Quelques dates-clés

  Afrique du Sud
Un compromis inédit
Njabulo S. Ndebele, ancien recteur de l’Université du Nord (Afrique du Sud), auteur de Fools (publié en français sous ce titre) et de South African Literature and Culture: Rediscovery of the Ordinary.
Le prix de la vérité

Max du Preez, journaliste à Johannesburg.

L’amnistie en échange de la vérité: tel a été le grand compromis sud-africain pour sortir de l’apartheid. Bilan: la réconciliation a avancé et le spectre d’un nouveau conflit racial s’éloigne.

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Mgr Desmond Tutu, président de la Commission vérité et réconciliation, lors de ses premières auditions, le 30 avril 1996 au Cap. Pendant trois ans, quelque 2 400 victimes ont témoigné devant elle.
Dans son livre Demain est un autre pays, le journaliste sud-africain Allister Sparks raconte comment le Congrès national africain de Nelson Mandela (ANC) et le gouvernement de l’apartheid ont été contraints d’admettre la nécessité d’un règlement négocié. «Si vous voulez la guerre, a dit Mandela lors d’une réunion cruciale entre l’ANC et les généraux de droite de l’armée sud-africaine, je dois admettre honnêtement que nous ne pourrons pas vous affronter sur les champs de bataille. Nous n’en avons pas les moyens. La lutte sera longue et âpre, beaucoup mourront, le pays pourrait finir en cendres. Mais n’oubliez pas deux choses. Vous ne pouvez pas gagner en raison de notre nombre: impossible de nous tuer tous. Et vous ne pouvez pas gagner en raison de la communauté internationale. Elle se ralliera à nous et nous soutiendra.» Le général Viljoen fut obligé d’en convenir. Les deux hommes se toisèrent et firent face à la vérité: leur dépendance mutuelle, écrit en substance Allister Sparks.

Pas d’avantage
Cette déclaration, acceptée par tous les participants à cette réunion, résume l’un des grands facteurs qui a mené à la création, en 1995, de la Commission vérité et réconciliation (CVR, voir encadré). A la base de tout compromis, il faut que les parties en conflit soient disposées à renoncer à leurs objectifs inconciliables, et tendent ensuite vers un accord qui puisse procurer des avantages substantiels aux uns et aux autres. Le gouvernement de l’apartheid désirait conserver les rênes du pouvoir, mais était disposé à accepter un élargissement de la participation politique des Noirs. L’ANC souhaitait l’élimination complète du pouvoir blanc. Aucun de ces objectifs ne paraissait réalisable sans guerre totale. Le meilleur intérêt de chacun était d’éviter cet affrontement.
En échange de son retrait du pouvoir, le gouvernement de l’apartheid aux abois exigeait notamment l’amnistie générale de tous ses agents, en particulier la police et l’armée. Cette solution était avantageuse pour les Blancs, mais pas pour les victimes de l’apartheid. Elles estimaient à bon droit que les bénéficiaires et les hommes de main de l’apartheid s’en seraient sortis trop facilement. Si les dirigeants de l’ANC avaient accepté un tel dénouement, son effet le plus désastreux aurait été de les discréditer aux yeux de tous les Sud-Africains noirs qui avaient souffert de l’apartheid. Ce compromis péchait parce que chaque camp n’en tirait pas un avantage substantiel. De ce fait, il ne pouvait susciter d’adhésion générale.
Finalement, l’accord se fit sur une amnistie sous conditions. D’abord, il fallait donner aux victimes de l’apartheid la possibilité de dire ce qui leur était arrivé: leurs épreuves seraient reconnues publiquement. Ensuite, les auteurs de crimes politiques devraient rendre compte de leurs actes passés en s’engageant à dire toute la vérité. Enfin, on indemniserait les victimes.
L’un des aspects important du processus d’amnistie est la durée de vie limitée de la Commission. L’existence d’une date-limite pour déposer une requête devait inciter les coupables à se présenter et, après avoir tout révélé, à obtenir l’amnistie: ceux qui n’auraient pas profité à temps du processus seraient passibles de poursuites devant la justice ordinaire.

Un châtiment imprévu: la honte
Au cours de ses audiences publiques, la Commission a entendu d’atroces récits de souffrances et de cruauté. Cela a-t-il contribué à la réconciliation? L’une des vives critiques formulées contre le processus d’amnistie est qu’il frustre la justice et le désir de punir. C’est oublier que beaucoup d’amnistiés subissent un châtiment qu’ils n’avaient vraiment pas prévu: la honte d’avoir vu leurs crimes exposés en public. La révélation de leur participation à des actes de barbarie abjects a parfois brisé leur famille, détruit leur respect d’eux-mêmes et leur système de valeurs. Cette forme de sanctions peut être considérée comme bien plus dévastatrice qu’une peine de prison. De même, le repentir qui amène à solliciter le pardon dans l’espoir d’une réintégration dans la société peut être bien plus réparateur qu’un séjour en milieu carcéral. La Commission a permis un traitement curatif au sein même de la société et non dans le contexte artificiel de l’isolement derrière les barreaux. Au vu de cette expérience, on peut légitimement questionner les méthodes traditionnelles du droit pénal.

