Chapitre Trois
Rêves lucides et
rêves associés : description et définition
[suite]
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Si l'on
essaie de dégager une définition minimale du rêve lucide commune aux récits de la
littérature on se heurte aussitôt à deux types de difficultés. D'une part les
récits de rêves lucides sont très différents d'un auteur à l'autre : pour
prendre deux extrêmes, les rêves d'Hervey de Saint-Denys, malgré leur caractère expérimental, restent dans
l'ensemble assez communs (ce sont des scènes qui pourraient être empruntées à
la vie éveillée) tandis que ceux d'Oliver Fox sont beaucoup plus fantastiques (dans ses
rêves, Oliver Fox se met en
lévitation ou passe à travers les murs, capacités qui ne sont guère rapportées par Hervey de
Saint-Denys), à tel point que l'on peut se demander s'il ne
s'agit pas de rêves de types essentiellement différents. D'autre part les
critères qui permettent de définir le rêve lucide fluctuent selon les auteurs
et parfois un même auteur oscille inconsciemment entre plusieurs définitions,
fluctuation souvent liée à la délimitation du phénomène (par exemple certains
auteurs partent du principe que le rêve lucide n'est qu'une étape préparatoire
pour d'autres expériences). Or, si malgré ces divergences ceux d'entre eux qui
ont eu connaissance des travaux de leurs prédécesseurs ont pu les reconnaître
pour tels, et si, d'une façon générale, les chercheurs contemporains
s'accordent sur la littérature, c'est qu'il existe au moins une caractéristique
minimale, même implicite, qui permet de reconnaître le rêve lucide dans ces
textes. On est en droit de supposer que ce critère minimal restait implicite
dans la mesure où chaque auteur, au moment même où il l'énonçait, l'intégrait
dans un cadre explicatif ou descriptif plus spécifique.
C'est
en reprenant les récits fournis par
la littérature que Celia Green a dégagé et formulé cette définition minimale
dans son livre Lucid Dreams dont
l'intention est non pas de théoriser le phénomène mais d'en donner la
description du point de vue d'une phénoménologie onirique : « Un rêve
lucide est un rêve dans lequel le sujet est conscient de rêver »[1]. Presque à la même époque Charles T. Tart ouvrait son livre Altered States of
Consciousness par ces
mots : « Chaque fois que je parle des rêves, je mentionne le fait
qu'il en existe d'un genre très inhabituel. Ce sont les "rêves
lucides" […] dans lesquels le rêveur sait qu'il rêve et demeure
entièrement conscient de lui-même »[2]. Cette définition minimale qui était
destinée à attirer l'attention sur un type particulier de rêves est désormais
admise par tous les chercheurs contemporains, même s'ils ne la considèrent pas
toujours comme suffisante[3]. On la trouve aussi bien dans la
littérature générale sur le rêve, dans laquelle le rêve lucide est plutôt mentionné
qu'étudié, comme dans les ouvrages d'Ann Faraday (« Le rêve "lucide" est ainsi
nommé, non parce qu'il possède une qualité inhabituelle de netteté ou de
clarté, mais parce que le rêveur sait, au moment où il rêve, qu'il est en train
de rêver, et qu'il se sent en pleine possession de ce que nous appelons la
conscience normale de l'état de veille, tout en sachant aussi, avec certitude,
qu'il est dans son lit et qu'il dort »[4]) que dans des ouvrages plus orientés vers le
phénomène lui-même, qu'ils soient destinés à un large public comme La Créativité Onirique de Patricia Garfield (« Quelle expérience étrange et
passionnante que celle du "rêve lucide" : tout simplement un
rêve où l'on a conscience de rêver -
conscience allant de la simple réflexion : " Ce n'est qu'un
rêve ", à l'affranchissement de toutes les contraintes corporelles,
spatiales et temporelles »[5]) ou qu'il s'agisse de travaux plus
spécialisés portant sur un aspect très particulier du rêve lucide (ainsi, dans
sa thèse, Jayne Gackenbach donne la
définition suivante : « Les rêves lucides sont le plus communément
définis comme des rêves dans lesquels on reste conscient, au fur et à mesure de
leur déroulement, d'être en train de rêver »[6].) De façon générale c'est en ces termes
que les auteurs d'articles scientifiques sur ce sujet se contentent de rappeler
brièvement ce qu'ils entendent par rêve lucide.
Formulée
de la sorte cette définition semble faire consister le rêve lucide en une
combinaison de deux éléments : le rêve et la conscience de rêver. Voyons à quoi renvoient ces éléments de façon
immédiate. Les récits de rêveurs
lucides montrent qu'il faut donner ici au terme "rêve" le sens qu'on
lui accorde généralement et qui est celui d'une "vie" onirique au
cours de laquelle le rêveur croit avoir, comme dans la vie de veille, des perceptions, des émotions ou des pensées. Il
ne peut donc être confondu avec des états qui s'apparentent à lui sans appartenir
au sommeil (tel le
rêve éveillé ou
l'hallucination) ni être réduit, à l'intérieur du sommeil
lui-même, à des phénomènes secondaires qu'on ne considère pas habituellement
comme des rêves (par exemple lorsque le rêveur réfléchit de façon plus ou moins floue dans une
absence de décor[7]).
Cependant,
si la notion de rêve est d'autant plus facile à appréhender que tout un chacun
en a l'expérience, celle de la conscience de rêver est plus
délicate à faire saisir dans la mesure où il ne s'agit plus là d'une expérience
partagée par tous. La plupart des auteurs tentent d'en donner l'idée en
l'identifiant à la conscience de la vie de veille. Cela
rend la définition d'autant plus difficile à saisir que la conscience de veille
est associée dans le langage courant à l'état d'éveil, ce qui oblige les
auteurs en quelque sorte à "coller" cette conscience sur le rêve.
Ainsi pour C. Tart : « Le caractère inhabituel de ce genre
de rêve vient de ce que le rêveur s'y "éveille", pour ainsi dire, de
son rêve ordinaire. Cela signifie qu'il se trouve tout à coup en possession de
sa conscience de veille normale, sachant qu'il est dans son lit et qu'il
dort ; mais - insistons là-dessus - le monde du rêve dans lequel il évolue
n'en demeure pas moins réel pour lui »[8]. Il en va de même pour LaBerge qui écrit : « L'état mental du
rêveur lucide est comparable au vôtre, au moment où vous lisez ces lignes. De
façon générale, il est, comme vous-même, capable de se souvenir, de réfléchir, de percevoir et d'agir dans un monde
phénoménal. […] Mais la différence essentielle entre le rêve lucide et l'état
de veille tient à ce qu'en rêvant on sait, en dépit des apparences, qu'on est,
en réalité, endormi dans son lit »[9]. Cette difficulté qu'il y a à définir, pour une
première et brève approche, le rêve lucide avec des mots du langage courant,
dont le sens habituel va à l'encontre de l'idée qu'on cherche à donner du
phénomène, est si bien ressentie que certains auteurs préfèrent introduire le
rêve lucide par un exemple.
Toutefois,
le choix d'un exemple pour donner une première idée du rêve lucide est lui-même
délicat car il risque de faire prendre l'accessoire pour l'essentiel. En effet
la conscience qu'a le rêveur de rêver lui permettant parfois d'influencer son
environnement, certains lecteurs ont confondu rêve lucide et rêve contrôlé[10]. Or, d'un autre côté, donner comme exemple un
rêve lucide où ne se manifestent pas ces aspects particuliers risque
d'entraîner une conclusion d'inutilité : quel intérêt pourrait-il y avoir
à porter plus d'attention au rêve lucide qu'au rêve ordinaire, si la conscience
de rêver n'y
apparaît que comme une sorte d'épiphénomène ? Un tel rêve pourrait prendre
la forme suivante :
«... Dans un bateau
où il y a beaucoup de monde dont mon père et d'autres membres de la famille.
C'est un genre de réunion mondaine dans une péniche amarrée à un quai. (Passage
lucide :) Je quitte la salle de réception, sors dans la nuit et gagne les
ponts extérieurs latéraux. Je décide de faire le tour du bateau. Je
me rends compte que je rêve. Me
voici face à une série d'échafaudages noirs qui gênent l'accès à une porte - ce
sont des sortes de barrières. Pour libérer le passage il faut allonger le bras
au-delà des structures métalliques et appuyer sur un bouton situé derrière, sur
le mur intérieur de la pièce auquel cette porte donne accès, afin que les pans
coulissent. Je
Ce rêve n'offre
aucun caractère remarquable par son contenu, et on peut le qualifier de rêve
ordinaire. Cependant le rêveur se rend compte, pendant une courte période,
qu'il est en train de rêver. La façon dont le passage lucide s'intercale dans
le rêve ordinaire indique que le rêve lucide est bel et bien un rêve puisqu'il
peut être la continuation, ou un morceau, d'un rêve non-lucide, sans que cela
affecte le contenu du rêve ("Je sais que je rêve mais je suis obligé de
faire tout cela pour franchir la porte"). L'élément de lucidité se réduit
ici à une simple constatation ("je me rends compte que je rêve") et
peut-être même à une amorce de réflexion sur le côté incontournable de la situation
onirique malgré la connaissance que le rêveur peut avoir de sa nature, mais il
n'ajoute rien au rêve dans son déroulement. Dans un tel exemple la lucidité
apparaît comme une parenthèse inutile, voire malheureuse.
Au
contraire le premier exemple de rêve lucide par lequel LaBerge ouvre son
livre Lucid
Dreaming, nous plonge
immédiatement dans les interactions de la conscience de rêver avec le
rêve lui-même :
« Déambulant
le long d'un corridor que surmonte une haute voûte, niché au fond d'une
puissante citadelle, je m'arrêtai un instant pour admirer la magnificence
architecturale. Sans trop savoir pourquoi, la contemplation de ce cadre
majestueux me fit réaliser que j'étais en train de rêver! Éclairée par la lucidité de ma
conscience, la splendeur imposante du château m'apparut encore plus
merveilleuse et, le cœur en émoi, j'entrepris alors d'explorer la réalité imaginaire de mon "château en
Espagne". Arpentant le hall, je pouvais sentir sous mes pieds la froide
rugosité des pierres et entendre l'écho de mes pas. Chaque élément de ce
spectacle enchanteur semblait réel… et pourtant, je demeurais parfaitement
conscient que tout cela n'était qu'un rêve!
Aussi fantastique
que cela puisse paraître, bien que profondément endormi et plongé dans mon
rêve, j'étais en pleine possession de mes facultés de veille : à même de
penser aussi clairement qu'à l'ordinaire, de me rappeler à volonté les détails de ma vie éveillée et d'agir
délibérément par réflexion consciente, sans que cela ne diminue en rien
la vivacité de mon rêve. Paradoxe ou non, j'étais éveillé dans mon rêve!
Arrivant au château
à la croisée de deux couloirs, j'exerçai mon libre arbitre et, optant
pour celui de droite, j'aboutis rapidement à un escalier. Avide de découvrir
une issue, je descendis les marches qui m'amenèrent près du faîte d'une immense
voûte souterraine. Du pied des escaliers, je pouvais voir le sol de la caverne,
en pente abrupte, s'enfoncer au loin dans l'obscurité. Plusieurs centaines de
mètres plus bas, j'aperçus ce qui ressemblait à une fontaine, entourée par des
statues de marbre. Mon imagination saisie à
l'idée de me baigner dans des eaux symboliquement régénératrices, je descendis
aussitôt la pente. Pas à pied, cependant, car chaque fois que je veux aller
quelque part en rêve, je vole. Dès que j'eus atterri à côté du bassin, je fus
très étonné de découvrir que ce que j'avais pris d'en haut pour une sculpture
inanimée m'apparaissait à présent comme un être bien vivant et plutôt
inquiétant. De fait, un génie effrayant et gigantesque surplombait la
fontaine : le Gardien de la Source, comme je le sus immédiatement, de
quelque façon. Toutes mes forces instinctives me commandèrent d'un seul
cri : "Fuis!" Mais je me souvins alors que cette apparition terrifiante
n'était qu'un rêve. Enhardi à cette pensée, je dominai ma peur et, au lieu de
fuir, je m'envolai droit vers la créature. Comme c'est souvent le cas en rêve,
avant même que je fusse à sa portée, d'une manière ou d'une autre, nous avions
atteint la même taille, et à présent, face à face, je
pouvais la regarder droit dans les yeux. Prenant conscience que ma peur avait
engendré cette terrible vision, je résolus d'étreindre ce que j'avais été si
prompt à rejeter et, le cœur et les bras ouverts, je pris ses deux mains dans
les miennes. Au fur et à mesure que le rêve se dissipait lentement, le pouvoir
du «génie» semblait se fondre en moi, et je m'éveillai empli d'une vibrante
énergie. Je me sentais prêt à tout »[12].
Ici encore la
lucidité se manifeste au cours d'un rêve, mais cette fois c'est un élément du décor qui la déclenche
(« Sans trop savoir pourquoi, la contemplation de ce cadre majestueux me
fit réaliser que j'étais en train de rêver! ») ce qui laisse supposer que le rêve
lui-même est d'une qualité particulière. La lucidité ajoute immédiatement une
nouvelle dimension à la perception de l'environnement onirique (« Éclairée par la lucidité de ma
conscience, la splendeur imposante du château m'apparut encore plus
merveilleuse ») et modifie l'attitude affective du rêveur de plusieurs
façons au cours du rêve : il explore le monde
imaginaire « le
cœur en émoi » et affronte un personnage onirique qu'il aurait
probablement fui s'il n'avait pas eu conscience de rêver (« Toutes mes forces instinctives me
commandèrent d'un seul cri : "Fuis!" Mais je me souvins alors
que cette apparition terrifiante n'était qu'un rêve. Enhardi à cette pensée, je
dominai ma peur et, au lieu de fuir, je m'envolai droit vers la
créature »). L'auteur de ce rêve met lui-même l'accent sur ses aspects
inhabituels : capacité de penser
clairement, de se souvenir de sa vie de veille et d'agir
délibérément, dont le rêve donne un exemple : « Arrivant au château à
la croisée de deux couloirs, j'exerçai mon libre arbitre et, optant
pour celui de droite ». Mais plus encore le rêveur est doué de capacités
non communes : « chaque fois que je veux aller quelque part en rêve,
je vole ».
A la lecture d'un tel rêve la tentation est forte
de mettre l'accent davantage sur ce que la conscience de rêver semble permettre dans le rêve (et d'en
conclure que le rêve lucide est un rêve sur lequel le moi conscient exerce un
contrôle) que sur cette conscience elle-même. Or, plusieurs facteurs
prémunissent contre une telle façon de voir. D'abord tous les rêves lucides ne
sont pas nécessairement des rêves dans lesquels le rêveur peut contrôler (même
très partiellement) son environnement ou ses actes, comme le montre le rêve
précédent. Ensuite de nombreux rêves sont rapportés comme étant contrôlés sans
que la lucidité intervienne : « Je distingue la lucidité onirique du
contrôle des rêves pour la simple raison que, dans ma propre expérience, il
n'existe pas de lien entre ces deux processus (si ce n'est, peut-être, une
relation d'antinomie). J'exerce sur mes cauchemars un contrôle assez efficace, mais c'est presque
toujours en l'absence de la lucidité. Par ailleurs, je fais périodiquement des
rêves lucides - d'un caractère assez terre-à-terre, il faut bien le dire - dans
lesquels je suis seulement consciente de rêver sans chercher d'aucune manière à
les contrôler. […] j'ai tenté, récemment, d'obtenir quelques rêves lucides dans
un but de contrôle. Il y en eut qui prirent rapidement une tournure
menaçante ; pour d'autres, il se produisit aussitôt un effacement du
décor, ou bien ce dernier devint achromatique »[13]. Le contrôle du rêve
n'apparaît donc pas comme un élément essentiel du rêve lucide. On voit à quel
point il est difficile de donner une idée relativement précise du phénomène du
rêve lucide à l'aide d'une simple définition ou d'un seul exemple. Dans un cas
les structures de la langue rendent cette définition paradoxale, voire contradictoire.
Dans l'autre le contenu du rêve cité risque de détourner l'attention vers ses
aspects inhabituels ou au contraire tout à fait ordinaires.
Ces écueils à présenter le phénomène de façon
satisfaisante tiennent à une tendance qu'a l'esprit à chercher et à saisir les
contenus de conscience plus que les faits de conscience. Or, de même que le
fait de conscience ne peut généralement être saisi sur soi-même que par une
sorte de retour sur soi, et non de façon immédiate, de même le phénomène de la
lucidité onirique nécessite pour être bien compris une étude approfondie des
rêves lucides. Cependant, s'il fallait s'efforcer de donner une idée globale du
phénomène avant d'en aborder l'étude, on pourrait dire que le rêve lucide se
caractérise pour le rêveur par un "éveil" de la conscience de sa
situation sans qu'il quitte la scène onirique. Cette définition est le plus
petit commun dénominateur de l'ensemble des travaux sur le rêve lucide. Mais si
elle est reconnue comme nécessaire, est-elle pour autant suffisante ?
La conscience qu'a le rêveur de rêver n'est pas
toujours, en effet, considérée comme le seul élément central de caractérisation
de ce type de rêves. Elle est parfois exposée comme la résultante d'un autre
élément présenté alors comme déterminant. D'où la question de savoir si dans la
littérature cette conscience de rêver est ce qui autorise la manifestation des
autres éléments ou si elle en dépend ou si encore elle leur est comme rattachée
de l'extérieur. Une première réponse est suggérée par l'intention même de
définir le phénomène et ses conséquences. Cette intention conduit en effet à
placer la conscience de rêver dans une
position privilégiée en ce que non seulement on en remarque la présence mais
aussi la nécessité.
Quand, en effet, on se tourne vers les auteurs qui
n'ont pas cherché à définir le phénomène, comme Hervey de Saint-Denys, on se rend compte que si la
conscience de rêver a favorisé leur investigation des phénomènes oniriques,
elle n'a jamais fait l'objet d'une interrogation pour elle-même : elle a
été constatée puis utilisée, mais il n'a pas semblé à leurs auteurs que cette
utilisation même pouvait modifier l'essence de
l'expérience onirique, ou, en d'autres termes, que la présence de cette
conscience de rêver permette de considérer ces rêves comme
appartenant à une catégorie particulière. Il en résulte que, dans les récits qu'ils nous ont laissés, on ne peut pas
toujours distinguer ceux qui correspondent à des rêves lucides de ceux qui
correspondent à des rêves ordinaires même lorsqu'ils font quotidiennement
l'expérience de la lucidité : « je peux attester qu'il ne m'arrive
guère de m'abandonner aux illusions
d'un songe sans retrouver, du moins par intervalles, le sentiment de la
réalité »[14].
Puisque la conscience de rêver est d'une importance déterminante pour
l'observation des rêves on pourrait la supposer présente dans tous les récits
d'Hervey
« Je rêve que j'ai
découvert de grands secrets magiques par le moyen desquels je puis évoquer les
ombres des morts, et aussi transformer les hommes et les choses selon le
caprice de ma volonté. Je
fais d'abord surgir devant moi deux personnes qui ont cessé d'exister depuis
plusieurs années, et dont les images fidèles m'apparaissent néanmoins avec la
plus parfaite lucidité[15]. Je souhaite de voir un ami absent ; je
l'aperçois aussitôt, couché et endormi sur un canapé. Je change un vase de
porcelaine en une fontaine de cristal de roche, à laquelle je demande une
boisson fraîche qui s'échappe à l'instant d'un robinet d'or. J'avais perdu
depuis plusieurs années une bague que je regrettais beaucoup. Le souvenir m'en
vient à l'esprit. Je désire la retrouver ; j'émets ce vœu, en fixant
les yeux sur un petit charbon que je ramasse dans le foyer, et la bague est aussitôt
entre mes doigts »[16].
Pour qui a à
l'esprit la déclaration de l'auteur d'être la plupart du temps conscient en
dormant de sa situation d'homme endormi, et pour peu qu'il ait associé l'idée
de contrôle à celle de conscience de rêver comme le
suggère implicitement le rêve de LaBerge, ce
rêve présente les caractéristiques d'un rêve lucide. Or, Hervey de
Saint-Denys signale
incidemment qu'il n'en est rien : « A mon réveil, je suis frappé par
cette idée que ma volonté seule avait successivement évoqué toutes ces
images. Il est vrai que je n'avais pas eu le sentiment d'être le jouet d'un
songe ; mais je n'en avais pas moins rêvé exactement ce que j'avais
voulu »[17].
De même la quotidienneté de l'expérience est sans doute due à une illusion rétrospective car, pour
mener à bien une expérience onirique dans laquelle il projette de se donner la
mort afin d'en observer les
conséquences, il doit attendre un mois : « Je résolus de ne point
laisser échapper la première occasion qui s'en présenterait, c'est-à-dire le
premier rêve lucide[18] au milieu duquel je posséderais bien le
sentiment de ma situation. J'attendis près d'un mois ; il faut avoir de la
persévérance »[19]. Cette tendance à considérer
la conscience de rêver uniquement sous l'angle de son utilisation pratique sans prendre en considération son
impact possible sur le rêve lui-même semble être une démarche naturelle de la
pensée car elle surgit spontanément chez ceux qui découvrent le rêve lucide par eux-mêmes, sans avoir connaissance de la
littérature sur le sujet.
En revanche les auteurs qui ont cherché à définir
le phénomène de façon articulée sont généralement informés sur le travail de
leurs prédécesseurs[20]. Le premier à avoir tenté de
discerner précisément le phénomène, et à lui avoir donné le nom de "rêve
lucide", van Eeden,
était un lecteur d'Hervey de Saint-Denys qui s'efforçait de répondre aux critiques de
Maury et d'Ellis pour rendre compte de sa propre
expérience : « Niant la possibilité d'une mémoire intégrale et d'un
pouvoir de décision volontaire dans le rêve, ils diraient sans doute que ce
que j'appelle rêve n'est rien de tel, mais plutôt une sorte de transe, d'hallucination ou d'extase »[21].
Alors que les rêveurs lucides spontanés comme
Il commence négativement par préciser que ces
rêves sont complètements coupés de la vie de veille : « Tout ce que je
puis dire, c'est que mes observations ont été effectuées dans un état de sommeil normal et profond et qu'il y eut 352 cas où je
me souvenais parfaitement de ma vie de veille, étant également capable
d'actes volontaires.
J'étais alors si profondément endormi qu'aucune sensation corporelle ne
s'offrait à ma perception. Toute personne qui refuse de nommer rêve un tel état
mental reste libre de suggérer d'autres appellations. Pour ma part, ce
furent précisément les rêves de ce genre - ceux que je qualifie de "rêves
lucides" et que j'ai classés dans la section E de mon tableau - qui
éveillèrent en moi le plus vif intérêt et que je m'efforçai de noter avec le
plus grand soin »[22].
Il
Dans la classification des rêves que van Eeden met
au point, le rêve lucide apparaît comme une catégorie particulière, bien
distincte d'autres catégories telles que les rêves de démons (qui suivent fréquemment le rêve lucide et
dans lesquels le rêveur est tourmenté par des personnages déplaisants), les
rêves de mauvais éveil (dans lequel le rêveur croit se réveiller dans
une atmosphère étrange) et les rêves initiaux. Or, si nous regardons chacune de
ces catégories de près nous nous apercevons que les rêves qui s'y incluent
remplissent, la plupart du temps pour les rêves de démons et de façon
essentielle pour les autres catégories, les conditions données pour le rêve
lucide.
De façon générale on peut constater que
l'intention de définir le phénomène, qu'elle soit ou non suscitée par des
objections, amène à s'intéresser au rêve lucide pour lui-même et à rechercher
les rapports qu'il entretient avec les rêves ordinaires. Le rêve lucide est
alors considéré comme une catégorie très particulière de rêves : « Au
moins, dans mon propre cas, je considère mes rêves lucides tout à fait
différents de mes rêves ordinaires, à la fois dans leur netteté perceptive et
dans leur qualité affective »[27]. On tente alors de mettre au
point des classifications générales dans lesquelles le rêve lucide s'insère,
ainsi qu'une typologie des rêves lucides eux-mêmes. Dans un cas comme
dans l'autre, cela amène les auteurs à chercher des critères de classification
et, par là, à prendre conscience des problèmes que pose la définition minimale
du phénomène, problèmes que les investigateurs spontanés comme Hervey de
Saint-Denys ne
pouvaient se poser.
Ces problèmes qui apparaissent avec l'intention de
définir le phénomène, nous avons déjà constaté qu'ils prenaient deux
formes : l'inadéquation, pour ne pas dire l'impossibilité du langage
courant à traduire cette expérience onirique particulière, et son
corollaire : l'obscurité qui entoure la notion de "conscience"
dans l'expérience quotidienne qu'on en a. Il nous faut maintenant aller au-delà
de la simple constatation pour comprendre comment ils se constituent et si une
réponse immédiate et simple leur a été apportée par des auteurs plus récents.
La première difficulté vient principalement de ce
que l'on essaie d'introduire la conscience dans un lieu où elle se trouve déjà.
En effet le rêveur ordinaire dispose d'une certaine sorte de conscience
puisqu'il est conscient de l'environnement onirique qu'il perçoit, qu'il agit ou désire en rêve en fonction d'un moi
onirique qui a ses exigences propres, bref qu'il adopte
un comportement conscient. Cependant, cette conscience, que
l'on peut appeler conscience onirique, se limite au rêve en cours, elle n'est
ni consciente d'elle-même, ni d'un au-delà de l'expérience qui serait la
réalité de l'éveil. Les rêveurs lucides n'introduisent donc pas la conscience
dans le rêve mais, en quelque sorte, étendent son intentionnalité : le rêveur lucide est
conscient de la qualité onirique de l'expérience en cours, ce qui implique
qu'il a, même dans une mesure peu importante, le souvenir de sa vie de veille, ne serait-ce que pour
l'opposer au rêve qui se déroule. Ici surgit la deuxième difficulté qui prend
sa source dans une habitude de pensée. Nous nous sommes accoutumés depuis les
travaux de chercheurs comme
Le rêve est ainsi défini par rapport à ce qui a
été "perdu" de la vie de veille. La veille intégrerait donc
naturellement cet état inférieur et se souvenir de ses rêves, une fois éveillé, résulterait
implicitement de cette intégration. En revanche se souvenir en rêve de l'état
de veille renverserait la logique de ce modèle. Comment les auteurs se
sortent-ils de ces deux difficultés ? Principalement en essayant de
clarifier d'un point de vue conceptuel ce qu'ils entendent par
conscience et en s'efforçant de sortir du modèle intégratif par le recours à
d'autres types de comparaisons.
Sans le préliminaire
d'une expérience de rêve ordinaire, je me trouvai soudain à bord d'un assez
grand bateau, voguant à une allure normale sur ce qui me paraissait être
l'embouchure d'un fleuve, non loin de l'endroit où il se jette à la mer. De
part et d'autre, on apercevait des paysages agréables, verts et boisés, tandis
qu'en avant l'eau s'étendait à l'infini. Le pont était lisse et propre,
réchauffé par le soleil, et je sentais la brise sur ma peau. Cela me surprit,
car je savais que, dans un rêve, on n'éprouve pas les sensations physiques du moment avec la même intensité, ou
la même subtilité que dans la vie réelle. J'étais suffisamment maîtresse de mes
pensées et de mes mouvements pour me pincer le bras, afin de m'assurer que
c'était bien un rêve. Je sentis la chair sous mes doigts, ainsi que la légère
douleur causée par le pincement, et cela me remplit d'une réelle inquiétude. Je
savais, en effet, que je n'aurais pas dû me trouver à bord de ce bateau, en
plein jour. Je ne voyais pas mon propre corps, mais j'étais suffisamment lucide
pour l'imaginer, inerte, dans mon lit à Paris.[32]
Celia Green se place
ensuite pour répondre à Malcolm sur son propre terrain, celui du
langage : « Le problème serait peut-être résolu si l'on parvenait à
distinguer une "inconscience physiologique" d'une part et de l'autre
une "inconscience psychologique." On définirait la première par
l'absence de réponse à certains stimuli externes. L'état d'inconscience
psychologique serait plus difficile à caractériser. On aurait, en effet,
quelque mal à déterminer des critères spécifiques : incapacité à
discriminer, amnésie, inattention, ou autres, qui ne se manifestent pas, à l'occasion,
dans un état de veille normal »[33].
Green s'efforce ici d'approfondir le langage courant
en distinguant plusieurs types d'inconsciences.
On pourrait tout aussi bien distinguer différents
types de consciences. Le langage aurait certainement besoin d'être corrigé sur
ce point car les expressions qu'il utilise ne font pas la différence entre
l'état physiologique et le type de conscience. Ne dit-on pas de
quelqu'un qui s'éveille qu'il revient à la conscience et de quelqu'un qui sombre
dans le sommeil qu'il perd
conscience ? Or, si l'on tient compte ne serait-ce que de la conscience
onirique du rêveur ordinaire, on s'aperçoit qu'une telle distinction est trop
abrupte. Des individus qui, à l'état de veille, n'ont pas conscience de
leur état d'homme éveillé, peuvent s'observer parmi ceux qui sont abrutis
par une drogue, absorbés dans un film ou entièrement pris dans une activité de
type répétitif.
Cependant, ces considérations sur le langage ne
font que déplacer le problème. Si la distinction entre l'état
physiologique et le type de conscience est un pas indispensable dans la
compréhension du phénomène, celle entre conscience "claire" et
conscience "floue" reste approximative, d'une part parce leur nature
n'est pas clairement définissable d'un point de vue absolu (pour le rêveur non
lucide qui est persuadé d'être éveillé, sa conscience est "claire",
elle ne devient floue qu'au réveil[36])
et d'autre part parce toute une gamme de types de consciences peut s'y
s'intercaler. La question de savoir ce qu'est la conscience de rêver n'est donc que repoussée.
Puisque la clarification conceptuelle du langage n'est pas
satisfaisante, il reste la solution de s'appuyer sur des modèles et des
comparaisons.
En fait ce critère peut être trouvé dans la
définition minimale elle-même à condition de la lire de façon un peu
différente. Si en effet nous tenons compte des difficultés auxquelles nous nous
sommes heurtés nous pouvons y découvrir le seul élément vraiment nécessaire, même
s'il n'est pas suffisant, pour obtenir un rêve lucide ; et, armés de cet
élément, nous intéresser aux rêves dans lesquels il est présent. Ce n'est qu'a
posteriori, une fois la recherche des critères complétée, que nous
pourrons décider si les rêves ainsi examinés entrent ou non dans la catégorie
des rêves lucides. Cet élément minimal est la conscience de rêver. Ce que nous proposons maintenant diffère
de ce qui a été dit précédemment car les analyses précédentes mettent l'accent
sur la conscience de rêver, ce qui rend leur position
périlleuse. Or, nous soutenons que ce n'est pas la conscience qui est en
question ici puisque, d'une part, le rêveur ordinaire dispose de la conscience
onirique et que, d'autre part, la conscience de veille et la conscience du
rêveur lucide ne sont que très difficilement comparables, mais
l'intentionnalité spécifique qui est justement celle de savoir
qu'on rêve. C'est cet élément qui est présent d'un bout à l'autre de la
littérature sur le rêve lucide et c'est finalement chez ceux qui n'ont pas
cherché à définir le phénomène pour lui-même qu'on le trouve mentionné avec le
plus de clarté.
On pourrait cependant considérer que ce qui
importe avant tout c'est le souvenir de sa vie de veille, la mémoire des événements
quotidiens, attitude légitime pour sortir du modèle intégratif. Pour objecter
au critère de discontinuité dans la définition habituelle du rêve,
Si toutefois cet élément se révèle incontournable,
pourquoi ne serait-il pas suffisant ? Pourquoi un examen approfondi est-il
nécessaire ? Nous avons rencontré chez van Eeden un rêve qui présente apparemment ce critère et
se révèle en dernière analyse ne pas être un rêve lucide : il rêve que
Theodore Roosevelt est mort, qu'il se réveille et raconte le
rêve, puis qu'il se dit : « Maintenant je sais que je rêve et où je
suis », mais remarque au réveil qu'il s'agissait d'une fausse
lucidité. Ce rêve met l'accent sur un point important : on peut se
dire en rêve qu'on rêve, c'est-à-dire que le rêve ordinaire peut mimer le rêve
lucide, mais l'élément de savoir doit être effectif. Il faut donc
trouver les critères qui permettent de confirmer ou d'infirmer le rêve lucide
malgré la présence de cet élément dans le rêve.
Nous disposons donc d'un critère nécessaire mais
non suffisant, la conscience de rêver, pour aborder l'étude du rêve
lucide, étude qui seule nous livrera sinon une définition, du moins des
éléments susceptibles de nous ouvrir à une compréhension approfondie du
phénomène. Il faut néanmoins remarquer que le fil directeur d'une telle étude
n'est pas aisé à trouver. Si l'on part de la conscience de rêver pour remonter à ce qu'elle implique
nécessairement ou éventuellement, on peut orienter cette recherche selon deux
grands axes : celui de la lucidité onirique elle-même (la conscience de
rêver), et celui des capacités du rêveur lucide
(l'interaction du rêveur avec l'environnement onirique). Ce
deuxième axe lui-même suppose pour être tout à fait compris l'étude de
l'environnement onirique du rêve lucide afin de déterminer éventuellement dans
quelle mesure il diffère de celui du rêve ordinaire.
Nous avons vu que le plus petit commun
dénominateur qui peut nous introduire à l'étude du rêve lucide comme condition
nécessaire mais pas obligatoirement suffisante, est la conscience de rêver, en mettant l'accent sur
"de rêver".
« Prenez maintenant ma personne.
La lucidité se révèle donc être une certaine
qualité de la conscience et par là une grandeur intensive.
Si nous transposons cette idée de la lucidité à la
vie onirique, nous nous apercevons que le rêveur lucide a effectivement plus
d'informations sur son monde et sur lui-même que dans un rêve ordinaire,
puisque se savoir dans un rêve peut-être considéré comme une information
relativement importante quant à son attitude (par exemple si le rêveur se
trouve dans un cauchemar et que se sachant en train de rêver il s'efforce
de se réveiller) et que cette information en fait surgir d'autres. Cependant,
on trouve des rêves ordinaires dans lesquels le rêveur dispose de plus
d'informations que dans certains rêves lucides[42].
Tart lui-même admet que, dans le cas du rêve
lucide, le changement n'est pas quantitatif (c'est-à-dire dépendant du nombre
d'informations) mais qualitatif. « Cependant, le passage au rêve lucide se
décrit généralement en termes de changement qualitatif. Aucun rêveur ne vous
fera un compte rendu dans lequel il dirait : "
On peut donc garder l'idée de clarté à soi-même en
rêve pour définir la lucidité onirique à condition de préciser que cette clarté
doit avant tout s'étendre à la connaissance de la nature de
l'expérience. Le changement qualitatif que constitue la lucidité onirique par
rapport à la conscience onirique peut en entraîner d'autres mais aussi
permettre un accès à de nouvelles informations. En d'autres termes la lucidité
qualitative peut entraîner le développement de la lucidité quantitative mais
non l'inverse.
Nous pouvons donc déjà caractériser la lucidité
onirique, en tant que lucidité, comme une lucidité qualitative c'est-à-dire qui
suppose une modification radicale de l'état de conscience. Cette modification
radicale est due à une sorte de "surconnaissance", c'est-à-dire à une
connaissance certaine qui porte sur l'ensemble du monde onirique perceptible et
que ce monde ne peut pas fournir directement par lui-même[44].
Mais que signifie cette modification radicale de la conscience et comment la
comprendre autrement que par l'expérience personnelle ?
La lucidité onirique marque une sorte de saut
qualitatif conscientiel et l'expérience en est suffisamment saisissante pour
que les rêveurs lucides parlent d'un éveil à l'intérieur du rêve, ce
qui les amène tout naturellement à identifier la lucidité onirique à la
conscience de veille. Ainsi, de façon spontanée, la conscience de l'état de
veille ordinaire sert de référence à la description, même si une identification
de l'une et de l'autre ne peut être acceptée sans examen. L'élément déterminant
qui permet de distinguer le rêve lucide du rêve ordinaire est la visée de la
nature de l'expérience vécue, visée qui doit être effective, faute de
quoi on a affaire à une fausse lucidité qui se situe dans le rêve ordinaire. Ce
qu'il faut donc déterminer c'est ce qui rend cette visée effective et comment
elle s'effectue. En d'autres termes : comment est vécue cette
reconnaissance de l'intérieur, et qu'est-ce qui dans les récits de rêves lucides nous permet d'y avoir
accès ?
Pour répondre à ces questions il faudrait pouvoir
préciser quels éléments oniriques le fait de savoir qu'on rêve tend à impliquer
et sous quelle forme ces éléments se manifestent éventuellement dans le récit.
Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer que la lucidité elle-même ne fait
pas toujours l'objet d'une mention explicite, probablement parce que le langage
ne s'y prête pas particulièrement, mais surtout parce que les expériences
conscientielles se situent par essence en dehors de la narration. Mais, même
lorsqu'elle est mentionnée, son rapport avec l'ensemble du récit n'est pas
toujours facile à saisir. Pour ne prendre qu'un exemple, la lucidité signalée
peut être ponctuelle ou intermittente. Si le rêveur ne précise pas ces
fluctuations, le lecteur ne peut savoir où elles se situent. Or, un tel travail
impliquerait un récit à deux niveaux, et les rêves ayant en
eux-mêmes cohérence et continuité, le rêveur n'aura pas tendance à interrompre
un récit qui l'entraîne dans son mouvement propre. Ainsi noter systématiquement
ses états de conscience et leurs modifications est spontanément contre nature,
non seulement parce que ce qui est raconté entre avant tout dans le cadre de ce
qui est descriptible, ce qui n'est pas le cas de la conscience, mais aussi en
raison de la logique du récit. Une double notation, descriptive et conscientielle, demanderait un
apprentissage et un entraînement uniquement pour le bénéfice du chercheur. De
plus cela supposerait que les états de conscience oniriques lucides et leurs
modification soient déjà répertoriés alors que justement nous
cherchons à les répertorier à l'aide des récits transcrits[45].
La seule façon de briser ce cercle est de partir
d'une situation de référence, quitte à l'examiner par la suite. Cette situation
est évidemment l'état d'éveil ordinaire, et beaucoup d'auteurs s'appuient
spontanément sur elle comme en témoigne cette réaction de Muldoon concernant un type particulier de rêve lucide,
le rêve de sortie hors du corps (qu'il considère pour sa part comme une
"sortie" réelle) : « La première attaque du sceptique ou
même du chercheur honnête contre celui qui se projette consciemment, est que
celui-ci peut fort bien ne pas du tout quitter son corps physique et que ce
qu'il croit avoir vécu est seulement un rêve qui s'est imprimé, de façon
indélébile, dans sa mémoire. Il n'y a qu'une réponse à cette supposition. Si
une personne ne sait pas quand elle est consciente, alors peut-être
conviendrait-il qu'elle se soumette à certains examens médicaux ?…
« Le sceptique dira encore : "
Cette démarche s'appuie sur les récits de rêves lucides. Or, nous avons remarqué qu'à
moins de présenter aux yeux du sujet un caractère exceptionnel, l'explicitation
des états de conscience est rare dans ces récits, et que surtout ces états se
situent à un niveau hors récit qui rend leur notation improbable. De ce fait
l'étude n'est possible que si l'on s'accroche aux points d'émergence de ces
états de conscience avec le récit. On peut distinguer en effet deux types de
récits de ce point de vue : ceux dans lesquels l'état de conscience est
ajouté en marge du récit et ceux dans lesquels il est indiqué dans son
déroulement et son interaction (même faible) avec le rêve. Ce qui compte
alors pour nous ce n'est pas simplement l'émergence de la lucidité onirique, sa
disparition ou son atténuation, mais les circonstances oniriques de sa
manifestation. Or, pour cela nous ne pouvons nous appuyer sur des rêves trop
"travaillés" où l'on ne démêle que difficilement ce qui fait partie
de la trame du rêve du commentaire que l'auteur fait sur son rêve une fois
éveillé. Par exemple lorsque LaBerge décrit son mode de déplacement en rêve
(" Pas à pied, cependant, car chaque fois que je veux aller quelque
part en rêve, je vole ") s'agit-il d'une réflexion qu'il se fait à lui-même
en rêve du fait de sa lucidité, ou d'un commentaire qu'il fait au réveil à
l'intention de ses lecteurs ? La réponse serait aisée à donner si le
rêveur n'était pas lucide, mais ici elle peut être problématique. Il faut donc
distinguer, dans un rêve rapporté, le récit des événements, le commentaire onirique et le
commentaire après réveil. Si nous supprimons le commentaire après réveil nous
obtenons des rêves "purs"[47] dans lesquels on peut discerner les deux
niveaux mentionnés. Le rêve banal cité en introduction de cette section
contient des passages indiquant (passage lucide) ou (fin de la lucidité) de
façon un peu extérieure au récit, mais faisant partie de lui. En revanche là où
le déroulement des événements accrochent à la lucidité, ces parenthèses
disparaissent : " Je
Il est probable que de tels points d'accrochage
entre la lucidité et les événements oniriques existent même quand le sujet ne
les mentionne pas explicitement et qu'il est possible de les cerner par un
réseau d'indices qu'il reste à découvrir.
Les circonstances dans lesquelles surgit la lucidité peuvent être abordées de différents points de vue. Si on les considère au sens large, elles comprennent aussi bien les tentatives d'induction à l'endormissement que l'état psychophysiologique du rêveur au cours de la journée ou un stimulant externe. Or, pour l'instant, ces circonstances sont trop globales pour nous aider dans notre étude de la lucidité onirique. Ce que nous cherchons à déterminer ce sont les circonstances immédiates qui entourent la lucidité. Que se passe-t-il dans les environs immédiats du moment où le rêveur peut se dire "je rêve" ? Une étude de l'état physiologique du rêveur à ce moment est possible mais ce qui nous intéresse dans ce chapitre, qui est orienté sur la vie onirique elle-même, ce sont les circonstances oniriques (ou, si l'on veut, psychologiques) de la lucidité. Il s'agit de savoir ce qui se passe pour le rêveur au moment où surgit la lucidité c'est-à-dire dans le rêve ou au moment de l'endormissement, dans le cas où la lucidité est la prolongation de la conscience dans le sommeil. Un exemple peut nous aider à délimiter ce qui est ici l'objet de notre recherche :
« Rêve :
Je suis invité à une soirée. Il y a beaucoup de monde dont I. C…. J'ai à lui
parler et je lui demande de m'accorder quelques instants tout à l'heure pour
discuter un peu. I… me regarde d'un air embêté et surpris, car sans que je l'ai
cherché mon ton a été un peu insistant. I… n'a pas vraiment envie de me parler
et se fait toujours de moi la même idée. Nous sommes dans un grand appartement
près d'un vaste balcon ouvert sur la nuit qui me rappelle celui de notre
appartement à D…. Dehors tout est sombre, il règne une atmosphère de fin du
monde. Je me sens très dégagé au contraire d'I… et des autres parce que je sais
que je peux penser : "c'est un rêve".
« Rêve lucide:
Je m'élance dans le ciel mais j'ai du mal à m'envoler. Maintenant il fait plein
jour, et je suis dans une maison qui ressemble à un grand magasin. En face de
moi une porte vitrée à double battant donne sur l'extérieur. J'essaie de passer
au travers mais je n'y parviens pas. Les battants finissent par s'ouvrir sous
ma poussée. Une fois dans la rue je vois le soleil qui brille. Et là, j'essaie
à nouveau de m'envoler mais n'y arrive que partiellement : je ne peux pas
me déplacer d'un bloc. Je me rends compte que je dois monter, comme on gravit
des marches d'escaliers. Ou, plus exactement, je surélève d'abord le talon puis
je ramène le reste du pied à l'horizontale, et je recommence l'opération. Je
marche dans les airs à une hauteur qui dépasse un peu le toit des voitures.
[…] »[48].
La circonstance onirique dans laquelle surgit la
lucidité se trouvera donc le plus souvent dans les environs immédiats de
l'endroit où elle est mentionnée dans le récit. Ici nous percevons un
enchaînement qui part de l'environnement onirique : l'aspect sombre du
décor suscite un sentiment d'inquiétude que le rêveur ne ressent pas lui-même
parce qu'il sait qu'il peut se dire qu'il est dans un rêve. La lucidité
survient à ce moment-là et il tente de s'envoler. Ce faisant il rompt la trame
du rêve en cours et se retrouve dans un autre décor, en plein jour. Dans ce
passage la lucidité surgit juste après que le rêveur se soit dit qu'il peut
penser qu'il est dans un rêve. Il ne s'est donc pas dit cela parce qu'il savait
qu'il rêvait mais pour supprimer son inquiétude, et cette décision a déclenché
la prise de conscience. Nous voyons, d'une part, que la circonstance onirique
est délicate à isoler et qu'il ne faut pas se tromper sur le point oniriquement
décisif ; et, d'autre part, que cette circonstance fait partie d'un
ensemble complexe dont il faut découvrir les différents éléments. Ici c'est une
méthode d'induction du rêve lucide utilisée normalement à l'état de veille (se
dire "c'est un rêve") qui est en quelque sorte détournée pour aider
le rêveur à se détacher d'un sentiment désagréable. Elle lui permet néanmoins
de se rendre compte qu'il s'agit effectivement d'un rêve. Elle est donc l'occasion
de la prise de conscience comme l'indique juste après un commentaire (les deux
mots "rêve lucide") qui fait partie du rêve. Les
modifications du rêve (du décor et de l'action) sont également révélatrices en
ce qu'elles accompagnent exactement le changement d'état de conscience. Les
circonstances oniriques dans lesquelles survient la lucidité constituent donc
un contexte onirique qui permet de déceler son apparition. Si nous
devenons habiles à découvrir la structure de ce genre de contexte nous pourrons
peut-être même identifier des rêves lucides là où les rêveurs n'ont pas pensé à
les signaler, notamment dans le cas de rêves lucides spontanés[49],
ou écarter les situations de fausse lucidité. Cet exemple montre également que
pour discerner les circonstances qui entourent l'apparition de la lucidité il
faut s'interroger sur leur rôle.
Ces circonstances jouent-elles un rôle dans le
surgissement de la lucidité ? En d'autres termes suffit-il seulement de
les décrire ou faut-il également les comprendre ? Sont-elles totalement
extérieures à la lucidité ou en interaction avec elle ?
La nuit dernière,
au cours d'un rêve dans lequel figurait ma femme, je sus que j'étais en train
de rêver grâce à l'apparition d'un grand modèle de bateau de guerre ; ce
bâtiment se déplaçait dans la rue par le fait que je me trouvais à l'intérieur
et le faisais avancer en marchant.[50]
Mais la nature de ce rapport n'est pas toujours claire. Est-ce un rapport de cause à effet ? Le sujet peut-il "conclure" de ce qui lui arrive qu'il est en train de rêver, ou seulement s'en "rendre compte" ? En d'autres termes, dans l'exemple donné, la lucidité survient-elle de l'examen du rêve ou du fait de l'examen lui-même ? La littérature semble accepter les deux cas de figure. Ainsi un rêve rapporté par Tholey présente la circonstance comme causale, et de façon insistante :
Je rêvai que je me
frayais un passage, difficilement, à travers une masse grise et visqueuse.
J'ignorais ce que cela pouvait être. C'était désagréable, mais pour une raison
ou pour une autre, il fallait que je me propulse à travers cette masse afin de
progresser au-delà. Puis, au milieu de cette boue grisâtre, j'arrivai dans un
espace brillamment éclairé, au centre duquel se tenait une personne. Je vis que
c'était M. Spock, le savant de l'Entreprise, le vaisseau spatial du feuilleton télévisé
"Startreck". Il me dit : "Vous n'avez aucune raison de vous
inquiéter, car vous êtes en train de rêver." Je refusai de le croire mais
lui demandai ce qu'était la matière que je venais de traverser. Il me répondit
qu'il s'agissait de mon cerveau, ou de mon esprit. Je ne le croyais toujours pas, mais il en savait
bien plus long que moi. Il me dit qu'il allait faire un saut et rester suspendu
en l'air, de sorte que je verrais que nous étions l'un et l'autre les éléments
d'un rêve. Il fit ce qu'il suggérait, et c'est alors seulement que je fus
convaincue de rêver. Je lui dis que je n'aurais jamais trouvé cela par moi-même
et il me répondit qu'il le savait, que c'était justement la raison pour
laquelle il se trouvait là.[51]
Ici la circonstance onirique apparaît comme la
cause de la lucidité : c'est un élément du rêve qui veut que la rêveuse
prenne conscience de son état et qui revient à la charge jusqu'à ce qu'elle
comprenne qu'elle rêve. En un sens la circonstance visible n'est que
déclenchante puisqu'elle a besoin de la coopération du rêveur sur un plan
conscientiel, mais elle est déclenchante.
« Je me vois à
Paris, au bas de la rue Soufflot, à sa jonction avec le boulevard Saint-Michel.
Je suis sur le trottoir qui est à droite quand on monte vers le Panthéon et je
regarde le côté opposé de la rue. Je constate que là se trouve un vaste étalage
de bouquinistes ; d'immenses rayons bordent la façade sous des arcades, et
des employés juchés sur des échelles sont occupés à manier les bouquins. A
terre, entre les piliers, sont des tables chargées de livres que consultent les
passants et même des lecteurs assis. Je considère ce spectacle avec un certain
étonnement, mais sans me rappeler dans mon rêve qu'il n'est pas conforme à la
réalité, car je sais très bien qu'à cette place se trouve non un bouquiniste,
mais un grand café. Mais dans mon rêve, ce souvenir ne me vient pas.
« Je m'éloigne
et, tout auprès, sur le boulevard, entre le coin de la rue et la fontaine
Médicis, je me mêle à des badauds qui font cercle autour d'un gymnaste forain.
A ce moment, je me mets à ratiociner. Je me rappelle être venu à Paris la
veille, qui était un samedi et il me vient à l'idée que le lendemain lundi, je
viendrai encore à Paris, selon mon habitude, pour la séance de l'Académie. Et,
de là, je conclus (ce qui n'est pas bien méritoire), que le jour présent est un
dimanche. Et tout à coup, je me dis : "Comment se fait-il que je sois
ici un dimanche? Cela ne m'arrive presque jamais" ; et aussitôt la
lumière se fait dans mon esprit : "Si c'est dimanche et si je me
crois à Paris, c'est que je rêve". Immédiatement, le rêve devient
conscient de la manière la plus nette, sans rien perdre de son caractère
hallucinatoire ni de la vigueur des images qu'il représente.
« Ainsi, ce
qui a fait naître en moi la conviction que je rêvais, ce n'est point cet
argument valable que le coin de la rue Soufflot m'apparaît occupé par un magasin
que, (dans la réalité, mais non dans mon rêve, puisque le souvenir ne m'en
revient pas), je sais fort bien ne pas y être, mais cet argument bien médiocre
que je me vois à Paris un jour où je n'ai pas l'habitude d'y venir »[52].
Delage compare ici les deux types de causes oniriques possibles, l'image et le raisonnement tenu en rêve, et s'étonne que ce soit ce dernier qui ait provoqué la lucidité. Mais il se peut qu'il se trompe quant à la cause. En effet ce ne serait pas la scène du magasin inexistant ou la matière du raisonnement qui seraient sinon la cause, du moins le déclencheur, mais le fait de raisonner lui-même qui peut se produire au sujet d'une incongruité visible ou d'une anomalie de type plus abstrait. Des cas où la lucidité survient, sans que l'on puisse dire ou soupçonner pour quelle raison dans le rêve, peuvent d'ailleurs être trouvés chez Delage lui-même :
« Il y a
réception chez le prince de M… Je me rends à une salle de banquet située au
milieu d'un jardin. Pour y arriver, je dois traverser une passerelle en bois
franchissant un large fossé et je porte entre les mains une sorte de soupière
blanche sans couvercle. Au moment où j'aborde la passerelle, le rêve devient
conscient et je me dis : "Je sais que je rêve, voici l'occasion
attendue de faire l'expérience que j'ai méditée »[53].
