Témoignage chrétien
  Accueil | Éditorial | La semaine | Chronique | Croire | Culture                    édition du 2008-01-17

« Je trouve frappant cette obsession de débusquer des génocides. »

FranceEurope

Président de Médecins sans frontières entre 1982 et 1994, Rony Brauman n'a cesse de questionner et de critiquer l'humanitaire, ses pratiques, ses limites et ses dérives. Pour TC, il revient notamment sur la guerre du Darfour, sur la notion d'ingérence et sur ses désaccords avec Bernard Kouchner et BHL.

Deux ou trois choses que je sais du Mal...   entretien par Laurence Ubrich

L'affaire de l'Arche de Zoé s'explique, selon vous, notamment en raison d'une surenchère médiatique orchestrée autour du drame du Darfour. De quelle exagération parlez-vous ?
La surenchère porte sur l'intensité de la violence et sur la nature même de cet événement. Il y a eu une dramatisation d'une situation qui était déjà extrêmement sérieuse. On a parlé de 150 000 à 200 000 morts, de 2,2 millions de personnes déplacées et de plus de 200 000 réfugiés. C'est dire qu'on était déjà dans une crise majeure. Mais une crise dont l'essentiel s'est déroulé dans les deux premières années de la guerre, entre 2003 et 2004, et qui est relativement enkystée, stabilisée. Or, différents groupes et personnalités se sont attelés à la tâche de mobiliser le genre humain et en particulier les Etats-Unis, puis l'Europe, pour mettre la crise du Darfour à l'avant-scène, pour en faire le premier génocide du XXIe siècle. C'était une manière de souligner l'importance, à la fois symbolique et humaine, d'en venir à bout. On a donc créé, dans un contexte de guerre, un événement moral particulier : le génocide, le grand massacre des innocents. Non seulement les violences ont été très exagérées, mais les gens qui tenaient ce discours, je parle par exemple de Bernard Kouchner, de Bernard-Henri Lévy et du collectif Darfour, ne cessaient de dire que quasiment rien n'était fait pour ces populations. Nous étions donc en présence, selon eux, d'une grande boucherie avec comme réponse l'indifférence et le cynisme, alors qu'il y a indiscutablement au Darfour le dispositif humanitaire le plus important, le plus massif que l'on ait jamais vu. S'occuper de tant de gens, pendant une période si importante dans des circonstances géographiques et politiques telles – une très grande étendue de territoire et une complexité politique toute particulière – ça c'est inédit. Ce dispositif représente 13 000 personnes, à plein temps depuis ces trois dernières années, pour organiser et mettre en œuvre les secours aux populations civiles affectées par cette guerre.

Tout cela a donc été délibérément ignoré ?
Oui, car le but affiché de ce discours est de souligner la nécessité d'une intervention. Le propos est le suivant : il y a un génocide, personne ne s'en occupe, nous venons éveiller les consciences et pointer un scandale. Tout cela est faux, parce qu'il n'y a pas une guerre génocidaire qui serait en cours au Darfour. Il y a une guerre civile avec ses cruautés, ses logiques de mobilisation identitaire, sa volonté de remodeler le peuplement du Darfour. Ça c'est une réalité absolument indiscutable. Mais en faire une guerre génocidaire... Dans ce cas, il faudrait que la Commune de Paris, la guerre d'Espagne ou la guerre d'Algérie soient aussi des guerres génocidaires. Ce discours est une distorsion de la réalité, parce qu'il est faux de dire que l'on a une solution immédiate qui permettrait d'arrêter ce carnage. Carnage qui par ailleurs n'est pas celui que les gens disent. Une intervention militaire ne peut mettre fin à une guerre, que lorsqu'elle est suivie d'une mise sous tutelle. Les modèles du Kosovo ou du Timor Est en sont les exemples les plus parlants. Il s'agit de pays très limités dans leur étendue et se prêtant par conséquent à un contrôle territorial beaucoup plus facile. Rien de tout cela n'existe au Darfour. Il est impensable d'y refaire le Kosovo comme le rêvait à un moment Kouchner, presque à haute voix. Il le rêvait aussi pour l'Irak, même s'il se défend maintenant d'être un partisan de la guerre dans cette région. Pourtant Kouchner prônait bien en 2003 le modèle du Kosovo, c'est-à-dire la mise sous tutelle de l'Irak, au nom des droits de l'homme.

