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Sous la direction de

Olga Inkova

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité :

Sur quelques valeurs fondamentales

de la démocratie européenne

euryopa

Institut europĂ©en de l’UniversitĂ© de GenĂšve

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Table des matiĂšres

Présentation

   

 1

Liste des auteurs

    

9

La Révolution française

Philippe Roger

  13

La Révolution française et la Justice
ou le second exil d’AstrĂ©e

Keith Michael Baker

  31

Condorcet sur la Justice, Liberté,
ÉgalitĂ©, FraternitĂ©

Un dĂ©bat d’idĂ©es europĂ©en

Jackie Pigeaud

  49

LibertĂ© et crĂ©ation, une idĂ©e du 

Sublime

,

une idée sublime

Olga Inkova

  71

La notion de justice dans la culture russe

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II

Wladimir Bérélowitch

  95

Villes libres et franchises urbaines dans l’historiographie
russe du XIXe siÚcle : entre la référence obligée occidentale
et les urgences de l’actualitĂ©

Les fondements théoriques

Bénédict Winiger

119

La justice, une question de volonté ?
La notion justinienne de la justice

Victor Monnier

131

Les pĂ©ripĂ©ties de l’égalitĂ© en Suisse,
de l’époque rĂ©volutionnaire
à la premiÚre Constitution fédérale

Mark Hunyadi

153

Dangereuse fraternité ?

Conclusions

Jenaro Talens

175

Fantîmes de l’imaginaire

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Le catalogue général

des publications est disponible

sur le site de l’Institut europĂ©en:

www.unige.ch/ieug

Publications euryopa

Institut europĂ©en de l’UniversitĂ© de GenĂšve

2, rue Jean-Daniel Colladon ‱ CH-1204 Genùve

TĂ©lĂ©copie/fax +41 22 –379 78 52

euryopa vol. 37-2006

 ISBN 2-940174-38-5

ISSN 1421-6817

© Institut europĂ©en de l’UniversitĂ© de GenĂšve

Mai 2006

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PrĂ©sentation 

 
 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

3

La grande formule de la RĂ©volution – 

LibertĂ©, ÉgalitĂ©, FraternitĂ©

 â€“ qui contient 

dans ces trois mots tous les Droits de 
l’homme, toutes les rĂ©formes sociales, tous les 
prĂ©ceptes de la morale, se rĂ©sume dans une 
formule plus brĂšve encore, la 

Justice

 

(Clemenceau) 

 

Les notions de libertĂ©, d’égalitĂ© et de fraternitĂ© sont associĂ©es par 

FĂ©nelon vers la fin du XVIIe siĂšcle, elles se rĂ©pandent largement au 

siĂšcle des LumiĂšres pour finalement devenir une devise de la 

RĂ©volution française. Pourtant, ces notions-clĂ©s, qui s’ancrent 

autour de la notion de justice, ont curieusement connu des fortunes 

inĂ©gales. Contrairement Ă  la LibertĂ© et Ă  l’EgalitĂ©, qui sont trĂšs 

rapidement devenues des principes fondamentaux de notre Droit, la 

FraternitĂ© n’a jamais, dans l’arsenal juridique europĂ©en, dĂ©passĂ© le 

stade de l’exposĂ© des motifs d’un projet de loi. 

En outre, il est lĂ©gitime de se demander si ces concepts de 

justice, de libertĂ©, d’égalitĂ© et de fraternitĂ© ont toujours eu le mĂȘme 

contenu: si, par exemple, pour un Romain de l’Empire ou pour un 

Français du XIVe siĂšcle tous ces concepts recouvraient les mĂȘmes 

idĂ©es que pour un EuropĂ©en de nos jours? Evidemment pas. Etant 

des concepts historiques, ils subissent des modifications suivant les 

changements de la vie sociale. Par exemple, si la 

Iustitia

 et la 

Libertas 

Ă©taient adorĂ©es comme des divinitĂ©s dans la Rome antique, 

l’égalitĂ© et la fraternitĂ© ne l’étaient pas. Ces notions, telles qu’on les 

comprend aujourd’hui, ne commencent Ă  se dĂ©velopper qu’au 

XVIIIe siĂšcle. 

Par ailleurs, la notion de 

Libertas 

pour un Romain veut dire 

essentiellement deux choses: la 

libertĂ© 

opposĂ©e Ă  l’esclavage, et la 

liberté

 opposĂ©e Ă  la captivitĂ©. Tandis que, pour un EuropĂ©en de nos 

jours, la libertĂ©, c’est la libertĂ© de penser et de parler, la libertĂ© de 

l’expression culturelle et celle de conduire sa vie privĂ©e
 Â« Les 

hommes naissent et demeurent libres et Ă©gaux en droits Â»: ce 

principe exprime la conquĂȘte la plus fondamentale de la RĂ©volution 

française, le principe le plus essentiel de la dĂ©mocratie moderne. 

Mais bien que, comme l’écrit Voltaire dans son 

Dictionnaire 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

philosophique

, « chaque homme, dans le fond de son cƓur, a droit 

de se croire entiĂšrement Ă©gal aux autres hommes Â», et bien que 

l’idĂ©e de l’égalitĂ© soit prĂ©sente implicitement dans des documents 

juridiques depuis l’AntiquitĂ©, la rĂ©flexion sur la notion mĂȘme 

d’

Egalité

 ne commence que peu avant et surtout pendant la 

RĂ©volution pour aboutir, au XXIe siĂšcle, Ă  la crĂ©ation d’un concept 

trĂšs complexe qui rĂ©unit les principes d’égalitĂ© dans diffĂ©rents 

domaines â€“ l’égalitĂ© de tous devant la loi, l’égalitĂ© des chances, 

l’égalitĂ© des droits Ă©conomiques et sociaux, etc., – mais qui pose 

aussi de nombreux problĂšmes liĂ©s aux moyens concrets pour 

assurer cette Ă©galitĂ©. 

