types de rêves, en effet, ne sont pas uniformes mais vont de la continuité par contiguïté, comme, dans le cas précédent, à une continuité comprenant un passage par des états intermédiaires dont la nature (éveil, sommeil ou endormissement) n'est pas toujours claire. De plus, tout comme dans la vie de veille, cette continuité n'est pas absolue, des relâchements intermittents de la conscience de soi peuvent se produire très brièvement sans mettre en péril la ligne conscientielle d'ensemble. La plupart du temps les sujets distinguent les rêves lucides faisant suite à des états d'endormissement (que, à défaut d'observations permettant de les considérer comme tels d'un point de vue neurophysiologique, on peut qualifier d'endormissements "intérieurs" ou "subjectifs") de ceux qui se produisent alors que le sujet pense être encore éveillé. Malgré l'aspect paradoxal de cette dernière catégorie, il nous semble préférable de l'admettre dans un premier temps, comme expérience subjective, avant d'en analyser le bien-fondé car, dans la mesure où l'interprétation tend à se mêler aux récits des sujets, certains rêves qui ne sont pas présentés comme tels ne peuvent être reconnus qu'après examen.

1. Le surgissement de la lucidité à l'endormissement.m7.1. le surgissement de la lucidité à l'endormissement;

L'idée d'une continuité de l'endormissement au rêve n'est pas un phénomène inconnu des rêveurs ordinaires. Hervey de Saint-Denys en donne une illustration.

« Étant encore éveillé, mais tout près de m'endormir, j'ai pensé vaguement à la visite que nous devions faire le lendemain matin au château d'Ors… et la grande allée de marronniers par où l'on y arrive s'est présentée à mon souvenir. D'abord, je l'ai vue comme dans un brouillard. Et puis, j'ai distingué nettement des arbres avec leurs feuilles bien vertes et bien découpées. Seulement, ce n'était plus l'allée des marronniers d'Ors… mais, je crois, une allée des Tuileries ou du Luxembourg. Beaucoup de gens s'y promenaient. J'y reconnus M.R… avec Alexis de B… et je me mis à causer avec eux. Pendant ce temps, des jardiniers ou bûcherons travaillaient à déraciner un gros arbre mort. Ils nous crièrent de nous éloigner, parce que l'arbre pourrait tomber de notre côté. Aussitôt, et avant même que nous ayons fait un pas pour nous ranger, je vis l'arbre écraser mes compagnons, et l'émotion que j'en ressentis m'éveilla »[115].

Ce rêve n'est pas lucide puisque Hervey de Saint-Denys est réveillé par la violence de l'émotion mais les images qui se présentent à l'esprit du rêveur manifestent une continuité de contenu qui reflète pour le rêveur une continuité de déroulement : « j'ai eu la vive satisfaction de saisir bien positivement mon rêve dans son entier, depuis la dernière pensée que j'avais eue étant encore éveillé, jusqu'à l'idée qui m'occupait au moment de mon réveil, et cela sans rien perdre des différentes choses que j'ai cru voir, entendre ou faire successivement »[116]. Hervey de Saint-Denys montre comment la lucidité peut surgir dans ce type d'endormissement.

« D'abord c'était comme une sorte d'engourdissement, durant lequel je pensais de la manière la plus confuse aux personnes qui ont dîné aujourd'hui avec nous, et à la jolie figure de Mme de S... Son visage ne m'apparaissait pas nettement d'abord ; ensuite je l'ai mieux vu, et puis, sans que j'imagine comment cela s'est fait, ce n'était plus elle que je voyais, mais sa cousine, Mme L..., laquelle était assise devant un métier à tapisserie. L'ouvrage auquel elle travaillait représentait une guirlande de fleurs et de fruits admirablement nuancés, ainsi que tous les détails de la chambre et du costume de Mme de S..., quand l'idée que je rêvais et que je venais de m'endormir à l'instant me venant tout à coup à l'esprit, j'ai secoué le sommeil par un effort de volonté, et prenant mon crayon, j'ai aussitôt noté ceci comme pouvant me servir à constater de quelle manière un songe commence. Il me semble bien n'avoir pas eu de lacune positive entre les idées que j'ai roulées dans ma tête en m'assoupissant, et ces dernières images si nettes, si complètes que c'était positivement un rêve véritable. »[117]

La lucidité intervient ici en cours de rêve pour pousser au réveil mais elle peut tout aussi bien accompagner l'ensemble du processus : il suffit que l'observation consciente s'ajoute à cette continuité déjà présente pour que le rêveur ait le sentiment d'entrer délibérément dans le rêve :

« […] j'étais tranquillement allongé dans mon lit, repassant dans mon esprit le rêve dont je venais juste de me réveiller. L'image intense d'une route m'apparut et, concentrant mon attention sur elle, je parvins à m'introduire dans le paysage. A cet instant, je perdis la sensation de mon corps, d'où je conclus qu'en fait j'étais endormi. Je me retrouvai en train de descendre la route du rêve, au volant de ma voiture de sport, parfaitement conscient de rêver. […] »[118]

Le sujet dispose ici de deux indicateurs pour savoir qu'il est passé de l'éveil au rêve : le sentiment de faire partie intégrante du rêve ("je parvins à m'introduire dans le paysage") et la perte des sensations physiques ("je perdis la sensation de mon corps, d'où je conclus qu'en fait j'étais endormi"). Ces deux indicateurs ne sont pas toujours présents explicitement dans les récits, le sujet privilégiant l'un et laissant l'autre sous-entendu, selon le type d'observation sur laquelle se porte son attention. Certains sujets sont en effet plus sensibles au début de leur endormissement qu'ils ont pris l'habitude d'observer avec minutie, et c'est la modification de leur sensations physiques, plutôt que leur disparition, qui leur permet de déterminer à quel moment ils rêvent. Ainsi un rêveur peut passer de la sensation d'être allongé sur son lit à celle de se déplacer dans un décor onirique sans avoir eu l'impression de perdre contact avec son corps : il passe simplement du corps de veille au corps onirique et, dans les deux cas, les sensations sont, d'un point de vue subjectif, physiques. L'impression de perdre la sensation du corps, que l'on trouve chez les sujets qui surveillent de préférence l'apparition des images oniriques, est donc plus probablement due à un jugement porté sur la différence entre les sensations oniriques et les sensations éveillées car les récits dans lesquels le rêveur affirme avoir perdu la sensation de son corps comportent pourtant des sensations corporelles nettement décrites, comme par exemple celles de van Eeden lors de ses "rêves initiaux" dans lesquels : « toutes les sensations du corps physique, internes ou externes, viscérales ou périphériques, sont entièrement absentes. Le plus souvent, j'ai la sensation de flotter ou de voler »[119]. Ainsi il est possible de supposer que le sentiment de continuité est bien ce qui domine dans ce genre d'expérience, le sentiment de passage de la veille au sommeil n'étant pas vécu mais conclu, en fonction d'un jugement qui, selon les données dont le rêveur dispose, peut être sujet à des fluctuations. Ce jugement est également influencé par le type de continuité de la conscience elle-même. De ce point de vue il faut distinguer une continuité "complète" d'une "quasi-continuité" lorsque la conscience lucide connaît des interruptions que la présence de la conscience onirique permet de combler.

La continuité complète de la conscience du rêveur peut doubler celle du contenu de l'endormissement mais elle ne lui est pas nécessairement attachée (ce qu'on remarque notamment lorsque ce contenu est chaotique malgré une lucidité toujours présente). La continuité de la conscience lucide peut donc être d'une certaine façon considérée indépendamment des états d'éveil ou de sommeil. Le passage de l'un à l'autre semble, la plupart du temps, s'opérer sans transition, le sujet basculant de la conscience du monde de veille à celle du rêve.

« J'ai l'impression que je suis passé assez nettement de la veille au rêve (conscience que mon environnement était celui du rêve mais je ne fais pas le geste programmé). J'étais avec J… T…, un ami, et je me sentais très fatigué, épuisé presque, nous étions dans la nature, à un moment donné j'ai éprouvé le besoin d'étreindre un gros arbre à bras le corps afin de puiser dans l'arbre et dans le sol une énergie nouvelle (vu mon état de faiblesse).

« J'ai serré l'arbre dans mes bras et j'ai senti et vu son écorce rugueuse. L'arbre n'était pas trop gros et je parvenais presque à rejoindre mes bras de l'autre côté […] »[120].

Dans ce récit le sujet entre dans le rêve lucidement et ses perceptions ainsi que sa participation à l'action ne lui laissent aucun doute sur la nature onirique de son expérience. Ce basculement ne s'opère cependant pas nécessairement de la perception du monde de veille à celui du rêve, mais peut partir d'une représentation mentale, notamment lorsque le sujet se remémore à l'état de veille un rêve précédent. Ce phénomène bien connu dans les rêves ordinaires peut donc se produire tout à fait lucidement :

« Je m'étais remémoré les deux épisodes précédents avant d'ouvrir les yeux, et cela a donné lieu à un épisode supplémentaire tout à fait lucide. J'étais dans la maison, cette fois intégré à la famille. Je crois que j'étais une sorte de cousin germain. C'était le lendemain matin par rapport à l'épisode précédent. Il faisait jour. Un homme, le frère de la mère, était malade. Il allait probablement mourir. Je voyais très clairement son visage sur l'oreiller blanc, dans une toute petite chambre. C'était un homme d'âge mur, très brun, avec des yeux noirs très brillants. Ce sont ses yeux qui me faisaient penser qu'il allait mourir. Étant lucide, je me dis que je peux faire quelque chose pour lui. Je vais "voir mes mains" et ensuite les imposer sur son front, faisant passer la vie de l'état de veille chez ce mourant de rêve.

« Je lève mes mains, je les vois, et mes bras aussi. Mais je sais aussitôt que c'était une erreur, et que cette action est en train de casser le rêve. En effet, il se désagrège irrémédiablement […] »[121].

La continuité conscientielle peut donc être complète, c'est-à-dire n'être marquée par aucune interruption, mais néanmoins débuter de façons diverses. On peut cependant remarquer une différence assez nette dans la qualité de la lucidité des deux exemples précédents. Dans le dernier la lucidité a une intensité certaine puisque le rêveur garde constamment à l'esprit l'oniricité de sa situation et que cela va même jusqu'à désagréger le rêve. En revanche dans le premier la lucidité se perd assez vite comme le montre la suite du récit :

« Aussitôt après avoir serré l'arbre dans mes bras je me suis endormi et je me suis mis à rêver. Je rêvais que je serrais un arbre et je grimpais le long du tronc ; je suis monté très haut, puis sans me faire mal, bien que l'arbre soit rugueux, je suis redescendu en glissant le long du tronc. Je me suis alors éveillé dans mon rêve et j'ai discuté avec J… Il pensait que je n'étais pas monté très haut dans l'arbre, moi je pensais que si, et j'ai revu mentalement ma progression, presque jusqu'à la cime de l'arbre (c'était un feuillu) »[122].

Cette différence incite à se demander si l'intensité de la lucidité continue n'est pas elle-même un facteur favorisant la continuité du contenu. On peut en effet constater que, lorsque l'endormissement présente un aspect chaotique, la conscience lucide connaît dans sa continuité des baisses d'intensité. Dans une telle situation, le passage de la veille au rêve semble consister en une série d'aller et retour trop rapides pour être jugés tels sur le moment. Parfois même, le rêveur ne parvient pas au rêve proprement dit mais s'arrête au niveau dit hypnagogique, en ce sens qu'il ne participe pas aux scènes qui se présentent à lui :

« Je décide de commencer par la respiration pleine. (Images hypnagogiques :) A peine ai-je commencé que se forment des images hypnagogiques, conséquence de l'état de fatigue. Ces images apparaissent sans que soit perdu le sentiment de continuité, mais sans la conscience qu'il s'agit d'images. Cette prise de conscience me ramène à l'éveil, je replonge aussitôt à chaque fois. Je me dis que je devrais me lever pour les noter, mais je n'en fais rien, trop fatigué. J'arrive à garder une certaine conscience en présence de ces images. Je me concentre sur une idée précise, une phrase sur l'élargissement de la conscience, pour les laisser venir. (Sortie hors du corps :) Au bout d'un moment je me sens relaxé mais pas endormi. Il me semble que je pourrais me lever. Mais je n'en fais rien car je sais que cet état peut déboucher sur le rêve lucide […] »[123].

La continuité de la conscience présente donc ici des relâchements de vigilance ("Ces images apparaissent sans […] la conscience qu'il s'agit d'images") : le sujet est ballotté entre la lucidité, la conscience onirique habituelle et le réveil en sursaut, mais malgré tout il n'y a aucun "trou" conscientiel, et on peut supposer que cette intensité fluctuante explique la multiplicité des images hypnagogiques au lieu d'une scène unique vers laquelle le rêveur se serait acheminé.

 Cet exemple permet également de constater un phénomène qui fait rarement l'objet d'un commentaire dans la littérature, l'observation de phases distinctes de l'endormissement. Le passage cité décrit une phase de l'endormissement qui appartient encore à l'éveil. Le rêveur lucide admet parfois également l'existence d'une phase de l'endormissement qui appartient déjà au sommeil sans être encore le rêve, comme le montre la suite de cette expérience :

« […] je sais que cet état peut déboucher sur le rêve lucide. J'essaie de me sentir léger, et c'est ce qui se produit, je sens mes membres en d'autres endroits que ceux où ils sont allongés. Je suis donc dans le bon état et je décide de faire venir la vibration. Je me concentre sur un point dans l'air au-dessus de mon front. Je m'attendais plus ou moins à devoir faire des recherches pour le trouver, mais à peine ai-je commencé que le bourdonnement m'envahit. En déplaçant le point je peux l'atténuer ou le faire cesser ? J'accentue la vibration et commence à la faire circuler dans mon corps à partir de ma tête. Je la fais circuler comme une vague, de la tête aux pieds et retour. A un moment la peur m'envahit un peu. Je la repousse et je commence à sortir de mon corps. Tout est noir. Puis j'ai le sentiment que j'ai entrouvert les yeux de mon corps de rêve mais je vois très mal, je distingue à peine la chambre. Peu importe, je sais que ça s'arrange plus loin. Je passe dans le couloir et j'arrive dans le salon où effectivement ma vision s'améliore. Là sur le divan il y a ma mère et ma sœur en train de discuter. Tout est gris, les perceptions ne sont pas colorées, du moins je n'en ai pas l'impression. Je leur dis que nous sommes dans un rêve […] »[124].

Dans ce récit la conscience est continue tout du long, mais le sujet n'a pas le sentiment d'être d'emblée dans un rêve une fois qu'il a quitté l'état de veille ("je sens mes membres en d'autres endroits […]. Je suis donc dans le bon état") et ce n'est qu'au bout d'un certain moment qu'il reconnaît l'oniricité de son expérience ("j'ai entrouvert les yeux de mon corps de rêve" ). Une telle distinction, qui semble ici implicite, tient sans doute à ce que le contenu de l'expérience prolonge celui de la vie de veille. On ne passe pas brusquement à des images du rêve sans aucun rapport avec la situation de veille comme dans les cas précédemment cités ; ici les événements oniriques se présentent en miroir par rapport à la veille (il est allongé dans le lit, se lève, va au salon…), ce qui explique sans doute l'hésitation à les qualifier immédiatement ("cet état peut déboucher sur le rêve lucide"). Toutefois, au cours de cette phase de transition le rêveur sait qu'il n'est pas éveillé et il est tout à fait "lucide" sur ce point. La continuité de la conscience lucide est donc bien respectée même si elle ne se présente pas toujours formellement comme conscience de rêver.

Dans certains cas cependant le sujet est incapable de savoir dans quel état il est, même s'il fait preuve d'une certaine continuité conscientielle.

« M'étant couché très tard, et sans doute en raison de problèmes de respiration, j'ai eu beaucoup de mal à m'endormir. Puis au moment où j'ai décidé de me lever, pensant qu'il était inutile de prolonger cette attente au lit, j'ai découvert que j'étais paralysé et j'ai fait des efforts désespérés pour me lever. Tout en continuant à me considérer comme paralysé, je me suis trouvé en train de flotter dans la chambre ou un équivalent. Je n'y voyais aucune contradiction […] »[125].

Dans ce récit le rêveur ne sait pas qu'il dort, alors même qu'il n'a pas, d'un point de vue subjectif, quitté la conscience de veille. Il y a bien une continuité conscientielle, mais avec une lucidité inexistante comme l'indiquent certaines remarques ("paralysé, je me suis trouvé en train de flotter […]. Je n'y voyais aucune contradiction"). La continuité de la conscience de veille ne garantit donc pas l'apparition de la lucidité, contrairement à une croyance unanimement répandue dans la littérature. Il ne suffit pas de maintenir la conscience de veille à travers l'endormissement pour entrer lucidement dans un rêve (la connaissance de ce fait a sur la nature de la lucidité onirique des implications importantes que nous examinerons plus tard). D'un autre côté la continuité conscientielle n'est pas toujours nécessaire pour qualifier un endormissement conscient.

Dans certains cas, en effet, la conscience de l'endormissement est quasi-continue car elle présente non seulement des fluctuations mais également des "trous" dont le sujet ne garde aucun souvenir, mais malgré cela on considère que l'on a affaire à un endormissement conscient. La raison en est que le "trou" conscientiel se situe avant l'émergence du rêve proprement dit, ou plus précisément de ce que le sujet lucide considère comme tel. Pour lui c'est bien la conscience qui voit surgir le rêve et non l'inverse, même dans l'hypothèse où un autre rêve, oublié de lui, se serait déroulé pendant son "inconscience". Ainsi dans le récit suivant, des rêves plutôt vagues précèdent un "rendormissement" qui appartient déjà au sommeil (il s'agit de la deuxième phase caractérisée plus haut).

« (Je suis allongé sur mon lit dans ma chambre). Images, glissements et réveils [intermittents]... J'essaie de sortir de mon corps en glissant vers l'avant mais quelque chose me retient et veut me ramener en arrière. (Je sens que j'ai un corps élastique et j'arrive à étendre mes pieds plus loin qu'il n'est possible, comme du caoutchouc, et à partir de là je tente de sortir de mon corps par les pieds). Je tiens bon, malgré la résistance, mais dès que je laisse aller, ça recommence (toujours comme un élastique je me sens ramené en arrière). Alors, je laisse faire, car je me dis que mon subconscient sait mieux que moi ce dont j'ai besoin. Je rentre donc dans mon corps et roule sur le côté pour en sortir à nouveau. Cette fois je touche le sol. Je sais que je suis conscient dans un rêve et ce d'autant plus que tout est déformé (les objets et la fenêtre sont bizarrement tordus). Je suis coincé entre la table et l'armoire. Ma chambre est curieusement disposée, comme un labyrinthe. Je sais que c'est un rêve et d'abord j'harmonise la vue de mes deux yeux, car mes bras me semblent distordus et je ne vois pas mes mains au même endroit. (L'accommodation de ma vue se passe comme si je réglais l'objectif d'un appareil de projection, et tout rentre dans l'ordre, à l'exception du labyrinthe qui est toujours là). […] »[126]

La conscience lucide du rêveur n'est pas présente de façon continue depuis le début de l'endormissement. Le rêveur ne devient lucide qu'après s'être endormi, mais de son point de vue cette deuxième phase de l'endormissement se situe avant d'entrer dans un rêve. En effet, dans un premier temps, il se considère comme proche de l'état de veille et, pour s'en éloigner, il s'efforce de sortir de son corps en glissant ou en roulant, et ce n'est que lorsqu'il y est parvenu qu'il se considère dans un rêve ("Je sais que je suis conscient dans un rêve"), ce qui peut paraître a priori étrange ; il pourrait en effet penser qu'il a réussi sa "sortie" sans pour autant juger qu'il s'agit d'un rêve. La réponse réside sans doute dans un effort inconscient pour distinguer deux états oniriques différents par nature et que le manque de vocabulaire tend plutôt à assimiler.

Cette limitation du vocabulaire a pour terme corrélatif la difficulté qu'a parfois le sujet à déterminer la nature de son endormissement, principalement à savoir s'il est lucide ou non. Si, en effet, il s'endort de façon plus consciente que d'ordinaire, il peut tendre à considérer qu'il s'agit là d'un état lucide, alors que le récit montre qu'il n'en est rien et qu'on a plutôt affaire à une pseudo-continuité conscientielle.

« J'ouvre une parenthèse pour indiquer qu'il me sera difficile de raconter mon rêve, car il n'existe en fait pas de frontière entre l'état de veille et l'état de sommeil. Je vais écrire une chronologie, ce qui sera plus simple. Hier Mercredi 5 j'ai eu une journée très difficile : je me suis fort bien senti physiquement en moi, mais j'ai reçu un appel poignant de la part d'une amie (qui par périodes sombre dans la folie, ce qui a été identifié comme une psychose maniaco-dépressive). Cette amie m'a appelé hier matin et m'a demandé de la conduire en province dans sa famille (ce que je vais faire). Je l'ai hébergée hier soir chez moi ; elle a téléphoné à son frère pour lui demander de la recevoir, ce qui nous a amené tard dans la soirée. Vers minuit et trente minutes je me suis couché et j'ai répété mon sankalpa[127], repassé soigneusement à l'envers les événements de la journée, pris la décision d'être lucide et d'effectuer un geste, enfin je me suis efforcé de rester conscient. J'ai réussi sur ces deux derniers points bien au-delà de ce que je pourrais imaginer car après plus d'une heure de pratique, je n'avais pas complètement sombré dans le sommeil, et j'étais toujours conscient. Je l'ai su par hasard, car à ce moment-là le téléphone a sonné (c'était le frère de cette amie qui appelait). La sonnerie m'a tiré d'un état très similaire à celui de Yoga Nidra : à savoir le corps endormi, mais l'esprit vigilant. Après une brève conversation je me suis recouché (bien éveillé) et j'ai repris la pratique. Le processus s'est redéroulé de la même manière mais sans qu'il soit possible pour moi de distinguer veille de sommeil : j'ai continué en dormant à faire la pratique, et j'ai senti quelquefois que j'émergeais vers la veille (il me semble qu'il a plu très fort cette nuit). Je suis donc incapable de faire la vraie part entre veille et sommeil (rêve) et dans mon rêve (ou dans mes rêves, je suis incapable de préciser) il était très fortement question de rêve lucide (puisque je faisais tout pour y parvenir) »[128].

Le sujet a bien le sentiment d'une continuité conscientielle puisqu'il remarque que « après plus d'une heure de pratique, je n'avais pas complètement sombré dans le sommeil, et j'étais toujours conscient  » mais il ajoute qu'il l'a « su par hasard » et remarque qu'il n'arrive pas à distinguer dans son expérience le sommeil de la veille ni à être lucide en rêve. Ce récit semble indiquer qu'une certaine qualité de conscience peut se maintenir en ce qui concerne le sommeil[129] sans pour autant atteindre le rêve. Le manque de vocabulaire (et peut-être d'information) pour désigner ce genre d'état, amène le rêveur à y voir un phénomène proche de la lucidité onirique, ce qui ne peut cependant être nettement affirmé.

D'autres types de confusions plus subtiles peuvent se produire, notamment lorsque le sujet croit s'endormir consciemment alors qu'il rêve déjà.

« Je suis rentré dans un rêve confus : je me suis senti m'endormir, mais en ayant la sensation de ne pas être endormi profondément, mais à demi vigilant : je me sens me retourner dans le lit, je sens bien que je suis dans le lit, endormi, mais je suis conscient, avec une idée très forte dans la tête. "Je suis en train de rêver et je suis dans le sommeil, malgré les pensées et les mouvements". Je me rends compte que ma main est posée sur mon pubis ; cela m'amène à me dire que j'accomplis la consigne programmée, et cela me réveille »[130].

Cette fois nous nous trouvons bien en présence d'un rêve lucide, mais il ne résulte pas d'une continuité de la conscience depuis l'état de veille, cette dernière faisant en fait partie du rêve. On peut supposer que de tels cas d'endormissements rêvés sont plus difficiles à identifier lorsque le rêveur n'est pas lucide, car un sujet peut éprouver des difficultés à démêler ce qui relève du sommeil, du rêve ou de la veille, même lorsqu'il est lucide, la plupart du temps que dure l'expérience.

« Je viens de faire une expérience à la fois étonnante et inquiétante. A 15h15 j'ai mis en route deux cassettes qui devaient se succéder, la première de relaxation simple sans suggestion de réveil, suivie par ma cassette d'auto-hypnose (les deux enregistrées avec ma voix). Je me suis allongé, recouvert d'un drap et, au-dessus du drap, pour pouvoir suivre par la suite la suggestion de lévitation du bras, j'ai mis mes mains sur mes cuisses. Pas de coussin, nuque étirée. J'ai suivi les suggestions de la première cassette et, malgré le bruit, je n'ai pas tardé à somnoler grâce à la musique. J'entendais toujours la musique et les suggestions mais mon corps était complètement engourdi. Je n'ai pas tardé à ronfler, tout en étant parfaitement conscient, ce qui indiquait que mon corps dormait. J'avais néanmoins le sentiment de ne pas dormir et de sentir parfaitement le contact de toutes choses : le matelas mousse et le drap léger au niveau de la bouche, ce qui me donnait l'impression que cet état d'engourdissement était tout de même fragile et que je ne devais pas le perturber.

« Malgré mon sentiment de continuité j'ai dû tout de même m'endormir, car il m'a semblé me réveiller lorsque je me suis inquiété de ne plus entendre de musique. Je me demandais si je m'étais endormi au point de ne rien entendre de la cassette d'auto-hypnose ou si, la cassette de relaxation étant arrivée à sa fin, j'étais tout simplement dans le temps de transition : déroulement du reste de la cassette avant l'enclenchement de la suivante. Je pris le parti d'attendre bien que la tentation de me lever fut forte. Mon corps avait conservé la qualité d'engourdissement précédente et, avec la voûte nasale ronflante, l'air circulait mal. Enfin, après un temps qui m'a paru extrêmement long, un quart d'heure ?, la cassette d'auto-hypnose s'est déclenchée.

« Comme elle commençait par des instructions de relaxation, elle aussi, il m'a fallu aspirer de l'air pour gonfler les poumons trois fois. J'en ai aspiré un peu, mais je ne parvenais pas complètement à le faire.

« C'est à ce moment que j'ai dû m'endormir consciemment car il s'est passé un certain nombre de choses désagréables tandis que je croyais écouter la cassette.

« Tout d'abord l'air avait de plus en plus de mal à entrer dans mon nez à cause de la membrane de la voûte nasale. J'entendais très nettement ma respiration difficile, et je la ressentais également, deux raisons de penser que je ne dormais pas.

« Ensuite j'ai eu le sentiment que, dans mon sommeil, j'avais glissé jusqu'au carrelage, au-delà de la moquette car je sentais nettement le sol glacé et dur sous mon dos. Je décidai néanmoins d'écouter la cassette jusqu'au bout, je l'entendais toujours, ou du moins je croyais l'entendre.

« J'ai eu alors l'impression que des mauvais plaisants me saisissaient par les chevilles, me secouaient en tous sens, me tordaient de façon douloureuse alors que j'étais allongé. Je ne pouvais rien voir et je me suis imaginé en quelque sorte victime d'une sorte de maléfice et obligé d'avoir recours à la voyante "P… A…" pour lui faire part de mon infortune. J'ai pensé aussi à la statuette de saint Antoine. C'était à ce point terrible que je me suis décidé à entrouvrir les yeux malgré mon désir d'aller jusqu'au bout de la cassette. Là j'ai vu que tout était en déséquilibre, le petit morceau du matelas mousse au-dessus de ma tête et l'ensemble (matelas, coussins et draps) en chantier. Je retombe alors sur le sol avec la poitrine douloureusement tirée par les emmêlements de tissus.

« De nouveau allongé, toujours conscient de mon corps, j'entends à nouveau la cassette et me rends compte que l'on en est déjà à la phase de rêve éveillé. J'ai donc "manqué" le passage "lévitation du bras". Mais alors ai-je dormi ? Je sens toujours mon corps, mais je me rends compte que le matelas est sous moi, et non pas dispersé dans la pièce tandis que je serais sur le carrelage. Toujours dans l'état d'engourdissement je m'observe attentivement. J'essaie de faire le rêve éveillé mais cela m'impatiente. Je constate que l'air entre plus librement dans mon nez maintenant. Mes mains ont-elles bougé pendant l'exercice de lévitation du bras ? J'essaye de les ressentir. Elles sont de chaque côté du corps, sur le matelas, et non pas sur les cuisses. Je m'efforce d'avoir une certitude, oui, elles sont bien de chaque côté du corps, et je sens nettement la mousse du matelas sous elles. J'attends maintenant avec impatience la fin de la cassette pour vérifier cela.

« Arrive le décompte final. Je respire profondément, comme indiqué, et recommence à sentir complètement mon corps. Mes mains n'ont pas quitté mes cuisses. En fait absolument rien n'a bougé »[131].

Il se pourrait que la plus grande part de cette expérience soit rêvée même lorsque le sujet croit entendre les cassettes. Sans que cela remette ici en question la quasi-continuité conscientielle, les difficultés que rencontre le rêveur pour qualifier son expérience montrent ici aussi que la conscience de soi ne suffit pas à reconnaître le rêve et qu'il n'est pas possible de l'assimiler d'emblée à la lucidité onirique.

Le rêve lucide obtenu à l'endormissement n'est donc pas le cas simple que l'on rencontre dans les descriptions qui en sont habituellement données, mais se présente au contraire comme une situation complexe dont les nuances mettent en évidence, sinon des consciences différentes, du moins des degrés conscientiels. Même continue, la conscience subit des transformations qualitatives qu'on ne peut pas se contenter de désigner par le même terme. Ce type de difficulté apparaît encore plus nettement lors du surgissement de la lucidité pendant l'état de veille.

2. Le surgissement de la lucidité pendant l'état de veille

Si on peut concevoir que le rêve surgit parfois à une conscience dont la vigilance se maintient de la veille au sommeil, il est beaucoup plus difficile de comprendre en quoi consiste la situation symétrique selon laquelle le rêve ferait irruption dans le champ de conscience au cours même de l'état de veille. Une telle idée du rêve, même lucide, se manifestant à l'état de veille semble tout à fait contradictoire si l'on se rappelle que par définition le rêve appartient au sommeil. Pourtant Celia Green n'a pas hésité à qualifier comme tels certains phénomènes de l'état de veille. Il nous faut donc examiner ces situations et s'assurer qu'elles entrent bien dans notre champ d'investigation. Il se pourrait en effet que la difficulté se situe uniquement au niveau du vocabulaire, le terme "rêve" renvoyant alors à une réalité plus large dont il ne permet d'entrevoir qu'un aspect. Cela apparaît mieux lorsqu'on se rappelle que le rêve est habituellement considéré comme l'équivalent nocturne de l'hallucination tandis que l'hallucination serait un rêve se produisant à l'état de veille. S'il en était ainsi l'hallucination et le rêve seraient deux faces d'un même phénomène pour lequel il n'existerait pas de dénomination générale. Si nous poussons plus loin la comparaison, nous pouvons considérer que l'hallucinose, qui est un phénomène hallucinatoire dont le sujet reconnaît l'irréalité, est à l'hallucination ce que le rêve lucide est au rêve ordinaire. Les cas évoqués par Celia Green relèveraient alors de l'hallucinose et leur inclusion dans la recherche dépendrait simplement de la délimitation du champ.

Toutefois, la classe d'expériences proposée par Celia Green déborde apparemment ce phénomène : « Cela […] est associé à divers états du corps physique ; celui-ci peut continuer ses activités ordinaires, s'endormir ou s'évanouir, ou perdre conscience de plusieurs autres manières qui ont été décrites par différents observateurs »[132]. Si Celia Green inclut l'endormissement dans cette classe de phénomènes c'est en fait parce qu'elle oppose deux catégories d'expériences en fonction de leur aspect volontaire ou involontaire : dans la première « le sujet entre volontairement dans un rêve lucide au moment de s'endormir »[133] tandis que dans la seconde « partant de l'état de veille, le sujet entre subitement dans l'état de "rêve lucide". Cela peut lui arriver de façon tout à fait involontaire »[134]. Ainsi peut-on classer ensemble tous les endormissements (en y incluant les évanouissements) et ne conserver que les autres états mentionnés par Celia Green afin de s'assurer de la légitimité de ses assertions dans le cas où elle traiterait bien de l'hallucinose.

Celia Green mentionne un cas rapporté par Oliver Fox où le rêve lucide éclipse, pour la conscience, la vie de veille qu'il remplace brutalement :

Un de mes très bons amis, Monsieur G. Murray Nash (Paul Black), rentrait chez lui du bureau, à pied, en plein jour, dans une rue animée. Soudain, les maisons et les gens qui l'entouraient disparurent. Il se trouvait dans une belle campagne ouverte. Après s'être déplacé, en marchant, de quelques mètres, il se trouva devant un perron de vieilles pierres pratiqué dans la berge d'un grand ruisseau, ou d'une petite rivière. Un bateau d'une belle facture, visiblement très ancienne, y était amarré. Une robe pourpre, faite d'un riche tissu, avait été jetée négligemment en travers de la poupe. Personne n'était en vue. Monsieur Nash s'apprêtait à descendre les marches quand la vision s'effaça, et il se retrouva dans la rue familière. Apparemment, il n'avait pas cessé de marcher. Cette expérience lui parut avoir duré deux ou trois minutes, mais à en juger par sa situation au moment où il reprit conscience, il n'avait pas fait, dans la rue, plus d'une demi-douzaine de pas.[135]

On se rend compte ici que si le sujet avait été allongé les yeux fermés, son cas n'aurait guère pu être distingué du maintien de la conscience à l'endormissement. En effet il ne semble pas avoir conscience de son corps de la vie de veille durant le temps de cette expérience et il est complètement plongé dans un autre univers.

Dans d'autres cas cependant le surgissement du rêve lucide n'éclipse pas la perception de la vie de veille. Le sujet fait alors nettement la différence entre les deux types de "perception", contrairement à l'halluciné.

[…] Vous savez, cet homme est aussi réel, pour moi, que si je pouvais le toucher! Il est laid, mais j'ai le sentiment que c'est une personne d'une grandeur sublime. Je ne suis pas obligée, voyez-vous, de rester tout le temps attachée à moi-même. Je peux marcher dans d'autres mondes ; très souvent, j'aime aller dans la pièce où cette scène s'est passée […][136].

En précisant que « cet homme est aussi réel, pour moi, que si je pouvais le toucher » le sujet veut signifier que la perception qu'elle en a est aussi intense que ses autres perceptions de l'état de veille. Mais ces mêmes mots montrent également qu'elle ne confond pas les deux ordres de réalité. Elle fait donc preuve de lucidité d'après les critères de Celia Green : « Mettons que les critères permettant de définir le rêve lucide sont les suivants : 1° un champ de perception différent se substitue, pour le sujet, à celui qu'il connaît normalement ; 2° le sujet est conscient de son état et demeure capable de réfléchir rationnellement aux rapports qui existent entre cet état et le monde normal ; en admettant ce qui précède, on peut dire que les "impressions diurnes" de Mme Willett semblent bien appartenir, à des degrés divers, à la catégorie des rêves lucides »[137].

Si l'on accepte ces critères, le surgissement du rêve lucide dans l'état d'éveil peut effectivement être repéré dans certaines situations, à condition toutefois de comprendre le "rêve" comme se rapportant à un phénomène dégagé de son cadre qui lui impose l'appellation de rêve ou d'hallucinose selon qu'il se manifeste dans le sommeil ou dans la veille. Cependant, si on examine de plus près les cas proposés par Celia Green, des difficultés rendent cette conclusion difficile à admettre.

En effet, à l'exception du cas de Mme Willett (qui par ailleurs présente par rapport au rêve lucide "éveillé" une incohérence que nous examinons plus loin) la plupart de ceux présentés par Celia Green sont ambigus, notamment lorsqu'elle accepte les témoignages de sujets qui disent être tout à fait éveillés.

Je pensai tout à coup à Monsieur - ; je crois que j'avais les yeux ouverts, car je ne me sentais pas ensommeillé. Il me sembla que je me trouvais dans une chambre où un homme était étendu, mort, sur un petit lit. Je reconnus immédiatement Monsieur - à son visage et j'eus l'impression qu'il devait être mort plutôt qu'endormi. La pièce paraissait nue, sans tapis ni mobilier (…)[138]

Le fait que le rêveur affirme être éveillé et avoir les yeux ouverts ne suffit pas à établir qu'il l'est réellement. D'une part il marque lui-même une certaine hésitation à ce sujet ("je crois que j'avais les yeux ouverts, car je ne me sentais pas ensommeillé") et, d'autre part, cet épisode a lieu alors qu'il est allongé dans un lit, donc dans des conditions propices à un endormissement subit ou au surgissement d'une vive image hypnagogique. Si l'on se rappelle qu'il est tout à fait possible de dormir les yeux ouverts, il devient plus vraisemblable de supposer que ce phénomène se produit au cours d'un bref endormissement. L'exemple emprunté à Oliver Fox concernant Murray Nash est tout aussi ambigu. Ne pourrait-on pas en effet supposer que ce promeneur s'est brusquement endormi pendant un bref instant ? On sait qu'en proie à une grande fatigue (par exemple lors d'un voyage prolongé) un sujet peut avoir des images hypnagogiques et même de courts rêves dont il ne peut maîtriser l'apparition (et, en cas de narcolepsie, il peut s'endormir brutalement et entrer directement en sommeil paradoxal). On peut alors envisager que le rêveur a simplement conservé sa lucidité au cours d'un endormissement qui s'est produit dans des conditions inhabituelles.