Ici, aucune circonstance onirique ne peut être
trouvée : la lucidité surgit sans raison apparente. L'indication de l'expérience
méditée suggère que le rêveur attendait cette occasion, mais rien ne l'annonce
au cours du rêve. Ces trois exemples présentent donc les circonstances
oniriques qui entourent l'émergence de la lucidité sous trois jours
différents : dans certains cas, elles semblent causer ou à tout le moins
déclencher la lucidité tandis que, dans d'autres, elles ne constituent qu'un
support indirect à la reconnaissance par la conscience de sa propre activité de
pensée, le contenu du raisonnement ne jouant qu'un rôle accessoire ; dans
d'autre cas encore elle paraît complètement absente. Chacun de ces trois cas,
dans un ordre croissant, jette un doute sur la validité des deux autres. On
peut en effet se demander si dans les deux premiers cas les circonstances examinées
n'ont pas simplement une apparence déclenchante alors qu'en fait elles
sont, toutes, neutres. Le rôle de la circonstance onirique n'est donc pas aisé
à délimiter et cela pose un problème de méthode pour son étude.
Comment en effet aborder la description des
circonstances oniriques de la lucidité si on ignore leur rôle exact dans ce
surgissement ? Ces circonstances sont-elles causales ou sont-elles des
"hasards" que la conscience du rêveur agrippe pour "revenir à
elle" et que seule une vision rétrospective fait voir comme causale ?
Cette question même indique que notre approche ne peut être que descriptive. Il
nous faut chercher les cadres dans lesquels surgissent la lucidité et les
articuler les uns aux autres de façon extérieure, quitte à nuancer cette approche
par la suite. Traditionnellement on distingue depuis
Lorsque la lucidité surgit au cours du rêve il est
aisé pour le rêveur de faire la différence entre l'aspect ordinaire et l'aspect
lucide, il a l'impression de s'éveiller au milieu du rêve tout en continuant le
même rêve. Le rêve peut déjà
« L'appartement
de Mme M… se trouve en face du nôtre sur le palier (dans la réalité il est à
l'étage au-dessus). Il est très grand, plus que le nôtre, et garni de tapis
magnifiques. Ma mère le fait visiter à tante E… en lui expliquant que Mme M…
nous l'a confié et nous a demandé que personne n'y habite en son absence. Ma
mère veut que Tante E… y dorme pendant son séjour à Paris, ce qui m'étonne car
cela va à l'encontre des instructions de Mme M….
« Une foule de
gens font alors irruption. Ont-ils été invités par ma mère ? Ils restent un
moment mais pas longtemps car ils doivent prendre le train. Ils ont des allures
de militaires. Leur capitaine est chauve au sommet du crâne mais fourni en
cheveux sur les côtés. L'un d'eux a été autrefois un supérieur de mon père à
l'époque de son service. C'est un ancien épicier-cuisinier. Il a servi sur un
bateau où il comptait plus sur son travail que sur son état de santé (pour
progresser). Même lorsqu'il était malade il restait à son poste et pour cela on
l'a décoré et il a obtenu le grade de colonel.
« Le salon de
Madame M… s'est transformé en la grande salle du navire. J'y suis le colonel.
Il saute sur une bande au-dessus de laquelle défilent rapidement diverses
sortes de crochets de cuisine, en agrippe un, et se laisse porter pour sauter
ensuite dans une ouverture pas très loin mais au-delà de la limite que je peux
franchir. J'essaye de faire comme lui. Tout d'abord je rate les crochets. Lorsque
je parviens à en attraper un, les crochets défilent trop vite et je manque
l'ouverture. Je ne peux pas lâcher prise car je suis soulevé dans les airs. Le
crochet fait un angle et je m'éloigne à grande vitesse de l'ouverture. Nous
sommes maintenant à l'extérieur et il fait plein jour, l'endroit est
ensoleillé. Mon sort va être celui des animaux que l'on prépare pour le repas
des marins militaires car je n'ai pas été assez rapide. Le crochet va passer
au-dessus d'une étendue d'eau qui contient des éléments pour ma préparation
culinaire afin de m'y immerger. Pour éviter cela je replie les jambes et comme
le système a un mouvement circulaire j'effectue ainsi un autre cercle, et je
m'éloigne du lac. Au-dessous de moi s'affairent des gens qui doivent faire partie
des services de cuisine de la marine.
« (Rêve
lucide:) Je rejoins le sol et me rends compte que je rêve. Je fais alors venir
la voiture de mon père dans laquelle je monte. Il y a là une jeune dame qui me
donne un livre dont la dernière page contient un dessin. Elle est habillée de
blanc, porte un chapeau et son visage est voilé. Nous ne sommes plus dans la CX
mais dans une diligence. […] »[54].
Ici la lucidité est explicitement remarquée par le rêveur
et confirmée par l'action délibérée qui l'accompagne (faire venir une voiture
pour le prendre). On ne peut guère supposer qu'il était déjà conscient
de son rêve et qu'il ne l'établit qu'à ce moment là car la situation de danger
(être "préparé pour le repas") n'a pas donné lieu à une réaction
consciente telle que s'envoler ou de faire venir un véhicule à sa rescousse,
comme cela se produit dans la partie lucide : c'est bien un surgissement
en cours de rêve.
Par rapport à ce type d'émergence de la lucidité,
le rêve lucide qui prolonge la conscience de l'état de veille fait contraste.
« Rêve lucide:
(Je me concentre sur un écran géant qui est décalé vers la gauche. Je le vois
prendre des teintes de bois).
« Je me rends
compte que je peux accentuer le tremblement bien connu qui me fait vibrer tout entier.
Je me lève de mon lit. Mais quand j'atteins la porte je me rends compte qu'elle
résiste. Du coup je suis inquiet car j'ai l'impression d'être un somnambule
dont l'esprit est enfermé
dans son propre corps qui se déplace réellement. J'ouvre la porte de ma chambre
et je frappe à celle de ma sœur. Mais ma voix ne porte pas et je n'arrive pas à
faire du bruit. Ni à allumer la lumière. Puis je vois que le lit de ma sœur
occupe le milieu de la pièce au lieu d'être adossé sur le côté. Donc c'est
peut-être un rêve. Je retourne dans ma chambre. Là j'entends ma sœur qui me
parle depuis un endroit indéterminé. Mais il y a du brouillage et je n'entends
qu'une partie de ses paroles, pas la fin.
« Je m'envole
mais tout est noir. Je voudrais aller jusqu'à R., peut-être vais-je rendre
visite à un ami »[56].
La première phase,
A ce problème s'en ajoute un autre que nous révèle l'exemple suivant :
« Je m'endors
avec le magnétophone en marche et me réveille alors qu'il tourne toujours,
tandis que je suis paralysé dans mon
corps. Au lieu de "je suis attentif" j'entends, , "je suis
télépathe" puis "je suis commutatif". Mais je ne peux pas respirer et pour ne pas étouffer je me force à me
réveiller. »[57]
Ici la situation est encore plus délicate à comprendre. Le
rêveur s'endort en écoutant un enregistrement et se "réveille",
paralysé dans son corps. S'agit-il d'un type de rêve particulier ? On
pourrait le penser puisque ce qu'il entend n'a aucun rapport avec ce qui est
sur la bande magnétique, ce serait un rêve auditif uniquement, et le sujet
serait à tout le moins conscient de dormir (puisqu'il essaie ensuite
délibérément de se réveiller). Mais, d'un autre côté, la paralysie du corps est
souvent indiquée dans la littérature comme permettant le développement
subséquent d'un rêve (par exemple un rêve de sortie hors du corps). Donc, soit la paralysie est elle-même rêvée avant de déboucher sur un autre
rêve, soit elle constitue un état réellement ressenti qui s'accompagne d'un
rêve.
Ce genre de difficultés montre qu'une classification
descriptive peut être remise en question en cours de description. Mais, dans la
mesure où ces difficultés ne surgissent que par cette description, nous n'en
adopterons pas moins une classification afin de mettre en évidence les
problèmes qui se posent. Nous admettrons donc deux grands types de surgissement
de la lucidité, en réservant toutefois l'examen des états
"intermédiaires" à un paragraphe ultérieur.[58]
Le
premier grand type de surgissement de la lucidité est celui qui survient au
cours du rêve lui-même. Nous avons vu qu'il est difficile d'approcher la
nature des circonstances oniriques et qu'il est même des circonstances
parfaitement neutres qui ne permettent pas d'expliquer la lucidité. Or, ce dernier
point est généralement absent des études sur le sujet.
Le surgissement sans raison n'est pas pris en
considération par
On peut qualifier ainsi la lucidité qui est en
quelque sorte "introduite" par des circonstances oniriques dont le
rôle apparaît comme déterminant dans la prise de conscience du rêveur. Ce
rôle ne peut être mis en question et la littérature lui accorde une grande
importance. Il n'en reste pas moins que sa portée exacte n'a pas toujours été
précisée. Ces circonstances sont-elles absolument déterminantes ou la lucidité
ne résulte-t-elle pas plutôt d'une coopération inaperçue entre le rêve et le
rêveur ? Car après tout ces mêmes circonstances peuvent se présenter en
rêve sans que le rêveur devienne lucide. Il s'agit donc de mesurer
l'incidence réelle de ces "causes" oniriques qui peuvent se répartir
en quelques grandes catégories qui vont de la qualité de l'expérience à celle
du sujet, en passant par les facteurs affectif et réflexif.
Selon cette
gradation on peut reporter l'attention sur "l'objet" de la perception
onirique, c'est à dire sur le contenu du rêve en tant qu'il fait l'objet d'une
"reconnaissance".
La première voie
qui nous est rapportée dans la littérature est
« […] je remarquai que le mobilier n'avait pas sa netteté habituelle -
que tout était vague et se dérobait d'une certaine façon au regard direct. Il
me vint soudain à l'esprit qu'il en était ainsi parce que j'étais en train de rêver. […]
Tandis que je descendais, je regardai attentivement le tapis de l'escalier,
pour voir si je pourrais mieux le visualiser en rêve que
dans la vie éveillée. Je découvris que ce n'était pas le
cas ; le tapis du rêve n'était pas conforme à la connaissance que j'en
avais en réalité ; il s'agissait plutôt d'un fin tapis élimé, vaguement issu
en apparence de souvenirs de villégiatures balnéaires ».[61]
Ainsi, comme le remarque
« J'ai l'impression qu'aussitôt rendormi je me mets à rêver. Je faisais
cours au lycée et certains élèves étaient absents, à leur place il y avait des
portraits d'eux. Portraits vivants très colorés, beaux et somptueux. L'un d'eux
était rouge, un autre vert, le troisième jaune, et j'ai oublié la couleur du
quatrième. La couleur était très vivante : mouvante avec des effets de
profondeur et d'ombre (un peu les mouvements des nageoires colorées des
poissons exotiques), les portraits étaient en camaïeu, un peu abstraits, mais
très vivants et très réels. Je me suis dit alors que je devais être en train de
rêver, j'ai fait le geste qui l'a confirmé et je me suis réveillé. Ce sont les
plus belles peintures que j'aie jamais vues »[62].
Ici la qualité perceptive
du rêve (couleur et beauté des portraits) est telle qu'elle amène le rêveur à
reconnaître son rêve comme tel, car une telle intensité est spontanément
ressentie par lui comme ne pouvant pas exister dans la vie de veille.
Ces exemples
signifient-ils que la qualité de l'expérience ne déclenche la lucidité que si
elle s'éloigne suffisamment des standards de la veille ? Si l'on tient
compte, d'après Celia Green elle-même, de
nombre de récits où le rêveur examine son environnement avec une grande
attention et trouve
d'abord extrêmement difficile de décider s'il rêve ou non (phase prélucide) avant de décider que c'est bien le cas, la réponse
est négative : « Le rêve atteint le point où le rêveur se pose la
question suivante : cette expérience a-t-elle la texture d'un rêve, ou
bien celle de la vie éveillée ? Mais lorsque
le sujet en arrive là, il semble que son rêve se présente, en général, comme
une imitation assez exacte de la réalité, c'est-à-dire qu'il peut l'examiner
sans y trouver de différence perceptible avec la vie, que ce soit dans le
détail ou la netteté de sa vision. De plus, il est intéressant de remarquer qu'à son réveil,
le sujet reste convaincu qu'il a inspecté son environnement de rêve en se
servant des mêmes critères que ceux qu'il utilise à l'état de veille »[63].
Le rêve peut donc
être reconnu comme tel, malgré sa ressemblance frappante avec la vie de veille et peut-être
même à cause de cela, comme dans le cas de van Eeden qui rêve qu'il
vole au-dessus d'un paysage dont la perspective des branches se modifie de
façon absolument naturelle, ce qui l'amène à se dire que son imagination est incapable d'inventer une image
aussi complexe.
Ce n'est donc pas
une qualité perceptive précise du rêve qui permet de le reconnaître comme tel,
même s'il est indéniable que c'est sur elle que s'appuie la prise de conscience
du rêveur. Il faut donc admettre qu'un autre facteur entre en jeu dans ce
processus.
Le rêveur peut en
effet reconnaître dans un rêve en cours la répétition ou la continuation d'un
rêve qu'il a déjà fait. La comparaison l'amène alors à conclure qu'il rêve à
nouveau.
« Je me trouve à Pékin sur la place Tien An Men ou aux alentours. Ce
doit être le début de l'été. Il fait en tout cas très chaud. Je remarque un
marchand de glaces au coin d'une rue et m'approche de lui pour lui acheter une
glace lorsque je remarque qu'il porte une chemise style "Hawai". Je
me dis : "Tiens, voilà un nouveau signe de l'occidentalisation des mœurs
en Chine ; c'est peut-être un touriste américain qui lui a fait cadeau de
cette chemise". En même temps cette explication ne me satisfait pas tout à
fait et je commence à redouter qu'il ne s'agisse de la répétition
d'un rêve souvent fait de voyage en Chine suivi d'une déception au
réveil […] »[67].
On pourrait penser
que c'est ici l'incongruité de la situation (la chemise hawaïenne) qui
déclenche la lucidité, et nous verrons que la catégorisation ne peut être toujours
parfaitement tranchée. Mais, dans le cas présent, c'est bien le souvenir du
même rêve qui amène presque la prise de conscience. En ce sens ce souvenir
serait la cause immédiate et la chemise hawaïenne la cause lointaine, et de ce
fait ne constitue qu'un des événements menant à la circonstance déclenchante.
Cependant, une
telle situation est rarement "pure" : bien souvent à ce
sentiment se mêle un autre facteur et il
est parfois difficile de décider lequel joue un rôle décisif.
Dans un rêve ordinaire, j'essayais de monter dans un autobus. Je courais
après lui, dans la rue, en louvoyant entre les voitures. J'étais relié à ce
véhicule par un ruban qui semblait être élastique et je remarquai avec
agacement que ce lien s'allongeait et que j'étais en train de me laisser
distancer. Puis, je compris que c'était un rêve et qu'il était inutile de
poursuivre ce bus ou même d'éviter la circulation. Je cessai donc de courir et
restai debout au milieu de la rue, tandis qu'autour de moi, les véhicules
s'effaçaient de ma vue.[68]
On pourrait admettre que le rêveur prend conscience de la qualité rêvée de l'expérience à l'occasion d'une incongruité, en ce sens que ce serait par cette dernière qu'il serait amené à prendre conscience de la qualité rêvée, un peu comme dans l'exemple du rêve du voyage en Chine ci-dessus, mais étendu à l'ensemble du rêve, l'incongruité faisant cette fois figure, en tant que toile de fond, d'élément permanent qui peut par là même être considéré comme un aspect qualitatif :
« Je suis à F… et je repeins le local de l'école où j'enseigne (qui
est la poste actuellement). La peinture est très fluide et je l'applique à
l'aide d'un gicleur, elle est jaune. Je peins en ligne droite en faisant des
raccords impeccables. Deux vieux profs (anciens profs à moi) qui ne m'inspirent
aucune sympathie (et réciproquement) regardent mon travail avec mépris. Je
repeins l'escalier en lévitant et en remontant jusqu'au premier étage ;
des gens passent, montent et descendent. Un jeune collègue ami décide de
m'aider mais a peur de mal faire. Je lui dis que c'est facile et qu'il peut le
faire sans problème, il peint le haut du plafond et comme il est assez
maladroit la peinture goutte du plafond. L'un des vieux profs passe alors avec
sa veste de tweed, il n'a rien remarqué et reçoit des gouttes sur ses cheveux
et sur sa veste, de plus c'est très bas de plafond, ce qui fait qu'il touche
avec sa tête et son dos, sans s'en rendre compte. Sa veste de tweed est pleine
de peinture jaune. Je me pose la question de savoir si je suis en train de
rêver, me réponds que oui et je sens ma main sur mon ventre. J'en conclus que
je suis en train de rêver lucidement »[69].
On pourrait penser que dans
ce rêve la lucidité est déclenchée par une incongruité ou un ensemble d'incongruités. Mais il faut
remarquer, d'une part, que le rêveur ne dit rien de tel et, d'autre part, que
les premières incongruités ne provoquent aucune prise de conscience et que
l'élément déclenchant n'a rien d'incongru en soi. En fait l'ensemble des incongruités
donne en quelque sorte le "ton" qui permet d'apprécier la qualité de
l'expérience, il constitue un fond sur lequel aucune forme précise ne se
détache pour provoquer la prise de conscience.
Cependant, en
dehors de cette "assimilation à un fond" des éléments incongrus, on
peut trouver des cas dans lesquels l'incongruité, sans être déclenchante, sert
d'élément confirmant.
Il me vint à l'idée que c'était peut-être un rêve et j'examinai
attentivement la pièce, essayant de déterminer s'il n'y avait pas, dans cet
environnement, une différence par rapport à la vie éveillée. La chambre était éclairée par une lumière
électrique dont la qualité semblait quelque peu artificielle ; peut-être
était-elle plus douce et plus riche qu'une lumière ordinaire. Je baissai les
yeux vers le tapis et, soudain, je fus convaincu que ce ne pouvait être qu'un
rêve. Je sentais qu'il y avait, dans le dessin de ce tapis, quelque chose qui
n'allait pas, quelque chose d'indéfinissable, tenant peut-être à la qualité
particulière des courbes. Il était impossible de préciser ce qu'il y avait là
d'anormal, mais une fois que j'eus acquis la conviction d'être dans un rêve,
aucun doute n'était plus possible.[70]
Le sujet se demande s'il
rêve avant de chercher une incongruité et lorsqu'il la trouve elle ne se présente pas de
façon convaincante mais lui sert néanmoins à affermir sa conviction. Celia
Green remarque dans
cet exemple « qu'une fois que le sujet est devenu conscient de rêver,
cette conscience ne dépend plus de son examen des circonstances, mais qu'elle
se maintient de façon tout indépendante. On peut donc douter, ici, que la prise
de conscience ait été causée en premier lieu par l'examen du champ
perceptif »[71]. Elle veut, par là, mettre en garde contre une
attitude qui amènerait à considérer, y compris par le sujet lui-même, que la
prise de conscience est provoquée par l'examen de la texture
perceptive : « Comme nous l'avons déjà fait remarquer à propos des
éléments incongrus, il est évident que le sujet sera toujours tenté de
dire : "J'examinai la texture de mon expérience et je déduisis de
cet examen que j'étais en train de rêver" plutôt que :
"J'examinais la texture de mon expérience et je m'aperçus que
j'étais en train de rêver" »[72].
Cependant, il nous
semble que, dans cet exemple, les deux attitudes concourent ensemble : il
y a à la fois examen et sentiment, et c'est ce qui rend si difficile l'analyse
et la classification des rêves du point de vue phénoménal (ce que remarquait
déjà
Cela se passe à Monroe, en Géorgie, par une nuit chaude et pluvieuse. Je suis seul,
debout sur l'asphalte, devant la maison de mes grand-parents, éclairé par la
lueur d'un réverbère. Je sens la surface tiède et mouillée de la rue sous mes
pieds nus et le contact du crachin sur mon visage. Je remarque qu'il y a des
gouttes d'eau sur les aiguilles des pins et qu'elles scintillent comme des
diamants dans le halo de lumière. Il n'y a personne aux alentours, mais voici
que mon frère George arrive au volant d'une voiture décapotable ouverte. Il a
vraiment l'air très heureux. Il passe l'endroit où je me trouve, et je lui fais
un signe de la main. Il fait demi-tour et passe de nouveau à ma hauteur. Je
remarque qu'à l'avant de la voiture, là où devrait se trouver l'ornement du
capot, il y a un buste de Papa, grandeur nature. Georges refait un demi-tour et
passe encore une fois devant moi. A nouveau, je lui fais un signe en riant. Il
continue tout droit et disparaît dans la nuit. Maintenant, je suis seul. Pour
mon plus grand plaisir, je me mets à patauger dans les flaques, et, tout à
coup, je me dis - à haute voix - "Je suis en train de
rêver!". Il me vient une bouffée d'excitation joyeuse, et
je me dis que s'il en est ainsi, je peux faire n'importe quoi (…)[73]
Même si le sujet ne déclare
pas ici que le sentiment de joie provoque la lucidité, cette dernière semble
découler naturellement de la dominante affective de ce rêve. L'émotion heureuse
est parfois difficile à dissocier du contexte dans lequel elle se produit, de
sorte qu'on tend à attribuer l'apparition de la lucidité à la beauté surnaturelle du décor onirique et donc à la qualité rêvée de
l'expérience. Pourtant dans certains cas la beauté du décor, en amenant le
rêveur à ressentir des émotions dont l'intensité le rend alors lucide,
ne joue donc qu'un rôle de cause lointaine, tout comme les événements terrifiants
des mauvais rêves. On peut donc remarquer que les émotions qui
déclenchent la lucidité appartiennent à une gamme plus large que celle qu'on
tend à leur attribuer dans la littérature pour le grand public. Mais cela ne
suffit pas à en nuancer les contours.
Telles que nous les
avons présentées, les émotions semblent devoir revêtir un caractère extrême (un
intense sentiment
« C'est un fragment parce que le rêve a été volontairement abandonné.
Mon ancien lieu de travail (très ancien, dans le rêve, et délabré). Nous sommes
trois jeunes employés. Le patron (aussi jeune que nous) nous convoque. Il
laisse d'abord s'établir un long silence accusateur, puis il dit : —
"Alors, les chaussettes brillent?" A ce moment je me dis : ce
rêve est ridicule et j'en change sans m'éveiller ».[74]
Ici on a plutôt affaire à un sentiment d'ennui qu'à une émotions forte, une sorte d'agacement ou d'énervement qui vient du rêveur en tant qu'il observe son rêve et juge de sa qualité tout en y jouant un rôle. Ce sentiment ne réveille pas le rêveur mais l'amène à changer de rêve et par là à reconnaître qu'il rêve[75]. La lucidité n'apparaît en fait que le temps d'harmoniser un aspect dissonant de la vie onirique. L'agacement que manifeste le rêveur apparaît donc un peu extérieur au rêve lui-même, ce qui explique son aspect "bénin". En revanche lorsque le sentiment du rêveur est "impliqué" dans le rêve, la tension affective est nettement plus forte et peut se manifester par exemple par la "crainte" d'un élément onirique.
« C'est l'automne, je me promène dans la forêt normande en compagnie
d'un ami. Nous parlons d'un homme qui a beaucoup compté dans ma vie. Mon ami me
parle de sa vie agitée. Je ne fais aucun commentaire, je ne désire plus revoir cet homme. C'est l'après-midi, tout
en parlant nous nous retrouvons devant un arbre, à partir duquel commence une
grande allée. La forêt est belle, les arbres aux teintes mordorées s'élancent
dans le ciel bleu. Je regarde mon ami, il est assis nu sur un talus ; je
trouve cela plutôt insolite, mais sans plus. Puis j'entends des bruits, des
gens courent, une fille crie. Les bruits sont assez lointains mais ils se
rapprochent. Je vois au bout de l'allée courir des gens. Je pense qu'un type
agresse une fille ou qu'il s'agit d'une scène de violence entre plusieurs personnes.
Je pense encore que si je suis en train de rêver, je peux modifier le rêve de
manière à ce qu'il ne m'arrive rien de fâcheux. Je marche calmement, un homme
court vers moi. Il arrive à ma hauteur et me dévisage. Je n'ai pas peur. Il
continue son chemin, indifférent, je ne suis pas sa proie ».[76]
Ici c'est bien la crainte éprouvée par la rêveuse qui l'amène à se rendre compte qu'elle rêve afin d'empêcher l'apparition d'une peur qui, ainsi, n'a pas le temps de dépasser le stade de l'appréhension. L'émotion déclenchante peut cependant être plus forte encore et prendre la forme d'un sentiment d'horreur.
« Ça se passe dans un train, de nuit. Il y a eu toute une première
partie où il a été question de Charly et de ses
vignobles (C'est dans la vallée de la Marne avant
Château-Thierry.) Dans le train, il y a un bidasse fou avec un
revolver chargé. Lorsque le train tourne, il tire dans les autres wagons,
devenus visibles. Il tire aussi sur le conducteur de la locomotive. Il va
falloir faire quelque chose.
« La scène se transporte dans la locomotive qui est une cuisine de cantine.
Le bidasse menace tout le monde. On finit par lui enlever son revolver ;
alors il saisit plusieurs couteaux de cuisine et se met à porter des coups aux
cuisiniers à travers leurs T.Shirts qui se tachent de sang. Le bidasse
s'échappe dans une sorte d'aquarium suspendu près du plafond, où il nargue ses
poursuivants. Malheur pour lui, c'était une sorte de percolateur. Les
cuisiniers mettent la machine en marche et il est réduit en bouillie. Son sang
coule par divers robinets comme les machines express des cafés. Je me suis
entouré la tête d'une serviette et me bouche les oreilles pour ne pas voir ni
entendre ces horreurs dont je sais parfaitement que c'est un rêve, mais dans
cette lucidité, une volonté semble me retenir de mettre fin au rêve parce qu'en
même temps je suis curieux de savoir comment il va continuer. Peine perdue. Je
m'éveille. »[77]
Ici c'est vraisemblablement
l'horreur qui a déclenché la lucidité dont il n'est fait mention qu'après que
la scène est devenue atroce. Mais il ne s'agit pas encore du cauchemar tel qu'on
l'entend couramment[78] et sur lequel
l'action d'un rêveur lucide peut parfois s'exercer de façon spectaculaire.
« Je n'avais pas la conscience que je rêvais, et je me croyais
poursuivi par des monstres abominables. Je fuyais à travers une série sans
fin de chambres en enfilade, ayant toujours de la peine à ouvrir les portes de
séparation, et ne les refermant derrière moi que pour les entendre ouvrir de
nouveau par ce hideux cortège, qui s'efforçait de m'atteindre et qui poussait
d'horribles clameurs. Je me sentais gagné de vitesse ; je m'éveillai en
sursaut, haletant et baigné de sueur.
« Quels avaient été l'origine et le point de départ de ce rêve, je
l'ignore ; il est probable que quelque cause pathologique l'engendra pour
la première fois, mais ensuite, et à diverses reprises dans l'espace de six
semaines, il fut évidemment ramené par le seul fait de l'impression qu'il
m'avait laissée, et de la crainte que j'avais instinctivement de le voir
revenir. S'il m'arrivait, en rêvant, de me trouver seul dans quelque chambre
close, le souvenir de ce songe
odieux se ranimait aussitôt ; je jetais les yeux sur la porte, et la
pensée de ce que je redoutais de voir apparaître ayant précisément pour effet
d'en provoquer la réapparition subite, le même spectacle et les mêmes terreurs
se renouvelaient de la même façon. J'en étais d'autant plus affecté à mon
réveil que, par une fatalité singulière, cette conscience de mon état, que
j'avais dès lors si souvent pendant mes rêves, me faisait constamment défaut
quand celui-ci revenait. Une nuit pourtant, à son quatrième retour, et au
moment où mes persécuteurs allaient recommencer leur poursuite, le sentiment de
la vérité se réveilla tout à coup dans mon esprit ; le désir de
combattre ces illusions me donna la force de dompter ma terreur
instinctive. Au lieu de fuir, et par un effort de volonté assurément
très caractérisé en cette circonstance, je m'adossai donc contre la muraille,
et je pris la résolution de contempler avec une attention fructueuse
les fantômes que jusqu'alors j'avais plutôt entrevus que regardés. Le premier
choc moral fut assez violent, je l'avoue, tant l'esprit, même prévenu, a peine
à se défendre d'une illusion redoutée. Je fixai mes regards sur le principal
assaillant, qui ressemblait assez à l'un de ces démons hérissés et
grimaçants sculptés aux porches des cathédrales, et l'amour de l'étude
l'emportant déjà sur toute autre émotion, je pus observer ce qui suit : le
monstre fantastique s'était arrêté à
quelques pas de moi, sifflant et gambadant, d'une façon qui tournait au
burlesque dès qu'elle n'était plus effrayante. Je remarquai les griffes de
l'une de ses mains ou pattes, comme on voudra les appeler, au nombre de sept et
très nettement dessinées. Les poils de ses sourcils, une blessure qu'il
semblait avoir à l'épaule, et une infinité d'autres détails offraient une
précision qui permettait de ranger cette vision parmi les
plus lucides. Était-ce la réminiscence de quelque bas-relief gothique ? En
tout cas mon imagination y avait
ajouté le mouvement et la couleur. L'attention que j'avais concentrée sur cette
figure avait eu pour résultat de faire évanouir comme par enchantement ses
acolytes. Elle-même parut bientôt ralentir ses mouvements, perdre sa netteté,
prendre un aspect cotonneux, et se changer enfin en une sorte de dépouille
flottante, pareille à ces costumes fanés qui servent d'enseigne aux magasins de
déguisements pendant le carnaval. Quelques tableaux insignifiants se
succédèrent, et puis je me réveillai »[79].
Ce rêve entre à coup sûr dans la catégorie des cauchemars[80] puisque, lors de ses occurrences précédentes, le rêveur s'éveille "en sursaut, haletant et baigné de sueur". Il serait donc difficile de lui refuser ce statut en arguant qu'il ne subsiste aucun sentiment d'angoisse au réveil. Mais, du même coup, bien des rêves pénibles dénoués par la lucidité peuvent rétrospectivement être compris comme des cauchemars interrompus. D'une façon générale, les cauchemars sont source fréquente de lucidité, mais la façon même dont ils la provoquent tend à la faire passer inaperçue : le sentiment d'horreur ou de panique incite le rêveur à lutter contre son rêve et pour lutter plus efficacement il fait spontanément appel à la lucidité en tant que moyen, et de ce fait son attention ne se concentre pas sur un phénomène qui reste en dehors de ses préoccupations immédiates - celui qui se noie ne regarde pas la nature de la planche de salut qui s'offre à lui, qu'il s'agisse d'une bouée ou d'un tronc d'arbre. La lucidité ne peut en fait attirer son attention que lorsque les événements désagréables cessent sans interrompre le rêve, ce qui est rarement le cas. On peut en effet distinguer deux degrés dans cette utilisation de la lucidité. A un premier niveau lorsque le rêveur s'efforce de se réveiller, la lucidité est le plus souvent du type implicite. La pression du cauchemar est telle que le rêveur se dit dans le cours de son rêve "il faut que je me réveille" sans saisir les implications de la situation, au risque parfois de le regretter.
« Je travaille à la médiathèque à Beaubourg, c'est un service où les gens apprennent des
langues étrangères à l'aide de cassettes. Je suis avec N…. Avec N… nous avons
constaté que certaines cassettes ont eu leur contenu modifié, et donc que
quelqu'un essaie d'asseoir une idéologie, un pouvoir à l'aide de ces fausses
cassettes. Nous voyons d'ailleurs arriver une cassette escortée par deux autres
cassettes. Et nous savons que cette cassette est fausse (remplie de fausses
informations). Nous sommes seuls à un moment pendant le week-end, et nous
décidons de dénoncer cette pratique. Mais les trafiquants ont deviné nos
intentions et ils nous assiègent, et nous avons peur. Pour leur échapper je décide
de m'éveiller. Je passe dans un demi-sommeil, et je regrette ma décision, je
décide de me rendormir et de reprendre le rêve, mais il ne revient pas »[81].
Le rêveur ne comprend que trop tard ce qu'impliquait sa décision de se réveiller (la conscience de rêver) et le parti qu'il pouvait en tirer. Il ne peut en fait changer d'avis que lorsque les circonstances oniriques lui laissent le temps d'y réfléchir, c'est-à-dire lorsqu'il est presque réveillé ("Je passe dans un demi-sommeil"). Mais, dans certains cas, même lorsque la lucidité du rêveur est tout à fait explicite, il se réveille malgré tout.
En général, les choses se passent ainsi : dans mon rêve, je me trouve
en situation dangereuse, quelqu'un, par exemple, va me pousser par-dessus le
rebord d'une falaise, ou bien un hors-la-loi s'apprête à me tuer d'un coup de
pistolet. A ce moment, quelque chose dit en moi : "Ne t'en fais pas,
ce n'est qu'un rêve", sur quoi le rêve s'arrête.[82]
On peut donc supposer que
le rêve ne se poursuit, une fois la lucidité atteinte, que si le rêveur le
désire, c'est-à-dire lorsqu'il connaît déjà la joie ou
l'intérêt qu'il y a à se savoir en train de rêver. Dans le premier cas il sait
qu'il ne risque plus rien et désire profiter du sentiment euphorique qui
accompagne généralement la lucidité.
« C'est un rêve que j'ai déjà fait dans le passé mais je n'en ai pas
un souvenir exact, je ne sais plus dans quelles
circonstances un danger mal défini me menaçait. Auparavant je fuyais en me
réveillant et cette nuit devant le même danger je me suis dit que je n'avais
aucune crainte à avoir car il s'agissait d'un rêve, j'ai fait face et le danger
s'est évanoui »[83].
Ce rêve entre dans la même catégorie que celui d'Hervey de Saint-Denys puisque le rêveur fait face au danger. Mais, dans certains cas, ce désir d'interaction dépasse la simple intention d'affronter le danger en ce sens que le rêveur cherche à influencer le cours du rêve pour sa propre satisfaction.
« (J'ai oublié une partie importante du début) Je suis à la maison, de
retour du salon de la photo et je réfléchis sur l'installation future du matériel.
Curieusement il y a d'autres personnes dans la maison dont un gros type
patibulaire que je ne connais pas. A un moment donné le gros se lève et pour
une raison connue de lui seul s'énerve et se met à taper autour de lui, c'est
très vite la panique, je suis acculé contre une porte-fenêtre. Pour fuir je
casse un carreau et je passe à l'extérieur. Dehors je me dis, mais au fait
c'est un rêve et j'ai fui, je devrais respecter la consigne sénoï et aller au
devant du danger puisqu'il n'y a aucun risque. (Je crois qu'à cet instant je
remue et je suis presque réveillé. Je décide de replonger dans le rêve et de retourner
me battre). Je me munis d'un bâton, et je rentre dans l'appartement : tout
est très sombre, j'affronte les ténèbres à coups de bâton répétés et je demande
au gros patibulaire de venir m'aider (puisque c'est un rêve je verrai bien ce
qui se passera). Peut-être le gros deviendra-t-il mon ami et m'aidera-t-il. Le
gros ne se manifeste pas. Les ténèbres reculent encore. Je leur demande un
cadeau, mais je m'éveille avant d'avoir eu une réponse »[84].
On peut considérer que la
crainte a déjà disparu lorsque le rêveur décide de continuer son rêve et donc,
qu'au-delà de la simple intention de surmonter
une peur, prend place un désir d'interaction qui relève déjà du type de rêve
lucide qui se produit dans des circonstances moins dramatiques. On peut ainsi
distinguer deux types de lucidité provoquée par le cauchemar, celle qui pousse le rêveur à se réveiller et celle
qui l'incite à continuer son rêve. Il semble bien qu'il faille voir là une
différence de degré car la
reconnaissance habituelle du caractère cauchemardesque des événements oniriques
finit par modifier l'usage que le rêveur fait de sa lucidité.
J'eus une idée qui m'aida beaucoup à me guérir de ce genre de rêve. Elle me
vint d'une expérience très répandue. Sans doute avons nous tous, à un moment ou
à un autre, pris conscience du fait que notre rêve en cours "n'était qu'un
rêve". C'est en partant de cette expérience commune, en me fondant sur
l'idée qu'elle contient, que j'ai pu me livrer à une tentative réussie de
contrôle du rêve. Jadis, il m'arrivait, à l'occasion, quand l'acuité d'un rêve
de souffrance ou de terreur devenait intolérable, de penser, soudain, dans mon
sommeil "Ce n'est qu'un rêve ; si tu t'éveilles, il cessera et tout
ira bien." Je me dis que si nous pouvions être assurés d'une telle prise
de conscience aussitôt qu'il nous arrivait de faire de mauvais rêves, nous n'aurions plus à les craindre, car il nous
serait toujours possible d'y échapper. J'essayai donc, à divers moments de la
journée et juste avant d'aller me coucher, de me répéter cette formule :
"Souviens-toi que c'est un rêve. Tu ne dois plus rêver", en utilisant
toujours les mêmes mots. Finalement, je pense que la suggestion que
j'essayais d'imprimer à mon esprit devint plus nette et plus puissante que
n'importe quel rêve. Lorsqu'un rêve malheureux commence à me tourmenter, cette
formule, si souvent répétée, se présente automatiquement, et je me dis "Tu
sais que c'est un rêve. Tu ne dois plus rêver. Tu vas te réveiller."
Lorsque j'eus bien assimilé cette recette secrète contre les cauchemars, il y eut une assez longue période où je me
réveillais immédiatement, mais aujourd'hui, ce n'est plus nécessaire. Il peut
arriver que je me réveille, mais le plus souvent, dès que la formule a été
dite, l'aspect effrayant du rêve cesse, il est simplement "coupé"
comme par un interrupteur. Le rêve peut alors continuer sans éveil, car il se
trouve débarrassé de tout élément désagréable[85].
Il est intéressant
de constater que, si Arnold-Forster a fait tous ses
efforts pour se suggérer de se réveiller lors d'un cauchemar, elle ne s'est pas conditionnée pour continuer
à rêver - ce qui s'est produit spontanément. Lorsque la lucidité intervient en
dehors du contexte où elle est sollicitée et déborde sur le reste du rêve, elle
cesse d'être un moyen implicite pour devenir une dimension manifeste de la vie
onirique du rêveur. Elle ne dépend donc pas plus d'un contexte précis que d'une
émotion particulière.
Ces rêves montrent
également que si la lucidité contribue à dissiper l'émotion ou
l'élément onirique perturbant, voire le rêve lui-même, son apparition
n'équivaut pas nécessairement à une amélioration du rêve : il faut une
décision du rêveur pour cela.
« Début de rêve très confus, ou du moins mal remémoré. En compagnie
d'un enfant de 5-6 ans (sans doute mon fils à cet âge), je m'évertue à faire
rouler sur le trottoir d'une grande avenue, au milieu des passants, de petites
voitures miniatures. Mais elles roulent mal, ne conservent pas leur
trajectoire. Nous essayons de les bricoler pour qu'elles roulent mieux. Ceci se
répète jour après jour. Chaque fois, au bout de quelques minutes, une averse
d'orage survient et nous contraint à revenir à la maison. Soudain, je me rends
compte que c'est un rêve, l'expression onirique d'un malaise. Je me
"réveille" et constate qu'une énorme mare de sang inonde l'oreiller
et s'étend sur le sol de la pièce : J'ai dû saigner du nez depuis des
heures sans m'en apercevoir. Je tente de me lever mais suis si faible que tout
vacille autour de moi. Je cherche à prendre appui sur le matelas mais ma main
passe à travers… ; l'impression de terreur qui s'en suit me réveille pour
de bon »[86].
Ici la lucidité est suivie d'un faux-éveil au cours duquel elle est probablement perdue. La suite du rêve montre que, loin d'avoir disparu, le malaise onirique se trouve amplifié jusqu'à un sentiment de terreur. On pourrait cependant supposer que, si la lucidité avait persisté, l'impression de terreur n'aurait pu se maintenir. Même en admettant cela, cet exemple montrerait déjà que la lucidité ne débouche pas systématiquement sur la disparition de l'aspect désagréable - en réalité on constate même des cas dans lesquels la lucidité est directement responsable du cauchemar, notamment lorsque, malgré sa présence, le contenu du rêve reste déplaisant et que le rêveur n'arrive pas à se réveiller, comme dans le rêve suivant.
[…] La lucidité du rêve s'accrut et ma vision périphérique devint beaucoup plus vive. Je
sentais aussi que mon corps de rêve se faisait plus solide. Je voyais bien plus clairement mes mains et mes
pieds.
Ce qui se produisit ensuite m'effraya plus qu'aucune autre expérience de ma
vie. Ma conscience connut une telle expansion que pendant un instant je ne fus
plus capable de savoir s'il s'agissait d'un rêve ou d'une réalité. C'était une sensation accablante,
et j'eus très peur. Tout ce qui m'entourait était devenu bien trop net pour
qu'il s'agisse d'un simple rêve, j'avais l'impression que mon corps physique et
mon esprit s'étaient mis à fusionner avec le
corps de rêve. Au fond de moi-même, quelque chose me disait que si je
n'arrêtais pas ce problème de mathématiques et si je tardais à m'éveiller, je
ne pourrais plus le faire, et qu'alors je mourrai. Mourir - ce mot s'attachait
lourdement à moi. J'étais de plus en plus inquiet, je commençais à paniquer. Je
laissai immédiatement tomber le papier et le crayon et je m'éloignai du bureau,
mais les quelques pas que je fis étaient différents de toutes les marches que
j'avais pu faire précédemment en rêve. Il me semblait, cette fois, que je
ressentais le poids de chacun de mes pieds quand il frappait le sol. Un poids
réel. Je me mis à trembler : ce qui m'arrivait dépassait ma
compréhension. Tout ce que je demandais, c'était de m'éveiller. J'essayai de le
faire, et je m'aperçus que j'en étais incapable, ce qui m'effraya plus encore.
Le jeune homme m'aborda pour la seconde fois et me demanda si j'allais bien. Je
lui répondis que oui, mais que je devais m'en aller. Malgré tous mes efforts
pour me réveiller, je n'y arrivais toujours pas […][87].
L'inquiétude du rêveur
augmente avec la qualité du rêve, qui prend une netteté comparable à celle de
la vie de veille, et sa panique culmine avec sa lucidité. Or, cette
panique ne dépend que de la conscience de rêver car elle est provoquée
par la crainte de ne pas pouvoir se réveiller. Loin d'être un moyen de résoudre
les problèmes oniriques, la lucidité se révèle ici la cause de problèmes
inexistants pour un rêveur ordinaire. La lucidité n'est donc pas une réponse
à des tensions affectives oniriques, comme on tend parfois à le croire, mais
elle serait plutôt un élément possible de réponse pour autant que le
rêveur sache en tirer parti.
De fait on attribue
souvent l'irruption de la lucidité à l'émotion provoquée par le mauvais rêve
alors que, dans bien des cas, c'est peut-être seulement une caractéristique de
ce type de rêve qui en est responsable. Ainsi, concernant les cauchemars répétitifs,
comment s'assurer que ce n'est pas plutôt la réapparition du même rêve qui
engendre la reconnaissance de la qualité rêvée de l'expérience ? Le cas
d'Hervey de Saint-Denys est à cet égard
ambigu ; il est difficile de déterminer si, au cours de son cauchemar,
l'émotion l'emporte sur la qualité rêvée ou l'inverse ; mais dans bien
d'autres situations il est clair que les cauchemars récurrents peuvent avoir un
effet d'apprentissage : « Depuis l'enfance jusque vers l'âge de 45
ans, j'ai eu des rêves récurrents. Tout en dormant, je me disais :
"Mais oui, je connais celui-là, je l'ai fait bien souvent". Si
c'était un rêve agréable, je le laissais continuer, et dans le cas contraire
j'étais capable de l'arrêter et de me réveiller" »[88].
La perception ou
l'émotion peuvent être cause immédiate de la lucidité, apparemment sans que le
raisonnement ne joue aucun rôle, à l'exception peut-être d'une comparaison
implicite nécessairement à l'œuvre dans toute appréhension. La faculté de réflexion peut cependant se révéler déterminante, et de
fait la plus grande partie des rêves lucides rapportés dans la littérature est
déclenchée par elle.
La reconnaissance d'une incongruité revêt de multiples formes mais son principe est toujours le même : le rêveur compare sa situation présente avec l'état de veille et découvre qu'elle est inadéquate à ce à quoi il pourrait s'attendre. Ce type de déclenchement peut paraître évident lorsque la situation onirique est au-delà de toute possibilité logique.
J'avais été tuée dans un bombardement et je me trouvais, avec plusieurs
compagnes, "de l'autre côté". Je me plaignis d'une douleur dans le
bras, sur quoi l'une d'elles se mit à fouiller dans son sac. Elle sortit un
flacon de comprimés et me dit que cela me soulagerait. Tout à coup, j'éclatai
de rire, car je venais de comprendre que j'étais morte et que des pilules ne
seraient pas d'un grand secours pour mon corps "corps astral", ou quoi que ce put être. Tout de suite après ce
rire, je pensai : "Peut-être ne suis-je pas morte, mais dans un
rêve." Pendant que je réfléchissais à ce mystère, je me réveillai.[89]
Être à la fois mort et vivant, c'est-à-dire désincarné et en possession d'un corps à soigner, est par définition impossible à l'état de veille. La comparaison avec la veille se fait donc de façon implicite, mais elle débouche néanmoins sur une question qui déclenche la lucidité. Ici l'impossibilité est de type logique, mais dans d'autres cas elle ne résulte que de l'absurdité d'une situation qui n'a rien de contradictoire par elle-même :
[…] Il y avait, près de la fenêtre, une chaise identique à celle qui se
trouvait dehors. Je me dirigeai vivement vers cette chaise, mais pendant que je
le faisais, j'entendis le bruit d'une douche et de quelqu'un qui chantait. Je jetai un regard dans la pièce voisine et
je vis que mon compagnon de chambre était en train de prendre une douche dans
un coin. Cela me parut très bizarre. Je ne comprenais pas comment il se
trouvait là. Je me faisais du souci pour lui, ne voulant pas que la bande de
jeunes lui fasse du mal. Les coups sur la porte devenaient de plus en plus
violents. Je n'avais plus le temps de prévenir mon compagnon. Je me saisis vivement
de la chaise de bois et la jetai contre la fenêtre (c'était une fenêtre d'1m80
par 0m90 et elle se trouvait au rez-de-chaussée, car je voyais une colline
verte, un arbre, et un trottoir). la chaise ne fit que rebondir, tandis que la
fenêtre se mettait à vibrer, comme si elle était en plexiglas. Cet événement
apparemment impossible me fit penser que de telles choses n'arrivent que dans
les rêves. Le fait que mon compagnon de chambre prenait une douche dans un coin
allait d'ailleurs dans le même sens. A ce moment, mon rêve devint
lucide.
Sachant que je rêvais et que je ne risquais rien, j'ouvris la porte et fis
face à la bande […][90]
Une fenêtre en plexiglas ou un compagnon de chambre qui prend une douche n'ont rien d'absolument impossible, mais le contexte dans lequel ces éléments se manifestent rend leur présence incohérente pour le rêveur - et le raisonnement qui l'amène à se rendre compte qu'il rêve est du même genre que celui de Descartes dans la sixième méditation[91]. Toutefois, l'incongruité ne se ramène pas nécessairement à une impossibilité ou à une absurdité : la situation onirique peut apparaître tout à fait plausible, à ce détail près qu'elle ne correspond pas à une situation actuelle de la vie de veille :
Au cours d'un rêve, j'entrai dans la chambre que j'occupais, jadis, à D.
Road. Je me souvins que je n'habitais plus à cet endroit, et c'est ainsi que je
sus que je rêvais. J'examinai la chambre ; elle avait la qualité d'un lieu
éclairé à l'électricité, et je voyais, par la fenêtre, qu'il faisait noir
au-dehors.[92]
Cette situation
onirique n'est ni impossible, ni absurde, elle ne correspond simplement pas à
« Je suis en train de rêver que je dors, et à un moment donné dans mon
"sommeil" (qui se déroule dans ma chambre avec N… à mon côté) N…
bouge dans le lit, et je m'éveille. Mais comme je suis toujours dans le lit
étendu, je me pose la question de savoir si je suis bien éveillé ou non. Comme
je reste étendu et que je ne me lève pas, je pense alors que je dois être en
train de rêver. Et effectivement je me dis que je rêve lucidement […] »[93]
Qu'un sujet reste allongé
après s'être éveillé n'est ni impossible, ni absurde, ni certainement dénué de
rapport avec une possibilité actuelle : en fait une telle situation peut se
produire légitimement à chaque réveil, surtout si le sujet se contente de
s'observer. Il faut donc envisager ici un autre type d'incongruité qui ne peut être compris comme tel que par le
rêveur et qui ne dépend pas d'une comparaison à une situation particulière
similaire à l'état de veille. Si la situation onirique est bel et bien, pour sa
part, particulière, elle est cependant rapportée à la généralité des
situations similaires à l'état de veille. Dans un tel cas l'incongruité n'apparaît telle que pour le sujet, et on ne peut
pas l'identifier par une simple lecture si rien ne l'indique de façon
explicite.
La qualité réflexive de la reconnaissance d'une incongruité repose
sur une inférence suffisamment simple (de la forme "cet événement est
incongru, donc je rêve") pour donner un sentiment d'immédiateté et
d'évidence tel que le rêveur ne trouve pas toujours indispensable de l'énoncer.
Il n'en va pas de même lorsque la reconnaissance prend la forme d'une pensée
plus analytique. D'après
Dans un rêve, j'entendis une voix de qualité désagréable assurant qu'un
certain lieu "était celui où Tibère projeta
l'un de ses meurtres." Aussitôt, j'eus la vision assez
claire d'une tour ou d'une entrée monumentale ressemblant au "Portail
d'Honneur" de Caïus College, à Cambridge. Songeant au ton malveillant et faux de cette
voix, je me rendis compte que j'étais dans un état de séparation (ce fut
l'habitude de me détacher des idées fixes qui rétablit le souvenir).[95]
Ce rêve ne présente aucune
incongruité à proprement parler et si le rêveur devient lucide
à la suite d'une réflexion, les données qui l'alimentent ne sont pas en
elles-mêmes explicatives.
Le rêve avait pour cadre le premier étage d'une grande demeure, assez
pleine d'atmosphère. Pour commencer, je me trouvais dans une chambre avec X.
Nous discutions pour savoir s'il n'y aurait pas, en tel lieu, des esprits, et je les invoquais, d'une manière assez peu
sérieuse. X dit alors quelque chose dans ce genre : "Donnez-leur au
moins une chance convenable en allant faire ça dans une chambre à part".
Je me montrai d'accord, sans grand enthousiasme, comme c'est le cas quand
quelqu'un me suggère quelque chose qui devrait m'intéresser mais que je ne
m'attends pas à réussir. J'allai dans le corridor et j'entrai dans une autre chambre,
où je me mis à parler à l'air. Au bout d'assez peu de temps, les paroles que je prononçais commencèrent à me
revenir sous forme d'échos, réfléchis par les coins et les murs de la pièce.