La troisiĂšme valeur – la 

Fraternité

 â€“ n’est pas la moins 

importante, mais probablement la plus floue. Le fait que dans les 

ouvrages iconographiques il n’y ait pas de figure allĂ©gorique 

correspondante (Ă  la diffĂ©rence de la Justice, de la LibertĂ© et mĂȘme 

de l’EgalitĂ©) est trĂšs significatif de ce point de vue. Â« Relations 

entre frĂšres, entre peuples Â» en latin classique, 

Fraternitas

 devient, 

dans les oeuvres de pĂšres de l’Eglise, Â« relations entre chrĂ©tiens Â». 

En retrouvant son sens premier, la notion de fraternitĂ© rĂ©sume tous 

les devoirs des hommes Ă  l’égard les uns des autres; elle signifie: 

dĂ©vouement, abnĂ©gation, tolĂ©rance, bienveillance, indulgence, ce 

qui la rapproche de la notion de solidaritĂ©, par laquelle elle est 

d’ailleurs souvent remplacĂ©e. Dans la sociĂ©tĂ© moderne, la fraternitĂ© 

(ou la solidaritĂ©?) justifie la reconnaissance de droits Ă©conomiques 

et sociaux qui viennent contenir ou contredire les injustices 

inĂ©luctablement produites par la sociĂ©tĂ© marchande. 

Enfin, la rĂ©flexion sur la notion de justice, qui subsume (?) 

toutes les notions prĂ©cĂ©dentes, a permis de suivre l’évolution de ce 

concept, de discerner les traditions et les prĂ©ceptes que le systĂšme 

juridique contemporain a hĂ©ritĂ©s de diverses cultures et d’essayer de 

dĂ©terminer quelle devrait ĂȘtre la philosophie du droit au XXI siĂšcle, 

pour pouvoir reconnaĂźtre et respecter les droits et le mĂ©rite de 

chacun. 

Mais c’est justement l’ajout de la Justice en tĂȘte du triptyque 

rĂ©publicain « LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ© Â» qui paraĂźt Â« incongru Â» Ă  
Philippe ROGER. Cet effet d’incongruitĂ© est lui-mĂȘme rĂ©vĂ©lateur 
d’une Ă©lision conceptuelle et politique pendant la RĂ©volution  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

5

française elle-mĂȘme: la justice n’y apparaĂźt pas comme une notion 
rĂ©gulatrice. Ce « dĂ©ficit Â» a son origine dans les difficultĂ©s 
philosophiques que prĂ©sente le sĂ©cularisation de la notion, de 
Montesquieu Ă  Rousseau. Il a pour consĂ©quence, au fil de la 
radicalisation rĂ©volutionnaire, de faciliter l’émergence d’une figure 
correctrice et punitive de la justice: celle du Vengeur et de la 
Vengeance populaires – verso de la FraternitĂ©. Absente de la devise 
et rarement requise par les protagonistes rĂ©volutionnaires, la Justice 
Ă©lidĂ©e ou Ă©ludĂ©e y revient donc, pourtant, mais comme la face 
obscure de l’exigence de FraternitĂ©. 

Keith BAKER, pour sa part, analyse les notions de justice, de 

libertĂ©, d’égalitĂ© et de fraternitĂ©, sous le prisme des idĂ©es de 
Condorcet, le premier thĂ©oricien d’un projet de dĂ©mocratie et de 
droits de l’homme que les EuropĂ©ens devraient transmettre Ă  un 
monde globalisĂ©, en mĂȘme temps que la prospĂ©ritĂ© et le progrĂšs. 
L’auteur se penche en particulier sur l’attitude ambitieuse de 
Condorcet Ă  l’égard de l’idĂ©e Jacobine de la fraternitĂ©, qu’il 
identifie comme un danger Ă  la fois pour la libertĂ© et pour l’amour 
de l’humanitĂ©. Il discute enfin sa possible rĂ©ponse Ă  la question de 
la place des symboles religieux Ă  l’école. 

Les contributions rĂ©unies dans la deuxiĂšme partie de l’ouvrage 

prĂ©sentent des analyses ponctuelles – ancrĂ©e dans une Ă©poque et un 
pays bien prĂ©cis – des valeurs en questions. Jackie PIGEAUD se 
penche sur les relations entre la crĂ©ation et la libertĂ©. Il s’applique, 
d’abord, Ă  donner au 

sublime

 le sens que lui a donnĂ© Longin. Dans 

la derniĂšre partie de son traitĂ© 

Du sublime

, un dialogue fictif se 

noue entre Longin et 

un

 philosophe. La crĂ©ation exige-t-elle la 

libertĂ©? Cette libertĂ© sera t-elle morale ou politique, ou les deux 
ensemble? Au XVIIIe siĂšcle, en France, l’Ɠuvre de Winckelmann 
est un relais trĂšs important de Longin pour poser ce problĂšme, 
mĂȘme si ce n’est pas le seul. 

Olga INKOVA cherche Ă  dĂ©finir, en suivant l’évolution du mot 

pravda

, le contenu sĂ©mantique de la notion de « justice Â» dans la 

langue et la culture russes. L’analyse de donnĂ©es linguistiques 
montre que cette notion est fondĂ©e sur les catĂ©gories morales plutĂŽt 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

que juridiques. L’idĂ©al russe de la justice, serait-ce le rĂšgne de la 

pravda

 au sein d’une sociĂ©tĂ©-famille? 

Wladimir BERELOWITCH, en continuant le thĂšme russe, 

s’attache Ă  analyser les problĂšmes du dĂ©veloppement de la libertĂ© 
politique et Ă©conomique en Russie Ă  travers l’histoire des franchises 
urbaines. Sa contribution est consacrĂ©e Ă  la façon dont certains 
historiens russes du XIXe et du dĂ©but du XXe siĂšcle ont retracĂ© 
l’histoire des villes russes en comparaison de celle des villes 
occidentales. La question des franchises communales, si essentielle 
en Europe, poussait ces historiens Ă  considĂ©rer les villes russes dans 
leur diffĂ©rence (et leur manque) par rapport Ă  leurs homologues 
occidentales. Le schĂ©ma libĂ©ral, empruntĂ© Ă  Guizot et Thiers, servit 
de base Ă  cette comparaison.  