Quant au cas de Mme Willett, il n'appartient peut-être pas à l'état de veille malgré les apparences, comme un certain nombre d'indices permet de le supposer. D'une part le sujet est obligée de fermer les yeux pour percevoir le rêve, et d'autre part Celia Green remarque qu'elle oublie ce qu'elle a vécu quand l'expérience est terminée. « En général, après avoir connu de tels états, Mme Willett faisait preuve d'une amnésie plus ou moins prononcée quant au contenu de son expérience »[139]. En eux-mêmes aucun de ces points ne semble décisif et Celia Green remarque que les rêves lucides réguliers pourraient aussi bien être oubliés : « Cette amnésie, bien sûr, différencie ces états de toute autre forme de rêve lucide, mais dans notre définition, nous n'avions pas retenu la classe d'une non-amnésie subséquente. Il est intéressant de songer qu'il serait possible de provoquer des rêves lucides avec amnésie subséquente en usant, tout simplement, de la suggestion hypnotique. On pourrait, en effet, suggérer au sujet qu'il oubliera tout rêve lucide s'étant produit spontanément pendant le temps où il était sous hypnose »[140].

Il n'est d'ailleurs guère besoin de faire appel à l'hypnose pour trouver, dans les journaux de rêves, mention de rêves lucides dont la présence au cours de la nuit ne fait aucun doute pour le sujet mais dont aucun souvenir ne lui revient[141]. Mais, dans le cas de l'état de veille, invoquer un tel argument n'est d'aucune valeur. En fait, cette amnésie du sujet conjuguée à l'occlusion des paupières semble indiquer plutôt que son état n'est pas un état de veille normal mais est au contraire apparenté au sommeil hypnotique, auquel cas on ne peut le considérer comme un état de veille que par une extension abusive. Pour déterminer l'état de Mme Willett il aurait fallu savoir si sa lucidité était coextensive à sa conscience de veille (ce que l'amnésie infirme) ou alternative par rapport à elle. Dans le deuxième cas il peut s'agir d'endormissements et de réveils rapides, et l'amnésie ressemble alors à celle qui frappe les éveils qui se produisent à la fin de chaque cycle au cours d'une nuit de sommeil. D'une façon générale, les cas de rêves lucides "éveillés" rapportés par Celia Green appartiennent en fait à un état de sommeil ou apparenté, et non à l'état de veille.

Pourtant, bien que Celia Green n'ait pas présenté d'exemples convaincants, des cas de conscience simultanés du rêve et de la veille peuvent être aujourd'hui trouvés dans la littérature. Toutefois, contrairement à l'orientation de Celia Green, il s'agit d'irruption de l'état de veille dans le rêve lucide et non l'inverse. Le sujet sort en effet du sommeil sans quitter le rêve lucide dans lequel il est déjà. Kenneth Kelzer rapporte une série de longs rêves lucides au cours desquels il déclare avoir été à certains moments conscient aussi bien du rêve que de l'état de veille.

Je rêve, et je me rends compte que je suis en train de rêver. Pour me le confirmer, j'appelle mentalement mes mains dans le champ de ma vision. Aussitôt, elles apparaissent. Elles ont un aspect lumineux, éthéré ; je suis convaincu de ma propre lucidité et je sens cette énergie raffinée, lucide, qui circule dans mes mains, dans mon visage, dans ma tête.

Je vois ce qui m'entoure. Je suis dans une cellule de prison exiguë et je dors, allongé sur le dos, sur une simple couchette. Conservant cette position - le visage tourné vers le haut - je fais consciemment et volontairement léviter mon corps, puis je lui fais exécuter quelques "tonneaux" en tournant sur lui-même.

J'entends maintenant Erik, mon fils, qui entre dans la chambre à coucher comme il a l'habitude de le faire. Je l'entends traîner les pieds sur le tapis, puis je sens bouger le matelas hydraulique quand il se laisse tomber sur le lit de l'autre côté, près de Charlene. Je les entends parler et bientôt Charlene lui dit de retourner dans son propre lit, ce qu'il fait, à contrecœur. Je continue, pendant ce temps, à focaliser ma lucidité sur l'état de rêve. Je dirige toute ma concentration sur mon corps de rêve, qui flotte en l'air, et je me sens très satisfait de moi-même. Je suis tout à fait sûr que cette conversation entre Charlene et Erik a lieu sur le plan physique et qu'elle est en-dehors du rêve. Je peux l'entendre intégralement sans cesser de maintenir la continuité du rêve lucide. Je décide de maintenir cet équilibre entre mes deux champs de conscience, et j'y parviens. Je sais, de façon claire, que j'aimerais bien trouver un moyen d'empêcher Erik d'entrer dans la chambre à coucher au petit matin, car je me souviens d'avoir lu, dans "le Rêve Créatif", que les premières heures de la matinée sont le meilleur moment pour pratiquer le rêve lucide. Je suis content d'éprouver ce désir particulier avec tant de clarté. […][142]

Kelzer commence donc par un rêve ordinaire au cours duquel il devient lucide avant de prendre conscience de son environnement de veille. Il ne quitte cependant pas l'état de "sommeil" puisqu'il se "rendort" et vit ensuite deux autres longs rêves lucides au cours desquels le même phénomène se reproduit, parfois avec intensité, sans pourtant interrompre le rêve.

[…] Longtemps, en silence, je reste agenouillé près des autres Rois Mages et je contemple gravement l'enfant. La merveilleuse, l'éblouissante lumière qui émane continuellement de tout son corps me plonge dans un ravissement total, mais ce qui m'exalte plus encore c'est le rayonnement de son regard, simplement posé sur moi, et ses yeux si calmes, si sérieux. Je sens que je pourrais rester ici, à genoux, pour l'éternité.

Charlene, maintenant, bouge sur le matelas hydraulique et prend mon corps physique dans ses bras. Elle m'invite sexuellement et j'ai une conscience très claire du fait qu'elle touche mon corps physique, espérant me tirer du sommeil. Toujours lucide, je reste totalement absorbé par la contemplation de l'enfant Jésus, goûtant la belle et douce lumière qui rayonne sans cesse de son être. Je me sens si fermement établi dans l'état lucide, si bien installé dans cette vision que Charlene, je le sais, ne parviendra pas, par ses caresses à me faire quitter le rêve ni la lucidité. Tout mon être converge dans cette lumière, je suis entièrement centré sur elle. Charlene continue ses avances sexuelles mais il n'y a, dans mon esprit, aucun doute, aucune hésitation sur ce que je dois choisir en ce moment. Je me rends compte que jamais je n'abandonnerai l'immersion dans la lumière pour un plaisir sexuel, ni pour toutes les autres formes de plaisir que j'ai pu connaître dans ma vie. Je sais qu'il m'arrive rarement de refuser une invite sexuelle, et pourtant je le fais, sans hésiter. Je préfère conserver une complète unité d'esprit et focaliser mon attention sur la lumière du Christ enfant. Je vois que tous les autres plaisirs de l'existence sont d'une pâleur absolue quand on les compare à ce rayonnement. Je suis totalement à mon aise bien que transporté d'extase, absolument paisible et pourtant vivifié.

Après un temps, la lumière qui environne l'enfant commence à s'affaiblir. Toujours lucide, toujours conscient des caresses que Charlene prodigue à mon corps physique, je projette maintenant de sortir du rêve, car je sens que cette scène merveilleuse approche de sa conclusion naturelle. Pendant quelques instants encore, je contemple la lumière qui s'efface autour du Christ enfant, jusqu'à ce que le rêve se soit presque entièrement évanoui. Alors, par un acte conscient de volonté, et non sans un profond regret, je choisis de quitter le rêve lucide. Je m'éveille aussitôt. Tandis que je reviens au monde physique, je sens un immense courant d'énergie et d'émotion me traverser le corps et l'esprit. C'est un moment d'extase totale, comme je n'en ai jamais connu auparavant.[143]

Si ce passage ne laisse aucun doute quant à la perception consciente simultanée du rêve et de la veille, il est toujours possible de supposer qu'elle est due à la proximité de l'éveil ; et, si tel est le cas, l'autre épisode aurait tout aussi bien pu être entièrement rêvé. Or, Kelzer a vérifié qu'il en allait différemment : « Pendant le petit déjeuner, il me parut nécessaire de vérifier auprès de Charlene si Erik était bien venu dans notre chambre ce matin-là. Dans l'état de rêve lucide, j'avais su, de façon parfaitement claire, qu'il était venu plusieurs fois, qu'il avait dialogué avec elle et que tout cela se passait sur le plan du monde physique ; mais maintenant à l'état de veille, je n'étais plus aussi certain de ce qui avait pu se produire dans la réalité. Je posai donc à Charlene plusieurs questions en prenant soin, pour ne pas influencer ses réponses, de les formuler de manière non directive. Elle me dit qu'Erik était bel et bien venu dans la chambre à coucher plusieurs fois, qu'il s'était glissé dans le lit auprès d'elle et qu'il avait essayé de la persuader de le laisser rester. A chacune de ces visites, elle lui avait dit de retourner dans son propre lit et il avait fini, chaque fois, par lui obéir.

« Cette confirmation était importante pour moi, car elle me permettait de vérifier que j'avais bien passé un nouveau seuil dans le domaine du rêve lucide. Pour la première fois, ma conscience avait, dans cet état, embrassé simultanément trois niveaux différents : celui du rêve (son contenu et ses images), celui qui me permettait de savoir que je rêvais (la lucidité), celui, enfin, où je connaissais simultanément certains événements du plan physique. Mais ce fut surtout grâce à l'exceptionnel degré de clarté (de lucidité) présent au cours du troisième rêve que je pus distinguer ces trois niveaux et maintenir l'état de lucidité jusqu'à l'achèvement naturel de ce rêve »[144].

L'expérience de Kelzer est donc différente de celle de Willett en ce que, si un doute se présente quant à ce qui est perçu, il porte sur ce qui appartient à la veille, et non au rêve : ce n'est pas la conscience de veille qui permet ici d'aborder le rêve lucidement, mais la lucidité onirique déjà présente qui permet au rêveur de prendre conscience de l'intrusion de la vie de veille alors qu'il est encore en train de rêver.

La comparaison avec des situations analogues à partir de rêves ordinaires laisse à penser que c'est la lucidité qui permet de distinguer les perceptions oniriques et vigiles. C'est en effet déjà un lieu commun à l'époque de Delage de constater que le rêveur ordinaire tend à incorporer à ses rêves les éléments extérieurs et s'avère incapable de les distinguer. « Le rêveur ne perçoit pas comme telles les impressions fournies par ses sens. Le dormeur dont l'oreille est frappée par le son du tambour ou le grondement du tonnerre, ne sait pas qu'il tonne ou que l'on joue du tambour. […] S'il rêve, ces perceptions peuvent prendre place dans son rêve, mais d'une façon presque toujours déformée »[145]. Cette constatation banale recèle néanmoins un élément important : si l'on admet que le sujet qui rêve peut incorporer à son rêve des éléments du monde de la veille sans pour autant se réveiller, on est en droit de supposer qu'un rêveur lucide pourrait être capable de faire la distinction entre les éléments oniriques et vigiles, tout en continuant à rêver, et donc à dormir, comme cela semble être le cas de Kelzer. Ainsi il n'est guère possible de poser a priori que la perception consciente d'impressions sensorielles vigiles indique que le sujet est éveillé sans jeter par là même le doute sur la situation analogue du rêve ordinaire dont on s'accorde à reconnaître la validité[146]. En fait il n'est guère possible de répondre à cette question en se fondant sur des récits de rêves, mais des situations de ce genre montrent au moins le caractère incertain des critères d'évaluation subjectifs du sommeil et de la veille.

Pour savoir si, dans le cas de Willett, nous avons ou non affaire à des rêves lucides, il faut donc se rapporter à un autre critère : le rêve lui-même. Or, si l'expérience de Kelzer émerge à partir du rêve, il en va tout différemment pour Willett dont le point de départ semble être une image mentale obtenue par une sorte d'auto-hypnose. D'après Celia Green en effet : « Mme Willett était habituellement assise, parfois avec les yeux fermés ; pendant tout le temps que durait l'expérience, elle parlait aux expérimentateurs qui se trouvaient auprès d'elle. Voici un exemple de ce qu'elle pouvait dire : "C'est un tableau, un tableau que j'aime beaucoup et que je vois souvent" »[147]. De plus si l'on examine le récit rapporté par Celia Green, Mme Willett ne participe pas - comme le ferait un rêveur - aux scènes qu'elle décrit, même si elle précise qu'elle pourrait s'y mouvoir. A cette absence de participation s'ajoute le fait que « ce que percevait Mme Willett n'était pas toujours de nature visuelle. Parfois, cela se présentait plutôt comme une suite d'impressions abstraites »[148]. Or, les "impressions abstraites" ne sont pas caractéristiques du rêve, même si elles peuvent y être trouvées à titre de constituants. En fait, avec ce cas nous quittons le rêve proprement dit, et donc le rêve lucide. Parler du surgissement du rêve lucide à l'état de veille est donc pour l'instant hasardeux en l'absence de données décisives. Aussi notre travail portera-t-il essentiellement sur le rêve lucide en tant que rêve, c'est-à-dire en tant que phénomène du sommeil.

Nous considérerons donc que la lucidité peut surgir au cours du rêve ou à l'endormissement, mais non au cours de l'état de la veille. Les conditions d'apparition du rêve lucide ayant été examinées, nous sommes maintenant en mesure d'étudier plus précisément celles qui permettent de reconnaître et de qualifier la conscience de rêver.

II. Conditions de la lucidité.m5

Les circonstances oniriques du surgissement de la lucidité sont suffisamment diverses pour qu'on puisse considérer que leur seul point commun véritable est constitué par la raison de leur étude : le fait qu'elles amènent le rêveur à se rendre compte qu'il rêve. Ce ne sont donc pas elles qui permettent de qualifier la lucidité que seule sa définition minimale permet de reconnaître à travers ces circonstances. Or, le simple panorama que nous en avons donné permet d'emblée de constater que cette définition minimale, fût-elle uniquement formelle, est à la fois restrictive et trop large. Elle est en effet restrictive car elle ne permet pas de rendre compte du phénomène de continuité de la conscience à l'endormissement qui n'appartient pas de façon définie au rêve, tout au moins pour le rêveur. Ainsi lorsque le sujet se sent pleinement conscient au début de l'endormissement et vit des événements qu'il ne pense pas à qualifier de rêve mais qui en sont caractéristiques (sentiment de sortir de son corps ou de flotter), il est nécessairement "lucide" sans pour autant savoir qu'il rêve. Le fait qu'il finisse, après un certain temps, par constater qu'il est dans un rêve, confirme rétrospectivement qu'il en était ainsi dès le début, mais il n'en reste pas moins que ce début n'a pas été, en son temps, qualifié, alors même que le sujet était parfaitement conscient d'avoir glissé dans le sommeil. Mais pour inclure de telles situations dans le rêve lucide, faut-il ne voir dans la conscience lucide que le sentiment de ne pas être dans l'état de veille ? Définir ainsi la lucidité, de façon négative, reviendrait à en élargir le champ d'une façon qui rendrait sa compréhension incertaine. C'est ce qu'a fait Celia Green qui, en considérant que le rêve lucide se caractérise pour le sujet par un champ de perception différent et la conscience de son état par rapport à la veille, a inclus dans son étude des cas douteux comme celui de Mme Willett. Une telle définition amène nécessaire à dénommer "rêve lucide" des états très différents du rêve. Ce type de difficulté explique l'affrontement des spécialistes pris d'un côté entre le désir de ne pas laisser échapper certains phénomènes oniriques qui appartiennent manifestement à leur domaine d'investigation et de l'autre la crainte de voir l'objet même de leur recherche s'évanouir lors de cette tentative.

Les définitions qu'ils proposent de la lucidité onirique sont apparemment influencées par l'une ou l'autre de ces tendances, même lorsque ces tendances ne sont pas explicitement affirmées. Ainsi la définition donnée par Paul Tholey cherche à restreindre le champ de la lucidité afin d'assurer au phénomène une compréhension nette. « Au cours de mes expériences, il me vint à l'idée que l'on pouvait raisonnablement définir sept aspects différents de la lucidité (clarté, précision, netteté de la conscience). (1) - Conscience claire du fait que nous sommes en train de rêver. (2) - Conscience claire relative à notre capacité de décider, dans le rêve, que nous allons agir de telle ou telle manière. (3) - Conscience claire relative au souvenir de notre vie de veille, et tout particulièrement quand il s'agit de se rappeler ce qu'on avait l'intention de rechercher dans le rêve. (4) - Clarté du souvenir que nous avons du rêve à l'état de veille (c'est le seul aspect qui ne fasse pas partie du rêve lui-même). (5) - Clarté de la conscience, par opposition à une conscience troublée. (6) - Clarté de la perception (toutes nos perceptions de rêve seront claires, qu'il s'agisse de la vue, du toucher, de l'odorat, du goût). (7) - Reconnaissance claire de ce que le rêve symbolise »[149].

Il ne s'agit manifestement pas là d'un ensemble de critères indépendants dont la présence d'un seul dans un rêve permettrait de le qualifier de lucide. En effet certains de ces aspects pris isolément peuvent aussi bien s'appliquer au rêve ordinaire, qu'il s'agisse de la "clarté du souvenir que nous avons du rêve à l'état de veille" ou même de la "conscience claire relative à notre capacité de décider, dans le rêve, que nous allons agir de telle ou telle manière" qui décrirait bien les rêves magiques non lucides d'Hervey de Saint-Denys. Il faut donc supposer que Paul Tholey définit la lucidité onirique par l'ensemble de ces facteurs. Le premier (la "conscience claire du fait que nous sommes en train de rêver") sur lequel tous s'accordent serait donc nécessaire mais à lui seul il ne suffirait pas à caractériser la lucidité. Paul Tholey admet donc qu'on puisse avoir conscience de rêver sans pour autant être "lucide", la lucidité indiquant un phénomène beaucoup plus fort que certains rêves simplement conscients qu'on peut trouver dans la littérature et dont l'intérêt semble en effet négligeable. Cependant, cette volonté d'isoler un phénomène remarquable le pousse à adopter des critères qui sont plutôt sources de confusion. Ainsi le septième facteur ("reconnaissance claire de ce que le rêve symbolise") exclut les rêves qui ne symbolisent rien et qui constituent la plus grande partie du corpus. Tholey est sans doute parti de l'idée que tous les rêves sont symboliques et, si tel est le cas, la lucidité "forte" qu'il pose comme propre au rêve lucide implique nécessairement la compréhension de ce symbolisme, mais dans la pratique il s'avère que les rêves lucides ne sont souvent pas plus symboliques que les événements de la vie de veille. On s'aperçoit ainsi qu'une définition "forte" de la lucidité dépend nécessairement de celle du rêve, et c'est probablement pour situer de façon sûre et définitive la lucidité sur le terrain du rêve comme phénomène "du sommeil" (et non de quelque état mal défini comme les transes de Mme Willett) que Tholey a été amené à se montrer si exigeant. Ce serait donc le besoin de faire reconnaître l'existence du rêve lucide qui aurait poussé à donner des caractéristiques "fortes" à la lucidité, quitte à en faire un phénomène exceptionnel plutôt qu'un aspect de la vie onirique relativement courant mais peu remarqué.

Cette façon d'opérer devient compréhensible lorsqu'on se rend compte que même les rêveurs "faiblement" lucides, comme Gillespie, peuvent douter de l'existence d'une lucidité "forte" : « La question de savoir si le rêveur lucide a, dans le rêve, la même capacité de se souvenir qu'à l'état de veille doit être remise en question. Cela est implicite lorsqu'on définit le rêve lucide comme "conscience de veille se produisant au cours d'un rêve". Tart […] note que Frederik van Eeden "était en possession de toutes ses capacités intellectuelles". Il assure également […] que la conscience du rêveur lucide conserve toute la clarté, toute la lucidité de l'état de veille. Sa conscience, dit-il, "est pratiquement la même que la conscience de veille". De son côté, Stephen LaBerge […] écrit que le rêveur lucide "peut raisonner de façon claire, évoquer librement des souvenirs".

« N'ayant jamais conservé mes facultés intellectuelles normales au cours d'un rêve lucide, n'ayant jamais eu, même dans les meilleurs cas, la clarté ni la lucidité de l'état de veille dans aucun des 397 rêves lucides que j'ai notés, je contestais une expression telle que "conscience de veille au cours d'un rêve" aussi bien que l'assertion selon laquelle un rêveur lucide serait en mesure de raisonner et de se souvenir comme s'il était éveillé. Ces affirmations contredisaient ma propre expérience et je les jugeais incorrectes »[150].

Les rêveurs faiblement lucides peuvent donc ne pas ajouter foi à l'existence d'une pleine lucidité, simplement parce qu'elle ne correspond pas à leur expérience. Or, si l'on se rappelle que c'est pour le même genre de raison que les rêveurs ordinaires peuvent rejeter le rêve lucide dans l'ensemble, on comprend que les définitions de Tart, Tholey ou LaBerge permettent de mettre en évidence l'originalité d'un phénomène qui risquerait autrement d'être ramené aux rêves vaguement conscients rapportés, par exemple, par Freud alors qu'il s'en distingue de façon remarquable. Une telle façon de procéder est d'ailleurs porteuse de résultats comme l'indique le changement d'attitude de Gillespie lui-même : « Aujourd'hui, je vois peut-être les choses d'une manière un peu différente. Tout cela continue d'être dit, même par certaines personnes qui ont fait des rêves lucides. Je pense donc qu'il doit y avoir, en effet, des gens qui ont une bonne mémoire et une capacité de raisonnement intacte lorsqu'ils rêvent »[151].

Si certains auteurs se sont montrés, comme Tholey, Tart ou LaBerge, exigeants quant à la qualité de la lucidité, c'est donc pour éviter que leurs propres expériences ne soient confondues avec des rêves apparentés mais moins intéressants. Leur intention est manifestement d'empêcher la perte d'informations qu'entraînerait une telle confusion. Tart déclare d'ailleurs nettement au sujet des rêves de Gillespie : « Selon la description que George Gillespie […] nous donne de sa lucidité onirique, celle-ci inclut, dans le rêve même, la conscience de rêver, mais sans que cette conscience soit plus proche d'un état de veille ordinaire que celle qui est habituelle dans le rêve. Il se demande si ses rêves peuvent être considérés comme lucides selon les termes de ma propre définition : "Les rêves lucides sont ceux dans lesquels le rêveur est conscient de rêver, se souvient clairement de sa vie à l'état de veille et considère qu'il possède l'entière maîtrise de ses capacités intellectuelles, ainsi que celle de ses motivations."

« Si l'on s'en tient à cette définition, les rêves de Gillespie ne peuvent être considérés comme lucides. Commentant "De l'événement spontané à la lucidité", j'ai fortement insisté sur le fait que la conscience de rêver dans le rêve même est une condition nécessaire mais non suffisante pour qu'un rêve puisse être qualifié de "lucide". Voici la définition complète que je proposais dans ce compte rendu : "Le rêve lucide est un état de conscience défini dont la caractéristique est, pour le rêveur, de savoir s'il se trouve dans un environnement intellectuellement reconnu comme étant "irréel" (ou du moins comme n'appartenant pas à la réalité physique ordinaire) ; simultanément, la qualité générale de sa conscience se présente à son expérience comme ayant toute la clarté et la lucidité de l'état de veille ordinaire" » [152] .

 Toutefois, il n'en reste pas moins que cette façon de caractériser la lucidité exclut du champ d'investigation toute une série de rêves qu'on ne peut classer parmi les rêves ordinaires, ce qui explique la protestation de Gillespie : « Cependant, même si certaines personnes ont "une conscience de veille" dans les rêves lucides, il est contestable d'inclure de tels faits dans la définition de ces rêves. Paul Tholey […] commence par une définition qu'il attribue à Tart […] : "Sont lucides les rêves dans lesquels le rêveur est conscient de rêver, se souvient clairement de sa vie de veille, considère qu'il possède l'entière maîtrise de ses capacités intellectuelles ainsi que celle de ses motivations". Une telle définition exclut mes propres rêves lucides. J'y conserve, en effet, les restrictions propres à ma conscience de rêve ordinaire. J'oublie la plus grande part de ma vie de veille. Je ne sais pas où je dors, ni quelle est l'année en cours. Même si j'essaie d'évoquer des souvenirs il me revient peu de choses. Dans plus de la moitié des cas, je ne parviens pas à me rappeler l'expérience que je désirais tenter dans le rêve. Ma mémoire est souvent fausse. Ma faculté de raisonner est limitée. Je suis incapable de décider de l'avenir au-delà de l'immédiat. Je suis peu conscient des inconsistances, des erreurs, de l'ignorance. J'accepte les événements du rêve sans esprit critique. Je suis incapable (avant de m'être éveillé) de juger le résultat des expériences que j'ai tentées dans un rêve lucide. J'entreprends des actions qui n'ont pas de sens. Je n'ai de lucidité que ce qu'il en faut pour remarquer certaines des inconséquences du rêve. Je sais plus ou moins que je suis en train de rêver et je continue sur cette base »[153].

Si réellement la définition admise de la lucidité onirique dérive directement de l'expérience de van Eeden, expérience reconnue et partagée par les auteurs qui le citent, comment Gillespie a-t-il pu en premier lieu considérer que ses expériences entraient dans la catégorie des rêves lucides ? C'est qu'en réalité les chercheurs ne s'accordent ni sur cette définition ni sur l'interprétation du texte dont elle s'autorise : « Bien que certaines personnes soient peut-être capables d'un raisonnement correct et d'une bonne remémoration au cours d'un rêve lucide, je soupçonne que ces capacités ont été quelque peu exagérées. Même pour van Eeden, dont on a dit qu'il "conservait toutes ses facultés intellectuelles", on n'a pas l'impression, en lisant ses descriptions de lucidité onirique, qu'il en était exactement ainsi. […] Certains comptes rendus indiquent, chez lui, une mémoire et une rationalité inférieures à la normale. "Il est très difficile" dit-il "de contrôler les impulsions affectives". La première fois qu'il parla à son beau-frère, il ne se souvenait pas que celui-ci était mort. Il lui dit : "Maintenant nous rêvons, tous les deux…". Je ressentais, avec une grande certitude, que c'était bien à Hoff que je parlais… Je me croyais alors plus jeune que je ne le suis… Je lui dis que je le comprenais mais, après mon réveil, je fus absolument déconcerté, ne pouvant rien en tirer… Je n'avais aucune idée de ma condition véritable »[154].

Dans ces conditions on comprend aisément que certains chercheurs aient adopté une définition plus simple et que cette définition se soit répandue lors des enquêtes menées sur le phénomène : « La plus simple définition du rêve lucide que j'ai trouvée est de Gackenbach […]. Il s'agit, selon elle, de "la conscience de rêver dans l'état de rêve". Le "questionnaire du sommeil et du rêve" que j'ai rempli sous sa direction dit que les rêves lucides sont "des rêves dans lesquels vous êtes conscient de rêver pendant le rêve". Selon cette définition restreinte, je suis bien un rêveur lucide, ce dont je n'ai jamais douté. Si la définition avait retenu, comme caractères spécifiques, le fait de raisonner clairement et de se souvenir à volonté, je n'aurais pas pu remplir ce questionnaire, et sans doute n'aurais-je pas été le seul dans ce cas »[155]. Les protestations de Gillespie sont donc justifiées non seulement en regard d'une catégorie de rêves qui méritent d'être examinés, mais aussi pour la recherche elle-même qui, à vouloir s'intéresser uniquement à un phénomène exceptionnel, risquerait de tourner court, alors que l'étude de la continuité, qui va d'une lucidité faible à une lucidité forte, peut se révéler précieuse pour cette dernière.

Nous avons vu toutefois que cette définition est trop large pour être satisfaisante. On se trouve pris ici entre deux abîmes : d'une part une définition trop large qui risque de faire perdre sa spécificité au phénomène, et de l'autre une définition trop limitative qui risque de faire méconnaître toute une gamme de rêves qui se différencie, conscientiellement parlant, du rêve ordinaire, et qui a manifestement un rôle à jouer dans l'analyse des rêves lucides "forts". Pour sortir de cette difficulté, Tart a recours à la création d'une nouvelle catégorie de rêves. Tout en refusant de classer les expériences de Gillespie parmi les rêves lucides, il reconnaît leur particularité : « Je ne veux pas dire - loin de là - que les rêves de Gillespie ne présentent pas d'intérêt, mais F. van Eeden […] fut l'inventeur du terme "rêve lucide". Il décrit sa conscience de rêve comme étant plus proche, en pareil cas, de la conscience de veille que de celle qui caractérise le rêve ordinaire. Je pense donc que je lui dois de réserver l'appellation de "rêve lucide" à ce type d'événement, en excluant les rêves - ordinaires par ailleurs - dans lesquels le rêveur est seulement conscient de rêver. Pour ces derniers, je propose un autre terme, celui de "rêve avec conscience de rêver", où la prise de conscience n'est pas accompagnée du changement de niveau qui caractérise l'état modifié de rêve lucide.

« Est-il légitime d'établir une telle distinction ? La question doit être posée ainsi : Rêves lucides et rêves avec conscience de rêver font-ils partie d'un même continuum de conscience onirique, ou bien existe-t-il, dans le rêve lucide (et peut-être dans le rêve avec conscience de rêver) une différence de qualité significative qui en fait un événement d'une autre nature que le rêve ordinaire ? Si le rêve lucide et le rêve avec conscience de rêver sont qualitativement différents l'un de l'autre, et/ou s'ils diffèrent tous deux du rêve ordinaire, alors il est de première importance que l'on établisse cette distinction dans toute étude qui se proposerait de mettre diverses qualités psychologiques ou personnelles en rapport avec les caractères propres au rêve lucide »[156].

Pour Tart la différence qualitative entre les deux états - entre le rêve lucide qu'il considère comme un état de conscience "discret", c'est-à-dire radicalement différent de celui du rêve ordinaire, et le rêve avec conscience de rêver ("dreaming-awareness") qu'il tient pour proche de ce dernier -, est manifestement dans son esprit une différence de nature. Par cette distinction catégorielle, Tart espère avant tout tracer une ligne de démarcation, au moins méthodologique, pour éviter des confusions dans le cours de la recherche. Néanmoins cette distinction repose sur un a priori et si, comme le soutient Gillespie, ces deux types de rêves ne sont pas fondamentalement différents, cette distinction pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Gillespie s'appuie sur ses propres expériences oniriques pour mettre en évidence quelques uns de ces problèmes, mais la connaissance d'un corpus de récits permet immédiatement de comprendre que ses constatations ont une portée générale.

Il remarque tout d'abord que ses rêves "avec conscience de rêver" sont très différents de ses rêves ordinaires : « Dans mes rêves lucides, bien que je n'y atteigne jamais un état de lucidité égal à celui de la veille, je suis, sans aucun doute, plus lucide que dans mes rêves ordinaires. Avant même qu'apparaisse la conscience de rêver, j'ai déjà une lucidité suffisante pour remarquer les anomalies du rêve, pour comprendre que certaines situations ont un caractère onirique et pour me poser la question de savoir si, oui ou non, je suis en train de rêver. Mes rêves ordinaires sont pleins d'anomalies, de bizarreries qui sont acceptées telles quelles et ne retiennent pas mon attention. C'est le prélude à la lucidité qui me permet de les remarquer, de réfléchir, de comprendre, toutes opérations mentales qui produiront, finalement, le rêve lucide. Je suis lucide quand je réalise que je suis en train de rêver, quand je suis capable de maintenir ce savoir pendant quelque temps et d'en comprendre les implications. Je sais que le rêve n'est pas la réalité physique ordinaire, […] que les personnages qui s'y présentent n'ont pas d'existence hors de moi-même, qu'il est inutile de prendre des notes ou de me précipiter aux toilettes tant que je ne me serai pas éveillé. Normalement, je me souviens que je dois accomplir une tâche, bien que je sois souvent incapable de retrouver ce qu'il s'agit de faire. Quand j'y parviens, j'accomplis en général ce travail, bien qu'il m'arrive d'oublier ce que je fais ou d'y ajouter, soudain, quelque chose d'imprévu. J'observe attentivement, mais mon jugement est de mauvaise qualité. Je peux décider de rester détaché du rêve ou, au contraire, d'y participer activement. De telles facultés ne sont pas caractéristiques de mes rêves ordinaires »[157].

Sur la base d'une telle description, il est difficile de ranger de tels rêves avec les rêves ordinaires pour ne s'intéresser qu'au type mis en avant par Tart car la différence est trop flagrante : « Tout d'abord, la définition que Tart nous donne du rêve avec conscience de rêver se fonde sur des suppositions discutables ; qu'est-ce qui lui permet d'affirmer que, faute d'une lucidité au moins égale à celle de l'état de veille, il ne s'agit que d'un rêve ordinaire ? Mes rêves lucides sont, comme je le montrerai plus loin, très différents de mes rêves ordinaires. Je me méfie aussi de l'assertion selon laquelle le rêve lucide serait un état de conscience modifié, nettement différent du rêve avec conscience de rêver dans lequel il n'y aurait ni changement de plan, ni accès à un autre état. En savons-nous assez sur les états de conscience pour conclure que ces deux degrés de lucidité appartiennent à des catégories différentes ? Notre connaissance des changements de plans de conscience est-elle suffisante pour que nous puissions dire que le fait de s'apercevoir qu'on rêve ne constitue pas un passage du rêve ordinaire à la lucidité onirique ? »[158].

Gillespie conteste donc la distinction de Tart sur la base de l'absence de critères décisifs. On pourrait toutefois lui objecter que la simple description des deux types de rêves met nettement en évidence leur différence qualitative, mais en réalité l'examen du corpus des rêves lucides nous montre que cette différence n'est pas essentielle. En effet ce sont souvent les mêmes rêveurs qui font l'expérience du rêve lucide et du rêve avec conscience de rêver, et dans ce cas la ligne de démarcation semble devoir être tracée non entre ces deux types de rêve mais bien par rapport au rêve ordinaire. Plus encore, ces fluctuations de la lucidité peuvent se constater au sein d'un même rêve et dans ce cas la distinction de Tart n'est plus simplement artificielle, elle entrave l'étude même qu'elle se proposait de faciliter. Si des rêves lucides peuvent appartenir aux deux catégories, il n'est, sur un plan méthodologique, pas possible de n'étudier que l'aspect "fort" ou "faible" de leur lucidité, comme le voudrait le point de vue de Tart.

Après avoir constaté la différence radicale qui sépare ses rêves lucides (faibles) de ses rêves ordinaires, Gillespie met l'accent sur leur similarité avec les rêves lucides "forts" de Tart. En effet, si l'on met à part la clarté et la qualité de la mémoire de la vie de veille, la façon dont ce dernier définit la lucidité ne permet pas de les distinguer : « Le terme de "rêve lucide" désignerait le rêve "dans lequel le rêveur sait qu'il rêve, se souvient clairement de sa vie de veille et considère qu'il a tout contrôle de ses facultés intellectuelles et de ses motivations" […]. Je ne vois pas, quant aux motivations, de différence entre ma propre expérience et ce que j'ai pu lire de celle des autres. J'ai des désirs, des intentions que je tente de mener à bien. Je contrôle en général ce que je fais malgré quelques actions spontanées ou imprévues ; en fait, les choses se passent également ainsi dans la plupart de mes rêves ordinaires »[159].

La remarque de Gillespie nous ramène ici à un point que nous avons déjà constaté : des définitions comme celles de Tart ou de Tholey ne peuvent concerner le rêve lucide que si leurs éléments sont combinés. On peut en effet se souvenir parfaitement de sa vie de veille au cours d'un rêve ordinaire, de même qu'on peut y prendre des décisions délibérées. En mettant l'accent sur le fait que ses rêves lucides "faibles" sont, la mémoire exceptée, semblables aux rêves lucides "forts" en ce qui concerne les autres points retenus par Tart, Gillespie ne rapproche pas ses propres rêves de la catégorie de Tart, il ramène au contraire cette dernière à celle des rêves ordinaires. La seule différence entre la lucidité et la conscience onirique ordinaire tient donc seulement au fait que le rêveur sait qu'il rêve, et les expériences de Tart et de Gillespie ne seraient pas, par nature, différentes.

C'est là l'objection essentielle que fait Gillespie à Tart : pourquoi les rêves avec conscience de rêver ne seraient-ils pas simplement des rêves lucides dont la lucidité est moins intense ? « La principale différence, s'il en est une, entre un rêve lucide et un rêve avec conscience de rêver, repose donc sur un degré de lucidité, c'est-à-dire sur la disponibilité plus ou moins grande de la mémoire et des facultés intellectuelles »[160]. L'importance de cette question ne doit pas nous échapper car, au lieu de cantonner l'étude du rêve lucide à un genre de rêve qui n'en représente qu'un aboutissement, elle permet de s'intéresser à toute la gamme de rêves dans lesquels émerge la conscience de rêver et de mettre l'accent sur la continuité avec le rêve ordinaire lui-même plutôt que sur sa rupture avec lui. Sans doute l'insistance sur cette rupture était-elle nécessaire pour faire reconnaître le phénomène et l'intérêt d'entreprendre son étude, mais force est de constater qu'une fois cette étape dépassée, l'intérêt porté à la continuité conscientielle - plutôt qu'à des états discrets - ouvre des perspectives plus riches, ne serait-ce que parce qu'elle permet de prendre en compte les circonstances oniriques de l'apparition de la lucidité, circonstances qui se manifestent d'abord dans des épisodes non lucides, comme nous l'avons vu. Cette idée de degré permet donc de mieux comprendre la transition du rêve ordinaire au rêve lucide.