Cela prit bientôt une tournure assez peu naturelle, car seuls certains mots de
mes phrases étaient sélectionnés et renvoyés par l'écho. Un même mot pouvait
également être répété au même instant sous plusieurs angles différents. Je
commençais à me sentir mal à l'aise et je quittai la pièce avant que cela ne
devienne pire. Reprenant le couloir pour rejoindre X, je me demandai comment je
lui expliquerais ma fuite ; j'étais également curieux de savoir si ces
échos bizarres pouvaient avoir une cause naturelle. A ce moment, je me rendis
compte que je rêvais.[96]
Malgré ce que pourrait laisser croire la dernière phrase de ce récit, ce n'est pas l'étrangeté de l'écho en tant qu'incongruité qui provoque la lucidité mais bien la réflexion à son sujet. L'écho a cessé depuis déjà quelque temps tandis que le rêveur s'étonne et cherche une explication à ce qu'il a vécu. Ainsi, que le raisonnement s'appuie ou non sur des données du rêve, il semble posséder sa propre force pour faire surgir la conscience de rêver. Certains ont même considéré que sa seule présence dans le rêve entraînait nécessairement la lucidité, la faculté de raisonner sur la cohérence de l'environnement leur semblant par définition absente du rêve ordinaire. Cette idée est cependant inexacte comme le montre le rêve qui suit :
« Je suis dans une maison où je suis déjà venu dans le passé :
c'est la maison dans laquelle réside un juriste, et qui a servi de cache
pendant la guerre d'Algérie pour le F.L.N. Le juriste est avocat, il est véreux
et pense me faire chanter, parce que j'ai aidé le F.L.N. Les lieux sont
toujours identiques avec un escalier en colimaçon dans la cour (pour descendre
dans une cave souterraine). Je me défends tant bien que mal contre les attaques
verbales de l'avocat, et je commence à me demander si je suis en rêve ou en
réalité, car j'ai déjà vu cet endroit et ce personnage, mais je suis incapable de
savoir si c'est en rêve ou dans la réalité. Je raisonne, je réfléchis, puis je finis par conclure que le souvenir
d'avoir rencontré cette personne est forcément le souvenir d'un rêve puisqu'à
l'époque de la guerre d'Algérie j'avais 4 ou 5 ans, donc je ne pouvais pas y
être impliqué. Je me suis alors très bien souvenu de ce rêve précédent, et j'ai
bien pensé que c'était le souvenir d'un rêve. Quant au rêve en cours je n'ai
pas su trancher pendant longtemps dans mon sommeil et j'ai fini par me dire que
ce devait être un rêve »[97].
Ce rêve finit par
devenir lucide mais avec retard et malgré une pensée analytique très
développée.
On peut donc faire
un pas de plus et essayer de se rendre compte de ce qui dans le sujet
lui-même peut l'amener à se savoir en train de rêver, et qui n'apparaît
clairement que lorsque les facteurs précédents sont absents.
« Je vois un fourreau noir qui contient des baguettes de lunchaku, je
pose mes mains dessus et un déclic se produit dans ma tête. Je progresse dans
l'obscurité, et je vois mes mains se poser sur un réfrigérateur (blanc). Cette
fois je réalise que c'est le geste qui a été programmé : "voir les mains".
Je me dis aussitôt que je suis lucide et que c'est un rêve, je sens aussi qu'il
ne faut pas que je m'éveille. Je redéroule tout cela dans ma tête, puis je
m'éveille »[98].
Le sujet avait décidé avant de s'endormir de chercher ses mains en rêve (selon la méthode de Carlos Castaneda[99]), et une suite d'actions qu'il accomplit attire son attention sur cette situation qui par elle-même n'a pas de qualité onirique, ne provoque aucune émotion, ne présente aucune incongruité et sur laquelle aucune réflexion ne s'exerce à proprement parler. Avant de devenir lucide le rêveur n'a pas l'idée délibérée de chercher l'indice qu'il rêve, il fait donc preuve d'une certaine qualité d'attention qui lui est propre et qui constitue un genre de circonstance déclenchante de la lucidité que l'on peut bel et bien classer à part. Cette qualité d'attention n'a d'ailleurs pas toujours besoin de s'appuyer sur un acte particulier pour faire surgir la lucidité :
« J'ai rêvé que j'étais en train de m'endormir et que j'étais en train
de me dire que je devais penser en rêvant à formuler la question :
"Suis-je ou non en train de rêver ?", l'affirmer, puis faire un
geste pour confirmer que j'étais en plein rêve lucide. A ce moment j'ai pensé
que je rêvais et qu'il fallait faire un geste, passer ma main dans mes cheveux,
je l'ai fait et me suis réveillé dans le rêve, sachant alors que je rêvais
lucidement. J'ai pensé (dans le rêve) qu'il fallait que je me rendorme, et je
me suis endormi dans le rêve »[100].
Dans ce rêve, la qualité
d'attention à soi est telle que le rêveur devient lucide de son propre chef. Le
geste de confirmation qui suit est en quelque sorte une formalité (qui entraîne
un faux-éveil lucide) mais ne
joue aucun rôle dans l'apparition de la lucidité qui est déjà établie au moment
où le rêveur décide de bouger sa main onirique ("j'ai pensé que je rêvais
et qu'il fallait faire un geste"). Cette "qualité du sujet" qui
fait du rêveur la source de la prise de conscience, se rencontre principalement
chez ceux qui s'intéressent à leurs rêves et plus particulièrement chez ceux
qui cherchent à les reconnaître ou à les induire. Ce n'est donc pas une qualité
qui se manifesterait spontanément. Il s'agit bien d'une cause onirique puisque
le rêveur rêvant en est responsable, mais on peut se rendre compte que
l'élément sur lequel se porte l'attention du rêveur (le moi onirique ou les actes)
semble presque secondaire par rapport à cette qualité d'attention particulière.
Et cependant, si cet élément fait défaut, il est impossible de s'assurer que la
qualité du sujet a déclenché la lucidité, car on ne peut la discerner que par
l'entremise de ce sur quoi elle s'exerce.
Cette constatation
nous amène à un point limite où les causes oniriques ne sont pas discernables,
situation qui n'est généralement pas prise en compte dans les études faites sur
le sujet depuis
Lorsque le rêveur se rend compte spontanément qu'il rêve, sans devoir cette prise de conscience à un élément onirique identifiable (que cet élément lui soit, dans le rêve, extérieur, ou qu'il dépende de son moi rêvant), il s'agit de toute évidence d'une lucidité sans cause onirique discernable. Cette dernière remarque est cependant restrictive car dans la mesure où le rêve est entièrement constitué par ce qui entre dans le champ de conscience (onirique ordinaire ou lucide) du rêveur, l'absence de causes oniriques "discernables" équivaut à une absence absolue. Cette conclusion ne peut toutefois être acceptée que si le rêveur n'a rien omis dans son récit, ou s'il note explicitement ce fait.
Incroyable rêve,
très conscient et très contrôlé. Rêvé que je me trouvai quelque part dans une
maison ou une grande demeure et compris tout à coup que je rêvais. Soudaine
perception cognitive du fait que j'étais simultanément conscient et en train de
rêver […][101].
Dans ce début de récit le rêveur insiste deux fois sur l'apparition
soudaine de la lucidité que par ailleurs rien dans les éléments présentés ne
laissait présager. Chez certains rêveurs, ce type d'émergence imprévisible est
habituel.
Je rêvais déjà
depuis un certains temps quand, tout à coup, je me rendis compte que
c'était un rêve.[102]
Pourquoi la lucidité spontanée, qui semble facile
à reconnaître dans un récit de rêve, n'a-t-elle jamais fait l'objet d'une
catégorisation ? On peut supposer qu'à l'époque de Celia Green le corpus des récits était trop maigre pour
que ce type d'émergence de la lucidité retienne l'attention - bien qu'on puisse
déjà le constater chez Hervey de Saint-Denys ou Delage -, et que par la suite
la classification de Celia Green s'est
imposée simplement parce qu'elle était la seule tentative de systématisation de
ce genre. Cependant, si la lucidité spontanée n'a jamais fait l'objet d'une
analyse, c'est probablement surtout parce qu'elle échappe à la description.
Alors que les autres types d'émergences peuvent être racontés, analysés,
comparés, voire provoqués, la lucidité spontanée ne peut que se constater, la
plupart du temps en marge du récit auquel elle ne se rattache pas : le
rêveur se rend simplement compte qu'il rêve, souvent à un moment inattendu.
Cette absence de circonstances dramatiques a sans doute fait écarter ce type de
récits à une époque où les chercheurs essayaient avant tout de convaincre leurs
collègues de l'existence du phénomène, ou simplement de se faire comprendre
d'eux, car ils ne sont guère "parlants" pour ceux qui ne connaissent
que le rêve ordinaire. Pourtant, leur étude montre que cette spontanéité est
susceptible de nuances concernant non pas les circonstances oniriques mais le
mode de surgissement lui-même de cette lucidité. En effet plusieurs types de
lucidité spontanée peuvent être distingués : une lucidité qui surgit tout
à coup, une lucidité graduelle et une lucidité "déjà présente".
La lucidité subite est
« Un procès où
un jeune homme montre que le diable existe. La petite fille en a été victime.
Le procureur ou le juge ne veut pas le croire. En fait il est l'agent du démon. L'autre montre le diable attaché et encagoulé
dans une prison dans la cave. Le juge va le libérer. Sera-t-il exécuté ou
considéré comme fils unique du diable! Tout le monde s'enfuit.
« Je cours à
travers des jardins. Je saute une première barrière en fer, puis une deuxième
après avoir traversé la rue. Là, je tourne pour mettre un immeuble entre moi et
le regard de mes poursuivants. J'entre dans un immeuble, c'est la meilleure
cachette.
« (Lucidité :
Je sais que je rêve en courant dans les jardins des immeubles (mais il ne me
vient pas à l'esprit de modifier tout ça).[…] »[103]
On serait tenté de voir là une lucidité provoquée par un
facteur affectif, mais en réalité ce n'est pas parce qu'il court que le sujet
se rend compte qu'il rêve, mais il constate qu'il rêve alors qu'il court, dans
une situation par ailleurs peu propice à cette réalisation puisqu'il est
complètement absorbé dans l'action, au point qu'il ne prend pas le temps d'y réfléchir ("il ne me vient
pas à l'esprit de modifier tout ça"). La lucidité ne répond donc pas ici à
un besoin affectif. De même on ne peut arguer qu'il s'agit d'une lucidité
proche du réveil car la suite du rêve, bien que non lucide, est aussi longue
que son début. Un examen attentif est donc parfois nécessaire pour ne pas se tromper
sur le rôle des circonstances oniriques.
Toutefois, pour certains récits l'analyse ne dissipe pas l'ambiguïté :
« J'arrive en
train avec mon père et les enfants. On vient de B… D… (là où habitent mes
parents). On s'apprête à repartir vers P… (maison de mes beaux-parents). On n'a
pas besoin de changer de train et je trouve cela vraiment pratique. Mais je
dois aller chercher de nouveaux billets. Je laisse les enfants dans le train,
ils gardent les places et mon sac, mais ils veulent eux aussi sortir. Je suis
obligée d'aller rechercher mon sac puisqu'il n'y a personne pour le garder.
J'arrive dans le hall de la gare, il est immense, le plafond est très haut.
D'un seul coup je me dis que c'est un rêve et que je dois pouvoir voler. En
effet je vole. Je suis très euphorique, je ris, j'ai la sensation extraordinaire de voler. J'ai des
fourmillements dans tout le corps. Je recommence encore une fois […] »[104].
La lucidité est
présentée comme subite ("D'un seul coup je me dis que c'est un
rêve") mais les éléments oniriques qui précèdent immédiatement
("J'arrive dans le hall de la gare, il est immense, le plafond est très
haut") peuvent laisser supposer qu'ils ont joué un rôle déclencheur si on
les rapporte à l'action qui suit immédiatement la prise de conscience ("je
dois pouvoir voler. En effet je vole").
« Je rêve
qu'un ancien camarade, qui est peintre et qui boîte à la suite d'un accident
(ce jour-là, j'ai revu avec émotion une amie qui est peintre et qui s'est
étonnée que je boîte, car elle ne sait pas, apparemment, que je souffre d'une
malformation), passe sous le porche d'entrée du foyer où je loge. Un escalier
très raide mène à une plate-forme, d'où je l'aperçois. Instinctivement je
cherche à le fuir, tandis qu'il monte péniblement l'escalier. En même temps, je
me dis qu'il m'a peut-être aperçu et que c'est idiot de fuir quelqu'un qui
vient spécialement me voir, alors que je suis au Japon, et qui n'est somme
toute pas trop désagréable ; toutefois je me précipite vers la porte qui
mène à l'intérieur du foyer, et qui rétrécit jusqu'à devenir une sorte de
soupirail. Je plonge donc à l'intérieur et me retourne. Dans la lucarne du
"soupirail d'entrée" j'aperçois la tête dilatée et déformée en un
rictus de mon ami qui me regarde de l'extérieur. Alors - pourquoi soudain? - je
me suis rappelé qu'il fallait accueillir sans peur toutes les
apparitions : j'élève mes bras vers lui en signe d'amitié […] »[105] .
On serait tenté à première lecture de penser que la
lucidité est provoquée par la tension affective des événements oniriques :
la fuite, l'aspect monstrueux de la scène ("j'aperçois la tête dilatée et
déformée en un rictus"), mais l'ensemble du rêve ne correspond pas à cette
impression ("c'est idiot de fuir quelqu'un qui vient spécialement me voir
[…] et qui n'est somme toute pas trop désagréable") et surtout le rêveur
pose la question "pourquoi soudain?" qui indique nettement qu'il ne
ressent pas l'émergence de la lucidité comme la réponse à une tension
affective.
On peut d'ailleurs aller plus loin dans la description de cette absence de rapport entre la prise de conscience par le sujet qu'il rêve et les circonstances oniriques qui l'entourent. Il advient souvent que l'apparition de ce type de lucidité entraîne un brusque changement de scène onirique, changement qu'on ne trouve pas lorsque cette émergence s'insère dans la trame du rêve. Ainsi, dans le rêve précédent, la lucidité subite modifie radicalement le décor et les événements, comme le montre la suite du récit :
« […]
Immédiatement, je me sens sur mon lit [dans la position et les conditions que
je vérifierai à l'état de veille] happé en arrière par une force
invraisemblable et que je ressens avec une acuité jamais connue - A la
réflexion, je me suis d'abord senti le cerveau bourdonnant
et écrasé par une force très grande, avec quelque chose comme une sorte de
réveil sur mon lit dans la réalité de l'état de veille. La force qui m'attire
au bas de mon lit comme un aimant contre lequel je ne peux résister me projette
sur le côté de l'armoire métallique qui se trouve dans ce coin. Une ouverture
s'y fait et je me retrouve dans l'espace noir, dans la même position que celle
où je dors mais dirigé vers le Sud et j'avance dans le vide à une vitesse
extraordinaire à travers des rectangles dont le défilement - comme les jeux
vidéo - renforce mon impression de vitesse - j'avance à l'horizontale.
L'impression est encore tellement forte, aussi forte qu'une même situation vécue à l'état de veille, donc
sans comparaison avec les situations réellement vécues en général ; une
certaine déception s'installe en moi car j'aurais voulu voir des choses plus
intéressantes sans aller si loin, je veux tester si je peux vraiment
rentrer ; le mouvement s'arrête alors, je décide d'ouvrir un œil, je suis
sur mon lit et je peux me rendre compte assez vite que je suis réveillé, et
très calme, ce qui m'étonne étant donné l'expérience si forte - jamais encore
vécue en rêve ni en réalité - que je viens de faire »[106].
Cette dernière partie du rêve rend l'aspect spontané de la lucidité plus plausible, car il est difficile de considérer que le rêveur vit ensuite une situation moins tendue. De plus, contrairement au schéma habituel dans lequel la lucidité s'insère dans un rêve que le rêveur poursuit, elle entraîne ici une modification complète de l'environnement onirique, à tel point qu'on serait tenté de considérer que le rêveur a changé de rêve. Cette analyse semble confirmée par d'autres récits dans lesquels la lucidité apparaît brusquement pour un court moment au cours duquel le rêve change complètement - avant de revenir à la scène de départ lorsque la lucidité a disparu.
« Une histoire
policière écrite par un professeur : quelqu'un veut tuer quelqu'un d'autre
en le jetant par la fenêtre. Ce professeur est très fin. Joue-t-il son propre
rôle ?
« (Rêve
lucide :) Je suis sur un balcon et je me jette dans le vide. Je me dilue
dans l'air. Je sais que ça se passe au S…, dans l'atmosphère du petit matin que
je désirais retrouver. Je ne vois plus les
immeubles : ils se diluent aussi. J'essaie de me reconstituer ainsi que
les images en me concentrant sur elles de façon à rendre le rêve plus solide.
« Je pense à
partir en voyage interstellaire trop loin de tout, de quoi devenir fou, même en
restant en communication par radio avec le monde.
« (Perte de la
lucidité :) Je reviens sur le balcon. On a sauvé celle qui allait être
tuée. … La meurtrière écrit son propre scénario et, jouant le rôle de la
victime, se jette dans le vide. Tout n'est qu'illusion et cinéma : dans la
mesure où l'on sait que l'histoire se termine bien, elle ne risque rien. Mais
elle est victime d'elle-même car elle n'a pas auparavant fait lire son scénario
à quelqu'un »[107].
Le rêve change avec l'apparition inattendue de la lucidité
et retrouve son aspect premier lorsque la lucidité disparaît. Une continuité
thématique peut sans doute être mise en évidence dans le récit, mais la partie
lucide se distingue nettement des deux autres par son déroulement et
l'implication du rêveur. Le changement brusque de décor peut donc être une
indication de la lucidité subite. Toutefois, la lucidité subite n'implique pas
nécessairement un changement de décor, et de façon générale les autres formes
de lucidité spontanée l'excluent.
Si les circonstances oniriques ne se présentent
pas de façon causale, la lucidité peut sans doute être attribuée à un
développement de la conscience du rêveur lui-même, comme le suggère le cas de
la lucidité graduelle dans lequel l'état conscientiel du rêveur s'achemine
progressivement vers la lucidité. Il ne s'agit plus d'un phénomène brusque mais
au contraire prévisible dans la mesure où le rêveur note l'évolution de son état de conscience. La description de
cette évolution conscientielle continue est très délicate à transcrire et
souvent le sujet ne prend pas la peine de le faire, notamment en raison de
l'absence de vocabulaire adéquat du langage courant. On peut cependant déceler
ce type de lucidité à certains
« Je
surgis dans un endroit où je retrouve quelqu'un que je connais pour l'avoir
déjà vu auparavant. C'est un jour sombre ou une tombée de nuit. Il se passe
alors des choses étranges. Nous sommes sur une sorte d'esplanade-balcon dans un
pays (le S…?) et en bas il y a une mer de boue blanche qui bouillonne un peu.
Je suis un type gros et rondelet en maillot de bain-short, et je demande à
celui qui est susceptible de m'expliquer, de me dire ce qui se passe. Il me dit
que je peux sauter dans la boue, l'orthographe (ou le langage) en a été
vérifiée. Après nous pourrons partir plus loin pour avoir des explications.
« Ma jambe me
brûle en un endroit. Il m'explique que c'est elle qui détermine la quantité
d'eau dont j'ai besoin. Je lui dis qu'il va assister à quelque chose et je fais
surgir l'eau de mes mains. J'ai déjà conscience qu'ici je peux plus que dans le
monde de l'éveil. Nous descendons dans la mer de boue par un côté. [dessin]
« (Rêve
lucide, suite du précédent:)
« Je deviens
lucide et je regarde les gens en maillot de bain. Ils n'ont pas l'air heureux.
Je descends et commence à devenir distinct du gros (qui continue à avancer sans
moi tandis que je reste sur place). Maintenant je suis dédoublé et j'ai
l'impression d'être un spectateur participant. Je pense qu'on ne pourra pas
aller là où disait l'autre car ça prendrait trop de temps, et si je fais un effort mental je risque de
chambouler le rêve. […] »[108].
Avant même le surgissement de la lucidité le rêveur
signale un état de conscience qui s'en rapproche : "J'ai déjà
conscience qu'ici je peux plus que dans le monde de l'éveil". Il ne s'agit
cependant pas dans son esprit de lucidité puisqu'il ne signale qu'ensuite qu'il
"devien[t] lucide" c'est-à-dire qu'il a pleinement conscience d'être
dans un rêve.
La lucidité graduelle est parfois marquée par le surgissement d'éclairs de lucidité, comme si la lucidité s'efforçait de percer la trame du rêve, mais qu'elle ne réussissait à s'imposer qu'au bout d'un certain temps seulement, ce que montre l'exemple suivant :
« Je suis dans
un grand bâtiment aux multiples niveaux rempli de monde. C'est la nuit. Je sais
que c'est un théâtre (l'ensemble ressemble au Palais de Chaillot, mais en beaucoup plus grand.)
« Il y a une
longue marche complexe à travers les salles extérieures du théâtre, me frayant
un passage à travers la foule, prenant des escalators, descendant des
escaliers, empruntant des couloirs à nombreuses portes fermées. Souvent je
rencontre des gens que je connais et je leur parle. Puis je continue à marcher.
« J'arrive
dans le théâtre principal - immense - mais il est entièrement dans le noir. On
entend "crépiter" (c'est ainsi) une grande foule sur les gradins.
J'avance à tâtons à la recherche d'une place. Je n'en trouve pas et je commence
à m'énerver. Comment sortir de là ? Finalement j'enjambe les rangs de
fauteuils occupés et je marche même sur les gens, sans qu'il y ait de
protestations. Vers le haut, ça va mieux, il y a moins de monde, mais
curieusement, je sens que je marche sur des buissons ou des ronces. (A ce
moment, dans mon rêve, je deviens brièvement lucide et je me dis "Mais
c'est le Théâtre! Il ne faut pas s'étonner, j'en ai souvent rêvé." C'est
vrai que je rêve épisodiquement d'un grand théâtre qui prend toutes sortes de
formes.)
« Je me
retrouve dans les foyers et les salles extérieures. Soudain, je suis avec E.,
une femme qui a eu beaucoup d'importance pour moi quand j'étais adolescent. Elle est dans un fauteuil à roulettes avec
lequel nous fendons la foule, mais elle n'est ni malade ni invalide. En fait
nous allons au théâtre pour la remise des prix. Il se trouve que E. a gagné,
mais personne ne le sait encore, sauf elle et moi.
« De retour
dans le théâtre (cette fois nous avons des places) on est en train d'annoncer
les résultats, c'est-à-dire que des chiffres paraissent dans le noir, sur un
écran. Réactions diverses dans la foule. Mais soudain, paraît le chiffre qui
montre que E. a gagné. Délire, cris de "elle a gagné! elle a gagné!"
E. est amusée, ça ne lui monte pas du tout à la tête.
« Alors
commence le spectacle (mais c'est plutôt un concert. En fait je n'ai jamais vu
de pièce sur la scène de théâtre). C'est un concert-spectacle, qui se passe
plutôt au plafond de la salle. C'est d'ailleurs très beau. Une sorte de
symphonie de bruits naturels (y compris certains qui n'existent pas en réalité,
comme le chant des étoiles
— c'est très aigu et très pur avec un apparent désordre de sons, mais ça va par
groupes et quelquefois il y a un son plus grave qui tourne sur lui-même […]. En même temps, on voit des
images du ciel étoilé, mais c'est un procédé spécial, car on a l'impression de
planer dans l'espace. Je vois la grande ourse sous mes pieds.) Suit un morceau
"pluie sur les feuilles" très doux, mais on distingue chaque goutte,
et il est impliqué qu'il y a un rapport avec les étoiles. Puis il y a un
morceau "bulles" presque silencieux ; de temps en temps une bulle éclate dans le silence en
faisant "clouc." On voit la surface d'une eau dormante la nuit, et
les bulles brillent comme des étoiles quand elles paraissent.
« C'était très
beau, mais on a en quelque sorte "dévié" sur une scène de comédie.
Elle ne se passe pas sur la scène du théâtre, mais à l'intérieur de la tête de
chaque spectateur (ici le rêve devient progressivement lucide.) - Il y a un
petit chien dans un marais avec un os. Il est impliqué que "dans
l'harmonie universelle, c'est pas beau de vouloir cacher un os" mais ce
commentaire est plutôt satirique que sérieux.
« Arrive un être
volant qui ne ressemble à rien, mais qui est censé être un chat. Le chien cache
son os en s'asseyant dessus. Le chat volant lui dit "Je t'ai vu". —
"Moi aussi je t'ai vu," dit le chien sans se démonter. "Je t'ai
vu, dit le chat. J'ai vu ce que tu as caché." —"C'est ma petite
sœur" dit le chien. "Mon œil, dit le chat volant. On ne mange pas sa
petite sœur". —"Toi tu manges bien des souris" —"C'est
vrai, je les appelle mes petites chéries. Bon, nous sommes d'accord." Ça
devient un peu trop bête, et dans ma lucidité, j'ai le désir de revenir
aux scènes d'avant, mais je force un peu trop et je commence à m'éveiller,
c'est-à-dire qu'il y a une débandade d'images et l'irruption d'une forte
lumière blanche (qui ressemble à du "yaourt en feuilles"). Je
résiste. J'arrive presque à reprendre le rêve, mais finalement non. Alors je me
dis "C'était un rêve excellent. Il faudra que je m'en souvienne", et
je note, ou repasse mentalement les différentes séquences pour m'en souvenir le matin.
Tout ça se passe en état de sommeil lucide. Puis je décide que je m'en
souviendrai et que je peux me rendormir. Ça se présente comme une zone noire
dans laquelle je pénètre confortablement »[109].
Ici la lucidité se manifeste brièvement une première fois
sans que l'on puisse préciser si elle est spontanée ou due aux circonstances (à
la vue du théâtre qui rappelle au rêveur qu'il a déjà rêvé de cet endroit). En revanche la lucidité qui
émerge un peu plus loin est bien spontanée car aucune circonstance onirique
nouvelle n'en rend compte, et surtout parce qu'elle émerge progressivement
("le rêve devient progressivement lucide"). Le rêveur n'indique pas à
quel moment précis il devient tout à fait lucide, comme si aucune zone de
démarcation précise ne pouvait être désignée. On se rend compte néanmoins de
l'étendue de cette lucidité lorsqu'il décide de quitter une scène qui ne lui
plaît pas ("dans ma lucidité, j'ai le désir de revenir aux scènes d'avant") et qu'il
se révèle capable d'agir sur l'ensemble du rêve. Ainsi dans ce rêve la lucidité
n'est d'abord qu'une faible lueur intermittente pour finalement s'imposer tout
à fait.
Une telle émergence progressive de la conscience
de rêver peut être plus aisée à comprendre si on la
compare à l'éveil graduel dont Descartes a donné la description : « Je dors
ici dix heures toutes les nuits et sans que jamais aucun soin me
réveille ; après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans des buis, des jardins et des palais
enchantés, où j'éprouve tous les plaisirs qui sont imaginés dans les Fables, je
mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand
je m'aperçois d'être éveillé, c'est seulement afin que mon contentement soit
plus parfait, et que mes sens y participent ; car je ne suis pas si
sévère, que de leur refuser aucune chose qu'un philosophe leur puisse permettre
sans offenser sa conscience »[110].
Il arrive en effet que la lucidité ne soit
indiquée dans le récit que de façon rétrospective, non parce que le
rêveur a connu une lucidité graduelle qui n'a atteint son intensité optimum
qu'au moment où il en fait la remarque mais simplement parce que l'occasion ne
s'est pas présentée auparavant de remarquer l'existence d'une lucidité déjà
présente.
« J'étais en
voyage avec G… (ma sœur), un voyage d'amants, nous faisions l'amour et j'ai eu
des sensations et des images très fortes des ébats amoureux.
(Visions, sensations tactiles, orgasmes). Bavardages entre
deux. De temps à autre elle culpabilisait et ne voulait plus
faire l'amour, me parlant de son mari, de la famille, du fait qu'elle est ma
sœur et que ça ne se fait pas. J'essayais de balayer ses objections et
l'entraînais plus fort, lui disant qu'il ne s'agissait que de tabous et que
seul le fait d'enfreindre les tabous la mettait mal à l'aise. Nous avons alors
fait l'amour, et c'était très bon, je le lui ai fait remarquer mais j'ai vu que
sa réticence augmentait. Il faut préciser que nous étions dans la maison
familiale et que si cela venait à se savoir, les conséquences pouvaient être
pénibles. Pour ma part je savais que j'étais en train de rêver et qu'il n'y
avait aucun risque, j'ai d'ailleurs confirmé ma pensée en passant ma main dans
mes cheveux, ce qui m'a amené à presque me réveiller. Je me suis dit qu'il ne
fallait pas me réveiller et continuer mon rêve. G… me disait que faire l'amour
avec moi c'était bon mais qu'il ne fallait plus le faire même si c'était
meilleur qu'avec ses amants ou son mari, disant qu'elle n'avait jamais connu
une semblable jouissance. Sa réserve et sa résistance finissent par prendre le
dessus et elle me dit : "Je ne veux plus, d'ailleurs je vais avoir
mes règles.
— Pas
immédiatement.
— Après demain.
— Nous avons donc
encore tout notre temps, c'est un prétexte, ce n'est pas un
argument". Et je me suis alors réveillé »[111].
Le rêveur note que pour sa part il se savait en train de
rêver, et il se fait cette remarque à l'occasion des risques que présentent sa
situation. Mais apparemment ce savoir était présent depuis un certain temps déjà et seule la réflexion sur sa situation lui
permet de préciser cette position. Pour peu que l'occasion ne se trouve pas de
l'exprimer, cette lucidité peut fort bien passer inaperçue du sujet lui-même
qui ne pense pas à la signaler. La lucidité implicite est donc difficile à
déceler sans la mention qu'en fait le rêveur.
Les nuances que prend la lucidité spontanée nous
indiquent non seulement que la conscience de rêver peut être abordée selon des angles différents
(autant par son interférence avec la trame du rêve que par le simple sentiment
qu'en a le rêveur) mais aussi qu'elle n'est pas un phénomène monolithique, au
moins d'un point de vue qualitatif, puisqu'elle peut s'imposer soudainement
comme une conscience aiguë ou se développer graduellement, ou encore rester implicite.
De plus la lucidité spontanée nous amène à nous interroger sur ce que nous
avons appelé les "causes" oniriques de la lucidité. Sans vouloir nier
le rôle des différents facteurs que nous avons examinés tels que l'éveil du
sens critique, la reconnaissance d'une incongruité ou la tension affective,
force est de remarquer que ces facteurs ne provoquent pas systématiquement de
prise de conscience chez les rêveurs, comme en témoignent nombre de rêves
absurdes ou désagréables qui ne sont surmontés que par le réveil. On est donc
en droit de supposer que, s'ils revêtent un aspect causal dans l'apparition de
la lucidité, ils ne jouent en fait dans leur contexte que le rôle de conditions
nécessaires, et qu'un élément complémentaire, inaperçu en raison de sa nature
conscientielle, est indispensable. Habituellement cet élément serait lui-même
insuffisant et aurait en quelque sorte besoin de la collaboration du rêve pour
faire émerger la lucidité. Dans certains cas cependant, son intensité atteindrait
le seuil requis pour que la lucidité apparaisse sans l'aide des circonstances
oniriques[112],
le cas optimum se situant lorsque le sujet s'endort et glisse dans un rêve sans
pour autant perdre conscience, ce qui est un des cas d'apparition de la
lucidité onirique depuis l'état de veille.
Lorsque
le rêveur, au lieu de devenir lucide au cours d'un rêve, maintient sa
conscience pendant qu'il s'endort, ou lorsque le rêve fait irruption dans son
champ de conscience alors qu'il est éveillé, on a affaire au deuxième grand
type de surgissement de la lucidité.
« Court rêve
lucide juste après l'endormissement : il est impliqué que le
"rêve" est à l'intérieur d'un petit café de quartier. Comme il doit
être "protégé", les clients du café font barrière avec leur corps, le
dos tourné vers la vitrine. Moi-même je suis dehors, dans la rue, regardant
ceci à travers la vitre et ma conscience lucide, personnalisée, se tient encore
à l'arrière plan, et me regarde en train de regarder »[113].
Le sujet indique que ce rêve lucide a eu lieu "juste
après l'endormissement", c'est-à-dire à partir du moment où il cesse de
percevoir son environnement de veille. Toutefois, ne peut-il pas avoir
interprété comme continue une période présentant des discontinuités inaperçues ?
Une telle objection est difficile à soutenir si l'on garde l'état de veille
comme référence pour la comparaison, car les discontinuités conscientielles de
l'état de veille, notamment celles du sommeil sans rêve, n'empêchent pas le sujet de sentir
qu'un temps "vide" s'est
écoulé. Une autre façon de présenter le même problème est de constater que le
sentiment de continuité que la conscience a d'elle-même à partir de
l'endormissement ne peut pas plus être mis en
doute que celui de la continuité du rêve, ce qui importe ici étant justement le
sentiment de continuité plutôt que la continuité elle-même[114],
c'est-à-dire la façon dont se construit pour le sujet un pont conscientiel qui
va de la veille au rêve.
Ce qui nous intéresse ici ce sont les formes que
peut prendre cette continuité pour la conscience. Ces types de rêves, en effet,
ne sont pas uniformes mais vont de la continuité par contiguïté, comme, dans le
cas précédent, à une continuité comprenant un passage par des états
intermédiaires dont la nature (éveil, sommeil ou endormissement) n'est pas toujours claire.
De plus, tout comme dans la vie de veille, cette continuité n'est pas
absolue, des relâchements intermittents de la conscience de soi peuvent se
produire très brièvement sans mettre en péril la ligne conscientielle
d'ensemble. La plupart du temps les sujets distinguent les rêves lucides
faisant suite à des états d'endormissement (que, à défaut d'observations
permettant de les considérer comme tels d'un point de vue neurophysiologique, on peut
qualifier d'endormissements "intérieurs" ou "subjectifs")
de ceux qui se produisent alors que le sujet pense être encore éveillé. Malgré
l'aspect paradoxal de cette dernière catégorie, il nous semble préférable de
l'admettre dans un premier temps, comme expérience subjective, avant d'en
analyser le bien-fondé car, dans la mesure où l'interprétation tend à se mêler
aux récits des
sujets, certains rêves qui ne sont pas présentés comme tels ne peuvent être
reconnus qu'après examen.
L'idée d'une
continuité de l'endormissement au rêve n'est pas un phénomène inconnu des
rêveurs ordinaires.
« Étant encore éveillé, mais tout près de m'endormir, j'ai pensé
vaguement à la visite que nous devions faire le lendemain matin au château
d'Ors… et la grande allée de marronniers par où l'on y
arrive s'est présentée à mon souvenir. D'abord, je l'ai vue comme dans un
brouillard. Et puis, j'ai distingué nettement des arbres avec leurs feuilles
bien vertes et bien découpées. Seulement, ce n'était plus l'allée des
marronniers d'Ors… mais, je crois, une allée des Tuileries ou du
Luxembourg. Beaucoup de gens s'y promenaient. J'y reconnus
M.R… avec Alexis de B… et je me
mis à causer avec eux. Pendant ce temps, des jardiniers ou bûcherons
travaillaient à déraciner un gros arbre mort. Ils nous crièrent de nous
éloigner, parce que l'arbre pourrait tomber de notre côté. Aussitôt, et avant
même que nous ayons fait un pas pour nous ranger, je vis l'arbre écraser mes
compagnons, et l'émotion que j'en ressentis m'éveilla »[115].
Ce rêve n'est pas lucide
puisque Hervey de Saint-Denys est réveillé
par la violence de l'émotion mais les images qui se présentent à l'esprit du
rêveur manifestent une continuité de contenu qui reflète pour le rêveur une
continuité de déroulement : « j'ai eu la vive satisfaction de saisir
bien positivement mon rêve dans son entier, depuis la dernière pensée que
j'avais eue étant encore éveillé, jusqu'à l'idée qui m'occupait au moment de
mon réveil, et cela sans rien perdre des différentes choses que j'ai cru voir,
entendre ou faire successivement »[116].
« D'abord c'était comme une sorte d'engourdissement, durant lequel je
pensais de la manière la plus confuse aux personnes qui ont dîné aujourd'hui
avec nous, et à la jolie figure de Mme de S... Son visage ne m'apparaissait pas
nettement d'abord ; ensuite je l'ai mieux vu, et puis, sans que j'imagine
comment cela s'est fait, ce n'était plus elle que je voyais, mais sa cousine,
Mme L..., laquelle était assise devant un métier à tapisserie. L'ouvrage auquel
elle travaillait représentait une guirlande de fleurs et de fruits
admirablement nuancés, ainsi que tous les détails de la chambre et du costume
de Mme de S..., quand l'idée que je rêvais et que je venais de m'endormir à l'instant
me venant tout à coup à l'esprit, j'ai secoué le sommeil par un effort de
volonté, et prenant mon crayon, j'ai aussitôt noté ceci
comme pouvant me servir à constater de quelle manière un songe commence. Il me
semble bien n'avoir pas eu de lacune positive entre les idées que j'ai roulées
dans ma tête en m'assoupissant, et ces dernières images si nettes, si complètes
que c'était positivement un rêve véritable. »[117]
La lucidité intervient ici en cours de rêve pour pousser au réveil mais elle peut tout aussi bien accompagner l'ensemble du processus : il suffit que l'observation consciente s'ajoute à cette continuité déjà présente pour que le rêveur ait le sentiment d'entrer délibérément dans le rêve :
« […] j'étais tranquillement allongé dans mon lit, repassant dans mon
esprit le rêve dont je venais juste de me réveiller. L'image intense d'une
route m'apparut et, concentrant mon attention sur elle,
je parvins à m'introduire dans le paysage. A cet instant, je perdis la
sensation de mon corps, d'où je conclus qu'en fait j'étais endormi. Je me
retrouvai en train de descendre la route du rêve, au volant de ma voiture de
sport, parfaitement conscient de rêver. […] »[118]
Le sujet dispose ici de
deux indicateurs pour savoir qu'il est passé de l'éveil au rêve : le
sentiment de faire partie intégrante du rêve ("je parvins à m'introduire
dans le paysage") et la perte des sensations physiques ("je perdis la
sensation de mon corps, d'où je conclus qu'en fait j'étais endormi"). Ces
deux indicateurs ne sont pas toujours présents explicitement dans les récits, le sujet privilégiant l'un et laissant l'autre sous-entendu,
selon le type d'observation sur laquelle se porte son attention. Certains sujets sont en effet plus sensibles au
début de leur endormissement qu'ils ont pris l'habitude d'observer avec
minutie, et c'est la modification de leur sensations physiques, plutôt que leur disparition, qui leur
permet de déterminer à quel moment ils rêvent. Ainsi un rêveur peut passer de
la sensation d'être allongé sur son lit à celle de se déplacer dans un décor
onirique sans avoir eu l'impression de perdre contact avec son corps : il
passe simplement du corps de veille au corps onirique et, dans les
deux cas, les sensations sont, d'un point de vue subjectif, physiques.
L'impression de perdre la sensation du corps, que l'on trouve chez les sujets
qui surveillent de préférence l'apparition des images oniriques, est donc plus
probablement due à un jugement porté sur la différence entre les
sensations oniriques et les sensations éveillées car les récits dans lesquels
le rêveur affirme avoir perdu la sensation de son corps comportent pourtant des
sensations corporelles nettement décrites, comme par exemple celles de van
Eeden lors de ses
"rêves initiaux" dans lesquels : « toutes les sensations du
corps physique, internes ou externes, viscérales ou périphériques, sont
entièrement absentes. Le plus souvent, j'ai la sensation de flotter ou de
voler »[119]. Ainsi il est possible de supposer que le sentiment
de continuité est bien ce qui domine dans ce genre d'expérience, le sentiment
de passage de la veille au sommeil n'étant pas vécu
mais conclu, en fonction d'un jugement qui, selon les données dont le rêveur
dispose, peut être sujet à des fluctuations. Ce jugement est également
influencé par le type de continuité de la conscience elle-même. De ce point de
vue il faut distinguer une continuité "complète" d'une
"quasi-continuité" lorsque la conscience lucide connaît des
interruptions que la présence de la conscience onirique permet de combler.
La continuité
complète de la conscience du rêveur peut doubler
« J'ai l'impression que je suis passé assez nettement de la veille au
rêve (conscience que mon environnement était celui du rêve mais je ne fais pas
le geste programmé). J'étais avec J… T…, un ami, et je me sentais très fatigué,
épuisé presque, nous étions dans la nature, à un moment donné j'ai éprouvé le
besoin d'étreindre un gros arbre à bras le corps afin de puiser dans l'arbre et
dans le sol une énergie nouvelle (vu mon état de faiblesse).
« J'ai serré l'arbre dans mes bras et j'ai senti et vu son écorce
rugueuse. L'arbre n'était pas trop gros et je parvenais presque à rejoindre mes
bras de l'autre côté […] »[120].
Dans ce récit le sujet entre dans le rêve lucidement et ses perceptions ainsi que sa participation à l'action ne lui laissent aucun doute sur la nature onirique de son expérience. Ce basculement ne s'opère cependant pas nécessairement de la perception du monde de veille à celui du rêve, mais peut partir d'une représentation mentale, notamment lorsque le sujet se remémore à l'état de veille un rêve précédent. Ce phénomène bien connu dans les rêves ordinaires peut donc se produire tout à fait lucidement :
« Je m'étais remémoré les deux épisodes précédents avant d'ouvrir les
yeux, et cela a donné lieu à un épisode supplémentaire tout à fait lucide.
J'étais dans la maison, cette fois intégré à la famille. Je crois que j'étais
une sorte de cousin germain. C'était le lendemain matin par rapport à l'épisode
précédent. Il faisait jour. Un homme, le frère de la mère, était malade. Il
allait probablement mourir. Je voyais très clairement son visage sur l'oreiller
blanc, dans une toute petite chambre. C'était un homme d'âge mur, très brun,
avec des yeux noirs très brillants. Ce sont ses yeux qui me faisaient penser
qu'il allait mourir. Étant lucide, je me dis que je peux faire quelque chose
pour lui. Je vais "voir mes mains" et ensuite les imposer sur son
front, faisant passer la vie de l'état de veille chez ce mourant de rêve.
« Je lève mes mains, je les vois, et mes bras aussi. Mais je sais
aussitôt que c'était une erreur, et que cette action est en train de casser le
rêve. En effet, il se désagrège irrémédiablement […] »[121].
La continuité
conscientielle peut donc être complète, c'est-à-dire n'être marquée par aucune
interruption, mais néanmoins débuter de façons diverses. On peut cependant
remarquer une différence assez nette dans la qualité de la lucidité des deux
exemples précédents.
« Aussitôt après avoir serré l'arbre dans mes bras je me suis endormi
et je me suis mis à rêver. Je rêvais que je serrais un arbre et je grimpais le
long du tronc ; je suis monté très haut, puis sans me faire mal, bien que
l'arbre soit rugueux, je suis redescendu en glissant le long du tronc. Je me
suis alors éveillé dans mon rêve et j'ai discuté avec J… Il pensait que je
n'étais pas monté très haut dans l'arbre, moi je pensais que si, et j'ai revu
mentalement ma progression, presque jusqu'à la cime de l'arbre (c'était un
feuillu) »[122].
Cette différence incite à se demander si l'intensité de la lucidité continue n'est pas elle-même un facteur favorisant la continuité du contenu. On peut en effet constater que, lorsque l'endormissement présente un aspect chaotique, la conscience lucide connaît dans sa continuité des baisses d'intensité. Dans une telle situation, le passage de la veille au rêve semble consister en une série d'aller et retour trop rapides pour être jugés tels sur le moment. Parfois même, le rêveur ne parvient pas au rêve proprement dit mais s'arrête au niveau dit hypnagogique, en ce sens qu'il ne participe pas aux scènes qui se présentent à lui :
« Je décide de commencer par la respiration pleine. (Images
hypnagogiques :) A peine
ai-je commencé que se forment des images hypnagogiques, conséquence de l'état
de fatigue. Ces images apparaissent sans que soit perdu le sentiment de
continuité, mais sans la conscience qu'il s'agit d'images. Cette prise de
conscience me ramène à l'éveil, je replonge aussitôt à chaque fois. Je me dis
que je devrais me lever pour les noter, mais je n'en fais rien, trop fatigué. J'arrive
à garder une certaine conscience en présence de ces images. Je me concentre sur
une idée précise, une phrase sur l'élargissement de la conscience, pour les
laisser venir. (Sortie hors du corps :) Au bout d'un moment je me sens relaxé mais pas endormi. Il me semble que je pourrais
me lever. Mais je n'en fais rien car je sais que cet état peut déboucher sur le
rêve lucide […] »[123].
La continuité de la conscience
présente donc ici des relâchements de vigilance ("Ces
images apparaissent sans […] la conscience qu'il s'agit d'images") :
le sujet est ballotté entre la lucidité, la conscience onirique habituelle et
le réveil en sursaut, mais malgré tout il n'y a aucun "trou"
conscientiel, et on peut supposer que cette intensité fluctuante explique la
multiplicité des images hypnagogiques au lieu d'une
scène unique vers laquelle le rêveur se serait acheminé.
Cet exemple permet également de constater un
phénomène qui fait rarement l'objet d'un commentaire dans la littérature,
l'observation de phases distinctes de l'endormissement. Le passage cité décrit
une phase de l'endormissement qui appartient encore à l'éveil. Le rêveur lucide
admet parfois également l'existence d'une phase
« […] je sais que cet état peut déboucher sur le rêve lucide. J'essaie
de me sentir léger, et c'est ce qui se produit, je sens mes membres en d'autres
endroits que ceux où ils sont allongés. Je suis donc dans le bon état et je
décide de faire venir la vibration. Je me concentre sur un point dans l'air
au-dessus de mon front. Je m'attendais plus ou moins à devoir faire des
recherches pour le trouver, mais à peine ai-je commencé que le bourdonnement
m'envahit. En déplaçant le point je peux l'atténuer ou le faire cesser ? J'accentue
la vibration et commence à la faire circuler dans mon corps à partir de
ma tête. Je la fais circuler comme une vague, de la tête aux pieds et retour. A
un moment la peur m'envahit un peu. Je la repousse et je commence à sortir de
mon corps. Tout est noir. Puis j'ai le sentiment que j'ai entrouvert les yeux
de mon corps de rêve mais je vois très mal, je distingue à peine la chambre.
Peu importe, je sais que ça s'arrange plus loin. Je passe dans le couloir et
j'arrive dans le salon où effectivement ma vision s'améliore.
Là sur le divan il y a ma mère et ma sœur en train de discuter. Tout est gris,
les perceptions ne sont pas colorées, du moins je n'en ai pas l'impression. Je
leur dis que nous sommes dans un rêve […] »[124].
Dans ce récit la conscience
est continue tout du long, mais le sujet n'a pas le sentiment d'être d'emblée
dans un rêve une fois qu'il a quitté l'état de veille ("je sens mes
membres en d'autres endroits […].
« M'étant couché très tard, et sans doute en raison de problèmes de
respiration, j'ai eu beaucoup de mal à m'endormir. Puis au moment où j'ai
décidé de me lever, pensant qu'il était inutile de prolonger cette attente au lit,
j'ai découvert que j'étais paralysé et j'ai
fait des efforts désespérés pour me lever. Tout en continuant à me considérer
comme paralysé, je me suis trouvé en train de flotter dans la chambre ou un
équivalent. Je n'y voyais aucune contradiction […] »[125].
Dans ce récit le rêveur ne
sait pas qu'il dort, alors même qu'il n'a pas, d'un point de vue subjectif,
quitté la conscience de veille. Il y a bien une continuité conscientielle, mais
avec une lucidité inexistante comme l'indiquent certaines remarques
("paralysé, je me suis trouvé en train de flotter […]. Je n'y voyais
aucune contradiction"). La continuité de la conscience de veille ne
garantit donc pas l'apparition de la lucidité, contrairement à une croyance
unanimement répandue dans la littérature. Il ne suffit pas de maintenir la
conscience de veille à
Dans certains cas, en effet, la conscience de l'endormissement est quasi-continue car elle présente non seulement des fluctuations mais également des "trous" dont le sujet ne garde aucun souvenir, mais malgré cela on considère que l'on a affaire à un endormissement conscient. La raison en est que le "trou" conscientiel se situe avant l'émergence du rêve proprement dit, ou plus précisément de ce que le sujet lucide considère comme tel. Pour lui c'est bien la conscience qui voit surgir le rêve et non l'inverse, même dans l'hypothèse où un autre rêve, oublié de lui, se serait déroulé pendant son "inconscience". Ainsi dans le récit suivant, des rêves plutôt vagues précèdent un "rendormissement" qui appartient déjà au sommeil (il s'agit de la deuxième phase caractérisée plus haut).
« (Je suis allongé sur mon lit dans ma chambre). Images, glissements
et réveils [intermittents]... J'essaie de sortir de mon corps en glissant
vers l'avant mais quelque chose me retient et veut me ramener en arrière. (Je
sens que j'ai un corps élastique
et j'arrive à étendre mes pieds plus loin qu'il n'est possible, comme du
caoutchouc, et à partir de là je tente de sortir de mon corps par les pieds).
Je tiens bon, malgré la résistance, mais dès que je laisse aller, ça recommence
(toujours comme un élastique je me sens ramené en arrière). Alors, je laisse
faire, car je me dis que mon subconscient sait mieux
que moi ce dont j'ai besoin. Je rentre donc dans mon corps et roule sur le côté
pour en sortir à nouveau. Cette fois je touche le sol. Je sais que je suis
conscient dans un rêve et ce d'autant plus que tout est déformé (les objets et
la fenêtre sont bizarrement tordus). Je suis coincé entre la table et
l'armoire. Ma chambre est curieusement disposée, comme un labyrinthe. Je sais
que c'est un rêve et d'abord j'harmonise la vue de mes deux yeux, car mes bras
me semblent distordus et je ne vois pas mes mains au même endroit.
(L'accommodation de ma vue se passe comme si je réglais l'objectif d'un
appareil de projection, et tout rentre dans l'ordre, à l'exception du
labyrinthe qui est toujours là). […] »[126]
La conscience lucide du
rêveur n'est pas présente de façon continue depuis le début de
l'endormissement. Le rêveur ne devient lucide qu'après s'être endormi,
mais de son point de vue cette deuxième phase
Cette limitation du vocabulaire a pour terme corrélatif la difficulté qu'a parfois le sujet à déterminer la nature de son endormissement, principalement à savoir s'il est lucide ou non. Si, en effet, il s'endort de façon plus consciente que d'ordinaire, il peut tendre à considérer qu'il s'agit là d'un état lucide, alors que le récit montre qu'il n'en est rien et qu'on a plutôt affaire à une pseudo-continuité conscientielle.
« J'ouvre une parenthèse pour indiquer qu'il me sera difficile de
raconter mon rêve, car il n'existe en fait pas de frontière entre l'état de
veille et l'état de sommeil. Je vais écrire une chronologie, ce qui sera plus
simple. Hier Mercredi 5 j'ai eu une journée très difficile : je me suis
fort bien senti physiquement en moi, mais j'ai reçu un appel poignant de la
part d'une amie (qui par périodes sombre dans la folie, ce qui a été identifié
comme une psychose maniaco-dépressive). Cette amie m'a appelé hier matin et m'a
demandé de la conduire en province dans sa famille (ce que je vais faire). Je
l'ai hébergée hier soir chez moi ; elle a téléphoné à son frère pour lui
demander de la recevoir, ce qui nous a amené tard dans la soirée. Vers minuit
et trente minutes je me suis couché et j'ai répété mon sankalpa[127], repassé
soigneusement à l'envers les événements de la journée, pris la décision d'être
lucide et d'effectuer un geste, enfin je me suis efforcé de rester conscient.