Vous aviez déjà condamné cette manière de crier au génocide à propos de la guerre du Biafra qui a éclaté fin des années 1960 ?
Je trouve frappant cette obsession de débusquer des génocides, comme pour en être le combattant résolu. C'est vrai que Kouchner a vu un génocide au Biafra, au Kurdistan, en Bosnie, au Kosovo, en Irak, au Soudan... Je crois que cette notion de génocide est mobilisée parce qu'elle absolutise la situation. Elle dépasse les complexités d'une guerre avec ses compromis, ses enjeux, pour sortir du terrain de la politique et se mettre sur celui de la morale. Un terrain où s'affrontent le Bien et le Mal dans une sorte de combat titanesque. Une fois qu'on a prononcé ce mot pour qualifier une situation, toute discussion devient un atermoiement scandaleux, toute prise de distance devient une espèce d'indifférence criminelle. Il y a donc une incitation évidente à l'action, voire à l'activisme, créée par ce cadre à l'intérieur duquel on ne peut qu'agir en sauveteur ou en justicier. Parce que lorsqu'il s'agit de sauver des gens promis à une mort imminente, on ne remplit pas un formulaire, on ne demande pas une autorisation, on ne se plie pas aux règles en vigueur, on fonce, parce que c'est cela que la morale impose. Il y a un intérêt évident à imposer l'idée de génocide quand il s'agit de mobiliser. C'est une ressource rhétorique extrêmement puissante et il est frappant de voir qu'un certain nombre de gens en ont fait une sorte de fond, dans lequel ils puisent régulièrement, en omettant à chaque fois de s'interroger sur l'erreur commise précédemment. Pour revenir au Darfour, combien de fois me suis-je fait rétorquer, par exemple par Bernard-Henri Lévy, que s'il ne faut rien faire – c'est l'intention qu'il me prête – cela revient à dire qu'en 1944 il aurait fallu arrêter la guerre parce que la plupart des Juifs étaient déjà morts... J'ai d'ailleurs été traité récemment par Bernard-Henri Lévy de révisionniste. Je fais soit-disant partie de la clique révisionniste parisienne ou alors je suis renvoyé dans les rangs des Munichois, de ceux qui s'inclinent devant la force brute. Ce n'est rien d'autre que du terrorisme intellectuel, une façon de rabattre le caquet de son adversaire, en le traitant de complice d'Hitler ou de ses successeurs.

Pour vous, l'unique génocide depuis la Seconde Guerre mondiale serait celui du Rwanda ?
Oui, nous avons là un cas où la définition morale et juridique de 1948 s'applique. Mais le Rwanda a été dépassé par le massacre de Srebrenica. Les faits sont pourtant clairs et acceptés par tous, mais on a appelé ça un génocide. Srebrenica a été le massacre des hommes en âge de porter des armes. C'est un crime contre l'humanité indiscutable, mais on a laissé partir des femmes, des enfants, des vieillards, des gens qui n'étaient pas considérés comme des menaces potentielles. Nous sommes donc face à un massacre d'un classicisme déprimant mais d'un très grand classicisme quand même. Que l'on en ait fait un génocide montre bien que tous les massacres d'une certaine envergure ayant fait l'objet d'une certaine préparation entrent dans cette qualification. C'est une notion qui a perdu en profondeur tout ce qu'elle a gagné en surface.

Dans ce contexte, vous abordez ce que vous appelez la « théorie du malentendu » : si on avait dénoncé l'holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale, il n'aurait pas eu lieu...
Il y a quelque chose du sophisme dans la prétention, l'affirmation selon laquelle parler d'un problème c'est déjà commencer à le résoudre. Cette théorie du malentendu, elle m'était venue à l'esprit quand j'ai assisté à un séminaire sur le Rwanda aux Etats-Unis, peu de temps après le génocide à l'été 1994. Il y avait une sorte de consensus autour de l'idée qu'une bonne éducation aux droits de l'homme au Rwanda aurait permis de prévenir le génocide. J'en concluais que les intervenants voyaient ce génocide comme une sorte de malentendu. Une partie des Rwandais ne savait pas que les autres étaient des êtres humains et qu'ils avaient des droits. Si on le leur avait appris, ils n'auraient pas tué. Ce que Kouchner appelle « la théorie du tapage médiatique » a cette vocation éducative étendue à l'échelle de l'humanité ou, en tout cas, des opinions publiques qui ont accès aux journaux. Pour lui, montrer qu'un massacre ou que des violences ont lieu, c'est déjà commencer à résoudre le problème. Il y a là quelque chose de l'ordre du cognitivisme moral qui est assez déroutant.