L'affrontement entre Tart et Gillespie peut ainsi se résumer comme l'opposition entre la thèse de la discrétion et de la continuité possible de l'état de conscience du rêveur lucide par rapport au rêve ordinaire. La première position établit une séparation radicale dont on ne peut préciser les limites sans risque d'arbitraire, tandis que la deuxième permet d'éviter l'écueil d'une définition trop restreinte et semble a priori plus satisfaisante. Toutefois, les affirmations de Tart ou de Gillespie restent hypothétiques tant que n'ont pas été examinés les éléments sur lesquels ils les fondent et qu'ils semblent considérer comme des évidences. Tart pose en effet que la lucidité est l'émergence de la conscience de veille dans le rêve sans réellement en examiner les implications ni même remarquer l'inadéquation de cette idée à certains des rêves qu'il tient pour représentatifs, ceux de van Eeden. De son côté, Gillespie, lorsqu'il déclare que, s'il existe une distinction essentielle entre les deux types de rêve (lucides et avec conscience de rêver), elle se mesure en degré, ajoute immédiatement qu'il s'agit de degré de mémoire et de capacités intellectuelles, semblant du même coup faire disparaître l'aspect spécifique de la lucidité. On ne peut donc admettre tout à fait aucune de ces positions sans avoir examiné les éléments fondamentaux sur lesquels s'appuient plus ou moins implicitement les divers auteurs lorsqu'ils présentent une définition de la lucidité. Ces éléments, déjà remarqués par Hervey de Saint-Denys; qui ne cherchait pourtant pas à définir le phénomène, sont au nombre de quatre : la conscience de rêver proprement dite, le souvenir de la vie de veille, la faculté de raisonner, l'exercice de la volonté ou de la libre décision. Ces quatre facteurs fondamentaux sont intrinsèquement liés et si, pour faciliter l'analyse, nous les examinons séparément, ce n'est pas dans l'intention de montrer qu'un seul d'entre eux peut suffire à qualifier une conscience onirique de "lucide", mais pour déterminer l'importance réelle de chacun d'eux.

A. Savoir que l'on rêve

De ce point de vue l'importance du premier facteur, savoir que l'on rêve, est impossible à remettre en question puisqu'il s'agit d'une condition minimale et primordiale, et pour déterminer si elle se suffit à elle-même il semblerait nécessaire de commencer l'examen par les autres éléments. Toutefois, nous avons pu nous rendre compte que ce facteur n'est pas, par lui-même, aussi évident que son simple énoncé peut le laisser supposer. Non seulement sa nature ne fait pas l'unanimité (certains y voient l'indication que la conscience de veille est présente dans le rêve tandis que d'autres en font une conscience onirique particulière), mais son existence même est précaire dans la mesure où il peut dépendre d'autres facteurs, tels que la mémoire et le raisonnement, voire n'être qu'une ombre projetée par leur présence. En ce sens, le fait de "savoir qu'on rêve" ne serait qu'une certaine façon de faire jouer ses facultés intellectuelles ou sa mémoire mais aucune "conscience" particulière ne pourrait être mise en cause.

Or, indépendamment de l'examen des autres facteurs, il existe une possibilité de saisir cette conscience de rêver dans sa spécificité, justement en cherchant si elle ne présente pas des variations selon les rêveurs. Ces variations, si elles se révèlent qualitativement différentes, renverraient alors à un substrat conscientiel commun. De ce point de vue l'examen de la littérature montre en effet des différences très nettes quant à la façon de "savoir qu'on rêve". Un exemple d'une telle différence apparaît dans un entretien de Gackenbach et Wolf :

« Rédacteur en chef - Pendant cette expérience, vous saviez que vous rêviez ?

« Wolf - Oui, tout le temps.

« R. - Aviez-vous le sentiment qu'il vous fallait maintenir un équilibre entre cette conscience et votre activité de rêve ?

« W. - Comment ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par "équilibre".

« R. - J'ai remarqué que si je ne m'astreins pas continuellement à me souvenir de la vraie nature du rêve, je perds cette conscience. Pour vous, ce n'était pas ainsi.

« W. - Je n'avais pas d'effort à faire pour continuer à rêver.

« E. - Non, pas pour continuer à rêver - cela, c'est facile - mais pour continuer à savoir, pour continuer à être conscient de la vraie nature de cet état.

« W. - Je n'y pensais pas. Je ne faisais que vivre cette expérience au fur et à mesure qu'elle m'arrivait. Je vivais cette expérience ou j'étais cette expérience, c'est la même chose. En ce moment même, je ne sais pas ce qui va arriver à l'instant suivant.

« E. - Et tout le temps du rêve, vous saviez que vous rêviez ?

« W. - Oui, je savais que c'était un rêve, mais je ne passais pas mon temps à répéter "Oh, je sais que c'est un rêve, je sais que c'est un rêve". Je n'étais pas tout le temps à me le rappeler.

« E.- Mais vous sentiez tout de même que vous le saviez.

« W.- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Si vous me demandiez si je sais, en ce moment, que je suis éveillé, je vous dirais : "Oui, bien sûr, je le sais".

« E.- Mais c'est une chose que vous n'avez pas besoin de vous répéter tout le temps.

« W.- Est-ce que je passe mon temps à me demander : "Suis-je éveillé, suis-je éveillé, suis-je éveillé ?" bien sûr que non.

« E.- O.K. Laissez-moi vous dire comment cela se passe pour moi. Quand je sais que je rêve, je me rappelle à moi-même que je le sais et je continue à le faire. Si, à un moment donné je perds cette conscience, si je cesse de m'en souvenir volontairement, ce n'est pas "je suis éveillé" ni "je suis en train de dormir", simplement le rêve continue. Plus tard, je me réveille et je pense : "Oh zut! Je l'ai perdu!" Mon rêve sera en deux parties distinctes l'une de l'autre, celle où je savais que je rêvais, celle où je ne le savais pas. Je comprends alors que je me suis laissé captiver par les activités du rêve et que j'ai perdu la conscience de rêver. Mais il y a des gens, comme vous, qui parlent d'une conscience continue sans qu'il soit nécessaire de se la rappeler sans cesse »[161].

Entre les deux interlocuteurs la différence dans la façon de savoir qu'on rêve est telle qu'ils ont presque du mal à se comprendre. En effet, pour Gackenbach, être pris dans une activité onirique implique nécessairement que la conscience s'y investisse entièrement et que la lucidité soit perdue. Or, si son expérience correspond à ce raisonnement, c'est que la coloration de sa lucidité est nettement intellectuelle et qu'elle ne peut se maintenir que dans la mesure où la pensée reste fixée sur elle, d'une façon qui peut même paraître harcelante, comme le souligne la réaction de Wolf. La lucidité se présente donc pour elle comme une orientation particulière d'une conscience déjà là mais qui s'investit d'habitude dans le rêve. Pour Wolf au contraire la conscience de rêver ne dépend pas d'un jugement répété. Pour lui, être impliqué dans une activité onirique n'entraîne pas ipso facto la perte de la lucidité qui se comprend comme une qualité de présence à soi dont la coloration est plus existentielle qu'intellectuelle. On n'a plus affaire alors à un mode particulier d'investissement de la pensée mais bien à une nouvelle qualité de la conscience qui "s'ajoute" au rêve. La lucidité peut donc prendre des formes assez différentes selon les sujets sans pour autant cesser d'être reconnaissable comme la conscience de l'état onirique.

Cependant, ces différentes formes renvoient-elles réellement à un phénomène commun ou ne faut-il pas y voir des types de lucidité sans aucun rapport entre elles ? En fait la forme que prend ici la lucidité équivaut en quelque sorte à la façon dont le sujet la maintient, sans que cela mette en cause la lucidité elle-même. Nous avons vu, par exemple avec la fausse lucidité de van Eeden, qu'il n'est guère possible de confondre l'affirmation "je suis lucide" avec la lucidité effective, cette dernière renvoie à un au-delà d'elle-même dont elle n'est que la manifestation. Ce point est encore plus net lorsque le même rêve comprend une phase ordinaire avec fausse lucidité et une phase lucide qui met la fausse lucidité en perspective.

« Je me réveille dans une grande chambre qui donne sur un salon dans ce que je sais être une maison qui serait plutôt en dehors d'une ville. Je suis réveillé alors que le reste de la maison dort encore ? Pas tout le monde. Un simple panneau de bois sert de porte incomplète car il y a possibilité de voir le salon (comme à travers une bibliothèque creuse pas entièrement remplie de livres). Parle-t-on à mon sujet ? Je sais que je suis chez les S…, que mon père et ma mère ne sont pas loin, et je me demande si S… est là. J'ai des baskets bleu foncé avec des lacets blancs. Je passe dans le salon. Il est obscur, comme l'était la chambre, et comme l'est un salon de bon matin lorsque le jour n'est pas encore tout à fait levé. Là, Monsieur S… est assis. Il me serre la main et ne m'embrasse pas. Je ne savais pas quelle conduite adopter moi-même puisque j'étais déjà dans la maison. D'autres personnes arrivent dans le salon et s'installent. Il y a une femme aux cheveux châtains et aux yeux vert clair. C'est une française dont le visage n'a pas des traits harmonieux. Mais les cheveux et les yeux suffisent à lui donner un aspect non ordinaire. Je ne me sens pas à l'aise. Je regarde M. S…. Je me dis que c'est un rêve. Sans y croire, simplement pour dissiper le malaise. Je voudrais demander des nouvelles de S…. Tous ces gens sont de la famille des S… […] »[162].

 Pour être véritablement lucide le sujet aurait dû "croire" à son affirmation, c'est-à-dire disposer d'une intuition susceptible de l'appuyer. Cette intuition n'apparaît que quand il décide de "jouer le jeu", c'est-à-dire de s'engager à fond dans cette affirmation :

« (lucidité :) Finalement je veux vraiment jouer le jeu. Je décide que c'est un rêve et je sens quelque chose remuer en moi. Cette fois je ne suis plus chez les S… dans une maison que je n'ai jamais vue dans la vie de veille, mais dans ma chambre, dans l'obscurité. Je suis dans mon lit mais je sens que je prends de la hauteur, je flotte vers le haut. En même temps je récite mentalement le "Notre Père" et une force pénètre en moi par le périnée. C'est très fort et je me demande s'il n'y a pas un équilibre à respecter. Du coup je le fais suivre de "Je Vous Salue Marie" mais je n'en compte pas le nombre. Je "sors" de moi-même (de mon corps physique ou de mon corps de rêve) et je me retrouve près de la fenêtre, comme aspiré à l'envers par l'arrière. […] »[163] 

On voit dans ce passage qui fait suite au précédent que la lucidité devient effective après l'affirmation "impliquante" et n'a alors guère besoin d'être formellement répétée pour se maintenir. Cette affirmation peut donc servir de cause efficiente, mais si elle n'accroche pas une intuition, qui n'a par ailleurs pas nécessairement besoin d'elle, elle reste vide. La focalisation de la pensée chez Gackenbach n'est donc qu'une façon de maintenir la lucidité, mais elle ne constitue pas l'explication de la lucidité elle-même.

Ainsi la multiplicité des modes de persistance de la lucidité indique que le fait de savoir qu'on rêve dépend non pas du processus qui s'offre à la description, mais bien d'une qualité conscientielle qui prend la forme d'une intuition. Cependant, une intuition ne peut s'exercer à vide et dans le cas du rêve lucide on est immédiatement tenté de penser que seul le souvenir de la vie de veille lui permet de se maintenir.

B. Se souvenir de sa vie de veille

Nous avons vu qu'en lui-même le souvenir de la vie de veille est insuffisant pour être lucide en rêve, puisqu'il peut fort bien être présent chez le rêveur ordinaire de la façon la plus nette. Toutefois, sa présence semble quasi-obligatoire dès qu'apparaît la lucidité. En effet, le rêveur reconnaît généralement le rêve pour ce qu'il est à partir du moment où il dispose de points de repère : une incongruité onirique, la qualité rêvée de l'expérience n'apparaissent telles qu'à la lumière de la comparaison avec le souvenir de la vie de veille ; et même si ces premières comparaisons s'estompent dans la suite du rêve ou encore si le rêve ne donne aucune raison de le prendre en défaut, c'est apparemment le simple souvenir de l'existence de la vie de veille qui permet au rêveur d'apprécier son état. Ce souvenir peut être tout à fait sûr, comme dans le cas de Tart, ou incertain, comme dans celui de Gillespie (« Par exemple : je n'avais aucune difficulté avec la mémoire courante, mais quand j'essayai - après avoir beaucoup bougé dans mon sommeil - de me rappeler où je me trouvais, je n'y parvins pas »[164]) ; il peut prendre la forme d'une évocation précise ou d'un sentiment vague, mais même lorsque le rêveur lucide, pris par l'action du rêve, ne s'y reporte pas, il semble logique de supposer qu'il se situe à l'arrière plan de sa conscience et contribue au maintien de la lucidité. La querelle entre Tart et Gillespie fait cependant surgir une question : quel est le minimum de mémoire impliqué par la lucidité ? Car la comparaison, même implicite, de la situation du rêve avec la vie de veille suppose dans ce domaine un seuil qu'on pourrait croire constitué par le souvenir de s'être endormi. Or, en tentant de répondre à cette question apparemment simple nous allons être amenés à nous demander si le souvenir de la vie de veille est nécessairement impliqué par la lucidité.

Nous avons pu saisir l'importance du souvenir dans le déclenchement de la lucidité onirique, lorsqu'il qu'il permet au rêveur de comparer le rêve avec l'état de veille pour lui faire prendre conscience de son oniricité. Cependant, il s'agit là de comparaisons "ponctuelles" qui, le plus souvent, s'effacent aussitôt la lucidité obtenue, les anomalies du rêve tendant également à disparaître à ce moment. Ainsi ce n'est pas ce type de comparaison précise qui maintient la lucidité, mais une comparaison plus diffuse, plus implicite, avec l'état de veille. Quelque chose qui, dans la texture de l'expérience, ne concorderait pas avec un souvenir d'ensemble, se chargerait de rappeler ou plus exactement de maintenir un sentiment d'oniricité, de même que l'utilisation automatique de nos sens à l'état de veille nous indique que nous sommes éveillés, sans que nous ayons pour cela besoin de nous référer à tel ou tel rêve particulier. Si un sentiment d'oniricité peut être aussi difficile à cerner qu'un sentiment d'éveil, on peut néanmoins se demander si certaines situations, dans lesquelles le rêveur se sent dans un état particulier, n'entrent pas dans cette catégorie. Cet état, nécessairement ressenti par le rêveur comme différent de celui de la veille, prend des formes variées : sentiment d'être engourdi, hypnotisé, euphorique ou terrifié au-delà du possible. Il s'agit, malgré l'utilisation du vocabulaire emprunté à la vie de veille, d'états psychologiques (souvent accompagnés de sensations qui n'existent qu'en rêve, comme le sentiment d'apesanteur) qui n'y ont aucun équivalent sur le plan de l'intensité. La comparaison porterait donc, implicitement, non uniquement sur la nature de l'état lui-même, mais avant tout sur la force avec laquelle il saisirait le rêveur et qui, à l'état de veille, lui ferait certainement franchir les barrières de la folie.

« Rêve lucide : Je suis paralysé dans mon corps. Je sais que je ne dois pas sortir. Je panique parce que je ne peux pas bouger. Je veux entrouvrir la porte pour appeler ma mère. Puis je songe à passer à travers le plancher pour appeler J…. Mais ça me ferait descendre au lieu de monter et de plus je ne veux pas m'éloigner de mon corps. Je crie: "Maman!", mais ma voix est étouffée et ne sort pas. Enfin dans un grognement plus fort je réussis à sortir de ma paralysie »[165].

Dans ce rêve, où le déclencheur de la lucidité n'est pas mentionné, c'est l'état tout entier qui maintient la conscience qu'il ne s'agit pas de la veille : le rêveur sait qu'il n'est paralysé que par rapport à un état de conscience précis, celui de l'éveil, puisqu'il "songe à passer à travers le plancher" mais ne veut pas "[s]'éloigner de son corps". Il n'a donc aucun besoin de se rappeler qu'il rêve car la situation onirique elle-même s'appuie sur une comparaison constante entre le monde de la veille dans lequel le rêveur est paralysé et celui du rêve dans lequel il peut se déplacer à sa guise. Les situations de ce genre peuvent prendre des formes variées qui présentent néanmoins des points communs.

Rêve lucide : Je sors de ma chambre mais je suis possédé par un autre esprit. Je rencontre ma sœur dans le couloir. L'esprit utilise mon corps (astral) pour essayer de lui faire peur. Il fait la grimace, ouvre la bouche pour montrer ses crocs de vampire, puis il éclate d'un rire niais pour faire croire que c'est une plaisanterie. Moi, prisonnier à l'intérieur de mon corps (astral?) j'essaie de dire à ma sœur qu'il faut contacter "P… A…" mais je ne peux parler[166].

Dans ce rêve lucide la comparaison avec la vie de veille est présente de façon sous-jacente en raison de la situation même, sans que le rêveur ait à faire un effort particulier pour réfléchir ou se souvenir. On peut constater par ailleurs que de tels états ne suffisent pas à déclencher la lucidité (la plupart des rêves de vol et de paralysie ne sont pas lucides, par exemple) mais qu'en revanche ils semblent suffire à la maintenir une fois qu'elle est apparue. Ainsi le rêveur qui, se rendant compte qu'il rêve, se met aussitôt dans un de ces états caractéristiques (par exemple s'envole ou sort de son corps) a toutes les chances de maintenir sa lucidité car la comparaison avec l'état de veille est alors continue, bien qu'implicite. En revanche, lorsque le rêveur agit différemment, il tend à perdre la lucidité.

« Prélucide : Dehors en compagnie d'une fille. Nous nous apprêtons à entrer dans un temple ou un musée. Une fois à l'intérieur je suis un peu déçu par ce qui s'y trouve, car je m'étais représenté quelque chose de mieux. Des travaux de rénovation sont en cours. Je ne marche pas mais me laisse traîner par la fille, en oblique par rapport au sol. Dans ma position je ne la vois pas et ne peux la voir. Puis je la vois alors que je continue à être traîné. Je sais alors que je commence à léviter (puisque ma position s'est modifiée d'elle-même) et donc à faire un rêve lucide.

« Rêve lucide : Je m'envole et rejoins ma mère. Je lui demande ce qu'il en est pour l'a… Sa réponse est évasive. Je réplique que c'est qu'elle ne veut pas me répondre, que c'est non. Comme je sais que c'est un rêve, je veux à tout prix savoir. Elle me dit alors la raison de son attitude : elle trouve que je suis trop radin. Je n'ai pas payé mes dettes. Ni à elle, ni à ma sœur. Je suis très surpris. Je n'ai pas pensé à terminer mon courrier (lequel inclut les chèques que je dois leur remettre), mais cela ne signifie pas que je suis radin. Elle me dit qu'il y a des détails auxquels je ne pouvais pas penser.

« Faux-éveil : Je me réveille et dis à Maman que je lui dois de l'argent. Mais elle ne pense pas à ça, plutôt à nous faire les courses ou à manger. Néanmoins ma sœur demande de l'argent parce qu'elle et A… n'en ont pas assez »[167].

Dans ce rêve la lucidité débute avec la reconnaissance d'une anomalie qui s'explique immédiatement par un état caractéristique du rêve, la lévitation. Mais dans la mesure où le rêveur délaisse bientôt cet état pour des activités plus proches de l'état de veille, il finit par perdre la lucidité, ce qui se traduit par un faux-éveil dont la continuité thématique ne suscite pas l'étonnement du rêveur. La lucidité aurait probablement persisté si le rêveur avait poursuivi des activités oniriques le maintenant dans l'état qui était le sien au moment de la prise de conscience, c'est-à-dire en continuant à flotter ou à voler. On peut donc supposer qu'en dehors d'indices extérieurs la lucidité ne se maintient qu'en raison d'un état particulier psychologique ou physique (dans le rêve), même si cet état n'apparaît pas toujours avec l'évidence des exemples donnés plus haut.

Cependant, il est des cas où de tels états, décelables ou non, sont inutiles, car c'est le rêve qui se présente constamment au rêveur comme tel. Il ne s'agit plus alors seulement de l'anomalie qui déclenche la lucidité, mais une fois que celle-ci est apparue, le rêve continue à fournir régulièrement des situations incongrues par rapport à la vie de veille, comme s'il voulait aider le rêveur dans son entreprise de comparaison.

« […] Lucidité : J'ai renversé, je ne sais comment, une pile de cartons qui se trouvaient au-dessus de l'armoire à droite du lit. Ça ne peut être qu'un rêve. Je décide de passer à travers la porte et je baisse la tête pour la faire passer en premier. Mais je la retire car ça ne me semble pas être un procédé tout à fait sûr. Ce que je vois autour de moi est un rêve, ou bien c'est le monde éthérique. Il faut que j'ouvre les yeux pour voir ce monde tel qu'il est.

« Je m'efforce de le faire et passe dans le couloir. L'idée d'aller dans la chambre des parents pour les réveiller et entrer en contact avec eux dans cet état m'effleure mais je l'abandonne [je ne me souviens pas qu'ils sont partis à la campagne]. Je vais dans l'autre sens. Du côté des W.-C. la porte est ouverte et tout est en désordre. (Une sorte de tuyau ressort ?). Plus loin je trouve la cuisine changée. Elle est beaucoup plus grande que d'habitude mais la fenêtre est plus étroite. Je réfléchis sur ce problème en lui attribuant une signification psychologique : des capacités élargies mais un manque d'ouverture sur l'extérieur. Dans l'ensemble tout est plutôt gris ou sombre au point de vue couleurs. De retour dans le salon je rencontre ma mère. Je lui parle du problème de la cuisine. […] »[168]

Les différents éléments de ce rêve sont en décalage par rapport à la vie de veille du sujet (une pile de cartons, des toilettes en désordre, une cuisine trop grande…) et le rêveur ne peut faire autrement que de maintenir sa lucidité à partir de cette succession d'éléments incongrus. Ce type de rêve se manifeste surtout lorsque le rêveur se sent tellement conscient qu'il est prêt à se croire dans un autre monde, ce qui est presque le cas ici ("ou bien c'est le monde éthérique") ; les anomalies du rêve semblent alors destinées à infléchir son jugement dans un certain sens.

Toutefois, si des états oniriques internes particuliers, évidents ou non, ou des anomalies répétées mettent à l'épreuve de façon constante et automatique la comparaison avec le souvenir de la vie de veille, n'y a-t-il pas des cas où, une fois la lucidité déclenchée, rien dans le rêve ne permettrait de la maintenir ? Le rêveur serait alors responsable de sa lucidité et ce serait à lui de fournir un effort volontaire pour la conserver. Ce type de situation expliquerait les rêves de Gackenbach au cours desquels elle doit se répéter constamment qu'elle rêve pour réactualiser la comparaison et ne pas être réabsorbée par la conscience onirique ordinaire. La différence entre elle et Wolf tiendrait en quelque sorte au degré de coopération du rêve et expliquerait que l'effort de comparaison (et donc l'appel au souvenir) soit sans commune mesure dans l'un et l'autre cas. Lorsque le rêve participe au maintien de la lucidité, la qualité aussi bien que la somme des souvenirs requis semble peu importante, au point que l'élément minimum de souvenir de la vie de veille nécessaire pour procéder à la comparaison est parfois difficile à déterminer.

Pour y parvenir il faut s'intéresser au terme du rapport que nous avons jusqu'à présent tenu pour admis, le souvenir de la vie de veille, et préciser ce qui, en lui, permet de maintenir une comparaison constante, implicite ou explicite. A première vue on est tenté d'accorder ce rôle aux contenus du souvenir, comme cela se produit pour le déclenchement de la lucidité : chaque élément du rêve serait comparé, nettement ou fugitivement, à son homologue de la veille. Cette situation est certes possible mais un examen plus attentif montre qu'elle n'est pas représentative. On peut tout d'abord constater que bien souvent les modifications incessantes du rêve, ou sa forme même, ne permettent pas de supposer une comparaison terme à terme. Il faut alors admettre que la comparaison est de nature générale et non particulière. Ainsi les rêves dans lesquels le rêveur agit naturellement, d'une façon essentiellement différente de la vie de veille (comme voler dans les airs), s'appuient sur une comparaison implicite qui ne demande aucun souvenir précis (puisqu'à l'état de veille l'homme n'essaye pas de voler par lui-même), mais en quelque sorte uniquement celui des "règles" de l'état de veille. Une autre constatation nous amène également à remettre en question l'idée d'une comparaison terme à terme : le terme vigile de la comparaison fait parfois complètement défaut, ne serait-ce que parce que le souvenir du rêveur est erroné (dans le rêve précédent il ne se rappelle pas que ses parents sont partis), voire absent (tel Gillespie ne parvenant pas à se souvenir où il dort). Ce n'est alors pas la comparaison avec des données précises du souvenir, mais son simple exercice "formel" qui, en s'appuyant sur une mémoire réduite, permettrait à la lucidité de se maintenir. S'il en est ainsi, on ne peut plus soutenir que le rêve est plus ou moins lucide en fonction de la qualité du souvenir, puisque le contenu du souvenir joue un rôle secondaire par rapport au fait du souvenir lui-même. Cette idée peut engendrer une certaine réticence, car si elle était exacte, le souvenir de la vie de veille pourrait s'avérer non essentiel à la lucidité. Or, c'est bien ce qui se produit dans certaines circonstances.

Nous avons vu en effet, dans certains cas de déclenchements, que la comparaison porte parfois non sur la veille, mais sur un autre rêve (comme par exemple lorsque le rêveur reconnaît un rêve déjà fait[169]). La veille est alors présente comme médiatrice du souvenir du rêve, mais pas en tant que telle, et n'intervient dans la comparaison que comme attribut de l'autre terme de la comparaison : le rêve remémoré l'est en tant que souvenir d'un souvenir précédent. Toutefois, même si une telle situation se présentait dans le maintien de la lucidité au cours du rêve, elle ne renverrait encore qu'à un seuil plus bas de mémoire requise de la vie de veille, mais pas à son absence complète. La situation serait différente si le souvenir était entièrement obtenu à partir d'un rêve précédent non remémoré dans l'état de veille, phénomène par ailleurs attesté dans les rêves ordinaires :

« Je rêve une nuit que je viens d'assister à une scène de jalousie et de violence à la suite de laquelle un meurtre est commis sous mes yeux. Je m'éveille sous l'influence de la vive émotion que j'en éprouve, et cependant tout cela semble si vite effacé de ma mémoire que je ne trouve rien à consigner dans le journal de mes rêves, si ce n'est le seul fait de la rapidité avec laquelle le souvenir s'en est évanoui. Plusieurs semaines s'écoulent. Je fais alors un second rêve, où je me crois appelé en justice pour témoigner de ce que j'ai vu. Je me rappelle à merveille, dans ce second rêve, et les moindres détails de la querelle, et la figure de la victime, et celle de son meurtrier »[170].

Si le rêveur peut se souvenir en rêve d'un rêve précédent sans passer par la médiation de l'éveil, ne peut-il pas également devenir lucide en s'aidant du souvenir d'un rêve précédent ? Apparemment cette question est incohérente, car normalement la lucidité ne peut apparaître que si l'autre terme de la comparaison permet de le révéler comme tel, ce qu'un autre rêve ne semble pas permettre. L'état de veille ne saurait donc être contourné.

Cependant, nous avons vu que ce n'est pas l'état de veille lui-même qui sert d'élément de comparaison, mais plutôt l'idée que l'on s'en fait, et cette idée pourrait tout aussi bien qualifier un autre rêve. Or, de tels cas peuvent se présenter dans lesquels le rêveur se souvient non pas de sa vie de veille mais d'un autre rêve qu'il confond avec l'état de veille et qui lui permet malgré tout de savoir que son expérience en cours est un rêve. Le souvenir de la vie de veille réelle est alors complètement absent malgré la présence de la lucidité.

« Je rêvai que je me trouvais dans la maison de quelqu'un d'autre et que je décidais de faire un rêve lucide. Dans le rêve, je n'étais pas couché dans un lit ; je posai la tête sur la table et me détendis. Soudain, je m'aperçus que j'étais en train de rêver lucidement. Je me souviens d'avoir pensé quelque chose comme cela : "Ah, comme c'est réaliste! Si je ne savais pas que je suis en train de rêver, je pourrais croire que ça m'arrive vraiment! ».

« Dans la partie lucide du rêve, je me répétai, en fait, mon rêve lucide du 7 juillet 86, mais seulement à son début. Au cours de cette re-production, quelque chose (dans le rêve) me dérangea et je "m'éveillai" dans un rêve non lucide, mais sachant, pourtant, que je venais de faire un rêve lucide. Peu de temps après, je m'éveillai pour de bon ».

J'ai classé ce qui précède sous le titre de "rêve d'un rêve lucide". En effet, ce que je croyais être la réalité faisait partie, en fait, d'un autre aspect du rêve. Je croyais que j'étais réellement dans la maison de quelqu'un et que je décidais d'y rêver. La séquence de rêve lucide était tout à fait semblable à d'autres du même type, bien que mon idée de ce qui constituait la réalité fut erronée.[171]

Le sujet est perplexe car son rêve lucide est bel et bien un rêve dans lequel il a conscience de rêver ("la séquence du rêve lucide était tout à fait semblable à d'autres du même type") mais cette conscience s'exerce par rapport à un rêve ordinaire considéré comme étant la réalité. Pour cette raison il hésite à le qualifier de rêve lucide mais préfère parler de "rêve d'un rêve lucide", faisant alors dépendre la caractérisation de son expérience non de sa qualité conscientielle mais d'une conception métaphysique qui lui est étrangère. En fait ce type d'exemple confirme que ce n'est pas le souvenir de la vie de veille dans ses caractéristiques particulières qui importe mais plutôt la notion de veille en elle-même en tant qu'elle inclut dans sa conception la relativisation du rêve. Ce dont on se souvient est somme toute secondaire pour permettre à la lucidité de s'exercer du moment qu'elle peut s'appuyer sur l'idée d'une réalité, quelle qu'elle soit, et surtout quel que soit le jugement que nous portons sur cette "réalité" à l'état de veille. On peut d'ailleurs constater que d'autres rêveurs considèrent de tels rêves comme tout à fait lucides.

« Je suis dans une pièce avec d'autres membres du groupe du rêve lucide. Je suis plus ou moins allongé sur un lit. La pièce fait penser à une chambre d'hôpital. Elle est relativement étroite pour le nombre que nous sommes. J'entends dehors dans le couloir la voix de M… L… qui parle avec quelqu'un qu'il a fait venir. Il lui demande s'il faut mettre un vêtement spécial, une sorte de robe, pour certaines opérations magiques. Les deux entrent dans la pièce. L'autre est un yogi grand, au visage long et peu expressif, taillé comme une statue (visage de shivaïte). Il s'appelle Mutananda (?). Il s'approche de moi car sur l'impulsion de M… il va faire une expérience sur moi. Je dis mon nom pour me présenter, et je le répète parce que je ne l'avais pas bien articulé. Il se penche sur moi et me souffle dans les yeux. Immédiatement je sens une grande torpeur m'envahir. Je ne croyais pas que ça allait m'arriver immédiatement. Je pensais qu'il allait me faire une relaxation. Il y a donc bien des gens qui ont un tel pouvoir. J'ai un pied qui glisse plus ou moins du lit mais je décide de me laisser aller. Je reste conscient mais glisse dans un rêve.

« J'entre dans un rêve lucide. Je ne sais pas ce que le yogi va faire avec mon corps pendant ce temps. Je ne m'en inquiète pas trop. Je pensais qu'il ne pourrait pas m'hypnotiser facilement. Mais en fait plutôt que de me réveiller je préfère faire l'expérience du rêve lucide. [Je sais que je rêve, mais par rapport à un rêve précédent]. Je suis dans le bâtiment, à l'étage du dessus. Il fait plutôt obscur et je décide de sortir. Dehors il y a du soleil. Le décor est plus ou moins vide. Je décide de monter vers le soleil. Je me rappelle que d'après Lefébure il faut monter le plus haut possible et même aller dans le soleil. Je prends mon envol et monte jusqu'au soleil. Il a des granulosités rectangulaires [comme un phosphène]. J'arrive jusqu'au soleil, il est plus petit que moi, c'est-à-dire que je peux saisir le cadre qu'il est et à travers lequel je regarde. C'est comme s'il y avait quelque chose de liquide à l'intérieur sans que ce soit là. Ensuite je redescends et me retrouve à nouveau dans le bâtiment. Ou alors j'y suis déjà. Là, il fait de nouveau obscur.

« Mon pied finit de glisser du lit et je me réveille. Puis je suis avec les autres: A…, etc. et je fais comme si de rien n'était. Je suis dans une grande salle et je veux passer à côté. La salle à côté est une sorte de cantine. Nous sommes dans une cantine et nous allons manger. M… L… est là aussi. Finalement je lui demande le but de l'expérience du yogi sur moi. Il me répond que c'était de me faire atteindre l'état de conscience turiya. Je réponds qu'il n'a pas réussi. - Ha Ha, dit M…. Mais je veux expliquer que j'étais quand même lucide »[172].

Le passage lucide qui s'intercale dans un rêve ordinaire sans aucune référence à l'état de veille réel est qualifié de "rêve lucide" par un sujet qui a par ailleurs l'expérience de rêves lucides plus orthodoxes. De façon générale les rêveurs lucides ne constatent pas de différence conscientielle entre ce type d'expériences et les autres, ce qui montre que le contenu du souvenir ne joue qu'un rôle auxiliaire, celui de donner au sujet le sentiment qu'il "connaît" la réalité dont dépend l'expérience en cours. La qualité du souvenir n'a donc pas l'importance que supposent les tenants de la lucidité "forte", pas plus d'ailleurs que la conscience de veille qui ne pourrait se maintenir sans la mémoire adéquate. La vie de veille réelle cesse d'apparaître comme une référence absolue pour la lucidité au cours de laquelle le sujet semble n'avoir besoin que de croire en la réalité d'un autre état non présent pour la manifester.

Toutefois, si le souvenir est moins important que la comparaison qu'il permet de déployer, cela ne signifie-t-il pas que la faculté dont dépend cette dernière, la faculté de raisonner, est le seul auxiliaire réellement indispensable pour que se maintienne l'intuition qu'il s'agit d'un rêve ?

C. Disposer de sa faculté de raisonner.m6

L'attention portée à la faculté de raisonner dans le rêve lucide est avant tout de nature discriminante : on a le net sentiment qu'en la mettant en avant les premiers expérimentateurs voulaient montrer à quel point le rêve lucide différait du rêve ordinaire. Si en effet le rêveur "s'éveille" dans le rêve, cette faculté jusqu'alors nécessairement absente ou émoussée (puisque, pense-t-on, le rêveur ordinaire n'est pas capable de faire preuve de discernement) remplit à nouveau des fonctions qu'on tend à considérer comme inséparables de toute conscience claire - à laquelle certains textes tendent même à l'assimiler. Toutefois, on peut aisément constater, en s'observant à l'état de veille, que "être pleinement conscient" ne se réduit pas à "raisonner clairement", mais que néanmoins cette faculté, quand elle ne s'exerce pas, est potentiellement présente. Il en irait de même dans le rêve lucide au cours duquel la faculté de raisonner serait présente soit en exercice, soit potentiellement, et à ce titre elle serait une condition bien plus déterminante que le souvenir de la vie de veille (réelle ou rêvée) qui ne constituerait en somme pour elle qu'un terrain d'exercice.

Pourtant un examen attentif des récits de rêves lucides montre qu'une telle vision de la situation est moins évidente qu'il n'y paraît et dépend fortement de la conception qu'on se fait habituellement de cette faculté de raisonner. Pour les tenants de la lucidité "forte", comme Tart, il est manifeste que cette faculté est celle de l'état de veille, et même les partisans de la lucidité "faible", tel Gillespie, attribuent en partie ce degré moindre de conscience à un amoindrissement de cette faculté[173]. Or, il est arbitraire de considérer que le pouvoir de raisonner est uniquement l'apanage de la conscience éveillée, et par suite de la conscience lucide. En effet si, au lieu de maintenir la comparaison entre la veille et le rêve lucide et d'interpréter toute baisse de la rationalité comme une retombée vers le rêve ordinaire, on se penche plutôt sur le rêve ordinaire lui-même, on s'aperçoit que le raisonnement peut non seulement y être présent mais jouer son rôle sans faille, comme l'a remarqué Hervey de Saint-Denys qui conteste l'opinion selon laquelle « le pouvoir de raisonner juste et de porter des jugements réfléchis était dénié, par un grand nombre d'auteurs, à l'esprit de l'homme endormi »[174] et à laquelle il oppose des récits de rêves qui la contredisent.

« Je me crois au tir. J'ai déjà tiré deux coups de pistolet dont les balles ont laissés leurs traces du côté de la mouche. Je tire un troisième coup et, dans le même instant, j'entends des cris plaintifs. J'ai tout d'abord une vive émotion, par la crainte d'avoir blessé quelqu'un ; mais en regardant la plaque j'aperçois la marque de ma dernière balle. Puisqu'elle s'est aplatie sur la plaque elle ne saurait avoir blessé personne. Je suis donc rassuré sur le fait de ma responsabilité personnelle ; et je remets de sang-froid mon pistolet aux mains du garçon de tir, en m'informant près de lui de la cause des cris que j'ai entendus »[175].

Ce rêve n'est pas lucide si l'on en croit la "vive émotion, par la crainte d'avoir blessé quelqu'un" qui saisit d'abord le marquis, mais le raisonnement y est aussi juste qu'à l'état de veille. Si la faculté de raisonner, tout comme le souvenir, n'est pas absente du rêve ordinaire, elle n'est donc pas la marque obligée, potentielle ou en acte, de la conscience lucide. Certains auteurs ne l'en considèrent pas moins comme une condition indispensable pour la manifestation de la lucidité dans la mesure où elle revêt une forme particulière, celle de la "faculté critique".