Enfin, les contributions de la troisiĂšme section invitent Ă  

rĂ©flĂ©chir sur les fondements thĂ©oriques des concepts de justice, de 
libertĂ©, d’égalitĂ© et de fraternitĂ©. BĂ©nĂ©dict WINIGER se penche sur 
les origines de la conception occidentale de la justice. En analysant 
deux textes majeurs de l’AntiquitĂ© – l’Ethique Ă  Nicomaque, oĂč 
Aristote en jette les bases philosophiques de la justice et le 

Corpus 

iuris civilis

 de Justinien qui en formule les fondements juridiques, il 

dĂ©montre que Leibniz tentera de fondre ces deux conceptions dans 
sa propre thĂ©orie qui est volontariste Ă  l’instar de celles de Justinien 
et d’Aristote, mais en se distinguant de ceux-ci par un Ă©lĂ©ment 
explicitement thĂ©iste. 

Victor MONNIER, pour sa part, retrace dans les grandes lignes 

l’évolution du principe de l’égalitĂ©, hĂ©ritage de la RĂ©volution, dans 
le droit public de la Suisse depuis la premiĂšre constitution suisse au 
sens formel du terme, celle du 12 avril 1798, crĂ©ant un Etat unitaire 
jusqu’à la Constitution du 12 septembre 1848 Ă©tablissant l’Etat 
fĂ©dĂ©ral. Durant ces cinquante annĂ©es, c’est plus particuliĂšrement 
lors de la pĂ©riode charniĂšre que constitue, pour l’avĂšnement de la 
Suisse moderne, l’expĂ©rience de la RĂ©publique helvĂ©tique achevĂ©e 
en 1803 par l'Acte de MĂ©diation de NapolĂ©on Bonaparte, que ce 
principe voit ses premiĂšres rĂ©alisations. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

7

Mark HUNYADI, en revenant Ă  la notion de fraternitĂ©, montrera 

que contrairement Ă  ce que suggĂšrent de fallacieuses assimilations 
conceptuelles (notamment avec la notion de solidaritĂ©), la fraternitĂ© 
est un concept prĂ©politique, au sens oĂč elle dĂ©signe quelque chose 
d’antĂ©rieur Ă  toute institution politique. Elle est une ouverture Ă  
visĂ©e potentiellement universelle. Du coup, tout ce que ses critiques 
lui reprochaient d’ĂȘtre se rĂ©vĂšle vrai: c’est une notion vague, peu 
opĂ©ratoire et dont l’usage est essentiellement incantatoire. Mais 
c’est sa force (sa force 

performative

, comme il sera dit): dans sa 

fonction de rappel, elle 

rassemble

, lĂ  oĂč, aujourd’hui, tout isole, 

classe, individualise, administre. Son invocation devrait empĂȘcher 
la libertĂ© et l’égalitĂ©, ses deux sƓurs autour desquelles se coagule la 
gestion politique de nos sociĂ©tĂ©s, de se fossiliser en purs outils 
d’administration des droits subjectifs. Invoquer la fraternitĂ© reste 
une menace pour nos dĂ©mocraties disciplinaires. 

Les conclusions de Jenaro TALENS dressent le bilan du 

colloque dans une optique sĂ©miotico-discursive: c’est dans le 
domaine de l’échange communicatif, des rĂšgles dialectiques de 
construction d’un sens non naturel, mais rĂ©sultant d’un travail de 
production, que se joue le dialogue politique, historique et discursif 
de ce volume, malgrĂ© les diffĂ©rences disciplinaires sous-jacentes Ă  
la plupart des travaux du recueil.  

 

Olga Inkova 

 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

9

Liste des auteurs 

 
Keith Baker

, Directeur du France-Stanford Center for 

Interdisciplinary Studies (Californie). 

 
 
Wladimir Bérélowitch

, Professeur d’histoire Ă  la FacultĂ© des 

Lettres de l’UniversitĂ© de GenĂšve, Directeur d’études Ă  l’Ecole des 

Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris). 

 

 

Mark Hunyadi

, Professeur de morale et d’éthique appliquĂ©e Ă  

l’UniversitĂ© de Laval de QuĂ©bec. 

 

 

Olga Inkova

, ChargĂ©e de cours de linguistique russe Ă  la 

FacultĂ© des Lettres de l’UniversitĂ© de GenĂšve. 

 

 

Victor Monnier

, Professeur Ă  la FacultĂ© de Droit de 

l’UniversitĂ© de GenĂšve. 

 

 

Jackie Pigeaud

, Professeur Ă©mĂ©rite Ă  l’Institut Universitaire de 

France et Ă  l’UniversitĂ© de Nantes. 

 

 

Philippe Roger

, Directeur de recherche au CNRS et Directeur 

d’études Ă  l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris). 

 

 

Jenaro Talens

, Professeur Ă  la FacultĂ© des Lettres et Ă  l’Institut 

europĂ©en de l’UniversitĂ© de GenĂšve. 

 

 

Bénédict Winiger

, Professeur Ă  la FacultĂ© de Droit de 

l’UniversitĂ© de GenĂšve. 