J'ai réussi sur ces deux derniers points bien au-delà de ce que je pourrais
imaginer car après plus d'une heure de pratique, je n'avais pas complètement
sombré dans le sommeil, et j'étais toujours conscient. Je l'ai su par hasard,
car à ce moment-là le téléphone a sonné (c'était le frère de cette amie qui
appelait). La sonnerie m'a tiré d'un état très similaire à celui de Yoga Nidra : à savoir le corps endormi, mais l'esprit vigilant. Après une brève conversation je me suis recouché
(bien éveillé) et j'ai repris la pratique. Le processus s'est redéroulé de la
même manière mais sans qu'il soit possible pour moi de distinguer veille de
sommeil : j'ai continué en dormant à faire la pratique, et j'ai senti
quelquefois que j'émergeais vers la veille (il me semble qu'il a plu très fort
cette nuit). Je suis donc incapable de faire la vraie part entre veille et
sommeil (rêve) et dans mon rêve (ou dans mes rêves, je suis incapable de
préciser) il était très fortement question de rêve lucide (puisque je faisais
tout pour y parvenir) »[128].
Le sujet a bien le sentiment
d'une continuité conscientielle puisqu'il remarque que « après plus d'une
heure de pratique, je n'avais pas complètement sombré dans le sommeil, et j'étais toujours conscient » mais
il ajoute qu'il l'a « su par hasard » et remarque qu'il n'arrive pas
à distinguer dans son expérience le sommeil de la veille ni à être lucide en
rêve. Ce récit semble indiquer
qu'une certaine qualité de conscience peut se maintenir en ce qui concerne le
sommeil[129] sans pour
autant atteindre le rêve. Le manque de vocabulaire (et peut-être d'information)
pour désigner ce genre d'état, amène le rêveur à y voir un phénomène proche de
la lucidité onirique, ce qui ne peut cependant être nettement affirmé.
« Je suis rentré dans un rêve confus : je me suis senti
m'endormir, mais en ayant la sensation de ne pas
être endormi profondément, mais à demi vigilant : je me sens me retourner dans le lit, je
sens bien que je suis dans le lit, endormi, mais je suis conscient, avec une
idée très forte dans la tête. "Je suis en train de rêver et je suis dans
le sommeil, malgré les pensées et les mouvements". Je
me rends compte que ma main est posée sur mon pubis ; cela m'amène à me
dire que j'accomplis la consigne programmée, et cela me réveille »[130].
Cette fois nous nous trouvons bien en présence d'un rêve lucide, mais il ne résulte pas d'une continuité de la conscience depuis l'état de veille, cette dernière faisant en fait partie du rêve. On peut supposer que de tels cas d'endormissements rêvés sont plus difficiles à identifier lorsque le rêveur n'est pas lucide, car un sujet peut éprouver des difficultés à démêler ce qui relève du sommeil, du rêve ou de la veille, même lorsqu'il est lucide, la plupart du temps que dure l'expérience.
« Je viens de faire une expérience à la fois étonnante et inquiétante.
A 15h15 j'ai mis en route deux cassettes qui devaient se succéder, la première
de relaxation simple sans suggestion de réveil,
suivie par ma cassette d'auto-hypnose (les deux enregistrées avec ma voix). Je
me suis allongé, recouvert d'un drap et, au-dessus du drap, pour pouvoir suivre
par la suite la suggestion de lévitation du bras, j'ai mis mes mains sur mes
cuisses. Pas de coussin, nuque étirée. J'ai suivi les suggestions de la
première cassette et, malgré le bruit, je n'ai pas tardé à somnoler grâce à la
musique. J'entendais toujours la musique et les suggestions mais mon corps était
complètement engourdi. Je n'ai pas tardé à ronfler, tout en étant parfaitement
conscient, ce qui indiquait que mon corps dormait. J'avais néanmoins le
sentiment de ne pas dormir et de sentir parfaitement le contact de toutes
choses : le matelas mousse et le drap léger au niveau de la bouche, ce qui
me donnait l'impression que cet état d'engourdissement était tout de même
fragile et que je ne devais pas le perturber.
« Malgré mon sentiment de continuité j'ai dû tout de même m'endormir,
car il m'a semblé me réveiller lorsque je me suis inquiété de ne plus entendre
de musique. Je me demandais si je m'étais endormi au point de ne rien entendre
de la cassette d'auto-hypnose ou si, la cassette de relaxation étant arrivée à sa fin, j'étais tout
simplement dans le temps de transition : déroulement du reste de la
cassette avant l'enclenchement de la suivante. Je pris le parti d'attendre bien
que la tentation de me lever fut forte. Mon corps avait conservé la qualité
d'engourdissement précédente et, avec la voûte nasale ronflante, l'air
circulait mal. Enfin, après un temps qui m'a paru extrêmement long, un quart
d'heure ?, la cassette d'auto-hypnose s'est déclenchée.
« Comme elle commençait par des instructions de relaxation, elle aussi, il m'a fallu aspirer de l'air
pour gonfler les poumons trois fois. J'en ai aspiré un peu, mais je ne
parvenais pas complètement à le faire.
« C'est à ce moment que j'ai dû m'endormir consciemment car il s'est
passé un certain nombre de choses désagréables tandis que je croyais écouter la
cassette.
« Tout d'abord l'air avait de plus en plus de mal à entrer dans mon
nez à cause de la membrane de la voûte nasale. J'entendais très nettement ma
respiration difficile, et je la ressentais également, deux raisons de penser que
je ne dormais pas.
« Ensuite j'ai eu le sentiment que, dans mon sommeil, j'avais glissé
jusqu'au carrelage, au-delà de la moquette car je sentais nettement le sol
glacé et dur sous mon dos. Je décidai néanmoins d'écouter la cassette jusqu'au
bout, je l'entendais toujours, ou du moins je croyais l'entendre.
« J'ai eu alors l'impression que des mauvais plaisants me saisissaient
par les chevilles, me secouaient en tous sens, me tordaient de façon
douloureuse alors que j'étais allongé. Je ne pouvais rien voir et je me suis
imaginé en quelque sorte victime d'une sorte de maléfice et obligé d'avoir
recours à la voyante "P… A…" pour lui faire part de mon infortune.
J'ai pensé aussi à la statuette de saint Antoine. C'était à ce point terrible
que je me suis décidé à entrouvrir les yeux malgré mon désir d'aller
jusqu'au bout de la cassette. Là j'ai vu que tout était en déséquilibre, le
petit morceau du matelas mousse au-dessus de ma tête et l'ensemble (matelas,
coussins et draps) en chantier. Je retombe alors sur le sol avec la poitrine
douloureusement tirée par les emmêlements de tissus.
« De nouveau allongé, toujours conscient de mon corps, j'entends à
nouveau la cassette et me rends compte que l'on en est déjà à la phase de rêve
éveillé. J'ai donc "manqué" le passage
"lévitation du bras". Mais alors ai-je dormi ? Je sens toujours
mon corps, mais je me rends compte que le matelas est sous moi, et non pas dispersé
dans la pièce tandis que je serais sur le carrelage. Toujours dans l'état
d'engourdissement je m'observe attentivement. J'essaie de faire le rêve éveillé
mais cela m'impatiente. Je constate que l'air entre plus librement dans mon nez
maintenant. Mes mains ont-elles bougé pendant l'exercice de lévitation du
bras ? J'essaye de les ressentir. Elles sont de chaque côté du corps, sur
le matelas, et non pas sur les cuisses. Je m'efforce d'avoir une certitude,
oui, elles sont bien de chaque côté du corps, et je sens nettement la mousse du
matelas sous elles. J'attends maintenant avec impatience la fin de la cassette
pour vérifier cela.
« Arrive le décompte final. Je respire profondément, comme indiqué, et recommence à
sentir complètement mon corps. Mes mains n'ont pas quitté mes cuisses. En fait
absolument rien n'a bougé »[131].
Il se pourrait que la plus
grande part de cette expérience soit rêvée même lorsque le sujet croit entendre
les cassettes. Sans que cela remette ici en question la quasi-continuité
conscientielle, les difficultés que rencontre le rêveur pour qualifier son
expérience montrent ici aussi que la conscience de soi ne suffit pas à
reconnaître le rêve et qu'il n'est pas possible de l'assimiler d'emblée à la
lucidité onirique.
Le rêve lucide
obtenu à l'endormissement n'est donc pas le cas simple que l'on rencontre dans
les descriptions qui en sont habituellement données, mais se présente au
contraire comme une situation complexe dont les nuances mettent en évidence,
sinon des consciences différentes, du moins des degrés conscientiels.
Même continue, la conscience subit des transformations qualitatives qu'on ne
peut pas se contenter de désigner par le même terme. Ce type de difficulté
apparaît encore plus nettement lors du surgissement de la lucidité pendant
l'état de veille.
Si on
peut concevoir que le rêve surgit parfois à une conscience dont la vigilance se
maintient de la veille au sommeil, il est beaucoup plus difficile de comprendre en
quoi consiste la situation symétrique selon laquelle le rêve ferait irruption
dans le champ de conscience au cours même de l'état de veille. Une telle
idée du rêve, même lucide, se manifestant à l'état de veille semble tout à fait
contradictoire si l'on se rappelle que par définition le rêve appartient au
sommeil.
Toutefois,
la classe d'expériences proposée par Celia Green déborde apparemment ce phénomène :
« Cela […] est associé à divers états du corps physique ; celui-ci
peut continuer ses activités ordinaires, s'endormir ou s'évanouir, ou perdre
conscience de plusieurs autres manières qui ont été décrites par différents
observateurs »[132]. Si Celia Green inclut l'endormissement dans cette
classe de phénomènes c'est en fait parce qu'elle oppose deux catégories
d'expériences en fonction de leur aspect volontaire ou involontaire : dans la première
« le sujet entre volontairement dans un rêve lucide au moment de
s'endormir »[133] tandis que dans la seconde « partant de
l'état de veille, le sujet entre subitement dans l'état de "rêve
lucide". Cela peut lui arriver de façon tout à fait involontaire »[134]. Ainsi peut-on classer ensemble tous les
endormissements (en y incluant les évanouissements) et ne conserver que les
autres états mentionnés par Celia Green afin de s'assurer de la légitimité de ses
assertions dans le cas où elle traiterait bien de l'hallucinose.
Celia
Green mentionne
un cas rapporté par Oliver Fox où le rêve lucide éclipse, pour la conscience,
la vie de veille qu'il
remplace brutalement :
Un de mes très bons
amis, Monsieur G. Murray Nash (Paul Black),
rentrait chez lui du bureau, à pied, en plein jour, dans une rue animée.
Soudain, les maisons et les gens qui l'entouraient disparurent. Il se trouvait
dans une belle campagne ouverte. Après s'être déplacé, en marchant, de quelques
mètres, il se trouva devant un perron de vieilles pierres pratiqué dans la
berge d'un grand ruisseau, ou d'une petite rivière. Un bateau d'une belle
facture, visiblement très ancienne, y était amarré. Une robe pourpre, faite
d'un riche tissu, avait été jetée négligemment en travers de la poupe. Personne
n'était en vue. Monsieur Nash s'apprêtait à descendre les marches quand la
vision s'effaça,
et il se retrouva dans la rue familière. Apparemment, il n'avait pas cessé de
marcher. Cette expérience lui parut avoir duré deux ou trois minutes, mais à en
juger par sa situation au moment où il reprit conscience, il n'avait pas fait,
dans la rue, plus d'une demi-douzaine de pas.[135]
On se rend compte ici que si le sujet avait été allongé
les yeux fermés, son cas n'aurait guère pu être distingué du maintien de la
conscience à l'endormissement. En effet il ne semble pas avoir conscience de
son corps de la vie de veille
Dans
d'autres cas cependant le surgissement du rêve lucide n'éclipse pas la
perception de la vie de veille. Le sujet fait alors nettement la différence
entre les deux types de "perception", contrairement à l'halluciné.
[…] Vous savez, cet
homme est aussi réel, pour moi, que si je pouvais le toucher! Il est laid, mais
j'ai le sentiment que c'est une personne d'une grandeur sublime. Je ne suis pas
obligée, voyez-vous, de rester tout le temps attachée à moi-même. Je peux
marcher dans d'autres mondes ; très souvent, j'aime aller dans la pièce où
cette scène s'est passée […][136].
En précisant que « cet homme est aussi réel, pour
moi, que si je pouvais le toucher » le sujet veut signifier que la
perception qu'elle en a est aussi intense que ses autres perceptions de l'état
de veille. Mais ces mêmes mots montrent également qu'elle ne confond pas les
deux ordres de réalité. Elle fait donc preuve de
lucidité d'après les critères de Celia Green : « Mettons que les
critères permettant de définir le rêve lucide sont les suivants :
1° un champ de perception différent se substitue, pour le sujet, à celui
qu'il connaît normalement ; 2° le sujet est conscient de son état et
demeure capable de réfléchir rationnellement aux
rapports qui existent entre cet état et le monde normal ; en admettant ce
qui précède, on peut dire que les "impressions diurnes" de Mme Willett semblent bien appartenir, à des degrés divers,
à la catégorie des rêves lucides »[137].
Si l'on
accepte ces critères, le surgissement du rêve lucide dans l'état d'éveil peut
effectivement être repéré dans certaines situations, à condition toutefois de
comprendre le "rêve" comme se rapportant à un phénomène dégagé de son
cadre qui lui impose l'appellation de rêve ou d'hallucinose selon qu'il
se manifeste dans le sommeil ou dans la
veille. Cependant, si on examine de plus près les cas proposés par Celia Green, des
difficultés rendent cette conclusion difficile à admettre.
En
effet, à l'exception du cas de Mme Willett (qui par ailleurs présente par rapport au rêve
lucide "éveillé" une incohérence que nous examinons plus loin) la
plupart de ceux présentés par Celia Green sont ambigus, notamment lorsqu'elle accepte les
témoignages de sujets qui disent être tout à fait éveillés.
Je pensai tout à
coup à Monsieur - ; je crois que j'avais les yeux ouverts, car je ne me
sentais pas ensommeillé. Il me sembla que je me trouvais dans une chambre où un
homme était étendu, mort, sur un petit lit. Je reconnus immédiatement Monsieur
- à son visage et j'eus l'impression qu'il devait être mort plutôt qu'endormi. La pièce paraissait nue, sans
tapis ni mobilier (…)[138]
Le fait que le rêveur affirme être éveillé et avoir les
yeux ouverts ne suffit pas à établir qu'il l'est réellement.
Quant
au cas de Mme Willett, il n'appartient peut-être pas à l'état de veille
malgré les apparences, comme un certain nombre d'indices permet de le supposer.
D'une part le sujet est obligée de fermer les yeux pour percevoir le rêve, et
d'autre part Celia Green remarque
qu'elle oublie ce qu'elle a vécu quand l'expérience est terminée. « En
général, après avoir connu de tels états, Mme Willett faisait preuve d'une amnésie plus ou moins
prononcée quant au contenu de son expérience »[139]. En eux-mêmes aucun de ces points ne
semble décisif et Celia Green remarque que les rêves lucides réguliers
pourraient aussi bien être oubliés : « Cette amnésie, bien sûr,
différencie ces états de toute autre forme de rêve lucide, mais dans notre
définition, nous n'avions pas retenu la classe d'une non-amnésie subséquente.
Il est intéressant de songer qu'il serait possible de provoquer des rêves
lucides avec amnésie subséquente en usant, tout simplement, de la suggestion hypnotique. On pourrait, en effet, suggérer au
sujet qu'il oubliera tout rêve lucide s'étant produit spontanément pendant le
temps où il était sous hypnose »[140].
Il
n'est d'ailleurs guère besoin de faire appel à l'hypnose pour trouver, dans les journaux de rêves, mention de
rêves lucides dont la présence au cours de la nuit ne fait aucun doute pour le
sujet mais dont aucun souvenir ne lui
revient[141]. Mais, dans le cas de l'état de veille, invoquer
un tel argument n'est d'aucune valeur. En fait, cette amnésie du sujet conjuguée
à l'occlusion des paupières semble indiquer plutôt que son état n'est pas
un état de veille normal mais est au contraire apparenté au sommeil hypnotique, auquel cas on ne peut le considérer comme un
état de veille que par une extension abusive. Pour déterminer l'état de Mme
Willett il aurait
fallu savoir si sa lucidité était coextensive à sa conscience de veille (ce que
l'amnésie infirme) ou alternative par rapport à elle. Dans le deuxième cas il
peut s'agir d'endormissements et de
réveils rapides, et l'amnésie ressemble alors à celle qui frappe les éveils qui
se produisent à la fin de chaque cycle au cours d'une nuit de sommeil. D'une
façon générale, les cas de rêves lucides "éveillés" rapportés par
Celia Green appartiennent en fait à un état de sommeil ou
apparenté, et non à l'état de veille.
Pourtant,
bien que Celia Green n'ait pas
présenté d'exemples convaincants, des cas de conscience simultanés du rêve et
de la veille peuvent être aujourd'hui trouvés dans la littérature. Toutefois,
contrairement à l'orientation de Celia Green, il s'agit d'irruption de l'état de veille
dans le rêve lucide et non l'inverse. Le sujet sort en effet du sommeil sans
quitter le rêve lucide dans lequel il est déjà. Kenneth Kelzer rapporte une série de longs rêves lucides au
cours desquels il déclare avoir été à certains moments conscient aussi bien du
rêve que de l'état de veille.
Je rêve, et je me
rends compte que je suis en train de rêver. Pour me le confirmer, j'appelle
mentalement mes mains dans le champ de ma vision. Aussitôt, elles apparaissent. Elles ont un
aspect lumineux, éthéré ; je suis convaincu de ma propre lucidité et je
sens cette énergie raffinée, lucide, qui circule dans mes mains, dans mon
visage, dans ma tête.
Je vois ce qui
m'entoure. Je suis dans une cellule de prison exiguë et je dors, allongé sur le
dos, sur une simple couchette. Conservant cette position - le visage tourné
vers le haut - je fais consciemment et volontairement léviter mon corps, puis je lui fais exécuter quelques
"tonneaux" en tournant sur lui-même.
J'entends
maintenant Erik, mon fils, qui entre dans la chambre à coucher comme il a
l'habitude de le faire. Je l'entends traîner les pieds sur le tapis, puis je
sens bouger le matelas hydraulique quand il se laisse tomber sur le lit de
l'autre côté, près de Charlene. Je les entends parler et bientôt Charlene lui
dit de retourner dans son propre lit, ce qu'il fait, à contrecœur. Je continue,
pendant ce temps, à focaliser ma lucidité sur l'état de rêve. Je dirige toute
ma concentration sur mon corps de rêve,
qui flotte en l'air, et je me sens très satisfait de moi-même. Je suis tout à
fait sûr que cette conversation entre Charlene et Erik a lieu sur le plan
physique et qu'elle est en-dehors du rêve. Je peux l'entendre intégralement
sans cesser de maintenir la continuité du rêve lucide. Je décide de maintenir
cet équilibre entre mes deux champs de conscience, et j'y parviens. Je sais, de
façon claire, que j'aimerais bien trouver un moyen d'empêcher Erik d'entrer
dans la chambre à coucher au petit matin, car je me souviens d'avoir lu, dans
"le Rêve Créatif", que les premières heures de la matinée sont le
meilleur moment pour pratiquer le rêve lucide. Je suis content d'éprouver ce
désir particulier
avec tant de clarté. […][142]
Kelzer commence donc par un rêve ordinaire au cours duquel il devient lucide avant de prendre conscience de son environnement de veille. Il ne quitte cependant pas l'état de "sommeil" puisqu'il se "rendort" et vit ensuite deux autres longs rêves lucides au cours desquels le même phénomène se reproduit, parfois avec intensité, sans pourtant interrompre le rêve.
[…] Longtemps, en
silence, je reste agenouillé près des autres Rois Mages et je contemple
gravement l'enfant. La merveilleuse, l'éblouissante lumière qui émane
continuellement de tout son corps me plonge dans un ravissement total, mais ce
qui m'exalte plus encore c'est le rayonnement de son regard, simplement posé
sur moi, et ses yeux si calmes, si sérieux. Je sens que je pourrais rester ici,
à genoux, pour l'éternité.
Charlene,
maintenant, bouge sur le matelas hydraulique et prend mon corps physique dans
ses bras. Elle m'invite sexuellement et j'ai une conscience très claire du
fait qu'elle touche mon corps physique, espérant me tirer du sommeil. Toujours
lucide, je reste totalement absorbé par la contemplation de l'enfant Jésus, goûtant la belle et douce lumière qui rayonne
sans cesse de son être. Je me sens si fermement établi dans l'état lucide, si
bien installé dans cette vision que
Charlene, je le sais, ne parviendra pas, par ses caresses à me faire quitter le
rêve ni la lucidité. Tout mon être converge dans cette lumière, je suis
entièrement centré sur elle. Charlene continue ses avances sexuelles mais il
n'y a, dans mon esprit, aucun doute, aucune hésitation sur ce que je dois
choisir en ce moment. Je me rends compte que jamais je n'abandonnerai
l'immersion dans la lumière pour un plaisir sexuel, ni pour toutes les autres
formes de plaisir que j'ai pu connaître dans ma vie. Je sais qu'il m'arrive
rarement de refuser une invite sexuelle, et pourtant je le fais, sans hésiter.
Je préfère conserver une complète unité d'esprit et focaliser mon attention sur la
lumière du Christ enfant. Je
vois que tous les autres plaisirs de l'existence sont d'une pâleur absolue
quand on les compare à ce rayonnement. Je suis totalement à mon aise bien que
transporté d'extase, absolument paisible et pourtant vivifié.
Après un temps, la lumière qui environne l'enfant commence à
s'affaiblir. Toujours lucide, toujours conscient des caresses que Charlene
prodigue à mon corps physique, je projette maintenant de sortir du rêve, car je
sens que cette scène merveilleuse approche de sa conclusion naturelle. Pendant
quelques instants encore, je contemple la lumière qui s'efface autour du Christ
enfant, jusqu'à ce que le rêve se soit presque
entièrement évanoui. Alors, par un acte conscient de volonté, et
non sans un profond regret, je choisis de quitter le rêve lucide. Je m'éveille
aussitôt. Tandis que je reviens au monde physique, je sens un immense courant
d'énergie et d'émotion me traverser le corps et l'esprit. C'est un moment d'extase
totale, comme je n'en ai jamais
connu auparavant.[143]
Si ce passage ne laisse aucun doute quant à la perception
consciente simultanée du rêve et de la veille, il est toujours possible de
supposer qu'elle est due à la proximité de l'éveil ; et, si tel est le
cas, l'autre épisode aurait tout aussi bien pu être entièrement rêvé. Or,
Kelzer a vérifié qu'il en allait différemment :
« Pendant le petit déjeuner, il me parut nécessaire de vérifier auprès
« Cette
confirmation était importante pour moi, car elle me permettait de vérifier que
j'avais bien passé un nouveau seuil dans le domaine du rêve lucide. Pour la
première fois, ma conscience avait, dans cet état, embrassé simultanément trois
niveaux différents : celui du rêve (son contenu et ses images), celui qui
me permettait de savoir que je rêvais (la lucidité), celui, enfin, où je
connaissais simultanément certains événements du plan physique. Mais ce fut
surtout grâce à l'exceptionnel degré de clarté (de lucidité) présent au cours
du troisième rêve que je pus distinguer ces trois niveaux et maintenir l'état
de lucidité jusqu'à l'achèvement naturel de ce rêve »[144].
L'expérience
de Kelzer est donc
différente de celle de Willett en ce que, si un doute se présente quant à ce
qui est perçu, il porte sur ce qui appartient à la veille, et non au
rêve : ce n'est pas la conscience de veille qui permet ici d'aborder le
rêve lucidement, mais la lucidité onirique déjà présente qui permet au rêveur
de prendre conscience de l'intrusion de la vie de veille alors qu'il
est encore en train de rêver.
La
comparaison avec des situations analogues à partir de rêves ordinaires laisse à
penser que c'est la lucidité qui permet de distinguer les perceptions oniriques
et vigiles. C'est en effet déjà un lieu commun à l'époque de Delage de constater que le rêveur ordinaire tend à
incorporer à ses rêves les éléments extérieurs et s'avère incapable de les
distinguer. « Le rêveur ne perçoit pas comme telles les impressions
fournies par ses sens. Le dormeur dont l'oreille est frappée par le son du
tambour ou le grondement du tonnerre, ne sait pas qu'il tonne ou que l'on joue
du tambour. […] S'il rêve, ces perceptions peuvent prendre place dans son rêve,
mais d'une façon presque toujours déformée »[145]. Cette constatation banale recèle néanmoins un
élément important : si l'on admet que le sujet qui rêve peut incorporer à
son rêve des éléments du monde de la veille sans pour autant se réveiller,
on est en droit de supposer qu'un rêveur lucide pourrait être capable
de faire la distinction entre les éléments oniriques et vigiles, tout en
continuant à rêver, et donc à dormir, comme cela semble être le cas de Kelzer.
Ainsi il n'est guère possible de poser a priori que la perception
consciente d'impressions sensorielles vigiles indique que le sujet est éveillé
sans jeter par là même le doute sur la situation analogue du rêve ordinaire
dont on s'accorde à reconnaître la validité[146]. En fait il n'est guère possible de
répondre à cette question en se fondant sur des récits de rêves,
mais des situations de ce genre montrent au moins le caractère incertain des
critères d'évaluation subjectifs du sommeil et de la veille.
Pour
savoir si, dans le cas de Willett, nous
avons ou non affaire à des rêves lucides, il faut donc se rapporter à un autre
critère : le rêve lui-même. Or, si l'expérience de Kelzer émerge à partir du rêve, il en va tout
différemment pour Willett dont le point
de départ semble être une image mentale obtenue par une sorte d'auto-hypnose. D'après Celia Green en effet : « Mme Willett était habituellement assise, parfois avec les
yeux fermés ; pendant tout le temps que durait l'expérience, elle parlait
aux expérimentateurs qui se trouvaient auprès d'elle. Voici un exemple de ce
qu'elle pouvait dire : "C'est un tableau, un tableau que j'aime
beaucoup et que je vois souvent" »[147]. De plus si l'on examine le récit
rapporté par Celia Green, Mme Willett ne participe pas - comme le ferait un rêveur -
aux scènes qu'elle décrit, même si elle précise qu'elle pourrait s'y mouvoir. A
cette absence de participation s'ajoute le fait que « ce que percevait Mme
Willett n'était pas
toujours de nature visuelle. Parfois, cela se présentait plutôt comme une suite
d'impressions abstraites »[148]. Or, les "impressions
abstraites" ne sont pas caractéristiques du rêve, même si elles
peuvent y être trouvées à titre de constituants. En fait, avec ce cas nous
quittons le rêve proprement dit, et donc le rêve lucide. Parler du surgissement
du rêve lucide à l'état de veille est donc pour l'instant hasardeux en
l'absence de données décisives. Aussi notre travail portera-t-il
essentiellement sur le rêve lucide en tant que rêve, c'est-à-dire en
tant que phénomène du sommeil.
Nous
considérerons donc que la lucidité peut surgir au cours du rêve ou à
l'endormissement, mais non au cours de l'état de la
veille. Les conditions d'apparition du rêve lucide ayant été examinées, nous
sommes maintenant en mesure d'étudier plus précisément celles qui permettent de
reconnaître et de qualifier la conscience de rêver.
Les
circonstances oniriques du surgissement de la lucidité sont suffisamment
diverses pour qu'on puisse considérer que leur seul point commun véritable est
constitué par la raison de leur étude : le fait qu'elles amènent le rêveur
à se rendre compte qu'il rêve. Ce ne sont donc pas elles qui permettent de qualifier
la lucidité que seule sa définition minimale permet de reconnaître à travers
ces circonstances. Or, le simple panorama que nous en avons donné permet
d'emblée de constater que cette définition minimale, fût-elle uniquement
formelle, est à la fois restrictive et trop large. Elle est en effet
restrictive car elle ne permet pas de rendre compte du phénomène de continuité
de la conscience à l'endormissement qui
n'appartient pas de façon définie au rêve, tout au moins pour le rêveur. Ainsi
lorsque le sujet se sent pleinement conscient au début de l'endormissement et
vit des événements qu'il ne pense pas à qualifier de rêve mais qui en sont
caractéristiques (sentiment de sortir de son corps ou de flotter), il est nécessairement
"lucide" sans pour autant savoir qu'il rêve. Le fait qu'il finisse,
après un certain temps, par constater qu'il est dans un rêve, confirme
rétrospectivement qu'il en était ainsi dès le début, mais il n'en reste pas
moins que ce début n'a pas été, en son temps, qualifié, alors même que le sujet
était parfaitement conscient d'avoir glissé dans le sommeil. Mais pour inclure de telles situations dans le
rêve lucide, faut-il ne voir dans la conscience lucide que le sentiment de ne pas
être dans l'état de veille ? Définir ainsi la lucidité, de façon
négative, reviendrait à en élargir le champ d'une façon qui rendrait sa
compréhension incertaine. C'est ce qu'a fait Celia Green qui, en considérant que le rêve lucide se
caractérise pour le sujet par un champ de perception différent et la conscience
de son état par rapport à la veille, a inclus dans son étude des cas douteux
comme celui de Mme Willett. Une telle définition amène nécessaire à dénommer
"rêve lucide" des états très différents du rêve. Ce type de
difficulté explique l'affrontement des spécialistes pris d'un côté entre le
désir de ne pas
laisser échapper certains phénomènes oniriques qui appartiennent manifestement
à leur domaine d'investigation et de l'autre la crainte de voir l'objet même de
leur recherche s'évanouir lors de cette tentative.
Les
définitions qu'ils proposent de la lucidité onirique sont apparemment
influencées par l'une ou l'autre de ces tendances, même lorsque ces tendances
ne sont pas explicitement affirmées. Ainsi la définition donnée par Paul Tholey cherche à restreindre le champ de la lucidité
afin d'assurer au phénomène une compréhension nette. « Au cours de mes
expériences, il me vint à l'idée que l'on pouvait raisonnablement définir sept
aspects différents de la lucidité (clarté, précision, netteté de la
conscience). (1) - Conscience claire du fait que nous sommes en train de rêver.
(2) - Conscience claire relative à notre capacité de décider,
dans le rêve, que nous allons agir de telle ou telle manière. (3) - Conscience
claire relative au souvenir de notre vie de veille, et
tout particulièrement quand il s'agit de se rappeler ce qu'on avait l'intention de
rechercher dans le rêve. (4) - Clarté du souvenir que nous avons du rêve à
l'état de veille (c'est le seul aspect qui ne fasse pas partie du rêve
lui-même). (5) - Clarté de la conscience, par opposition à une conscience
troublée. (6) - Clarté de la perception (toutes nos perceptions de rêve seront
claires, qu'il s'agisse de la vue, du toucher, de l'odorat, du goût). (7) -
Reconnaissance claire de ce que le rêve symbolise »[149].
Il ne
s'agit manifestement pas là d'un ensemble de critères indépendants dont la
présence d'un seul dans un rêve permettrait de le qualifier de lucide. En effet
certains de ces aspects pris isolément peuvent aussi bien s'appliquer au rêve
ordinaire, qu'il s'agisse de la "clarté du souvenir que nous
avons du rêve à l'état de veille" ou même de la "conscience claire
relative à notre capacité de décider,
dans le rêve, que nous allons agir de telle ou telle manière" qui
décrirait bien les rêves magiques non lucides d'Hervey de Saint-Denys. Il faut donc supposer que Paul Tholey définit la
lucidité onirique par l'ensemble de ces facteurs. Le premier (la
"conscience claire du fait que nous sommes en train de rêver") sur
lequel tous s'accordent serait donc nécessaire mais à lui seul il ne suffirait
pas à caractériser la lucidité. Paul Tholey admet donc qu'on puisse avoir conscience de
rêver sans pour
autant être "lucide", la lucidité indiquant un phénomène beaucoup
plus fort que certains rêves simplement conscients qu'on peut trouver dans la
littérature et dont l'intérêt semble en effet négligeable. Cependant, cette
volonté d'isoler un phénomène remarquable le pousse à adopter des critères qui
sont plutôt sources de confusion. Ainsi le septième facteur
("reconnaissance claire de ce que le rêve symbolise") exclut les
rêves qui ne symbolisent rien et qui constituent la plus grande partie du
corpus. Tholey est sans
doute parti de l'idée que tous les rêves sont symboliques et, si tel
est le cas, la lucidité "forte" qu'il pose comme propre au rêve
lucide implique nécessairement la compréhension de ce symbolisme, mais dans la
pratique il s'avère que les rêves lucides ne sont souvent pas plus symboliques
que les événements de la vie de veille. On s'aperçoit ainsi qu'une définition
"forte" de la lucidité dépend nécessairement de celle du rêve, et
c'est probablement pour situer de façon sûre et définitive la lucidité sur le
terrain du rêve comme phénomène "du sommeil"
(et non de quelque état mal défini comme les transes de Mme Willett) que
Tholey a été amené
à se montrer si exigeant. Ce serait donc le besoin de faire reconnaître
l'existence du rêve lucide qui aurait poussé à donner des caractéristiques
"fortes" à la lucidité, quitte à en faire un phénomène exceptionnel
plutôt qu'un aspect de la vie onirique relativement courant mais peu remarqué.
Cette
façon d'opérer devient compréhensible lorsqu'on se rend compte que même les
rêveurs "faiblement" lucides, comme Gillespie, peuvent douter de l'existence d'une lucidité
"forte" : « La question de savoir si le rêveur lucide a,
dans le rêve, la même capacité de se
souvenir qu'à l'état de veille doit être remise en question. Cela est implicite
lorsqu'on définit le rêve lucide comme "conscience de veille se produisant
au cours d'un rêve". Tart […]
note que Frederik van Eeden "était en possession de toutes ses
capacités intellectuelles". Il assure également […]
que la conscience du rêveur lucide conserve toute la clarté, toute la lucidité
de l'état de veille. Sa conscience, dit-il, "est pratiquement la même que
la conscience de veille". De son côté, Stephen LaBerge […] écrit que le rêveur lucide "peut
raisonner de façon claire, évoquer librement des souvenirs".
« N'ayant
jamais conservé mes facultés intellectuelles normales au cours d'un rêve
lucide, n'ayant jamais eu, même dans les meilleurs cas, la clarté ni la
lucidité de l'état de veille dans aucun des 397 rêves lucides que j'ai notés,
je contestais une expression telle que "conscience de veille au cours d'un
rêve" aussi bien que l'assertion selon laquelle un rêveur lucide serait en
mesure de raisonner et de se souvenir comme s'il était éveillé. Ces
affirmations contredisaient ma propre expérience et je les jugeais
incorrectes »[150].
Les
rêveurs faiblement lucides peuvent donc ne pas ajouter foi à l'existence d'une
pleine lucidité, simplement parce qu'elle ne correspond pas à leur expérience.
Or, si l'on se rappelle que c'est pour le même genre de raison que les rêveurs
ordinaires peuvent rejeter le rêve lucide dans l'ensemble, on comprend que les
définitions de Tart, Tholey ou LaBerge permettent de mettre en évidence l'originalité
d'un phénomène qui risquerait autrement d'être ramené aux rêves vaguement
conscients rapportés, par exemple, par Freud alors qu'il s'en distingue de façon
remarquable. Une telle façon de procéder est d'ailleurs porteuse de résultats
comme l'indique le changement d'attitude de Gillespie lui-même : « Aujourd'hui, je vois
peut-être les choses d'une manière un peu différente. Tout cela continue d'être
dit, même par certaines personnes qui ont fait des rêves lucides. Je pense donc
qu'il doit y avoir, en effet, des gens qui ont une bonne mémoire et une
capacité de
raisonnement intacte lorsqu'ils rêvent »[151].
Si
certains auteurs se sont montrés, comme Tholey, Tart ou
LaBerge, exigeants quant à la qualité de la lucidité,
c'est donc pour éviter que leurs propres expériences ne soient confondues avec
des rêves apparentés mais moins intéressants. Leur intention est manifestement
d'empêcher la perte d'informations qu'entraînerait une telle confusion. Tart déclare d'ailleurs nettement au sujet des
rêves de Gillespie : « Selon la description que George
Gillespie […] nous
donne de sa lucidité onirique, celle-ci inclut, dans le rêve même, la conscience
de rêver, mais sans que cette conscience soit plus proche
d'un état de veille ordinaire que celle qui est habituelle dans le rêve. Il se
demande si ses rêves peuvent être considérés comme lucides selon les termes de
ma propre définition : "Les rêves lucides sont ceux dans lesquels le
rêveur est conscient de rêver, se souvient clairement de sa vie à l'état de
veille et considère qu'il possède l'entière maîtrise de ses capacités intellectuelles, ainsi que celle de ses
motivations."
« Si
l'on s'en tient à cette définition, les rêves de Gillespie ne peuvent
être considérés comme lucides. Commentant "De l'événement spontané à la
lucidité", j'ai fortement insisté sur le fait que la conscience de rêver
dans le rêve même est une condition nécessaire mais non suffisante
pour qu'un rêve puisse être qualifié de "lucide". Voici la définition
complète que je proposais dans ce compte rendu : "Le rêve lucide est
un état de conscience défini dont la caractéristique est, pour le rêveur, de
savoir s'il se trouve dans un environnement intellectuellement reconnu comme
étant "irréel" (ou du moins comme n'appartenant pas à la réalité
physique ordinaire) ; simultanément, la qualité générale de sa conscience
se présente à son expérience comme ayant toute la clarté et la lucidité de
l'état de veille ordinaire" » [152] .
Toutefois, il n'en reste pas moins que cette
façon de caractériser la lucidité exclut du champ d'investigation toute une
série de rêves qu'on ne peut classer parmi les rêves ordinaires, ce qui
explique la protestation de Gillespie : « Cependant, même si certaines
personnes ont "une conscience de veille" dans les rêves lucides, il
est contestable d'inclure de tels faits dans la définition de ces rêves. Paul
Tholey […]
commence par une définition qu'il attribue à Tart […] : "Sont lucides les rêves dans
lesquels le rêveur est conscient de rêver, se souvient clairement de sa vie de
veille, considère qu'il possède l'entière maîtrise de
ses capacités intellectuelles ainsi que celle de ses
motivations". Une telle définition exclut mes propres rêves lucides. J'y
conserve, en effet, les restrictions propres à ma conscience de rêve ordinaire.
J'oublie la plus grande part de ma vie de veille. Je
ne sais pas où je dors, ni quelle est l'année en cours. Même si j'essaie
d'évoquer des souvenirs il me revient peu de choses. Dans plus de la moitié des
cas, je ne parviens pas à me rappeler l'expérience que je désirais tenter dans
le rêve. Ma mémoire est souvent fausse. Ma faculté de raisonner est limitée. Je
suis incapable de décider de l'avenir au-delà de l'immédiat. Je suis peu
conscient des inconsistances, des erreurs, de l'ignorance. J'accepte les
événements du rêve sans esprit critique. Je suis incapable (avant de m'être
éveillé) de juger le résultat des expériences que j'ai tentées dans un rêve
lucide. J'entreprends des actions qui n'ont pas de sens. Je n'ai de lucidité
que ce qu'il en faut pour remarquer certaines des inconséquences du rêve. Je
sais plus ou moins que je suis en train de rêver et je continue sur cette
base »[153].
Si
réellement la définition admise de la lucidité onirique dérive directement de
l'expérience de van Eeden, expérience reconnue et partagée par les auteurs
qui le citent, comment Gillespie a-t-il pu
en premier lieu considérer que ses expériences entraient dans la catégorie des
rêves lucides ? C'est qu'en réalité les chercheurs ne s'accordent ni sur
cette définition ni sur l'interprétation du texte dont elle s'autorise :
« Bien que certaines personnes soient peut-être capables d'un raisonnement
correct et d'une bonne remémoration au cours d'un rêve lucide, je soupçonne que
ces capacités ont été quelque peu exagérées. Même pour van
Eeden, dont on a dit qu'il "conservait toutes ses
facultés intellectuelles", on n'a pas l'impression, en lisant ses
descriptions de lucidité onirique, qu'il en était exactement ainsi. […]
Certains comptes rendus indiquent, chez lui, une mémoire et une rationalité
inférieures à la normale. "Il est très difficile" dit-il "de
contrôler les impulsions affectives". La première fois qu'il parla à son
beau-frère, il ne se souvenait pas que celui-ci était mort. Il lui dit :
"Maintenant nous rêvons, tous les deux…". Je ressentais, avec une
grande certitude, que c'était bien à Hoff que je parlais… Je me croyais alors plus jeune
que je ne le suis… Je lui dis que je le comprenais mais, après mon réveil, je
fus absolument déconcerté, ne pouvant rien en tirer… Je n'avais aucune idée de
ma condition véritable »[154].
Dans
ces conditions on comprend aisément que certains chercheurs aient adopté une
définition plus simple et que cette définition se soit répandue lors des
enquêtes menées sur le phénomène : « La plus simple définition du
rêve lucide que j'ai trouvée est de Gackenbach […]. Il s'agit, selon elle, de "la
conscience de rêver dans l'état
de rêve". Le "questionnaire du sommeil et du rêve" que j'ai
rempli sous sa direction dit que les rêves lucides sont "des rêves dans
lesquels vous êtes conscient de rêver pendant le rêve". Selon
cette définition restreinte, je suis bien un rêveur lucide, ce dont je n'ai
jamais douté. Si la définition avait retenu, comme caractères spécifiques, le
fait de raisonner clairement et de se souvenir à volonté, je n'aurais pas pu
remplir ce questionnaire, et sans doute n'aurais-je pas été le seul dans ce
cas »[155]. Les protestations de Gillespie sont donc
justifiées non seulement en regard d'une catégorie de rêves qui méritent d'être
examinés, mais aussi pour la recherche elle-même qui, à vouloir s'intéresser
uniquement à un phénomène exceptionnel, risquerait de tourner court, alors que
l'étude de la continuité, qui va d'une lucidité faible à une lucidité forte,
peut se révéler précieuse pour cette dernière.
Nous
avons vu toutefois que cette définition est trop large pour être satisfaisante.
On se trouve pris ici entre deux abîmes : d'une part une définition trop
large qui risque de faire perdre sa spécificité au phénomène, et de l'autre une
définition trop limitative qui risque de faire méconnaître toute une gamme de
rêves qui se différencie, conscientiellement parlant, du rêve ordinaire, et qui
a manifestement un rôle à jouer dans l'analyse des rêves lucides
"forts". Pour sortir de cette difficulté, Tart a
recours à la création d'une nouvelle catégorie de rêves. Tout en refusant de
classer les expériences de Gillespie parmi les
rêves lucides, il reconnaît leur particularité : « Je ne veux pas
dire - loin de là - que les rêves de Gillespie ne
présentent pas d'intérêt, mais F. van Eeden […] fut l'inventeur du terme "rêve
lucide". Il décrit sa conscience de rêve comme étant plus proche, en
pareil cas, de la conscience de veille que de celle qui caractérise le rêve
ordinaire. Je pense donc que je lui dois de réserver l'appellation de
"rêve lucide" à ce type d'événement, en excluant les rêves -
ordinaires par ailleurs - dans lesquels le rêveur est seulement conscient de
rêver. Pour ces derniers, je propose un autre terme, celui de "rêve avec
conscience de rêver", où
la prise de conscience n'est pas accompagnée du changement de niveau qui
caractérise l'état modifié de rêve lucide.
« Est-il
légitime d'établir une telle distinction ? La question doit être posée
ainsi : Rêves lucides et rêves avec conscience de rêver font-ils partie
d'un même continuum de conscience onirique, ou bien existe-t-il, dans le rêve
lucide (et peut-être dans le rêve avec conscience de rêver) une différence de
qualité significative qui en fait un événement d'une autre nature que le rêve
ordinaire ? Si le rêve lucide et le rêve avec conscience de rêver sont
qualitativement différents l'un de l'autre, et/ou s'ils diffèrent tous deux du
rêve ordinaire, alors il est de première importance que l'on établisse cette
distinction dans toute étude qui se proposerait de mettre diverses qualités psychologiques
ou personnelles en rapport avec les caractères propres au rêve lucide »[156].
Pour
Tart la
différence qualitative entre les deux états - entre le rêve lucide qu'il
considère comme un état de conscience "discret", c'est-à-dire
radicalement différent de celui du rêve ordinaire, et le rêve avec conscience
de rêver ("dreaming-awareness") qu'il tient
pour proche de ce dernier -, est manifestement dans son esprit une différence
de nature. Par cette distinction catégorielle, Tart espère avant tout tracer une ligne de
démarcation, au moins méthodologique, pour éviter des confusions dans le cours
de la recherche. Néanmoins cette distinction repose sur un a priori et
si, comme le soutient Gillespie, ces deux types de rêves ne sont pas
fondamentalement différents, cette distinction pose plus de problèmes qu'elle
n'en résout. Gillespie s'appuie
sur ses propres expériences oniriques pour mettre en évidence quelques uns de
ces problèmes, mais la connaissance d'un corpus de récits permet immédiatement de comprendre que ses
constatations ont une portée générale.
Il
remarque tout d'abord que ses rêves "avec conscience de rêver" sont très
différents de ses rêves ordinaires : « Dans mes rêves lucides, bien
que je n'y atteigne jamais un état de lucidité égal à celui de la veille, je
suis, sans aucun doute, plus lucide que dans mes rêves ordinaires. Avant même
qu'apparaisse la conscience de rêver, j'ai déjà une lucidité suffisante pour remarquer
les anomalies du rêve, pour comprendre que certaines
situations ont un caractère onirique et pour me poser la question de savoir si,
oui ou non, je suis en train de rêver. Mes rêves ordinaires sont pleins
d'anomalies, de bizarreries qui sont acceptées telles
quelles et ne retiennent pas mon attention. C'est le prélude à la lucidité qui me permet de
les remarquer, de réfléchir, de comprendre, toutes opérations mentales
qui produiront, finalement, le rêve lucide. Je suis lucide quand je réalise que
je suis en train de rêver, quand je suis capable de maintenir ce savoir pendant
quelque temps et d'en comprendre les implications. Je sais que
le rêve n'est pas la réalité physique ordinaire, […] que les personnages qui
s'y présentent n'ont pas d'existence hors de moi-même, qu'il est inutile de
prendre des notes ou de me précipiter aux toilettes tant que je ne me serai pas
éveillé. Normalement, je me souviens que je dois accomplir une tâche, bien que
je sois souvent incapable de retrouver ce qu'il s'agit de faire. Quand j'y
parviens, j'accomplis en général ce travail, bien qu'il m'arrive d'oublier ce
que je fais ou d'y ajouter, soudain, quelque chose d'imprévu. J'observe
attentivement, mais mon jugement est de mauvaise qualité. Je peux décider de
rester détaché du rêve ou, au contraire, d'y participer activement. De telles
facultés ne sont pas caractéristiques de mes rêves ordinaires »[157].
Sur la
base d'une telle description, il est difficile de ranger de tels rêves avec les
rêves ordinaires pour ne s'intéresser qu'au type mis en avant par Tart car
la différence est trop flagrante : « Tout d'abord, la définition que
Tart nous donne du
rêve avec conscience de rêver se fonde sur des suppositions discutables ;
qu'est-ce qui lui permet d'affirmer que, faute d'une lucidité au moins égale à
celle de l'état de veille, il ne s'agit que d'un rêve ordinaire ? Mes rêves
lucides sont, comme je le montrerai plus loin, très différents de mes rêves
ordinaires. Je me méfie aussi de l'assertion selon laquelle le rêve lucide
serait un état de conscience modifié, nettement différent du rêve avec
conscience de rêver dans lequel il n'y aurait ni changement de plan, ni accès à
un autre état. En savons-nous assez sur les états de conscience pour conclure
que ces deux degrés de
lucidité appartiennent à des catégories différentes ? Notre connaissance des
changements de plans de conscience est-elle suffisante pour que nous puissions
dire que le fait de s'apercevoir qu'on rêve ne constitue pas un passage du rêve
ordinaire à la lucidité onirique ? »[158].
Gillespie conteste
donc la distinction de Tart sur
la base de l'absence de critères décisifs. On pourrait toutefois lui objecter
que la simple description des deux types de rêves met nettement en évidence
leur différence qualitative, mais en réalité l'examen du corpus des rêves
lucides nous montre que cette différence n'est pas essentielle. En effet ce
sont souvent les mêmes rêveurs qui font l'expérience du rêve lucide et du rêve
avec conscience de rêver, et
dans ce cas la ligne de démarcation semble devoir être tracée non entre ces
deux types de rêve mais bien par rapport au rêve ordinaire. Plus encore, ces
fluctuations de la lucidité peuvent se constater au sein d'un même rêve et dans
ce cas la distinction de Tart n'est plus simplement artificielle, elle
entrave l'étude même qu'elle se proposait de faciliter. Si des rêves lucides
peuvent appartenir aux deux catégories, il n'est, sur un plan méthodologique,
pas possible de n'étudier que l'aspect "fort" ou "faible"
de leur lucidité, comme le voudrait le point de vue de Tart.
Après
avoir constaté la différence radicale qui sépare ses rêves lucides (faibles) de
ses rêves ordinaires, Gillespie met
l'accent sur leur similarité avec les rêves lucides "forts" de Tart. En effet, si l'on met à part la clarté
et la qualité de la mémoire de la vie de veille, la
façon dont ce dernier définit la lucidité ne permet pas de les
distinguer : « Le terme de "rêve lucide" désignerait le
rêve "dans lequel le rêveur sait qu'il rêve, se souvient clairement de sa
vie de veille et considère qu'il a tout contrôle de ses facultés
intellectuelles et de ses motivations" […]. Je ne vois pas, quant aux
motivations, de différence entre ma propre expérience et ce que j'ai pu lire de
celle des autres. J'ai des désirs, des intentions que je tente de mener à bien. Je contrôle en
général ce que je fais malgré quelques actions spontanées ou imprévues ;
en fait, les choses se passent également ainsi dans la plupart de mes rêves
ordinaires »[159].
La
remarque de Gillespie nous ramène
ici à un point que nous avons déjà constaté : des définitions comme celles
de Tart ou de
Tholey ne peuvent
concerner le rêve lucide que si leurs éléments sont combinés. On peut en effet
se souvenir parfaitement de sa vie de veille au cours d'un rêve ordinaire, de même qu'on
peut y prendre des décisions délibérées. En mettant l'accent sur le fait que
ses rêves lucides "faibles" sont, la mémoire exceptée, semblables aux
rêves lucides "forts" en ce qui concerne les autres points retenus
par Tart, Gillespie ne
rapproche pas ses propres rêves de la catégorie de Tart, il ramène au contraire cette dernière à
celle des rêves ordinaires. La seule différence entre la lucidité et la conscience
onirique ordinaire tient donc seulement au fait que le rêveur sait qu'il rêve,
et les expériences de Tart et de
Gillespie ne seraient
pas, par nature, différentes.
C'est
là l'objection essentielle que fait Gillespie à Tart : pourquoi les rêves avec conscience
de rêver ne
seraient-ils pas simplement des rêves lucides dont la lucidité est moins
intense ? « La principale différence, s'il en est une, entre un rêve
lucide et un rêve avec conscience de rêver, repose donc sur un degré de
lucidité, c'est-à-dire sur la disponibilité plus ou moins grande de la mémoire
et des facultés intellectuelles »[160]. L'importance de cette question ne doit
pas nous échapper car, au lieu de cantonner l'étude du rêve lucide à un genre
de rêve qui n'en représente qu'un aboutissement, elle permet de s'intéresser à
toute la gamme de rêves dans lesquels émerge la conscience de rêver et de
mettre l'accent sur la continuité avec le rêve ordinaire lui-même
plutôt que sur sa rupture avec lui. Sans doute l'insistance sur cette rupture
était-elle nécessaire pour faire reconnaître le phénomène et l'intérêt
d'entreprendre son étude, mais force est de constater qu'une fois cette étape
dépassée, l'intérêt porté à la continuité conscientielle - plutôt qu'à des
états discrets - ouvre des perspectives plus riches, ne serait-ce que parce
qu'elle permet de prendre en compte les circonstances oniriques de l'apparition
de la lucidité, circonstances qui se manifestent d'abord dans des
épisodes non lucides, comme nous l'avons vu. Cette idée de degré permet donc de
mieux comprendre la transition du rêve ordinaire au rêve lucide.