La faculté critique se manifeste avant tout dans la reconnaissance des incongruités et donc dans le déclenchement de la lucidité onirique. C'est sur ce terrain qu'Oliver Fox, le premier, a tenté d'en préciser le rôle par rapport au rêve et à la lucidité, mais sa description correspond tout aussi bien à des niveaux de rêves dont le degré de conscience va croissant : « Pour obtenir le Rêve de Connaissance nous devons développer la faculté critique qui semble être dans une large mesure inopérante en rêve, et ici également des degrés d'activité sont manifestes. Supposons, par exemple, que dans mon rêve je suis dans un café. A une table près de la mienne se trouve une dame qui pourrait être très séduisante - à ce détail près qu'elle a quatre yeux. Voici quelques illustrations de ces degrés d'activité de la faculté critique : (1) Au cours du rêve, elle est pratiquement en sommeil, mais au réveil j'ai le sentiment qu'il y avait quelque chose de particulier au sujet de cette dame. Soudain je comprends : " Bien sûr, elle avait quatre yeux! ". (2) Au cours du rêve, je manifeste une légère surprise et dit : " Comme c'est curieux, cette fille a quatre yeux! Cela lui gâche le visage ". Mais seulement de la même façon que j'aurais pu remarquer : " Quel dommage qu'elle se soit cassé le nez! Je me demande comment ça lui est arrivé. " (3) La faculté critique est plus éveillée et les quatre yeux sont considérés comme anormaux. Mais le phénomène n'est pas pleinement apprécié. Je m'exclame " Mon Dieu! " puis me rassure en ajoutant : " Il doit y avoir un spectacle de monstres ou un cirque en ville. " Ainsi je suis à deux doigts de comprendre, sans pour autant y parvenir. (4) Ma faculté critique est maintenant pleinement éveillée et refuse de se satisfaire de cette explication. Je continue mon enchaînement d'idées : " Mais un tel monstre n'a jamais existé! Une femme adulte avec quatre yeux - c'est impossible. Je suis en train de rêver" »[176]. Alors que la faculté de raisonner peut se trouver aussi bien dans le rêve ordinaire que dans le rêve lucide, la faculté critique, qui en est une forme spécialisée, ne peut se manifester sans que soit en même temps présente la lucidité.

Cela signifie-t-il pour autant qu'elle est une dimension de la lucidité elle-même, c'est-à-dire un élément indispensable à sa caractérisation, comme semble le penser Oliver Fox ? S'il en était ainsi la faculté critique devrait se maintenir tout le temps que dure la lucidité. Or, l'examen des récits nous montre des rêves au cours desquels la faculté critique est intermittente tandis que la lucidité se poursuit de façon continue, comme par exemple dans un rêve cité plus haut[177] dans lequel le rêveur se rend compte qu'il rêve à la suite d'une incongruité ( la présence inexplicable d'une pile de cartons ) et continue tout au long du rêve à rencontrer des anomalies qu'il identifie comme telles ( désordre, cuisine trop grande… ) mais échoue à remettre en cause la présence d'un parent pourtant absent à l'état de veille - et malgré cela il reste lucide puisqu'il lui expose la situation présentée par le décor du rêve. La lucidité peut donc se manifester en dehors de la faculté critique et cette dernière s'avère alors avoir un caractère accidentel. On peut même aller plus loin et remettre en question l'autre versant du rapport qu'établit Oliver Fox selon lequel il ne saurait y avoir de faculté critique sans lucidité. Il est en effet manifeste qu'il comprend essentiellement cette faculté comme une capacité à juger de l'impossibilité d'un événement onirique. Or, le jugement d'impossibilité peut très bien s'établir en rêve sans mener à la conclusion qu'il s'agit d'un rêve, ou plus encore s'établir à partir de prémisses fausses.

« […] Je deviens alors un autre personnage, moi-même en l'occurrence, je suis resté en ville et j'ai appris la mésaventure de Tintin et du capitaine et je décide de les aider. J'en parle à un ami habitant la ville qui accepte de m'aider. Dès cet instant nous devons prendre des précautions. La personne qui m'aide me propose d'aller chez elle par une voie détournée connue d'elle seule. Nous nous mettons en route par des ruelles tortueuses et sombres. A un moment donné il faut passer devant un grenier! Il monte le premier mais dans le noir il heurte un corps endormi. L'homme s'éveille et grogne, devient menaçant, et bien sûr nous empêche de passer. Mon compagnon préfère battre en retraite. L'autre s'énerve, accuse et dit que de toute façon il retrouvera mon compagnon car il a senti quatorze doigts sur ses mains (ce qui me paraît invraisemblable). Nous rebroussons chemin. Je pense alors que six doigts par main ça peut exister, mais sept ? […] »[178]

On pourrait penser que, si ce rêve n'est pas lucide, c'est parce que la faculté critique qui s'y manifeste n'est pas complètement éveillée et que l'on a affaire à l'étape précédente mentionnée par Oliver Fox. Cependant, il ne peut en être ainsi car ce qui distingue cette étape de la dernière c'est que le rêveur y rationalise l'aspect considéré comme anormal. Or, dans ce rêve l'aspect invraisemblable est clairement énoncé ("il a senti quatorze doigts sur ses mains (ce qui me paraît invraisemblable)") et aucune rationalisation n'intervient. La faculté critique qui juge de ce qui est impossible peut donc se manifester en dehors de la lucidité, et pas toujours de façon appropriée, comme le montre le récit précédent. Ce n'est donc pas la faculté critique qui soutient la lucidité, et on est tenté de penser que l'inverse est vrai : ce serait plutôt parce qu'il est lucide qu'un rêveur peut discerner ce qui est réellement possible de ce qui ne l'est pas.

Pourtant, même si ce type de rapport est souvent présent dans les récits, il n'a pas un caractère de nécessité, car le sens critique ne concerne pas uniquement la perception onirique. De plus, on peut se savoir en train de rêver mais se trouver dépourvu de tout sens critique sur ses propres possibilités : « Dans un rêve, qu'il soit ordinaire ou lucide, j'ai toujours l'impression que mon mental fonctionne comme à l'état de veille. Ce n'est qu'après m'être réveillé que je peux réfléchir sur l'expérience onirique et constater que mes capacités mentales étaient, en fait, limitées. Pendant le rêve, je ne possède pas le discernement qui me permettrait de reconnaître ces limitations. Je crois que mes souvenirs sont exacts, je prépare avec assurance mes prochaines actions et je porte des jugements sans hésiter. Après le rêve, mon seul souvenir sera peut-être d'avoir eu cette foi bien établie dans la validité de mes facultés mentales. Je connais cependant leurs limites pour m'être mis à l'épreuve au cours de mes rêves lucides »[179]. Le jugement du rêveur lucide n'est pas un jugement sûr simplement en raison du fait qu'il est conscient de rêver, et seule l'expérimentation lui permet de décider en dernier ressort quelles sont les possibilités qui lui sont ouvertes.

Ainsi ni la faculté de raisonner, ni la faculté critique n'entrent à titre de composant essentiel dans la lucidité.

D. Disposer de sa volonté

Une autre faculté accompagne régulièrement la conscience de rêver, c'est le pouvoir qu'a le rêveur devenu lucide de prendre des décisions qui modifient sa situation onirique, ou plus exactement - car cette capacité se manifeste également dans le rêve ordinaire - d'en élargir la portée d'une façon qualitative. En effet si le rêveur ordinaire opère ses choix en fonction de la seule situation onirique, le rêveur lucide tient compte de l'au-delà du rêve qu'est l'éveil. Le choix des conduites possibles que peut adopter un rêveur lucide est nécessairement plus large et peut entraîner des actions tout à fait inhabituelles dans le rêve ordinaire. Cet élargissement de la décision volontaire est-il toutefois un élément lié à la lucidité ou n'est-il que favorisé par elle comme le sont le souvenir de la vie de veille ou la faculté de raisonner ? Il ne lui est assurément pas lié au sens où la lucidité l'impliquerait nécessairement, car on trouve des récits de rêves lucides dans lesquels le rêveur ne prend aucune décision et se laisse porter par le déroulement du rêve, soit qu'il se contente d'un rôle de spectateur,

« Curieux rêve lucide après rendormissement le matin. Curieux parce que, bien que lucide, la fin du rêve a été instantanément oubliée.

« Le décor est un stade près de la Cité Universitaire, mais il n'a pas beaucoup d'importance. Je sens "quelqu'un, pas moi" au niveau de la gorge. Je lui laisse la place pour tenter de mieux le voir, ou le sentir. C'est quelqu'un de très jeune, avec plein d'illusions encore, mais aussi une audace qu'on n'a plus par la suite, dans l'âge mûr. (Il est prêt à tout parce qu'il est ignorant). Je le "suis" avec curiosité dans un double sens du mot : "suivre" et "être". La conscience de ce jeu de mots existait dans le rêve.

« Il-je s'élève en biais. Sa trajectoire (lente) le-nous conduit dans des régions très intérieures. Du niveau de la gorge, on est passé à celui de l'estomac, où il y a beaucoup de désordre.

« On approfondit encore, découvrant des choses que j'ai très bien perçues dans le rêve lucide, mais je me suis éveillé tout de suite après. Impossible de me souvenir de ce que je venais de voir »[180].

soit qu'il continue à participer au rêve comme si rien n'avait changé, souvent par curiosité[181].

En revanche, lorsque ce pouvoir se manifeste, il semble bien dépendre de la lucidité puisque son exercice suppose la connaissance d'un au-delà du rêve. La décision influe alors manifestement sur le cours du rêve en ce sens qu'elle l'oriente dans une direction qu'il n'aurait pas pris autrement.

« […] Or, continuant à raisonner sur mon état, je me dis que, si je suis lucide en rêvant, j'ai la possibilité de faire ce que je veux en rêve et je décide alors de voler. Je me transporte instantanément sur une grande plage en Afrique, je me mets à courir à très grande vitesse, et d'un coup je me retrouve à voler au-dessus de la plage. Je vois les palmiers, le sable. Après un vol assez court j'atterris et me dis que la course à grande vitesse a du bon -, aussitôt je m'en offre une tranche. Quand je m'arrête, je reviens dans mon lit, je m'éveille alors »[182].

Ce récit montre une modification nette de la scène onirique et du déroulement du rêve : ayant pris la décision de voler, le rêveur se retrouve aussitôt sur une plage d'Afrique sans rapport avec la chambre dans laquelle il était précédemment allongé. Il s'agit là d'une décision "ouverte", en ce sens qu'elle ne résulte pas d'une réaction à une situation onirique particulière, elle n'est en quelque sorte que l'exploitation immédiate de l'état de lucidité. Dans le cas où le rêveur prend une décision pour répondre à une situation donnée, la connaissance qu'il a de son état lui permet d'élargir la gamme de ses conduites, qu'il cherche par exemple tout simplement à s'éveiller, ou encore qu'il décide, comme Hervey de Saint-Denys, d'affronter les hideux démons de son mauvais rêve. Il peut aussi mettre au défi le rêve lui-même en s'engageant dans des actes contradictoires dont le marquis a le premier donné le modèle en tentant de se tuer en rêve[183]. Dans certains cas la décision du rêveur semble mettre en jeu non pas uniquement les éléments ou les événements oniriques, mais l'ensemble du rêve lui-même comme lorsque son côté ridicule l'incite à en changer[184].

L'importance des transformations oniriques qu'entraîne cette capacité de prendre des décisions peut inciter à voir en elle un pouvoir de contrôle de ses actes et de son environnement, ce que Tart n'hésite pas à affirmer : « Le rêveur lucide possède souvent un certain pouvoir de contrôle volontaire de son monde de rêve. Il y entreprendra des actions "magiques" selon les standards de la vie éveillée, opérant, par exemple, des modifications "physiques" du monde onirique, comme une sorte de "psychokinèse expérimentale" »[185]. Un contrôle du contenu du rêve serait donc corrélatif de la lucidité, à condition, comme nous l'avons déjà remarqué, de ne pas comprendre ce lien comme essentiel. Charles Tart remarque lui-même que « le contrôle des situations et des caractéristiques du rêve est un aspect fréquent du rêve lucide, mais un tel contrôle ne constitue pas un indicateur suffisant de lucidité onirique. Certains rêveurs peuvent apprendre à exercer sur leurs rêves un contrôle volontaire partiel sans connaître le changement général d'état de conscience qui constitue l'état de conscience discret du rêve lucide »[186]. Il ajoute cependant aussitôt : « Le degré élevé de contrôle volontaire qui se manifeste dans le rêve lucide suggère qu'il s'agirait de la forme ultime d'un contrôle simultané du contenu »[187]. Ainsi, s'il ne voit pas dans le contrôle du rêve l'apanage du seul rêve lucide, il établit néanmoins des degrés dans la capacité de contrôle, la lucidité permettant le contrôle le plus haut. Cela reviendrait à voir dans des rêves contrôlés non lucides un acheminement non encore abouti vers la lucidité puisque le contrôle "le plus haut" n'est pas atteint en rêve ordinaire. Le rêveur lucide est donc doté par Tart d'une capacité de manipulation du rêve.

Toutefois, cette opinion s'avère erronée dès que l'on examine les récits des rêveurs : elle se heurte aux rêves lucides dans lesquels aucun contrôle n'est possible. Elle pourrait néanmoins trouver une justification dans l'idée d'un développement de la capacité de contrôle : si en effet le rêveur lucide ne peut d'emblée contrôler le rêve, c'est souvent parce qu'il doit d'abord développer les capacités adéquates : si un contrôle est possible il doit, dans le cas où cela ne s'est pas déjà produit en rêve ordinaire, faire l'objet d'un apprentissage onirique. Ainsi nombreux sont les rêves lucides au cours desquels les rêveurs ne peuvent voler d'emblée mais sont obligés d'apprendre :

« Mes rêves de vol, comme ceux d'Arnold-Forster, furent la source d'un apprentissage. Lors d'une glissade sur une pente en position debout, je me suis aperçue que je pouvais contrôler ma course en pointant une jambe dans la direction voulue. J'ai utilisé cette découverte dans un rêve que je fis huit mois plus tard où je m'occupais de mes plantes en volant dans une position verticale. En dirigeant mes jambes, je pus régler le débit de l'eau s'écoulant par mes doigts de pied et arroser ainsi convenablement chacune de mes plantes. Au cours d'un autre rêve où j'échappai à un danger en m'envolant, je me suis rendu compte que ma nouvelle position aérienne constituait une meilleure position d'attaque. Ces expériences, et bien d'autres encore, ont accru l'importance de mes rêves de vol au sein de mes activités oniriques »[188].

Le contrôle dont un rêveur fait preuve en rêve n'est donc pas celui d'un démiurge sur sa création.

La croyance répandue que le rêve puisse être entièrement manipulé par le rêveur lucide montre apparemment que le phénomène est difficile à saisir pour ceux qui n'ont jamais rêvé lucidement. Il est vrai qu'un choix onirique radicalement différent entraîne généralement une situation onirique nouvelle, et que ces déviations par rapport à des rêves habituels peuvent apparaître comme une forme de contrôle, mais cette apparence ne résiste pas à un examen un peu attentif. En effet, on ne peut considérer que le rêveur lucide contrôle son rêve que s'il peut en obtenir ce qu'il veut, ce qui n'est jamais le cas. Sans doute donne-t-il une impulsion dans un sens, mais ce qui en résulte ne dépend pas de lui. La querelle qui s'est élevée à ce sujet repose donc sur un manque d'expérience ou sur une confusion de termes[189]. Même lorsque la transformation du rêve semble la plus spectaculaire, on se rend compte en l'examinant attentivement que la seule manipulation véritable est celle que le rêveur exerce sur lui-même. Lorsque, dans l'exemple déjà donné, il abandonne un rêve ridicule, il ne le modifie en rien mais c'est plutôt lui qui quitte la scène du rêve. Quant aux décisions qui apparemment affectent le contenu du rêve, elles n'ont en fait aucune influence directe sur le rêve : le rêveur peut bien décider de voler, ce n'est pas lui qui décide du décor (une plage d'Afrique) dans lequel il va le faire ; ou encore il peut décider de faire face à ses assaillants, mais il ignore ce qui va s'ensuivre. Le rêveur n'agit que sur lui-même et n'a pas plus de prise directe sur le rêve qu'il n'en a sur les éléments de la vie quotidienne lorsqu'il est éveillé. On pourrait cependant objecter les manipulations magiques où le rêveur fait apparaître ou disparaître des objets à volonté (comme le chaton noir qu'Ouspensky transforme en chien blanc) mais en fait ces manipulations d'une part ne sont pas le propre de la lucidité (nous l'avons vu avec le rêve magique non lucide d'Hervey de Saint-Denys[190]), et d'autre part elles ne se produisent manifestement que si le rêve s'y prête, en ce sens que l'idée de transformer le décor serait en quelque sorte soufflée au rêveur par le rêve lui-même, ce qui se marque assez nettement lorsque le rêveur se demande d'abord au cours du rêve ce qu'il va faire surgir et accepte l'idée qui lui vient "spontanément". Lorsque le rêve ne s'y prête pas la tentative d'action directe sur le rêve échoue tout simplement :

Je m'aperçois maintenant que je peux contrôler la séquence de rêve. Je décide que la pluie va s'arrêter. Elle continue. Je me demande pourquoi il est si important qu'il continue à pleuvoir et ce que la pluie peut bien représenter. J'arrive sur un quai de gare où se trouvent plusieurs personnes. Je vais des uns aux autres en demandant à quelle heure part le prochain train, mais tous m'ignorent. C'est comme si je n'étais pas là. Je commence à me sentir irritée et frustrée […].[191] 

Parfois le rêve lui-même se charge d'infliger un démenti explicite aux tentatives de manipulation du rêveur :

« Je me trouvais dans une obscurité totale. Je savais que j'étais dans ma salle de séjour, mais il n'y avait aucune lumière. Je n'entendais rien d'autre que le grondement de mon propre sang dans mes oreilles. Ce bruit remplissait toute la pièce et me faisait peur. Tout à coup, il y eut un homme devant moi. Je reconnus l'acteur Rutger Hauer - il joue souvent des rôles de bandits qui ont le don de m'effrayer. Il était environné d'une lumière assez floue, mais je le voyais très bien. Je dis : "Il est temps que je foute le camp hors de ce rêve!". Il se mit à rire, en se moquant de moi, et répondit : "Ce n'est pas parce que vous savez que c'est un rêve que vous avez le pouvoir de contrôler!" J'essayai de me "téléporter" ailleurs, mais je n'y arrivai pas. J'étais terrifiée […] »[192].

De façon générale le rêveur n'a pas d'action "directe" sur le rêve et, comme le montre cet exemple, le fait de se savoir en train de rêver n'entraîne même pas nécessairement qu'il puisse agir sur lui-même ("J'essayai de me 'téléporter' ailleurs, mais je n'y arrivai pas"). Il y a bien une décision d'un genre nouveau par rapport au rêve ordinaire ("Il est temps que je foute le camp hors de ce rêve"), mais cette décision n'est pas suivie d'effet et c'est un personnage onirique qui souligne l'impuissance de la rêveuse ("Ce n'est pas parce que vous savez que c'est un rêve que vous avez le pouvoir de contrôler"). L'idée que le rêve puisse être l'objet d'un contrôle de la part du rêveur lucide est donc le résultat d'une lecture peu attentive des récits de rêves lucides ou encore d'une expression fautive de la part des rêveurs, idée probablement inspirée et renforcée par la conception du rêve comme simple image mentale et par là même sujette à la manipulation.

Lorsqu'on a séparé la capacité de décision du rêveur de celle de contrôle du rêve, il devient plus aisé d'affirmer que la lucidité modifie nécessairement et radicalement la première aptitude en lui ouvrant un champ de possibilités plus vaste, que ces possibilités soient explorées ou non. Contrairement aux autres facteurs cette capacité subit donc une transformation qualitative déterminée, mais comme eux elle n'est guère un élément constitutif de la lucidité qui peut se manifester en son absence. Or, si dans l'ensemble les rêveurs lucides signalent tout autant une amélioration de leur mémoire et de leur puissance de jugement que de leur volonté, c'est que la lucidité "appelle" ces facultés, même si elle n'en dépend pas. Il se pourrait alors que leur présence et leur intensité soient à mettre en rapport avec un "degré" de lucidité. Mais faut-il comprendre cette idée comme une "augmentation" ou une "diminution" de la conscience de rêver elle-même ou l'attribuer à l'intensité de ces facultés, tandis que la lucidité échapperait à toute fluctuation ?

III. Des degrés de lucidité.m5

Le rapide examen des conditions qui sont généralement présentées comme nécessaires pour qu'on puisse parler de conscience de rêver met en évidence deux attitudes extrêmes pour définir la lucidité onirique. L'une de ces attitudes rend compte de la conscience de rêver par une série de caractéristiques qu'elle considère implicitement comme constitutives de cette conscience tandis que l'autre voit au contraire ces mêmes caractéristiques comme émergeant à partir de cette conscience, et non pas comme la constituant. L'une et l'autre mènent à des impasses dans leurs tentatives de définition. La première dissout la conscience de rêver dans des caractéristiques qui, à l'analyse, se révèlent ne pas être déterminantes, mais la deuxième, du fait qu'elle ne fait émerger ces caractéristiques que de façon seconde, cherche à assimiler, implicitement ou non, la lucidité onirique à la conscience de veille, assimilation dont l'examen montre l'incohérence. Il semble donc qu'il faille adopter un troisième point de vue en partant d'hypothèses qui ne heurtent pas de front les constatations précédentes, c'est-à-dire en posant d'une part que la lucidité onirique n'est pas la conscience de veille (ou tout au moins pas de façon absolue) et d'autre part qu'elle n'est pas une sorte de "bloc", un état toujours le même malgré le fait qu'on puisse le reconnaître à travers ses variations. La première hypothèse, en dépit de sa validité empirique démontrable, fera l'objet d'un examen approfondi plus loin car elle se heurte à une habitude de pensée métaphysique qui en obscurcit forcément la notion. En revanche, la deuxième hypothèse peut être examinée plus aisément car elle a un élément corrélatif facile à repérer - et généralement admis - dans l'état de veille qui, rappelons-le, nous sert de référence constante dans l'analyse des données empiriques. Cette deuxième hypothèse est celle des "degrés" de la lucidité.

Cette idée est en effet assez facile à saisir en elle-même. Elle énonce qu'un rêveur peut être plus ou moins lucide, c'est-à-dire avoir plus ou moins conscience qu'il rêve, et qu'il est possible d'établir une sorte d'échelle dans la qualité de cette conscience de rêver. L'élément corrélatif qui, dans l'état de veille, permet de saisir cette idée est celui des niveaux d'attention au monde extérieur : cette attention varie non seulement en fonction de l'état physiologique du sujet mais surtout en fonction de la façon dont il s'investit dans une activité et le degré d'occultation qui en résulte quant au monde qui soutient cette activité. Mais peut-on dire de façon équivalente qu'en rêve lucide il y a une plus ou moins grande occultation du rêve lorsqu'il n'est pas reconnu comme tel ? Certains rêveurs lucides tout au moins l'affirment  : « Je remarquai que, même quand j'étais conscient de rêver, il y avait des degrés de réalisation plus ou moins grands ; la vivacité et la perfection de l'expérience étaient proportionnelles à l'étendue de la conscience qui se manifestait dans le rêve »[193].

Néanmoins les critères que propose Oliver Fox pour expliciter cette idée le font retomber dans les problèmes de définition précédents, car il identifie la conscience du rêveur lucide à celle de la vie de veille : « Pour obtenir les meilleurs résultats, il fallait, exactement comme à l'état de veille, que je sache tout de ma vie passée et de mon moi terrestre ; je devais savoir que mon corps était endormi, dans mon lit, être capable, aussi, d'apprécier les pouvoirs accrus que je possédais dans cet état apparemment désincarné »[194]. En procédant ainsi il détermine la condition idéale d'un état auquel il reconnaît la possibilité de présenter des degrés par un autre état qui en est dépourvu selon la conception qu'il s'en fait. De plus une telle affirmation est difficile à évaluer car, même en admettant que l'état de veille soit uniforme, comment peut-on être assuré que la mémoire que le rêveur a de sa vie éveillée est complète dans le rêve ? Celia Green observe à ce sujet : « Il semblerait que, dans un rêve lucide, l'exercice de mémoire le plus difficile - au moins en ce qui concerne les événements de notre propre vie passée - soit de retracer ceux des derniers jours, jusqu'au moment où nous sommes allés nous coucher, la nuit même du rêve en question. Fox n'indique pas clairement que ses souvenirs des événements passés remplissaient cette condition. La question de savoir si c'était ou non le cas doit donc rester ouverte »[195]. Ainsi Oliver Fox ne peut rendre clair ce degré de lucidité le plus haut en se plaçant uniquement sur le terrain de la définition ou de la comparaison avec l'état de veille. L'étude des récits de rêves nous a d'ailleurs montré que la référence à l'état de veille, et particulièrement à la mémoire, ne joue pas toujours le rôle que le rêveur croit pouvoir lui attribuer. Il faut au contraire s'intéresser aux récits de rêves lucides d'un même rêveur les uns par rapport aux autres pour dégager cette idée de degré de façon nette.

Les rêves lucides d'un même rêveur présentent en effet des différences frappantes en ce qui concerne son comportement vis-à-vis de son rêve, différences qui ne peuvent s'expliquer que par une variation dans le degré de lucidité, indépendamment de l'appréciation que le rêveur a de la qualité de sa lucidité. Ainsi un même rêveur peut juger que, d'un rêve lucide à l'autre, sa conscience de rêver reste la même, mais néanmoins se conduire différemment avec les personnages oniriques et penser, dans l'un, qu'ils ont été créés par lui, mais estimer, dans un autre, qu'ils sont "réellement" eux-mêmes, mais sous une forme onirique. Dans les deux cas l'aspect "créé" ou "réel" du personnage est souvent impliqué par le récit lui-même. Ces deux types d'attitudes apparaissent dans le rêve qui suit :

« Je sens mon corps s'étirer pour sortir de lui-même dans un rêve lucide. Je sors. A l'étage inférieur dans l'escalier je touche ma mère et elle pense "C…" puis je lui demande si elle me voit. Elle me dit que oui. Mon père aussi me dit que oui. Je leur dis qu'ils ne le peuvent pas puisque je suis immatériel. Ils ne veulent pas me croire. En fait l'escalier n'est pas disposé de façon habituelle et la maison a changé. Tout est donc dans un rêve. De plus la maison a l'air d'un magasin-librairie, rempli de clients. Je me dirige vers une fille à la poitrine plate mais lorsque je veux la toucher elle se transforme en garçon. Je me rappelle qu'il vaut mieux ne pas manipuler le rêve et laisser faire […] »[196].

Le début du rêve marque bien l'intention de faire un rêve lucide mais la lucidité du début n'est pas la même que celle de la suite du rêve. En effet, lorsque le rêveur rencontre ses parents il les considère comme étant réellement présents, lui-même étant immatériel (puisque sorti de son corps), et s'étonne de ce qu'ils puissent le voir. Ce n'est que lorsqu'il remarque des modifications du décor qu'il tire la complète conclusion de sa situation ("Tout est donc dans un rêve"). A partir de ce moment il considère les personnages oniriques comme tels et ne s'étonne pas de les voir se modifier ("elle se transforme en garçon"). Ce comportement vis-à-vis des personnages ou du décor est susceptible de nuances qui elles-mêmes nous aident à affiner cette idée de degré de la lucidité. La lucidité peut en quelque sorte "porter" sur le décor mais pas sur les personnages, ou l'inverse :

« Je suis dans un bus qui a l'habitude de faire un certain trajet. A un moment il change de trajet et je descends dans une rue qui porte deux noms. Je tombe sur C… devant une ambassade. C… s'étonne de me trouver. Est-ce que je travaille à l'ambassade maintenant ? Je lui explique que je suis en train de rêver. Il me demande ce que je vois. Je lui décris : la rue se termine sur un immeuble en saillie qui la bouche. Il s'esclaffe parce que ce n'est pas du tout ce qu'il voit. Donc moi je rêve tandis que lui est éveillé. Le décor change, preuve que je rêve. Pour C… le décor ne change pas […] »[197].

De même qu'un rêveur prélucide peut hésiter quant à l'oniricité de sa situation, de même un rêveur déjà lucide peut faire montre d'une hésitation équivalente à l'intérieur de la lucidité même concernant le degré onirique des éléments du rêve, comme le montre, toujours dans le cas de l'attitude envers les personnages, l'exemple qui suit :

« Ma mère et ma sœur font du bruit en parlant dans le couloir attenant à ma chambre. Il est question d'un cousin ou de cousins en général. Ce ne peut être M… puisqu'il est mort. Je demande à franchir la porte (de ma chambre). Je vais jusque dans la cuisine et j'y trouve ma mère. Il y a un fauteuil et un meuble qui occupent le début de la salle à manger près de l'entrée et qui ne sont pas là en temps ordinaire, lorsque je suis éveillé. Je dis à ma mère que je dors. Elle me touche pour vérifier mon état. Mais je suis solide. Je lui explique que, lorsque je serai éveillé et que je viendrai lui raconter ce qui se passe en ce moment, elle ne s'en souviendra pas car en fait ça se sera passé dans mon rêve. Une autre hypothèse me semble envisageable : dans le monde subtil je ne rencontre que le corps subtil de ma mère, pas ma mère elle-même […] »[198].

Le rêveur ne sait donc pas quelle appréciation porter sur la réalité des personnages et cette hésitation est l'indication d'un point de transition possible entre deux degrés de lucidité analogues à ceux du rêve précédemment cité.

A la lumière de ces exemples on est fort tenté de conclure que la conscience de rêver est plus ou moins complète, en d'autres termes qu'elle est susceptible de degrés même là où elle est établie de façon non équivoque. Ce qui, par contrecoup, permet de poser que, dans les rêves dans lesquels la lucidité est implicite, et par là douteuse pour certains (comme dans les cauchemars dont le rêveur cherche à s'évader), le type de conscience dont fait preuve le rêveur n'est différent de la lucidité onirique manifeste qu'en intensité. Une gradation conscientielle pourrait alors être établie et la lucidité, souvent présentée comme une rupture au sein du rêve, se comprendrait également, d'un point de vue conscientiel, comme s'inscrivant, de droit, dans une continuité. Cependant, cette première analyse présente une difficulté intrinsèque.

Il se peut en effet que les éléments de l'analyse qui nous poussent à poser des degrés dans la lucidité onirique recouvrent en fait des phénomènes imbriqués mais divergents. Nous avons admis que ces degrés étaient révélés par le comportement du rêveur dans - ou vis-à-vis de - son rêve. Mais ce comportement, s'il est révélateur de l'état du sujet, ne peut l'être qu'en fonction de normes ne dépendant que du sujet. En d'autres termes, il n'est guère possible de tirer des conclusions sur le degré de lucidité d'un rêveur à partir d'une attitude dont nous ne possédons pas la clef. La conduite onirique dépend en effet d'un contexte métaphysique et ne peut nous instruire que si nous connaissons ce contexte qui varie d'un individu à l'autre. L'exemple des personnages oniriques montre à quel point il est aisé de confondre les degrés de lucidité si on ne dispose pas de ces informations. En lisant de tels récits nous nous plaçons en effet spontanément dans un contexte dans lequel les personnages oniriques sont entièrement la création du rêveur. Or, indépendamment du fait de savoir si cette assertion doit être ou non maintenue, si le sujet éveillé pose explicitement la thèse inverse, à savoir que les personnages oniriques sont, dans son rêve, présents non pas en chair et en os mais par une sorte de manifestation onirique de leurs correspondants de la vie de veille (l'aspect "subtil" mentionné dans le dernier rêve cité), un rêve lucide, dans lequel il aura considéré que les personnages ont été créés, pourrait fort bien être l'indice d'un degré de conscience moindre que celui dans lequel il aurait reconnu la "réalité" onirique des personnages qui correspond à la conception qu'il s'en fait à l'état de veille. Il inversera ainsi la hiérarchie des degrés de lucidité fondés sur le comportement. La conception que le rêveur se fait de la réalité apparaît donc indispensable pour établir le sens de la gradation des degrés de lucidité.

Toutefois, loin de résoudre le problème posé par la diversité des gradations envisageables de la lucidité d'un point de vue descriptif, la mise en évidence du rôle que jouent les conceptions du sujet en révèle les difficultés. Puisqu'il semble légitime de penser que les divergences des comportements oniriques doivent trouver leur explication dans un système de croyances personnel qui influence le rêveur jusque dans ses attitudes lorsqu'il est conscient en rêve, l'intensité de la lucidité devrait être d'autant plus forte que le rêveur est en accord avec ses convictions de la vie de veille et les degrés de lucidité se hiérarchiseraient alors en fonction de cet accord. Or, ces croyances ne sont pas forcément le résultat de l'état de veille mais peuvent être induites par le rêve lui-même. Ainsi en ce qui concerne l'attitude envers les personnage, le rêveur lucide peut croire, en raison de la vision du monde qu'il s'est forgée à l'état de veille, que les personnages oniriques n'ont pas d'autre réalité que celle qu'il leur a donnée, et cependant le rêve peut modifier cette croyance :

Il y eut une fois où je me trouvais dans un magasin en tous points semblable à ceux de notre monde. Après y avoir évolué, peut-être une minute, je sortis. Au-dehors, la scène était typique de ce qu'on peut voir dans n'importe quelle grande ville à l'heure de midi : des quantités de gens se hâtaient dans tous les sens, la circulation, dans la rue, était intense, un agent de police la dirigeait ; je commençai à me sentir en colère. J'en avais assez. J'allai me mettre au milieu de la rue, criant aussi fort que je le pouvais : "Bon! Vous autres! Écoutez-moi! Tout ça n'est qu'une connerie de rêve et je voudrais bien savoir, nom de Dieu, ce qui se passe ici!" Alors là, croyez-moi, si j'avais lâché une bombe ça n'aurait pas eu un effet plus effarant. Tout s'arrêta et tout le monde se mit à me regarder. Ils se mirent à marcher vers moi tous ensemble d'une manière très menaçante. Je me concentrai frénétiquement sur mon corps pour mettre fin à l'expérience, mais il y eut de longues secondes où cela resta sans effet. Enfin, juste avant qu'ils ne m'atteignent, cela prit fin et je me retrouvai dans mon lit. Depuis cette expérience, si je me retrouve en rêve dans une foule, je reste bien tranquille.[199]  

Ici non seulement l'attitude du rêveur se modifie au cours du rêve alors que la qualité conscientielle ne change pas mais, comme l'indique la dernière phrase, elle affecte aussi les rêves lucides suivants. Ainsi, chercher l'intensité de la lucidité dans l'adéquation de plus en plus grande au cours du rêve des attitudes du rêveur avec ses croyances fondamentales à l'état de veille n'a pas de sens, puisque le rêve est source d'attitudes spécifiquement oniriques pour le rêveur lucide.

Il est, de plus, impossible d'accepter que, d'un point de vue conscientiel, la hiérarchie de degrés de la lucidité puisse varier en fonction des cas particuliers. Cela signifie que, s'il y a bien des degrés, les variations particulières révèlent non pas la mobilité de ces degrés eux-mêmes mais l'aspect non déterminant des critères sur lesquels nous pensons pouvoir les établir (ici l'attitude envers les personnages oniriques). Si donc ces éléments nous permettent de déceler l'existence de degrés, ils ne nous en donnent pas la nature, car le contexte ne peut nous les fournir. Il apparaît alors que c'est du côté des attitudes conscientielles qu'il faut chercher un critère d'intensité des degrés de lucidité, les comportements "observables" ne devant pas occuper le devant de la scène. C'est là une tâche extrêmement délicate : non seulement il faut donner au rêveur les moyens d'évaluer la qualité de sa conscience de rêver et ses variations mais il faut encore être à même d'opérer des comparaisons entre divers rêveurs pour que cette évaluation ait un sens.

Ainsi, de façon tout à fait empirique, c'est-à-dire en examinant des récits de rêves lucides, on décèle au premier abord ce qui apparaît comme des "degrés" de lucidité dont la manifestation, même patente, est extrêmement difficile à évaluer. Et l'existence de telles difficultés donne par contrecoup une certaine force à l'argument théorique selon lequel ces degrés n'existent pas, argument qu'il nous faut maintenant examiner.

A. La conscience Lucide comme phenomène "tout ou rien"

Certains chercheurs en effet déclarent ne pas comprendre comment on peut parler de "degrés" dans la lucidité. Leur argument est le suivant : la conscience que l'on a de rêver est une conscience de type "tout ou rien" : ou on sait qu'on rêve ou on l'ignore. Le modèle qui sert à donner forme à cet argument est celui de l'interrupteur de lumière (ou la pièce est éclairée, ou elle est obscure)[200] et il est facile de deviner que ce modèle prend sa source dans le rapport sommeil/éveil : un homme qui émerge à la connaissance de son état véritable en rêve est dans une situation analogue à celui qui sait, en sortant du sommeil, qu'il est éveillé, même si la qualité de cet éveil est sujette à des variations. La connaissance de son état relève dans ce cas non d'une analyse opérée à partir des données de la perception mais d'une intuition qui ne peut souffrir de division. Bien qu'un tel argument n'ait pas fait l'objet d'un développement dans la littérature, il a une certaine force logique que nous ne pouvons ignorer.

Comment cette position du "tout ou rien" pourrait-elle rendre compte des degrés de lucidité dont nous avons constaté l'existence ? Sans doute y verrait-elle le résultat d'une erreur d'appréciation de la part du rêveur. Et il est de fait que certains cas de lucidité partielle, ou considérés comme tels, semblent tomber sous le coup d'une telle analyse. Ainsi les cas déjà vus de lucidité surgissant par rapport à un autre rêve peuvent apparaître comme typique d'une lucidité incomplète puisque le rêveur sait pertinemment qu'il rêve tout en restant victime d'une illusion qui lui fait prendre un autre rêve pour la réalité ; il n'est donc lucide que relativement à un autre rêve et ne se rend pas compte jusqu'à quel point il rêve. On pourrait alors penser qu'il lui faudrait une prise de conscience "supplémentaire" pour obtenir une lucidité complète.