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La RĂ©volution française 

 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

13

 

 

La Révolution française et la Justice

 

ou le second exil d’AstrĂ©e 

 

 

Philippe Roger 

 

 

Un jeu familier aux enfants de l’ùre Gutenberg (mais peut-ĂȘtre 

survit-il aujourd’hui, intĂ©grĂ© au programme de quelque 

console

 

Ă©ducative?) consistait, dans une sĂ©rie donnĂ©e d’objets, Ă  Â« Chercher 

l’intrus Â»: l’ananas introduit dans la corbeille de fruits bien de chez 

nous, la machine Ă  coudre glissĂ©e parmi les moyens de transport, la 

baleine infiltrĂ©e au milieu des poissons, etc. Jeu logique, comme 

disent les pĂ©dagogues. Mais aussi, bel et bien: jeu idĂ©ologique, 

puisque tout entier tendu vers l’apprentissage des activitĂ©s de 

classement. Il s’agissait au fond de ramener l’ordre dans des univers 

dérangés

, d’y dĂ©noncer des empiĂštements indus, d’appeler Ă  la 

vigilance contre le Â« hors-sĂ©rie Â», ce fauteur de troubles. Dans le 

magazine enfantin auquel j’étais abonnĂ©, c’était un scout en grand 

uniforme qui, semaine aprĂšs semaine, invitait Ă  dĂ©busquer les 

clandestins: ce binoclard sentencieux m’inspirait une vive 

rĂ©pulsion.  

Votre invite Ă  rĂ©flĂ©chir sur « 

Justice, LibertĂ©, EgalitĂ©, 

FraternitĂ© Â» a eu pour premier effet de raviver le souvenir de cette 

chasse Ă  l’intrus. C’est dire qu’elle a suscitĂ© en moi des sentiments 

mĂȘlĂ©s. Une pointe d’irritation, comme devant ces jeux trop faciles 

qui déçoivent le joueur et l’humilient vaguement: car l’intruse ne se 

cachait guĂšre, elle s’exhibait en tĂȘte du titre! Un certain malaise, 

aussi: comme si la prĂ©sence en vedette de ce terme incongru me 

plongeait dans le malconfort sĂ©mantique. 

Justice

 Ă©tait vraiment « de 

trop Â». Et par contrecoup, pour la premiĂšre fois, la devise de la 

RĂ©publique française m’apparaissait comme un « bloc Â» (pour 

reprendre le mot cĂ©lĂšbre de Clemenceau sur la RĂ©volution): un 

insĂ©cable symbolique. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

J’avais beau savoir que cette triade tardive (Ă©rigĂ©e en devise 

nationale par la Constitution de 1848) n’était qu’une des devises 

patriotiques successivement Ă©laborĂ©es Ă  partir de 1789; j’avais beau 

ĂȘtre averti des alĂ©as de sa conception et conscient de sa fragilitĂ© 

conceptuelle, souvent dĂ©crite et analysĂ©e: ma rĂ©action me trahissait. 

Il me fallait m’avouer que « LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ© Â» faisait 

partie, Ă  mon insu, de mes certitudes langagiĂšres. Si problĂ©matique 

qu’elle fĂ»t, si sujette Ă  caution et Ă  interprĂ©tation, il Ă©tait clair 

soudain que 

je ne doutais pas d’elle

, de sa compacitĂ© sĂ©mantique, 

de sa complĂ©tude symbolique. Devant l’adjonction inopinĂ©e d’un 

quatriĂšme terme, ma luciditĂ© supposĂ©e d’historien ou de sĂ©mioticien 

de la langue rĂ©volutionnaire s’était effacĂ©e d’un seul coup devant 

ma conscience linguistique spontanĂ©e de Français (rĂ©publicain) 

aveuglĂ©ment attachĂ© Ă  l’intĂ©gritĂ© de la devise nationale. Je me 

reconnaissais, en somme, plus Français que je ne l’eusse supposĂ© 

avant cette expĂ©rience; je me dĂ©couvrais, non sans surprise, prĂȘt Ă  

opposer Ă  cette profanation un 

noli tangere

 courroucĂ©.  

Que cet attachement se fĂ»t rĂ©vĂ©lĂ© Ă  la faveur d’une 

augmentation

 de la devise – comme si lui ajouter un terme Ă©tait 

plus choquant que lui en ĂŽter– ajoutait Ă  ma surprise; mais il ne 

pouvait, Ă  l’évidence, en ĂȘtre autrement. RĂ©duite Ă  deux de ses 

termes, la devise n’existe pas encore, elle ne saurait donc ĂȘtre 

« visĂ©e Â» par ce qui ne saurait ĂȘtre une amputation. Quant aux 

substitutions ludiques ou polĂ©miques portant sur l’un de ses termes 

– 

Liberté, Egalité, Choucroute

, film de Jean Yanne –, mĂȘme sous 

les formes les plus irrĂ©vĂ©rencieuses, elles continuent de rendre Ă  la 

« vraie Â» devise l’hommage de tout pastiche – tel le film prĂ©citĂ©, qui 

oppose implicitement, sur un mode burlesque, populiste et 

« 

contestataire 

», un idĂ©al rĂ©publicain perdu Ă  la comĂ©die 

consumĂ©riste de la dĂ©mocratie post-industrielle. 

Bref, la devise – ce fĂ©tiche â€“ s’avĂ©rait intouchable. Elle ne 

souffrait pas l’expansion, rejetait toute greffe. 

Justice

 avait l’air 

d’un faux nez sur le visage de Marianne, d’une prothĂšse ratĂ©e sur 

son corps doctrinal.  

Restait, aprĂšs avoir constatĂ© ce trouble, Ă  savoir s’il ne faisait 

que traduire une rĂ©sistance de l’imaginaire â€“ un imaginaire 

« intĂ©griste Â» protestant contre cet implant symbolique –, ou si, par 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

15

                                                

ailleurs, par delĂ  le premier choc, ma mobilisation contre cet 

Ă©noncĂ© inconvenant ne tirait pas aussi ses raisons, voire sa 

justification, de la nature de l’implant lui-mĂȘme. La question 

devenait alors celle-ci, moins Ă©gotiste et donc (

a priori

) plus 

intĂ©ressante conceptuellement et historiquement: dans cette derniĂšre 

hypothĂšse, en quoi la Justice Ă©tait-elle 

de trop?

 Y avait-il, entre elle 

et les trois autres termes, ce que les rhĂ©toriciens du XVIII

e

 siĂšcle 

appelait une « 

disconvenance 

»? Et n’était-ce pas cette 

disconvenance effective qui produisait un effet de dĂ©stabilisation 

peut-ĂȘtre pas si infondĂ©, ni seulement imputable Ă  l’irrationnelle 

accoutumance d’une subjectivitĂ© plus  Â« nationale »  qu’il  n’y 

paraissait? Il y avait lĂ , en tout cas, une invite et un encouragement 

Ă  convertir en enquĂȘte historique l’étonnement et l’émoi nĂ©s d’une 

simple sensation sĂ©mantique.  