L'affrontement
entre Tart et
Gillespie peut ainsi
se résumer comme l'opposition entre la thèse de la discrétion et de la continuité
possible de l'état de conscience du rêveur lucide par rapport au rêve
ordinaire. La première position établit une séparation radicale dont on ne peut
préciser les limites sans risque d'arbitraire, tandis que la deuxième permet
d'éviter l'écueil d'une définition trop restreinte et semble a priori
plus satisfaisante. Toutefois, les affirmations de Tart ou
de Gillespie restent
hypothétiques tant que n'ont pas été examinés les éléments sur lesquels ils les
fondent et qu'ils semblent considérer comme des évidences. Tart pose en effet que la lucidité est l'émergence
de la conscience de veille dans le rêve sans réellement en examiner les
implications ni même remarquer l'inadéquation de cette idée à certains des
rêves qu'il tient pour représentatifs, ceux de van Eeden. De
son côté, Gillespie, lorsqu'il déclare que, s'il existe une
distinction essentielle entre les deux types de rêve (lucides et avec
conscience de rêver), elle se mesure en degré, ajoute immédiatement qu'il s'agit de degré de
mémoire et de capacités intellectuelles, semblant du même coup faire
disparaître l'aspect spécifique de la lucidité. On ne peut donc admettre tout à
fait aucune de ces positions sans avoir examiné les éléments fondamentaux sur
lesquels s'appuient plus ou moins implicitement les divers auteurs lorsqu'ils
présentent une définition de la lucidité. Ces éléments, déjà remarqués par
Hervey de Saint-Denys qui ne
cherchait pourtant pas à définir le phénomène, sont au nombre de quatre :
la conscience de rêver proprement
dite, le souvenir de la vie de veille, la
faculté de raisonner, l'exercice de la volonté ou de la libre décision. Ces quatre facteurs
fondamentaux sont intrinsèquement liés et si, pour faciliter l'analyse, nous
les examinons séparément, ce n'est pas dans l'intention de montrer qu'un seul
d'entre eux peut suffire à qualifier une conscience onirique de
"lucide", mais pour déterminer l'importance réelle de chacun d'eux.
De ce
point de vue l'importance du premier facteur, savoir que l'on rêve, est
impossible à remettre en question puisqu'il s'agit d'une condition minimale et
primordiale, et pour déterminer si elle se suffit à elle-même il semblerait
nécessaire de commencer l'examen par les autres éléments. Toutefois, nous avons
pu nous rendre compte que ce facteur n'est pas, par lui-même, aussi évident que
son simple énoncé peut le laisser supposer. Non seulement sa nature ne fait pas
l'unanimité (certains y voient l'indication que la conscience de veille est
présente dans le rêve tandis que d'autres en font une conscience onirique
particulière), mais son existence même est précaire dans la mesure où il peut
dépendre d'autres facteurs, tels que la mémoire et le raisonnement, voire
n'être qu'une ombre projetée par leur présence. En ce sens, le fait de
"savoir qu'on rêve" ne serait qu'une certaine façon de faire jouer
ses facultés intellectuelles ou sa mémoire mais aucune "conscience"
particulière ne pourrait être mise en cause.
Or,
indépendamment de l'examen des autres facteurs, il existe une possibilité de
saisir cette conscience de rêver dans sa
spécificité, justement en cherchant si elle ne présente pas des variations
selon les rêveurs. Ces variations, si elles se révèlent qualitativement
différentes, renverraient alors à un substrat conscientiel commun. De ce point
de vue l'examen de la littérature montre en effet des différences très nettes
quant à la façon de "savoir qu'on rêve". Un exemple d'une telle
différence apparaît dans un entretien de Gackenbach et Wolf :
« Rédacteur
en chef - Pendant cette expérience, vous saviez que vous rêviez ?
« Wolf - Oui, tout
le temps.
« R.
- Aviez-vous le sentiment qu'il vous fallait maintenir un équilibre entre cette
conscience et votre activité de rêve ?
« W.
- Comment ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par "équilibre".
« R.
- J'ai remarqué que si je ne m'astreins pas continuellement à me souvenir de la
vraie nature du rêve, je perds cette conscience. Pour vous, ce n'était pas
ainsi.
« W.
- Je n'avais pas d'effort à faire pour continuer à rêver.
« E.
- Non, pas pour continuer à rêver - cela, c'est facile - mais pour continuer à
savoir, pour continuer à être conscient de la vraie nature de cet état.
« W.
- Je n'y pensais pas. Je ne faisais que vivre cette expérience au fur et à
mesure qu'elle m'arrivait. Je vivais cette expérience ou j'étais cette
expérience, c'est la même chose. En ce moment même, je ne sais pas ce qui va
arriver à l'instant suivant.
« E.
- Et tout le temps du rêve, vous saviez que vous rêviez ?
« W.
- Oui, je savais que c'était un rêve, mais je ne passais pas mon temps à
répéter "Oh, je sais que c'est un rêve, je sais que c'est un rêve".
Je n'étais pas tout le temps à me le rappeler.
« E.-
Mais vous sentiez tout de même que vous le saviez.
« W.-
Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Si vous me demandiez si je sais,
en ce moment, que je suis éveillé, je vous dirais : "Oui, bien sûr,
je le sais".
« E.-
Mais c'est une chose que vous n'avez pas besoin de vous répéter tout le temps.
« W.-
Est-ce que je passe mon temps à me demander : "Suis-je éveillé,
suis-je éveillé, suis-je éveillé ?" bien sûr que non.
« E.-
O.K. Laissez-moi vous dire comment cela se passe pour moi. Quand je sais que je
rêve, je me rappelle à moi-même que je le sais et je continue à le faire. Si, à
un moment donné je perds cette conscience, si je cesse de m'en souvenir
volontairement, ce n'est
pas "je suis éveillé" ni "je suis en train de dormir",
simplement le rêve continue. Plus tard, je me réveille et je pense :
"Oh zut! Je l'ai perdu!" Mon rêve sera en deux parties distinctes
l'une de l'autre, celle où je savais que je rêvais, celle où je ne le savais
pas. Je comprends alors que je me suis laissé captiver par les activités du
rêve et que j'ai perdu la conscience de rêver. Mais il y a des gens, comme vous, qui parlent
d'une conscience continue sans qu'il soit nécessaire de se la rappeler sans
cesse »[161].
Entre
les deux interlocuteurs la différence dans la façon de savoir qu'on rêve est
telle qu'ils ont presque du mal à se comprendre. En effet, pour Gackenbach, être pris dans une activité onirique implique
nécessairement que la conscience s'y investisse entièrement et que la lucidité
soit perdue. Or, si son expérience correspond à ce
raisonnement, c'est que la coloration de sa lucidité est nettement
intellectuelle et qu'elle ne peut se maintenir que dans la mesure où la pensée
reste fixée sur elle, d'une façon qui peut même paraître harcelante, comme le
souligne la réaction de Wolf. La lucidité se présente donc pour elle
comme une orientation particulière d'une conscience déjà là mais qui s'investit
d'habitude dans le rêve. Pour Wolf au
contraire la conscience de rêver ne dépend
pas d'un jugement répété. Pour lui, être impliqué dans une activité onirique
n'entraîne pas ipso facto la perte de la
lucidité qui se comprend comme une qualité de présence à soi dont la coloration
est plus existentielle qu'intellectuelle. On n'a plus affaire alors à un mode
particulier d'investissement de la pensée mais bien à une nouvelle qualité de
la conscience qui "s'ajoute" au rêve. La lucidité peut donc prendre
des formes assez différentes selon les sujets sans pour autant cesser d'être
reconnaissable comme la conscience de l'état onirique.
Cependant,
ces différentes formes renvoient-elles réellement à un phénomène commun ou ne
faut-il pas y voir des types de lucidité sans aucun rapport entre elles ? En
fait la forme que prend ici la lucidité équivaut en quelque sorte à la façon
dont le sujet la maintient, sans que cela mette en cause la lucidité elle-même.
Nous avons vu, par exemple avec la fausse lucidité de van Eeden,
qu'il n'est guère possible de confondre l'affirmation "je suis
lucide" avec la lucidité effective, cette dernière renvoie à un au-delà
d'elle-même dont elle n'est que la manifestation. Ce point est encore plus net
lorsque le même rêve comprend une phase ordinaire avec fausse lucidité et une
phase lucide qui met la fausse lucidité en perspective.
« Je me
réveille dans une grande chambre qui donne sur un salon dans ce que je sais
être une maison qui serait plutôt en dehors d'une ville. Je suis réveillé alors
que le reste de la maison dort encore ? Pas tout le monde. Un simple
panneau de bois sert de porte incomplète car il y a possibilité de voir le
salon (comme à travers une bibliothèque creuse pas entièrement remplie de
livres). Parle-t-on à mon sujet ? Je sais que je suis chez les S…, que mon
père et ma mère ne sont pas loin, et je me demande si S… est là. J'ai des
baskets bleu foncé avec des lacets blancs. Je passe dans le salon. Il est
obscur, comme l'était la chambre, et comme l'est un salon de bon matin lorsque
le jour n'est pas encore tout à fait levé. Là, Monsieur S… est assis. Il me
serre la main et ne m'embrasse pas. Je ne savais pas quelle conduite adopter
moi-même puisque j'étais déjà dans la maison. D'autres personnes arrivent dans
le salon et s'installent. Il y a une femme aux cheveux châtains et aux yeux
vert clair. C'est une française dont le visage n'a pas des traits harmonieux.
Mais les cheveux et les yeux suffisent à lui donner un aspect non ordinaire. Je
ne me sens pas à l'aise. Je regarde M. S…. Je me dis que c'est un rêve. Sans y
croire, simplement pour dissiper le malaise. Je voudrais demander des nouvelles
de S…. Tous ces gens sont de la famille des S… […] »[162].
Pour être
véritablement lucide le sujet aurait dû "croire" à son affirmation,
c'est-à-dire disposer d'une intuition susceptible
« (lucidité :)
Finalement je veux vraiment jouer le jeu. Je décide que c'est un rêve et je
sens quelque chose remuer en moi. Cette fois je ne suis plus chez les S… dans
une maison que je n'ai jamais vue dans la vie de veille, mais dans ma chambre, dans l'obscurité. Je suis
dans mon lit mais je sens que je prends de la hauteur, je flotte vers le haut.
En même temps je récite mentalement le "Notre Père" et une force
pénètre en moi par le périnée. C'est très fort et je me demande s'il n'y a pas
un équilibre à respecter. Du coup je le fais suivre de "Je Vous Salue
Marie" mais je n'en compte pas le nombre. Je "sors" de moi-même (de
mon corps physique ou de mon corps de rêve) et je me retrouve près de la fenêtre, comme
aspiré à l'envers par l'arrière. […] »[163]
On voit dans ce passage qui fait suite au précédent que la
lucidité devient effective après l'affirmation "impliquante" et n'a
alors guère besoin d'être formellement répétée pour se maintenir. Cette
affirmation peut donc servir de cause efficiente, mais si elle n'accroche pas
une intuition, qui n'a par ailleurs pas
nécessairement besoin d'elle, elle reste vide. La focalisation de la pensée
chez Gackenbach n'est donc
qu'une façon de maintenir la lucidité, mais elle ne constitue pas l'explication
de la lucidité elle-même.
Ainsi
la multiplicité des modes de persistance de la lucidité indique que le fait de
savoir qu'on rêve dépend non pas du processus qui s'offre à la description,
mais bien d'une qualité conscientielle qui prend la forme d'une intuition. Cependant,
une intuition ne peut s'exercer à vide et dans le cas du rêve lucide on est
immédiatement tenté de penser que seul le souvenir de la vie de veille lui permet de se maintenir.
Nous
avons vu qu'en lui-même le souvenir de la vie de veille est
insuffisant pour être lucide en rêve, puisqu'il peut fort bien être présent
chez le rêveur ordinaire de la façon la plus nette. Toutefois, sa présence
semble quasi-obligatoire dès qu'apparaît la lucidité. En effet, le rêveur
reconnaît généralement le rêve pour ce qu'il est à partir du moment où il
dispose de points de repère : une incongruité onirique, la qualité rêvée de l'expérience
n'apparaissent telles qu'à la lumière de la comparaison avec le souvenir de la
vie de veille ; et même si ces premières comparaisons s'estompent dans la
suite du rêve ou encore si le rêve ne donne aucune raison de le prendre en
défaut, c'est apparemment le simple souvenir de l'existence de la vie
de veille qui permet au rêveur d'apprécier son état. Ce souvenir peut être tout
à fait sûr, comme dans le cas de Tart, ou incertain, comme dans celui de Gillespie (« Par
exemple : je n'avais aucune difficulté avec la mémoire courante, mais
quand j'essayai - après avoir beaucoup bougé dans mon sommeil - de me
rappeler où je me trouvais, je n'y parvins pas »[164]) ; il
peut prendre la forme d'une évocation précise ou d'un sentiment vague, mais
même lorsque le rêveur lucide, pris par l'action du rêve, ne s'y reporte pas,
il semble logique de supposer qu'il se situe à l'arrière plan de sa conscience
et contribue au maintien de la lucidité. La querelle entre Tart et
Gillespie fait
cependant surgir une question : quel est le minimum de mémoire impliqué
par la lucidité ? Car la comparaison, même implicite, de la situation du
rêve avec la vie de veille suppose
dans ce domaine un seuil qu'on pourrait croire constitué par le souvenir de
s'être endormi. Or, en tentant de répondre à cette question apparemment simple
nous allons être amenés à nous demander si le souvenir de la vie de veille est nécessairement
impliqué par la lucidité.
Nous avons pu saisir l'importance du souvenir dans
le déclenchement de la lucidité onirique, lorsqu'il qu'il permet au rêveur de
comparer le rêve avec l'état de veille pour lui faire prendre conscience de son
oniricité. Cependant, il s'agit là de comparaisons "ponctuelles" qui,
le plus souvent, s'effacent aussitôt la lucidité obtenue, les anomalies du rêve tendant également à disparaître à ce
moment. Ainsi ce n'est pas ce type de comparaison précise qui maintient la
lucidité, mais une comparaison plus diffuse, plus implicite, avec l'état de
veille. Quelque chose qui, dans la texture de l'expérience, ne concorderait pas
avec un souvenir d'ensemble, se chargerait de rappeler ou plus exactement de
maintenir un sentiment d'oniricité, de même que l'utilisation automatique de
nos sens à l'état de veille nous indique que nous sommes éveillés, sans que
nous ayons pour cela besoin de nous référer à tel ou tel rêve particulier. Si
un sentiment d'oniricité peut être aussi difficile à cerner qu'un sentiment
d'éveil, on peut néanmoins se demander si certaines situations, dans lesquelles
le rêveur se sent dans un état particulier, n'entrent pas dans cette
catégorie. Cet état, nécessairement ressenti par le rêveur comme différent de
celui de la veille, prend des formes variées : sentiment d'être engourdi, hypnotisé, euphorique ou terrifié au-delà du possible. Il s'agit, malgré
l'utilisation du vocabulaire emprunté à la vie de veille, d'états psychologiques (souvent accompagnés de
sensations qui n'existent qu'en rêve, comme le sentiment d'apesanteur) qui n'y ont
aucun équivalent sur le plan de l'intensité. La comparaison porterait donc,
implicitement, non uniquement sur la nature de l'état lui-même, mais avant tout
sur la force avec laquelle il saisirait le rêveur et qui, à l'état de veille,
lui ferait certainement franchir les barrières de la folie.
« Rêve lucide : Je suis paralysé dans mon
corps. Je sais que je ne dois pas sortir. Je panique parce que je ne peux pas
bouger. Je veux entrouvrir la porte pour appeler ma mère. Puis je songe à
passer à travers le plancher pour appeler J…. Mais ça me ferait descendre au
lieu de monter et de plus je ne veux pas m'éloigner de mon corps. Je crie: "Maman!", mais ma voix est
étouffée et ne sort pas. Enfin dans un grognement plus fort je réussis à sortir
de ma paralysie »[165].
Dans ce rêve, où le déclencheur de la lucidité n'est pas mentionné, c'est l'état tout entier qui maintient la conscience qu'il ne s'agit pas de la veille : le rêveur sait qu'il n'est paralysé que par rapport à un état de conscience précis, celui de l'éveil, puisqu'il "songe à passer à travers le plancher" mais ne veut pas "[s]'éloigner de son corps". Il n'a donc aucun besoin de se rappeler qu'il rêve car la situation onirique elle-même s'appuie sur une comparaison constante entre le monde de la veille dans lequel le rêveur est paralysé et celui du rêve dans lequel il peut se déplacer à sa guise. Les situations de ce genre peuvent prendre des formes variées qui présentent néanmoins des points communs.
Rêve lucide : Je sors de ma chambre mais je suis possédé par un autre
esprit. Je rencontre ma sœur dans le couloir. L'esprit utilise mon corps (astral) pour essayer de lui faire peur. Il fait la
grimace, ouvre la bouche pour montrer ses crocs de vampire, puis il éclate d'un
rire niais pour faire croire que c'est une plaisanterie. Moi, prisonnier à
l'intérieur de mon corps (astral?) j'essaie de dire à ma sœur qu'il faut
contacter "P… A…" mais je ne peux parler[166].
Dans ce rêve lucide la comparaison avec la vie de veille est présente de façon sous-jacente en raison de la situation même, sans que le rêveur ait à faire un effort particulier pour réfléchir ou se souvenir. On peut constater par ailleurs que de tels états ne suffisent pas à déclencher la lucidité (la plupart des rêves de vol et de paralysie ne sont pas lucides, par exemple) mais qu'en revanche ils semblent suffire à la maintenir une fois qu'elle est apparue. Ainsi le rêveur qui, se rendant compte qu'il rêve, se met aussitôt dans un de ces états caractéristiques (par exemple s'envole ou sort de son corps) a toutes les chances de maintenir sa lucidité car la comparaison avec l'état de veille est alors continue, bien qu'implicite. En revanche, lorsque le rêveur agit différemment, il tend à perdre la lucidité.
« Prélucide : Dehors en compagnie d'une fille. Nous
nous apprêtons à entrer dans un temple ou un musée. Une fois à l'intérieur je
suis un peu déçu par ce qui s'y trouve, car je m'étais représenté quelque chose
de mieux. Des travaux de rénovation sont en cours. Je ne marche pas mais me
laisse traîner par la fille, en oblique par rapport au sol. Dans ma position je
ne la vois pas et ne peux la voir. Puis je la vois alors que je continue à être
traîné. Je sais alors que je commence à léviter (puisque ma position s'est
modifiée d'elle-même) et donc à faire un rêve lucide.
« Rêve lucide : Je m'envole et rejoins ma mère. Je lui demande ce
qu'il en est pour l'a… Sa réponse est évasive. Je réplique que c'est qu'elle ne
veut pas me répondre, que c'est non. Comme je sais que c'est un rêve, je veux à
tout prix savoir. Elle me dit alors la raison de son attitude : elle
trouve que je suis trop radin. Je n'ai pas payé mes dettes. Ni à elle, ni à ma
sœur. Je suis très surpris. Je n'ai pas pensé à terminer mon courrier (lequel
inclut les chèques que je dois leur remettre), mais cela ne signifie pas que je
suis radin. Elle me dit qu'il y a des détails auxquels je ne pouvais pas
penser.
« Faux-éveil : Je me réveille et dis à Maman que je lui
dois de l'argent. Mais elle ne pense pas à ça, plutôt à nous faire les courses
ou à manger. Néanmoins ma sœur demande de l'argent parce qu'elle et A… n'en ont
pas assez »[167].
Cependant, il est des cas où de tels états,
décelables ou non, sont inutiles, car c'est le rêve qui se présente constamment
au rêveur comme tel. Il ne s'agit plus alors seulement de l'anomalie qui
déclenche la lucidité, mais une fois que celle-ci est apparue, le rêve continue
à fournir régulièrement des situations incongrues par rapport à la vie de veille, comme s'il voulait aider le rêveur dans son
entreprise de comparaison.
« […] Lucidité : J'ai renversé, je ne sais comment, une pile de
cartons qui se trouvaient au-dessus de l'armoire à droite du lit. Ça ne peut
être qu'un rêve. Je décide de passer à travers la porte et je baisse la tête
pour la faire passer en premier. Mais je la retire car ça ne me semble pas être
un procédé tout à fait sûr. Ce que je vois autour de moi est un rêve, ou bien
c'est le monde éthérique. Il faut que j'ouvre les yeux pour voir ce monde
tel qu'il est.
« Je m'efforce de le faire et passe dans le couloir. L'idée d'aller
dans la chambre des parents pour les réveiller et entrer en contact avec eux
dans cet état m'effleure mais je l'abandonne [je ne me souviens pas qu'ils sont
partis à la campagne]. Je vais dans l'autre sens. Du côté des W.-C. la porte
est ouverte et tout est en désordre. (Une sorte de tuyau ressort ?). Plus
loin je trouve la cuisine changée. Elle est beaucoup plus grande que d'habitude
mais la fenêtre est plus étroite. Je réfléchis sur ce problème en lui attribuant une
signification psychologique : des capacités élargies mais un manque
d'ouverture sur l'extérieur. Dans l'ensemble tout est plutôt gris ou sombre au
point de vue couleurs. De retour dans le salon je rencontre ma mère.
Je lui parle du problème de la cuisine. […] »[168]
Les différents éléments de
ce rêve sont en décalage par rapport à la vie de veille du sujet (une
pile de cartons, des toilettes en désordre, une cuisine trop grande…) et le
rêveur ne peut faire autrement que de maintenir sa lucidité à partir de cette
succession d'éléments incongrus. Ce type de rêve se manifeste surtout lorsque le
rêveur se sent tellement conscient qu'il est prêt à se croire dans un autre
monde, ce qui est presque le cas ici ("ou bien c'est le monde éthérique") ; les anomalies du rêve semblent alors destinées à infléchir son
jugement dans un certain sens.
Toutefois, si des états oniriques internes
particuliers, évidents ou non, ou des anomalies répétées mettent à l'épreuve de façon constante
et automatique la comparaison avec le souvenir de la vie de veille, n'y a-t-il
pas des cas où, une fois la lucidité déclenchée, rien dans le rêve ne
permettrait de la maintenir ? Le rêveur serait alors responsable de sa lucidité
et ce serait à lui de fournir un effort volontaire pour la
conserver. Ce type de situation expliquerait les rêves de Gackenbach au cours
desquels elle doit se répéter constamment qu'elle rêve pour réactualiser la
comparaison et ne pas être réabsorbée par la conscience onirique ordinaire. La
différence entre elle et Wolf tiendrait
en quelque sorte au degré de coopération du rêve et expliquerait que l'effort
de comparaison (et donc l'appel au souvenir) soit sans commune mesure dans l'un
et l'autre cas. Lorsque le rêve participe au maintien de la lucidité, la
qualité aussi bien que la somme des souvenirs requis semble peu importante, au
point que l'élément minimum de souvenir de la vie de veille nécessaire pour
procéder à la comparaison est parfois difficile à déterminer.
Pour y parvenir il faut s'intéresser au terme du
rapport que nous avons jusqu'à présent tenu pour admis, le souvenir de la vie
de veille, et préciser ce qui, en lui, permet de maintenir une comparaison
constante, implicite ou explicite. A première vue on est tenté d'accorder ce
rôle aux contenus du souvenir, comme cela se produit pour le déclenchement de
la lucidité : chaque élément du rêve serait comparé, nettement ou fugitivement,
à son homologue de la veille. Cette situation est certes possible mais un
examen plus attentif montre qu'elle n'est pas représentative. On peut tout
d'abord constater que bien souvent les modifications incessantes du rêve, ou sa
forme même, ne permettent pas de supposer une comparaison terme à terme. Il
faut alors admettre que la comparaison est de nature générale et non
particulière. Ainsi les rêves dans lesquels le rêveur agit naturellement,
d'une façon essentiellement différente de la vie de veille (comme
voler dans les airs), s'appuient sur une comparaison implicite qui ne demande
aucun souvenir précis (puisqu'à l'état de veille l'homme n'essaye pas de voler
par lui-même), mais en quelque sorte uniquement celui des "règles" de
l'état de veille. Une autre constatation nous amène également à remettre en
question l'idée d'une comparaison terme à terme : le terme vigile de la
comparaison fait parfois complètement défaut, ne serait-ce que parce que le
souvenir du rêveur est erroné (dans le rêve précédent il ne se rappelle pas que
ses parents sont partis), voire absent (tel Gillespie ne
parvenant pas à se souvenir où il dort). Ce n'est alors pas la comparaison avec
des données précises du souvenir, mais son simple exercice "formel"
qui, en s'appuyant sur une mémoire réduite, permettrait à la lucidité de se
maintenir. S'il en est ainsi, on ne peut plus soutenir que le rêve est plus ou
moins lucide en fonction de la qualité du souvenir, puisque le contenu du
souvenir joue un rôle secondaire par rapport au fait du souvenir lui-même.
Cette idée peut engendrer une certaine réticence, car si elle était exacte, le
souvenir de la vie de veille pourrait s'avérer non essentiel à la lucidité. Or,
c'est bien ce qui se produit dans certaines circonstances.
Nous avons vu en effet, dans certains cas de
déclenchements, que la comparaison porte parfois non sur la veille, mais sur un
autre rêve (comme par exemple lorsque le rêveur reconnaît un rêve déjà fait[169]). La veille est alors présente comme médiatrice
du souvenir du rêve, mais pas en tant que telle, et n'intervient dans la
comparaison que comme attribut de l'autre terme de la comparaison : le
rêve remémoré l'est en tant que souvenir d'un
souvenir précédent. Toutefois, même si une telle situation se présentait dans
le maintien de la lucidité au cours du rêve, elle ne renverrait encore qu'à un
seuil plus bas de mémoire requise de la vie de veille, mais pas à son absence
complète. La situation serait différente si le souvenir était entièrement
obtenu à partir d'un rêve précédent non remémoré dans l'état de veille,
phénomène par ailleurs attesté dans les rêves ordinaires :
« Je rêve une nuit que je viens d'assister à une scène de jalousie et
de violence à la suite de laquelle un meurtre est commis sous mes yeux. Je
m'éveille sous l'influence de la vive émotion que j'en éprouve, et cependant
tout cela semble si vite effacé de ma mémoire que je ne trouve rien à consigner
dans le journal de mes rêves, si ce n'est le seul fait de la rapidité avec
laquelle le souvenir s'en est évanoui. Plusieurs semaines s'écoulent. Je fais
alors un second rêve, où je me crois appelé en justice pour témoigner de ce que
j'ai vu. Je me rappelle à merveille, dans ce second rêve, et les
moindres détails de la querelle, et la figure de la victime, et celle de son
meurtrier »[170].
Si le rêveur peut se
souvenir en rêve d'un
rêve précédent sans passer par la médiation de l'éveil, ne peut-il pas
également devenir lucide en s'aidant du souvenir d'un rêve précédent ?
Apparemment cette question est incohérente, car normalement la lucidité ne peut
apparaître que si l'autre terme de la comparaison permet de le révéler comme
tel, ce qu'un autre rêve ne semble pas permettre. L'état de veille ne saurait
donc être contourné.
Cependant, nous avons vu que ce n'est pas l'état
de veille lui-même qui sert d'élément de comparaison, mais plutôt l'idée que
l'on s'en fait, et cette idée pourrait tout aussi bien qualifier un autre rêve.
Or, de tels cas peuvent se présenter dans lesquels le rêveur se souvient non
pas de sa vie de veille mais d'un autre rêve qu'il confond avec l'état de
veille et qui lui permet malgré tout de savoir que son expérience en cours est
un rêve. Le souvenir de la vie de veille réelle est alors complètement absent
malgré la présence de la lucidité.
« Je rêvai que je me trouvais dans la maison de quelqu'un d'autre et
que je décidais de faire un rêve lucide. Dans le rêve, je n'étais pas couché
dans un lit ; je posai la tête sur la table et me détendis. Soudain, je
m'aperçus que j'étais en train de rêver lucidement. Je me souviens d'avoir
pensé quelque chose comme cela : "Ah, comme c'est réaliste! Si je ne
savais pas que je suis en train de rêver, je pourrais croire que ça m'arrive
vraiment! ».
« Dans la partie lucide du rêve, je me répétai, en fait, mon rêve
lucide du 7 juillet 86, mais seulement à son début. Au cours de cette
re-production, quelque chose (dans le rêve) me dérangea et je
"m'éveillai" dans un rêve non lucide, mais sachant, pourtant, que je
venais de faire un rêve lucide. Peu de temps après, je m'éveillai pour de
bon ».
J'ai classé ce qui précède sous le titre de "rêve d'un rêve
lucide". En effet, ce que je croyais être la réalité faisait
partie, en fait, d'un autre aspect du rêve. Je croyais que j'étais réellement
dans la maison de quelqu'un et que je décidais d'y rêver. La séquence de rêve
lucide était tout à fait semblable à d'autres du même type, bien que mon idée
de ce qui constituait la réalité fut
erronée.[171]
Le sujet est perplexe car son rêve lucide est bel et bien un rêve dans lequel il a conscience de rêver ("la séquence du rêve lucide était tout à fait semblable à d'autres du même type") mais cette conscience s'exerce par rapport à un rêve ordinaire considéré comme étant la réalité. Pour cette raison il hésite à le qualifier de rêve lucide mais préfère parler de "rêve d'un rêve lucide", faisant alors dépendre la caractérisation de son expérience non de sa qualité conscientielle mais d'une conception métaphysique qui lui est étrangère. En fait ce type d'exemple confirme que ce n'est pas le souvenir de la vie de veille dans ses caractéristiques particulières qui importe mais plutôt la notion de veille en elle-même en tant qu'elle inclut dans sa conception la relativisation du rêve. Ce dont on se souvient est somme toute secondaire pour permettre à la lucidité de s'exercer du moment qu'elle peut s'appuyer sur l'idée d'une réalité, quelle qu'elle soit, et surtout quel que soit le jugement que nous portons sur cette "réalité" à l'état de veille. On peut d'ailleurs constater que d'autres rêveurs considèrent de tels rêves comme tout à fait lucides.
« Je suis dans une pièce avec d'autres membres du groupe du rêve
lucide. Je suis plus ou moins allongé sur un lit. La pièce fait penser à une
chambre d'hôpital. Elle est relativement étroite pour le nombre que nous
sommes. J'entends dehors dans le couloir la voix de M… L… qui parle avec
quelqu'un qu'il a fait venir. Il lui demande s'il faut mettre un vêtement
spécial, une sorte de robe, pour certaines opérations magiques. Les deux
entrent dans la pièce. L'autre est un yogi grand, au
visage long et peu expressif, taillé comme une statue (visage de shivaïte). Il
s'appelle Mutananda (?). Il
s'approche de moi car sur l'impulsion de M… il va faire une expérience sur moi.
Je dis mon nom pour me
présenter, et je le répète parce que je ne l'avais pas bien articulé. Il se
penche sur moi et me souffle dans les yeux. Immédiatement je sens une grande
torpeur m'envahir. Je ne croyais pas que ça allait m'arriver immédiatement. Je
pensais qu'il allait me faire une relaxation. Il y a donc bien des gens qui ont un tel
pouvoir. J'ai un pied qui glisse plus ou moins du lit mais je décide de me
laisser aller. Je reste conscient mais glisse dans un rêve.
« J'entre dans un rêve lucide. Je ne sais pas ce que le yogi va faire
avec mon corps pendant ce
temps. Je ne m'en inquiète pas trop. Je pensais qu'il ne pourrait pas m'hypnotiser facilement. Mais en fait plutôt que de
me réveiller je préfère faire l'expérience du rêve lucide. [Je sais que je
rêve, mais par rapport à un rêve précédent]. Je suis dans le bâtiment, à
l'étage du dessus. Il fait plutôt obscur et je décide de sortir. Dehors il y a
du soleil. Le décor est plus ou moins vide. Je décide de monter vers le soleil.
Je me rappelle que d'après Lefébure il faut
monter le plus haut possible et même aller dans le soleil. Je prends mon envol
et monte jusqu'au soleil. Il a des granulosités rectangulaires [comme un phosphène].
J'arrive jusqu'au soleil, il est plus petit que moi, c'est-à-dire que je peux
saisir le cadre qu'il est et à travers lequel je regarde. C'est comme s'il y
avait quelque chose de liquide à l'intérieur sans que ce soit là. Ensuite je
redescends et me retrouve à nouveau dans le bâtiment. Ou alors j'y suis déjà.
Là, il fait de nouveau obscur.
« Mon pied finit de glisser du lit et je me réveille. Puis je
suis avec les autres: A…, etc. et je fais comme si de rien n'était. Je suis
dans une grande salle et je veux passer à côté. La salle à côté est une sorte
de cantine. Nous sommes dans une cantine et nous allons manger. M… L… est là
aussi. Finalement je lui demande le but de l'expérience du yogi sur moi. Il
me répond que c'était de me faire atteindre l'état de conscience turiya. Je
réponds qu'il n'a pas réussi. - Ha Ha, dit M…. Mais je veux expliquer que
j'étais quand même lucide »[172].
Le passage lucide qui
s'intercale dans un rêve ordinaire sans aucune référence à l'état de veille
réel est qualifié de "rêve lucide" par un sujet qui a par ailleurs
l'expérience de rêves lucides plus orthodoxes. De façon générale les rêveurs
lucides ne constatent pas de différence conscientielle entre ce type
d'expériences et les autres, ce qui montre que le contenu du souvenir ne joue
qu'un rôle auxiliaire, celui de donner au sujet le sentiment qu'il
"connaît" la réalité dont dépend l'expérience en cours. La qualité du
souvenir n'a donc pas l'importance que supposent les tenants de la lucidité
"forte", pas plus d'ailleurs que la conscience de veille qui ne
pourrait se maintenir sans la mémoire adéquate. La vie de veille réelle cesse
d'apparaître comme une référence absolue pour la lucidité au cours de laquelle
le sujet semble n'avoir besoin que de croire en la réalité d'un autre état
non présent pour la manifester.
Toutefois, si le souvenir est moins important que
la comparaison qu'il permet de déployer, cela ne signifie-t-il pas que la
faculté dont dépend cette dernière, la faculté de raisonner, est le seul
auxiliaire réellement indispensable pour que se maintienne l'intuition qu'il
s'agit d'un rêve ?
L'attention
portée à la faculté de raisonner dans le rêve lucide est avant tout de nature
discriminante : on a le net sentiment qu'en la mettant en avant les
premiers expérimentateurs voulaient montrer à quel point le rêve lucide
différait du rêve ordinaire. Si en effet le rêveur "s'éveille" dans
le rêve, cette faculté jusqu'alors nécessairement absente ou émoussée (puisque,
pense-t-on, le rêveur ordinaire n'est pas capable de faire preuve de
discernement) remplit à nouveau des fonctions qu'on tend à considérer comme
inséparables de toute conscience claire - à laquelle certains textes tendent
même à l'assimiler. Toutefois, on peut aisément constater, en s'observant à
l'état de veille, que "être pleinement conscient" ne se réduit pas à
"raisonner clairement", mais que néanmoins cette faculté, quand elle
ne s'exerce pas, est potentiellement présente. Il en irait de même dans le rêve
lucide au cours duquel la faculté de raisonner serait présente soit en
exercice, soit potentiellement, et à ce titre elle serait une condition bien
plus déterminante que le souvenir de la vie de veille (réelle ou rêvée) qui ne constituerait en
somme pour elle qu'un terrain d'exercice.
Pourtant
un examen attentif des récits de rêves
lucides montre qu'une telle vision de la situation est moins évidente qu'il n'y
paraît et dépend fortement de la conception qu'on se fait habituellement de
cette faculté de raisonner. Pour les tenants de la lucidité "forte",
comme Tart, il est
manifeste que cette faculté est celle de l'état de veille, et même les
partisans de la lucidité "faible", tel Gillespie, attribuent en partie ce degré moindre de
conscience à un amoindrissement de cette faculté[173]. Or, il est arbitraire de considérer que
le pouvoir de raisonner est uniquement l'apanage de la conscience éveillée, et
par suite de la conscience lucide. En effet si, au lieu de maintenir la
comparaison entre la veille et le rêve lucide et d'interpréter toute baisse de
la rationalité comme une retombée vers le rêve ordinaire, on se penche plutôt
sur le rêve ordinaire lui-même, on s'aperçoit que le raisonnement peut non
seulement y être présent mais jouer son rôle sans faille, comme l'a remarqué
Hervey de Saint-Denys qui
conteste l'opinion selon laquelle « le pouvoir de raisonner juste et de
porter des jugements réfléchis était dénié, par un grand nombre d'auteurs,
à l'esprit de l'homme endormi »[174] et à
laquelle il oppose des récits de rêves
qui la contredisent.
« Je me crois
au tir. J'ai déjà tiré deux coups de pistolet dont les balles ont laissés leurs
traces du côté de la mouche. Je tire un troisième coup et, dans le même
instant, j'entends des cris plaintifs. J'ai tout d'abord une vive émotion, par
la crainte d'avoir blessé quelqu'un ; mais en regardant la plaque
j'aperçois la marque de ma dernière balle. Puisqu'elle s'est aplatie sur la
plaque elle ne saurait avoir blessé personne. Je suis donc rassuré sur le fait
de ma responsabilité personnelle ; et je remets de sang-froid mon pistolet
aux mains du garçon de tir, en m'informant près de lui de la cause des cris que
j'ai entendus »[175].
Ce rêve n'est pas lucide si l'on en croit la "vive
émotion, par la crainte d'avoir blessé quelqu'un" qui saisit d'abord le
marquis, mais le raisonnement y est aussi juste qu'à l'état de veille. Si la
faculté de raisonner, tout comme le souvenir, n'est pas absente du rêve
ordinaire, elle n'est donc pas la marque obligée, potentielle ou en acte, de la
conscience lucide. Certains auteurs ne l'en considèrent pas moins comme une
condition indispensable pour la manifestation de la lucidité dans la mesure où
elle revêt une forme particulière,
La
faculté critique se manifeste avant tout dans la reconnaissance des incongruités et donc dans le déclenchement de la lucidité
onirique. C'est sur ce terrain qu'Oliver Fox, le
premier, a tenté d'en préciser le rôle par rapport au rêve et à la lucidité,
mais sa description correspond tout aussi bien à des niveaux de rêves dont le
degré de
conscience va croissant : « Pour obtenir le Rêve de Connaissance nous
devons développer la faculté critique qui semble être dans une large mesure
inopérante en rêve, et ici également des degrés d'activité sont manifestes.
Supposons, par exemple, que dans mon rêve je suis dans un café. A une table
près de la mienne se trouve une dame qui pourrait être très séduisante - à ce
détail près qu'elle a quatre yeux. Voici quelques illustrations de ces degrés
d'activité de la faculté critique : (1) Au cours du rêve, elle est
pratiquement en sommeil, mais au réveil j'ai le sentiment qu'il y avait
quelque chose de particulier au sujet de cette dame. Soudain je
comprends : " Bien sûr, elle avait quatre yeux! ". (2) Au
cours du rêve, je manifeste une légère surprise et dit : " Comme
c'est curieux, cette fille a quatre yeux! Cela lui gâche le visage ".
Mais seulement de la même façon que j'aurais pu remarquer : " Quel
dommage qu'elle se soit cassé le nez! Je me demande comment ça lui est arrivé.
" (3) La faculté critique est plus
éveillée et les quatre yeux sont considérés comme anormaux. Mais le phénomène
n'est pas pleinement apprécié. Je m'exclame " Mon Dieu! " puis
me rassure en ajoutant : " Il doit y avoir un spectacle de monstres ou un cirque en ville. " Ainsi je suis à
deux doigts de comprendre, sans pour autant y parvenir. (4) Ma faculté
critique est
maintenant pleinement éveillée et refuse de se satisfaire de cette explication.
Je continue mon enchaînement d'idées : " Mais un tel monstre n'a
jamais existé! Une femme adulte avec quatre yeux - c'est impossible.
Je suis en train de rêver" »[176]. Alors que la faculté de raisonner peut se
trouver aussi bien dans le rêve ordinaire que dans le rêve lucide, la faculté
critique, qui en est une forme spécialisée, ne peut se manifester sans que soit
en même temps présente la lucidité.
Cela
signifie-t-il pour autant qu'elle est une dimension de la lucidité elle-même,
c'est-à-dire un élément indispensable à sa caractérisation, comme semble le
penser Oliver Fox ? S'il en
était ainsi la faculté critique devrait se
maintenir tout le temps que dure la lucidité. Or, l'examen des récits nous montre
des rêves au cours desquels la faculté critique est intermittente tandis que la
lucidité se poursuit de façon continue, comme par exemple dans un rêve cité
plus haut[177] dans lequel
le rêveur se rend compte qu'il rêve à la suite d'une incongruité ( la présence inexplicable d'une pile de
cartons ) et continue tout au long du rêve à rencontrer des anomalies qu'il identifie comme telles ( désordre,
cuisine trop grande… ) mais échoue à remettre en cause la présence d'un
parent pourtant absent à l'état de veille - et malgré cela il reste lucide
puisqu'il lui expose la situation présentée par le décor du rêve. La lucidité
peut donc se manifester en dehors de la faculté critique et cette dernière
s'avère alors avoir un caractère accidentel. On peut même aller plus loin et
remettre en question l'autre versant du rapport qu'établit Oliver Fox selon lequel il ne saurait y avoir de faculté
critique sans
lucidité. Il est en effet manifeste qu'il comprend essentiellement cette
faculté comme une capacité à juger de
l'impossibilité d'un événement onirique. Or, le jugement d'impossibilité peut très bien
s'établir en rêve sans mener à la conclusion qu'il s'agit d'un rêve, ou plus
encore s'établir à partir de prémisses fausses.
« […] Je
deviens alors un autre personnage, moi-même en l'occurrence, je suis resté en
ville et j'ai appris la mésaventure de Tintin et du capitaine et je
décide de les aider. J'en parle à un ami habitant la ville qui accepte de
m'aider. Dès cet instant nous devons prendre des précautions. La personne qui
m'aide me propose d'aller chez elle par une voie détournée connue d'elle seule.
Nous nous mettons en route par des ruelles tortueuses et sombres. A un moment
donné il faut passer devant un grenier! Il monte le premier mais dans le noir
il heurte un corps endormi. L'homme s'éveille et grogne, devient menaçant, et
bien sûr nous empêche de passer. Mon compagnon préfère battre en retraite.
L'autre s'énerve, accuse et dit que de toute façon il retrouvera mon compagnon
car il a senti quatorze doigts sur ses mains (ce qui me paraît
invraisemblable). Nous rebroussons chemin. Je pense alors que six doigts par
main ça peut exister, mais sept ? […] »[178]
On pourrait penser que, si ce rêve n'est pas lucide, c'est
parce que la faculté critique qui s'y
manifeste n'est pas complètement éveillée et que l'on a affaire à l'étape
précédente mentionnée par
Pourtant,
même si ce type de rapport est souvent présent dans les récits, il n'a pas un
caractère de nécessité, car le sens critique ne concerne pas uniquement la
perception onirique. De plus, on peut se savoir en train de rêver mais se
trouver dépourvu de tout sens critique sur ses propres possibilités :
« Dans un rêve, qu'il soit ordinaire ou lucide, j'ai toujours l'impression
que mon mental fonctionne comme à l'état de veille. Ce n'est qu'après m'être
réveillé que je peux réfléchir sur l'expérience onirique et constater que mes
capacités mentales étaient, en fait, limitées. Pendant le
rêve, je ne possède pas le discernement qui me permettrait de reconnaître ces limitations.
Je crois que mes souvenirs sont exacts, je prépare avec assurance mes
prochaines actions et je porte des jugements sans hésiter. Après le rêve, mon
seul souvenir sera peut-être d'avoir eu cette foi bien établie dans la validité
de mes facultés mentales. Je connais cependant leurs limites pour m'être
mis à l'épreuve au cours de mes rêves lucides »[179]. Le jugement du rêveur lucide n'est pas
un jugement sûr simplement en raison du fait qu'il est conscient de rêver, et
seule l'expérimentation lui permet de décider en dernier ressort quelles sont
les possibilités qui lui sont ouvertes.
Ainsi
ni la faculté de raisonner, ni la faculté critique n'entrent à
titre de composant essentiel dans la lucidité.
Une autre faculté accompagne régulièrement la conscience de rêver, c'est le pouvoir qu'a le rêveur devenu lucide de
prendre des décisions qui modifient sa situation onirique, ou plus exactement -
car cette capacité se
manifeste également dans le rêve ordinaire - d'en élargir la portée d'une façon
qualitative. En effet si le rêveur ordinaire opère ses choix en fonction de la
seule situation onirique, le rêveur lucide tient compte de l'au-delà du rêve
qu'est l'éveil. Le choix des conduites possibles que peut adopter un rêveur
lucide est nécessairement plus large et peut entraîner des actions tout à fait
inhabituelles dans le rêve ordinaire. Cet élargissement de la décision
volontaire est-il toutefois un élément lié à la lucidité ou n'est-il que
favorisé par elle comme le sont le souvenir de la vie de veille ou la
faculté de raisonner ? Il ne lui est assurément pas lié au sens où la
lucidité l'impliquerait nécessairement, car on trouve des récits de rêves
lucides dans lesquels le rêveur ne prend aucune décision et se laisse porter
par le déroulement du rêve, soit qu'il se contente d'un rôle de spectateur,
« Curieux rêve lucide après rendormissement le matin.
Curieux parce que, bien que lucide, la fin du rêve a été instantanément
oubliée.
« Le décor est un stade près de la Cité Universitaire, mais il n'a pas
beaucoup d'importance. Je sens "quelqu'un, pas moi" au niveau de la
gorge. Je lui laisse la place pour tenter de mieux le voir, ou le sentir. C'est
quelqu'un de très jeune, avec plein d'illusions encore, mais aussi une audace
qu'on n'a plus par la suite, dans l'âge mûr. (Il est prêt à tout parce qu'il
est ignorant). Je le "suis" avec curiosité dans un double sens du
mot : "suivre" et "être". La conscience de ce jeu de
mots existait dans le rêve.
« Il-je s'élève en biais. Sa trajectoire (lente) le-nous conduit dans
des régions très intérieures. Du niveau de la gorge, on est passé à celui de
l'estomac, où il y a beaucoup de désordre.
« On approfondit encore, découvrant des choses que j'ai très bien
perçues dans le rêve lucide, mais je me suis éveillé tout de suite après.
Impossible de me souvenir de ce que
je venais de voir »[180].
soit qu'il continue à
participer au rêve comme si rien n'avait changé, souvent par curiosité[181].
En revanche, lorsque ce pouvoir se manifeste, il
semble bien dépendre de la lucidité puisque son exercice suppose la
connaissance d'un au-delà du rêve. La décision influe alors manifestement sur
le cours du rêve en ce sens qu'elle l'oriente dans une direction qu'il n'aurait
pas pris autrement.
« […] Or, continuant à raisonner sur mon état, je me dis que, si je
suis lucide en rêvant, j'ai la possibilité de faire ce que je veux en rêve et
je décide alors de voler. Je me transporte instantanément sur une grande plage
en Afrique, je me mets à courir à très grande vitesse, et d'un coup je me
retrouve à voler au-dessus de la plage. Je vois les palmiers, le sable. Après
un vol assez court
j'atterris et me dis que la course à grande vitesse a du bon -, aussitôt je
m'en offre une tranche. Quand je m'arrête, je reviens dans mon lit, je
m'éveille alors »[182].
Ce récit montre une
modification nette de la scène onirique et du déroulement du rêve : ayant
pris la décision de voler, le rêveur se retrouve aussitôt sur une plage
d'Afrique sans rapport avec la chambre dans laquelle il était précédemment
allongé. Il s'agit là d'une décision "ouverte", en ce sens qu'elle ne
résulte pas d'une réaction à une situation onirique particulière, elle n'est en
quelque sorte que l'exploitation immédiate de l'état de lucidité. Dans le cas
où le rêveur prend une décision pour répondre à une situation donnée, la
connaissance qu'il a de son état lui permet d'élargir la gamme de ses
conduites, qu'il cherche par exemple tout simplement à s'éveiller, ou encore
qu'il décide, comme Hervey de Saint-Denys, d'affronter les hideux démons de son
mauvais rêve. Il peut aussi mettre au défi le rêve lui-même en
s'engageant dans des actes contradictoires dont le marquis a le premier donné
le modèle en tentant de se tuer en rêve[183]. Dans certains cas la décision du rêveur semble
mettre en jeu non pas uniquement les éléments ou les événements oniriques, mais l'ensemble du rêve lui-même comme lorsque
son côté ridicule l'incite à en changer[184].
L'importance des transformations oniriques
qu'entraîne cette capacité de prendre
des décisions peut inciter à voir en elle un pouvoir de contrôle de ses actes
et de son environnement, ce que Tart n'hésite
pas à affirmer : « Le rêveur lucide possède souvent un certain
pouvoir de contrôle volontaire de son monde de rêve. Il y entreprendra des
actions "magiques" selon les standards de la vie éveillée, opérant, par exemple, des modifications
"physiques" du monde onirique, comme une sorte de "psychokinèse
expérimentale" »[185]. Un
contrôle du contenu du rêve serait donc corrélatif de la lucidité, à condition,
comme nous l'avons déjà remarqué, de ne pas comprendre ce lien comme essentiel.
Charles Tart remarque
lui-même que « le contrôle des situations et des caractéristiques du rêve
est un aspect fréquent du rêve lucide, mais un tel contrôle ne constitue pas un
indicateur suffisant de lucidité onirique. Certains rêveurs peuvent apprendre à
exercer sur leurs rêves un contrôle volontaire partiel sans connaître le
changement général d'état de conscience qui constitue l'état de conscience
discret du rêve lucide »[186]. Il ajoute cependant aussitôt : « Le
degré élevé de contrôle volontaire qui se manifeste dans le rêve lucide suggère
qu'il s'agirait de la forme ultime d'un contrôle simultané du contenu »[187]. Ainsi,
s'il ne voit pas dans le contrôle du rêve l'apanage du seul rêve lucide, il
établit néanmoins des degrés dans la capacité de
contrôle, la lucidité permettant le contrôle le plus haut. Cela reviendrait à
voir dans des rêves contrôlés non lucides un acheminement non encore abouti
vers la lucidité puisque le contrôle "le plus haut" n'est pas atteint
en rêve ordinaire. Le rêveur lucide est donc doté par Tart d'une
capacité de manipulation du rêve.
Toutefois, cette opinion s'avère erronée dès que
l'on examine les récits des
rêveurs : elle se heurte aux rêves lucides dans lesquels aucun contrôle
n'est possible. Elle pourrait néanmoins trouver une justification dans l'idée
d'un développement de la capacité de
contrôle : si en effet le rêveur lucide ne peut d'emblée contrôler le
rêve, c'est souvent parce qu'il doit d'abord développer les capacités
adéquates : si un contrôle est possible il doit, dans le cas où cela ne
s'est pas déjà produit en rêve ordinaire, faire l'objet d'un apprentissage
onirique. Ainsi nombreux sont les rêves lucides au cours desquels les rêveurs
ne peuvent voler d'emblée mais sont obligés d'apprendre :
« Mes rêves de vol, comme ceux d'Arnold-Forster, furent la source d'un apprentissage. Lors d'une
glissade sur une pente en position debout, je me suis aperçue que je pouvais
contrôler ma course en pointant une jambe dans la direction voulue. J'ai
utilisé cette découverte dans un rêve que je fis huit mois plus tard où je
m'occupais de mes plantes en volant dans une position verticale. En dirigeant
mes jambes, je pus régler le débit de l'eau s'écoulant par mes doigts de pied
et arroser ainsi convenablement chacune de mes plantes. Au cours d'un autre
rêve où j'échappai à un danger en m'envolant, je me suis rendu compte que ma
nouvelle position aérienne constituait une meilleure position d'attaque. Ces
expériences, et bien d'autres encore, ont accru l'importance de mes rêves de
vol au sein de mes activités oniriques »[188].