J’étais enchaîné comme vous étiez enchaînés. J’ai été libéré, et vous avez été libérés. Donc, si moi je peux pardonner
à mes oppresseurs, vous le pouvez aussi.

Nelson Mandela,
ex-président sud-africain (1918-)


On peut dire que la Commission a fait de l’Afrique du Sud une société plus sensible et plus complexe. Les Sud-Africains ont été contraints de se pencher sur les contradictions de la condition humaine, et sur la nécessité d’élaborer des dispositifs sociaux adéquats pour y faire face. La guérison de la société, qui ne peut être instantanée, découlera d’une attitude nouvelle pour les Sud-Africains: accepter de négocier son chemin dans la diversité sociale, intellectuelle, religieuse et culturelle. Elle viendra, en définitive, d’une accumulation progressive d’expériences éthiques et de réflexions morales.
Certains objectifs ont été atteints. Aucun Sud-Africain, en particulier blanc, ne peut plus prétendre ignorer comment l’apartheid a brisé et détruit des millions de vies noires. Désormais, tous les Sud-Africains connaissent leur passé collectif, surtout celui des 50 dernières années. C’est une base essentielle pour qu’un nouveau système national de valeurs puisse émerger. La reconnaissance publique de l’histoire du racisme en Afrique du Sud représente une forme de réconciliation.

Priorité à la justice sociale
L’expérience de la Commission vérité et réconciliation n’a pas été sans heurts. Beaucoup de Blancs, en particulier Afrikaners, y ont vu une chasse aux sorcières qui prenait pour cible leur communauté. Cette critique ne tenait pas compte du fait que la Commission s’intéressait aussi aux violations grossières des droits de l’homme perpétrées par les mouvements de libération. Son impartialité à cet égard apparaît clairement dans son rapport et constitue en elle-même une importante contribution à la réconciliation. Mais certaines personnes sont très mécontentes de l’amnistie et sont fermement convaincues que la justice a été compromise (voir article ci-contre). Celle-ci dispose heureusement, grâce à la transition négociée, d’institutions permettant aux citoyens d’exercer leurs droits.

Et nous oublions parce que nous le devons et non pas parce que nous le voulons.

Matthew Arnold,
poète britannique (1822-1888)

La réconciliation n’est pas un événement ponctuel, c’est un processus. La Commission a permis de canaliser d’énormes tensions qui auraient pu exploser, avec des conséquences dévastatrices. Grâce à elle, les Sud-Africains ont réussi à naviguer sur une mer très houleuse. Reste à savoir si, après les secondes élections démocratiques de juin 1999, l’Afrique du Sud a la volonté et les moyens de profiter pleinement des fondations dont elle hérite. La persistance des inégalités entre Noirs et Blancs en matière de revenus, de logement, d’éducation et de santé indique que le processus de réconciliation doit aborder une autre étape: la réalisation de la justice sociale. Cette dernière épreuve pour une nouvelle société démocratique est en cours. Mais la désintégration de l’Etat sud-africain par conflit racial interposé est désormais improbable, dans un avenir prévisible. Ce résultat donne toute la mesure du succès de la Commission.

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Grâce au processus de réconciliation, de nombreux crimes de l’apartheid ont pu être élucidés. Mais, aux yeux de certaines familles, connaître la vérité ne suffit pas.