« Je rêve et dans le rêve je fais un rêve lucide : je suis en plein soleil. Le soleil se lève à ma gauche. Il est jaune. A ma droite il y a des bâtiments blancs, genre musées ou bâtiments grecs. Je sais que c'est une vision de rêve et je la maintiens car je veux garder le soleil. (Mais je la considère par rapport à un rêve précédent et non par rapport à l'état de veille. C'est donc un état de fausse lucidité) »[201].

Aussi bien l'appréciation que le rêveur porte sur sa situation ("Je sais que c'est une vision de rêve") que son comportement ("et je la maintiens") montrent qu'il est lucide. Mais cette lucidité se délimite par rapport à un autre rêve qui n'est pas reconnu comme tel, ce qui pourrait passer pour la marque d'un manque de lucidité. Nous sommes là dans un cas limite tout à fait révélateur de la difficulté. En effet le rêveur apparaît à la fois lucide et non lucide. Faut-il dire alors que la lucidité est partielle ? L'argument du tout ou rien inviterait plutôt à trancher dans un sens ou dans l'autre : ou ce rêve est lucide parce que le rêveur sait qu'il rêve, ou il ne l'est pas parce qu'il continue à être victime d'une illusion tout en croyant savoir qu'il rêve. Dans ce dernier cas toutefois la situation serait paradoxale : comment un rêveur peut-il être conscient de son état tout en se laissant abuser par lui ? L'argument du tout ou rien ne peut donc ici que refuser la lucidité. Mais si le commentaire que le rêveur lui-même fait de son rêve indique qu'il opte pour une telle solution, il n'y vient que par le biais d'un raisonnement ("C'est donc un état de fausse lucidité") à la différence des vrais rêves de fausse lucidité où l'absence de conscience lucide ne fait immédiatement aucun doute :

« J'habite dans une grande chambre dont toute une partie est occupée par un lit. Je pense à d'autres endroits où j'ai habité. C'était tout aussi vide. Je vois une rue dans le noir avec un bâtiment, la nuit. Ce pourrait être à D… Là aussi je ne connais personne. Dans la cour, devant l'immeuble il y a toutes sortes de gens. Une fille sans doute semi-africaine qui est la cousine d'E… ou qui du moins connaît E… Je pense à mes relations avec E… tout en discutant avec cette fille. Dois-je me laisser envahir par la déprime ? Non, j'ai la possibilité de me dire que je rêve. Je me dis : c'est un rêve. »[202]

Le commentaire que le sujet fait ensuite de son rêve montre qu'il n'a pas besoin de s'appuyer sur le raisonnement pour constater l'absence de lucidité : « Je me dis "c'est un rêve" comme je le dirais en état de veille, mais ici je ne réalise pas pour autant que c'est un rêve »[203]. Il ne fait aucun doute que c'est le déroulement même du rêve qui amène le rêveur à dire qu'il rêve sans pour autant avoir l'état de conscience équivalent. Ici le rêveur utilise la répétition de cette phrase comme une technique, à l'intérieur même du rêve, pour obtenir une transformation de ses sentiments, ce qui indique implicitement qu'il accorde une complète réalité à son environnement. Nous avons vu toutefois que dans certains cas cette technique "détournée" provoque tout de même la lucidité. Mais lorsque le rêveur devient réellement lucide cela se produit effectivement d'un coup sans que la fausse lucidité n'ait, sur le plan conscientiel, donné le sentiment d'une montée graduelle de la conscience[204]. La lucidité "simulée" joue certainement sur le plan onirique un rôle de déclencheur indirect, mais, d'un point de vue conscientiel, la pensée "je sais que je rêve" n'est pas plus porteuse par elle-même de lucidité qu'une incongruité onirique. La lucidité apparaît bien d'un coup, et ne passe pas par une phase de transition (lucidité partielle) en quelque sorte à l'état d'émergence et dont le rêveur pourrait avoir le pressentiment.

Une objection vient cependant immédiatement à l'esprit à l'encontre de cet argument : l'existence de rêves prélucides qui présentent un degré immédiatement inférieur à la lucidité onirique et dont l'état de conscience semble bien marquer une transition conscientielle. Le rêve prélucide est un rêve au cours duquel le sujet adopte une attitude critique envers l'expérience en cours et en vient à se demander s'il n'est pas en train de rêver, mais sans parvenir à trancher. Celia Green, qui a catégorisé ce type de rêve, en donne des exemples représentatifs : « J'ai eu, certes, des rêves au cours desquels je me souviens parfaitement d'avoir posé la question : "Est-ce que je rêve?". Cela se produit assez souvent, peut-être une fois par semaine. Mais, pour autant que je puisse me fier à ma mémoire, dans la grande majorité des cas ou bien la question est restée sans réponse, ou bien celle-ci a été négative et j'ai continué le rêve sans que ce genre de pensée me revienne »[205].

D'après Celia Green les rêves de ce genre sont plutôt communs et n'impliquent pas nécessairement que leurs auteurs soient par ailleurs des rêveurs lucides. Ils indiquent toutefois une tentative d'émergence de la lucidité qui, même si elle n'aboutit pas, suffit à mettre l'environnement onirique en question. Cependant, une analyse plus attentive de ce type de rêves montre que leur existence ne constitue pas une objection suffisante à la position du "tout ou rien" car le rêve prélucide n'est peut-être pas tant le résultat de l'hésitation du rêveur que de l'oscillation d'un état de conscience à l'autre : « Il y a eu des occasions où j'ai discuté avec moi-même pour savoir si je rêvais ou non. Je me disais : "OK, c'est un rêve", puis je pensais : "Non, ce n'est pas un rêve, c'est la réalité" (je veux dire la réalité ordinaire) »[206]. Un tel type de rêve montre que pour un instant très bref le rêveur a reconnu qu'il rêvait, même s'il a aussitôt changé d'avis. Dans ce cas le rêve prélucide consiste non pas en une question ouverte mais en un véritable va-et-vient conscientiel, comme dans ce rêve d'Arnold-Forster :

Au cours de deux rêves successifs d'un sommeil plutôt agité, je fus préoccupée par la même inquiétude cauchemardesque et absurde. Il me semblait que certains articles de la maisonnée - de belles pièce de brocard, des rideaux de soie - avaient été laissés dehors, exposés à la pluie et à la neige fondante. L'idée d'avoir à faire sécher et nettoyer ces choses devint très vite une obsession, qui tourmentait mon imagination dans le rêve. Dans la seconde partie du rêve - je suppose que c'était au moment où j'étais sur le point de m'éveiller - cette inquiétude était devenue très aiguë. Je me mis alors à être présente dans une double capacité : il y eut un "Je" qui interrompit le rêve et se mit à discuter sévèrement avec la rêveuse, mettant en doute la réalité de ces ennuis qui prenaient tant d'oppressive importance. Le "Je" disait : "Ce n'est qu'un rêve, j'en suis certaine ; il faut que tu te réveilles", mais la rêveuse répondait ; "Cela ne peut pas être un simple rêve, parce que ce n'est pas seulement dans celui-ci, mais aussi dans le rêve précédent que je me suis aperçue que ces choses étaient dehors, dans la neige ; c'est forcément une réalité, sans quoi cela ne se produirait pas deux fois de suite. D'ailleurs, voici les choses elles-mêmes. Tu peux les voir et les toucher". Le "Je" était très perplexe car, effectivement, tout cela semblait bien réel, même pour lui, et c'était troublant. Mon "Je" examina à nouveau les tissus salis. Ils étaient très mouillés et dégoulinants entre ses mains et leur réalité paraissait convaincante. "Peut-être" me dis-je, "certains faits apparents sont-ils réels." Je ne parvenais pas à débrouiller le vrai du faux, mais mon "Je" était néanmoins certain qu'il s'agissait "d'un ennui de rêve, et non pas d'un ennui de veille." - "Non" répliqua la rêveuse, "car tu peux voir et toucher ces tissus mouillés. Ils sont trop vrais pour être des objets de rêve." - "Très bien" dit mon "Je", "veux-tu les mettre à l'épreuve du toucher et faire un test ? Réveille-toi et vois quelle part de tout cela n'est qu'un rêve!". Sur quoi je m'éveillai.[207]

Lorsqu'on examine attentivement ce rêve, on se rend compte que l'état de conscience du sujet dans ce rêve prélucide n'est pas immédiatement inférieur à la lucidité. Il n'est guère possible, comme le fait Celia Green, d'affirmer que le sujet ne se rend pas compte qu'il rêve car le va-et-vient conscientiel du "je" d'un état à l'autre est très net et le rêve se conclut par une expérimentation qui implique la lucidité.

Qu'en est-il cependant des autres rêves prélucides dans lesquels cette oscillation conscientielle n'apparaît pas ? Ne constituent-ils pas la preuve de l'existence d'un état transitoire ?

« J'essaie de retrouver le rêve précédent. Finalement j'arrive à m'en souvenir. C'est une histoire où je m'enfuis à bord d'une voiture conduite par C…. L'action se passe dans un endroit calme, par beau temps. Il faut que je passe inaperçu pour m'enfuir. Normalement je suis condamné. A quoi ? Il faut que je passe par un endroit précis. J'écris le rêve sur une ligne continue mais courbe et très longue, peut-être rose.

« Je suis dans mon lit et j'entends des bruits de voix dont celle de C…. Il est donc à la maison, c'est pour cela que j'ai rêvé de lui ? Il parle avec ma sœur et il va partir. Je me lève pour aller dans le couloir. Mais de toute façon il est déjà parti. Je me retourne : ma chambre a changé. Au lieu d'un bureau il y en a trois, disposés comme suit [dessin]. J'ai l'impression d'avoir plus de place et d'être moins étouffé par les bibliothèques. En criant pour me faire entendre, je demande à ma mère si elle a changé quelque chose à ma chambre. Et je me mets à sauter sur place sur mon lit. Je pense que, si tout à changé, ça doit être un rêve. Je prends mon élan et me laisse tomber sur le plancher. Si ce n'est pas un rêve l'atterrissage va me blesser sérieusement.

« Mais le plancher est déjà sous moi, je sens ma joue qui y repose doucement. Je me relève. Ma chambre est à nouveau normale. Je me précipite dans le couloir. Cette fois il y a des bibliothèques dans le couloir. Je crie : "c'est un rêve". Ou peut-être que je veux encore le vérifier. J'arrive à la hauteur de la chambre de ma sœur. J'y trouve ma sœur, tante F… et quelqu'un d'autre. M… ? Je dis à ma sœur que c'est un rêve. Elle me dit que non […][208].

Lorsqu'il se met à suspecter qu'il est dans un rêve (état de prélucidité) le rêveur prend brusquement des risques qu'il n'aurait pris ni à l'état de veille, ni dans un rêve ordinaire ("Si ce n'est pas un rêve l'atterrissage va me blesser sérieusement.") Ce manque de prudence semble indiquer que le rêveur est déjà intuitivement lucide même s'il ne l'est pas encore intellectuellement. Ainsi, plutôt que de voir les rêves prélucides comme des rêves non encore lucides, il faudrait plutôt y voir des rêves lucides plus ou moins occultés par le raisonnement onirique. En effet les raisons qu'a le rêveur de se demander s'il rêve sont du même type que celles qu'il a de penser qu'il rêve (ici c'est une incongruité qui déclenche la question). Ce n'est donc pas une lucidité qui est sur le point d'apparaître, mais plutôt une lucidité qui a effectivement émergé, et dont la mise en doute dépend du raisonnement ("Je demande en criant à ma mère si elle a changé quelque chose à ma chambre") et non de l'intuition, ce que l'on peut également constater dans le rêve cité précédemment au cours duquel s'affrontent l'intuition du "je" et le raisonnement du "rêveur". Ainsi même dans un rêve qui, apparemment, présente un degré inférieur d'intensité conscientielle par rapport à la lucidité, le phénomène du "tout ou rien" peut-être mis en évidence. L'argument du "tout ou rien" - qui considère qu'une intuition ne peut être partielle en tant qu'acte d'intuition - permet donc bien de rendre compte de certains cas dans lesquels on serait trop vite tenté de voir des degrés de lucidité.

Cependant, une fois admis que l'intuition de la lucidité ne souffre pas de division et donc de degrés, il reste à comprendre pourquoi elle n'apparaît pas avec la même intensité dans tous les récits. Si la discontinuité entre la présence et l'absence d'une intuition ne peut être remise en cause, il faut soit supposer que ces degrés apparents dépendent d'autres facteurs, soit que l'acte d'intuition ne suffit pas à décrire la lucidité.

On peut en effet remettre en question la façon dont les degrés de lucidité sont envisagés, sans porter atteinte à l'idée que ces degrés mesurent la lucidité elle-même. Si l'on considère le seul passage du rêve ordinaire au rêve lucide, la position du "tout ou rien" ne peut qu'être juste : les récits de rêves lucides montrent que la prise de conscience que l'on rêve fait souvent l'effet d'une révélation brusque qui donne même au rêve une intensité nouvelle. Ainsi dans la mesure où on s'intéresse au rêveur au moment où il devient lucide, il ne peut être question de degrés conscientiels : il n'y a que des états discontinus. Mais ces états ne se réduisent pas au simple couple : lucide/non lucide, ou plus exactement l'état "non lucide" recouvre en fait une multitude d'états différents.

« Je prends le métro et je me pose la question : suis-je ou non en train de rêver. La réponse est non. Tout est normal. Cependant, je devrais répondre oui pour continuer le test, mais je trouve que c'est inutile. Pourtant… (Je bouge et je me réveille) »[209].

Le rêveur assurément n'est pas lucide. Mais son hésitation indique qu'il n'est pas non plus dans un rêve ordinaire, dans lequel l'environnement n'est généralement pas remis en question. S'il y a donc bel et bien discontinuité sur le terrain conscientiel, on ne peut pas exclure pour autant que cette discontinuité porte sur tout une gamme d'états possibles.

On s'aperçoit alors que la lucidité comme état "tout ou rien", d'un côté, et les "degrés de lucidité", de l'autre, ne portent pas sur le même aspect du rêve. Dans le premier cas il s'agit de désigner l'intuition qu'a le rêveur de son état plutôt que l'état lui-même et ses modalités, et, dans cette circonstance, cette même intuition peut avoir lieu dans des états différents (par exemple des états au cours desquels la qualité de mémoire de la vie de veille peut varier), tandis que, dans l'autre, il s'agit de classer les types d'états dans lesquels la lucidité surgit les uns par rapport aux autres et, dans ce cas, ce n'est pas tant l'intuition première qui est examinée que les modalités dont elle s'assortit. Ainsi c'est une sorte de coup d'œil rétrospectif qui classe des types de lucidité, après les avoir vécus, en degrés. Un rêveur peut estimer que dans certains rêves sa lucidité est "complète" ou "partielle" mais fondamentalement il s'agira toujours de la même lucidité. Pour reprendre la comparaison précédemment donnée, une lumière peut éclairer plus ou moins mais il faut pour cela qu'elle soit préalablement allumée. Supposons maintenant qu'un variateur puisse être réglé, l'intensité de la lumière dépendra sans doute de ce réglage, mais pas le contact électrique. De la même façon l'intuition que l'on rêve est ou non présente, tandis que la qualité de l'état de conscience dépend globalement de la qualité d'exercice des facultés qui s'y déploient, mais pas fondamentalement, car ces qualités pourraient tout aussi bien se trouver dans le rêve ordinaire. Cependant, si cette explication permet de rendre compte des nuances de lucidité habituellement décrites, elle risque de donner l'idée d'une séparation trop stricte entre l'intuition et les modalités de l'état de conscience, et surtout de donner à cette intuition une unité de ton qu'elle n'a peut-être pas.

En admettant que les degrés de lucidité correspondent à des variations des modalités de la conscience de rêver et non à une variation de l'intuition conscientielle, nous semblons nous rapprocher de la conception de Gillespie. Toutefois, les analyses précédentes montrent que nous nous en écartons sur deux points. Tout d'abord nous ne faisons pas dépendre l'appréciation de la qualité des facultés de leur rapport à l'état de veille, et ensuite nous admettons que ces modalités puissent dépendre non pas de l'intuition de la lucidité mais de la façon dont elle se structure, comme dans le cas du rêve prélucide. La littérature semble en effet implicitement admettre que le type de lucidité manifesté par le rêveur colore uniformément le rêve, mais ce n'est pas toujours le cas, comme le montre par exemple un des rêves cités dans lequel le rêveur considère son environnement comme un rêve mais accorde une certaine réalité au personnage onirique qui ne perçoit pas le même décor[210]. La lucidité du rêveur est ici manifestement partielle puisque ce dernier ne reconnaît pas l'aspect onirique du personnage à qui il parle. Mais le dialogue échangé montre qu'il ne s'agit pas d'une différence d'intensité de la conscience elle-même : la lucidité ici est complète en ce qui concerne le décor du rêve et en même temps elle est inexistante pour autant que le personnage onirique à qui le rêveur s'adresse est concerné. En ce sens la lucidité pourrait dépendre de ce qu'elle vise à l'intérieur même du rêve. Ainsi on peut poser l'hypothèse que dans le rêve cité la "quantité de conscience", si l'on peut s'exprimer ainsi, n'aurait pas été suffisante pour investir le champ entier du rêve, ce qui aurait donné une lucidité peu nette (ou plus précisément aurait donné des modalités faibles) alors qu'en se focalisant sur le décor elle a permis de rendre ce rêve tout à fait lucide. Ce cas de figure peut également rendre compte du rêve lucide fait à partir d'un autre rêve.

Ce genre de rêve nous incite donc à examiner la structure de la conscience onirique tout autant que les modalités de la lucidité. En effet, dans certains rêves où la lucidité apparaît comme "partielle", nous pouvons nous rendre compte que cet aspect partiel est avant tout lié à la structure conscientielle et non à la force plus ou moins grande des modalités (sans pour autant que ce soit exclu). Dans l'état de rêve lucide comme dans l'état éveillé, la conscience du sujet peut se porter aussi bien sur l'environnement du sujet (corps compris) que sur le sujet lui-même. Dans le cas où la conscience lucide du sujet porte plus sur lui-même que sur l'environnement, nous obtenons des rêves lucides qui peuvent paraître déficients à la première lecture :

« Je sors de mon corps et descends jusqu'au salon où discute Oncle C…. Je bouge mes doigts devant ses yeux pour voir s'il me voit. Sa vue se trouble. Je n'aurais pas dû faire ça »[211].

Dans ce rêve le rêveur est conscient de son état de rêveur mais ne considère pas l'environnement comme étant purement un rêve en ce sens qu'il s'inquiète de la conséquence de ses actes oniriques. Cette focalisation du sujet sur lui-même peut aller jusqu'à une sorte de dissociation : tout en étant conscient de rêver en ce qui concerne son état de conscience qu'il oppose clairement à l'état de veille normal, il peut laisser subsister un doute quant à l'oniricité de son environnement. Il le voit en état de rêve, bien sûr, mais peut-être cet environnement coïncide-t-il avec celui de la vie de veille. Il arrive qu'il s'imagine être victime d'une crise de somnambulisme dont il ne peut s'éveiller et hésite à accomplir des actes dangereux comme se jeter du haut d'un immeuble pour s'envoler, de peur de s'écraser physiquement au sol.

« Rêve lucide : Dans une pièce, éclairée d'un côté par la lumière du soleil qui passe à travers une fenêtre longue, mais de hauteur étroite. Au fond deux portes donnent, l'une sur ce qui ressemble à une salle de classe avec éclairage électrique normal, et l'autre sur une salle avec tables longues et éclairage au néon. Je décide qu'aucune ne me convient et me dirige vers la fenêtre. Je m'engage sur le rebord, avec les sacoches que j'emporte : un baluchon, un sac reporter, une serviette.

« En équilibre sur le rebord. Dehors il faut beau, paysage plutôt jaune marron, mais je ne le regarde pas. Brusquement je me dis : "Et si ce n'était pas un rêve ?" Je laisse mes sacs à l'intérieur. Vais-je sauter ? Il faut que j'ouvre les yeux pour vérifier si c'est un rêve. Si je peux les ouvrir et que le paysage reste le même, alors ce n'est pas un rêve. Je les ouvre d'abord dans la pièce puis … (sur ma chambre, dans mon lit, et je me réveille) »[212].

Le rêveur est tout à fait lucide quant à l'oniricité de son état de conscience puisqu'il pense qu'il lui faut ouvrir les yeux (se réveiller) pour "vérifier si c'est un rêve". Aussi lorsqu'il se demande "et si ce n'était pas un rêve?", c'est l'environnement qui est en question et non son état de conscience. Ce doute peut d'ailleurs simplement ne pas exister, le rêveur sachant qu'il rêve mais ne considérant à aucun moment l'environnement comme un rêve. Nous avons alors une lucidité qui ne s'exerce que dans une seule direction, celle du sujet.

« Dans ma chambre. Elle est plus grande qu'à l'ordinaire. Elle comporte quelque chose comme un équipement moderne. Je regarde par la fenêtre. Je vois mieux que d'habitude les gens qui sont en bas. Est-ce parce que mon étage est rapproché du sol ? Ou parce que les vitres de ma fenêtre sont plus épaisses et déformantes, ce qui grossit les gens d'en bas ? Le téléphone sonne, je décide de ne pas répondre. Je sens que j'ai encore sommeil. D'une certaine façon je me sens engourdi. Je vais jusqu'à la chambre de ma sœur et là je vais en flottant m'asseoir au-dessus de son lit. Je lui dis de remarquer que je ne touche pas son lit mais elle me répond qu'elle est trop vieille pour se laisser avoir et que ça ne prend pas car elle sent ma présence avec ses pieds.

« Je retourne dans ma chambre. Je sens bien que mon état n'est pas normal et je voudrais bien me réveiller. J'ai le sentiment d'avoir un sourire idiot sur le visage. Derrière ma porte un tas de lettres, que je fais tomber. Je les ramasse. Peut-être y en a-t-il d'autres devant, mais on verra plus tard »[213].

Cette fois le rêveur n'est lucide qu'en ce qui concerne son état de conscience, tandis que l'environnement onirique est considéré comme réel, ou plus exactement ne fait pas l'objet d'une investigation malgré les incongruités qui se présentent (chambre plus grande qu'à l'ordinaire, vision agrandie de la rue…).

La situation inverse peut se présenter, lorsque le rêveur est conscient de son environnement comme étant un rêve, mais ne pense pas à se considérer lui-même comme étant en train de rêver. Dans ce cas la conscience lucide est focalisée uniquement sur l'environnement :

« Je franchis un pont avec ma sœur et quelqu'un d'autre. Il vente très fort et nous forçons pour avancer. Arrivé à la fin du pont nous tournons à gauche et ne sommes plus soumis au vent. C'est à Nantes, en plein jour. Je me dis que si nous avons tourné à gauche cela signifie que nous nous dirigeons vers l'inconscient. Voilà comment j'interprète ce rêve (je le considère comme un rêve mais je n'ai pas vraiment conscience, pour ma part, de rêver) […] »[214].

Souvent, dans ce type de rêve, le rêveur - tout en considérant que ce qui l'entoure est un rêve - ne cesse pas pour autant d'agir comme un personnage onirique à part entière puisque cette conscience de rêver n'atteint pas son "je". Ainsi s'expliquent les rêves dans lesquels, malgré sa lucidité, il continue à craindre les événements du rêve, comme dans le cas déjà cité de Mary Arnold-Forster[215]. Cette conscience de l'environnement peut, à son tour, être plus ou moins explicite, ce qui rend parfois la lucidité difficile à désigner pour le sujet lui-même. Ainsi lorsqu'un rêveur conscient de l'oniricité de son environnement (et donc déjà lucide) devient également conscient de lui-même en tant que sujet qui rêve, il peut être tenté rétrospectivement de ne désigner la lucidité qu'à partir de ce moment-là en raison du changement qualitatif provoqué par ce double investissement conscientiel[216].

Dans la littérature, ces types de rêves sont soit regroupés sous la dénomination "rêve lucide", soit complètement rejetés (comme le fait Charles Tart avec les rêves de Gillespie qu'il classe dans une nouvelle catégorie créée pour la circonstance) et la querelle des définitions vient sans doute que l'on n'a pas su trouver le rapport qui unit ces différents types de rêves. On pourrait appeler ces rêves, dans lesquels la lucidité ne s'investit que dans un aspect de la structure conscientielle, des rêves "demi-lucides" à condition de les voir comme une catégorie particulière de rêves lucides et non comme des rêves qui n'atteignent pas encore à la lucidité. Ces rêves demi-lucides s'opposeraient aux rêves "uni-lucides" dans lesquels la lucidité onirique investit les deux aspects majeurs de la structure conscientielle : le sujet et l'environnement. Il convient de remarquer qu'en caractérisant ainsi ce type de rêve lucide nous quittons la possibilité d'une comparaison avec l'état de veille habituel dans lequel le sujet a une conscience thétique soit de lui-même soit du monde, mais pas des deux en même temps. Ces quelques remarques concernant, d'un côté, l'intensité variable des modalités telles que la mémoire ou la volonté et, de l'autre, la structure de la conscience montrent que, si la lucidité est bien susceptible de degrés, elle ne l'est pas en fonction d'une simple échelle graduée mais d'une diversité de facteurs qui n'autorisent pas une classification rationnelle globale. La typologie que nous proposerons sera donc forcément empirique.

B. Proposition de typologie

Une typologie du rêve lucide doit nécessairement se constituer en fonction de l'instant clef au cours duquel le rêveur se rend compte qu'il rêve. Nous avons vu qu'il n'est pas possible de donner une définition stricte de ce moment qui peut être purement négatif (cauchemar lucide), simplement implicite (révélé par le comportement), explicite (le rêveur formule explicitement qu'il rêve) ou pleinement réflexif (le rêveur ne se contente pas de savoir qu'il rêve mais il se rend compte qu'il le sait). De plus non seulement il faut savoir déterminer sur quelle(s) modalité(s) porte l'intensité (mémoire, identité, volonté…) mais chacun de ces types d'émergence de la lucidité peut ne correspondre qu'à certains éléments du rêve et non à l'ensemble de la situation, qu'il s'agisse du sujet rêvant ou de l'environnement onirique, ou même d'un aspect seulement de cet environnement. Ainsi une simple classification par intensité n'est guère possible, elle doit se doubler d'une classification par "intentionnalité". En gardant ces remarques à l'esprit on peut dégager parmi les types de rêves lucides que nous avons déjà examinés quelques grandes catégories qui présentent des degrés très différents lorsqu'on les considère non dans le détail mais par une vue d'ensemble pour les hiérarchiser. Ce sont 1) les rêves lucides implicites, indiqués par une attitude ou par une négation de l'état de veille ; 2) les rêves prélucides qui comprennent par ordre d'intensité croissante : les rêves à question ouverte, les rêves avec oscillation de la lucidité et les rêves vérifiés ; 3) les rêves demi-lucides dont la lucidité porte soit sur le sujet soit sur l'environnement ou l'un de ses éléments ; et 4) les rêves uni-lucides dans lesquels le rêveur est tout autant conscient de l'oniricité de son environnement que de sa condition de rêveur, et qui peuvent à leur tour faire l'objet d'une subdivision en degrés en fonction de l'intensité d'exercice des facultés telles que la mémoire ou l'attention. Dans ce dernier type de rêve, l'intensité de la lucidité peut atteindre un point tel qu'elle rend possible une expérimentation onirique préparée à l'avance, aussi est-il recherché de préférence aux autres, qu'il s'agisse de l' induire ou d'en analyser les récits ; cependant les autres types de rêves lucides - généralement délaissés voire ignorés - présentent pour l'étude du fonctionnement de la conscience dans le sommeil un intérêt indéniable. La littérature fournit par ailleurs des rêves lucides qu'on peut difficilement classer dans les catégories précédentes malgré la cohésion logique de l'ensemble, et qu'on pourrait appeler "rêves hyperlucides" dans la mesure où, dans de tels rêves, les modalités de la conscience sont plus intenses que dans la vie de veille, soit que la mémoire ou les capacités de raisonnement du rêveur se trouvent considérablement accrues, soit que l'intentionnalité de la conscience lui permette de vivre simultanément plusieurs rêves ne se situant pas dans le même espace-temps onirique. Les sujets qui vivent de tels rêves ont tendance à les qualifier de façon superlative pour insister sur un accroissement de leurs facultés qui leur paraît au-delà de la limite du possible, mais cette façon de procéder, qui prend l'état de veille pour référence, risque de prêter à confusion comme le montre le cas du rêve uni-lucide qui peut s'accompagner d'une baisse des facultés (de mémoire ou autre) dont le rêveur faisait preuve dans un rêve ordinaire précédent. Ainsi à propos d'un rêve déjà cité[217] le sujet fait le commentaire suivant :

« […] ma "lucidité" de rêve ignore des choses que je sais dans le rêve et que je sais aussi à l'état de veille. Ainsi, pour le rêve n°1, il y a eu, avant le réveil, une remémoration de ce qui venait d'être rêvé. Je trouvais absurde l'invention d'un endroit nommé Charly et j'étais certain que les vignobles étaient aussi une fabrication. Or, Charly, dans la vallée de la Marne, est au commencement du vignoble de Champagne, chose que je savais dans mon rêve, et que je sais aussi à l'état de veille. La conscience de rêve lucide n'avait donc pas tous mes souvenirs »[218].

Si l'état de veille devait être pris comme référence, la baisse de mémoire du sujet éveillé apparaîtrait ici paradoxale. Les rêves hyperlucides sont donc plutôt un cas particulier des rêves uni-lucides, même si les facultés du rêveur y atteignent une intensité inconnue. Remarquons toutefois que le rêve hyperlucide est aussi rare dans la littérature sur le rêve lucide que l'est ce dernier dans la littérature sur le rêve.

L'étude des degrés de la lucidité montre donc que l'antagonisme, stigmatisé par Charles Tart et George Gillespie, quant à la définition de la lucidité ne peut se résoudre à l'avantage de l'un ou de l'autre. Tart place la ligne de démarcation trop haut et laisse inexpliquée une série d'expériences oniriques qui sont nécessairement lucides, tandis que Gillespie pose l'existence d'une continuité conscientielle du rêve ordinaire au rêve lucide, continuité que l'aspect intentionnel de la lucidité ne permet pas de concevoir. D'un autre côté Tart, croyant voir dans la conscience de veille le plein développement de la lucidité, ne fait que limiter cette dernière (ce que montre l'existence des rêves hyperlucides) tandis que Gillespie posant sa parenté avec la conscience onirique ordinaire manque de comprendre que les degrés de lucidité dépendent en fait de facteurs qui lui sont à la fois extrinsèques et divers, comme nous l'apprend l'étude descriptive du processus de la lucidité. Dans ce processus, la façon dont prend fin la lucidité est également instructive quant aux rapports du rêve lucide avec la veille et le rêve ordinaire.

IV. De la façon dont prend fin la lucidité

La façon dont prend fin la lucidité onirique nous donne des indications aussi bien sur son intensité, qu'elle permet souvent de préciser rétrospectivement, que sur sa place dans le sommeil. Elle amène en effet à relativiser des remarques qui surviennent lorsqu'on ne dispose que d'un corpus restreint de récits. Tel était le cas de Delage qui voyait dans le rêve lucide un rêve proche du réveil : « après une série d'épisodes quelconques d'un rêve ordinaire, brusquement apparaît dans la conscience du rêveur un doute : il se demande s'il ne rêve pas ou même est brusquement convaincu qu'il rêve : rien n'est changé pour cela au caractère rigoureusement hallucinatoire des tableaux et des scènes, mais ceux-ci ne sont plus acceptés aveuglément comme événements de la vie réelle. Les rêves de cette sorte constituent à vrai dire un certain degré d'acheminement vers le réveil, bien qu'ils soient encore de vrais rêves, comme on peut s'en rendre compte par la sensation éprouvée au réveil d'un brusque changement dans les rapports de la conscience avec l'objet de la pensée »[219]. Cette opinion assez répandue qui fait de la lucidité une transition vers le réveil n'est pas dénuée de fondement dans l'observation empirique. Déjà van Eeden remarquait : « Je peux dire que tous mes rêves lucides, sans exception, se sont produits entre cinq heures et huit heures du matin »[220].

Cette façon de présenter la lucidité onirique s'appuie donc sur des observations justes dans la plupart des cas, mais n'est pas sans inconvénient car elle a pu entraîner ceux qui n'en avaient pas eu l'expérience à conclure que la lucidité onirique surgissait chez certains rêveurs parce que le réveil était proche. Or, ce n'est sans doute pas là le sens des observations de van Eeden et de la plupart des rêveurs lucides qui savent par expérience qu'un rêve lucide peut se produire à l'endormissement (les rêves initiaux de van Eeden) ou être suivi d'un rêve non lucide comme un faux-éveil. Leurs remarques auraient plutôt un autre sens : ce n'est pas parce que l'éveil est proche que le rêveur devient lucide, mais plutôt l'inverse : c'est parce que le rêveur devient lucide qu'il est proche de se réveiller. Mais là encore l'examen d'un corpus étendu de rêves lucides invite à relativiser cette idée. On a pu remarquer que certains rêves lucides se produisent en milieu de nuit et, dans de tels cas, c'est souvent le désir du rêveur de se réveiller pour noter le rêve qui nous a permis d'en conserver le récit. Les remarques sur la fin de la lucidité onirique porteraient donc non pas sur la lucidité elle-même mais sur le souvenir qu'en a le rêveur, un peu comme on croyait autrefois que les rêves ne se produisaient qu'au petit matin parce que c'étaient les seuls dont on conservait le souvenir. Il n'est pas impossible que la lucidité ne soit corrélative du réveil que de façon accidentelle comme le suggèrent les rêves lucides qui se transforment en des rêves ordinaires extrêmement longs.

Ainsi l'on ne peut tirer de conclusion trop rapide sur le rapport de la fin de la lucidité du rêveur et son réveil. Mais la relativisation des positions qui précèdent est en elle-même source d'hypothèses. En effet, pourquoi certains rêves lucides se terminent-ils spontanément sur un plein éveil en milieu de nuit tandis que d'autres, plus proches de la fin de la nuit de sommeil, se prolongent en un long rêve ordinaire ? N'y a-t-il pas, dans ces façons de prendre fin, l'indice que de telles manifestations de la lucidité ont quelque chose de différent dans leur qualité ? Plus encore, n'y a-t-il pas dans chacune de ces deux directions des nuances dont l'étude peut nous aider à affiner la notion de lucidité onirique ? Une telle étude doit, tout autant que celle du surgissement de la lucidité, s'appuyer sur des récits des rêves et les commentaires du rêveur et non sur des circonstances extérieures au rêve que nous laisserons de côté pour l'instant. Ainsi, de même que nous avons examiné les circonstances oniriques du surgissement de la lucidité, nous allons maintenant nous intéresser aux circonstances oniriques de sa disparition.

La façon dont la lucidité onirique prend fin peut être définie très simplement comme la perte de la conscience de rêver. Cette disparition de la lucidité se fait selon deux modalités possibles : soit elle est liée à la disparition du rêve au terme duquel le rêveur se réveille, soit elle en est indépendante et le rêveur retombe dans le rêve ordinaire. Ces deux modalités sont décrites par Patricia Garfield comme deux écueils qui guettent le rêveur lucide débutant : « Le rêve lucide demande une mobilisation constante de l'attention. La lucidité étant souvent intermittente, il faut se dire : "N'oublie pas, tu rêves, tu peux tout faire." Si nous relâchons notre vigilance, la lucidité se dissipe et nous tombons en rêve ordinaire et incontrôlé. A l'inverse, si notre attention est soutenue, l'excitation provoquée par la joie de découvrir notre pouvoir et notre liberté risque de nous éveiller. Nous devons donc nous efforcer à la fois d'éviter l'éveil en contenant notre émotion et de ne pas glisser dans le rêve ordinaire en nous laissant distraire. Comme pour franchir une passerelle, il faut garder son équilibre afin de ne pas tomber d'un côté ou de l'autre »[221]. Garfield met nettement en parallèle les deux possibilités : c'est le même rêve lucide qui peut déboucher sur l'éveil ou sur le rêve ordinaire et, dans un cas comme dans l'autre, la responsabilité en incombe à une attitude conscientielle du rêveur : dans un cas il ne doit pas se laisser déborder par ses émotions, dans l'autre il ne doit pas relâcher son attention. Si le maintien de la lucidité dépend dans une certaine mesure du rêveur, la terminaison de la lucidité dans l'un ou l'autre sens nous renseigne sur sa qualité : une lucidité débouchant sur l'éveil doit être plus intense qu'une lucidité perdue en cours de rêve. Cependant, le rôle que joue le rêveur n'est pas toujours décisif et, pour nuancer cette première remarque, il nous faut examiner plus en détail ces deux grands types de "fin de lucidité".

Les rêves se terminant par un réveil sont apparemment les plus fréquents. Ce réveil apparaît souvent comme une sorte de conclusion logique d'un point de vue conscientiel. Tout se passe comme si la lucidité évoluait au cours du rêve jusqu'à atteindre une sorte d'intensité qui projette le rêveur hors du rêve.

Je rêve depuis quelque temps déjà lorsque, soudain, je deviens conscient de rêver. Aussitôt lucide, je sens un courant d'énergie fourmillante qui s'élève dans ma tête et vient s'installer au niveau de mon front. Les images du rêve changent subitement et j'ai maintenant devant moi un arbre vert, un conifère d'une incroyable beauté. Ses branches sont couvertes de neige, chacune d'entre elles s'équilibre délicatement sous le poids de la neige poudreuse, blanche, scintillante, claire, vraiment merveilleuse. C'est un spectacle absolument splendide, si beau, si précis.