Le contrôle dont un rêveur
fait preuve en rêve n'est donc pas celui d'un démiurge sur sa création.
La croyance répandue que le rêve puisse être
entièrement manipulé par le rêveur lucide montre apparemment que le
phénomène est difficile à saisir pour ceux qui n'ont jamais rêvé lucidement. Il
est vrai qu'un choix onirique radicalement différent entraîne généralement une
situation onirique nouvelle, et que ces déviations par rapport à des rêves
habituels peuvent apparaître comme une forme de contrôle, mais cette apparence
ne résiste pas à un examen un peu attentif. En effet, on ne peut considérer que
le rêveur lucide contrôle son rêve que s'il peut en obtenir ce qu'il veut, ce
qui n'est jamais le cas. Sans doute donne-t-il une impulsion dans un sens, mais
ce qui en résulte ne dépend pas de lui. La querelle qui s'est élevée à ce sujet
repose donc sur un manque d'expérience ou sur une confusion de termes[189]. Même lorsque la transformation du rêve semble la
plus spectaculaire, on se rend compte en l'examinant attentivement que la seule
manipulation véritable est celle que le rêveur exerce sur lui-même. Lorsque, dans
l'exemple déjà donné, il abandonne un rêve ridicule, il ne le modifie en rien
mais c'est plutôt lui qui quitte la scène du rêve. Quant aux décisions qui
apparemment affectent le contenu du rêve, elles n'ont en fait aucune influence directe
sur le rêve : le rêveur peut bien décider de voler, ce n'est pas lui
qui décide du décor (une plage d'Afrique) dans lequel il va le faire ; ou
encore il peut décider de faire face à ses assaillants, mais il ignore ce qui
va s'ensuivre. Le rêveur n'agit que sur lui-même et n'a pas plus de prise
directe sur le rêve qu'il n'en a sur les éléments de la vie quotidienne
lorsqu'il est éveillé. On pourrait cependant objecter les manipulations
magiques où le rêveur fait apparaître ou disparaître des objets à volonté
(comme le chaton noir qu'Ouspensky transforme
en chien blanc) mais en fait ces manipulations d'une part ne sont pas le propre de la
lucidité (nous l'avons vu avec le rêve magique non lucide d'Hervey de
Saint-Denys[190]), et
d'autre part elles ne se produisent manifestement que si le rêve s'y prête, en
ce sens que l'idée de transformer le décor serait en quelque sorte soufflée au
rêveur par le rêve lui-même, ce qui se marque assez nettement lorsque le rêveur
se demande d'abord au cours du rêve ce qu'il va faire surgir et accepte l'idée
qui lui vient "spontanément". Lorsque le rêve ne s'y prête pas la
tentative d'action directe sur le rêve échoue tout simplement :
Je m'aperçois maintenant que je peux contrôler la séquence de rêve. Je
décide que la pluie va s'arrêter. Elle continue. Je me demande pourquoi il est
si important qu'il continue à pleuvoir et ce que la pluie peut bien
représenter. J'arrive sur un quai de gare où se trouvent plusieurs personnes.
Je vais des uns aux autres en demandant à quelle heure part le prochain train,
mais tous m'ignorent. C'est comme si je n'étais pas là. Je commence à me sentir
irritée et frustrée […].[191]
Parfois le rêve lui-même se charge d'infliger un démenti explicite aux tentatives de manipulation du rêveur :
« Je me trouvais dans une obscurité totale. Je savais que j'étais dans
ma salle de séjour, mais il n'y avait aucune lumière. Je n'entendais rien
d'autre que le grondement de mon propre sang dans mes oreilles. Ce bruit
remplissait toute la pièce et me faisait peur. Tout à coup, il y eut un homme
devant moi. Je reconnus l'acteur Rutger Hauer - il joue
souvent des rôles de bandits qui ont le don de m'effrayer. Il était environné
d'une lumière assez floue, mais je le voyais très bien. Je dis : "Il
est temps que je foute le camp hors de ce rêve!". Il se mit à rire, en se
moquant de moi, et répondit : "Ce n'est pas parce que vous savez que
c'est un rêve que vous avez le pouvoir de contrôler!" J'essayai de me
"téléporter" ailleurs, mais je n'y arrivai pas. J'étais terrifiée
[…] »[192].
De façon générale le rêveur
n'a pas d'action "directe" sur le rêve et, comme le montre cet
exemple, le fait de se savoir en train de rêver n'entraîne même pas
nécessairement qu'il puisse agir sur lui-même ("
Lorsqu'on a séparé la capacité de décision
du rêveur de celle de contrôle du rêve, il devient plus aisé d'affirmer que la
lucidité modifie nécessairement et radicalement la première aptitude en lui
ouvrant un champ de possibilités plus vaste, que ces possibilités soient
explorées ou non. Contrairement aux autres facteurs cette capacité subit donc
une transformation qualitative déterminée, mais comme eux elle n'est guère un
élément constitutif de la lucidité qui peut se manifester en son absence. Or,
si dans l'ensemble les rêveurs lucides signalent tout autant une amélioration
de leur mémoire et de leur puissance de jugement que de leur volonté, c'est que
la lucidité "appelle" ces facultés, même si elle n'en dépend pas. Il
se pourrait alors que leur présence et leur intensité soient à mettre en
rapport avec un "degré" de lucidité. Mais faut-il comprendre cette
idée comme une "augmentation" ou une "diminution" de la
conscience de rêver elle-même
ou l'attribuer à l'intensité de ces facultés, tandis que la lucidité
échapperait à toute fluctuation ?
Le rapide examen des conditions qui sont
généralement présentées comme nécessaires pour qu'on puisse parler de
conscience de rêver met en évidence deux attitudes
extrêmes pour définir la lucidité onirique. L'une de ces attitudes rend compte
de la conscience de rêver par une série de caractéristiques qu'elle considère
implicitement comme constitutives de cette conscience tandis que
l'autre voit au contraire ces mêmes caractéristiques comme émergeant à partir
de cette conscience, et non pas comme la constituant. L'une et
l'autre mènent à des impasses dans leurs tentatives de définition. La première
dissout la conscience de rêver dans des caractéristiques qui, à l'analyse, se
révèlent ne pas être déterminantes, mais la deuxième, du fait qu'elle ne fait
émerger ces caractéristiques que de façon seconde, cherche à assimiler,
implicitement ou non, la lucidité onirique à la conscience de veille,
assimilation dont l'examen montre l'incohérence. Il semble donc qu'il faille
adopter un troisième point de vue en partant d'hypothèses qui ne heurtent pas
de front les constatations précédentes, c'est-à-dire en posant d'une part que
la lucidité onirique n'est pas la conscience de veille (ou tout au
moins pas de façon absolue) et d'autre part qu'elle n'est pas une sorte de
"bloc", un état toujours le même malgré le fait qu'on puisse le
reconnaître à travers ses variations. La première hypothèse, en dépit de sa
validité empirique démontrable, fera l'objet d'un examen approfondi plus loin
car elle se heurte à une habitude de pensée métaphysique qui en obscurcit
forcément la notion. En revanche, la deuxième hypothèse peut être examinée plus
aisément car elle a un élément corrélatif facile à repérer - et généralement
admis - dans l'état de veille qui, rappelons-le, nous sert de référence
constante dans l'analyse des données empiriques. Cette deuxième hypothèse est
celle des "degrés" de la lucidité.
Cette idée est en effet assez facile à saisir en
elle-même. Elle énonce qu'un rêveur peut être plus ou moins lucide,
c'est-à-dire avoir plus ou moins conscience qu'il rêve, et qu'il est possible
d'établir une sorte d'échelle dans la qualité de cette conscience de rêver. L'élément corrélatif qui, dans l'état de veille,
permet de saisir cette idée est celui des niveaux d'attention au monde
extérieur : cette attention varie non seulement en fonction de l'état
physiologique du sujet mais surtout en fonction de la façon dont il s'investit
dans une activité et le degré d'occultation qui en résulte quant au monde qui
soutient cette activité. Mais peut-on dire de façon équivalente qu'en rêve
lucide il y a une plus ou moins grande occultation du rêve lorsqu'il n'est pas
reconnu comme tel ? Certains rêveurs lucides tout au moins l'affirment :
« Je remarquai que, même quand j'étais conscient de rêver, il y avait des
degrés de réalisation plus ou moins grands ; la vivacité et la perfection
de l'expérience étaient proportionnelles à l'étendue de la conscience qui se
manifestait dans le rêve »[193].
Néanmoins les critères que propose Oliver Fox pour
expliciter cette idée le font retomber dans les problèmes de définition
précédents, car il identifie la conscience du rêveur lucide à celle de la vie
de veille : « Pour obtenir les meilleurs
résultats, il fallait, exactement comme à l'état de veille, que je sache tout
de ma vie passée et de mon moi terrestre ; je devais savoir que mon corps
était endormi, dans mon lit, être capable, aussi, d'apprécier les pouvoirs
accrus que je possédais dans cet état apparemment désincarné »[194]. En
procédant ainsi il détermine la condition idéale d'un état auquel il reconnaît
la possibilité de présenter des degrés par un autre état qui en est dépourvu
selon la conception qu'il s'en fait. De plus une telle affirmation est
difficile à évaluer car, même en admettant que l'état de veille soit uniforme,
comment peut-on être assuré que la mémoire que le rêveur a de sa vie éveillée est
complète dans le rêve ? Celia Green observe à
ce sujet : « Il semblerait que, dans un rêve lucide, l'exercice de
mémoire le plus difficile - au moins en ce qui concerne les événements de notre
propre vie passée - soit de retracer ceux des derniers jours, jusqu'au moment
où nous sommes allés nous coucher, la nuit même du rêve en question. Fox n'indique
pas clairement que ses souvenirs des événements passés remplissaient cette
condition. La question de savoir si c'était ou non le cas doit donc rester
ouverte »[195]. Ainsi Oliver Fox ne peut
rendre clair ce degré de lucidité le plus haut en se plaçant uniquement sur le
terrain de la définition ou de la comparaison avec l'état de veille. L'étude
des récits de rêves nous a d'ailleurs montré que la référence à l'état de
veille, et particulièrement à la mémoire, ne joue pas toujours le rôle que le
rêveur croit pouvoir lui attribuer. Il faut au contraire s'intéresser aux
récits de rêves lucides d'un même rêveur les uns par rapport aux autres
pour dégager cette idée de degré de façon nette.
Les rêves lucides d'un même rêveur présentent en
effet des différences frappantes en ce qui concerne son comportement vis-à-vis
de son rêve, différences qui ne peuvent s'expliquer que par une variation dans
le degré de lucidité, indépendamment de l'appréciation que le rêveur a de la
qualité de sa lucidité. Ainsi un même rêveur peut juger que, d'un rêve lucide à
l'autre, sa conscience de rêver reste la
même, mais néanmoins se conduire différemment avec les personnages oniriques et
penser, dans l'un, qu'ils ont été créés par lui, mais estimer, dans un autre,
qu'ils sont "réellement" eux-mêmes, mais sous une forme
onirique. Dans les deux cas l'aspect "créé" ou "réel" du
personnage est souvent impliqué par le récit lui-même.
Ces deux types d'attitudes apparaissent dans le rêve qui suit :
« Je sens mon corps s'étirer
pour sortir de lui-même
dans un rêve lucide. Je sors. A l'étage inférieur dans l'escalier je touche ma
mère et elle pense "C…" puis je lui demande si elle me voit. Elle me
dit que oui. Mon père aussi me dit que oui. Je leur dis qu'ils ne le peuvent
pas puisque je suis immatériel. Ils ne veulent pas me croire. En fait
l'escalier n'est pas disposé de façon habituelle et la maison a changé. Tout
est donc dans un rêve. De plus la maison a l'air d'un magasin-librairie, rempli
de clients. Je me dirige vers une fille à la poitrine plate mais lorsque je
veux la toucher elle se transforme en garçon. Je me rappelle qu'il vaut mieux
ne pas manipuler le rêve et laisser faire […] »[196].
Le début du rêve marque bien l'intention de faire un
rêve lucide mais la lucidité du début n'est pas la même que celle de
la suite du rêve. En effet, lorsque le rêveur rencontre ses parents il les
considère comme étant réellement présents, lui-même étant immatériel (puisque
sorti de son corps), et s'étonne de ce qu'ils puissent le voir. Ce
n'est que lorsqu'il remarque des modifications du décor qu'il tire la complète
conclusion de sa situation ("Tout est donc dans un rêve"). A partir
de ce moment il considère les personnages oniriques comme tels et ne s'étonne
pas de les voir se modifier ("elle se transforme en garçon"). Ce
comportement vis-à-vis
des personnages ou du décor est susceptible de nuances qui elles-mêmes nous aident
à affiner cette idée de degré de la lucidité. La lucidité peut en quelque sorte
"porter" sur le décor mais pas sur les personnages, ou
l'inverse :
« Je suis dans un bus qui a l'habitude de faire un certain trajet. A
un moment il change de trajet et je descends dans une rue qui porte deux noms.
Je tombe sur C… devant une ambassade. C… s'étonne de me trouver. Est-ce que je
travaille à l'ambassade maintenant ? Je lui explique que je suis en train
de rêver. Il me demande ce que je vois. Je lui décris : la rue se termine
sur un immeuble en saillie qui la bouche. Il s'esclaffe parce que ce n'est pas
du tout ce qu'il voit. Donc moi je rêve tandis que lui est éveillé. Le décor
change, preuve que je rêve. Pour C… le décor ne change pas […] »[197].
De même qu'un rêveur prélucide peut hésiter quant à l'oniricité de sa
situation, de même un rêveur déjà lucide peut faire montre d'une hésitation
équivalente à l'intérieur de la lucidité même concernant le degré onirique
des éléments du rêve, comme le montre, toujours dans le cas de l'attitude
envers les personnages, l'exemple qui suit :
« Ma mère et ma sœur font du bruit en parlant dans le couloir attenant
à ma chambre. Il est question d'un cousin ou de cousins en général. Ce ne peut
être M… puisqu'il est mort. Je demande à franchir la porte (de ma chambre). Je
vais jusque dans la cuisine et j'y trouve ma mère. Il y a un fauteuil et un
meuble qui occupent le début de la salle à manger près de l'entrée et qui ne
sont pas là en temps ordinaire, lorsque je suis éveillé. Je dis à ma mère que
je dors. Elle me touche pour vérifier mon état. Mais je suis solide. Je lui explique que, lorsque je serai éveillé
et que je viendrai lui raconter ce qui se passe en ce moment, elle ne s'en
souviendra pas car en fait ça se sera passé dans mon rêve. Une autre hypothèse
me semble envisageable : dans le monde subtil je ne rencontre que le corps
subtil de ma mère, pas ma mère elle-même […] »[198].
Le rêveur ne sait donc pas quelle appréciation
porter sur la réalité des
personnages et cette hésitation est l'indication d'un point de transition
possible entre deux degrés de lucidité analogues à ceux du rêve précédemment
cité.
A la lumière de ces exemples on est fort tenté de
conclure que la conscience de rêver est plus ou
moins complète, en d'autres termes qu'elle est susceptible de degrés même là où
elle est établie de façon non équivoque. Ce qui, par contrecoup, permet de
poser que, dans les rêves dans lesquels la lucidité est implicite, et par là
douteuse pour certains (comme dans les cauchemars dont le
rêveur cherche à s'évader), le type de conscience dont fait preuve le rêveur
n'est différent de la lucidité onirique manifeste qu'en intensité. Une
gradation conscientielle pourrait alors être établie et la lucidité, souvent
présentée comme une rupture au sein du rêve, se comprendrait également, d'un
point de vue conscientiel, comme s'inscrivant, de droit, dans une continuité.
Cependant, cette première analyse présente une difficulté intrinsèque.
Il se peut en effet que les éléments de l'analyse
qui nous poussent à poser des degrés dans la lucidité onirique recouvrent en
fait des phénomènes imbriqués mais divergents. Nous avons admis que ces degrés
étaient révélés par le comportement du rêveur
dans - ou vis-à-vis de - son rêve. Mais ce comportement, s'il est révélateur de
l'état du sujet, ne peut l'être qu'en fonction de normes ne dépendant que du
sujet. En d'autres termes, il n'est guère possible de tirer des conclusions sur
le degré de lucidité d'un rêveur à partir d'une attitude dont nous ne possédons
pas la clef. La conduite onirique dépend en effet d'un contexte métaphysique et
ne peut nous instruire que si nous connaissons ce contexte qui varie d'un
individu à l'autre. L'exemple des personnages oniriques montre à quel point il
est aisé de confondre les degrés de lucidité si on ne dispose pas de ces
informations. En lisant de tels récits nous nous
plaçons en effet spontanément dans un contexte dans lequel les personnages
oniriques sont entièrement la création du rêveur. Or, indépendamment du fait de
savoir si cette assertion doit être ou non maintenue, si le sujet éveillé pose
explicitement la thèse inverse, à savoir que les personnages oniriques sont,
dans son rêve, présents non pas en chair et en os mais par une sorte de
manifestation onirique de leurs correspondants de la vie de veille (l'aspect
"subtil" mentionné dans le dernier rêve cité), un rêve lucide, dans
lequel il aura considéré que les personnages ont été créés, pourrait fort bien
être l'indice d'un degré de conscience moindre que celui dans lequel il aurait reconnu
la "réalité" onirique des personnages qui correspond à
la conception qu'il s'en fait à l'état de veille. Il inversera ainsi la
hiérarchie des degrés de lucidité fondés sur le comportement. La conception que le rêveur se fait de la
réalité apparaît
donc indispensable pour établir le sens de la gradation des degrés de lucidité.
Toutefois, loin de résoudre le problème posé par
la diversité des gradations envisageables de la lucidité d'un point de vue
descriptif, la mise en évidence du rôle que jouent les conceptions du sujet en
révèle les difficultés. Puisqu'il semble légitime de penser que les divergences
des comportements oniriques doivent trouver leur explication dans
un système de croyances personnel qui influence le rêveur jusque dans ses
attitudes lorsqu'il est conscient en rêve, l'intensité de la lucidité devrait
être d'autant plus forte que le rêveur est en accord avec ses convictions de la
vie de veille et les
degrés de lucidité se hiérarchiseraient alors en fonction de cet
accord. Or, ces croyances ne sont pas forcément le résultat de l'état de veille
mais peuvent être induites par le rêve lui-même. Ainsi en ce qui
concerne l'attitude envers les personnage, le rêveur lucide peut croire, en
raison de la vision du monde qu'il s'est forgée à l'état de veille, que les
personnages oniriques n'ont pas d'autre réalité que celle qu'il leur a donnée, et cependant le
rêve peut modifier cette croyance :
Il y eut une fois où je me trouvais dans un magasin en tous points
semblable à ceux de notre monde. Après y avoir évolué, peut-être une minute, je
sortis. Au-dehors, la scène était typique de ce qu'on peut voir dans n'importe
quelle grande ville à l'heure de midi : des quantités de gens se hâtaient
dans tous les sens, la circulation, dans la rue, était intense, un agent de police
la dirigeait ; je commençai à me sentir en colère. J'en avais assez.
J'allai me mettre au milieu de la rue, criant aussi fort que je le
pouvais : "Bon! Vous autres! Écoutez-moi! Tout ça n'est qu'une
connerie de rêve et je voudrais bien savoir, nom de Dieu, ce qui se passe
ici!" Alors là, croyez-moi, si j'avais lâché une bombe ça n'aurait pas eu
un effet plus effarant. Tout s'arrêta et tout le monde se mit à me regarder.
Ils se mirent à marcher vers moi tous ensemble d'une manière très menaçante. Je
me concentrai frénétiquement sur mon corps pour mettre fin à l'expérience, mais
il y eut de longues secondes où cela resta sans effet. Enfin, juste avant
qu'ils ne m'atteignent, cela prit fin et je me retrouvai dans mon lit. Depuis
cette expérience, si je me retrouve en rêve dans une foule, je reste bien
tranquille.[199]
Ici non seulement
l'attitude du rêveur se modifie au cours du rêve alors que la qualité
conscientielle ne change pas mais, comme l'indique la dernière phrase, elle
affecte aussi les rêves lucides suivants. Ainsi, chercher l'intensité de la
lucidité dans l'adéquation de plus en plus grande au cours du rêve des
attitudes du rêveur avec ses croyances fondamentales à l'état de veille n'a pas
de sens, puisque le rêve est source d'attitudes spécifiquement oniriques
pour le rêveur lucide.
Il est, de plus, impossible d'accepter que, d'un
point de vue conscientiel, la hiérarchie de degrés de la lucidité puisse varier
en fonction des cas particuliers. Cela signifie que, s'il y a bien des degrés,
les variations particulières révèlent non pas la mobilité de ces degrés
eux-mêmes mais l'aspect non déterminant des critères sur lesquels nous pensons
pouvoir les établir (ici l'attitude envers les personnages oniriques). Si donc
ces éléments nous permettent de déceler l'existence de degrés, ils ne
nous en donnent pas la nature, car le contexte ne peut nous les
fournir. Il apparaît alors que c'est du côté des attitudes
conscientielles qu'il faut chercher un critère d'intensité des
degrés de lucidité, les comportements "observables" ne devant pas occuper le
devant de la scène. C'est là une tâche extrêmement délicate : non
seulement il faut donner au rêveur les moyens d'évaluer la qualité de sa
conscience de rêver et ses
variations mais il faut encore être à même d'opérer des comparaisons entre
divers rêveurs pour que cette évaluation ait un sens.
Ainsi, de façon tout à fait empirique,
c'est-à-dire en examinant des récits de rêves
lucides, on décèle au premier abord ce qui apparaît comme des
"degrés" de lucidité dont la manifestation, même patente, est
extrêmement difficile à évaluer. Et l'existence de telles difficultés donne par
contrecoup une certaine force à l'argument théorique selon lequel ces degrés
n'existent pas, argument qu'il nous faut maintenant examiner.
Certains chercheurs en effet déclarent ne pas
comprendre comment on peut parler de "degrés" dans la lucidité. Leur
argument est le suivant : la conscience que l'on a de rêver est une
conscience de type "tout ou rien" : ou on sait qu'on rêve ou on
l'ignore. Le modèle qui sert à donner forme à cet argument est celui de
l'interrupteur de lumière (ou la pièce est éclairée, ou elle est obscure)[200] et il est
facile de deviner que ce modèle prend sa source dans le rapport sommeil/éveil : un homme qui émerge à la
connaissance de son état véritable en rêve est dans une situation analogue à
celui qui sait, en sortant du sommeil, qu'il est éveillé, même si la qualité de
cet éveil est sujette à des variations. La connaissance de son état relève dans
ce cas non d'une analyse opérée à partir des données de la perception mais
d'une intuition qui ne peut
souffrir de division. Bien qu'un tel argument n'ait pas fait l'objet d'un
développement dans la littérature, il a une certaine force logique que nous ne
pouvons ignorer.
Comment cette position du "tout ou rien"
pourrait-elle rendre compte des degrés de lucidité dont nous avons constaté
l'existence ? Sans doute y verrait-elle le résultat d'une erreur
d'appréciation de la part du rêveur. Et il est de fait que certains cas de
lucidité partielle, ou considérés comme tels, semblent tomber sous le coup
d'une telle analyse. Ainsi les cas déjà vus de lucidité surgissant par rapport
à un autre rêve peuvent apparaître comme typique d'une lucidité incomplète
puisque le rêveur sait pertinemment qu'il rêve tout en restant victime d'une
illusion qui lui fait prendre un autre rêve pour la réalité ; il n'est donc lucide que relativement à un
autre rêve et ne se rend pas compte jusqu'à quel point il rêve. On
pourrait alors penser qu'il lui faudrait une prise de conscience
"supplémentaire" pour obtenir une lucidité complète.
« Je rêve et dans le rêve je fais un rêve lucide : je suis en
plein soleil. Le soleil se lève à ma gauche. Il est jaune. A ma droite il y a
des bâtiments blancs, genre musées ou bâtiments grecs. Je sais que c'est une
vision de rêve et
je la maintiens car je veux garder le soleil. (Mais je la considère par rapport
à un rêve précédent et non par rapport à l'état de veille. C'est donc un état
de fausse lucidité) »[201].
Aussi bien l'appréciation
que le rêveur porte sur sa situation ("Je
« J'habite dans une grande chambre dont toute une partie est occupée
par un lit. Je pense à d'autres endroits où j'ai habité. C'était tout aussi
vide. Je vois une rue dans le noir avec un bâtiment, la nuit. Ce pourrait être
à D… Là aussi je ne connais personne. Dans la cour, devant l'immeuble il y a toutes
sortes de gens. Une fille sans doute semi-africaine qui est la cousine d'E… ou
qui du moins connaît E… Je pense à mes relations avec E… tout en discutant avec
cette fille. Dois-je me laisser envahir par la déprime ? Non, j'ai la
possibilité de me dire que je rêve. Je me dis : c'est un rêve. »[202]
Le commentaire que le sujet
fait ensuite de son rêve montre qu'il n'a pas besoin de s'appuyer sur le
raisonnement pour constater l'absence de lucidité : « Je me dis
"c'est un rêve" comme je le dirais en état de veille, mais ici je ne
réalise pas pour autant que c'est un rêve »[203]. Il ne fait aucun doute que c'est le déroulement même
du rêve qui amène le rêveur à dire qu'il rêve sans pour autant avoir l'état de
conscience équivalent. Ici le rêveur utilise la répétition de cette phrase
comme une technique, à l'intérieur même du rêve, pour obtenir une
transformation de ses sentiments, ce qui indique implicitement qu'il accorde
une complète réalité à son environnement. Nous avons vu toutefois que
dans certains cas cette technique "détournée" provoque tout de même
la lucidité. Mais lorsque le rêveur devient réellement lucide cela se produit
effectivement d'un coup sans que la fausse lucidité n'ait, sur le plan conscientiel,
donné le sentiment d'une montée graduelle de la conscience[204]. La lucidité "simulée" joue certainement
sur le plan onirique un rôle de déclencheur indirect, mais, d'un point de vue
conscientiel, la pensée "je
Une objection vient cependant immédiatement à
l'esprit à l'encontre de cet argument : l'existence de rêves prélucides qui présentent un degré immédiatement inférieur
à la lucidité onirique et dont l'état de conscience semble bien marquer une
transition conscientielle. Le rêve prélucide est un rêve au cours duquel le sujet adopte une
attitude critique envers l'expérience en cours et en vient à se demander s'il
n'est pas en train de rêver, mais sans parvenir à trancher. Celia Green, qui a catégorisé ce type de rêve, en donne des
exemples représentatifs : « J'ai eu, certes, des rêves au cours
desquels je me souviens parfaitement d'avoir posé la question :
"Est-ce que je rêve?". Cela se produit assez souvent, peut-être une
fois par semaine. Mais, pour autant que je puisse me fier à ma mémoire, dans la
grande majorité des cas ou bien la question est restée sans réponse, ou bien
celle-ci a été négative et j'ai continué le rêve sans que ce genre de pensée me
revienne »[205].
D'après Celia Green les rêves
de ce genre sont plutôt communs et n'impliquent pas nécessairement que leurs
auteurs soient par ailleurs des rêveurs lucides. Ils indiquent toutefois une
tentative d'émergence de la lucidité qui, même si elle n'aboutit pas, suffit à
mettre l'environnement onirique en
question. Cependant, une analyse plus attentive de ce type de rêves montre que
leur existence ne constitue pas une objection suffisante à la position du
"tout ou rien" car le rêve prélucide n'est peut-être pas tant le résultat de
l'hésitation du rêveur que de l'oscillation d'un état de conscience à
l'autre : « Il y a eu des occasions où j'ai discuté avec
moi-même pour savoir si je rêvais ou non. Je me disais : "OK, c'est
un rêve", puis je pensais : "Non, ce n'est pas un rêve, c'est la
réalité" (je veux dire la réalité ordinaire) »[206]. Un tel
type de rêve montre que pour un instant très bref le rêveur a reconnu qu'il
rêvait, même s'il a aussitôt changé d'avis. Dans ce cas le rêve prélucide
consiste non pas en une question ouverte mais en un véritable va-et-vient conscientiel,
comme dans ce rêve d'Arnold-Forster :
Au cours de deux rêves successifs d'un sommeil plutôt agité, je fus
préoccupée par la même inquiétude cauchemardesque et absurde.
Il me semblait que certains articles de la maisonnée - de belles pièce de
brocard, des rideaux de soie - avaient été laissés dehors, exposés à la pluie
et à la neige fondante. L'idée d'avoir à faire sécher et nettoyer ces choses
devint très vite une obsession, qui tourmentait mon imagination dans le
rêve. Dans la seconde partie du rêve - je suppose que c'était au moment où
j'étais sur le point de m'éveiller - cette inquiétude était devenue très aiguë.
Je me mis alors à être présente dans une double capacité : il y eut un "Je" qui interrompit
le rêve et se mit à discuter sévèrement avec la rêveuse, mettant en doute la
réalité de ces ennuis qui prenaient tant d'oppressive importance. Le
"Je" disait : "Ce n'est qu'un rêve, j'en suis
certaine ; il faut que tu te réveilles", mais la rêveuse
répondait ; "Cela ne peut pas être un simple rêve, parce que ce n'est
pas seulement dans celui-ci, mais aussi dans le rêve précédent que je me suis
aperçue que ces choses étaient dehors, dans la neige ; c'est forcément une
réalité, sans quoi cela ne se produirait pas deux fois de suite. D'ailleurs, voici
les choses elles-mêmes. Tu peux les voir et les toucher". Le
"Je" était très perplexe car, effectivement, tout cela semblait bien
réel, même pour lui, et c'était troublant. Mon "Je" examina à nouveau
les tissus salis. Ils étaient très mouillés et dégoulinants entre ses mains et
leur réalité paraissait convaincante. "Peut-être" me dis-je,
"certains faits apparents sont-ils réels." Je ne parvenais pas à
débrouiller le vrai du faux, mais mon "Je" était néanmoins certain
qu'il s'agissait "d'un ennui de rêve, et non pas d'un ennui de
veille." - "Non" répliqua la rêveuse, "car tu peux voir et
toucher ces tissus mouillés. Ils sont trop vrais pour être des objets de
rêve." - "Très bien" dit mon "Je", "veux-tu les
mettre à l'épreuve du toucher et faire un test ?
Réveille-toi et vois quelle part de tout cela n'est qu'un rêve!". Sur quoi
je m'éveillai.[207]
Qu'en est-il cependant des autres rêves prélucides dans lesquels cette oscillation conscientielle
n'apparaît pas ? Ne constituent-ils pas la preuve de l'existence d'un état
transitoire ?
« J'essaie de retrouver le rêve précédent. Finalement j'arrive à m'en
souvenir. C'est une histoire où je m'enfuis à bord d'une voiture conduite par C….
L'action se passe dans un endroit calme, par beau temps. Il faut que je passe
inaperçu pour m'enfuir. Normalement je suis condamné. A quoi ? Il faut que
je passe par un endroit précis. J'écris le rêve sur une ligne continue mais
courbe et très longue, peut-être rose.
« Je suis dans mon lit et j'entends des bruits de voix dont celle de
C…. Il est donc à la maison, c'est pour cela que j'ai rêvé de lui ? Il
parle avec ma sœur et il va partir. Je me lève pour aller dans le couloir. Mais
de toute façon il est déjà parti. Je me retourne : ma chambre a changé. Au
lieu d'un bureau il y en a trois, disposés comme suit [dessin]. J'ai
l'impression d'avoir plus de place et d'être moins étouffé par les
bibliothèques. En criant pour me faire entendre, je demande à ma mère si elle a
changé quelque chose à ma chambre. Et je me mets à sauter sur place sur mon
lit. Je pense que, si tout à changé, ça doit être un rêve. Je prends mon élan
et me laisse tomber sur le plancher. Si ce n'est pas un rêve l'atterrissage va
me blesser sérieusement.
« Mais le plancher est déjà sous moi, je sens ma joue qui y repose
doucement. Je me relève. Ma chambre est à nouveau normale. Je me précipite dans
le couloir. Cette fois il y a des bibliothèques dans le couloir. Je crie :
"c'est un rêve". Ou peut-être que je veux encore le vérifier.
J'arrive à la hauteur de la chambre de ma sœur. J'y trouve ma sœur, tante F… et
quelqu'un d'autre. M… ? Je dis à ma sœur que c'est un rêve. Elle me dit
que non […][208].
Lorsqu'il se met à suspecter qu'il est dans un
rêve (état de prélucidité) le rêveur prend brusquement des risques qu'il
n'aurait pris ni à l'état de veille, ni dans un rêve ordinaire ("Si ce
n'est pas un rêve l'atterrissage va me blesser sérieusement.") Ce manque
de prudence semble indiquer que le rêveur est déjà intuitivement
lucide même s'il ne l'est pas encore intellectuellement. Ainsi, plutôt que de
voir les rêves prélucides comme des rêves non encore lucides, il faudrait
plutôt y voir des rêves lucides plus ou moins occultés par le raisonnement
onirique. En effet les raisons qu'a le rêveur de se demander s'il rêve
sont du même type que celles qu'il a de penser qu'il rêve (ici c'est
une incongruité qui déclenche la question). Ce n'est donc pas
une lucidité qui est sur le point d'apparaître, mais plutôt une lucidité qui a
effectivement émergé, et dont la mise en doute dépend du raisonnement ("Je
demande en criant à ma mère si elle a changé quelque chose à ma chambre")
et non de l'intuition, ce que l'on peut également constater dans le
rêve cité précédemment au cours duquel s'affrontent l'intuition du
"je" et le raisonnement du "rêveur". Ainsi même dans un
rêve qui, apparemment, présente un degré inférieur d'intensité conscientielle
par rapport à la lucidité, le phénomène du "tout ou rien" peut-être
mis en évidence. L'argument du "tout ou rien" - qui considère qu'une
intuition ne peut être partielle en tant qu'acte d'intuition - permet donc bien
de rendre compte de certains cas dans lesquels on serait trop vite tenté de
voir des degrés de lucidité.
Cependant, une fois admis que l'intuition de la
lucidité ne souffre pas de division et donc de degrés, il reste à comprendre
pourquoi elle n'apparaît pas avec la même intensité dans tous les récits. Si la discontinuité entre la présence et
l'absence d'une intuition ne peut
être remise en cause, il faut soit supposer que ces degrés apparents dépendent
d'autres facteurs, soit que l'acte d'intuition ne suffit pas à décrire la
lucidité.
On peut en effet remettre en question la façon
dont les degrés de lucidité sont envisagés, sans porter atteinte à l'idée que
ces degrés mesurent la lucidité elle-même. Si l'on considère le seul passage du
rêve ordinaire au rêve lucide, la position du "tout ou rien" ne peut
qu'être juste : les récits de rêves lucides montrent que la prise de
conscience que l'on rêve fait souvent l'effet d'une révélation brusque qui
donne même au rêve une intensité nouvelle. Ainsi dans la mesure où on
s'intéresse au rêveur au moment où il devient lucide, il ne peut être question
de degrés conscientiels : il n'y a que des états discontinus. Mais ces
états ne se réduisent pas au simple couple : lucide/non lucide, ou plus
exactement l'état "non lucide" recouvre en fait une multitude d'états
différents.
« Je prends le métro et je me pose la question : suis-je ou non
en train de rêver. La réponse est non. Tout est normal. Cependant, je devrais
répondre oui pour continuer le test, mais je trouve que c'est inutile. Pourtant… (Je
bouge et je me réveille) »[209].
Le rêveur assurément n'est
pas lucide. Mais son hésitation indique qu'il n'est pas non plus dans un rêve
ordinaire, dans lequel l'environnement n'est généralement pas remis en question.
On s'aperçoit alors que la lucidité comme état
"tout ou rien", d'un côté, et les "degrés de lucidité", de
l'autre, ne portent pas sur le même aspect du rêve. Dans le premier cas il
s'agit de désigner l'intuition qu'a le
rêveur de son état plutôt que l'état lui-même et ses modalités, et, dans cette
circonstance, cette même intuition peut avoir lieu dans des états différents
(par exemple des états au cours desquels la qualité de mémoire de la vie de
veille peut
varier), tandis que, dans l'autre, il s'agit de classer les types d'états dans
lesquels la lucidité surgit les uns par rapport aux autres et, dans ce cas, ce
n'est pas tant l'intuition première
qui est examinée que les modalités dont elle s'assortit. Ainsi c'est une sorte
de coup d'œil rétrospectif qui classe des types de lucidité, après les avoir
vécus, en degrés. Un rêveur peut estimer que dans certains rêves sa lucidité
est "complète" ou "partielle" mais fondamentalement il
s'agira toujours de la même lucidité. Pour reprendre la comparaison
précédemment donnée, une lumière peut éclairer plus ou moins mais il faut pour
cela qu'elle soit préalablement allumée. Supposons maintenant qu'un variateur
puisse être réglé, l'intensité de la lumière dépendra sans doute de ce réglage,
mais pas le contact électrique. De la même façon l'intuition que l'on
rêve est ou non présente, tandis que la qualité de l'état de conscience dépend
globalement de la qualité d'exercice des facultés qui s'y déploient, mais pas
fondamentalement, car ces qualités pourraient tout aussi bien se trouver dans
le rêve ordinaire. Cependant, si cette explication permet de rendre compte des
nuances de lucidité habituellement décrites, elle risque de donner l'idée d'une
séparation trop stricte entre l'intuition et les modalités de l'état de
conscience, et surtout de donner à cette intuition une unité de ton qu'elle n'a
peut-être pas.
En admettant que les degrés de lucidité
correspondent à des variations des modalités de la conscience de rêver et non à une
variation de l'intuition conscientielle, nous semblons nous rapprocher de la
conception de Gillespie. Toutefois, les analyses précédentes montrent que
nous nous en écartons sur deux points. Tout d'abord nous ne faisons pas
dépendre l'appréciation de la qualité des facultés de leur rapport à l'état de
veille, et ensuite nous admettons que ces modalités puissent dépendre non pas
de l'intuition de la
lucidité mais de la façon dont elle se structure, comme dans le cas du rêve
prélucide. La littérature semble en effet implicitement admettre que le type de
lucidité manifesté par le rêveur colore uniformément le rêve, mais ce
n'est pas toujours le cas, comme le montre par exemple un des rêves cités dans
lequel le rêveur considère son environnement comme un rêve mais accorde une
certaine réalité au personnage onirique qui ne perçoit pas le
même décor[210]. La lucidité du rêveur est ici manifestement
partielle puisque ce dernier ne reconnaît pas l'aspect onirique du personnage à
qui il parle. Mais le dialogue échangé montre qu'il ne s'agit pas d'une
différence d'intensité de la conscience elle-même : la lucidité ici est
complète en ce qui concerne le décor du rêve et en même temps elle est
inexistante pour autant que le personnage onirique à qui le rêveur s'adresse
est concerné. En ce sens la lucidité pourrait dépendre de ce qu'elle vise à
l'intérieur même du rêve. Ainsi on peut poser l'hypothèse que dans le rêve cité
la "quantité de conscience", si l'on peut s'exprimer ainsi, n'aurait
pas été suffisante pour investir le champ entier du rêve, ce qui aurait donné
une lucidité peu nette (ou plus précisément aurait donné des modalités faibles)
alors qu'en se focalisant sur le décor elle a permis de rendre ce rêve tout à
fait lucide. Ce cas de figure peut également rendre compte du rêve lucide fait
à partir d'un autre rêve.
Ce genre de rêve nous incite donc à examiner la
structure de la conscience onirique tout autant que les modalités de la
lucidité. En effet, dans certains rêves où la lucidité apparaît comme
"partielle", nous pouvons nous rendre compte que cet aspect partiel
est avant tout lié à la structure conscientielle et non à la force plus ou
moins grande des modalités (sans pour autant que ce soit exclu). Dans l'état de
rêve lucide comme dans l'état éveillé, la conscience du sujet peut se porter
aussi bien sur l'environnement du sujet (corps compris) que sur le sujet
lui-même. Dans le cas où la conscience lucide du sujet porte plus sur lui-même
que sur l'environnement, nous obtenons des rêves lucides qui peuvent paraître
déficients à la première lecture :
« Je sors de mon corps et descends
jusqu'au salon où discute Oncle C…. Je bouge mes doigts devant ses yeux pour
voir s'il me voit. Sa vue se trouble. Je n'aurais pas dû faire ça »[211].
« Rêve lucide : Dans une pièce, éclairée d'un côté par la lumière
du soleil qui passe à travers une fenêtre longue, mais de hauteur étroite. Au
fond deux portes donnent, l'une sur ce qui ressemble à une salle de classe avec
éclairage électrique normal, et l'autre sur une salle avec tables longues et
éclairage au néon. Je décide qu'aucune ne me convient et me dirige vers la
fenêtre. Je m'engage sur le rebord, avec les sacoches que j'emporte : un
baluchon, un sac reporter, une serviette.
« En équilibre sur le rebord. Dehors il faut beau, paysage plutôt
jaune marron, mais je ne le regarde pas. Brusquement je me dis : "Et
si ce n'était pas un rêve ?" Je laisse mes sacs à l'intérieur.
Vais-je sauter ? Il faut que j'ouvre les yeux pour vérifier si c'est un
rêve. Si je peux les ouvrir et que le paysage reste le même, alors ce n'est pas
un rêve. Je les ouvre d'abord dans la pièce puis … (sur ma chambre, dans mon
lit, et je me réveille) »[212].
Le rêveur est tout à fait
lucide quant à l'oniricité de son état de conscience puisqu'il pense
qu'il lui faut ouvrir les yeux (se réveiller) pour "vérifier si c'est un
rêve". Aussi lorsqu'il se demande "et si ce n'était pas un
rêve?", c'est l'environnement qui est en question et non son état de
conscience. Ce doute peut d'ailleurs simplement ne pas exister, le rêveur
sachant qu'il rêve mais ne considérant à aucun moment l'environnement comme un
rêve. Nous avons alors une lucidité qui ne s'exerce que dans une seule
direction,
« Dans ma chambre. Elle est plus grande qu'à l'ordinaire. Elle
comporte quelque chose comme un équipement moderne. Je regarde par la fenêtre.
Je vois mieux que d'habitude les gens qui sont en bas. Est-ce parce que mon
étage est rapproché du sol ? Ou parce que les vitres de ma fenêtre sont
plus épaisses et déformantes, ce qui grossit les gens d'en bas ? Le
téléphone sonne, je décide de ne pas répondre. Je sens que j'ai
encore sommeil.
« Je retourne dans ma chambre. Je sens bien que mon état n'est pas
normal et je voudrais bien me réveiller. J'ai le sentiment d'avoir un sourire
idiot sur le visage. Derrière ma porte un tas de lettres, que je fais tomber.
Je les ramasse. Peut-être y en a-t-il d'autres devant, mais on verra plus
tard »[213].
Cette fois le rêveur n'est
lucide qu'en ce qui concerne son état de conscience, tandis que l'environnement
onirique est considéré
comme réel, ou plus exactement ne fait pas l'objet d'une investigation malgré
les incongruités qui se présentent (chambre plus grande qu'à
l'ordinaire, vision agrandie de la rue…).
La situation inverse peut se présenter, lorsque le
rêveur est conscient de son environnement comme étant un rêve, mais ne pense
pas à se considérer lui-même comme étant en train de rêver. Dans ce cas la
conscience lucide est focalisée uniquement sur l'environnement :
« Je franchis un pont avec ma sœur et quelqu'un d'autre. Il vente très
fort et nous forçons pour avancer. Arrivé à la fin du pont nous tournons à
gauche et ne sommes plus soumis au vent. C'est à Nantes, en plein jour. Je me
dis que si nous avons tourné à gauche cela signifie que nous nous dirigeons
vers l'inconscient. Voilà comment j'interprète ce rêve (je le
considère comme un rêve mais je n'ai pas vraiment conscience, pour ma part, de
rêver) […] »[214].
Souvent, dans ce type de
rêve, le rêveur - tout en considérant que ce qui l'entoure est un rêve - ne
cesse pas pour autant d'agir comme un personnage onirique à part entière
puisque cette conscience de rêver n'atteint pas
son "je". Ainsi s'expliquent les rêves dans lesquels, malgré sa
lucidité, il continue à craindre les événements du rêve, comme dans le cas déjà
cité de
Dans la littérature, ces types de rêves sont soit
regroupés sous la dénomination "rêve lucide", soit complètement
rejetés (comme le fait Charles Tart avec les
rêves de Gillespie qu'il
classe dans une nouvelle catégorie créée pour la circonstance) et la querelle
des définitions vient sans doute que l'on n'a pas su trouver le rapport qui
unit ces différents types de rêves. On pourrait appeler ces rêves, dans
lesquels la lucidité ne s'investit que dans un aspect de la structure
conscientielle, des rêves "demi-lucides" à condition de les voir comme une
catégorie particulière de rêves lucides et non comme des rêves qui n'atteignent
pas encore à la lucidité. Ces rêves demi-lucides s'opposeraient aux rêves
"uni-lucides" dans lesquels la lucidité onirique
investit les deux aspects majeurs de la structure conscientielle : le
sujet et l'environnement. Il convient de remarquer qu'en caractérisant ainsi ce
type de rêve lucide nous quittons la possibilité d'une comparaison avec l'état
de veille habituel dans lequel le sujet a une conscience thétique soit de
lui-même soit du monde, mais pas des deux en même temps. Ces quelques remarques
concernant, d'un côté, l'intensité variable des modalités telles que la mémoire
ou la volonté et, de
l'autre, la structure de la conscience montrent que, si la lucidité est bien
susceptible de degrés, elle ne l'est pas en fonction d'une simple échelle
graduée mais d'une diversité de facteurs qui n'autorisent pas une
classification rationnelle globale. La typologie que nous proposerons sera donc
forcément empirique.
Une typologie du rêve lucide doit nécessairement
se constituer en fonction de l'instant clef au cours duquel le rêveur se rend
compte qu'il rêve. Nous avons vu qu'il n'est pas possible de donner une
définition stricte de ce moment qui peut être purement négatif (cauchemar lucide),
simplement implicite (révélé par le comportement), explicite (le rêveur formule explicitement
qu'il rêve) ou pleinement réflexif (le rêveur ne se contente pas de savoir qu'il
rêve mais il se rend compte qu'il le sait). De plus non seulement il faut
savoir déterminer sur quelle(s) modalité(s) porte l'intensité (mémoire,
identité, volonté…) mais chacun de ces types d'émergence de la
lucidité peut ne correspondre qu'à certains éléments du rêve et non à
l'ensemble de la situation, qu'il s'agisse du sujet rêvant ou de
l'environnement onirique, ou même d'un aspect seulement de cet
environnement. Ainsi une simple classification par intensité n'est guère
possible, elle doit se doubler d'une classification par "intentionnalité". En gardant ces remarques à l'esprit on
peut dégager parmi les types de rêves lucides que nous avons déjà examinés
quelques grandes catégories qui présentent des degrés très
différents lorsqu'on les considère non dans le détail mais par une vue
d'ensemble pour les hiérarchiser. Ce sont 1) les rêves lucides implicites,
indiqués par une attitude ou par une négation de l'état de veille ;
2) les rêves prélucides qui comprennent par ordre d'intensité
croissante : les rêves à question ouverte, les rêves avec oscillation de
la lucidité et les rêves vérifiés ; 3) les rêves demi-lucides dont la lucidité porte soit sur le sujet soit
sur l'environnement ou l'un de ses éléments ; et 4) les rêves
uni-lucides dans lesquels le rêveur est tout autant conscient de l'oniricité de son
environnement que de sa condition de rêveur, et qui peuvent à leur tour faire
l'objet d'une subdivision en degrés en fonction de l'intensité d'exercice des
facultés telles que la mémoire ou l'attention. Dans ce dernier type de rêve,
l'intensité de la lucidité peut atteindre un point tel qu'elle rend possible
une expérimentation onirique préparée à l'avance, aussi est-il recherché de
préférence aux autres, qu'il s'agisse de l' induire ou d'en analyser les récits ; cependant les autres types de rêves
lucides - généralement délaissés voire ignorés - présentent pour l'étude du
fonctionnement de la conscience dans le sommeil un intérêt
indéniable. La littérature fournit par ailleurs des rêves lucides qu'on peut
difficilement classer dans les catégories précédentes malgré la cohésion
logique de l'ensemble, et qu'on pourrait appeler "rêves hyperlucides"
dans la mesure où, dans de tels rêves, les modalités de la conscience sont plus
intenses que dans la vie de veille, soit que la mémoire ou les capacités de raisonnement du rêveur se trouvent
considérablement accrues, soit que l'intentionnalité de la
conscience lui permette de vivre simultanément plusieurs rêves ne se situant
pas dans le même espace-temps onirique. Les sujets qui vivent de tels rêves ont
tendance à les qualifier de façon superlative pour insister sur un
accroissement de leurs facultés qui leur paraît au-delà de la limite du
possible, mais cette façon de procéder, qui prend l'état de veille pour
référence, risque de prêter à confusion comme le montre le cas du rêve
uni-lucide qui peut s'accompagner d'une baisse des facultés (de mémoire ou
autre) dont le rêveur faisait preuve dans un rêve ordinaire précédent. Ainsi à
propos d'un rêve déjà cité[217] le sujet
fait le commentaire suivant :
« […] ma "lucidité" de rêve ignore des choses que je sais
dans le rêve et que je sais aussi à l'état de veille. Ainsi, pour le rêve n°1,
il y a eu, avant le réveil, une remémoration de ce qui venait d'être rêvé. Je
trouvais absurde l'invention d'un endroit nommé Charly et j'étais
certain que les vignobles étaient aussi une fabrication. Or, Charly, dans la vallée de la Marne, est au commencement du vignoble de Champagne, chose que je savais dans mon rêve, et que je
sais aussi à l'état de veille. La conscience de rêve lucide n'avait donc pas
tous mes souvenirs »[218].
Si l'état de veille devait
être pris comme référence, la baisse de mémoire du sujet éveillé apparaîtrait
ici paradoxale. Les rêves hyperlucides sont donc plutôt un cas particulier des
rêves uni-lucides, même si les facultés du rêveur y atteignent une
intensité inconnue. Remarquons toutefois que le rêve hyperlucide est aussi rare
dans la littérature sur le rêve lucide que l'est ce dernier dans la littérature
sur le rêve.
L'étude des degrés de la
lucidité montre donc que l'antagonisme, stigmatisé par Charles Tart et George
Gillespie, quant à la définition de la lucidité ne peut se
résoudre à l'avantage de l'un ou de l'autre. Tart place la
ligne de démarcation trop haut et laisse inexpliquée une série d'expériences
oniriques qui sont nécessairement lucides, tandis que Gillespie pose
l'existence d'une continuité conscientielle du rêve ordinaire au rêve lucide,
continuité que l'aspect intentionnel de la
lucidité ne permet pas de concevoir. D'un autre côté Tart, croyant voir dans la conscience de veille le
plein développement de la lucidité, ne fait que limiter cette dernière (ce que
montre l'existence des rêves hyperlucides) tandis que Gillespie posant sa
parenté avec la conscience onirique ordinaire manque de comprendre que les
degrés de lucidité dépendent en fait de facteurs qui lui sont à la fois
extrinsèques et divers, comme nous l'apprend l'étude descriptive du processus
de la lucidité. Dans ce processus, la façon dont prend fin la lucidité est
également instructive quant aux rapports du rêve lucide avec la veille et le
rêve ordinaire.