Quelle est la genèse de vos divergences avec Bernard Kouchner ?
La différence au début était assez ténue. Elle portait sur la question de savoir s'il fallait créer une organisation humanitaire médicale de plus ou s'il fallait se contenter de fournir des médecins et des informations à d'autres organismes – ce fameux tapage médiatique dont Kouchner est si friand – pour les inciter à intervenir. Là encore, il s'agit simplement de faire entendre et voir à des gens et des institutions qui doivent simplement être un peu durs d'oreille et un peu myopes, des événements auxquels ils allaient s'intéresser, dès lors qu'ils seraient informés de leur existence. C'est cette fonction de trait d'union que Kouchner entendait développer pour MSF. Il ne voulait pas développer l'organisation, il considérait que ce qui existait était déjà suffisant. C'est là-dessus qu'a porté la vraie querelle. Mais comme toujours, les histoires d'hommes sont toujours plus compliquées que des désaccords rationnels. C'est aussi des questions de style, de personnalité, de frottements, de subjectivités. Pour Kouchner, l'humanitaire c'était d'abord des coups symboliques. Il ne pensait pas que les actions de terrain avaient une véritable utilité et il avait l'ambition de révéler des problèmes que d'autres allaient ensuite résoudre. C'est pour cela que la mobilisation des médias est tellement importante pour lui. Le goût de Kouchner pour la harangue, pour l'exposition publique se retrouvait dans cette théorie.

L'évolution du « droit d'ingérence » a-t-elle encore creusé davantage ce fossé entre vous ?
La guerre en Somalie et l'opération Restore Hope ont effectivement fait passer l'humanitaire à quelque chose de tout à fait différent. C'est en Somalie que le Conseil de Sécurité a adopté une des résolutions les plus ambitieuses de son histoire, puisqu'il s'agissait de mettre en place un proto-Etat sur le territoire somalien. Les tâches régaliennes qui étaient confiées à la mission des Nations Unies – de justice, de santé, d'ordre public – étaient celles normalement attribuées à un Etat. On a vu l'opération militaire, théoriquement extérieure aux conflits inter-claniques, devenir un clan parmi d'autres et plonger dans la guerre de manière désastreuse. Voyant une intervention militaro-humanitaire devenir une véritable guerre, même si elle était à bas régime, et voyant qu'on commençait à tuer au nom de l'humanitaire, je me suis aperçu qu'il fallait rompre avec ces pratiques-là. Si des équipes humanitaires commencent à être considérées comme des avant-gardes, non armées certes, mais des avant-gardes des contingents militaires qui vont ensuite se comporter en envahisseurs en occupant, voire en tuant, ça veut dire que nous sommes considérés comme des soldats en civil, précédant le corps d'armée. C'est mettre en danger l'action humanitaire. Je voulais me démarquer, sans forcément prendre position contre le principe même des interventions, mais en affirmant l'indépendance totale de l'humanitaire vis-à-vis de l'ONU et des contingents d'intervention militaire.

La nomination de Bernard Kouchner au Quai d'Orsay a-t-elle aggravé cette confusion entre humanitaire, politique et forces armées ?
Là où il faut reconnaître une certaine cohérence à Kouchner, c'est dans la persistance de sa conviction que les pays démocratiques ont en eux-mêmes une vocation humanitaire, y compris par l'intermédiaire de leur bras armé. Cette conception de l'humanitaire directement issu de la démocratie, génétiquement lié à l'idéal démocratique, se prolonge aujourd'hui dans le secrétariat d'Etat à l'action humanitaire et dans la défense des interventions militaro-humanitaires. Ces dernières sont toujours le prolongement d'Etats au départ démocratiques qui vont, par la force s'il le faut, rétablir un ordre humanitairement acceptable dans des pays troublés ou violents. Sur ce point-là, j'ai bifurqué.

C'est-à-dire
J'ai peu à peu relativisé quelques-unes des conceptions qui me semblaient être aux fondements de l'action humanitaire. Par exemple l'idée d'une morale universelle, une séparation universellement acceptable entre le Bien et le Mal, entre ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas. Je n'y crois plus. L'idée que l'humanitaire agit au nom des droits de l'homme, je l'ai un peu complexifié avec le temps. Il y a un idéal évidemment. Tous les gens qui sont dans des organisations humanitaires ou qui les soutiennent se reconnaissent dans un idéal des droits de l'homme. Mais entre cet idéal flottant de manière assez abstraite et la réalité de l'action, il y a un très grand espace. Il a été comblé par la multiplication des organisations de défense des droits de l'homme qui se sont considérablement développées dans les années 1980 et qui dispensent par leur activisme et leur crédibilité de se porter témoins de toutes violations des droits de l'homme. Quand on est une organisation humanitaire sur le terrain, quand on rencontre un chef de guerre, s'il a l'impression de s'adresser à un futur auxiliaire de justice, un futur dénonciateur, il n'aura pas la même attitude que s'il a l'impression qu'on est un acteur local qui demande à pouvoir installer un hôpital ou à circuler pour faire des campagnes de soins. C'est quand même très compliqué d'être à la fois un défenseur des droits de l'homme et un acteur de secours dans la même organisation.