Je décide de prendre mon rêve en main et je commande mentalement à l'arbre de devenir …(pause) … un lapin! Après cette courte pause, il me vient une pensée : "Un lapin ? Pourquoi pas ? Un lapin, c'est juste ce qu'il faut!". L'arbre disparaît aussitôt. Il n'y a plus dans mon écran visuel qu'un écran brun, vide. Je suis désappointé. Je choisis de continuer à visualiser un lapin. Bientôt, la silhouette d'un lapin apparaît en contours blancs sur le brun de l'écran. Je le vois d'abord de côté, puis par derrière, tandis qu'il se met à sautiller de-ci de-là, avec des mouvements de dessin animé.

Tout à coup, la scène change. Je redresse le dos, je regarde droit en l'air. Je vois un bel aigle, ou peut-être un faucon, planant au-dessus de moi, faisant du sur place, les ailes déployées. Le ciel est d'un bleu absolument pur et les rayons du soleil filtrent lentement à travers les plumes de l'oiseau qui paraît auréolé de lumière. Des étincelles de soleil tombent lentement vers moi, comme une averse tendre et douce. Je suis à la fois impressionné et rempli de joie, face à la beauté de ce spectacle que je savoure entièrement, attentivement, dans tous ses détails.

Soudain, je m'éveille. Je reste allongé sur le lit, les yeux clos, l'esprit bien clair, baignant dans le souvenir lumineux de la vision.[222]

Ce genre de rêve donne le sentiment que le réveil est dû à une intensification de la lucidité. En effet à partir du moment où le rêve devient lucide le rêveur semble passer par des états de conscience d'intensité croissante. Tout d'abord il devient lucide et se contente d'admirer le décor merveilleux qui l'entoure. Il décide ensuite d'exercer sa volonté en rêve, ce qui ne peut que renforcer sa conscience de soi. Enfin il ressent des émotions d'une extraordinaire intensité. Le réveil apparaît comme une conséquence logique de la convergence de ces trois intensités : perceptive, volitive et affective. L'aspect logique de cette conclusion ne concerne pas le déroulement du rêve lui-même qui ne présente par ailleurs aucune histoire précise puisque les scènes se succèdent tout aussi soudainement qu'apparaît la lucidité ou qu'elle prend fin. Dans certains cas, le rêve donne même l'impression d'être inachevé alors que le rêveur se réveille insensiblement.

« […] Je la vois de profil ou de trois quart droit. Elle me parle. L'image devient plus lointaine tout en restant à la même distance. En fait je sors du rêve tout en la voyant et en l'entendant encore, plus par les yeux de l'imagination ordinaire »[223] .

Ce rêve lucide d'un contenu plutôt banal et peu coloré est très différent de celui qui précède. Alors que dans le rêve de Kenneth Kelzer l'éveil est soudain, sans aucune transition, on a ici l'impression que le rêve se continue (le personnage onirique que le rêveur ne perçoit plus nettement continue à lui parler) mais que c'est le rêveur qui s'en éloigne comme quelqu'un qui quitterait un spectacle à reculons, ou plus exactement que le rêve est une sorte d'émission que le rêveur capte de moins en moins bien (l'image devient lointaine tout en restant à la même distance).

Le sentiment que le rêve n'est pas terminé ou même, plus simplement, le désir de poursuivre l'expérience du rêve lucide, pousse souvent le rêveur à s'efforcer de maintenir le rêve, parfois sans succès[224]. Mais parfois le rêveur lui-même souhaite provoquer le réveil, généralement pour échapper à un rêve désagréable ou pour être sûr, comme Hervey de Saint-Denys, de pouvoir le noter sans en rien oublier. Or, parfois cette tentative de réveil n'aboutit pas.

[…] Je ne sais combien de temps je continuai ainsi - dans le monde du rêve, les questions de temps sont toujours confuses - mais il me vint bientôt à l'esprit qu'il me fallait rentrer dans mon corps. Je devais être au collège à neuf heures et je n'avais aucune idée de l'heure qu'il pouvait être dans le monde terrestre, sauf que c'était probablement le matin. Je décidai donc de mettre fin au rêve par un effort de volonté de m'éveiller. A ma grande surprise, il ne se passa rien. C'était comme si un homme déjà réveillé essayait de le faire à nouveau. Il me semblait que je ne pouvais pas être plus éveillé que je ne l'étais. Ma raison me disait que, malgré leur matérialité apparente, la côte et les vagues ensoleillées n'étaient pas la terre et la mer du monde physique ; que mon corps était couché dans mon lit, à un demi mile, à Forest View ; mais je n'arrivais pas à en éprouver la réalité. Je paraissais entièrement coupé de mon corps physique […].[225]

Le rêve d'Oliver Fox dure encore quelque temps avant qu'il ne puisse se réveiller, et l'intensité des émotions qui l'envahissent (la crainte d'un enterrement prématuré) ne suffit guère à le tirer du sommeil comme le voudrait Patricia Garfield. Dans un tel cas, le maintien ou la perte de la lucidité semble dépendre plus du rêve lui-même que du rêveur. Cette différence est suffisamment frappante pour permettre de supposer que la lucidité dont on ne commande pas la fin est qualitativement différente de celle que l'on peut contrôler. Faut-il l'expliquer par la distinction que nous avons déjà faite entre une lucidité à coloration intellectuelle et une lucidité plus "existentielle" ? Toujours est-il que ce genre de phénomène doit être pris en considération pour un classement éventuel du rêve lucide examiné.

Lorsque la lucidité se termine par le réveil, c'est parfois au détriment du rêve, de sa continuité ou de sa chute. En revanche lorsque la lucidité est perdue mais que le rêve se poursuit, la trame du rêve n'est pas interrompue, ce qui est souvent l'indice rétrospectif d'une lucidité plus spectatrice que partie prenante dans le rêve :

« Je suis dans une chambre d'hôtel à Londres. Je sens très fort l'épaisseur de la ville autour de moi, avec ce sentiment d'étrangeté et d'aventure qui lui est particulier. B. est allongée sur le lit, en train de lire un de ces énormes journaux du dimanche. Soudain, elle rit - il y a un article sur la façon dont les anglais font l'amour. Pour lui montrer que ce n'est pas si mal, je le fais. Ça consiste à être parfaitement impassible dans son expression - voire même distrait, comme si on faisait ça par hasard - tout en étant fort attentif en réalité et plutôt passionné. B. trouve ça très drôle, mais, en même temps, elle reconnaît les avantages : "Au moins tu fais attention à ce que tu fais." Un peu plus tard, elle est dans la salle de bains. Le téléphone sonne. Je n'ai aucune envie de répondre, mais finalement je me lève pour y aller. Le téléphone est une sorte de disque rouge dans l'entrée de la chambre (dont les murs sont bleu foncé). Juste au moment où je vais l'atteindre il cesse de sonner. Je peste. Je dis à B. que de toutes façons je ne peux pas aller voir les clients parce que j'ai oublié mon carnet d'adresses - Ah tant mieux. Alors tu m'emmènes au théâtre.

Je rentre dans la chambre. Au milieu de la pièce, il y a un "ordinateur ancien modèle". C'est une machine en fonte moulée peinte en vert, avec des pieds torses et un clavier de chaque côté. Michel J. entre et me dit en riant que c'est une pièce de musée! "On peut même jouer à quatre mains". Il soulève l'appareil pour voir depuis combien de temps il est là. De fait, il y a des trous dans la moquette à l'emplacement des pieds, preuve qu'elle a été posée après l'ordinateur.

La première partie de ce rêve était lucide. Elle a cessé de l'être au moment de l'histoire du téléphone »[226].

La perte de lucidité s'explique cette fois-ci selon le schéma de Patricia Garfield : le rêveur cesse de se rendre compte qu'il rêve parce qu'il devient trop impliqué dans son rêve. Elle indique rétrospectivement que la lucidité ne devait pas être très intense puisque le rêveur s'en est laissé distraire par un simple coup de téléphone. Ce genre de lucidité peu intense prend souvent une forme intermittente.

« Je suis dans une sorte d'école-pension pour adulte en même temps que E. (qui était secrétaire dans mon ancien travail). Le rêve est lucide par moments de façon discontinue. J'ai à traduire, pour "la prof", un texte d'une langue étrangère inconnue dans le rêve, mais dont je sais, à l'état de veille, que c'est de l'Espéranto. Puis il se met à manquer des morceaux de ce texte, c'est à dire que je ne retrouve pas la phrase que j'étais en train de traduire. Puis c'est le texte entier qui manque, je ne le retrouve pas dans le livre. Tout ceci - et je le sais - se rapporte à mes tentatives pour me remémorer les rêves de la nuit. C'est à ce moment qu'intervient la "citation" rêvée indiquée ci-dessus. Cependant, je suis ennuyé de ne pouvoir traduire mon texte. Je vais voir E, à l'étage en dessous, pour savoir comment elle s'en tire, mais il se trouve qu'elle n'a pas du tout le même devoir que moi. De plus sa chambre est très propre et ordonnée. Elle me dit : ça ne m'étonne pas que tu perdes tout, chez toi c'est le bordel. Ce qui est vrai. Je remonte pour mettre de l'ordre - elle s'apprête à sortir et me dit dans l'escalier "Qu'est-ce que tu veux manger pour dîner" puis s'en va sans attendre ma réponse.

Je monte dans la chambre qui est effectivement dans un désordre incroyable. Je ne sais pas par où commencer. Puis je me dis que c'est sans importance, parce qu'en réalité (lucidité), actuellement, il y a de l'ordre chez moi. Je commence néanmoins à ramasser des papiers par terre. Par la fenêtre ouverte j'entends une voix qui dit "c'est le moment d'aller à la charge" »[227].

Le journal du rêveur donne des précisions sur la lucidité de ce rêve : « La lucidité intermittente du rêve n°3 est intéressante. Je crois que beaucoup de rêves que j'ai qualifiés de lucides dans la précédente série l'étaient de cette manière, c'est à dire que la conscience lucide paraît, de façon ponctuelle à divers moments du rêve, pour constater ce qui se passe, puis elle laisse aller pendant quelque temps, puis elle regarde à nouveau. Dans le souvenir, au moment de la transcription, cette intermittence donne l'illusion de la continuité. Elle expliquerait aussi pourquoi j'ai du mal à intervenir volontairement dans les rêves lucides. Les moments de présence doivent être très courts. S'ils sont prolongés, ils interrompent le rêve »[228]. Cette remarque suggère une nuance que l'analyse de Patricia Garfield ne révélait pas. Cette dernière met en effet le réveil à la suite d'une lucidité trop forte sur le compte d'émotions non contrôlées : c'est donc le rêveur qui est la cause de l'éveil. En revanche ici il n'est pas question d'émotion mais d'une sorte de fragilité du rêve : c'est le rêve qui ne supporte pas une lucidité prolongée ("Les moments de présence doivent être très courts. S'ils sont prolongés, ils interrompent le rêve."). En dehors de la qualité de la lucidité il y aurait donc une qualité du rêve qui serait plus ou moins apte à l'accepter.

L'intensité de la lucidité peut tout aussi sûrement effacer le rêve que la force de l'émotion, comme le montre le rêve lucide suivant :

« […] Je me trouve soudain dans une rue délabrée qui donne sur la Seine. D'emblée, je sais que je suis au bas Meudon à une époque passée. Je ne me demande pas comment je suis arrivé là ; rétrospectivement, il me semble que j'étais entré dans une carte postale.

La rue est en travaux, très boueuse. Il n'y a aucun véhicule, seulement quelques piétons habillés à la mode des années 30. Je vois des immeubles en construction entre les vieilles bâtisses et m'amuse de penser que de mon temps ils seront vieux et démodés.

Je traverse la Seine par un pont assez étroit s'appuyant sur l'île, où il n'y a que des jardins maraîchers. Billancourt, de l'autre côté, n'est pas très différent d'aujourd'hui, sauf qu'il y a plus d'arbres entre les maisons et pratiquement pas d'automobiles. Voici celle de mes amis, un coupé d'époque couleur beige et noire. J'entre avec eux (ce sont des hommes jeunes, moins de 30 ans) et pendant qu'on fait démarrer la voiture (longue opération), je demande la date. On me dit le 26 septembre. Ça ne me suffit évidemment pas. Il me faut l'année. Je la demande comme si c'était une plaisanterie. Le type qui est assis auprès du conducteur se retourne et me regarde d'un air étonné, puis il se déride et dit "l'an de grâce 1929".

Dans ma lucidité, je me dis qu'il ne faut pas me laisser absorber par le rêve, être très vigilant, noter les détails de l'époque. Je suis heureux, je pense à tous les endroits proches de Paris qui sont encore la campagne, alors qu'en 1986 ils sont complètement urbanisés. Je vais pouvoir faire des ballades épatantes. Entre les arbres, au moment où la voiture se décide enfin à démarrer, j'aperçois ce qui ressemble à une grande tourelle de sous-marin surmontée d'un mât à drapeau. Je me demande ce que c'est et n'ose le demander. Soudain je comprends que c'est l'ancienne "Tour des usines Renault" sur l'île Seguin (en réalité, cette tour n'a jamais existé). Nous suivons la Seine côté Billancourt. Ces coteaux, en face, sont tout boisés avec seulement quelques pavillons, sans immeubles.

Au pont de Sèvres, nous prenons une rue étroite dans Boulogne. Elle nous mène à un atelier assez exigu où ces jeunes types veulent travailler. Ils sont photographes. Je suis encore plus jeune qu'eux (je le découvre à ce moment), je dois avoir dix-sept ou dix-huit ans. Je dois éventuellement travailler pour eux. (Je note en passant - lucide - leur habillement, pantalons larges assez proches de la dernière mode 1986, chapeaux de feutre, gilets sur des bretelles, chemises rayées à col court. Ils n'ont pas de cravates ce qui suffit à les classer comme un peu bohème et débraillés.)

A titre d'épreuve, je dois leur dessiner à l'encre une sorte de maquette de décor avec des personnages. Je m'y mets. On trouve que ce n'est pas mal. Je demande si je dois aussi remplir le côté gauche de la feuille. On me dit non, c'est "très bath" comme ça. Paraissent à ce moment plusieurs hommes portant une très grande toile représentant des personnages (dans la réalité, j'ai vu une photo de cette toile d'A. H… récemment).

Je suis ému, et je murmure, pas trop haut pour qu'on puisse avoir des doutes sur ce que je dit, -"A… (c'est le peintre H…). Je le connais, mais nous ne nous rencontrons jamais."- Curieusement, H…, qui devrait avoir la trentaine à cette époque est un monsieur relativement âgé, d'environ 70 ans, comme sur les dernières photos prises avant sa mort. - Un autre artiste est là, que je reconnais aussitôt ; c'est V… A…, le sculpteur. Ce qu'il a lui, de bizarre, c'est qu'en plus de sa barbe il a les cheveux longs. Il est aussi peu "1929" que possible et je m'en fais la remarque, tout en ajoutant avec un peu plus d'assurance - " V…, qui ne sait pas encore que nous nous connaissons ".

V… me regarde et fronce un peu les sourcils. J'ai l'impression qu'il sait tout de même qui je suis, mais ne veut pas le dire, au risque de passer pour un dingue.

Il y a un troisième type que je ne connais pas.

On veut voir mon œuvre. V… n'est pas tout à fait d'accord. Il donne des conseils techniques en cachant une forte envie de rire. Mais ici la lucidité devient excessive et commence à effacer le rêve. Je le maintiens encore un moment sous forme de rêve éveillé, mais il ne donne rien de neuf »[229] .

Dans ce rêve ce ne sont pas les émotions éprouvées par le rêveur et liées à la lucidité (« Je suis heureux, je pense à tous les endroits proches de Paris qui sont encore la campagne, alors qu'en 1986 ils sont complètement urbanisés. Je vais pouvoir faire des ballades épatantes ») qui le réveillent mais bien l'intensité de la lucidité (« ici la lucidité devient excessive et commence à effacer le rêve »).

On trouve cependant des cas où la lucidité est intense mais où elle se perd tout de même dans un rêve ordinaire. L'indication en est alors donnée par une transition d'une scène onirique à une autre, plutôt que par la continuation naturelle du rêve, le plus souvent sous la forme d'un faux-éveil.

Rêve lucide : Je deviens léger. Je quitte mon lit. J'ai les yeux fermés. Je les ouvre. Cette fois, contrairement à hier, tout est solide. La poignée de la porte de ma chambre répond à mon contact et je vois ce qui m'entoure, au point que je me demande si je ne suis pas somnambule. Je passe dans le couloir et vais jusque dans le salon. J'y trouve ma sœur qui s'apprête à partir. Je lui dis bonjour, fais un sourire ou une grimace en disant "Ah! Ah!" pour l'obliger à réagir ou pour qu'elle s'en souvienne lorsque je le lui demanderai à mon réveil. Elle n'est pas très affectée par mes mimiques et se contente de me dire "au revoir". Je vais dans l'autre salon. Là, une télévision et peut-être J.-Y… quelque part. Je décide de retourner dans ma chambre pour éventuellement sortir par la fenêtre.

[Faux-éveil] Dans une salle allongé sur une chaise longue parmi d'autres. Sont présents M… et d'autres participants. Je viens de me réveiller d'un rêve lucide et je voudrais en refaire un autre en me concentrant sur le même point. Mais il fait froid, les gens bougent. M… voit que je préfèrerais dormir. A un moment nous sommes des anglais, discussion sur les arabes qui nous louent la salle et qui nous traitent comme n'importe quoi, c'est-à-dire juste des gens qui payent pour le ping-pong. Discussion à voix assez haute pour qu'ils entendent »[230] .

Ici la lucidité est plus intense que dans les rêves qui précèdent car le rêveur intervient pour vérifier si l'état de rêve lucide comporte des possibilités de communication intersubjective ("pour qu'elle s'en souvienne lorsque je me réveillerai pour le lui demander"). De son côté le rêve est plus "solide" puisque, au moins sur le moment, il résiste à cette intervention. La perte de lucidité est symbolisée dans le rêve par un réveil ("je viens de me réveiller d'un rêve lucide"). Le faux-éveil joue donc un rôle de transition et peut-être d'occultation : en faisant croire au rêveur qu'il s'est éveillé, il l'empêche de récupérer une lucidité qui n'est sans doute pas très lointaine.

Dans l'ensemble, l'étude du processus de la lucidité révèle qu'elle ne peut être considérée comme un état de conscience uniforme dont les caractéristiques pourraient être données une fois pour toutes, mais qu'au contraire elle prend des formes différentes et nuancées qui demandent autant une tentative de classification que d'explication et dont la manifestation est parfois si ténue qu'elle échappe au sujet lui-même[231]. Aussi comprend-on que, même si la lucidité seule est discriminante par rapport au rêve ordinaire, pour reconnaître le rêve lucide on s'appuie sur d'autres critères qui en sont la conséquence. En effet la conscience de rêver entraîne souvent une interaction entre le rêveur et le rêve, interaction qui permet, lorsqu'on en connaît les formes principales, de supposer la lucidité là où elle n'est pas mentionnée et même d'en mesurer l'intensité. Dans la littérature son importance est telle qu'elle est souvent donnée dans la définition du rêve lucide et sa seule fréquence indique clairement qu'elle doit faire partie intégrante d'une approche descriptive.

§ 2. L'interaction du rêveur et de la lucidité

Des quelques récits que nous avons examinés, il ressort que la conscience de rêver, la lucidité, qui est l'essence même du rêve lucide, est difficile à cerner pour qui n'en a pas fait l'expérience, en raison de sa nature conscientielle. Nous avons vu que les modalités de cette lucidité (le souvenir de la vie de veille, l'éveil de la faculté critique, un certain contrôle du rêve) généralement utilisées pour la caractériser, si elles en sont un prolongement naturel, n'en sont pourtant pas constitutives, et n'interviennent pas nécessairement dans le cours d'un rêve lucide. La difficulté s'accroît lorsqu'on se rend compte que la structure de la conscience oniriquement lucide peut à son tour se présenter sous différents aspects. Puisque les faits conscientiels sont difficiles à saisir, à décrire et à expliquer, une autre façon d'approcher le rêve lucide s'offre à qui veut en donner une description : cette autre voie, bien que ne se suffisant pas à elle-même, apparaît comme complémentaire de la précédente. Si en effet le rêveur est conscient de rêver, son rapport avec le rêve se modifie nécessairement et une interaction remarquable (mais non obligatoirement spectaculaire) doit pouvoir se dégager de la lecture de tels rêves, interaction par le biais de laquelle la nature de la lucidité, et par là du rêve lucide, peut être intuitivement saisie - ou du moins par laquelle le rêve lucide peut faire l'objet d'une description tangible, ce qui n'est pas le cas des purs faits de conscience. Une telle approche ne peut évidemment pas partir d'une caractéristique que l'on demande d'admettre comme hypothèse, comme pour la lucidité onirique, mais implique une démarche parfaitement empirique : chercher dans un corpus de rêves lucides les caractéristiques les plus constantes (et non forcément les plus marquantes) qui semblent attachées à la lucidité, et analyser leur lien avec elle. Il s'agit donc de repérer un certain nombre d'éléments qui font que les rêves lucides diffèrent des rêves ordinaires de façon "visible".

Ces éléments ne peuvent pas faire l'objet d'une déduction à partir de la lucidité ou de ses modalités. Néanmoins l'idée même d'une déduction peut nous ouvrir la voie quant à ce qui est à examiner du point de vue du contenu du rêve. En effet, dans la mesure où le rêveur peut disposer d'une mémoire qualitativement plus étendue (au sens où, rappelons-le, savoir qu'on rêve est une information de type qualitatif), d'une qualité de réflexion parfois plus précise et d'une aptitude à prendre des décisions plus larges en raison de sa connaissance du contexte, il semble aller de soi qu'il fait preuve de capacités au moins un peu plus étendues que celle du rêveur ordinaire. C'est donc de telles capacités qu'il faut chercher à repérer pour établir ensuite dans quelle mesure ces capacités du rêveur lucide s'éloignent ou diffèrent de celles du rêveur ordinaire. Cette question est d'autant plus importante que ce sont ces différences qui ont suscité l'intérêt des premiers rêveurs lucides et qui continuent à motiver les recherches contemporaines. Car si le rêveur lucide ne vivait ou ne faisait rien de plus que le rêveur ordinaire, il n'est pas sûr que la simple conscience de rêver aurait suffit à attirer l'attention, les questions purement conscientielles ne pouvant intéresser des théories du rêve qui se préoccupent avant tout d'interprétation ou de thérapie.

Pour les rêveurs lucides eux-mêmes cette différence de capacité n'apparaît souvent que de façon accidentelle, par exemple lorsqu'un événement onirique répétitif ou un mauvais rêve les poussent à une action d'un type nouveau ou même lorsqu'ils prennent connaissance de la littérature sur le sujet. Nous avons vu que leur attitude change dès qu'ils prennent conscience qu'un plus grand nombre d'options s'offre à eux en rêve. Mais cette modification est-elle en soi importante ? Une première réponse que l'on peut donner à cette question porte sur la nature de la réaction possible. Pour un rêveur qui adopte une nouvelle conduite dans un rêve lucide, dans une situation donnée, n'en trouvera-t-on pas un autre qui adoptera la même conduite dans un rêve ordinaire ? Il est en effet des actions oniriques que l'on sait pouvoir se produire dans n'importe quel rêve. Leur adoption par le rêveur lucide ne marque donc pas un élargissement en quelque sorte "extra-onirique" par rapport au rêve ordinaire. Dans le rêve au cours duquel Hervey de Saint-Denys est poursuivi par des démons de cathédrale[232], nous constatons que la lucidité lui fait abandonner toute frayeur et l'amène à faire face à ses assaillants. Une telle attitude pourrait cependant être trouvée tout autant dans un rêve ordinaire. L'élargissement des capacités du rêveur est alors en quelque sorte "horizontal" : il marque une plus grande liberté du point de vue de l'action onirique, mais sans sortir du cadre du rêve. Cependant, cet élargissement horizontal n'est pas le seul constaté en rêve lucide : on trouve des "sauts qualitatifs" dans les capacités du rêveur lucide. Si nous reprenons la même situation dans laquelle le rêveur est victime d'un mauvais rêve, nous remarquons que le rêveur a souvent tendance a augmenter la puissance de l'option choisie. En effet, dans le cas où le rêveur est poursuivi et où il décide de continuer à fuir, il augmente la puissance de la fuite, par exemple en s'envolant.

Tard dans la nuit, je marche dans une ruelle non identifiée. Il y a de nombreux escaliers de secours à l'arrière des immeubles. Quelqu'un me suit, et je le sens, mais cela ne m'inquiète pas outre mesure. Je ressens plus de curiosité que de crainte. Finalement, je regarde par dessus mon épaule et j'aperçois un homme - je ne vois pas son visage - portant un trenchcoat et un chapeau mou. Il a un couteau à la main. Comprenant que je l'ai vu, il se met à courir après moi. Cependant, je ne ressens toujours pas de peur réelle, sachant très bien que je rêve et qu'il n'y a pas de danger véritable. J'attends qu'il soit à une vingtaine de mètres de moi : je prends alors mon élan et je m'envole jusqu'à l'escalier de secours le plus proche. Mon poursuivant commence à grimper derrière moi, mais je fais un vol plané jusqu'à l'escalier suivant en riant de ses efforts maladroits pour me rattraper.[233] 

On pourrait cependant poser que ce saut qualitatif résulte d'une inflation du choix du rêveur qui modifie le rêve et que dans ce cas vouloir à tout prix éviter l'issue du rêve tout en étant lucide "déforme" le rêve (à la manière d'un cauchemar), tandis qu'une décision psychologiquement conforme, celle d'accepter le rêve tel qu'il se déroule, n'entraîne pas une telle déformation. Cela conduirait à considérer les capacités manifestées en rêve lucide comme l'expression d'une "torsion" du rêve plutôt que comme une manifestation originale. C'est ce qui apparaît à une plus petite échelle lorsque l'action entreprise par le rêveur ne consiste pas dans une augmentation de puissance spectaculaire.

Je me trouvais dans un immeuble avec un groupe d'autres personnes. Nous étions encerclés par des zombies. J'avais bien un fusil, mais il calait chaque fois que j'essayais de tirer sur l'une de ces créatures. Les zombies arrivèrent à pénétrer de force dans l'immeuble et bientôt nous entouraient. Je savais que notre salut dépendait du bon fonctionnement de mon arme. Soudain, je réalisai que c'était un rêve et qu'il suffisait de vouloir pour que le fusil marche. Aussitôt, il se mit à tirer et nous pûmes nous échapper.[234]

Ici apparemment le rêveur "force" un élément du rêve à lui donner satisfaction, il transforme le rêve en le déformant. Un rêve lucide ne différerait en somme d'un rêve ordinaire que dans la mesure où le rêveur y introduirait des irrégularités mais il ne serait pas par lui-même porteur d'éléments différents.

Toutefois, une telle conclusion est trop hâtive et pose a priori que la décision prise par le rêveur est extérieure au rêve. Là encore, un examen plus attentif nous fournit la réponse. L'augmentation de puissance cesse d'apparaître comme une "déformation" lorsqu'on en examine les conséquences sur le rêve lui-même.

Je marche seul dans une contrée montagneuse. Je commence à grimper sur d'énormes dalles de granit épais, d'un gris blanchâtre. Je me penche en avant, continuant l'ascension de ces monolithes massifs aux pentes raides. J'atteins le sommet. C'est un haut plateau, et je vois devant moi, de toutes parts, une vaste plaine. Elle s'étend aussi loin que l'œil peut voir, couverte d'herbe, avec quelques bosquets d'arbres épars. A quelque distance, j'aperçois un grand animal à l'allure de chèvre ou de gnou africain, couvert d'un long pelage noir irrégulier. A cheval sur la bête, je vois un homme primitif, un aborigène nu qui ressemble à un indien d'Amérique. Soudain, l'animal se met à courir droit sur moi, au galop. Il me charge, et je comprends alors que l'aborigène ne le contrôle pas du tout, mais que c'est lui qui est entraîné par la bête, et je suis pris de crainte. Je vois clairement que ce gnou a deux cornes torses, avec des pointes acérées, tout à fait comme celles des bisons américains.

Soudain, je réalise que je suis en train de rêver. Je sens jaillir au travers de mon corps un puissant courant d'énergie qui vient se loger dans mon front. Je me dis que je n'ai absolument rien à craindre, puisque je sais que c'est un rêve. J'attends de pied ferme l'attaque du gnou et je sens qu'une énergie énorme se hérisse dans mes bras. Ceux-ci sont bien plus musclés et bien plus forts que d'habitude. Chacun d'eux est entouré d'un champ d'énergie intense, de forme cylindrique et d'un diamètre d'environ vingt centimètres. Ces champs de force enrobent entièrement mes bras et mes mains depuis les épaules jusqu'aux extrémités des doigts. Je me sens incroyablement fort. Je me dis qu'au moment juste, en y mettant exactement l'équilibre et le temps qu'il faut, je saisirai le gnou par les cornes et lui ferai mordre la poussière, comme un cow-boy de rodéo. J'attends, plein d'assurance, tandis que l'animal et l'aborigène se précipitent vers moi à toute vitesse […][235].

Dans ce rêve l'augmentation de puissance se produit d'elle-même lorsque le rêveur fait face au danger. Il ne fait aucun doute qu'elle dépend de la lucidité ("je réalise que je suis en train de rêver. Je sens jaillir au travers de mon corps un puissant courant d'énergie qui vient se loger dans mon front") mais elle n'est pas commandée par le rêveur et révèle non une "déformation" du rêve mais un réel changement qualitatif, ce que confirme la qualité affective de la fin du récit :

Au dernier moment, quand je m'apprête à recevoir le choc, le gnou et l'aborigène s'arrêtent brutalement, juste devant moi. Pendant quelques minutes, tout chargé d'énergie, je fais face à l'animal ; je fixe mon regard dans l'un de ses yeux injectés de sang, tandis qu'il gratte nerveusement la terre, provoquant un léger nuage de poussière, à quelques mètres de l'endroit où je l'attends. Avec une grande satisfaction, je pense : "Finalement, il ne sera pas nécessaire de le jeter à terre". L'aborigène nu est assis tranquillement sur la bête poilue. Il a les yeux vides, perdus dans le lointain et je le fixe d'un regard chargé de puissance. Puis je me tourne à nouveau vers le gnou et, pendant de longs instants, nous continuons à nous regarder dans les yeux, tandis qu'il gratte le sol avec inquiétude. Je me sens parfaitement équilibré, posé, l'esprit clair, et je suis rempli de satisfaction. Lentement, le rêve s'efface et je reprends un sommeil normal.[236]

Le rêve n'est donc pas "forcé" mais va dans le sens d'une évolution psychologique conforme à la fonction qui lui est habituellement reconnue. Ainsi les modifications que le rêveur peut faire subir à ses actions lorsqu'il est lucide donnent au rêve une tonalité nouvelle qui lui appartient en propre et qu'un lecteur extérieur doit pouvoir identifier.

Cette tonalité nouvelle n'est cependant pas toujours aussi facile à reconnaître que dans le rêve qui précède. L'interaction tend souvent à n'être comprise que par l'action du rêveur à laquelle on la ramène, et plus particulièrement aux capacités particulières dont il fait preuve à cette occasion. La transformation qualitative du rêve au moment où le rêveur lucide agit (ou décide d'agir) est-elle nécessairement en rapport avec l'apparition possible de capacités qui aident à la mise en œuvre de ces décisions ? Or, on constate tout d'abord que, si le surgissement de la lucidité entraîne une transformation possible des capacités du rêveur, cela ne signifie pas que ces capacités soient propres au rêve lucide. En réalité ces capacités d'action qui se présentent comme des "augmentations de puissance" relèvent tout autant de l'élargissement "horizontal" que les nouvelles attitudes adoptées par le rêveur. Ainsi, dans un rêve particulier, le rêveur peut ne s'envoler pour fuir un danger que lorsqu'il se rend compte qu'il rêve, mais cela ne signifie pas que le vol soit absent des rêves ordinaires.

Mon premier souvenir d'un rêve de vol remonte à ma petite enfance, quand nous habitions Londres. Ce rêve initial était en rapport avec un sentiment de peur. A mi-chemin de l'escalier, assez sombre, qui menait à notre nursery, il y avait un palier, donnant sur un jardin d'hiver. Celui-ci, en plein jour, était un lieu ensoleillé plein d'associations les plus agréables, mais à la tombée du jour son caractère changeait complètement. La nuit, on pouvait imaginer toutes sortes de choses embusquées dans ses recoins obscurs. Il était préférable de dépasser rapidement ce palier, même les suivants qui, bien que n'ouvrant pas sur des lieux si sombres, n'étaient pas de ces endroits où, étant seul, un enfant s'attarderait volontiers. Dans quelques uns des premiers rêves dont je me souviens, j'étais dans cet escalier, effrayée par quelque chose que je souhaitais vivement ne jamais voir. C'est alors que je fis la découverte qui fut, pour moi, une véritable bénédiction : je m'aperçus qu'il était aussi facile de descendre l'escalier en volant que de le faire à pied. Aussitôt que mes semelles quittaient le sol, la peur cessait, j'étais parfaitement à l'abri. Cette découverte allait modifier la nature de mes rêves pour toutes les années à venir, et jusqu'à ce jour.[237]

L'inquiétude de la rêveuse marque ici son absence de lucidité, et sa capacité à quitter le sol non seulement ne dépend pas de la conscience de rêver mais indique également un changement qualitatif ("Cette découverte allait modifier la nature de mes rêves pour toutes les années à venir, et jusqu'à ce jour").

Pourtant, là aussi, il faut se méfier d'une conclusion trop rapide. Avant de désolidariser ces capacités de la lucidité, il faut se demander si leur présence dans des rêves non lucides n'indique pas plutôt que ces derniers ont une qualité particulière et sont d'une certaine façon en connexion avec les rêves lucides. Ainsi, en examinant son propre journal de rêves, van Eeden a pu observer que ses rêves de vol annoncent un rêve lucide dans les jours suivants[238]. Donc deux hypothèses s'offrent à nous : d'un côté on peut penser que l'élargissement ou la transformation des activités du rêveur lorsqu'il devient lucide est dû à ce qu'il puise dans le vaste ensemble des possibilités oniriques, mais dans un tel cas ces modifications ne permettent pas de caractériser le rêve lucide ; et de l'autre que les rêves non lucides où ces élargissements ou transformations se manifestent sont en fait d'une certaine manière connectés au rêve lucide, même si la lucidité n'y est pas présente. D'un point de vue méthodologique il semblerait préférable de savoir ce qu'il en est avant de s'engager dans la description des capacités du rêveur lucide qui permettent son interaction avec le rêve, mais une telle question ne peut être tranchée d'un point de vue logique. Elle suppose au contraire l'examen préalable de journaux de rêves ainsi que des particularités de contenu des rêves lucides qui les distinguent de la grande masse des rêves ordinaires, avant de décider si certains rêves non lucides leur sont ou non d'une certaine façon "associés".

Cette démarche demande de bien comprendre en quoi les éléments examinés sortent de l'ordinaire car, dans la mesure où les éléments "non ordinaires" peuvent être trouvés aussi bien dans les rêves lucides que non lucides, la tentative de classer ces rêves à part risque d'apparaître arbitraire. En fait, ce n'est pas sur le terrain du rêve seul que surgit le problème mais plutôt dans la comparaison entre les actions oniriques et celles de la vie de veille. Sans tenir compte du rêve lucide, on s'aperçoit qu'il est possible de distinguer deux catégories de rêves, les rêves dont le contenu et le déroulement rappelle la vie de veille, et ceux qui s'en éloignent notablement, notamment lorsque le rêveur est doté de pouvoirs oniriques qu'on ne peut trouver à l'état de veille (comme la lévitation ou l'action à distance dans les rêves déjà cités). Or, les rêves de la première catégorie étant plus nombreux que ceux de la deuxième, cette dernière peut être considérée à part. Si maintenant on ne s'intéresse qu'aux seuls rêves lucides, on peut également les diviser en deux catégories équivalentes. Mais dans ce cas la proportion se renverse : parmi les rêves lucides, ce sont les rêves fantastiques qui prédominent, même s'ils n'en représentent pas la totalité. La comparaison avec la vie de veille nous fournit donc un critère de départ pour apprécier le contenu des rêves lucides et nous permettre de supposer l'existence, d'un point de vue statistique, d'une relation entre les rêves non lucides à contenu fantastique et les rêves lucides en général.

Comment mettre en évidence l'existence d'une relation entre les éléments fantastiques des rêves lucides et ordinaires lorsqu'il concernent l'interaction du rêveur avec son rêve ? Une manière de procéder consiste à rapprocher ce qu'on compare, de façon à trouver des points de jonction. Ainsi on peut comparer les rêves ordinaires dans lesquels les capacités du rêveur se présentent de la façon la plus volontaire avec les rêves lucides dans lesquels ces capacités se présentent de la façon la plus spontanée, laissant ainsi de côté l'interaction expérimentale. C'est donc sur le terrain onirique "physique", où les capacités fantastiques du rêveur sont faciles à remarquer et à apprécier, et où elles prennent souvent la forme d'habiletés magiques et surnaturelles, que l'on peut le mieux étudier ce que certains auteurs n'hésitent pas à considérer comme une forme de contrôle par la volonté. Or, nous avons vu que, même lorsque le rêveur affirme ce contrôle, une "résistance" du rêve se manifeste dans les conséquences souvent inattendues qui accompagnent cette tentative. A lire les récits de rêves on a plutôt le sentiment que le rêveur lucide apprend à contrôler son environnement onirique comme un enfant apprend à marcher, et non qu'il le "manipule" aussi aisément que des images mentales. Le terme de "contrôle" est donc impropre s'il est utilisé dans ce sens et il est préférable de le comprendre comme une "capacité d'action", ce qui rend mieux compte de l'implication du sujet dans l'univers onirique. En ce sens on peut distinguer deux types de contrôle qui, empiriquement, s'avèrent radicalement différents : celui que le rêveur exerce sur lui-même de celui qu'il exerce sur son environnement onirique.