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Un père et sa fille se recueillent sur la tombe de Matthew Goniwe, un militant anti-apartheid de Craddock, assassiné en 1985 sur ordre du gouvernement sud-africain. La Commission vérité et réconciliation a réhabilité sa mémoire.
Pourquoi les victimes de l’apartheid devraient-elles accepter que la Commission vérité et réconciliation amnistie les assassins de l’ancien régime raciste? C’est une des nombreuses questions que posent, en Afrique du Sud, les adversaires de cette mesure, applicable sous certaines conditions (voir article ci-contre) aux auteurs de crimes politiques commis entre 1960 et 1994. L’amnistie signifie que son bénéficiaire ne peut plus être poursuivi ni sur le plan pénal, ni sur le plan civil (dommages et intérêts).
Plus de 7 000 personnes ont déposé une demande d’amnistie, dont deux anciens ministres du gouvernement de Pieter Botha et plusieurs hauts gradés de sa police. La plupart ont été acceptées mais certaines sont toujours en examen.
Souvent, les familles des victimes assassinées par d’anciens policiers et soldats, et dans quelques cas par des membres des deux armées de libération, récusent l’idée même d’amnistie. Parmi elles figurent la veuve et le fils de Steve Biko, leader du mouvement de la Conscience noire, qui fut battu à mort par des policiers dans une cellule, ainsi que la famille de l’avocat noir Griffiths Mxenge, égorgé par trois policiers parce qu’il défendait des militants anti-apartheid.
Ces familles estiment que l’amnistie leur «vole la justice». Elles soutiennent que les assassins doivent être jugés et incarcérés: ne pas le faire revient, selon elles, à dévaluer les victimes. Il ne devrait pas suffire à un meurtrier d’avouer ses crimes pour acheter sa liberté, disent-elles. Elles ajoutent que l’amnistie prive les victimes du droit d’obtenir devant les tribunaux toute compensation pour la mort d’un soutien de famille par exemple, comme pour la douleur et la souffrance vécue.
L’argument qu’on leur oppose a été maintes fois répété par le président de la Commission, Mgr Desmond Tutu: il ne serait pas dans l’intérêt de la réconciliation nationale de jeter en prison des centaines d’anciens policiers, de soldats, voire d’hommes politiques. Cependant, deux des pires tueurs de la police de l’apartheid, Eugene de Kock (dont la requête en amnistie est en instance) et Ferdi Barnard (qui ne l’a pas demandée) ont été traduits en justice et condamnés à la prison à perpétuité. Et on juge actuellement Wouter Basson, le «docteur de la mort» qui dirigeait le programme de guerre chimique et biologique du régime de l’apartheid. Rien n’indique que ces procès aient compromis le processus de réconciliation.
Pour justifier l’amnistie, un autre argument est souvent avancé: les informations dont dispose la Commission sur les crimes commis sous l’apartheid viennent en grande partie des révélations des coupables, lors des auditions liées à leur demande d’amnistie. Sans leurs déclarations, on n’aurait jamais su la vérité sur quantité d’événements inexpliqués et de meurtres non élucidés. Et pour la nation dans son ensemble, puisqu’il fallait choisir, la vérité a été jugée plus importante que la justice.

Ce qui est vrai pour les individus l’est aussi pour les nations. On ne peut pas trop pardonner. Les faibles ne peuvent jamais pardonner. Le pardon est l’apanage des forts.

Mahatma Gandhi,
philosophe et homme politique indien (1869-1948)

Bravoure exceptionnelle
Le cas de Phila Ndwandwe en est une bonne illustration. Jeune mère d’un bébé et chef d’une unité de l’armée de l’ANC, elle était stationnée au Swaziland voisin, avec ses troupes. Un jour, elle franchit la frontière sud-africaine. On ne la revit jamais. Pendant des années, une rumeur tenace poursuivit sa famille: et si Phila Ndwandwe avait été un agent double à la solde de l’apartheid? La vérité sortit de la bouche de quatre policiers ayant demandé l’amnistie. Ils l’avaient attirée côté sud-africain de la frontière avec un faux message, puis séquestrée dans une maison isolée. Là, ils l’avaient violée et torturée pour la «retourner» ou la forcer à livrer les secrets de son unité. En vain. Elle leur avait dit qu’elle préférait mourir. Ils lui avaient finalement tiré une balle dans la tête et l’avait enterrée.
Les restes de Phila Ndwandwe ont été exhumés et réensevelis lors de funérailles nationales, où son fils de neuf ans a reçu, en lieu et place de la défunte, une médaille pour bravoure exceptionnelle. Au lieu de se souvenir de Phila Ndwandwe comme d’une collaboratrice de l’apartheid, l’Afrique du Sud a gagné une héroïne.

top Le Courrier de l'UNESCO




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Quelques dates-clés

1948-1951: le Parti national, élu en 1948, renforce les lois ségrégationnistes contre les Noirs (76% de la population), adoptées depuis 1911, et érige l’apartheid (séparation des «races blanche, métisse et indigène») en système.
1959-1964:
montée des protestations et durcissement du régime. Les leaders de l’ANC(African National Congress, interdit), dont Nelson Mandela, sont condamnés à la prison à perpétuité en 1964.
1976:
émeutes de Soweto: 575 tués, en majorité des jeunes.
1989-1993:
Frederik De Klerk négocie avec l’ANC. Nelson Mandela est libéré en 1990, les trois dernières lois de l’apartheid sont abolies en 1991.
1994:
en avril, Nelson Mandela est élu président à l’issue des premières élections multiraciales.
1995:
création d’une «Commission vérité et réconciliation» (CVR). Présidée par Mgr Desmond Tutu, elle est chargée de recenser les violations des droits de l’homme commises entre 1960 et 1994 et d’indemniser les victimes. Elle n’a aucun pouvoir judiciaire, sauf celui d’accorder l’amnistie aux auteurs de violations qui la demandent, à condition que le requérant «expose tous les faits» et qu’il prouve que ses crimes étaient «politiquement motivés».
1998:
rapport final de la CVR, qui a recensé 21 000 victimes, dont 2 400 ont témoigné en audiences publiques. Sur les quelque 7 000 demandes d’amnistie reçues, la plupart ont été accordées mais la CVR doit encore trancher plusieurs cas.
1999:
Thabo Mbeki (ANC), élu président en juin, succède à Nelson Mandela.