La
façon dont prend fin la lucidité onirique nous donne des indications aussi bien
sur son intensité, qu'elle permet souvent de préciser rétrospectivement, que
sur sa place dans le sommeil. Elle amène en effet à relativiser des remarques
qui surviennent lorsqu'on ne dispose que d'un corpus restreint de récits. Tel
était le cas de Delage qui voyait
dans le rêve lucide un rêve proche du réveil : « après une série
d'épisodes quelconques d'un rêve ordinaire, brusquement apparaît dans la
conscience du rêveur un doute : il se demande s'il ne rêve pas ou même est
brusquement convaincu qu'il rêve : rien n'est changé pour cela au
caractère rigoureusement hallucinatoire des
tableaux et des scènes, mais ceux-ci ne sont plus acceptés aveuglément comme
événements de la vie réelle. Les rêves de cette sorte constituent à vrai
dire un certain degré d'acheminement vers le réveil, bien qu'ils soient encore
de vrais rêves, comme on peut s'en rendre compte par la sensation éprouvée au réveil d'un
brusque changement dans les rapports de la conscience avec l'objet de la
pensée »[219]. Cette opinion assez répandue qui fait de la
lucidité une transition vers le réveil n'est pas dénuée de fondement dans
l'observation empirique. Déjà van Eeden remarquait : « Je peux dire que tous
mes rêves lucides, sans exception, se sont produits entre cinq heures et huit
heures du matin »[220].
Cette
façon de présenter la lucidité onirique s'appuie donc sur des observations
justes dans la plupart des cas, mais n'est pas sans inconvénient car elle a pu
entraîner ceux qui n'en avaient pas eu l'expérience à conclure que la lucidité
onirique surgissait chez certains rêveurs parce que le réveil était
proche. Or, ce n'est sans doute pas là le sens des observations de van Eeden et de la plupart des rêveurs lucides qui
savent par expérience qu'un rêve lucide peut se produire à l'endormissement (les rêves
initiaux de van Eeden) ou être suivi d'un rêve non lucide comme un
faux-éveil. Leurs remarques auraient plutôt un autre
sens : ce n'est pas parce que l'éveil est proche que le rêveur devient
lucide, mais plutôt l'inverse : c'est parce que le rêveur devient lucide
qu'il est proche de se réveiller. Mais là encore l'examen d'un corpus étendu de
rêves lucides invite à relativiser cette idée. On a pu remarquer que certains
rêves lucides se produisent en milieu de nuit et, dans de tels cas, c'est
souvent le désir du rêveur
de se réveiller pour noter le rêve qui nous a permis d'en conserver le récit. Les remarques sur la fin de la lucidité onirique
porteraient donc non pas sur la lucidité elle-même mais sur le souvenir qu'en a
le rêveur, un peu comme on croyait autrefois que les rêves ne se produisaient
qu'au petit matin parce que c'étaient les seuls dont on conservait le souvenir.
Il n'est pas impossible que la lucidité ne soit corrélative du réveil que de
façon accidentelle comme le suggèrent les rêves lucides qui se transforment en
des rêves ordinaires extrêmement longs.
Ainsi
l'on ne peut tirer de conclusion trop rapide sur le rapport de la fin de la
lucidité du rêveur et son réveil. Mais la relativisation des positions qui
précèdent est en elle-même source d'hypothèses. En effet, pourquoi certains
rêves lucides se terminent-ils spontanément sur un plein éveil en milieu de
nuit tandis que d'autres, plus proches de la fin de la nuit de sommeil, se prolongent en un long rêve ordinaire ?
N'y a-t-il pas, dans ces façons de prendre fin, l'indice que de telles
manifestations de la lucidité ont quelque chose de différent dans leur
qualité ? Plus encore, n'y a-t-il pas dans chacune de ces deux directions
des nuances dont l'étude peut nous aider à affiner la notion de lucidité
onirique ? Une telle étude doit, tout autant que celle du surgissement de
la lucidité, s'appuyer sur des récits des rêves et les commentaires du rêveur
et non sur des circonstances extérieures au rêve que nous laisserons de côté
pour l'instant. Ainsi, de même que nous avons examiné les circonstances
oniriques du surgissement de la lucidité, nous allons maintenant nous
intéresser aux circonstances oniriques de sa disparition.
La
façon dont la lucidité onirique prend fin peut être définie très simplement
comme la perte de la
conscience de rêver. Cette disparition de la lucidité se fait selon
deux modalités possibles : soit elle est liée à la disparition du rêve au
terme duquel le rêveur se réveille, soit elle en est indépendante et le rêveur
retombe dans le rêve ordinaire. Ces deux modalités sont décrites par Patricia
Garfield comme deux
écueils qui guettent le rêveur lucide débutant : « Le rêve lucide
demande une mobilisation constante de l'attention. La lucidité étant souvent
intermittente, il faut se dire : "N'oublie pas, tu rêves, tu peux
tout faire." Si nous relâchons notre vigilance, la lucidité se dissipe et nous tombons en rêve
ordinaire et incontrôlé. A l'inverse, si notre attention est
soutenue, l'excitation provoquée par la joie de découvrir notre pouvoir et
notre liberté risque de nous éveiller. Nous devons donc nous efforcer à la fois
d'éviter l'éveil en contenant notre émotion et de ne pas glisser dans le rêve
ordinaire en nous laissant distraire. Comme pour franchir une passerelle, il
faut garder son équilibre afin de ne pas tomber d'un côté ou de l'autre »[221]. Garfield met
nettement en parallèle les deux possibilités : c'est le même rêve
lucide qui peut déboucher sur l'éveil ou sur le rêve ordinaire et, dans un cas
comme dans l'autre, la responsabilité en incombe à une attitude conscientielle
du rêveur : dans un cas il ne doit pas se laisser déborder par ses
émotions, dans l'autre il ne doit pas relâcher son attention. Si le maintien de la lucidité dépend dans une
certaine mesure du rêveur, la terminaison de la lucidité dans l'un ou l'autre
sens nous renseigne sur sa qualité : une lucidité débouchant sur l'éveil
doit être plus intense qu'une lucidité perdue en cours de rêve. Cependant, le rôle que joue
le rêveur n'est pas toujours décisif et, pour nuancer cette première remarque,
il nous faut examiner plus en détail ces deux grands types de "fin de
lucidité".
Les
rêves se terminant par un réveil sont apparemment les plus fréquents. Ce réveil
apparaît souvent comme une sorte de conclusion logique d'un point de vue
conscientiel. Tout se passe comme si la lucidité évoluait au cours du rêve
jusqu'à atteindre une sorte d'intensité qui projette le rêveur hors du rêve.
Je rêve depuis
quelque temps déjà lorsque, soudain, je deviens conscient de
rêver. Aussitôt lucide, je sens un courant d'énergie fourmillante qui s'élève
dans ma tête et vient s'installer au niveau de mon front. Les images du rêve
changent subitement et j'ai maintenant devant moi un arbre vert, un conifère
d'une incroyable beauté. Ses branches sont couvertes de neige, chacune d'entre
elles s'équilibre délicatement sous le poids de la neige poudreuse, blanche,
scintillante, claire, vraiment merveilleuse. C'est un spectacle absolument
splendide, si beau, si précis.
Je décide de
prendre mon rêve en main et je commande mentalement à l'arbre de devenir
…(pause) … un lapin! Après cette courte pause, il me vient une pensée :
"Un lapin ? Pourquoi pas ? Un lapin, c'est juste ce qu'il faut!".
L'arbre disparaît aussitôt. Il n'y a plus dans mon écran visuel qu'un écran
brun, vide. Je suis désappointé. Je choisis de continuer à visualiser un lapin.
Bientôt, la silhouette d'un lapin apparaît en contours blancs sur le brun de
l'écran. Je le vois d'abord de côté, puis par derrière, tandis qu'il se met à
sautiller de-ci de-là, avec des mouvements de dessin animé.
Tout à coup, la
scène change. Je redresse le dos, je regarde droit en l'air. Je vois un bel
aigle, ou peut-être un faucon, planant au-dessus de moi, faisant du sur place,
les ailes déployées. Le ciel est d'un bleu absolument pur et les rayons du
soleil filtrent lentement à travers les plumes de l'oiseau qui paraît auréolé
de lumière. Des étincelles de soleil tombent lentement vers moi, comme une
averse tendre et douce. Je suis à la fois impressionné et rempli de joie, face
à la beauté de ce spectacle que je savoure entièrement, attentivement, dans
tous ses détails.
Soudain, je
m'éveille. Je reste allongé sur le lit, les yeux clos, l'esprit bien clair,
baignant dans le souvenir lumineux de la vision.[222]
Ce genre de rêve
« […] Je la
vois de profil ou de trois quart droit. Elle me parle. L'image devient plus
lointaine tout en restant à la même distance. En fait je sors du rêve tout en
la voyant et en l'entendant encore, plus par les yeux de l'imagination ordinaire »[223] .
Ce rêve lucide d'un contenu plutôt banal et peu coloré est
très différent de celui qui précède. Alors que dans le rêve de Kenneth Kelzer l'éveil est soudain, sans aucune transition,
on a ici l'impression que le rêve se continue (le personnage onirique que le
rêveur ne perçoit plus nettement continue à lui parler) mais que c'est le
rêveur qui s'en éloigne comme quelqu'un qui quitterait un spectacle à reculons,
ou plus exactement que le rêve est une sorte d'émission que le rêveur capte de moins
en moins bien (l'image devient lointaine tout en restant à la même distance).
Le
sentiment que le rêve n'est pas terminé ou même, plus simplement, le désir de
poursuivre l'expérience du rêve lucide, pousse souvent le rêveur à s'efforcer
de maintenir le rêve, parfois sans succès[224]. Mais parfois le rêveur lui-même souhaite
provoquer le réveil, généralement pour échapper à un rêve désagréable ou pour
être sûr, comme Hervey de Saint-Denys, de pouvoir le noter sans en rien oublier. Or,
parfois cette tentative de réveil n'aboutit pas.
[…] Je ne sais
combien de temps je continuai ainsi - dans le monde du rêve, les
questions de temps sont toujours confuses - mais il me vint bientôt à l'esprit
qu'il me fallait rentrer dans mon corps. Je
devais être au collège à neuf heures et je n'avais aucune idée de l'heure qu'il
pouvait être dans le monde terrestre, sauf que c'était probablement le matin.
Je décidai donc de mettre fin au rêve par un effort de volonté de m'éveiller. A ma grande surprise, il ne se
passa rien. C'était comme si un homme déjà réveillé essayait de le faire à
nouveau. Il me semblait que je ne pouvais pas être plus éveillé que je ne
l'étais. Ma raison me disait que, malgré leur matérialité apparente, la côte et
les vagues ensoleillées n'étaient pas la terre et la mer du monde
physique ; que mon corps était couché dans mon lit, à un demi mile, à Forest View ;
mais je n'arrivais pas à en éprouver la réalité. Je paraissais entièrement
coupé de mon corps physique […].[225]
Le rêve d'Oliver Fox dure encore quelque temps avant qu'il ne puisse se
réveiller, et l'intensité des émotions qui l'envahissent (la crainte d'un
enterrement prématuré) ne suffit guère à le tirer du sommeil comme le voudrait
Lorsque
la lucidité se termine par le réveil, c'est parfois au détriment du rêve, de sa
continuité ou de sa chute. En revanche lorsque la lucidité est perdue mais que le rêve se poursuit, la trame du rêve
n'est pas interrompue, ce qui est souvent l'indice rétrospectif d'une lucidité
plus spectatrice que partie prenante dans le rêve :
« Je suis dans
une chambre d'hôtel à Londres. Je sens très fort l'épaisseur de la ville autour
de moi, avec ce sentiment d'étrangeté et d'aventure qui lui est particulier. B.
est allongée sur le lit, en train de lire un de ces énormes journaux du dimanche.
Soudain, elle rit - il y a un article sur la façon dont les anglais font
l'amour. Pour lui montrer que ce n'est pas si mal, je le fais. Ça consiste à
être parfaitement impassible dans son expression - voire même distrait, comme
si on faisait ça par hasard - tout en étant fort attentif en réalité et plutôt
passionné. B. trouve ça très drôle, mais, en même temps, elle reconnaît les
avantages : "Au moins tu fais attention à ce que tu
fais." Un peu plus tard, elle est dans la salle de bains. Le téléphone
sonne. Je n'ai aucune envie de répondre, mais finalement je me lève pour y
aller. Le téléphone est une sorte de disque rouge dans l'entrée de la chambre
(dont les murs sont bleu foncé). Juste au moment où je vais l'atteindre il
cesse de sonner. Je peste. Je dis à B. que de toutes façons je ne peux pas
aller voir les clients parce que j'ai oublié mon carnet d'adresses - Ah
tant mieux. Alors tu m'emmènes au théâtre.
Je rentre dans la
chambre. Au milieu de la pièce, il y a un "ordinateur ancien modèle".
C'est une machine en fonte moulée peinte en vert, avec des pieds torses et un
clavier de chaque côté. Michel J. entre et me dit en riant que c'est une pièce
de musée! "On peut même jouer à quatre mains". Il soulève l'appareil
pour voir depuis combien de temps il est là. De fait, il y a des trous dans la
moquette à l'emplacement des pieds, preuve qu'elle a été posée après
l'ordinateur.
La première partie
de ce rêve était lucide. Elle a cessé de l'être au moment de l'histoire du
téléphone »[226].
La perte de lucidité s'explique cette fois-ci selon le
schéma de
« Je suis dans
une sorte d'école-pension pour adulte en même temps que E. (qui était
secrétaire dans mon ancien travail). Le rêve est lucide par moments de façon
discontinue. J'ai à traduire, pour "la prof", un texte d'une langue
étrangère inconnue dans le rêve, mais dont je sais, à l'état de veille, que
c'est de l'Espéranto. Puis il se met à manquer des morceaux de ce texte, c'est
à dire que je ne retrouve pas la phrase que j'étais en train de traduire. Puis
c'est le texte entier qui manque, je ne le retrouve pas dans le livre. Tout
ceci - et je le sais - se rapporte à mes tentatives pour me remémorer les rêves
de la nuit. C'est à ce moment qu'intervient la "citation" rêvée
indiquée ci-dessus. Cependant, je suis ennuyé de ne pouvoir traduire mon texte.
Je vais voir E, à l'étage en dessous, pour savoir comment elle s'en tire, mais
il se trouve qu'elle n'a pas du tout le même devoir que moi. De plus sa chambre
est très propre et ordonnée. Elle me dit : ça ne m'étonne pas que tu
perdes tout, chez toi c'est le bordel. Ce qui est vrai. Je remonte pour mettre
de l'ordre - elle s'apprête à sortir et me dit dans l'escalier "Qu'est-ce
que tu veux manger pour dîner" puis s'en va sans attendre ma réponse.
Je monte dans la
chambre qui est effectivement dans un désordre incroyable. Je ne sais pas par
où commencer. Puis je me dis que c'est sans importance, parce qu'en réalité
(lucidité), actuellement, il y a de l'ordre chez moi. Je commence néanmoins à
ramasser des papiers par terre. Par la fenêtre ouverte j'entends une voix qui dit
"c'est le moment d'aller à la charge" »[227].
Le journal du rêveur
L'intensité
de la lucidité peut tout aussi sûrement effacer le rêve que la force de
l'émotion, comme le montre le rêve lucide suivant :
« […] Je me
trouve soudain dans une rue délabrée qui donne sur la Seine.
D'emblée, je sais que je suis au bas Meudon à une époque passée. Je ne me demande pas
comment je suis arrivé là ; rétrospectivement, il me semble que j'étais
entré dans une carte postale.
La rue est en
travaux, très boueuse. Il n'y a aucun véhicule, seulement quelques piétons
habillés à la mode des années 30. Je vois des immeubles en construction entre
les vieilles bâtisses et m'amuse de penser que de mon temps ils seront vieux et
démodés.
Je traverse la
Seine par un pont assez étroit s'appuyant sur l'île, où il n'y a que des
jardins maraîchers. Billancourt, de l'autre côté, n'est pas très différent
d'aujourd'hui, sauf qu'il y a plus d'arbres entre les maisons et pratiquement
pas d'automobiles. Voici celle de mes amis, un coupé d'époque couleur beige et
noire. J'entre avec eux (ce sont des hommes jeunes, moins de 30 ans) et pendant
qu'on fait démarrer la voiture (longue opération), je demande la date. On me
dit le 26 septembre. Ça ne me suffit évidemment pas. Il me faut l'année. Je la
demande comme si c'était une plaisanterie. Le type qui est assis auprès du
conducteur se retourne et me regarde d'un air étonné, puis il se déride et dit
"l'an de grâce 1929".
Dans ma lucidité,
je me dis qu'il ne faut pas me laisser absorber par le rêve, être très vigilant, noter les détails de l'époque. Je suis heureux,
je pense à tous les endroits proches de Paris qui sont encore la campagne,
alors qu'en 1986 ils sont complètement urbanisés. Je vais pouvoir faire des
ballades épatantes. Entre les arbres, au moment où la voiture se décide enfin à
démarrer, j'aperçois ce qui ressemble à une grande tourelle de sous-marin
surmontée d'un mât à drapeau. Je me demande ce que c'est et n'ose le demander.
Soudain je comprends que c'est l'ancienne "Tour des usines Renault" sur l'île Seguin (en réalité, cette tour n'a jamais existé).
Nous suivons la Seine côté
Billancourt. Ces coteaux, en face, sont tout boisés avec
seulement quelques pavillons, sans immeubles.
Au pont de Sèvres, nous prenons une rue étroite dans Boulogne. Elle nous mène à un atelier assez exigu où ces
jeunes types veulent travailler. Ils sont photographes. Je suis encore plus
jeune qu'eux (je le découvre à ce moment), je dois avoir dix-sept ou dix-huit
ans. Je dois éventuellement travailler pour eux. (Je note en passant - lucide -
leur habillement, pantalons larges assez proches de la dernière mode 1986,
chapeaux de feutre, gilets sur des bretelles, chemises rayées à col court. Ils
n'ont pas de cravates ce qui suffit à les classer comme un peu bohème et
débraillés.)
A titre d'épreuve,
je dois leur dessiner à l'encre une sorte de maquette de décor avec des
personnages. Je m'y mets. On trouve que ce n'est pas mal. Je demande si je dois
aussi remplir le côté gauche de la feuille. On me dit non, c'est "très
bath" comme ça. Paraissent à ce moment plusieurs hommes portant une très
grande toile représentant des personnages (dans la réalité, j'ai vu une photo
de cette toile d'A. H… récemment).
Je suis ému, et je
murmure, pas trop haut pour qu'on puisse avoir des doutes sur ce que je dit,
-"A… (c'est le peintre H…). Je le connais, mais nous ne nous rencontrons
jamais."- Curieusement, H…, qui devrait avoir la trentaine à cette époque
est un monsieur relativement âgé, d'environ 70 ans, comme sur les dernières
photos prises avant sa mort. - Un autre artiste est là, que je reconnais aussitôt ; c'est
V… A…, le sculpteur. Ce qu'il a lui, de bizarre, c'est qu'en plus de sa barbe
il a les cheveux longs. Il est aussi peu "1929" que possible et je
m'en fais la remarque, tout en ajoutant avec un peu plus d'assurance -
" V…, qui ne sait pas encore que nous nous connaissons ".
V… me regarde et
fronce un peu les sourcils. J'ai l'impression qu'il sait tout de même qui je
suis, mais ne veut pas le dire, au risque de passer pour un dingue.
Il y a un troisième
type que je ne connais pas.
On veut voir mon
œuvre. V… n'est pas tout à fait d'accord. Il donne des conseils techniques en
cachant une forte envie de rire. Mais ici la lucidité devient excessive et
commence à effacer le rêve. Je le maintiens encore un moment sous forme de rêve
éveillé, mais il ne donne rien de neuf »[229] .
Dans ce rêve ce ne sont pas les émotions éprouvées par le
rêveur et liées à la lucidité (« Je suis heureux, je pense à tous les
endroits proches de Paris qui sont encore la campagne, alors qu'en 1986
ils sont complètement urbanisés. Je vais pouvoir faire des ballades
épatantes ») qui le réveillent mais bien l'intensité de la lucidité
(« ici la lucidité devient excessive et commence à effacer le
rêve »).
On
trouve cependant des cas où la lucidité est intense mais où elle se perd tout de
même dans un rêve ordinaire. L'indication en est alors donnée par une
transition d'une scène onirique à une autre, plutôt que par la continuation
naturelle du rêve, le plus souvent sous la forme d'un faux-éveil.
Rêve lucide :
Je deviens léger. Je quitte mon lit. J'ai les yeux fermés. Je les ouvre. Cette
fois, contrairement à hier, tout est solide. La poignée de la porte de ma chambre répond à
mon contact et je vois ce qui m'entoure, au point que je me demande si je ne
suis pas somnambule. Je passe dans le couloir et vais jusque dans le salon. J'y
trouve ma sœur qui s'apprête à partir. Je lui dis bonjour, fais un sourire ou
une grimace en disant "Ah! Ah!" pour l'obliger à réagir ou pour
qu'elle s'en souvienne lorsque je le lui demanderai à mon réveil. Elle n'est
pas très affectée par mes mimiques et se contente de me dire "au
revoir". Je vais dans l'autre salon. Là, une télévision et peut-être J.-Y…
quelque part. Je décide de retourner dans ma chambre pour éventuellement sortir
par la fenêtre.
[Faux-éveil] Dans une salle allongé sur une chaise
longue parmi d'autres. Sont présents M… et d'autres participants. Je viens de
me réveiller d'un rêve lucide et je voudrais en refaire un autre en me
concentrant sur le même point. Mais il fait froid, les gens bougent. M… voit
que je préfèrerais dormir. A un moment nous sommes des anglais, discussion sur
les arabes qui nous louent la salle et qui nous traitent comme n'importe quoi,
c'est-à-dire juste des gens qui payent pour le ping-pong. Discussion à voix
assez haute pour qu'ils entendent »[230] .
Ici la lucidité est plus intense que dans les rêves qui
précèdent car le rêveur intervient pour vérifier si l'état de rêve lucide
comporte des possibilités de communication intersubjective ("pour qu'elle
s'en souvienne lorsque je me réveillerai pour le lui demander"). De son
côté le rêve est plus "solide" puisque, au moins sur
le moment, il résiste à cette intervention. La perte de lucidité est symbolisée dans le rêve par un
réveil ("je viens de me réveiller d'un rêve lucide"). Le faux-éveil joue donc un rôle de transition et peut-être
d'occultation : en faisant croire au rêveur qu'il s'est éveillé, il
l'empêche de récupérer une lucidité qui n'est sans doute pas très lointaine.
Dans
l'ensemble, l'étude du processus de la lucidité révèle qu'elle ne peut être
considérée comme un état de conscience uniforme dont les caractéristiques
pourraient être données une fois pour toutes, mais qu'au contraire elle prend
des formes différentes et nuancées qui demandent autant une tentative de
classification que d'explication et dont la manifestation est parfois si ténue
qu'elle échappe au sujet lui-même[231]. Aussi comprend-on que, même si la
lucidité seule est discriminante par rapport au rêve ordinaire, pour
reconnaître le rêve lucide on s'appuie sur d'autres critères qui en sont la
conséquence. En effet la conscience de rêver entraîne
souvent une interaction entre le rêveur et le rêve, interaction qui permet,
lorsqu'on en connaît les formes principales, de supposer la lucidité là où elle
n'est pas mentionnée et même d'en mesurer l'intensité. Dans la littérature son
importance est telle qu'elle est souvent donnée dans la définition du
rêve lucide et sa seule fréquence indique clairement qu'elle doit faire partie
intégrante d'une approche descriptive.
Des quelques récits que nous
avons examinés, il ressort que la conscience de rêver, la lucidité, qui est l'essence même du rêve
lucide, est difficile à cerner pour qui n'en a pas fait l'expérience, en raison
de sa nature conscientielle. Nous avons vu que les modalités de cette lucidité
(le souvenir de la vie de veille, l'éveil de la faculté critique, un certain contrôle du rêve) généralement
utilisées pour la caractériser, si elles en sont un prolongement naturel, n'en
sont pourtant pas constitutives, et n'interviennent pas nécessairement dans le
cours d'un rêve lucide. La difficulté s'accroît lorsqu'on se rend compte que la
structure de la conscience oniriquement lucide peut à son tour se présenter
sous différents aspects. Puisque les faits conscientiels sont difficiles à
saisir, à décrire et à expliquer, une autre façon d'approcher le rêve lucide
s'offre à qui veut en donner une description : cette autre voie, bien que
ne se suffisant pas à elle-même, apparaît comme complémentaire de la précédente.
Si en effet le rêveur est conscient de rêver, son rapport avec le rêve se
modifie nécessairement et une interaction remarquable (mais non obligatoirement
spectaculaire) doit pouvoir se dégager de la lecture de tels rêves, interaction
par le biais de laquelle la nature de la lucidité, et par là du rêve lucide,
peut être intuitivement saisie - ou du moins par laquelle le rêve lucide peut
faire l'objet d'une description tangible, ce qui n'est pas le cas des
purs faits de conscience. Une telle approche ne peut évidemment pas partir
d'une caractéristique que l'on demande d'admettre comme hypothèse, comme pour
la lucidité onirique, mais implique une démarche parfaitement empirique :
chercher dans un corpus de rêves lucides les caractéristiques les plus constantes
(et non forcément les plus marquantes) qui semblent attachées à la lucidité, et
analyser leur lien avec elle. Il s'agit donc de repérer un certain nombre
d'éléments qui font que les rêves lucides diffèrent des rêves ordinaires de
façon "visible".
Ces éléments ne peuvent pas faire l'objet d'une
déduction à partir de la lucidité ou de ses modalités. Néanmoins l'idée même
d'une déduction peut nous ouvrir la voie quant à ce qui est à examiner du point
de vue du contenu du rêve. En effet, dans la mesure où le rêveur peut disposer
d'une mémoire qualitativement plus étendue (au sens où, rappelons-le, savoir
qu'on rêve est une information de type qualitatif), d'une qualité de réflexion parfois plus précise et d'une aptitude à
prendre des décisions plus larges en raison de sa connaissance du contexte, il
semble aller de soi qu'il fait preuve de capacités au moins
un peu plus étendues que celle du rêveur ordinaire. C'est donc de telles
capacités qu'il faut chercher à repérer pour établir ensuite dans quelle mesure
ces capacités du rêveur lucide s'éloignent ou diffèrent de celles du rêveur
ordinaire. Cette question est d'autant plus importante que ce sont ces
différences qui ont suscité l'intérêt des premiers rêveurs lucides et qui continuent
à motiver les recherches contemporaines. Car si le rêveur lucide ne vivait ou
ne faisait rien de plus que le rêveur ordinaire, il n'est pas sûr que la simple
conscience de rêver aurait
suffit à attirer l'attention, les questions purement conscientielles
ne pouvant intéresser des théories du rêve qui se préoccupent avant tout
d'interprétation ou de thérapie.
Pour les rêveurs lucides eux-mêmes cette
différence de capacité n'apparaît souvent que de façon accidentelle, par
exemple lorsqu'un événement onirique répétitif
ou un mauvais rêve les
poussent à une action d'un type nouveau ou même lorsqu'ils prennent
connaissance de la littérature sur le sujet. Nous avons vu que leur attitude
change dès qu'ils prennent conscience qu'un plus grand nombre d'options s'offre
à eux en rêve. Mais cette modification est-elle en soi importante ?
Une première réponse que l'on peut donner à cette question porte sur la nature
de la réaction possible. Pour un rêveur qui adopte une nouvelle conduite dans
un rêve lucide, dans une situation donnée, n'en trouvera-t-on pas un autre qui
adoptera la même conduite dans un rêve ordinaire ? Il est en effet des
actions oniriques que l'on sait pouvoir se produire dans n'importe quel rêve.
Leur adoption par le rêveur lucide ne marque donc pas un élargissement en
quelque sorte "extra-onirique" par rapport au rêve ordinaire. Dans le
rêve au cours duquel Hervey de Saint-Denys est
poursuivi par des démons de
cathédrale[232], nous
constatons que la lucidité lui fait abandonner toute frayeur et l'amène à faire
face à ses assaillants. Une telle attitude pourrait cependant être trouvée tout
autant dans un rêve ordinaire. L'élargissement des capacités du rêveur est alors en quelque sorte
"horizontal" : il marque une plus grande liberté du point de vue
de l'action onirique, mais sans sortir du cadre du rêve. Cependant, cet
élargissement horizontal n'est pas le seul constaté en rêve lucide : on
trouve des "sauts qualitatifs" dans les capacités du rêveur lucide.
Si nous reprenons la même situation dans laquelle le rêveur est victime d'un
mauvais rêve, nous remarquons que le rêveur a souvent tendance
a augmenter la puissance de l'option choisie. En effet, dans le cas où le
rêveur est poursuivi et où il décide de continuer à fuir, il augmente la
puissance de la fuite, par exemple en s'envolant.
Tard dans la nuit, je marche dans une ruelle non identifiée. Il y a de
nombreux escaliers de secours à l'arrière des immeubles. Quelqu'un me suit, et
je le sens, mais cela ne m'inquiète pas outre mesure. Je ressens plus de
curiosité que de crainte. Finalement, je regarde par dessus mon épaule et
j'aperçois un homme - je ne vois pas son visage - portant un trenchcoat et un
chapeau mou. Il a un couteau à la main. Comprenant que je l'ai vu, il se met à
courir après moi. Cependant, je ne ressens toujours pas de peur réelle, sachant
très bien que je rêve et qu'il n'y a pas de danger véritable. J'attends qu'il
soit à une vingtaine de mètres de moi : je prends alors mon élan et je
m'envole jusqu'à l'escalier de secours le plus proche. Mon poursuivant commence
à grimper derrière moi, mais je fais un vol plané
jusqu'à l'escalier suivant en riant de ses efforts maladroits pour me
rattraper.[233]
On pourrait cependant poser
que ce saut qualitatif résulte d'une inflation du choix du rêveur qui modifie
le rêve et que dans ce cas vouloir à tout prix éviter l'issue du rêve tout en
étant lucide "déforme" le rêve (à la manière d'un cauchemar), tandis qu'une décision psychologiquement conforme,
celle d'accepter le rêve tel qu'il se déroule, n'entraîne pas une telle
déformation. Cela conduirait à considérer les capacités manifestées en rêve lucide comme l'expression d'une "torsion"
du rêve plutôt que comme une manifestation originale.
Je me trouvais dans un immeuble avec un groupe d'autres personnes. Nous
étions encerclés par des zombies. J'avais bien un fusil, mais il calait chaque
fois que j'essayais de tirer sur l'une de ces créatures. Les zombies arrivèrent
à pénétrer de force dans l'immeuble et bientôt nous entouraient. Je savais que
notre salut dépendait du bon fonctionnement de mon arme. Soudain, je réalisai
que c'était un rêve et qu'il suffisait de vouloir pour que le fusil marche.
Aussitôt, il se mit à tirer et nous pûmes nous échapper.[234]
Ici apparemment le rêveur "force"
un élément du rêve à lui donner satisfaction, il transforme le rêve en le
déformant. Un rêve lucide ne différerait en somme d'un rêve ordinaire que dans
la mesure où le rêveur y introduirait des irrégularités mais il ne serait pas par
lui-même porteur d'éléments différents.
Toutefois, une telle conclusion est trop hâtive et
pose a priori que la décision prise par le rêveur est extérieure au
rêve. Là encore, un examen plus attentif nous fournit la réponse.
L'augmentation de puissance cesse d'apparaître comme une
"déformation" lorsqu'on en examine les conséquences sur le rêve
lui-même.
Je marche seul dans une contrée montagneuse. Je commence à grimper sur
d'énormes dalles de granit épais, d'un gris blanchâtre. Je me penche en avant,
continuant l'ascension de ces monolithes massifs aux pentes raides. J'atteins
le sommet. C'est un haut plateau, et je vois devant moi, de toutes parts, une
vaste plaine. Elle s'étend aussi loin que l'œil peut voir, couverte d'herbe,
avec quelques bosquets d'arbres épars. A quelque distance, j'aperçois un grand
animal à l'allure de chèvre ou de gnou africain, couvert d'un long pelage noir
irrégulier. A cheval sur la bête, je vois un homme primitif, un aborigène nu
qui ressemble à un indien d'Amérique. Soudain, l'animal se met à courir droit
sur moi, au galop. Il me charge, et je comprends alors que l'aborigène ne le
contrôle pas du tout, mais que c'est lui qui est entraîné par la bête, et je
suis pris de crainte. Je vois clairement que ce gnou a deux cornes torses, avec
des pointes acérées, tout à fait comme celles des bisons américains.
Soudain, je réalise que je suis en train de rêver. Je sens jaillir au
travers de mon corps un puissant
courant d'énergie qui vient se loger dans mon front. Je me dis que je n'ai
absolument rien à craindre, puisque je sais que c'est un rêve. J'attends de
pied ferme l'attaque du gnou et je sens qu'une énergie énorme se hérisse dans
mes bras. Ceux-ci sont bien plus musclés et bien plus forts que d'habitude.
Chacun d'eux est entouré d'un champ d'énergie intense, de forme cylindrique et
d'un diamètre d'environ vingt centimètres. Ces champs de force enrobent
entièrement mes bras et mes mains depuis les épaules jusqu'aux extrémités des
doigts. Je me sens incroyablement fort. Je me dis qu'au moment juste, en y
mettant exactement l'équilibre et le temps qu'il faut, je saisirai le gnou par
les cornes et lui ferai mordre la poussière, comme un cow-boy de rodéo.
J'attends, plein d'assurance, tandis que l'animal et l'aborigène se précipitent
vers moi à toute vitesse […][235].
Au dernier moment, quand je m'apprête à recevoir le choc, le gnou et
l'aborigène s'arrêtent brutalement, juste devant moi. Pendant quelques minutes,
tout chargé d'énergie, je fais face à l'animal ; je fixe mon regard dans
l'un de ses yeux injectés de sang, tandis qu'il gratte nerveusement la terre,
provoquant un léger nuage de poussière, à quelques mètres de l'endroit où je
l'attends. Avec une grande satisfaction, je pense : "Finalement, il
ne sera pas nécessaire de le jeter à terre". L'aborigène nu est assis
tranquillement sur la bête poilue. Il a les yeux vides, perdus dans le lointain
et je le fixe d'un regard chargé de puissance. Puis je me tourne à nouveau vers
le gnou et, pendant de longs instants, nous continuons à nous regarder dans les
yeux, tandis qu'il gratte le sol avec inquiétude. Je me sens parfaitement
équilibré, posé, l'esprit clair, et je suis rempli de satisfaction. Lentement,
le rêve s'efface et je reprends un sommeil normal.[236]
Le rêve n'est donc pas
"forcé" mais va dans le sens d'une évolution psychologique
conforme à la fonction qui lui est habituellement reconnue. Ainsi les
modifications que le rêveur peut faire subir à ses actions lorsqu'il est lucide
donnent au rêve une tonalité nouvelle qui lui appartient en propre et qu'un
lecteur extérieur doit pouvoir identifier.
Cette tonalité nouvelle n'est cependant pas
toujours aussi facile à reconnaître que dans le rêve qui précède. L'interaction
tend souvent à n'être comprise que par l'action du rêveur à laquelle on la
ramène, et plus particulièrement aux capacités particulières dont il fait preuve à cette
occasion. La transformation qualitative du rêve au moment où le rêveur lucide
agit (ou décide d'agir) est-elle nécessairement en rapport avec l'apparition
possible de capacités qui aident à la mise en œuvre de ces décisions ? Or,
on constate tout d'abord que, si le surgissement de la lucidité entraîne une
transformation possible des capacités du rêveur, cela ne signifie pas que ces
capacités soient propres au rêve lucide. En réalité ces capacités d'action qui
se présentent comme des "augmentations de puissance" relèvent tout autant
de l'élargissement "horizontal" que les nouvelles attitudes adoptées
par le rêveur. Ainsi, dans un rêve particulier, le rêveur peut ne s'envoler
pour fuir un danger que lorsqu'il se rend compte qu'il rêve, mais cela ne
signifie pas que le vol soit absent
des rêves ordinaires.
Mon premier souvenir d'un rêve
de vol remonte à ma petite enfance, quand nous habitions Londres. Ce rêve
initial était en rapport avec un sentiment de peur. A mi-chemin de l'escalier,
assez sombre, qui menait à notre nursery, il y avait un palier, donnant sur un
jardin d'hiver. Celui-ci, en plein jour, était un lieu ensoleillé plein
d'associations les plus agréables, mais à la tombée du jour son caractère
changeait complètement. La nuit, on pouvait imaginer toutes sortes de choses
embusquées dans ses recoins obscurs. Il était préférable de dépasser rapidement
ce palier, même les suivants qui, bien que n'ouvrant pas sur des lieux si
sombres, n'étaient pas de ces endroits où, étant seul, un enfant s'attarderait
volontiers. Dans quelques uns des premiers rêves dont je me souviens, j'étais
dans cet escalier, effrayée par quelque chose que je souhaitais vivement ne
jamais voir. C'est alors que je fis la découverte qui fut, pour moi, une
véritable bénédiction : je m'aperçus qu'il était aussi facile de
descendre l'escalier en volant que de le faire à pied. Aussitôt que mes
semelles quittaient le sol, la peur cessait, j'étais parfaitement à l'abri.
Cette découverte allait modifier la nature de mes rêves pour toutes les années
à venir, et jusqu'à ce jour.[237]
L'inquiétude de la rêveuse
marque ici son absence de lucidité, et sa capacité à quitter le
sol non seulement ne dépend pas de la conscience de rêver mais indique
également un changement qualitatif ("Cette découverte allait modifier la
nature de mes rêves pour toutes les années à venir, et jusqu'à ce jour").
Pourtant, là aussi, il faut se méfier d'une
conclusion trop rapide. Avant de désolidariser ces capacités de la lucidité, il
faut se demander si leur présence dans des rêves non lucides n'indique pas
plutôt que ces derniers ont une qualité particulière et sont d'une certaine
façon en connexion avec les rêves lucides. Ainsi, en examinant son propre
journal de rêves, van Eeden a pu
observer que ses rêves de vol annoncent
un rêve lucide dans les jours suivants[238]. Donc deux
hypothèses s'offrent à nous : d'un côté on peut penser que l'élargissement
ou la transformation des activités du rêveur lorsqu'il devient lucide est dû à
ce qu'il puise dans le vaste ensemble des possibilités oniriques, mais dans un
tel cas ces modifications ne permettent pas de caractériser le rêve
lucide ; et de l'autre que les rêves non lucides où ces élargissements ou
transformations se manifestent sont en fait d'une certaine manière connectés au
rêve lucide, même si la lucidité n'y est pas présente. D'un point de vue
méthodologique il semblerait préférable de savoir ce qu'il en est avant de
s'engager dans la description des capacités du rêveur lucide qui permettent son interaction
avec le rêve, mais une telle question ne peut être tranchée d'un point de vue
logique. Elle suppose au contraire l'examen préalable de journaux de rêves
ainsi que des particularités de contenu des rêves lucides qui les distinguent
de la grande masse des rêves ordinaires, avant de décider si certains rêves non
lucides leur sont ou non d'une certaine façon "associés".
Cette démarche demande de bien comprendre en quoi
les éléments examinés sortent de l'ordinaire car, dans la mesure où les
éléments "non ordinaires" peuvent être trouvés aussi bien dans les rêves
lucides que non lucides, la tentative de classer ces rêves à part risque
d'apparaître arbitraire. En fait, ce n'est pas sur le terrain du rêve seul que
surgit le problème mais plutôt dans la comparaison entre les actions oniriques
et celles de la vie de veille. Sans tenir compte du rêve lucide, on s'aperçoit
qu'il est possible de distinguer deux catégories de rêves, les rêves dont le
contenu et le déroulement rappelle la vie de veille, et ceux qui s'en éloignent notablement,
notamment lorsque le rêveur est doté de pouvoirs oniriques qu'on ne peut
trouver à l'état de veille (comme la lévitation ou l'action à distance dans les
rêves déjà cités). Or, les rêves de la première catégorie étant plus nombreux
que ceux de la deuxième, cette dernière peut être considérée à part. Si
maintenant on ne s'intéresse qu'aux seuls rêves lucides, on peut également les
diviser en deux catégories équivalentes. Mais dans ce cas la proportion se
renverse : parmi les rêves lucides, ce sont les rêves fantastiques qui
prédominent, même s'ils n'en représentent pas la totalité. La comparaison avec
la vie de veille nous
fournit donc un critère de départ pour apprécier le contenu des rêves lucides
et nous permettre de supposer l'existence, d'un point de vue statistique, d'une
relation entre les rêves non lucides à contenu fantastique et les rêves lucides
en général.
Comment mettre en évidence l'existence d'une
relation entre les éléments fantastiques des rêves lucides et ordinaires
lorsqu'il concernent l'interaction du rêveur avec son rêve ? Une manière
de procéder consiste à rapprocher ce qu'on compare, de façon à trouver des
points de jonction. Ainsi on peut comparer les rêves ordinaires dans lesquels
les capacités du rêveur se présentent de la façon la plus
volontaire avec les
rêves lucides dans lesquels ces capacités se présentent de la façon la plus
spontanée, laissant ainsi de côté l'interaction expérimentale. C'est donc sur
le terrain onirique "physique", où les capacités fantastiques du
rêveur sont faciles à remarquer et à apprécier, et où elles prennent souvent la
forme d'habiletés magiques et surnaturelles, que l'on peut le mieux étudier ce que
certains auteurs n'hésitent pas à considérer comme une forme de contrôle par la
volonté. Or, nous avons vu que, même lorsque le rêveur affirme ce contrôle, une
"résistance" du rêve se manifeste dans les conséquences souvent
inattendues qui accompagnent cette tentative. A lire les récits de rêves on
a plutôt le sentiment que le rêveur lucide apprend à contrôler son
environnement onirique comme un
enfant apprend à marcher, et non qu'il le "manipule" aussi aisément que des images mentales. Le
terme de "contrôle" est donc impropre s'il est utilisé dans ce sens
et il est préférable de le comprendre comme une "capacité d'action",
ce qui rend mieux compte de l'implication du sujet dans l'univers onirique. En
ce sens on peut distinguer deux types de contrôle qui, empiriquement, s'avèrent
radicalement différents : celui que le rêveur exerce sur lui-même de celui
qu'il exerce sur son environnement onirique.
La capacité d'agir sur soi-même présente en effet
une assez nette différence avec l'action sur la trame du rêve dans les récits
de rêves lucides. Agir sur soi-même semble, à l'image du comportement de l'état
de veille, à la fois plus fréquent et plus facile, que l'action sur
l'environnement, et se modèle d'ailleurs souvent sur l'activité de la vie de
veille : « Au cours d'un rêve lucide,
l'apparence du monde onirique semble être identique à celle du monde de veille.
Certaines de nos expériences de perception ont produit - mais pas toujours -
les mêmes résultats que si elles avaient été effectuées dans l'état de veille.
Il a été possible, par exemple, d'induire le dédoublement de la
vision, l'image récurrente positive, ainsi que les
figures de restructuration »[239]. Mais le
plus souvent cette activité comporte un aspect fantastique absent de la vie de
veille : « D'autres expériences hautement inhabituelles se produisent
également, telles le vol ou la lévitation, les visions panoramiques à 360°,
les expériences hors du corps, l'évolution dans un espace à quatre dimensions,
le ralentissement du temps et des expériences de caractère cosmique »[240].
Si certains des aspects "de veille"
peuvent être considérés comme résultant d'une curiosité menant à une
expérimentation délibérée, d'autres, plus fantastiques, se présentent spontanément
avec une grande régularité, comme le rêve de vol. On peut considérer que l'idée
de voler est une possibilité qui s'offre en imagination à la
rêverie de l'homme éveillé et que le rêve
lucide réalise cette possibilité sur un mode onirique. Mais il n'en va plus de
même lorsque les capacités oniriques ne se contentent plus de prolonger
celles de la vie de veille. Le rêveur se voit en effet parfois doté de
capacités totalement différentes qui désorientent l'analyse tant elles semblent
absurdes. L'exemple le plus frappant à ce point de vue est le rêve de sortie
hors du corps. A quoi est-il dû, pourquoi est-il si fréquent et
quelle fonction remplit-il ? Il ne s'agit plus là d'une extension d'une
capacité de l'état de veille, même étendue de façon imaginaire comme le
rêve de vol qui
prolonge la faculté de se mouvoir, mais d'une faculté qui, en rêve, a surpris
et même effrayé plus d'un rêveur lucide débutant qui ne s'attendait pas à un
tel phénomène. Les capacités "physiques" fantastiques du rêveur
lucide peuvent donc aussi bien consister en une augmentation de puissance de
capacités ordinaires que prendre un tour tout à fait inattendu. Mais, même si
de tels phénomènes accompagnent assez régulièrement la lucidité, ils ne
constituent au mieux qu'un indice complémentaire en raison de leur présence
possible dans les rêves non lucides. C'est donc rarement eux que l'on remarque
en premier lieu dans la littérature quand on rapporte un rêve lucide, mais
plutôt l'action sur l'environnement qui se présente de façon assez différente.
Les capacités d'action sur le rêve ne constituent pas une
garantie de lucidité, comme nous l'a montré un rêve d'Hervey de Saint-Denys[241], mais
elles sont un indice relativement sûr d'une lucidité au moins implicite
lorsqu'on les recoupe avec d'autres détails. Ainsi lorsque l'action du rêveur
lui semble parfaitement naturelle, comme dans le cas d'Hervey de Saint-Denys, l'action du rêveur sur le rêve est commandée par
le rêve lui-même et l'interaction n'est qu'apparente ; mais lorsqu'elle
est l'occasion d'établir une comparaison avec le monde de l'éveil, elle
confirme qu'une lucidité par négation est à l'œuvre[242].
L'action sur le rêve ne ressemble pas à l'action
sur soi-même. Lorsque le sujet agit sur lui-même, l'environnement onirique s'adapte à
cette action : si le rêveur décide de s'envoler, il s'élève dans le ciel
ou heurte des fils de haute tension sans que le déroulement du rêve perde son
naturel. En revanche lorsque le rêveur exerce son action sur un élément qui lui
est extérieur, l'environnement onirique tend à se restructurer entièrement, ce
que nous avons déjà constaté lorsque nous avons récusé l'idée d'un contrôle
absolu du rêve. Ce que nous voulons ajouter ici, c'est l'aspect spécifique que
prend une telle interaction et qui aide à la reconnaissance d'un passage de
rêve lucide. Le rêve dans lequel Kenneth Kelzer tente de
faire surgir un lapin[243] est à cet égard représentatif. Sa décision de
transformer un arbre en lapin modifie de façon inattendue son champ de
perception et c'est cette transformation qui permet au lapin de prendre forme.
L'action magique diffère donc selon qu'elle est accomplie au cours d'un rêve
ordinaire ou d'un rêve lucide en ce que, dans le premier cas, elle s'intègre
dans le déroulement du rêve tandis que, dans le second, elle suppose une
réorganisation du champ de la perception onirique. Ainsi l'action du rêveur
lucide sur le rêve n'implique pas un contrôle à la façon d'un démiurge, elle
est reconnaissable aux modifications d'ensemble que peut entraîner une
tentative de modification sur un simple élément.
Le
contenu des rêves lucides, dont nous n'avons donné ici qu'un aperçu, prend donc
parfois un aspect qui, même s'il n'est pas suffisant pour les caractériser
comme tels, leur donne néanmoins une "coloration", un aspect tangible
correspondant à la majorité des cas. Cependant, cette coloration particulière
nous oblige à considérer les "rêves ordinaires" présentant les mêmes
caractéristiques sous un jour différent, à y voir des rêves
"associés" au rêve
lucide.
[1] « A lucid
dream is a dream in which the subject is aware that he is dreaming ».
[2] « Whenever
I speak on the topic of dreams, I mention a very unusual sort of dream, the
"lucid" dream (…) in which the dreamer knows he is dreaming and feels
fully conscious in the dream itself. »
[3] C'est le cas de Tart lui-même.
[4] « The
"lucid" dream is so called not because it is unusually vivid but
because the dreamer is aware at the time of dreaming that he is dreaming, and
feels himself to be in full possession of what we call normal waking
consciousness while knowing himself quite certainly to be asleep in bed. »
[5] Patricia Garfield, La Créativité Onirique, La Table Ronde, Paris, 1983 (première
publication américaine en 1974), p. 136.
[6] « Lucid
dreams are most commonly defined as dreams in which the dreamer is aware that
he/she is dreaming while the dream is in progress. »
[7] Précisons que la lucidité peut aussi se trouver au cours de ces
phénomènes, mais qu'elle ne s'y réduit pas et qu'il n'y a pratiquement pas de
récits de ce type.
[8] « This has
the unusual characteristics that the dreamer "wakes" from an ordinary
dream in that he feels he is suddenly in possession of his normal waking
consciousness and knows that he is actually lying in bed asleep : but, the dream world he is in remains
perfectly real. » Tart, op. cit.,
p. 172. Souligné par l'auteur.
[9] « The
mental state of the lucid dreamer is similar to that of the reader at this
moment; in general terms, both are able to reflect, remember, perceive and act
within a phenomenal world. […] But an essential difference between the lucid
dream and the waking state is that the lucid dreamer knows that no matter how
things seem, he or she is actually asleep in bed. »
[10] C'est par exemple ainsi que l'a compris Pierre
Pachet qui, considérant un tel contrôle impossible, rejette du même coup
l'existence d'une pleine lucidité dans Nuits
étroitement surveillées, Gallimard, Paris, 1980, pp. 99-105.
[11] Sujet n°16, Péniche mondaine, 9 janvier 1988. Souligné par nous.
[12] Stephen LaBerge, Le Rêve lucide, le pouvoir de
l'éveil et de la conscience dans vos rêves, Oniros, Ile Saint-Denis, 1991,
pp. 15-16. Souligné par l'auteur.
[13] « I
separate dream lucidity from dream control for the very simple reason that they
are quite unrelated (if not negatively related) in my own experience. I
exercise a fairly high degree of control in my nightmares almost always in the
absence of any lucidity. On the other hand I periodically experience lucid
dreams (rather mundane ones I must admit) but in these am usually simply aware
that I am dreaming and do not act to control the experience. Recently,
concurrent with my editing this issue, I tried in a few lucid dreams to be
controlling of the experience: in some the dream quickly turned malevolent, in
others the dream scenery promptly faded or became achromatic. »
[14] Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger, Tchou, Paris, 1964,
p. 69.
[15] Il s'agit ici de la clarté et de la netteté
des images et non de la "lucidité onirique" qui désigne aujourd'hui
la conscience de rêver. (La note est de nous).
[16] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 245.
[17] Ibid., souligné par nous.
[18] "Lucide" a ici le sens de clair et
net. (La note est de nous).
[19] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 249. On peut bien sûr considérer que ce qu'il a
attendu pendant un mois, ce n'est ni un rêve conscient, ni un rêve
"lucide", c'est-à-dire ici clair, mais la conjonction des deux
phénomènes.
[20] Le cas de Fox constitue une exception.
[21] « They deny
the possibility of complete recollection and free volition in a dream. They
would say that what I call a dream is no dream but a sort of trance, or
hallucination, or ecstasy. » Dr. Frederik van Eeden, "A Study of
Dreams", Proceedings of the Society
for Psychical Research, vol. 26, 1913, pp. 431-461.
[22] « can only
say that I made my observations during normal deep and healthy sleep and that
in 352 cases I had a full recollection of my day-life, and could act
voluntarily, though I was so fast asleep
that no bodily sensations penetrated into my perception. If anybody refuses to
call that state of mind a dream, he may suggest some other name. For my
part, it was just this form of dream, which I call "lucid dreams"
(see E in the table) which aroused my keenest interest and which I noted down
most carefully. » Ibid.,
pp. 440-441, souligné par nous.
[23] « The dream
is a more or less complete reintegration of the psyche, a reintegration in a
different sphere, in a psychical, non-spatial mode of existence. This
reintegration may go so far as to effect full recollection of day-life,
reflection, and voluntary action on reflection. » Ibid., p. 441.