La capacité d'agir sur soi-même présente en effet une assez nette différence avec l'action sur la trame du rêve dans les récits de rêves lucides. Agir sur soi-même semble, à l'image du comportement de l'état de veille, à la fois plus fréquent et plus facile, que l'action sur l'environnement, et se modèle d'ailleurs souvent sur l'activité de la vie de veille : « Au cours d'un rêve lucide, l'apparence du monde onirique semble être identique à celle du monde de veille. Certaines de nos expériences de perception ont produit - mais pas toujours - les mêmes résultats que si elles avaient été effectuées dans l'état de veille. Il a été possible, par exemple, d'induire le dédoublement de la vision, l'image récurrente positive, ainsi que les figures de restructuration »[239]. Mais le plus souvent cette activité comporte un aspect fantastique absent de la vie de veille : « D'autres expériences hautement inhabituelles se produisent également, telles le vol ou la lévitation, les visions panoramiques à 360°, les expériences hors du corps, l'évolution dans un espace à quatre dimensions, le ralentissement du temps et des expériences de caractère cosmique »[240].

Si certains des aspects "de veille" peuvent être considérés comme résultant d'une curiosité menant à une expérimentation délibérée, d'autres, plus fantastiques, se présentent spontanément avec une grande régularité, comme le rêve de vol. On peut considérer que l'idée de voler est une possibilité qui s'offre en imagination à la rêverie de l'homme éveillé et que le rêve lucide réalise cette possibilité sur un mode onirique. Mais il n'en va plus de même lorsque les capacités oniriques ne se contentent plus de prolonger celles de la vie de veille. Le rêveur se voit en effet parfois doté de capacités totalement différentes qui désorientent l'analyse tant elles semblent absurdes. L'exemple le plus frappant à ce point de vue est le rêve de sortie hors du corps. A quoi est-il dû, pourquoi est-il si fréquent et quelle fonction remplit-il ? Il ne s'agit plus là d'une extension d'une capacité de l'état de veille, même étendue de façon imaginaire comme le rêve de vol qui prolonge la faculté de se mouvoir, mais d'une faculté qui, en rêve, a surpris et même effrayé plus d'un rêveur lucide débutant qui ne s'attendait pas à un tel phénomène. Les capacités "physiques" fantastiques du rêveur lucide peuvent donc aussi bien consister en une augmentation de puissance de capacités ordinaires que prendre un tour tout à fait inattendu. Mais, même si de tels phénomènes accompagnent assez régulièrement la lucidité, ils ne constituent au mieux qu'un indice complémentaire en raison de leur présence possible dans les rêves non lucides. C'est donc rarement eux que l'on remarque en premier lieu dans la littérature quand on rapporte un rêve lucide, mais plutôt l'action sur l'environnement qui se présente de façon assez différente.

Les capacités d'action sur le rêve ne constituent pas une garantie de lucidité, comme nous l'a montré un rêve d'Hervey de Saint-Denys[241], mais elles sont un indice relativement sûr d'une lucidité au moins implicite lorsqu'on les recoupe avec d'autres détails. Ainsi lorsque l'action du rêveur lui semble parfaitement naturelle, comme dans le cas d'Hervey de Saint-Denys, l'action du rêveur sur le rêve est commandée par le rêve lui-même et l'interaction n'est qu'apparente ; mais lorsqu'elle est l'occasion d'établir une comparaison avec le monde de l'éveil, elle confirme qu'une lucidité par négation est à l'œuvre[242].

L'action sur le rêve ne ressemble pas à l'action sur soi-même. Lorsque le sujet agit sur lui-même, l'environnement onirique s'adapte à cette action : si le rêveur décide de s'envoler, il s'élève dans le ciel ou heurte des fils de haute tension sans que le déroulement du rêve perde son naturel. En revanche lorsque le rêveur exerce son action sur un élément qui lui est extérieur, l'environnement onirique tend à se restructurer entièrement, ce que nous avons déjà constaté lorsque nous avons récusé l'idée d'un contrôle absolu du rêve. Ce que nous voulons ajouter ici, c'est l'aspect spécifique que prend une telle interaction et qui aide à la reconnaissance d'un passage de rêve lucide. Le rêve dans lequel Kenneth Kelzer tente de faire surgir un lapin[243] est à cet égard représentatif. Sa décision de transformer un arbre en lapin modifie de façon inattendue son champ de perception et c'est cette transformation qui permet au lapin de prendre forme. L'action magique diffère donc selon qu'elle est accomplie au cours d'un rêve ordinaire ou d'un rêve lucide en ce que, dans le premier cas, elle s'intègre dans le déroulement du rêve tandis que, dans le second, elle suppose une réorganisation du champ de la perception onirique. Ainsi l'action du rêveur lucide sur le rêve n'implique pas un contrôle à la façon d'un démiurge, elle est reconnaissable aux modifications d'ensemble que peut entraîner une tentative de modification sur un simple élément.

Le contenu des rêves lucides, dont nous n'avons donné ici qu'un aperçu, prend donc parfois un aspect qui, même s'il n'est pas suffisant pour les caractériser comme tels, leur donne néanmoins une "coloration", un aspect tangible correspondant à la majorité des cas. Cependant, cette coloration particulière nous oblige à considérer les "rêves ordinaires" présentant les mêmes caractéristiques sous un jour différent, à y voir des rêves "associés" au rêve lucide.



[1] « A lucid dream is a dream in which the subject is aware that he is dreaming ». Celia Green, Lucid Dreams, Institute of Psychophysical Research, Oxford, 1982 (première édition en 1968), p. 15.

[2] « Whenever I speak on the topic of dreams, I mention a very unusual sort of dream, the "lucid" dream (…) in which the dreamer knows he is dreaming and feels fully conscious in the dream itself. » Charles T. Tart (Ed.), Altered States of Consciousness, Doubleday Anchor Book, New York,1972 (première édition en 1969), p. 1.

[3] C'est le cas de Tart lui-même.

[4] « The "lucid" dream is so called not because it is unusually vivid but because the dreamer is aware at the time of dreaming that he is dreaming, and feels himself to be in full possession of what we call normal waking consciousness while knowing himself quite certainly to be asleep in bed. » Dr. Ann Faraday, Dream Power, Berkley Books, New York, 1980 (première publication en 1972), p. 298.

[5] Patricia Garfield, La Créativité Onirique, La Table Ronde, Paris, 1983 (première publication américaine en 1974), p. 136.

[6] « Lucid dreams are most commonly defined as dreams in which the dreamer is aware that he/she is dreaming while the dream is in progress. » Jayne Isabel Gackenbach, A Personality and Cognitive Style Analysis of Lucid Dreaming, unpublished doctoral dissertation, Virginia Commonwealth University, 1978, p. 2.

[7] Précisons que la lucidité peut aussi se trouver au cours de ces phénomènes, mais qu'elle ne s'y réduit pas et qu'il n'y a pratiquement pas de récits de ce type.

[8] « This has the unusual characteristics that the dreamer "wakes" from an ordinary dream in that he feels he is suddenly in possession of his normal waking consciousness and knows that he is actually lying in bed asleep : but, the dream world he is in remains perfectly real. » Tart, op. cit., p. 172. Souligné par l'auteur.

[9] « The mental state of the lucid dreamer is similar to that of the reader at this moment; in general terms, both are able to reflect, remember, perceive and act within a phenomenal world. […] But an essential difference between the lucid dream and the waking state is that the lucid dreamer knows that no matter how things seem, he or she is actually asleep in bed. » Stephen LaBerge, Lucid Dreaming: An Exploratory Study of Consciousness during Sleep, Unpublished doctoral dissertation, Stanford University, 1980, p. 26.

[10] C'est par exemple ainsi que l'a compris Pierre Pachet qui, considérant un tel contrôle impossible, rejette du même coup l'existence d'une pleine lucidité dans Nuits étroitement surveillées, Gallimard, Paris, 1980, pp. 99-105.

[11]  Sujet n°16, Péniche mondaine, 9 janvier 1988. Souligné par nous.

[12]  Stephen LaBerge, Le Rêve lucide, le pouvoir de l'éveil et de la conscience dans vos rêves, Oniros, Ile Saint-Denis, 1991, pp. 15-16. Souligné par l'auteur.

[13] « I separate dream lucidity from dream control for the very simple reason that they are quite unrelated (if not negatively related) in my own experience. I exercise a fairly high degree of control in my nightmares almost always in the absence of any lucidity. On the other hand I periodically experience lucid dreams (rather mundane ones I must admit) but in these am usually simply aware that I am dreaming and do not act to control the experience. Recently, concurrent with my editing this issue, I tried in a few lucid dreams to be controlling of the experience: in some the dream quickly turned malevolent, in others the dream scenery promptly faded or became achromatic. » Kathryn Belicki, "Limitations in the Utility of Lucid Dreaming and Dream Control as Techniques for Treating Nightmares", Lucidity Letter, 8 (1), 1989, pp. 95-98.

[14] Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger, Tchou, Paris, 1964, p. 69.

[15] Il s'agit ici de la clarté et de la netteté des images et non de la "lucidité onirique" qui désigne aujourd'hui la conscience de rêver. (La note est de nous).

[16] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 245.

[17] Ibid., souligné par nous.

[18] "Lucide" a ici le sens de clair et net. (La note est de nous).

[19] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 249. On peut bien sûr considérer que ce qu'il a attendu pendant un mois, ce n'est ni un rêve conscient, ni un rêve "lucide", c'est-à-dire ici clair, mais la conjonction des deux phénomènes.

[20] Le cas de Fox constitue une exception.

[21] « They deny the possibility of complete recollection and free volition in a dream. They would say that what I call a dream is no dream but a sort of trance, or hallucination, or ecstasy. » Dr. Frederik van Eeden, "A Study of Dreams", Proceedings of the Society for Psychical Research, vol. 26, 1913, pp. 431-461.

[22] «  can only say that I made my observations during normal deep and healthy sleep and that in 352 cases I had a full recollection of my day-life, and could act voluntarily, though I was so fast asleep that no bodily sensations penetrated into my perception. If anybody refuses to call that state of mind a dream, he may suggest some other name. For my part, it was just this form of dream, which I call "lucid dreams" (see E in the table) which aroused my keenest interest and which I noted down most carefully. » Ibid., pp. 440-441, souligné par nous.

[23] « The dream is a more or less complete reintegration of the psyche, a reintegration in a different sphere, in a psychical, non-spatial mode of existence. This reintegration may go so far as to effect full recollection of day-life, reflection, and voluntary action on reflection. » Ibid., p. 441.

[24] « In these dreams the reintegration of the psychic functions is so complete that the sleeper remembers day-life and his own condition, reaches a state of perfect awareness, and is able to direct his attention, and to attempt different acts of free volition. » Ibid., p. 446.

[25] « We have the sensation of waking up in our ordinary sleeping-room and then we begin to realise that there is something uncanny around us; we see inexplicable movements or hear strange noises, and then we know that we are still asleep. » Ibid., p. 456. Souligné par nous.

[26] « In the initial dream type (H), I see and feel as in any other dream. I have nearly a complete recollection of day-life, I know that I am asleep and where I am sleeping, but all perceptions of the physical body, inner and outer, visceral or peripheral, are entirely absent. » Ibid., p. 435. Souligné par nous.

[27] « At least in my own case I think of lucid dreams a quite different from ordinary ones, both in perceptual clarity and in emotional tone ». Jayne Gackenbach, " Interview with englishwoman Celia Green, author of the 1968 classic, 'Lucid Dreams' ", Lucidity Letter, 8 (2), 1989, pp. 134-140.

[28] « Dreaming is usually defined by reference to its irrationality and discontinuity with waking experience. That is to say, the events of the dream do not obey the usual laws of the physical world and the subject does not relate what is happening to memories of his past life and of the normal world, so that the dream is 'discontinuous' with the rest of his experience. » C. Green, op. cit., p. 15.

[29] Norman Malcolm, Dreaming, Routledge & Kegan Paul, London, 1959, p. 12. Cette objection de Malcolm n'a de sens que s'il limite l'expérience consciente à la conscience de veille puisque même dans le rêve ordinaire le rêveur a, nous l'avons vu, une certaine forme de conscience.

[30] « A further problem arises about the use of the word 'aware', or its synonym 'conscious'. In our definition, we said that a person having a lucid dream is 'aware that he is dreaming.' But Malcolm observes: '… Having some conscious experience or other, no matter what, is not what is meant by being asleep…' » C. Green, op. cit., p. 16.

[31] « It certainly seems very odd to say that the subject quoted at the beginning of this chapter was not 'conscious' at the time of the experience described. » Ibid.

[32] « Without any preliminary ordinary dream experience, I suddenly found myself on a fairly large boat travelling at a normal speed up what appeared to be the mouth of a river, just before it issues into the sea. There was some sort of pleasant scenery on either side, with trees and greenery, and straight in front, the water stretched to infinity. The deck was smooth and clean and warmed by the sun, and I felt the warm breeze on my skin. This startled me, because I knew that in a dream one does not feel actual physical sensations with the same intensity and subtlety as in real life, and I was sufficiently mistress of my own thoughts and movements to pinch my arm in order to assure myself that it was only a dream. I felt the flesh under my fingers and the slight pain in my arm, and this filled me with real alarm, because I knew that I ought not to be on that boat, in the daylight. I did not see my own body, but I was sufficiently lucid to imagine it, lying inert in my own bed here in Paris… » Ibid., p. 15.

[33] « The problem might be solved by distinguishing between 'physiological unconsciousness' and 'psychological unconsciousness'. 'Physiological unconsciousness' might be defined as a state characterized by unresponsiveness to certain external stimuli, 'Psychological unconsciousness' would be more difficult to define. It is difficult to state any criterion of uncriticalness, amnesia, unawareness and so on, which is not found at times in a 'normal waking' state. » Ibid., p. 16.

[34] En ce qui concerne la qualité de leur "présence" au monde. Le mot anglais "aware" rend beaucoup mieux cette idée que le mot français "conscient".

[35] Sur cette question voir : Descamps, Bouchet et Weil, La Révolution transpersonnelle du Rêve, Lavaur, 1988, pp. 21-36.

[36] C'est ce problème qui est à l'origine de la "question sceptique".

[37] Stephen LaBerge, Lucid Dreaming: An Exploratory Study of Consciousness during Sleep, unpublished doctoral dissertation, Stanford University, 1980, p. 26.

[38] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 61

[39] « Certain subjects claim that in lucid dreams they retain the greater part, or even all, of the memories which they possess in the waking state. If this is so, the 'discontinuity of personal experience' is evidently at a minimum. » C. Green, op. cit., pp. 15-16.

[40] « My perceptions and understandings of both my world and my self can vary in their degree of experienced lucidity. Consider my world. At one extreme, my vision can be out of focus, objects hard to recognize, my location unclear, the meaning of the world around me obscure. At the other extreme, I can experience clear and intense perception of the world around me and clearly and immediately recognize everything in my world around me, and understand its name, function, and place in my world.

    « Consider my self. At the non-lucid extreme, I may feel confused about who I am in a given situation, or who I really am in a larger sense than the immediate situation. I may suffer from rapidly changing or contradictory emotions and concepts, my body may feel strange. I may be unclear about who or what I am and have delusions about my self. At the lucid extreme, I clearly know who I am in a wide sense as well as grasping the particular functioning of my self at this moment in space and time ». Charles T. Tart, "What do we mean by 'Lucidity'?", Lucidity Letter, 4 (2), 1985, pp. 12-17.

[41] « absolute lucidity as the experience of immediate, clear access to all relevant information about yourself and your world that is possible for a human being to have. » Ibid.

[42] Et même que dans la vie de veille, lorsqu'il trouve en rêve la solution d'un problème.

[43] « A lucid dream, however, is usually described as a qualitative shift. We don't get reports of the type "I found I could recall 15% more informational items about the dream person I was looking at, and so called this lucidity". There is a shift in overall quality, a pattern shift to a discrete altered state of consciousness as compared with ordinary dreaming. Parts of this pattern shift may include the appearance of psychological functions (such as volition) that were absent in the previous non-lucid dream. We should call this kind of change qualitative lucidity. » Charles T. Tart, op. cit., p. 16. Souligné par l'auteur.

[44] Ce que serait une lucidité éveillée est plus malaisé à entrevoir.

[45] La dialectique de la recherche veut que l'étude des premiers récits obtenus suggère des modifications à apporter à la transcription des rêves suivants et ainsi de suite. Cela améliore graduellement la saisie d'états difficiles à identifier et à décrire, mais interfère probablement avec la transcription elle-même.

[46] Sylvan Muldoon, La projection du corps astral, Editions du Rocher, Monaco, 1980 (première édition anglaise : 1929), p. 58.

[47] En règle générale nos sujets ont eu pour instruction de séparer nettement le commentaire du récit de rêve.

[48] Sujet n° 16, sans titre, extrait, 15 décembre 1984.

[49] Dans la pratique cela demanderait l'examen de rêves notés en dehors de toute connaissance du phénomène par le sujet et examinés par un tiers informé. Les journaux de rêves préexistants à la demande du chercheur sont extrêmement difficiles à réunir et nous n'avons pratiquement pas tenté cette approche. Les cas repérés concernent des sujets qui avaient déjà pour consigne de noter leurs rêves lucides (donc disposaient d'une information sur le phénomène) et qui dans leur journal de rêves relatent comme ordinaires des rêves qui sont manifestement lucides.

[50] « Last night in a dream in which my wife figured, I got to know that I was dreaming through the unexpected appearance of a large model battleship which was propelled through the streets by me walking inside it. » Oliver Fox, Astral Projection, A Record of Out-of-the-Body Experiences, The Citadel Press, Secaucus, 1980, p. 90.

[51] « I dreamed that I had forced myself through a grey and slimy mass. I didn't know what it was. It was unpleasant, but for some reason I had to force myself through it in order to advance further. Then, in the midst of this grey slime, I came to a brightly lit place with a person standing in the center. I could see that it was Mr. Spock, the scientist of the Enterprise (the spaceship of the television series "Startrek"). He told me, "There is no reason to worry because you are dreaming!" I did not believe him and I asked him what it was that I had just passed through. He answered that I had just passed through my own brain, or my own mind. I did not believe him, but he knew so much more than I did and he told me he would jump up and then remain in mid-air, just so that I would be able to see that we were part of a dream. Only after this actually took place was I convinced that I was in a dream. Then I said that I would never have found out by myself that I was dreaming. He replied that he knew that and that was why he was there. » Paul Tholey, "Overview of the Development of Lucid Dream Research in Germany", Lucidity Letter, 8 (2), 1989, p. 16.

[52] Yves Delage, Le Rêve, Étude psychologique, philosophique et littéraire, Imprimerie du Commerce, Nantes, 1920, p. 455-456.

[53] Ibid., p.146.

[54] Sujet n°16, "La cuisine des marins", extrait, lundi 28 septembre 1981.

[55] C'est par exemple la technique utilisée par Caillois. Voir : Roger Caillois, L'incertitude qui vient des rêves, Idées/Gallimard, 1983, pp. 84-85.

[56] Sujet n°16, sans titre, lundi 9 août 1982.

[57] Idem, sans titre, 28 septembre 1982.

[58] Dans le chapitre 4, Section 1, § 1.

[59] « This awareness may be initiatied in a number of ways. It may be initiated by the stress of a "nightmare" situation, by a recognition of an incongruous or irrational element in the content of the dream, by a reminder of some habitual technique of introspective observation, or by what can only be categorized as a spontaneous recognition that the quality of the experience is in some indefinable way different from that of waking life. » Green, op. cit., p. 30.

[60] Voir chapitre 2.

[61] Frederic W. H. Myers, "Automatic Writing-3", Proceedings of the Society for Psychical Research 4, part II (1887), pp. 241-242. Cité par S. LaBerge, Le Rêve lucide, le pouvoir de l'éveil et de la conscience dans vos rêves, Oniros, Ile Saint-Denis, 1991, p. 42. Cité de façon plus étendue supra au chapitre 2, section II, §1.

[62] Sujet n°1, "Portraits", 1er avril 1985.

[63] « By the time the dream has reached the point at which the dreamer asks himself the question : 'Is this experience of the texture of dreaming or waking life ?' the dream often seems to be an accurate imitation of waking life. That is to say, it may be inspected without revealing any perceptible difference, in detail or definition, from waking life. Further, it is interesting to note that on awakening it still appears to the subject that he was inspecting his environment with the same criteria that he would use in waking life. » Green, op. cit., p. 35.

[64] « By the time the dream has reached the point at which the dreamer asks himself the question : 'Is this experience of the texture of dreaming or waking life ?' the dream often seems to be an accurate imitation of waking life. That is to say, it may be inspected without revealing any perceptible difference, in detail or definition, from waking life. Further, it is interesting to note that on awakening it still appears to the subject that he was inspecting his environment with the same criteria that he would use in waking life. » Green, op. cit., p. 35.

[65] Rêve cité supra chapitre 2.

[66] « Many years later, in 1907, I found a passage in a work by Prof. Ernst Mach, Analyse der Empfindungen, p. 164, in which the same observation is made with a little difference. Like me, Mach came to the conclusion that he was dreaming, but it was because he saw the movement of the twigs to be defective, while I had wondered at the naturalness which my fancy could never invent." » Dr. Frederik van Eeden, op. cit., p. 446.

[67] Sujet n°19, sans titre, 13 avril 1985. Extrait. Souligné par nous.

[68] « In ordinary dream was trying to get on a bus which I was chasing along the road, dodging in and out of traffic and holding a ribbon which connected me to the bus. This ribbon seemed to be elastic and I noticed with annoyance that it was elongating and I was falling behind. Then I realized I was dreaming and did not to chase the bus or even to dodge the traffic. So I stopped running and stood in the road - the traffic vanishing as I did so. » Sujet B de Green, dans Green, op. cit., p. 34.

[69] Sujet n°1, "Apprentissage de vol", 12 avril 1985.

[70] « It occurred to me to wonder whether this might be a dream, and I looked carefully round the room, trying to decide whether the texture of it differed in any way from waking life. The room was lit by electric light, which had a slightly artificial quality - perhaps more mellow than real electric light. I looked down at the carpet and suddenly became convinced that this was in fact a dream. I had a feeling of some indefinably curvilinear quality in the pattern of the carpet. It was impossible to define what was really 'wrong' with the carpet, but once I was convinced that it was a dream there could be no further doubt. » Sujet B de Green, dans Green, op. cit., p. 36.

[71] « it will be seen that once the subject becomes aware that he is dreaming, this awareness no longer seems to depend upon an examination of his experience, but is maintained quite independently of it. We may therefore doubt whether the awareness is really caused by an examination of the perceptual field in the first place. » Green, Ibid., p. 36.

[72] « As we have already pointed out in the case of incongruity, there is obviously a temptation for subjects to say: 'I examined the texture of my experience and concluded from it that I was dreaming' rather than: 'I examined the texture of my experience and realized that I was dreaming'. » Ibid.

[73] « It is a warm, rainy night in Monroe, Georgia. I am standing alone on an asphalt road in front of my grandparents' house beneath the glow of a streetlight. I am barefoot and feeling the warm, wet street and the mist on my face. I notice the way the needles of the pine trees have drops of water on them that sparkle like diamonds in the halo of light. There is no one else around. Now my brother George comes driving by in an open convertible. He looks very happy. He passes by. I wave, and he turns the car around and drives by again. I see that on the front of the car where the hood ornament should be is a life-size bust of Daddy. Now George turns the car around and drives by again. Again I laught and wave. This time he drives out of sight and I am alone. For the pure joy of it, I start splashing through the puddles on the street and all at once I say - aloud, "I'm dreaming." I have a rush of excitment and say to myself that, this being the case, I can do anything. […] » Kenneth Kelzer, The Sun and the Shadow, My experiment with Lucid Dreaming, A.R.E. Press, Virginia Beach, 1987, pp. 255-256. Souligné par l'auteur.

[74] Sujet n°10, "Le patron ridicule", 21 janvier 1985.

[75] L'échelle utilisée en marge du rêve par le sujet indique qu'il ne s'agit pas d'un rêve déjà lucide que le rêveur ne commenterait qu'à ce moment.

[76] Sujet n°18, sans titre, lundi 6 octobre 1987.

[77] Sujet n°10, "Atrocités dans le train", 26 novembre 1985.

[78] D'après Marc-Alain Descamps « le critère du cauchemar réel est qu'il vous réveille et que l'on se sent angoissé après, en ayant parfois du mal à reprendre ses esprits », La Maîtrise des Rêves, Editions Universitaires, Paris, 1983, p. 72. C'est là un critère qui dépend en dernier ressort de ce qui se passe au réveil ; il est donc trop limitatif pour qualifier le rêve responsable du malaise.

[79] Hervey de Saint-Denys, op. cit., pp. 245-247.

[80] Pour une analyse différente de ce rêve, voir Christian Bouchet, "Oneiric Health and Oneiric Lucidity", Lucidity Letter, 8 (1), 1989, pp. 77-91.

[81] Sujet n°1, "Cassettes", dimanche 17 novembre 1985.

[82] « Usually what happens is that I, in my dreams, am in a tough spot e.g. about to be pushed off a cliff or 'shot up' by a gunman, and then something inside me says 'Don't worry - you're only dreaming', - and that is the end of the dream. » Green, op. cit., p. 31.

[83] Sujet n°1, "Victoire!", dimanche 8 septembre 1985.

[84] Idem, "Volte face", jeudi 17 octobre 1985.

[85] « A suggestion that greatly helped me to cure such dreams came from an experience that is common to almost every one. Probably we have all at some time or another realised that our dream was "only a dream" and not a waking reality. The idea contained in this very general experience made the point from which I succeeded in starting a successful experiment in dream control. On various occasions long ago, when a dream of grief or terror was becoming intolerably acute, the thought flashed into my sleeping mind, "This is only a dream; if you wake, it will be over, and all will be well again." If only we could ensure the realisation of this fact directly bad dreams appeared, they would cease to have any terrors for us, for a way of escape would always be open. Therefore I tried repeating this formula to myself from time to time, during the day and on going to bed, always in the same words - "Remember this is a dream. You are to dream no longer" - until, I suppose, the suggestion that I wanted to imprint upon the dream mind became more definite and more powerful than the impression of any dream; so that when a dream of distress begins to trouble me, the oft-repeated formula is automatically suggested, and I say at once : "You know this is a dream ; you shall dream no longer - you are to wake." For a time after this secret had been fully learned, this would always awaken me at once; nowadays, the formula having been said, I do not have to wake, though I may do so, but the original fear dream always ceases. It is simply 'switched off,' and a continuation of the dream, but without the disturbing element, takes its place and goes forward without a break. » Mary Arnold-Forster, Studies in Dreams, The Macmillan company, New York, 1921, pp. 27-28.

[86] Sujet n°19, sans titre, 1er mai 1985.

[87] «  […] The dream became more lucid and my peripheral vision was greatly enhanced. I also felt my dream body become more solid, I saw my hands and feets with much greater clarity.

    «  What happened next scared me more than anything I ever experienced in my life. I found my consciousness so expanded that for a moment I could not tell if this was just a dream or reality. The feeling was overwhelming. I became very frightened. Everything around me had become too clear to be just a dream, and it felt as if my physical body, and mind, was converging together with my dream body. It was very frightening. Something in the back of my mind told me that if I didn't stop with the math problems and awaken soon, I will not be able to awake at all and die. This last word stuck heavy on me. I became very, very nervous and started to panic. I immediately dropped the paper and pencil and walked away from the desk. But walking this time was different from any I had experience in a dream. This time I seemed to feel the weight of each foot as it hit the ground. Actual weight. It was like I was there; my physical body. I began to tremble, what was happening was too much for me to comprehend, I just wanted to wake up. When I tried, I found out that I could not. This scared me very badly. The youth confronted me a second time and asked if I was all right. I told him that I was and that I must go. Despite my efforts to wake up I found I still could not […] ». Vincent MacTiernan, "Letter to the Editor", Lucidity Letter, 6 (2), pp. 157-160.

[88] « From early childhood until I was about 45 I had recurring dreams, and in my sleep I used to find myself saying 'of course I know this one, I've had it many times before' and if it was a nice one, I would let it run on, and if nasty I could switch it off and wake up. » Green, op. cit., p. 45.

[89] « I had been killed by an air raid and found myself with my companions "on the other side". I complained about a pain in my left arm, whereupon one of them rummaged in her bag, produced a bottle of tablets, and said that these would cure the pain. I suddenly burst out laughing, for I realized that I was dead and that pills were not much good for the "astral body", or whatever it may be. This was followed immediately by the thought, "Perhaps I'm not dead but dreaming," and as I pondered this mystery, I woke up. » Dr. Ann Faraday, op. cit., p. 299.

[90] « […] Next to the window was a chair identical to the one out-side. I quickly walked over to it, but as I walked I heard the sound of running shower water and singing. I looked into the adjacent room and saw my room-mate taking a shower in the corner. This struck me as very odd for I did not know what he was doing here. I felt concerned for him; I didn't want him to get hurt by the gang of kids. The banging became louder. Not having time to warn my room-mate, I quickly picked up the wooden chair and threw it at the window. (The window was 6'X3' and was on the ground floor for I saw a green hill a tree and a sidewalk.) It just bounced off, leaving the window quivering like it was made of plexi-glass. This seemingly impossible event left me with the conclusion that this could only happen in a dream. Just the fact that my room-mate was taking a shower in a corner gave further evidence to this. It is at this point that I became lucid.

    « Knowing that I was dreaming, and knowing that I could not be hurt, I opened the door to face the gang. […] » Vincent MacTiernan, op. cit., p. 158. Souligné par l'auteur.

[91] Descartes, Méditation Sixième, dans les Œuvres philosophiques, T.II, Edition de F. Alquié, Classiques Garnier, Paris, 1983, p. 504. Cité supra dans le chapitre 1.

[92] « In a dream I walked into the old room which I had had at D. Road, remembered that I was not living here any more, and so knew I was dreaming. I looked at the room - it had that quality of electrically-lit clarity, and there was darkness outside window. » Sujet B de Green, dans Green, op. cit., p. 32.

[93] Sujet n°1, "Vol à volonté", dimanche 23 juin 1985.

[94] « Lucidity may arise when the dream-situation is such a kind that, if it happened in waking life, it would initiate a train of analytical thought in the subject's mind. The train of analytical thought in question may actually occur in the dream, just before it becomes lucid, or the dream may become lucid with no such preliminary, at the point at which a train of analytical thought would normally have been aroused. » Green, op. cit., p. 33.

[95] « In a dream I heard a voice of unpleasant quality asserting of a certain place that it was 'where Tiberius planned one of his murders'. Immediately there was a fairly clear view of an ornamental tower or gateway resembling the 'Gate of Honour' at Caius College, Cambridge. On reflecting that the voice was malicious and untruthful, I became aware of being in a separated state (the habit of detachment from fixed ideas established recollection). » J.H.M. Whiteman, The Mystical Life, Faber & Faber, London, 1961, pp. 57-58. Cité par Green, op. cit., pp. 33-34.

[96] « This dream took place on the upper floor of a large, rather atmospheric mansion. First I was in a room with X. We were talking about the possibility that there might be spirits in such a place and I was invoking them - not very seriously. X. said something like: 'Well, you might give them a proper chance. Go and do it in a room of your own.' So I agreed, without much enthusiasm, as when someone suggests something which I ought to find interesting but don't expect to be successful. I went along the corridor to another room and began to talk to the air. After a little, words I had said began to echo back to me from the walls and corners of the room. This began to seem unnatural, as isolated words were picked out of what I said and echoed repeatedly. Also the same word was echoed back from different angles. I became uneasy and left the room before I became more so. As I walked back along the corridor to rejoin X. I wondered how to explain my retreat to him; also whether such an odd sort of echo could be naturally caused. At this point I realized that I was dreaming. » Sujet B de Green, dans Green, op. cit., p. 33.

[97] Sujet n°1, sans titre, jeudi 21 novembre 1985.

[98] Idem, sans titre, lundi 20 janvier 1986.

[99] Méthode donné par Carlos Castaneda dans Le Voyage à Ixtlan, voir supra, chapitre 2.

[100] Sujet n°1, "Consignes de rêve lucide", 4 avril 1985.

[101] « Incredible dream of great awareness and control. Dreamed I was in a house or mansion somewhere and suddenly realized I was dreaming. It was a sudden cognitive awareness of being simultaneously conscious and dreaming. […] » Bruce G. Marcot, "Journal of Attempts to Induce and Work With Lucid Dreams: Can You Kill Yourself While Lucid?" Lucidity Letter, 6 (1), 1987, pp. 64-72.

[102] « I have been dreaming for some time and suddenly I realize that I am dreaming. » Kenneth Kelzer, op. cit., p. 18. Voir aussi les pages 3, 16, 33, 37, 38, 73, 101, 118, 141, 149, 168 du même ouvrage.

[103] Sujet n°16, sans titre, vendredi 2 novembre 1984.

[104] Sujet n°13, "C'est un rêve, je dois pouvoir voler", jeudi 7 août 1986.

[105] Sujet n°23, sans titre, 27 juin 1985.

[106] Idem. Souligné par le sujet.

[107] Sujet n°16, sans titre, jeudi 5 juillet 1984.

[108] Idem, "Une mer de boue blanche", 1er février 1982.

[109] Sujet n°10, "Le Grand Théâtre", 2 février 1985.

[110] Descartes, "Lettre à Balzac du 15 avril 1631", dans les Œuvres philosophiques, T.I, op. cit., p. 289. Cité partiellement au chapitre 2, section I, §2, note. La situation inverse est décrite par Proust au début d'A la Recherche du Temps perdu.

[111] Sujet n°1, "Inceste", 14 avril 1985.

[112] Cet élément conscientiel est sans doute le résultat d'un entraînement permettant d'obtenir la lucidité, que le sujet en soit conscient ou non, comme par exemple l'habitude de noter ses rêves, de revivre leur atmosphère générale et de les mémoriser. On peut poser l'hypothèse que la forme de l'entraînement détermine la forme d'émergence : le sujet qui s'intéresse aux anomalies de ses rêves aura certainement plus de rêves d'incongruités que celui qui s'occupe de leur aspect répétitif ou encore que le sujet qui s'amuse simplement à considérer de temps à autre sa vie de veille comme un rêve, exercice qui correspondrait à une émergence spontanée de la lucidité en rêve. Pour ces questions voir le chapitre 4.

[113] Sujet n°10, "L'Observateur du Rêve", 23 novembre 1985.

[114] On peut néanmoins noter que les expériences de laboratoire montrent que la continuité vécue se double d'une continuité réelle.

[115] Hervey de Saint-Denys, op. cit., pp. 229-230.

[116] Ibid.

[117] Ibid.

[118] Stephen LaBerge, Le Rêve lucide, op. cit., pp. 286-287.

[119] « […] all perceptions of the physical body, inner and outer, visceral or peripheral, are entirely absent. Usually I have the sensation of floating or flying […] ». Dr. Frederik van Eeden, "A Study of Dreams", op. cit., pp. 435-438. Voir supra, chapitre 2.

[120] Sujet n°1, sans titre, lundi 17 juin 1985.

[121] Sujet n°10, "Le malade", 12 février 1985.

[122] Sujet n°1, Ibid.

[123] Sujet n°16, endormissement conscient suivi de "Réunion au salon" (début), 22 octobre 1986.

[124]Ibid.

[125] Idem, Commentaire de "Tuesday, dit G…", août 1981.

[126] Idem, "La Chambre déformée", 28 août 1981.

[127] Résolution.

[128] Sujet n°1, sans titre, 6 juin 1985.

[129] Ce serait en fait là le fameux "sommeil des nourrices" parfois mentionné pour rendre compte de la lucidité. Voir à ce sujet supra chapitre 2 ainsi que Freud, L'Interprétation des Rêves, Presses Universitaires de France, Paris, 1980, p. 487.

[130] Sujet n°1, "Entre veille et sommeil", 19 mars 1985. Souligné par nous.

[131] Sujet n°16, sans titre, lundi 22 octobre 1990.

[132] « This […] is associated with various states of the physical body - e.g. the physical body may continue to go about its ordinary activities, or it may fall asleep or faint, or lose consciousness in ways which are variously described by different reporters. » Green, op. cit., p. 37.

[133] « The subject voluntarily enters a lucid dream while falling asleep ». Ibid.

[134] « The subject suddenly enters a state of "lucid dreaming" from a waking state. This may happen quite involuntarily […] » Ibid.

[135] « My very good friend, Mr. G. Murray Nash (Paul Black), was walking home from the office in the daylight through the busy street. Suddenly all the houses and people vanished. He was standing in beautiful open country. He walked on for a few yards and came to a flight of old stones steps leading down to the bank of a wide stream or little river. A boat of beautiful, but very ancient, design was moored there. Across the stern a rich purple robe had been carelessly thrown. Not a person was in sight anywhere. Mr. Nash was about to descend the steps, when the vision faded and he found himself walking on through the familiar street, and seemingly he had never stopped walking. This experience seemed to him to last for two or three minutes; but judging from his position on returning to normal consciousness, he had not walked more than half a dozen paces along the street. » Oliver Fox, op. cit., p. 135, cité par Green, op. cit., p. 41.

[136] « […] Do you know that man's as real to me as if I could touch him! He's an ugly man, only I feel he's sublimely great. You know I've not got to be tied up always to myself. I can get up and walk about in other worlds, and I very often like to walk through the room where that scene took place. […] » Green, op. cit., p. 42.