 

 

Une devise en devenir 

 

On ne reviendra pas sur la gĂ©nĂ©alogie de la devise rĂ©publicaine 

française, dĂ©sormais bien connue, sinon pour en rappeler quelques 

Ă©pisodes ou aspects susceptibles d’éclairer notre enquĂȘte. Il y a plus 

d’un siĂšcle dĂ©jĂ  que l’historien Alphonse Aulard

1

 s’est efforcĂ© d’en 

replacer la gestation dans la dynamique du processus 

rĂ©volutionnaire et des affrontements qu’il engendra. Plus prĂšs de 

nous, dans les annĂ©es 1980, la question a suscitĂ© un regain d’intĂ©rĂȘt. 

S’appuyant sur certaines des Ă©tudes de lexicologie politique du 

laboratoire de l’ENS de Saint-Cloud et sur les relevĂ©s effectuĂ©s 

pour le TrĂ©sor de la Langue Française, GĂ©rald Antoine a proposĂ© en 

1981 une promenade politico-littĂ©raire autour de la devise –

promenade dont le parcours Ă©tait fortement orientĂ©e par son 

destinataire (l’UNESCO) et par la question de l’universalitĂ© des 

concepts clĂ©s de la RĂ©volution française

2

. A la veille du 

 

1

 Alphonse AULARD, « La devise â€œLibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ©â€ Â», 

Etudes 

et Leçons sur la RĂ©volution française

, t. 6, Paris, 1910. 

2

 GĂ©rald ANTOINE, 

LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ© ou les fluctuations d’une 

devise

, Paris, Ed. de l’Unesco, 1981. 

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16   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

Bicentenaire de la RĂ©volution, un livre de Marcel David

 

reparcourait, avec un louable souci de contextualisation politique, 

l’histoire (et la prĂ©histoire) de la devise. Rappelant les Ă©tapes 

essentielles (« 

La Nation, le Roi, la Loi 

», puis « 

UnitĂ©, 

IndivisibilitĂ© de la RĂ©publique Â», puis « LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ©, 

ou la mort Â»), Marcel David restituait, aux cĂŽtĂ©s de la triade 

victorieuse, les vaincus de l’histoire: les grands mots, tombĂ©s en 

route, des devises dĂ©chues. Cette histoire sĂ©mantique 

« contrefactuelle Â» Ă©tait l’aspect le plus original de l’étude: en 

faisant rĂ©apparaĂźtre d’autres concrĂ©tions conceptuelles et militantes 

esquissĂ©es, essayĂ©es puis dĂ©laissĂ©es par l’histoire et dĂ©sertĂ©es par 

l’usage, elle Ă©branlait dĂ©finitivement le mythe d’une immaculĂ©e 

conception de la devise française. Mais, assez paradoxalement, ce 

travail de dĂ©mythologisation restait tributaire du dĂ©coupage 

chronologique convenu (phase pré-terroriste/Terreur/phase post-

thermidorienne) qu’il aurait dĂ» permettre d’interroger; et le 

privilĂšge accordĂ©e Ă  la notion de FraternitĂ© (qui donnait son titre Ă  

toute l’étude

3

) reconduisait la tendance, peut-ĂȘtre inĂ©vitable, Ă  

Ă©clairer d’un Ă©clairage rĂ©trospectif cette saga sĂ©mantique. 

Le savant survol de GĂ©rald Antoine Ă©tait prĂ©-orientĂ© par son 

telos

 universaliste; la prĂ©cise Ă©tude de Marcel David restait prĂ©-

ordonnĂ©e par le calendrier traditionnel de l’historiographie 

rĂ©volutionnaire: dĂšs lors, la « guerre des mots Â» ne pouvait guĂšre 

apparaĂźtre que comme le reflet sĂ©mantique des luttes politiques, les 

« grands mots Â» rĂ©ussissant ou Ă©chouant Ă  proportion de leur plus 

ou moins d’adĂ©quation Ă  la « rĂ©alitĂ© Â» supposĂ©e (et supposĂ©e 

connue) des divergences et des divisions. C’était considĂ©rer comme 

rĂ©glĂ©e d’avance la question la plus intĂ©ressante posĂ©e par la 

« logomachie Â» rĂ©volutionnaire: celle du « pouvoir des mots Â» â€“ 

question pourtant dĂ©battue et agitĂ©e, dĂšs l’époque, par les acteurs et 

observateurs de ces « 

incroyables phĂ©nomĂšnes moraux et 

politiques, qui ont frappĂ© d’une longue surprise et nos regards et 

notre entendement », comme disait (dĂ©jĂ ) Louis-SĂ©bastien Mercier

4

.  

 

3

 Marcel DAVID, 

FraternitĂ© et RĂ©volution française. 1789-1799

, Paris, 

Aubier, 1987. 

4

 Louis-SĂ©bastien MERCIER, 

Le Nouveau Paris

, Ă©d. Ă©tablie sous la dir. de 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

17

                                                                                                     

Beaucoup plus proche d’une telle reconnaissance des 

dynamiques sĂ©mantiques devait s’avĂ©rer l’analyse de Mona Ozouf 

dans l’article « FraternitĂ© Â» Ă©crit pour le 

Dictionnaire critique de la 

Révolution française

5

;

 ce remarquable article, qui est plutĂŽt un 

court essai, est trop connu pour qu’il soit besoin de le commenter 

ici: soulignons seulement qu’il pose clairement la question du 

travail des signifiants politiques en mĂȘme temps que de leur 

fonction. La fraternitĂ©, la petite derniĂšre, mais la grande trouvaille 

des sĂ©miologues rĂ©publicains, apparaissait Ă  Mona Ozouf comme la 

rĂ©sultante et la solution (on pourrait ajouter: la « formation de 

compromis Â» au sens freudien) d’une idĂ©ologie politique Ă©cartelĂ©e 

entre 

Liberté

 et 

Egalité

 â€“ ces sƓurs selon Rousseau, mais sƓurs 

ennemies, devait ajouter Chateaubriand. Entre 

Liberté

 et 

Egalité

, la 

Fraternité

 serait venue faire lien. Concept-suture ou notion-tampon, 

elle serait venue rĂ©soudre, au moins imaginairement, une tension 

que la RĂ©volution en actes avait rendue de plus en plus tangible et 

pĂ©rilleuse. Elle serait, en somme, la moins solide conceptuellement 

et la plus indispensable idĂ©ologiquement des trois piĂšces de 

l’attelage.  