Vous pointez le côté « rédempteur » que peut revêtir l'humanitaire. L'Arche de Zoé en est-elle un exemple ?
Effectivement et c'est quelque chose que je considère comme complètement fabriqué et inacceptable. Nous n'avons pas vocation à remodeler des sociétés, à fournir une sorte d'exemple moral, d'être un modèle. L'humanitaire est une forme de secours ponctuel, pour ce qui est de la médecine, qui a du sens dans un contexte particulier de crise majeure, d'événements graves – une guerre, une épidémie explosive – et ne peut pas être un modèle d'organisation sociale. Elle doit être indépendante du politique et non pas un de ses bras. Même quand ce politique prend la forme d'un dispositif onusien, une opération de maintien de la paix, ce n'est pas pour autant qu'une organisation humanitaire doit rendre des comptes ou doit se plier à ses contraintes spécifiques.

Vous vous référez à Hannah Arendt en parlant du risque de totalitarisme lorsque l'humanitaire devient une forme d'organisation de la société. Pourquoi ?
Une conception victimaire du monde, c'est une conception qui voit les gens comme des ayants droit, des organismes affaiblis qu'il faut nourrir, redresser et cela sans aucune médiation. L'urgence de la souffrance impose l'urgence du remède et fait voler en éclats toutes les médiations. C'est à partir de ce constat que la victime, en tant que concept, brise toute vision pluraliste du monde : ce qui importe est de mettre fin à la souffrance. De la pitié éprouvée pour la victime à la terreur exercée pour remédier à cette souffrance, il n'y a qu'un pas que le totalitarisme, le robespiérisme selon les termes de Arendt, et plus tard l'Union soviétique ont franchi. Personne ne veut réinstaller des guillotines ou des goulags, mais le fait de vouloir faire de toutes victimes une victime absolue et de cette victime absolue, la justification à une intervention militaire est finalement la traduction dans notre monde démocratique de cette violence qui est directement issue de la conception victimaire. Il faut prendre ses distances et considérer que des êtres qui sont plongés dans la détresse ne sont pas que dans la détresse. Ils sont aussi des êtres pensants, eux-mêmes divisés par des aspirations et des conceptions différentes, non pas des êtres fusionnés par la souffrance.

C'est aussi ce refus de la victimisation systématique qui vous a poussé à lutter contre le « tiers-mondisme » dans les années 1980 ?
Quand on a créé avec Claude Malhuret (ndlr : président de Médecins sans frontières de 1978 à 1986) Libertés sans frontières en 1984, on s'est lancé effectivement dans une bataille idéologique contre le tiers-mondisme, c'est-à-dire une vision purement victimaire du tiers-monde où nos relations ne seraient structurées que par la nécessité de rembourser une dette envers des gens dont toutes difficultés seraient dues à notre propre égoïsme. Même si nous avons pêché à l'époque par toutes sortes de raccourcis et de simplifications, je continue de tenir cette position. D'ailleurs ce qui me frappe, c'est qu'il y a dans la question du Darfour, un néo tiers-mondisme libéral qui se joue d'une manière tout à fait inattendue. C'est ce qui m'a amené à traiter Bernard-Henri Lévy de néo tiers-mondiste. Je trouve que ses attitudes sont caractérisées par la même inanité sur le fond.

Qu'est-ce que le Mal pour vous ? Le rapprochez-vous d'une certaine banalité comme dans l'analyse qu'en avait faite Hannah Arendt lors du procès de Adolf Eichmann ?
Sur le plan quantitatif, il est certain que le Mal est très banal au sens où il est très quotidien. C'est une question très difficile parce que je n'oppose pas cette banalité à l'existence de maux effroyables, intolérables. Ce que je crois, c'est que toutes les sociétés produisent de l'intolérable. Toutes les sociétés fonctionnent selon une économie morale qui elle-même est tributaire de circonstances historiques et matérielles, qui les incitent à tracer une ligne qui sépare ce qui est intolérable de ce qui est dans l'ordre du tolérable. Il y a mille exemples de cela. On peut le voir sur un plan juridico-moral assez simple : qu'est-ce qui aujourd'hui est le modèle du criminel abject ? C'est le pédophile, le criminel d'enfants. Mais il y a quelques années, ce modèle était le parricide. Est-ce qu'on peut dire que c'est mieux ou moins mal de tuer son père ou de tuer un enfant ? Cela n'a pas vraiment de sens. Les deux sont le Mal naturellement. Mais contrairement à ce qu'on peut dire parfois, on a tous une hiérarchie, une échelle implicite qui se forme. Qui vole un œuf ne vole justement pas systématiquement un bœuf. Cette économie a une certaine variabilité, à la fois géographique et historique, selon les sociétés, et à l'intérieur même d'une société. Selon la couche sociale dans laquelle on se trouve, on ne verra pas ce qui est le Mal de la même façon.

Publicité..