[24] « In these
dreams the reintegration of the psychic functions is so complete that the
sleeper remembers day-life and his own condition, reaches a state of perfect awareness,
and is able to direct his attention, and to attempt different acts of free
volition. » Ibid., p. 446.
[25] « We have
the sensation of waking up in our ordinary sleeping-room and then we begin to
realise that there is something uncanny around us; we see inexplicable
movements or hear strange noises, and then we
know that we are still asleep. » Ibid.,
p. 456. Souligné par nous.
[26] « In the
initial dream type (H), I see and feel as in any other dream. I have nearly a
complete recollection of day-life, I know
that I am asleep and where I am sleeping, but all perceptions of the
physical body, inner and outer, visceral or peripheral, are entirely
absent. » Ibid., p. 435.
Souligné par nous.
[27] « At least
in my own case I think of lucid
dreams a quite different from ordinary ones, both in perceptual clarity and in
emotional tone ».
[28] « Dreaming
is usually defined by reference to its irrationality and discontinuity with
waking experience. That is to say, the events of the dream do not obey the
usual laws of the physical world and the subject does not relate what is
happening to memories of his past life and of the normal world, so that the
dream is 'discontinuous' with the rest of his experience. »
[29]
[30] « A further
problem arises about the use of the word 'aware', or its synonym 'conscious'.
In our definition, we said that a person having a lucid dream is 'aware that he
is dreaming.' But
[31] « It
certainly seems very odd to say that the subject quoted at the beginning of
this chapter was not 'conscious' at the time of the experience
described. » Ibid.
[32] « Without
any preliminary ordinary dream experience, I suddenly found myself on a fairly
large boat travelling at a normal speed up what appeared to be the mouth of a
river, just before it issues into the sea. There was some sort of pleasant
scenery on either side, with trees and greenery, and straight in front, the
water stretched to infinity. The deck was smooth and clean and warmed by the
sun, and I felt the warm breeze on my skin. This startled me, because I knew
that in a dream one does not feel actual physical sensations with the same
intensity and subtlety as in real life, and I was sufficiently mistress of my
own thoughts and movements to pinch my arm in order to assure myself that it
was only a dream. I felt the flesh under my fingers and the slight pain in my
arm, and this filled me with real alarm, because I knew that I ought not to be
on that boat, in the daylight. I did not see my own body, but I was
sufficiently lucid to imagine it, lying inert in my own bed here in
[33] « The
problem might be solved by distinguishing between 'physiological
unconsciousness' and 'psychological unconsciousness'. 'Physiological
unconsciousness' might be defined as a state characterized by unresponsiveness
to certain external stimuli, 'Psychological unconsciousness' would be more
difficult to define. It is difficult to state any criterion of uncriticalness,
amnesia, unawareness and so on, which is not found at times in a 'normal
waking' state. » Ibid., p. 16.
[34] En ce qui concerne la qualité de leur
"présence" au monde. Le mot anglais "aware" rend beaucoup
mieux cette idée que le mot français "conscient".
[35] Sur cette question voir : Descamps, Bouchet et
Weil, La Révolution transpersonnelle du
Rêve, Lavaur, 1988, pp. 21-36.
[36] C'est ce problème qui est à l'origine de la
"question sceptique".
[37]
[38]
[39] « Certain
subjects claim that in lucid dreams they retain the greater part, or even all,
of the memories which they possess in the waking state. If this is so, the
'discontinuity of personal experience' is evidently at a minimum. »
[40] « My
perceptions and understandings of both my world and my self can vary in their
degree of experienced lucidity. Consider my world. At one extreme, my vision
can be out of focus, objects hard to recognize, my location unclear, the
meaning of the world around me obscure. At the other extreme, I can experience
clear and intense perception of the world around me and clearly and immediately
recognize everything in my world around me, and understand its name, function,
and place in my world.
« Consider
my self. At the non-lucid extreme, I may feel confused about who I am in a
given situation, or who I really am in a larger sense than the immediate
situation. I may suffer from rapidly changing or contradictory emotions and
concepts, my body may feel strange. I may be unclear about who or what I am and
have delusions about my self. At the lucid extreme, I clearly know who I am in
a wide sense as well as grasping the particular functioning of my self at this
moment in space and time ».
[41] « absolute
lucidity as the experience of immediate, clear access to all relevant
information about yourself and your world that is possible for a human being to
have. » Ibid.
[42] Et même que dans la vie de veille, lorsqu'il
trouve en rêve la solution d'un problème.
[43] « A lucid
dream, however, is usually described as a qualitative shift. We don't get
reports of the type "I found I could recall 15% more informational items
about the dream person I was looking at, and so called this lucidity".
There is a shift in overall quality, a pattern shift to a discrete altered
state of consciousness as compared with ordinary dreaming. Parts of this
pattern shift may include the appearance of psychological functions (such as
volition) that were absent in the previous non-lucid dream. We should call this
kind of change qualitative lucidity. »
[44] Ce que serait une lucidité éveillée est plus
malaisé à entrevoir.
[45] La dialectique de la recherche veut que
l'étude des premiers récits obtenus suggère des modifications à apporter à la
transcription des rêves suivants et ainsi de suite. Cela améliore graduellement
la saisie d'états difficiles à identifier et à décrire, mais interfère
probablement avec la transcription elle-même.
[46] Sylvan Muldoon, La projection du corps astral, Editions du Rocher, Monaco, 1980
(première édition anglaise : 1929), p. 58.
[47] En règle générale nos sujets ont eu pour
instruction de séparer nettement le commentaire du récit de rêve.
[48] Sujet n° 16, sans titre, extrait, 15 décembre
1984.
[49] Dans la pratique cela demanderait l'examen de
rêves notés en dehors de toute
connaissance du phénomène par le sujet et examinés par un tiers informé. Les
journaux de rêves préexistants à la
demande du chercheur sont extrêmement difficiles à réunir et nous n'avons
pratiquement pas tenté cette approche. Les cas repérés concernent des sujets
qui avaient déjà pour consigne de noter leurs rêves lucides (donc disposaient
d'une information sur le phénomène) et qui dans leur journal de rêves relatent
comme ordinaires des rêves qui sont manifestement lucides.
[50] « Last
night in a dream in which my wife figured, I got to know that I was dreaming
through the unexpected appearance of a large model battleship which was
propelled through the streets by me walking inside it. »
[51] « I dreamed
that I had forced myself through a grey and slimy mass. I didn't know what it
was. It was unpleasant, but for some reason I had to force myself through it in
order to advance further. Then, in the midst of this grey slime, I came to a
brightly lit place with a person standing in the center. I could see that it
was
[52] Yves Delage, Le Rêve, Étude psychologique, philosophique et littéraire,
Imprimerie du Commerce, Nantes, 1920, p. 455-456.
[53] Ibid., p.146.
[54] Sujet n°16, "La cuisine des marins",
extrait, lundi 28 septembre 1981.
[55] C'est par exemple la technique utilisée par
Caillois. Voir : Roger Caillois, L'incertitude
qui vient des rêves, Idées/Gallimard, 1983, pp. 84-85.
[56] Sujet n°16, sans titre, lundi 9 août 1982.
[57] Idem, sans titre, 28 septembre 1982.
[58] Dans le chapitre 4, Section 1, § 1.
[59] « This
awareness may be initiatied in a number of ways. It may be initiated by the
stress of a "nightmare" situation, by a recognition of an incongruous
or irrational element in the content of the dream, by a reminder of some
habitual technique of introspective observation, or by what can only be
categorized as a spontaneous recognition that the quality of the experience is
in some indefinable way different from that of waking life. » Green, op. cit., p. 30.
[60] Voir chapitre 2.
[61]
[62] Sujet n°1, "Portraits", 1er avril
1985.
[63] « By the
time the dream has reached the point at which the dreamer asks himself the
question : 'Is this experience of the texture of dreaming or waking
life ?' the dream often seems to be an accurate imitation of waking life.
That is to say, it may be inspected without revealing any perceptible
difference, in detail or definition, from waking life. Further, it is
interesting to note that on awakening it still appears to the subject that he
was inspecting his environment with the same criteria that he would use in
waking life. » Green, op. cit.,
p. 35.
[64] « By the
time the dream has reached the point at which the dreamer asks himself the
question : 'Is this experience of the texture of dreaming or waking
life ?' the dream often seems to be an accurate imitation of waking life.
That is to say, it may be inspected without revealing any perceptible
difference, in detail or definition, from waking life. Further, it is
interesting to note that on awakening it still appears to the subject that he
was inspecting his environment with the same criteria that he would use in
waking life. » Green, op. cit.,
p. 35.
[65] Rêve cité supra chapitre 2.
[66] « Many
years later, in 1907, I found a passage in a work by
[67] Sujet n°19, sans titre, 13 avril 1985. Extrait. Souligné par nous.
[68] « In
ordinary dream was trying to get on a bus which I was chasing along the road,
dodging in and out of traffic and holding a ribbon which connected me to the
bus. This ribbon seemed to be elastic and I noticed with annoyance that it was
elongating and I was falling behind. Then I realized I was dreaming and did not
to chase the bus or even to dodge the traffic. So I stopped running and stood
in the road - the traffic vanishing as I did so. »
[69] Sujet n°1, "Apprentissage de vol",
12 avril 1985.
[70] « It
occurred to me to wonder whether this might be a dream, and I looked carefully
round the room, trying to decide whether the texture of it differed in any way
from waking life. The room was lit by electric light, which had a slightly
artificial quality - perhaps more mellow than real electric light. I looked
down at the carpet and suddenly became convinced that this was in fact a dream.
I had a feeling of some indefinably curvilinear quality in the pattern of the
carpet. It was impossible to define what was really 'wrong' with the carpet,
but once I was convinced that it was a dream there could be no further
doubt. »
[71] « it will
be seen that once the subject becomes aware that he is dreaming, this awareness
no longer seems to depend upon an examination of his experience, but is
maintained quite independently of it. We may therefore doubt whether the
awareness is really caused by an examination of the perceptual field in the
first place. » Green, Ibid.,
p. 36.
[72] « As we
have already pointed out in the case of incongruity, there is obviously a
temptation for subjects to say: 'I examined the texture of my experience and
concluded from it that I was dreaming' rather than: 'I examined the texture of
my experience and realized that I was dreaming'. » Ibid.
[73] « It is a
warm, rainy night in
[74] Sujet n°10, "Le patron ridicule", 21
janvier 1985.
[75] L'échelle utilisée en marge du rêve par le
sujet indique qu'il ne s'agit pas d'un rêve déjà
lucide que le rêveur ne commenterait qu'à ce moment.
[76] Sujet n°18, sans titre, lundi 6 octobre 1987.
[77] Sujet n°10, "Atrocités dans le
train", 26 novembre 1985.
[78] D'après Marc-Alain Descamps « le critère
du cauchemar réel est qu'il vous réveille et que l'on se sent angoissé après, en
ayant parfois du mal à reprendre ses esprits », La Maîtrise des Rêves, Editions Universitaires, Paris, 1983,
p. 72. C'est là un critère qui dépend en dernier ressort de ce qui se
passe au réveil ; il est donc trop
limitatif pour qualifier le rêve
responsable du malaise.
[79] Hervey de Saint-Denys, op. cit., pp. 245-247.
[80] Pour une analyse différente de ce rêve, voir
[81] Sujet n°1, "Cassettes", dimanche 17
novembre 1985.
[82] « Usually
what happens is that I, in my dreams, am in a tough spot e.g. about to be pushed off a cliff or 'shot up' by a gunman, and
then something inside me says 'Don't worry - you're only dreaming', - and that
is the end of the dream. » Green, op. cit.,
p. 31.
[83] Sujet n°1, "Victoire!", dimanche 8
septembre 1985.
[84] Idem, "Volte face", jeudi 17 octobre
1985.
[85] « A
suggestion that greatly helped me to cure such dreams came from an experience
that is common to almost every one. Probably we have all at some time or
another realised that our dream was "only a dream" and not a waking
reality. The idea contained in this very general experience made the point from
which I succeeded in starting a successful experiment in dream control. On various
occasions long ago, when a dream of grief or terror was becoming intolerably
acute, the thought flashed into my sleeping mind, "This is only a dream;
if you wake, it will be over, and all will be well again." If only we
could ensure the realisation of this fact directly bad dreams appeared, they
would cease to have any terrors for us, for a way of escape would always be
open. Therefore I tried repeating this formula to myself from time to time,
during the day and on going to bed, always in the same words - "Remember
this is a dream. You are to dream no longer" - until, I suppose, the
suggestion that I wanted to imprint upon the dream mind became more definite
and more powerful than the impression of any dream; so that when a dream of
distress begins to trouble me, the oft-repeated formula is automatically
suggested, and I say at once : "You know this is a dream ; you shall dream
no longer - you are to wake." For a time after this secret had been fully
learned, this would always awaken me at once; nowadays, the formula having been
said, I do not have to wake, though I may do so, but the original fear dream
always ceases. It is simply 'switched off,' and a continuation of the dream,
but without the disturbing element, takes its place and goes forward without a
break. »
[86] Sujet n°19, sans titre, 1er mai 1985.
[87] « […] The
dream became more lucid and my peripheral vision was greatly enhanced. I also
felt my dream body become more solid, I saw my hands and feets with much
greater clarity.
« What
happened next scared me more than anything I ever experienced in my life. I
found my consciousness so expanded that for a moment I could not tell if this
was just a dream or reality. The feeling was overwhelming. I became very
frightened. Everything around me had become too clear to be just a dream, and
it felt as if my physical body, and mind, was converging together with my dream
body. It was very frightening. Something in the back of my mind told me that if
I didn't stop with the math problems and awaken soon, I will not be able to
awake at all and die. This last word stuck heavy on me. I became very, very
nervous and started to panic. I immediately dropped the paper and pencil and
walked away from the desk. But walking this time was different from any I had
experience in a dream. This time I seemed to feel the weight of each foot as it
hit the ground. Actual weight. It was like I was there; my physical body. I
began to tremble, what was happening was too much for me to comprehend, I just
wanted to wake up. When I tried, I found out that I could not. This scared me
very badly. The youth confronted me a second time and asked if I was all right.
I told him that I was and that I must go. Despite my efforts to wake up I found
I still could not […] ».
[88] « From
early childhood until I was about 45 I had recurring dreams, and in my sleep I
used to find myself saying 'of course I know this one, I've had it many times
before' and if it was a nice one, I would let it run on, and if nasty I could
switch it off and wake up. » Green, op.
cit., p. 45.
[89] « I had
been killed by an air raid and found myself with my companions "on the
other side". I complained about a pain in my left arm, whereupon one of
them rummaged in her bag, produced a bottle of tablets, and said that these
would cure the pain. I suddenly burst out laughing, for I realized that I was
dead and that pills were not much good for the "astral body", or
whatever it may be. This was followed immediately by the thought, "Perhaps
I'm not dead but dreaming," and as I pondered this mystery, I woke
up. »
[90] « […] Next
to the window was a chair identical to the one out-side. I quickly walked over
to it, but as I walked I heard the sound of running shower water and singing. I
looked into the adjacent room and saw my room-mate taking a shower in the
corner. This struck me as very odd for I did not know what he was doing here. I
felt concerned for him; I didn't want him to get hurt by the gang of kids. The
banging became louder. Not having time to warn my room-mate, I quickly picked
up the wooden chair and threw it at the window. (The window was 6'X3' and was
on the ground floor for I saw a green hill a tree and a sidewalk.) It just
bounced off, leaving the window quivering like it was made of plexi-glass. This
seemingly impossible event left me with the conclusion that this could only
happen in a dream. Just the fact that my room-mate was taking a shower in a
corner gave further evidence to this. It
is at this point that I became lucid.
« Knowing
that I was dreaming, and knowing that I could not be hurt, I opened the door to
face the gang. […] » Vincent MacTiernan, op.
cit., p. 158. Souligné par l'auteur.
[91] Descartes, Méditation
Sixième, dans les Œuvres
philosophiques, T.II, Edition de F. Alquié, Classiques Garnier, Paris,
1983, p. 504. Cité supra dans le chapitre 1.
[92] « In a
dream I walked into the old room which I had had at
[93] Sujet n°1, "Vol à volonté", dimanche
23 juin 1985.
[94] « Lucidity
may arise when the dream-situation is such a kind that, if it happened in
waking life, it would initiate a train of analytical thought in the subject's
mind. The train of analytical thought in question may actually occur in the
dream, just before it becomes lucid, or the dream may become lucid with no such
preliminary, at the point at which a train of analytical thought would normally
have been aroused. » Green, op. cit.,
p. 33.
[95] « In a
dream I heard a voice of unpleasant quality asserting of a certain place that
it was 'where
[96] « This
dream took place on the upper floor of a large, rather atmospheric mansion.
First I was in a room with X. We were talking about the possibility that there
might be spirits in such a place and I was invoking them - not very seriously.
X. said something like: 'Well, you might give them a proper chance. Go and do
it in a room of your own.' So I agreed, without much enthusiasm, as when
someone suggests something which I ought to find interesting but don't expect
to be successful. I went along the corridor to another room and began to talk
to the air. After a little, words I had said began to echo back to me from the
walls and corners of the room. This began to seem unnatural, as isolated words
were picked out of what I said and echoed repeatedly. Also the same word was
echoed back from different angles. I became uneasy and left the room before I
became more so. As I walked back along the corridor to rejoin X. I wondered how
to explain my retreat to him; also whether such an odd sort of echo could be
naturally caused. At this point I realized that I was dreaming. »
[97] Sujet n°1, sans titre, jeudi 21 novembre 1985.
[98] Idem, sans titre, lundi 20 janvier 1986.
[99] Méthode donné par Carlos Castaneda dans Le Voyage à Ixtlan, voir supra, chapitre 2.
[100] Sujet n°1, "Consignes de rêve
lucide", 4 avril 1985.
[101] « Incredible dream of great awareness and
control. Dreamed I was in a house or mansion somewhere and suddenly realized I
was dreaming. It was a sudden
cognitive awareness of being simultaneously conscious and dreaming. […] »
[102] « I have
been dreaming for some time and suddenly I realize that I am dreaming. » Kenneth Kelzer, op. cit., p. 18. Voir aussi les
pages 3, 16, 33, 37, 38, 73, 101, 118, 141, 149, 168 du même ouvrage.
[103] Sujet n°16, sans titre, vendredi 2 novembre
1984.
[104] Sujet n°13, "C'est un rêve, je dois
pouvoir voler", jeudi 7 août 1986.
[105] Sujet n°23, sans titre, 27 juin 1985.
[106] Idem. Souligné par le sujet.
[107] Sujet n°16, sans titre, jeudi 5 juillet 1984.
[108] Idem, "Une mer de boue blanche", 1er
février 1982.
[109] Sujet n°10, "Le Grand Théâtre", 2
février 1985.
[110] Descartes, "Lettre à Balzac du 15 avril
1631", dans les Œuvres
philosophiques, T.I, op. cit.,
p. 289. Cité partiellement au chapitre 2, section I, §2, note. La
situation inverse est décrite par Proust au début d'A la Recherche du Temps perdu.
[111] Sujet n°1, "Inceste", 14 avril 1985.
[112] Cet élément conscientiel est sans doute le
résultat d'un entraînement permettant d'obtenir la lucidité, que le sujet en
soit conscient ou non, comme par exemple l'habitude de noter ses rêves, de
revivre leur atmosphère générale et de les mémoriser. On peut poser l'hypothèse
que la forme de l'entraînement détermine la forme d'émergence : le sujet
qui s'intéresse aux anomalies de ses rêves aura certainement plus de rêves d'incongruités
que celui qui s'occupe de leur aspect répétitif ou encore que le sujet qui
s'amuse simplement à considérer de temps à autre sa vie de veille comme un
rêve, exercice qui correspondrait à une émergence spontanée de la lucidité en
rêve. Pour ces questions voir le chapitre 4.
[113] Sujet n°10, "L'Observateur du Rêve",
23 novembre 1985.
[114] On peut néanmoins noter que les expériences de
laboratoire montrent que la continuité vécue se double d'une continuité réelle.
[115]
[116] Ibid.
[117] Ibid.
[118] Stephen LaBerge, Le Rêve lucide, op. cit., pp. 286-287.
[119] « […] all
perceptions of the physical body, inner and outer, visceral or peripheral, are
entirely absent. Usually I have the sensation of floating or flying […] ».
[120] Sujet n°1, sans titre, lundi 17 juin 1985.
[121] Sujet n°10, "Le malade", 12 février
1985.
[122] Sujet n°1, Ibid.
[123] Sujet n°16, endormissement conscient suivi de
"Réunion au salon" (début), 22 octobre 1986.
[124]Ibid.
[125] Idem, Commentaire de "Tuesday, dit
G…", août 1981.
[126] Idem, "La Chambre déformée", 28 août
1981.
[127] Résolution.
[128] Sujet n°1, sans titre, 6 juin 1985.
[129] Ce serait en fait là le fameux "sommeil
des nourrices" parfois mentionné pour rendre compte de la lucidité. Voir à
ce sujet supra chapitre 2 ainsi que
Freud, L'Interprétation des Rêves,
Presses Universitaires de France, Paris, 1980, p. 487.
[130] Sujet n°1, "Entre veille et
sommeil", 19 mars 1985. Souligné par nous.
[131] Sujet n°16, sans titre, lundi 22 octobre 1990.
[132] « This […]
is associated with various states of the physical body - e.g. the physical body
may continue to go about its ordinary activities, or it may fall asleep or
faint, or lose consciousness in ways which are variously described by different
reporters. » Green, op. cit.,
p. 37.
[133] « The
subject voluntarily enters a lucid dream while falling asleep ». Ibid.
[134] « The
subject suddenly enters a state of "lucid dreaming" from a waking
state. This may happen quite involuntarily […] » Ibid.
[135] « My very
good friend, Mr. G. Murray Nash (
[136] « […] Do
you know that man's as real to me as if I could touch him! He's an ugly man,
only I feel he's sublimely great. You know I've not got to be tied up always to
myself. I can get up and walk about in other worlds, and I very often like to
walk through the room where that scene took place. […] » Green, op. cit., p. 42.
[137] « If our
criteria of a lucid dream are (1) that the subject should have a different
field of perception substituted for the normal one, and (2) that the subject
should be aware of the state he is in, and able to reflect rationally on its
relationship to the normal world, then the "Daylight Impressions" of
Mrs. Willett would appear, to varying degrees, to qualify as lucid
dreams. » Ibid., pp. 42-43.
[138] « The
thought of Mr. - came into my mind and suddenly with my eyes open, as I
believe, for I was not feeling sleepy, I seemed to be in a room in which a man
was lying dead in a small bed. I recognized the face at once as that of Mr. - ,
and felt no doubt that he was dead, and not asleep only. The room appeared to
be bare and without carpet or funiture […]. » E. Gurney, F.W.H. Myers
& F. Podmore, Phantasms of the
Living, Trübner & Co., London, 1886, Vol. I, p. 226, cité par
Green, op. cit., p. 41.
[139] «
[140] « This
amnesia, of course, distinguishes theses states from any other kind of lucid
dreams, but subsequent non-amnesia has not been incorporated in our definition
of a lucid dream, and it is interesting to reflect that it might be possible
experimentally to produce a lucid dream with subsequent amnesia by simply suggesting
to a hypnotized subject that he should forget any lucid dreams which had
spontaneously occurred to him while he was under hypnosis. » Ibid.
[141] Voir par exemple
les sujets n°10 ou 16.
[142] « I am
dreaming and I become aware that I am dreaming. As a confirmation to myself, I
mentally call up my hands into my field of vision and they appear instantly. My
hands have an ethereal, luminous quality to them and I am convinced that I am
lucid, as I feel that refined, lucid energy moving through my hands, face and head
once again.
« I see
my surroundings. I am in a small jail cell, lying on my back, sleeping on a
simple cot. Retaining my face-up position, I consciously and deliberately
levitate my body up into the air and then roll over a couple of times.
« Now I
hear my son,
[143]« […] For a long time I kneel quietly beside the
other magi gasing earnestly at the infant. I am totally entranced by the
dazzling, beautiful light that emanates continuously from his whole body and
especially from his loving eyes, that simply look back at me, so calm and so
steady. I feel as if I could kneel here forever.
« Now I
feel
« After a
time, the light that surrounds the child slowly begins to fade. Still lucid,
and still aware of
[144] « At
breakfast I felt the need to verify, from
« This
added confirmation was important to me and it allowed me to see that I had
experienced another break-through in the lucid dreaming process. For the first
time in the lucid state I became conscious on three levels simultaneously. I
was conscious of the dreamscape (the dream content and imagery), conscious of
the fact that I was dreaming (lucidity), and conscious of certain events
occuring simultaneously around me on the physical plane. However, it was above
all, the exceptional degree of clarity (lucidity) experienced especially in the
third dream, that enabled me to distinguish these three levels of awareness and
to maintain the lucid state until the natural completion of the dream. » Ibid., pp. 43-44.
[145] Yves Delage, Le Rêve, op. cit., p. 157.
[146] Les études de laboratoire ont d'ailleurs
montré qu'un rêveur lucide peut, dans certaines conditions, percevoir
partiellement l'environnement de veille sans quitter le sommeil paradoxal
indiqué par les tracés polygraphiques.
[147] «
[148] « What
[149] « In the
course of my experiment it occured to me that it would make sense to
distinguish between 7 aspects of lucidity (clarity) :
« (1)
clarity that one is dreaming ;
« (2)
clarity regarding one's own ability to decide to do something ;
« (3) clarity
with regard to recollecting one's waking life, especially to recollecting what
one intended to investigate in the dream ;
« (4)
clarity respecting recollecting the dream (this is the only aspect which is not
directly related to the dream itself) ;
« (5)
lucidity of the consciousness, as opposed to a disturbed consciousness ;
« (6)
lucidity of perception (being able to perceive everything one sees, hears,
touches, smells, tastes, etc. in the dream) and
« (7)
clarity regarding recognizing what the dream symbolizes. »
[150] « There is
a need to pursue the question of whether the lucid dreamer has the same access
to memory that he or she has when awake, which is implied when lucid dreaming
is spoken of as "waking consciousness occurring during the dream."
Tart […] observed that
« Since I
never have my normal intellectual faculties during lucid dreams, and I never
have had the clarity or lucidity of the waking state even at my best moments in
what is now 397 lucid dreams, I questioned […] the use of the expression
"waking consciousness during the dream", and the claim that lucid
dreamers remember and reason as when awake. Since such claims contradict my
experience I felt that they were incorrect. »
[151] « Now
I see that somewhat differently. Since such things continue to be said, even by
some who have had lucid dreams, it must be correct that some people do have
good memories and good reasoning ability while dreaming lucidly. » Ibid.
[152] « George
Gillespie […] describes his "lucid dreaming" as including the
knowledge that he is dreaming while he is dreaming, but without his
consciousness being more like his ordinary waking state than like his ordinary
dreaming state. He asks the question whether his dreaming is lucid by my
definition of lucid dreaming : "Lucid dreams are those in which the
dreamer is aware that he is dreaming, clearly recalls his waking life, and
considers himself to be in full command of his intellectual and motivational
abilities."
« By this
definition Gillepsie's dreams are not lucid. In my "From Spontaneous Event
to Lucidity" review, I put great emphasis on the fact that knowing that
you are dreaming while you are dreaming is a necessary but not a sufficient criterion for labelling a dream
"lucid". The full definition of a lucid dream given in that review
article is "lucid dreaming is an altered d-Soc (discrete state of
consciousness) charecterized by the lucid dreamer experiencing himself as
located in a world or environment that he intellectually knows is 'unreal' (or
certainly not ordinary physical reality) while simultaneously experiencing the
overall quality of his consciousness as having clarity, the lucidity of his
ordinary waking d-Soc. » Charles T. Tart, "Terminology in Lucid Dream
Research", Lucidity Letter, vol. 3,
n°1, mars 1984, pp. 4-6. Souligné par l'auteur. ("d-SoC" signifie
"discrete state of consciousness".)
[153] « However,
even if some people have "waking consciousness" in lucid dreams, it
is questionable that these characteristics should be included in the definition
of lucid dreams. Paul Tholey […] begins with a definition of lucid dreams that
[he] attributes to Tart […] "Lucid dreams are those in which the dreamer
is aware that he is dreaming, clearly recalls his waking life, and considers
himself to be in full command of his intellectual and motivational
abilities." My lucid dreams are excluded by this definition. In lucid
dreams I retain the restrictions of my ordinary dream consciousness. I forget
most of my daily waking life. I do not know where I am sleeping, or what year
it is. I recall little even if I try. Less than half the time can I remember
what experiment I had planned to do. Memory is often false. My ability to reason
is limited. I cannot plan the future beyond the immediate. I am little aware of
my inconsistencies, mistakes and ignorance. I accept dream events uncritically.
I am unable to judge (until awake) the results of experiments I do in my lucid
dreams. I do some things that make no sense. I have only enough lucidity to
become aware of some inconsistency in the dream or to realize somehow I am
dreaming and to proceed according to that knowledge. »
[154] « Even
though some may reason somewhat well and remember somewhat well while dreaming
lucidly, I suspect that such ability may often be overplayed. Even
[155] « The
simplest definition of lucid dreaming that I have found, is one used by
Gackenbach […] she describes lucid dreams as "awareness of dreaming while
in the dream state." For the "Sleep and Dreaming Questionnaire"
that I filled out under her direction, it is said that lucid dreams "are
dreams where you are aware that you are dreaming while you are dreaming." With this kind of restricted
definition I am a lucid dreamer, which I do not question anyway. If the
questionnaire's definition had included the specific characteristics of
reasoning clearly and remembering freely, I, and I trust others, could not have
filled out the questionnaire. » Ibid.
[156] « This is
not to say that Gillepsie's dreams are not of interest : far from it. Since F.
van Eeden […] coined the term lucid dreaming however, and since he
characterized his dream consciousness as more like waking than dreaming, I
think we owe it to van Eeden to reserve the term "lucid dream" for
this sort of event, not for any dream in which there is only knowledge that one
is dreaming. I shall propose the new term, "dreaming awareness
dreams" to describe ordinary dreams that includes some concurrent
awareness that one is dreaming, but where this awareness is not accompanied by
a shift in consciousness to the altered state of lucid dreaming.
« The
importance of making this distinction will depend on whether lucid dreams and
dreaming awareness dreams ultimately turn out to be part of a continuum of
dreaming consciousness or whether lucid dreams (and perhaps dreaming awareness
dreams) are qualitatively different in important respects from ordinary
dreaming. Insofar as lucid dreamings and dreaming-awareness dreams are
qualitatively different from each other and/or from ordinary dreams, it is
vitally important to distinguish them in studies which attempt to correlate
various psychological and personal qualities with the occurence or qualites of
lucid dreaming ».
[157] « In my
lucid dreams, though I never have the lucidity of my waking moments, I am
decidedly more lucid than in my ordinary dreams. Even before I realize I am
dreaming, I acquire enough lucidity to notice anomalies in the dream, to
realize that certain situations are dream-like and to reflect on the question
of whether I am dreaming. Ordinary dreams are full of anomalies, contradictions
and dream-like situations that I accept without notice. It is the onset of
lucidity that enables me to notice, reflect and realize, and enables the lucid
dream to occur. It is lucidity to realize I am dreaming, to sustain that
knowledge for some time and to realize its implications. I know the dream is
not ordinary physical reality, that dream people are not separate entities and
that it won't help me to write down notes or to run to the bathroom until I
wake up. I normally remember that I am to proceed with some task, even though
frequently I can't think of what it is. When I think of it, I can usually carry
it through, though sometimes I forget what I'm doing, or I suddenly do
something unplanned. I observe closely, though my judgment is bad. I can decide
to remain detached or to become involved with the dream. These abilities are
not characteristic of my ordinary dreams ».
[158] « To begin
with, Tart's description of dreaming-awareness dreams is based on some
questionable assumptions. On what basis can it be concluded that anything less
than waking lucidity in a dream constitutes an ordinary dream? My lucid dreams
are very different from my ordinary dreams in ways I will describe. I am also
wary of lucid dreaming called an altered discrete state while
dreaming-awareness dreams are assumed to include no shift in consciousness to
that altered state. Do we know enough yet about states of consciousness to
conclude that two varying degrees of lucidity constitute different states? Do
we know enough yet about shifts in consciousness to conclude that realizing one
is dreaming does not indicate a decisive shift to lucid dreaming? », Ibid.
[159] « Under the
term "lucid dream" are to be included those dreams "in which the
dreamer is aware that he is dreaming, clearly recalls his waking life, and
considers himself to be in full command of his intellectual and motivational
abilities." […] I see no difference in motivational ability between my own
experience and what I read of other's lucid dream experiences. I desire and
intend and proceed to carry through my intentions. I am usually in charge of
what I do in spite of occasional spontaneous unplanned acts, as in fact I am in
much of my ordinary dreaming », Ibid.
[160] « The
essential distinction, then, if there be one, between lucid dreams and
dreaming-awareness dreams is in degree of lucidity, that is in degree of memory
and intellectual abilities », Ibid.
[161] « Editor:
Throughout all of this you knew you were dreaming?
«
« Editor:
Did you have any sense of having to balance that awareness with your dream
activity?
«
« Editor:
I found that if I don't continually remind myself of the true nature of the
dream as that of dream that I lose the awareness. You didn't have any of that.
«
« Editor:
No, not to keep dreaming, that's easy. To keep the knowledge, the awareness of
the true nature of the state.
«
« Editor:
Throughout, you knew it was a dream.
«
« Editor:
But you still had the sense that you knew it?
«
« Editor:
But you're not always saying it.
«
« Editor:
Okay, let me explain it with a personal experience. When I know I'm dreaming, I
remind myself I know I'm dreaming and I continue to do so. If at some point I
lose that awareness and I don't remind myself : I don't say, I'am awake or I'm
dreaming or whatever, then the dream continues. I wake up later and think,
"Ah, gees, I lost it!". My recollection of the part where I knew I
was dreaming will be very distinct from the part where I didn't know I was
dreaming. I know that I got caught up in the activities and I lost the
awareness. Although there are people who talk about the continuity of the
awareness without like you say, the reminding ».
[162] Sujet n°16, "Réunion au Salon chez les
S…", 2 juin 1987.
[163] Idem, "La peur au ventre côté
cimetière" (extrait), suite du rêve précédent, même date.
[164] « For
example, I found that I had no trouble with rote memory, but when I tried to
recall where I was sleeping (after frequent moving around) I could not ». George Gillepsie, op. cit.
[165] Sujet n°16, "Paralysé dans mon
corps", 3 octobre 1983.
[166] Idem, "Possédé par un vampire",
mardi 27 septembre 1983.
[167] Idem, sans titre, samedi 11 juin 1983.
[168] Idem, "Les dimensions de la cuisine"
(faux-éveil suivi de lucidité, extrait), 2 juin 1987.
[169] Se reporter aux rêves des sujets 19 et 10
donnés supra.
[170]
[171] « "In
the dream, I was at someone's house, and I decided to try to have a lucid
dream. I wasn't actually in bed in the dream, but I put my head down on a table
and relaxed, and suddenly found that I was dreaming lucidly. I remember
thinking something like 'Wow, this is so realistic. If I didn't know that I was
dreaming, I would think that this was really happening'".
« "In the lucid part of the dream, I actually
replayed the first part of the lucid dream from
« I classified the above dream as a "dream of
a lucid dream" because what I thought was reality was in fact another
dream. I thought that I was actually at someone else's house dreaming. However,
the lucid dream part seemed just like regular lucid dream, but with reality
confused ». Darrell Dixon, "Dreams of Lucid Dreams", Lucidity Letter, 6 (1), 1987 pp. 91-93.
[172] Sujet n°16, "Mis en transe par un
yogi", 19 mai 1988. Souligné par nous pour mettre en évidence le début et
la fin du passage lucide.
[173]
[174]
[175] Ibid.
[176] « In order
to attain to the Dream of Knowledge we must arouse the critical faculty which
seems to be to a great extent inoperative in dreams, and here, too, degrees of
activity become manifest. Let us suppose, for example, that in my dream I am in
a café. At a table near mine is a lady who would be very attractive - only, she
has four eyes. Here are some illustrations of these degrees of activity of the
critical faculty:
« (1) In
the dream it is practically dormant, but on waking I have the feeling that
there was something peculiar about this lady. Suddenly I get it - "Why, of
course, she had four eyes!"
« (2) In
the dream I exhibit mild suprise and say, "How curious, that girl has four
eyes! It spoils her." But only in the same way that I might remark,
"What a pity she has broken her nose! I wonder how she did it."
« (3) The
critical faculty is more awake and the four eyes are regarded as abnormal; but
the phenomenon is not fully appreciated. I exclaim, "Good Lord!" and
then reassure myself by adding, "There must be a freak show or a circus in
the town." Thus I hover on the brink of realisation, but do not quite get
there.
« (4) My
critical faculty is now fully awake and refuses to be satisfied by this
explanation. I continue my train of thought, "But there never was such a
freak! An adult woman with four eyes - it's impossible.
I am dreaming." ». Oliver Fox, op.
cit., pp. 35-36.
[177] Voir sujet n°16, "Les dimensions de la
cuisine", cité supra.
[178] Sujet n°1, "Bande dessinée"
(extrait), 15 juin 1985.
[179] « In an
ordinary or lucid dream I feel that my mental functioning is as when awake. It
is only while awake that I can reflect critically on the dream experience and
see that my mental abilities were limited. While dreaming, I do not have the
discerning abilities to enable me to notice my limitations. I believe I
remember things correctly, I confidently plan my next action and make judgments
without hesitation. After the dream I might remember only my self assurance
about my mental abilities. But I have seen my limitations by recollection and
by testing myself while dreaming lucidly ».
[180] Sujet n°10, "Une exploration en
profondeur", 19 octobre 1986
[181] Voir par exemple le même sujet, "The
destiny of Britain", 13 octobre 1986.
[182] Sujet n°1, "Vol à volonté, rêve
lucide!" dimanche 23 juin 1985. Début cité supra, même chapitre, section I, §1, I. A. 1.
[183] Hervey de Saint-Denys, op. cit., p. 249.
[184] Voir sujet n°10, "Le patron
ridicule", 21 janvier 1985, cité supra.
[185] « The lucid
dreamer frequently has volitional control over this lucid dream world to some
extent, frequently performing actions that are "magical" by
waking-life standards, such as willing changes in the "physical"
qualities of the dream world, a kind of "experiencial
psychokinesis." » Charles T. Tart, "From Spontaneous Event to
Lucidity, A Review of Attempts to Consciously Control Nocturnal Dreaming",
in : Jayne Gackenbach and Stephen LaBerge (eds.), Conscious Mind, Sleeping Brain, Perspectives
on Lucid Dreaming, Plenum, New York, 1988, pp. 67-103.
[186] « […]
whereas control over dream situations and characteristics is a frequent aspect
of lucid dreaming, control of a dream situation is not per se a sufficent indicator of lucidity. Dreamers can sometimes
learn partially volitional control in dreams without experiencing the overall
shift in state of consciousness that constitute the d-SoC of lucid
dreaming ». Ibid., p. 95.
"d-SoC" signifie "discrete state of consciousness ".
[187] « The high
degree of apparent volitional control of content manifested in lucid dreaming
suggests it is the ultimate form of concurrent content control ». Ibid.
[188]
[189] Voir notamment :
[190] Voir supra,
section I, Introduction.
[191] « Now I realize that I can control the dream
sequence. I decide I want the rain to stop. It doesn't. I wonder to myself why
it's so important that it keeps on raining, and what the rain could represent.
I come to a platform where there are some people standing around. I go from one
to another asking them, what time does the next train leave? But they all
ignore me. It's as if I'm not even there. I begin to feel angry and frustrated
[…]. »
[192] « I was in
total darkness. I knew I was in my living room but there was no light at all.
The only sound I could hear was the sound of my blood rushing in my ears. This
sound filled the room and I was very afraid. Suddenly a man I recognized as
[193] Oliver Fox, op. cit., pp. 34-35. Souligné par l'auteur.
[194] « To get
the best results I had to know all about the past life of my earthly self, just
as one does in waking life, to realize my body was asleep in bed, and to
appreciate the extended powers at my command in this seemingly disembodied
state. » Ibid.
[195] « It would
seem that the most difficult exercise of memory in a lucid dream, at least so
far as the events of one's own past life are concerned, would be to trace the
events of the last few days up to the moment of actually going to bed on the
night in question.
[196] Sujet n°16, "Le couloir qui mène au
cinéma", 29 décembre 1981.
[197] Idem, sans titre, 29 décembre 1981.
[198] Idem, "Le lit dans le salon", 18
janvier 1982.
[199] « One time
I found myself in a department store that looked like any department store we
have in our world ; after wandering around for a minute or so, I walked
outside. The scene that confronted me was typical of any large city at noon :
all kinds of people hurrying to and fro, heavy traffic in the street with a
policeman trying to direct it; I began to feel very angry and just about fed
up, so I walked out to the middle of the street and began yelling as loud as I
could, "Alright you people, listen up! This is my damn dream, and I want
to know what in the hell is going around here!" Well, if I had dropped a
bomb I couldn't have made a more startling impression -- everything stopped and
everyone looked at me, then they all began walking toward me in a very menacing
way; frantically I began concentrating on my body in an effort to end the
experience, but for a few long seconds nothing happened and I could feel the
terror sweeping over me. Finally, just before they reached me, the experience
ended and I was back in my bed. After this experience, anytime I find myself in
a crowd I keep very quiet. » Father X, "Reflections on Lucid Dreaming
and Out-of-Body-Experiences", Lucidity
Letter, 8 (1), 1989, pp. 35-45.
[200] Robert Price, communication personnelle, juin
1985.
[201] Sujet n°16, sans titre, dimanche 7 juillet
1985.
[202] Sujet n°16, sans titre, 11 mars 1985.
[203] Ibid.
[204] Voir entre autres sujet n° 16, 15 décembre
1984, cité supra, section I, §1, I.
[205] « I certainly
have had dreams in which I distinctly remember asking myself the question
"Am I dreaming ?". These occur quite often - perhaps as much as
once a week. However, as far as I can remember, the vast majority of times the
question either was left unanswered in my mind or was unanswered in the
negative, and the dream continued without the thought returning to me ».
Green, op. cit., p. 23.
[206] « There
were times when I argued with myself about whether I was dreaming or not
-saying it is O.K., it is only a dream- and then saying to myself no it is
not... this is reality' (ordinary reality that is). » Ibid.
[207] « In two
successive dreams of rather disordered sleep I was preoccupied by the same
absurd but nightmareish worry. I thought that certain household possessions,
some fine pieces of brocade, and silk curtains, had been left out of doors, and
had been found in the rain and melting snow. The care of getting these things
dried and restored became an obsession which distracted my dream imagination.
In the second part of the dream, when the trouble had become acute, and when I
was presumably near to the point of waking, I not only took part as the
dreamer, but was present in a double capacity ; for 'I' interrupted the dream,
and argued sternly with the dreamer as to the reality of the trouble that was
so oppressive. 'I' said, 'This is a dream- I am certain of it ; you must wake'.
But the dreamer replied, 'It cannot simply be a dream, because it was not only
in this dream, but in the dream before this one that I discovered these things
in the snow; it must be real, or it would not happen twice, and here are the
actual things which you can see and touch for yourself.' 'I' was very puzzled;
it did indeed seem very real even to me, and very confusing. 'I' examined the
soiled materials again; they felt very wet and dripping in my hands and seemed
to be convincingly 'real'. 'Perhaps', I though, 'some of the seeming facts are
really true' - I could not disentagle them from what was false; only 'I' felt
sure that a great deal of the worry was 'dream trouble, not day trouble.' 'No,'
the dreamer argued again, 'for you can see and feel the wet things - they are
too real to be "dream things." ' 'Well,' 'I' said at last, 'will you
put it to the touch, and test it? Wake,' I said, 'and see just how much of this
is a dream!' And I woke ». Mary Arnold-Forster, op.
cit., pp. 172-173.
[208] Sujet n°16,"Est-ce un rêve ? Double
test: chute et attitude", 31 janvier 1985.
[209] Idem, sans titre, 9 mars 1985.
[210] Idem, sans titre, 29 décembre 1981, cité supra.
[211] Idem, "Voir s'il me voit", 28
décembre 1981.
[212] Idem, "Est-ce que je saute ?",
mercredi 7 juin 1984.
[213] Idem, sans titre, 2 mars 1984. Souligné par
nous.
[214] Idem, "Le pont de Nantes", 21
janvier 1985. Souligné par nous.
[215] Cité supra
au chapitre 2.
[216] Le rêve cité supra ," Une mer de boue blanche", est de ce type.
[217] Sujet n°10, "Atrocités dans le
train", 26 novembre 1985. Cité supra.
[218] Idem, journal de rêves de la même date.
[219] Yves Delage, op. cit., p. 449. Souligné
par nous.
[220] « I may
state that without exception all my lucid dreams occurred in the hours between
five and eight in the morning ». Dr. Frederik van Eeden, op. cit., p. 449.
[221] Patricia Garfield, La Créativité Onirique, La Table Ronde, Paris, 1983,
pp. 138-139.
[222] « I have
been dreaming for some time and suddenly I realize that I am dreaming. As soon
as I become lucid, I feel a flow of tingling energy rising up into my head and
settling in my forehead. The dream images shift suddenly and now I see an
amazingly beautiful ever green tree in front of me. Its branches are covered
with snow, each one carefully and delicately poised, sagging under the weight
of the beautiful, clear, brilliant, white powder. The scene is absolutely
marvelous in its beauty and clarity.
« I
decide to take charge in the dream and I mentally command the tree to turn into
a … (pause) … rabbit! After this short pause the thought comes to me, "A
rabbit! Why not? A rabbit will do quite nicely." Instantly the tree
vanishes and I see only a blank, brown screen in my field of vision. I feel
disappointed and I choose to keep visualizing a rabbit. Soon I see the white
outline of a rabbit on the brown screen. First I see it from a side view and
then from its backside, as it begins to hop about with movements similar to an
animated cartoon.
« Suddenly
the scene changes. I arch my head back and look straight up into the air. I see
a beautiful eagle, or perhaps a hawk, floating in the air above me, hovering in
place with poised, widespread wings. The sky is absolutely clear blue and the rays
of the sun filter slowly and gloriously down through the outstretched feathers
of the bird. Sparkles of sunlight slowly fall down toward me, like a soft,
gentle shower. I feel impressed and joyous at the marvelous beauty of this
scene which I savor, fully and deliberately, in every detail.
« Suddenly
I awaken, and I lie in bed with my eyes closed, my mind fully alert, basking in
the afterglow of the vision ». Kelzer, op. cit.,
pp. 18-19.
[223] Sujet n°16, sans titre, 2 juin 1987, début de
ce rêve partiellement cité supra.
[224] Voir par exemple le rêve du sujet n°10,
"Atrocités dans le train", 26 novembre 1985, cité supra .
[225] « […] How
long elapsed I cannot say; time is a most perplexing thing in the Dream World;
but presently it occured to me that I ought to be getting back to my body. I
had to be at College by
[226] Sujet n°10, "L'Amour à l'anglaise et
l'ordinateur", 12 janvier 1986.
[227] Idem, "Le devoir d'esperanto", 26
novembre 1985.
[228] Id., Journal de rêves de la même date.
[229] Id., "1929", 18 septembre 1986.
[230] Sujet n°16, « "Au revoir, C…",
grimaça-t-il », 5 juin 1984.
[231] Le corpus de rêves que nous avons recueillis
montre que certains sujets ont classé comme "ordinaires" des rêves
dont la lucidité transparaît dans le récit.
[232] Cité supra, section I, §1, I, A.
[233] « I am
walking down an unidentified alley late at night. There are many fire escapes
on the backs of the buildings which I am passing in the alley. I am being followed,
but the knowledge does not disturb me very much. I feel more curiosity than
fear. I finally look over my shoulder to see a man - but I can't see his face -
wearing a fedora and trenchcoat and carrying a knife. When he realizes I've
seen him, he begins to run after me. I still feel no real fear, however,
because I am very much aware that this is a dream and I am in no real danger. I
wait until he is perhaps twenty yards away from me, and then I take a running
start and fly up to the nearest fire escape. My pursuer begins to climb up the
fire escape after me, but I merely soar over to the next one, laughing at his
clumsy attempts to overtake me ». Récit rapporté par Jayne Gackenbach & Jane
Bosveld, op. cit., pp. 84-85.
[234] « I was in
a building with a group of people. The building was surrounded by zombies. I
had a gun that misfired every time I tried to shoot a creature. They managed to
break in and we were quickly surrounded. I knew that our escape depended on my
gun working. Suddenly, I realized that I was dreaming and that I could force
the gun to work by willing it to do so. The gun began firing and we
escaped ». Ibid.,
pp. 83-84.
[235] « I am
walking alone in a mountainous country area. I begin to climb upward on several
huge slabs of solid granite. Leaning forward as I climb, I patiently work my
way up these massive, steep, grayish-white monoliths. At last I reach the
summit, a high plateau, and see a broad, vast plain ahead of me. The plain
extends for a great distance, as far as the eye can see, and is covered with
grass and occasional clumps of trees. At some distance on the plain, I see a
large, goat-like beast, similar to an African wildebeast, with long, shaggy,
black hair. A primitive man, a naked aborigine, looking like an American
Indian, is riding the wildebeast. Suddenly, the beast turns directly toward me
and begins to charge. I realize that the aborigine has no control over the
beast at all; in fact, the beast is controlling him! I feel alarmed. I clearly
see that the beast has two, short, curved horns with sharp points, exactly like
those of an American buffalo.
«
Suddenly, I realize I am dreaming, and I feel a great surge or energy shoot
through my whole body and settle in my forehead. I tell myself I have
absolutely nothing to fear because I know that what I see is a dream. I stand
ready to meet the wildebeest's attack and feel tremendous energy bristling out
of my arms. My arms feel much more muscled and stronger than usual, each one
surrounded by a powerful energy field, shaped like a cylinder about eight
inches in diameter, completely encompassing each arm, and extending from my
shoulders all the way down to the fingertips of both hands. I feel incredibly
powerful. I think to myself that, at just the right moment, with perfect timing
and balance, I will grab the charging wildebeest by the horns and bulldog it to
the ground as if I were a rodeo cowboy. I wait with full confidence as the
wilderbeast and the naked aborigine charge directly toward me, headlong, at
full speed. […] ». Kelzer, op.cit.,
pp. 3-4.
[236] « […] At
the very last moment, just as I expect to feel their impact, the wildebeast and
the naked aborigine come to an abrupt halt, directly in front of me. For
several minutes, I confront the wildebeest, powerfully, looking straight into
one of its bloodshot eyes, as it nervously paws the earth, stirring up a small
cloud of dust only a few feet from where I stand. I think to myself with great
satisfaction, "I don't have to bulldog it after all." The naked
aborigine sits calm and immobile on top of the shaggy beast and has an empty
and faraway look in his eye as I glare at him powerfully. Then I look back at
the wildebeast, and for several long moments we continue to stare directly into
each other's eyes as it repeatedly paws the earth, restlessly. I fell totally
balanced and poised, mentally clear, and very satisfied. Slowly the dream fades
out and I return to a normal sleep ». Ibid.
[237]« My first recollections of flying dreams go back
to when I was a very little child, when we were living in
[238] Cité supra, chapitre 2.
[239] « During
lucid dreaming the appearance of the dream world seems to be identical to that
of the waking world. Certain of our perception experiments sometimes (but not
always) led to the same results as in the waking state. It was possible, for
example, to deliberately bring about double vision, positive after-image, as
well as the restructuring figures ».
[240] « Other
highly unusual experiences also occurred, however such as flying or floating,
out of the body experiences, panorama vision (360°), four-dimensionality of
space, the slowing down of time, and cosmic experiences ». Ibid.
[241] Cité supra
section I, Introduction.
[242] Voir le rêve "Une mer de boue
blanche" cité supra.
[243] Cité supra,
section I, §1, IV.