Il faut donc repartir du noyau sĂ©mantique libertĂ©-Ă©galitĂ©. DĂšs les 

dĂ©buts de la RĂ©volution, alors que la devise « La Nation, le Roi, la 

Loi Â» ne fait rĂ©fĂ©rence ni Ă  l’une, ni Ă  l’autre, ce sont bien pourtant 

ces notions qui paraissent centrales et caractĂ©ristiques des 

revendications « patriotes Â». Un signe Ă  cet Ă©gard ne trompe pas: les 

attaques systĂ©matiques dont elles font l’objet, trĂšs tĂŽt, dans les 

feuilles ou pamphlets contre-rĂ©volutionnaires. 

Une source particuliĂšrement intĂ©ressante est fournie par les 

dictionnaires polĂ©miques – qu’il vaudrait mieux appeler, dans 

nombre de cas, des pamphlets alphabĂ©tiques. Les 

Synonymes 

nouveaux

, en 1790, comportent une entrĂ©e Â« LibertĂ© Â» (« Esclavage 

horrible pour tous les honnĂȘtes gens Â»), ainsi qu’une entrĂ©e 

« EgalitĂ© Â» ou plus exactement « EgalitĂ© des hommes Â», ainsi 

 

Jean-Claude BONNET, Paris, Mercure de France, 1994 [An VII], 

« Avant-Propos », p. 20. 

5

 François FURET et Mona OZOUF (sous la dir. de),

 Dictionnaire critique 

de la RĂ©volution française

, Paris, Flammarion, 1988; on se reportera aussi 

Ă  son article « EgalitĂ© ».  

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18   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

dĂ©finie: « Confusion de tous les rangs Â»

6

. L’annĂ©e suivante, le 

Dictionnaire laconique, vĂ©ridique et impartial ou Etrennes aux 

dĂ©magogues sur la RĂ©volution française, Par un Citoyen inactif, ni 

enrĂŽlĂ©, ni soldĂ©, mais ami de tout le monde pour de l’argent

 â€“ dont 

le titre indique assez le ton et l’orientation –, traite de la « LibertĂ© Â» 

par un jeu de renvoi imitĂ© de l’

Encyclopédie

: « Voyez licence, 

anarchie »

7

mais bien entendu, licence et anarchie ne figurent pas 

parmi les entrĂ©es du 

Dictionnaire laconique

, tant il paraĂźt inutile Ă  

son rĂ©dacteur de perdre son encre et son temps Ă  les dĂ©finir
 Dans 

L’Abus des mots

 (qu’on peut dater de la seconde moitiĂ© de 1792), 

« LibertĂ© Â» figure en tĂȘte de liste des mots abusifs: de ces 

« expressions fastueuses dont on nous Ă©tourdit tous les jours Â»

8

Dans un autre dictionnaire de 1792, le 

Nouveau Dictionnaire pour 

servir Ă  l’intelligence des termes mis en vogue par la rĂ©volution

Adrien-Quentin BuĂ©e dĂ©nonce, comme la plupart de ses confrĂšres, 

l’usage irrationnel et mĂȘme magique que font du lexique les 

rĂ©volutionnaires; il choisit pour exemples trois mots: d’une part, le 

mot Â« aristocrate Â» (qui illustre la stigmatisation sĂ©mantique ou ce 

que l’on appellerait aujourd’hui la diabolisation de l’adversaire) et, 

d’autre part, le couple « libertĂ©, Ă©galitĂ© Â» (qui illustre, Ă  l’inverse, 

l’efficacitĂ© inhĂ©rente au vocabulaire fĂ©tichisĂ© par la rĂ©volution, oĂč 

tout mot ainsi surinvesti peut devenir un mot-puissance, un « mot-

mana Â»

9

): « Je ne croyais pas Ă  la cabale; mais depuis la rĂ©volution, 

je ne sais plus qu’en penser. En effet, qu’est-ce qui l’a produite, 

cette rĂ©volution? ne sont-ce pas les arrangements de syllabes 

qu’offrent les mots aristocrate, libertĂ©, Ă©galitĂ©? Â»

10

. Bref, les 

 

6

 

Synonymes nouveaux

, s.l.n.d. [1790], p. 7. 

7

 

Dictionnaire laconique, vĂ©ridique et impartial ou Etrennes aux 

dĂ©magogues sur la RĂ©volution française


, Ă  Patriopolis, aux dĂ©pens des 

dĂ©magogues ou patriotes soi-disant libres, l’an troisiĂšme de la prĂ©tendue 

libertĂ©, p. 22. 

8

 

L’Abus des mots

, s.l.n.d., p. 11. 

9

 C’est Barthes, on le sait, qui a Ă©tendu Ă  nos cultures langagiĂšres cette 

notion de « mot-mana » empruntĂ©e Ă  l’anthropologie de Mauss. 

