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Du sigulier au sanglier

Référence: http://www.u-cergy.fr/article1710.html - Version du 13/06/2003
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Du sigulier au sanglier

par Jean Pruvost, professeur des sciences du langage et directeur du laboratoire Métadif

Singularis porcus, le « porc qui vit seul », le sanglier

« SANGLIER : porc sauvage qui se retire dans les forests, & qu’on ne peut jamais apprivoiser. [...] Ce mot vient du Latin singularis, par ce que le sanglier marche seul, à la réserve des deux premieres années. » Ainsi est défini ce « singulier » animal par Furetière dans le Dictionnaire universel (1690). Au départ, il y a bien en effet l’adjectif latin singularis, « unique, isolé, solitaire », qui donnera le singularus numerus, le « nombre singulier », se rapportant donc à un seul et s’opposant par définition au pluriel.

Le singularis porcus, le « porc qui vit seul », devient au terme de son évolution phonétique le sanglier que Furetière décrit avec complaisance comme l’animal qui « se souille souvent, ventrouille & nazille dans la bouë ». On est loin des rêveries du promeneur solitaire... « On appelle souil l’endroit où il se veautre » précise avec bonheur l’Abbé Furetière, et « le souil fait connoistre sa grandeur ». Si grandeur il y a, ajoutons alors qu’il ne fait pas bon croiser un vieux solitaire parce que, comme le rappelle Richelet dans son Dictionnaire françois en 1680, le sanglier est un « porc sauvage [...] qui a l’œil furieux, qui a des défences, grandes, aigües, & tranchantes ». Mais à dire vrai, si le singulier va bien à l’animal qui vit à l’écart de ses semblables, Richelet s’empresse d’ajouter un pluriel pour décrire celui qui sait aussi se défendre en nombre contre un vieux loup solitaire : « Quand les sangliers se battent & qu’ils voient le loup, ils se joignent pour se défendre & quittent leur querelle ».

Passer du singulier au pluriel ou du pluriel au singulier n’est pas toujours possible. Imagine-t-on « une » ténèbre, une fiançaille, une arrhe, une décombre, une obsèque, une affre ? Ce sont en effet des mots qui ne connaissent que le pluriel parce qu’étymologiquement ils désignaient une chose apparemment simple mais constituée en fait de différents éléments. Ainsi en est-il des mâtines qui ont évidemment lieu aux premières heures, des vêpres (du latin vesperæ, soir) qui se déroulent « après none et avant complies », none désignant la neuvième heure du jour (15 heures) et les complies (du latin completa hora, l’heure qui achève, complète) la dernière heure de l’office. « Aller à mâtines, à vêpres, à complies  », voilà qui définissait une piété intense, mais « quand les complies sont dites, les Religieux vont souper » ajoute concrètement Furetière.

Certains mots changent aussi de sens du pluriel au singulier : se faire prendre la menotte par quelqu’un est sans doute préférable à se faire passer les menottes... Enfin, l’emploi presque systématique d’un pluriel, par exemple les guillemets, peut masquer le genre au point que quelques dictionnaires ne le mentionnent pas. On le devine alors à travers l’exemple, les guillemets ouvrants, fermants : va donc pour « un » guillemet, que l’on doit de toute façon à l’imprimeur Guillaume (1677) qui inventa ce signe.

Signalons enfin que la région qui abrite Trévoux porte la marque du pluriel tout en étant au singulier : La Dombes avec un s... On disait au départ en effet la principauté de Dombes (Dumbensis pagus). On comprend cependant que, fautivement, le mot soit souvent précédé de l’article pluriel : de quoi assurément faire frémir les auteurs du Dictionnaire de Trévoux !

P.S : Cet article est paru dans le magazine Allez savoir n°25 (mai 2003) : sommaire du n°25.