[137] « If our criteria of a lucid dream are (1) that the subject should have a different field of perception substituted for the normal one, and (2) that the subject should be aware of the state he is in, and able to reflect rationally on its relationship to the normal world, then the "Daylight Impressions" of Mrs. Willett would appear, to varying degrees, to qualify as lucid dreams. » Ibid., pp. 42-43.

[138] « The thought of Mr. - came into my mind and suddenly with my eyes open, as I believe, for I was not feeling sleepy, I seemed to be in a room in which a man was lying dead in a small bed. I recognized the face at once as that of Mr. - , and felt no doubt that he was dead, and not asleep only. The room appeared to be bare and without carpet or funiture […]. » E. Gurney, F.W.H. Myers & F. Podmore, Phantasms of the Living, Trübner & Co., London, 1886, Vol. I, p. 226, cité par Green, op. cit., p. 41.

[139] « Mrs Willet was usually to some extent amnesic for what she had experienced in this state once it was over." Green, op. cit., p. 43. [Précisons que les expériences de Mme Willet avaient lieu en présence d'expérimentateurs avec qui elle conversait, habituellement les yeux ouverts.]

[140] « This amnesia, of course, distinguishes theses states from any other kind of lucid dreams, but subsequent non-amnesia has not been incorporated in our definition of a lucid dream, and it is interesting to reflect that it might be possible experimentally to produce a lucid dream with subsequent amnesia by simply suggesting to a hypnotized subject that he should forget any lucid dreams which had spontaneously occurred to him while he was under hypnosis. » Ibid.

[141] Voir par exemple les sujets n°10 ou 16.

[142] « I am dreaming and I become aware that I am dreaming. As a confirmation to myself, I mentally call up my hands into my field of vision and they appear instantly. My hands have an ethereal, luminous quality to them and I am convinced that I am lucid, as I feel that refined, lucid energy moving through my hands, face and head once again.

    « I see my surroundings. I am in a small jail cell, lying on my back, sleeping on a simple cot. Retaining my face-up position, I consciously and deliberately levitate my body up into the air and then roll over a couple of times.

    « Now I hear my son, Erik, walking into the bedroom in his usual manner. I hear the shuffle of his feet on the carpet and feel the waterbed shake as he plops onto the far side of the bed to Charlene. I hear them speaking and soon Charlene tells him to go back to his own bed which he does reluctantly. I continue to focus on my lucidity in the dream state. I keep full concentration on my body floating in the air and feel quite pleased with myself. I am fully convinced that at this converstaion between Charlene and Erik is occurring on the physical plane completely outside the dream. I am able to overhear it all and still maintain the continuity of this lucid dream. I determine to stay balanced, and I do so. I realize clearly that I wish there was some way that I could set limits against Erik coming into the bedroom in the early morning because I remember what I read yesterday in Creative Dreaming: that the hours of the early morning are prime time for lucid dreams. I feel good in getting clear about this paricular desire. […] » Kenneth Kelzer, op. cit., p. 37.

[143]« […] For a long time I kneel quietly beside the other magi gasing earnestly at the infant. I am totally entranced by the dazzling, beautiful light that emanates continuously from his whole body and especially from his loving eyes, that simply look back at me, so calm and so steady. I feel as if I could kneel here forever.

    « Now I feel Charlene moving on the waterbed and putting her arms around my physical body. She is extending a sexual invitation to me and I am completely clear that she is touching my physical body and is hoping to arouse me from sleep. Still lucid, I gaze with total absorption at the infant Jesus, appreciating so much the beautiful, glowing light that radiates from him continuously. I feel so solidly established in the lucid state and so transfixed by this vision that I know that Charlene's touching my physical body cannot pull me out of lucidity or out of the dream. I feel fully concentrated and centered in the light. As Charlene continues with her sexual advances, there is no doubt or hesitation in my mind as to which I would choose in this moment. I realize I would never abandon this experience of immersion in the Light for sexual pleasure or any other pleasure that I have ever known. I realize that it is rare for me to decline a sexual offer, and yet I do so without hesitation. I prefer with one single-minded focus to concentrate all my attention on the glowing Christ child. I realize that compared to this Light, all the other pleasures of life that I have ever known are absolutely pale. I feel completely content and yet enraptured, totally at peace and enlivened at the same time.

    « After a time, the light that surrounds the child slowly begins to fade. Still lucid, and still aware of Charlene persistently caressing my physical body, I now plan my exit from the dream, for I sense that this marvelous scene is coming to its own natural conclusion. For a few moments longer I watch as the light slowly fades from the Christ child until the dream has almost vanished completely. And then, with a conscious act of the will and with a deep feeling of reluctance, I choose to leave the lucid dream. Instantly I awaken, and as I return to the physical world I feel a tremendous amount of energy and emotion rushing all through me, body and mind. I feel totally ecstatic, in a way that I have never felt before. » Ibid., pp. 41-42. Souligné par l'auteur.

[144] « At breakfast I felt the need to verify, from Charlene's testimony, whether or not Erik had come into our bedroom that morning. In the lucid dream state I was completely clear that Erik had, indeed, entered our bedroom several times on the physical plane and had carried on his dialogue with Charlene on the physical plane. But now in the waking state, I had some uncertainties about what had actually happened. So I asked Charlene several open-ended questions (so as not to bias her answers) about what had occurred. She informed me that Erik had, in fact, entered the bedroom several times, had crawled into bed next to her, and had tried to persuade her to allow him to stay there. Each time she told him to return to his own bed and each time he eventuallly complied.

    « This added confirmation was important to me and it allowed me to see that I had experienced another break-through in the lucid dreaming process. For the first time in the lucid state I became conscious on three levels simultaneously. I was conscious of the dreamscape (the dream content and imagery), conscious of the fact that I was dreaming (lucidity), and conscious of certain events occuring simultaneously around me on the physical plane. However, it was above all, the exceptional degree of clarity (lucidity) experienced especially in the third dream, that enabled me to distinguish these three levels of awareness and to maintain the lucid state until the natural completion of the dream. » Ibid., pp. 43-44.

[145] Yves Delage, Le Rêve, op. cit., p. 157.

[146] Les études de laboratoire ont d'ailleurs montré qu'un rêveur lucide peut, dans certaines conditions, percevoir partiellement l'environnement de veille sans quitter le sommeil paradoxal indiqué par les tracés polygraphiques.

[147] «  Mrs. Willet would usually be sitting, sometimes with her eyes closed, and would talk to the experimenters who were with her throughout the experience. Here is an example: 'It's a picture - a picture that I love and often see […]'  ». Green, op. cit., p. 42.

[148] « What Mrs. Willet was perceiving was not always visual, but was sometimes more like a sequence of abstract impressions. » Ibid., p. 43.

[149] « In the course of my experiment it occured to me that it would make sense to distinguish between 7 aspects of lucidity (clarity) :

    « (1) clarity that one is dreaming ;

    « (2) clarity regarding one's own ability to decide to do something ;

    « (3) clarity with regard to recollecting one's waking life, especially to recollecting what one intended to investigate in the dream ;

    « (4) clarity respecting recollecting the dream (this is the only aspect which is not directly related to the dream itself) ;

    « (5) lucidity of the consciousness, as opposed to a disturbed consciousness ;

    « (6) lucidity of perception (being able to perceive everything one sees, hears, touches, smells, tastes, etc. in the dream) and

    « (7) clarity regarding recognizing what the dream symbolizes. » Paul Tholey, "Overview of the German Research in the Field of Lucid Dreaming", dans Lucidity Letter, 7(1), 1988, p. 26.

[150] « There is a need to pursue the question of whether the lucid dreamer has the same access to memory that he or she has when awake, which is implied when lucid dreaming is spoken of as "waking consciousness occurring during the dream." Tart […] observed that Frederik van Eeden "possessed all of his normal intellectual faculties" when dreaming lucidly. Tart again […] says that the consciousness of the lucid dreamer has the clarity, the lucidity of his waking state. His consciousness is "practically identical to his waking state." Then Stephen LaBerge […] wrote that the lucid dreamer "can reason clearly, remember freely".

    « Since I never have my normal intellectual faculties during lucid dreams, and I never have had the clarity or lucidity of the waking state even at my best moments in what is now 397 lucid dreams, I questioned […] the use of the expression "waking consciousness during the dream", and the claim that lucid dreamers remember and reason as when awake. Since such claims contradict my experience I felt that they were incorrect. » George Gillespie, "Memory and Reason in Lucid Dreams : A Personal Observation", Lucidity Letter, 2 (4), November 1983, pp. 8-9.

[151] « Now I see that somewhat differently. Since such things continue to be said, even by some who have had lucid dreams, it must be correct that some people do have good memories and good reasoning ability while dreaming lucidly. » Ibid.

[152] « George Gillespie […] describes his "lucid dreaming" as including the knowledge that he is dreaming while he is dreaming, but without his consciousness being more like his ordinary waking state than like his ordinary dreaming state. He asks the question whether his dreaming is lucid by my definition of lucid dreaming : "Lucid dreams are those in which the dreamer is aware that he is dreaming, clearly recalls his waking life, and considers himself to be in full command of his intellectual and motivational abilities."

    « By this definition Gillepsie's dreams are not lucid. In my "From Spontaneous Event to Lucidity" review, I put great emphasis on the fact that knowing that you are dreaming while you are dreaming is a necessary but not a sufficient criterion for labelling a dream "lucid". The full definition of a lucid dream given in that review article is "lucid dreaming is an altered d-Soc (discrete state of consciousness) charecterized by the lucid dreamer experiencing himself as located in a world or environment that he intellectually knows is 'unreal' (or certainly not ordinary physical reality) while simultaneously experiencing the overall quality of his consciousness as having clarity, the lucidity of his ordinary waking d-Soc. » Charles T. Tart, "Terminology in Lucid Dream Research", Lucidity Letter, vol. 3, n°1, mars 1984, pp. 4-6. Souligné par l'auteur. ("d-SoC" signifie "discrete state of consciousness".)

[153] « However, even if some people have "waking consciousness" in lucid dreams, it is questionable that these characteristics should be included in the definition of lucid dreams. Paul Tholey […] begins with a definition of lucid dreams that [he] attributes to Tart […] "Lucid dreams are those in which the dreamer is aware that he is dreaming, clearly recalls his waking life, and considers himself to be in full command of his intellectual and motivational abilities." My lucid dreams are excluded by this definition. In lucid dreams I retain the restrictions of my ordinary dream consciousness. I forget most of my daily waking life. I do not know where I am sleeping, or what year it is. I recall little even if I try. Less than half the time can I remember what experiment I had planned to do. Memory is often false. My ability to reason is limited. I cannot plan the future beyond the immediate. I am little aware of my inconsistencies, mistakes and ignorance. I accept dream events uncritically. I am unable to judge (until awake) the results of experiments I do in my lucid dreams. I do some things that make no sense. I have only enough lucidity to become aware of some inconsistency in the dream or to realize somehow I am dreaming and to proceed according to that knowledge. » George Gillespie, "Memory and Reason in Lucid Dreams : A Personal Observation", op. cit.

[154] « Even though some may reason somewhat well and remember somewhat well while dreaming lucidly, I suspect that such ability may often be overplayed. Even van Eeden, who, it is said, "possessed all of his normal intellectual faculties" does not give the impression that that was strictly so, as we read his account of his dream lucidity […] . There are some statements that show less than normal memory and rationality. He says, "it is very difficult… to control emotional impulses." When he first talked to his brother he did not remember that his brother had died. He said to his brother, "Now we are dreaming, both of us…" I had indeed a very strong feeling of certitude that it was really van't Hoff with whom I talked… I took myself then for younger than I was… I said that I understood him, though after waking up I was utterly puzzled by it and could make nothing of it… I had no idea of my real condition… » Ibid.

[155] « The simplest definition of lucid dreaming that I have found, is one used by Gackenbach […] she describes lucid dreams as "awareness of dreaming while in the dream state." For the "Sleep and Dreaming Questionnaire" that I filled out under her direction, it is said that lucid dreams "are dreams where you are aware that you are dreaming while you are dreaming." With this kind of restricted definition I am a lucid dreamer, which I do not question anyway. If the questionnaire's definition had included the specific characteristics of reasoning clearly and remembering freely, I, and I trust others, could not have filled out the questionnaire. » Ibid.

[156] « This is not to say that Gillepsie's dreams are not of interest : far from it. Since F. van Eeden […] coined the term lucid dreaming however, and since he characterized his dream consciousness as more like waking than dreaming, I think we owe it to van Eeden to reserve the term "lucid dream" for this sort of event, not for any dream in which there is only knowledge that one is dreaming. I shall propose the new term, "dreaming awareness dreams" to describe ordinary dreams that includes some concurrent awareness that one is dreaming, but where this awareness is not accompanied by a shift in consciousness to the altered state of lucid dreaming.

    « The importance of making this distinction will depend on whether lucid dreams and dreaming awareness dreams ultimately turn out to be part of a continuum of dreaming consciousness or whether lucid dreams (and perhaps dreaming awareness dreams) are qualitatively different in important respects from ordinary dreaming. Insofar as lucid dreamings and dreaming-awareness dreams are qualitatively different from each other and/or from ordinary dreams, it is vitally important to distinguish them in studies which attempt to correlate various psychological and personal qualities with the occurence or qualites of lucid dreaming ». Charles T. Tart, "Terminology in Lucid Dream Research", op. cit.

[157] « In my lucid dreams, though I never have the lucidity of my waking moments, I am decidedly more lucid than in my ordinary dreams. Even before I realize I am dreaming, I acquire enough lucidity to notice anomalies in the dream, to realize that certain situations are dream-like and to reflect on the question of whether I am dreaming. Ordinary dreams are full of anomalies, contradictions and dream-like situations that I accept without notice. It is the onset of lucidity that enables me to notice, reflect and realize, and enables the lucid dream to occur. It is lucidity to realize I am dreaming, to sustain that knowledge for some time and to realize its implications. I know the dream is not ordinary physical reality, that dream people are not separate entities and that it won't help me to write down notes or to run to the bathroom until I wake up. I normally remember that I am to proceed with some task, even though frequently I can't think of what it is. When I think of it, I can usually carry it through, though sometimes I forget what I'm doing, or I suddenly do something unplanned. I observe closely, though my judgment is bad. I can decide to remain detached or to become involved with the dream. These abilities are not characteristic of my ordinary dreams ». Georges Gillespie, "Can we distinguish between lucid dreams and dreaming-awareness dreams?" Lucidity Letter, vol. 3, n° 2 & 3, August 1984, pp. 9-11.

[158] « To begin with, Tart's description of dreaming-awareness dreams is based on some questionable assumptions. On what basis can it be concluded that anything less than waking lucidity in a dream constitutes an ordinary dream? My lucid dreams are very different from my ordinary dreams in ways I will describe. I am also wary of lucid dreaming called an altered discrete state while dreaming-awareness dreams are assumed to include no shift in consciousness to that altered state. Do we know enough yet about states of consciousness to conclude that two varying degrees of lucidity constitute different states? Do we know enough yet about shifts in consciousness to conclude that realizing one is dreaming does not indicate a decisive shift to lucid dreaming? », Ibid.

[159] « Under the term "lucid dream" are to be included those dreams "in which the dreamer is aware that he is dreaming, clearly recalls his waking life, and considers himself to be in full command of his intellectual and motivational abilities." […] I see no difference in motivational ability between my own experience and what I read of other's lucid dream experiences. I desire and intend and proceed to carry through my intentions. I am usually in charge of what I do in spite of occasional spontaneous unplanned acts, as in fact I am in much of my ordinary dreaming », Ibid.

[160] « The essential distinction, then, if there be one, between lucid dreams and dreaming-awareness dreams is in degree of lucidity, that is in degree of memory and intellectual abilities », Ibid.

[161] « Editor: Throughout all of this you knew you were dreaming?

    « Wolf: Always.

    « Editor: Did you have any sense of having to balance that awareness with your dream activity?

    « Wolf: How do you mean? I don't know what you mean by balance?

    « Editor: I found that if I don't continually remind myself of the true nature of the dream as that of dream that I lose the awareness. You didn't have any of that.

    « Wolf: There was no effort to keep dreaming.

    « Editor: No, not to keep dreaming, that's easy. To keep the knowledge, the awareness of the true nature of the state.

    « Wolf: I wasn't thinking about it. I was just simply going through the experience of what was happening to me. I was living the experience as much as I was this experience. I don't know what's going to happen next right now.

    « Editor: Throughout, you knew it was a dream.

    « Wolf: Yes. I mean I knew it was a dream but at the same time I wasn't thinking, "Oh, I know this is a dream. I know this is a dream." I wasn't constantly reminding myself this was a dream.

    « Editor: But you still had the sense that you knew it?

    « Wolf: I don't know what you mean by that. If you say to me, do I know I'm awake at this moment, I would say, "Of course, I'm awake at this moment."

    « Editor: But you're not always saying it.

    «Wolf: Am I always telling myself "Am I awake? Am I awake? Am I awake?" No, of course not.

    « Editor: Okay, let me explain it with a personal experience. When I know I'm dreaming, I remind myself I know I'm dreaming and I continue to do so. If at some point I lose that awareness and I don't remind myself : I don't say, I'am awake or I'm dreaming or whatever, then the dream continues. I wake up later and think, "Ah, gees, I lost it!". My recollection of the part where I knew I was dreaming will be very distinct from the part where I didn't know I was dreaming. I know that I got caught up in the activities and I lost the awareness. Although there are people who talk about the continuity of the awareness without like you say, the reminding ». Jayne Gackenbach, "Interview with Physicist Fred Alan Wolf, On the Physics of Lucid Dreaming", Lucidity Letter, 6 (1), 1987, pp. 51-63.

[162] Sujet n°16, "Réunion au Salon chez les S…", 2 juin 1987.

[163] Idem, "La peur au ventre côté cimetière" (extrait), suite du rêve précédent, même date.

[164] « For example, I found that I had no trouble with rote memory, but when I tried to recall where I was sleeping (after frequent moving around) I could not ». George Gillepsie, op. cit.

[165] Sujet n°16, "Paralysé dans mon corps", 3 octobre 1983.

[166] Idem, "Possédé par un vampire", mardi 27 septembre 1983.

[167] Idem, sans titre, samedi 11 juin 1983.

[168] Idem, "Les dimensions de la cuisine" (faux-éveil suivi de lucidité, extrait), 2 juin 1987.

[169] Se reporter aux rêves des sujets 19 et 10 donnés supra.

[170] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 268.

[171] « "In the dream, I was at someone's house, and I decided to try to have a lucid dream. I wasn't actually in bed in the dream, but I put my head down on a table and relaxed, and suddenly found that I was dreaming lucidly. I remember thinking something like 'Wow, this is so realistic. If I didn't know that I was dreaming, I would think that this was really happening'".

« "In the lucid part of the dream, I actually replayed the first part of the lucid dream from 7-JUL-86, but not the entire dream. Part way through this replay, something disturbed me (in the dream), and I awoke back to the nonlucid dream, realizing (in the nonlucid dream) that I had just had a lucid dream. Soon I actually awoke."

« I classified the above dream as a "dream of a lucid dream" because what I thought was reality was in fact another dream. I thought that I was actually at someone else's house dreaming. However, the lucid dream part seemed just like regular lucid dream, but with reality confused ». Darrell Dixon, "Dreams of Lucid Dreams", Lucidity Letter, 6 (1), 1987 pp. 91-93.

[172] Sujet n°16, "Mis en transe par un yogi", 19 mai 1988. Souligné par nous pour mettre en évidence le début et la fin du passage lucide.

[173] George Gillespie, "Problems Related To Experimentation While Dreaming Lucidly", Lucidity Letter, vol. 3, n° 2 & 3, August 1984, pp. 1-3.

[174] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 255.

[175] Ibid.

[176] « In order to attain to the Dream of Knowledge we must arouse the critical faculty which seems to be to a great extent inoperative in dreams, and here, too, degrees of activity become manifest. Let us suppose, for example, that in my dream I am in a café. At a table near mine is a lady who would be very attractive - only, she has four eyes. Here are some illustrations of these degrees of activity of the critical faculty:

    « (1) In the dream it is practically dormant, but on waking I have the feeling that there was something peculiar about this lady. Suddenly I get it - "Why, of course, she had four eyes!"

    « (2) In the dream I exhibit mild suprise and say, "How curious, that girl has four eyes! It spoils her." But only in the same way that I might remark, "What a pity she has broken her nose! I wonder how she did it."

    « (3) The critical faculty is more awake and the four eyes are regarded as abnormal; but the phenomenon is not fully appreciated. I exclaim, "Good Lord!" and then reassure myself by adding, "There must be a freak show or a circus in the town." Thus I hover on the brink of realisation, but do not quite get there.

    « (4) My critical faculty is now fully awake and refuses to be satisfied by this explanation. I continue my train of thought, "But there never was such a freak! An adult woman with four eyes - it's impossible. I am dreaming." ». Oliver Fox, op. cit., pp. 35-36.

[177] Voir sujet n°16, "Les dimensions de la cuisine", cité supra.

[178] Sujet n°1, "Bande dessinée" (extrait), 15 juin 1985.

[179] « In an ordinary or lucid dream I feel that my mental functioning is as when awake. It is only while awake that I can reflect critically on the dream experience and see that my mental abilities were limited. While dreaming, I do not have the discerning abilities to enable me to notice my limitations. I believe I remember things correctly, I confidently plan my next action and make judgments without hesitation. After the dream I might remember only my self assurance about my mental abilities. But I have seen my limitations by recollection and by testing myself while dreaming lucidly ». George Gillespie "Can we distinguish between lucid dreams and dreaming-awareness dreams ? » op. cit.

[180] Sujet n°10, "Une exploration en profondeur", 19 octobre 1986

[181] Voir par exemple le même sujet, "The destiny of Britain", 13 octobre 1986.

[182] Sujet n°1, "Vol à volonté, rêve lucide!" dimanche 23 juin 1985. Début cité supra, même chapitre, section I, §1, I. A. 1.

[183] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 249.

[184] Voir sujet n°10, "Le patron ridicule", 21 janvier 1985, cité supra.

[185] « The lucid dreamer frequently has volitional control over this lucid dream world to some extent, frequently performing actions that are "magical" by waking-life standards, such as willing changes in the "physical" qualities of the dream world, a kind of "experiencial psychokinesis." » Charles T. Tart, "From Spontaneous Event to Lucidity, A Review of Attempts to Consciously Control Nocturnal Dreaming", in : Jayne Gackenbach and Stephen LaBerge (eds.), Conscious Mind, Sleeping Brain, Perspectives on Lucid Dreaming, Plenum, New York, 1988, pp. 67-103.

[186] « […] whereas control over dream situations and characteristics is a frequent aspect of lucid dreaming, control of a dream situation is not per se a sufficent indicator of lucidity. Dreamers can sometimes learn partially volitional control in dreams without experiencing the overall shift in state of consciousness that constitute the d-SoC of lucid dreaming ». Ibid., p. 95. "d-SoC" signifie "discrete state of consciousness ".

[187] « The high degree of apparent volitional control of content manifested in lucid dreaming suggests it is the ultimate form of concurrent content control ». Ibid.

[188] Patricia Garfield, op. cit., p. 156.

[189] Voir notamment : Joseph Dane, P. Eric Graig, and Morton Schatzman, "Ethical Issues for Applications of Lucid Dreaming", Lucidity Letter, 6 (2), 1987, pp. 70-93.

[190] Voir supra, section I, Introduction.

[191] « Now I realize that I can control the dream sequence. I decide I want the rain to stop. It doesn't. I wonder to myself why it's so important that it keeps on raining, and what the rain could represent. I come to a platform where there are some people standing around. I go from one to another asking them, what time does the next train leave? But they all ignore me. It's as if I'm not even there. I begin to feel angry and frustrated […]. » Joseph Dane, P. Eric Graig, and Morton Schatzman, "Ethical Issues for Applications of Lucid Dreaming", op. cit.

[192] « I was in total darkness. I knew I was in my living room but there was no light at all. The only sound I could hear was the sound of my blood rushing in my ears. This sound filled the room and I was very afraid. Suddenly a man I recognized as Rutger Hauer (an actor who has portrayed the kind of villain that terrrifies me) was standing in front of me. There was a light around him, a fuzzy light, but I could see him clearly. I said, "Time to bug out of this dream." He laughed at me and said, "Just because you know that you are dreaming does not mean you have the power to control it." I tried to "teleport" myself somewhere else and failed. He laughed again and I felt terrified! […] ». Jayne Gackenbach & Jane Bosveld, Control your Dreams, Harper & Row, New York, 1989, p. 85.

[193] Oliver Fox, op. cit., pp. 34-35. Souligné par l'auteur.

[194] « To get the best results I had to know all about the past life of my earthly self, just as one does in waking life, to realize my body was asleep in bed, and to appreciate the extended powers at my command in this seemingly disembodied state. » Ibid.

[195] « It would seem that the most difficult exercise of memory in a lucid dream, at least so far as the events of one's own past life are concerned, would be to trace the events of the last few days up to the moment of actually going to bed on the night in question. Fox does not explicitly state that his memory of the events of his life passed this test, so it remains an open question whether it would have done. » Green, op. cit., p. 159.

[196] Sujet n°16, "Le couloir qui mène au cinéma", 29 décembre 1981.

[197] Idem, sans titre, 29 décembre 1981.

[198] Idem, "Le lit dans le salon", 18 janvier 1982.

[199] « One time I found myself in a department store that looked like any department store we have in our world ; after wandering around for a minute or so, I walked outside. The scene that confronted me was typical of any large city at noon : all kinds of people hurrying to and fro, heavy traffic in the street with a policeman trying to direct it; I began to feel very angry and just about fed up, so I walked out to the middle of the street and began yelling as loud as I could, "Alright you people, listen up! This is my damn dream, and I want to know what in the hell is going around here!" Well, if I had dropped a bomb I couldn't have made a more startling impression -- everything stopped and everyone looked at me, then they all began walking toward me in a very menacing way; frantically I began concentrating on my body in an effort to end the experience, but for a few long seconds nothing happened and I could feel the terror sweeping over me. Finally, just before they reached me, the experience ended and I was back in my bed. After this experience, anytime I find myself in a crowd I keep very quiet. » Father X, "Reflections on Lucid Dreaming and Out-of-Body-Experiences", Lucidity Letter, 8 (1), 1989, pp. 35-45.

[200] Robert Price, communication personnelle, juin 1985.

[201] Sujet n°16, sans titre, dimanche 7 juillet 1985.

[202] Sujet n°16, sans titre, 11 mars 1985.

[203] Ibid.

[204] Voir entre autres sujet n° 16, 15 décembre 1984, cité supra, section I, §1, I.

[205] « I certainly have had dreams in which I distinctly remember asking myself the question "Am I dreaming ?". These occur quite often - perhaps as much as once a week. However, as far as I can remember, the vast majority of times the question either was left unanswered in my mind or was unanswered in the negative, and the dream continued without the thought returning to me ». Green, op. cit., p. 23.

[206] « There were times when I argued with myself about whether I was dreaming or not -saying it is O.K., it is only a dream- and then saying to myself no it is not... this is reality' (ordinary reality that is). » Ibid.

[207] « In two successive dreams of rather disordered sleep I was preoccupied by the same absurd but nightmareish worry. I thought that certain household possessions, some fine pieces of brocade, and silk curtains, had been left out of doors, and had been found in the rain and melting snow. The care of getting these things dried and restored became an obsession which distracted my dream imagination. In the second part of the dream, when the trouble had become acute, and when I was presumably near to the point of waking, I not only took part as the dreamer, but was present in a double capacity ; for 'I' interrupted the dream, and argued sternly with the dreamer as to the reality of the trouble that was so oppressive. 'I' said, 'This is a dream- I am certain of it ; you must wake'. But the dreamer replied, 'It cannot simply be a dream, because it was not only in this dream, but in the dream before this one that I discovered these things in the snow; it must be real, or it would not happen twice, and here are the actual things which you can see and touch for yourself.' 'I' was very puzzled; it did indeed seem very real even to me, and very confusing. 'I' examined the soiled materials again; they felt very wet and dripping in my hands and seemed to be convincingly 'real'. 'Perhaps', I though, 'some of the seeming facts are really true' - I could not disentagle them from what was false; only 'I' felt sure that a great deal of the worry was 'dream trouble, not day trouble.' 'No,' the dreamer argued again, 'for you can see and feel the wet things - they are too real to be "dream things." ' 'Well,' 'I' said at last, 'will you put it to the touch, and test it? Wake,' I said, 'and see just how much of this is a dream!' And I woke ». Mary Arnold-Forster, op. cit., pp. 172-173.

[208] Sujet n°16,"Est-ce un rêve ? Double test: chute et attitude", 31 janvier 1985.

[209] Idem, sans titre, 9 mars 1985.

[210] Idem, sans titre, 29 décembre 1981, cité supra.

[211] Idem, "Voir s'il me voit", 28 décembre 1981.

[212] Idem, "Est-ce que je saute ?", mercredi 7 juin 1984.

[213] Idem, sans titre, 2 mars 1984. Souligné par nous.

[214] Idem, "Le pont de Nantes", 21 janvier 1985. Souligné par nous.

[215] Cité supra au chapitre 2.

[216] Le rêve cité supra ," Une mer de boue blanche", est de ce type.

[217] Sujet n°10, "Atrocités dans le train", 26 novembre 1985. Cité supra.

[218] Idem, journal de rêves de la même date.

[219] Yves Delage, op. cit., p. 449. Souligné par nous.

[220] « I may state that without exception all my lucid dreams occurred in the hours between five and eight in the morning ». Dr. Frederik van Eeden, op. cit., p. 449.

[221] Patricia Garfield, La Créativité Onirique, La Table Ronde, Paris, 1983, pp. 138-139.

[222] « I have been dreaming for some time and suddenly I realize that I am dreaming. As soon as I become lucid, I feel a flow of tingling energy rising up into my head and settling in my forehead. The dream images shift suddenly and now I see an amazingly beautiful ever green tree in front of me. Its branches are covered with snow, each one carefully and delicately poised, sagging under the weight of the beautiful, clear, brilliant, white powder. The scene is absolutely marvelous in its beauty and clarity.

    « I decide to take charge in the dream and I mentally command the tree to turn into a … (pause) … rabbit! After this short pause the thought comes to me, "A rabbit! Why not? A rabbit will do quite nicely." Instantly the tree vanishes and I see only a blank, brown screen in my field of vision. I feel disappointed and I choose to keep visualizing a rabbit. Soon I see the white outline of a rabbit on the brown screen. First I see it from a side view and then from its backside, as it begins to hop about with movements similar to an animated cartoon.

    « Suddenly the scene changes. I arch my head back and look straight up into the air. I see a beautiful eagle, or perhaps a hawk, floating in the air above me, hovering in place with poised, widespread wings. The sky is absolutely clear blue and the rays of the sun filter slowly and gloriously down through the outstretched feathers of the bird. Sparkles of sunlight slowly fall down toward me, like a soft, gentle shower. I feel impressed and joyous at the marvelous beauty of this scene which I savor, fully and deliberately, in every detail.

    « Suddenly I awaken, and I lie in bed with my eyes closed, my mind fully alert, basking in the afterglow of the vision ». Kelzer, op. cit., pp. 18-19.

[223] Sujet n°16, sans titre, 2 juin 1987, début de ce rêve partiellement cité supra.

[224] Voir par exemple le rêve du sujet n°10, "Atrocités dans le train", 26 novembre 1985, cité supra .

[225] « […] How long elapsed I cannot say; time is a most perplexing thing in the Dream World; but presently it occured to me that I ought to be getting back to my body. I had to be at College by nine o'clock, and I had no idea what the actual earth-time was, except that it was probably morning. I therefore willed to end the dream and to awake. To my great surprise nothing happened. I was as though a man actually wide awake willed to awake. It seemed to me that I could not be more awake than I was. My reason told me that the apparently solid shore and sunlit waves were not the physical land and sea ; that my body was lying in bed, half a mile away at Forest View ; but I could not feel the truth of this. I seemed to be completely severed from that physical body". Oliver Fox, op. cit., pp. 38-39.

[226] Sujet n°10, "L'Amour à l'anglaise et l'ordinateur", 12 janvier 1986.

[227] Idem, "Le devoir d'esperanto", 26 novembre 1985.

[228] Id., Journal de rêves de la même date.

[229] Id., "1929", 18 septembre 1986.

[230] Sujet n°16, « "Au revoir, C…", grimaça-t-il », 5 juin 1984.

[231] Le corpus de rêves que nous avons recueillis montre que certains sujets ont classé comme "ordinaires" des rêves dont la lucidité transparaît dans le récit.

[232] Cité supra, section I, §1, I, A.

[233] « I am walking down an unidentified alley late at night. There are many fire escapes on the backs of the buildings which I am passing in the alley. I am being followed, but the knowledge does not disturb me very much. I feel more curiosity than fear. I finally look over my shoulder to see a man - but I can't see his face - wearing a fedora and trenchcoat and carrying a knife. When he realizes I've seen him, he begins to run after me. I still feel no real fear, however, because I am very much aware that this is a dream and I am in no real danger. I wait until he is perhaps twenty yards away from me, and then I take a running start and fly up to the nearest fire escape. My pursuer begins to climb up the fire escape after me, but I merely soar over to the next one, laughing at his clumsy attempts to overtake me ». Récit rapporté par Jayne Gackenbach & Jane Bosveld, op. cit., pp. 84-85.

[234] « I was in a building with a group of people. The building was surrounded by zombies. I had a gun that misfired every time I tried to shoot a creature. They managed to break in and we were quickly surrounded. I knew that our escape depended on my gun working. Suddenly, I realized that I was dreaming and that I could force the gun to work by willing it to do so. The gun began firing and we escaped ». Ibid., pp. 83-84.

[235] « I am walking alone in a mountainous country area. I begin to climb upward on several huge slabs of solid granite. Leaning forward as I climb, I patiently work my way up these massive, steep, grayish-white monoliths. At last I reach the summit, a high plateau, and see a broad, vast plain ahead of me. The plain extends for a great distance, as far as the eye can see, and is covered with grass and occasional clumps of trees. At some distance on the plain, I see a large, goat-like beast, similar to an African wildebeast, with long, shaggy, black hair. A primitive man, a naked aborigine, looking like an American Indian, is riding the wildebeast. Suddenly, the beast turns directly toward me and begins to charge. I realize that the aborigine has no control over the beast at all; in fact, the beast is controlling him! I feel alarmed. I clearly see that the beast has two, short, curved horns with sharp points, exactly like those of an American buffalo.

    «  Suddenly, I realize I am dreaming, and I feel a great surge or energy shoot through my whole body and settle in my forehead. I tell myself I have absolutely nothing to fear because I know that what I see is a dream. I stand ready to meet the wildebeest's attack and feel tremendous energy bristling out of my arms. My arms feel much more muscled and stronger than usual, each one surrounded by a powerful energy field, shaped like a cylinder about eight inches in diameter, completely encompassing each arm, and extending from my shoulders all the way down to the fingertips of both hands. I feel incredibly powerful. I think to myself that, at just the right moment, with perfect timing and balance, I will grab the charging wildebeest by the horns and bulldog it to the ground as if I were a rodeo cowboy. I wait with full confidence as the wilderbeast and the naked aborigine charge directly toward me, headlong, at full speed. […] ». Kelzer, op.cit., pp. 3-4.

 [236] « […] At the very last moment, just as I expect to feel their impact, the wildebeast and the naked aborigine come to an abrupt halt, directly in front of me. For several minutes, I confront the wildebeest, powerfully, looking straight into one of its bloodshot eyes, as it nervously paws the earth, stirring up a small cloud of dust only a few feet from where I stand. I think to myself with great satisfaction, "I don't have to bulldog it after all." The naked aborigine sits calm and immobile on top of the shaggy beast and has an empty and faraway look in his eye as I glare at him powerfully. Then I look back at the wildebeast, and for several long moments we continue to stare directly into each other's eyes as it repeatedly paws the earth, restlessly. I fell totally balanced and poised, mentally clear, and very satisfied. Slowly the dream fades out and I return to a normal sleep ». Ibid.

[237]« My first recollections of flying dreams go back to when I was a very little child, when we were living in London. The flying dream, when it first came, was connected with the sensation of fear. Half-way up the dimly lighted staircase that led to our nursery a landing opened on to a conservatory. The conservatory by day was a sunny place full of the pleasantest associations, but with the coming fo darkness its character changed altogether. In the night-time anything might be imagined to lurk in its unlighted corners; decidedly it was safest always to hurry past that landing, and even past the other landings which, though they did not open on to any such dark spots, were not places where a child cared to linger alone. In some of the first dreams that I can remember I was on that staircase, fearful of something which I was especially anxious never to have to see. It was then that the blessed discovery was made, and that I found that it was just as easy to fly downstairs as to walk; that directly my feet left the ground the fear ceased - I was quite safe; and this discovery has altered the nature of my dreams ever since. […]  ». Arnold-Forster, op. cit., pp. 64-65.

[238] Cité supra, chapitre 2.

[239] « During lucid dreaming the appearance of the dream world seems to be identical to that of the waking world. Certain of our perception experiments sometimes (but not always) led to the same results as in the waking state. It was possible, for example, to deliberately bring about double vision, positive after-image, as well as the restructuring figures ». Paul Tholey, "Overview of the German Research in the Field of Lucid Dreaming", op.cit., p. 29.

[240] « Other highly unusual experiences also occurred, however such as flying or floating, out of the body experiences, panorama vision (360°), four-dimensionality of space, the slowing down of time, and cosmic experiences ». Ibid.

[241] Cité supra section I, Introduction.

[242] Voir le rêve "Une mer de boue blanche" cité supra.

[243] Cité supra, section I, §1, IV.