10

 Adrien-Quentin BUEE, 

Nouveau Dictionnaire pour servir Ă  

l’intelligence des termes mis en vogue par la rĂ©volution

; dĂ©diĂ© aux amis de 

la religion, du roi et du sens commun, Ă  Paris, de l’imprimerie de Crapart, 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

19

                                                                                                     

dĂ©tracteurs du nouvel Ă©tat de choses s’en prennent prioritairement et 

presque toujours solidairement, Ă  la libertĂ© et Ă  l’égalitĂ© – tel 

Rivarol, introduisant en 1790 son 

Petit Dictionnaire des grands 

hommes de la révolution

 par ce double persiflage: « Tandis que 

nous sommes libres, il me prend envie de faire le dĂ©nombrement 

des grands hommes de chaque espĂšce, qui d’une paisible monarchie 

ont fait une si brillante rĂ©publique. Egalement habiles, ils ne sont 

pas tous Ă©galement cĂ©lĂšbres
 »

11

Ces relevĂ©s le montrent: aux yeux d’observateurs aussi attentifs 

Ă  la langue adverse qu’ils sont haineux envers ses porte-parole, 

Liberté

 et 

Egalité

 figurent de maniĂšre prĂ©Ă©minente dans le lexique 

performatif des « cabalistes Â» rĂ©volutionnaires – la premiĂšre plus 

encore que la seconde. La libertĂ© est la bĂȘte noire, l’ennemie 

publique numĂ©ro 1 des contre-rĂ©volutionnaires; l’égalitĂ© ne leur 

rĂ©pugne pas moins, mais, faisant moins l’unanimitĂ© (trĂšs vite, elle 

sera l’objet de vifs dĂ©bats entre les patriotes eux-mĂȘmes), elle leur 

paraĂźt prĂ©senter un danger moins pressant. Quant Ă  la fraternitĂ©, 

jusqu’en 1792, elle est absente de ces ouvrages polĂ©miques, ce qui 

confirme la raretĂ© relative de son emploi dans la sphĂšre politique, 

sauf chez des orateurs et publicistes marginaux comme l’abbĂ© 

Fauchet ou le groupe de la Bouche-de-Fer, dont la rhĂ©torique 

politique est traversĂ©e de rĂ©miniscences chrĂ©tiennes ou de 

rĂ©fĂ©rences franc-maçonnes. Il est clair en tout cas que le mot 

fraternité

 n’est pas perçu comme un mot clĂ© de l’évĂ©nement 

rĂ©volutionnaire, jusqu’à l’ordre de Pache, au nom de la Commune 

de Paris, le 21 juin 1793, de peindre sur les murs la fameuse 

formule votive: « LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ©, ou la mort Â». De cette 

chronologie et de cette hiĂ©rarchie, on trouve encore une 

confirmation 

post factum

 dans le cĂ©lĂšbre « Français, encore un 

effort si vous voulez ĂȘtre rĂ©publicains Â», insĂ©rĂ© par Sade au beau 

milieu de sa 

Philosophie dans le boudoir

. Ce texte post-

thermidorien relĂšve, on le sait, de l’éloge paradoxal; et dans cette 

 

janvier 1792, p. 6. 

11

 Antoine de RIVAROL, 

Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la 

révolution

, introduction de Henri COULET, prĂ©sentation et notes de 

Jacques GRELL, Paris, DesjonquĂšres, 1987 [1790], p. 31. 

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20   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

relecture sarcastique des principes directeurs de la rĂ©volution – leur 

« 

reductio ad absurdum

 Â», comme l’avait bien vu Aldous Huxley 

dĂšs 1938 –, la « libertĂ© Â» se taille la part du lion (elle est 

mentionnĂ©e dix fois dans le seul premier alinĂ©a du pamphlet lu par 

DolmancĂ©), suivie de loin par l’égalitĂ© (invoquĂ©e pour lĂ©gitimer le 

vol, au moment mĂȘme oĂč la rhĂ©torique officielle remet l’accent sur 

le droit de propriĂ©tĂ©); quant Ă  la fraternitĂ©, elle y fait une apparition 

furtive mais mĂ©morable, qui porte Ă  son comble le persiflage 

politique, puisqu’elle est invoquĂ©e Ă  l’appui d’une dĂ©criminalisation 

de l’inceste... 

Liberté

 et 

Egalité

 forment donc, dans un premier temps logique 

et chronologique, une sorte de noyau central de l’idĂ©ologie patriote, 

au sens oĂč c’est incontestablement autour d’elles que gravite son 

discours. Mais il est non moins clair que ce consensus n’est 

provisoirement prĂ©servĂ© que par la grande latitude interprĂ©tative 

laissĂ©e Ă  ceux qui les revendiquent comme valeurs ou les 

promeuvent comme mots d’ordre. Le discours rĂ©volutionnaire 

naissant rĂ©unit spontanĂ©ment les deux concepts, mais au prix d’un 

grand flou dĂ©finitionnel. Si ce noyau sĂ©mantique est un « noyau 

dur Â», c’est dans la mesure oĂč il opĂšre comme Â« signe de 

ralliement »

12

 des patriotes les plus radicaux, et non parce qu’il 

offrirait une cohĂ©rence conceptuelle irrĂ©fragable. Et les patriotes 

radicaux ressemblent Ă  cet Ă©gard aux protagonistes du

 Neveu de 

Rameau

, disant lorsqu’ils tombent d’accord: Â« Gardons-nous de 

nous expliquer Â»â€Š Toute « explication Â», en effet, ne peut qu’étaler 

sur la place publique les formidables tensions nĂ©es du couplage de 

la LibertĂ© et de l’EgalitĂ©. 

C’est dire aussi que le couple 

Liberté

/

Egalité

, dans les premiĂšres 

annĂ©es rĂ©volutionnaires, est surtout mobilisĂ© comme un performatif, 

sans grand Ă©gard pour les textes qui lui ont donnĂ© dignitĂ© 

philosophique, ceux de Rousseau en particulier. Dans le 

Contrat 

social

, c’est pourtant Ă  ce mĂȘme couple que se ramĂšne le Â« 

summum 

 

12

 Â« Le philosophe Â», explique l’abbĂ© GrĂ©goire, « sait que les noms font 

beaucoup aux choses; que, selon leur nature, ils servent de ralliement au 

patriotisme, aux vertus, aux erreurs, aux factions 

» (

SystĂšme de 

dĂ©nominations topographiques pour les places, rues, quais, etc, de toutes 

les communes de la rĂ©publique

, imprimĂ© par ordre de la Convention, s.d.). 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

21

                                                

bonum

 Â» de la collectivitĂ©: « Si l’on recherche en quoi consiste 

prĂ©cisĂ©ment le plus grand bien de tous, qui doit ĂȘtre la fin de tout 

systĂšme de lĂ©gislation, on trouvera qu’il se rĂ©duit Ă  ces deux objets 

principaux, la 

liberté

, et l’

égalité

. La libertĂ©, parce que toute 

dĂ©pendance particuliĂšre est autant de force ĂŽtĂ©e au corps de l’Etat; 

l’égalitĂ©, parce que la libertĂ© ne peut subsister sans elle Â»

13

. Entre la 

« 

libertĂ© civile 

» acquise par le renoncement Ă  la Â« 

libertĂ© 

naturelle Â» (I, VIII) et l’égalitĂ© conçue comme l’empĂȘchement 

d’une trop grande disproportion de force, moyens et ressources 

entre particuliers, Rousseau Ă©tablissait un lien de nĂ©cessaire 

complĂ©mentaritĂ©. 

Est-ce dans cette acception rousseauiste et en pleine conscience 

de la dialectique introduite entre les deux termes par le 

Contrat 

social

, que 

Liberté

 et 

Egalité

 deviennent les mots d’ordre des 

patriotes « avancĂ©s Â» dĂšs les dĂ©buts de la RĂ©volution? Rien n’est 

moins sĂ»r. L’alliance des mots 

liberté

 et 

égalité

, thĂ©oriquement 

soudĂ©e par le 

Contrat social

, est un lieu commun depuis le dĂ©but du 

siĂšcle. Bien avant de prendre chez Rousseau sa consistance 

conceptuelle, elle est dĂ©jĂ  un lieu commun « prĂ©-politique Â» auquel 

aiment Ă  s’identifier les Français. TĂ©moin la lettre LXXXVIII des 

Lettres persanes

, oĂč Montesquieu, par le truchement d’Usbek, nous 

prĂ©sente le couple 

liberté-égalité

 comme un poncif bien Ă©tabli, 

avant d’en faire la satire sociale et politique. Toute la lettre est en 

effet consacrĂ©e Ă  dĂ©mentir l’assertion « mythologique Â» qui fait son 

incipit: Â« A Paris, rĂšgne la libertĂ© et l’égalitĂ© Â», assertion dont le 

caractĂšre endoxal est soulignĂ© par l’accord insolite du verbe au 

singulier

14

. En fait, « la libertĂ© et l’égalitĂ© Â» parisienne (gardons le 

 

13

 Jean-Jacques ROUSSEAU, 

Du Contract social

ƒuvres complùtes III

sous la dir. de Bernard GAGNEBIN et Marcel RAYMOND, Paris, 

Gallimard, « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », 1969, Livre II, ch. IX, p. 391. 

14

 Charles-Louis de Secondat de MONTESQUIEU, 

Lettres persanes

, Ă©d. 

Ă©tablie et prĂ©sentĂ©e par Jean STAROBINSKI, Paris, Gallimard, collection 

Folio, 1973, p. 212; il faut prĂ©fĂ©rer ici la leçon retenue par Jean 

Starobinski (celle de l’édition de 1758) Ă  celle donnĂ©e dans la PlĂ©iade oĂč 

le verbe est au pluriel: « A Paris rĂšgnent la libertĂ© et l’égalité» (

ƒuvres 

littéraires

, Ă©d. Roger CAILLOIS, Paris, Gallimard, t. I, 1949, p. 263). 

L’étrange singulier de l’édition de 17.. vient renforcer en effet l’intention 

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22   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

singulier, si violent soit-il) est, au mieux, une certaine Â« urbanitĂ© Â» 

dans les rapports inter-individuels, faite d’une relative libertĂ© de ton 

et de maniĂšres, bref une Â« civilitĂ© » qui (Rousseau le soulignera) n’a 

rien Ă  voir avec la citoyennetĂ©; au pis (et c’est vers ce pis que 

penche Usbek), c’est un vulgaire nivellement des « rangs Â» par 

l’argent dans une sociĂ©tĂ© oĂč toute distinction tend Ă  s’effacer au 

profit d’une hiĂ©rarchie des fortunes (« on dit que le premier de Paris 

est celui qui a les meilleurs chevaux Ă  son carosse Â»

finale du ministre tout-puissant vient en tout cas dissiper toute 

illusion sur cette « libertĂ© et Ă©galitĂ© » Ă  la française. 

L’intĂ©rĂȘt de cette page, Ă©videmment chargĂ©e d’ironie, est de 

porter tĂ©moignage, dĂšs 1721, d’une prĂ©coce association des termes 

liberté

 et 

égalité

 dans « l’idĂ©al du moi Â» du Parisien, prodrome de 

l’autoreprĂ©sentation du « patriote Â». De l’aube des LumiĂšres Ă  celle 

de la RĂ©volution, la libertĂ© sera conçue essentiellement comme une 

libertĂ© de parole et de maniĂšres (parfois aussi de conscience) ou 

comme la levĂ©e d’une sĂ©rie de contraintes, notamment 

commerciales et industrielles (« la libertĂ© des grains Â»). L’égalitĂ©, 

quant Ă  elle, renvoie Ă  l’abolition des « abus Â» – mot-passerelle 

entre la rhĂ©torique « rĂ©formiste Â» d’avant 89 et le discours 

rĂ©volutionnaire –, y compris l’abus de richesse, mais surtout dans la 

mesure oĂč celui-ci encourage l’abus de pouvoir. Jusque chez 

Rousseau, en accord ici avec ses contemporains, la Â« modĂ©ration Â» 

est prĂŽnĂ©e comme le meilleur antidote Ă  l’accaparement et Ă  

l’oppression; comme le meilleur gage aussi d’une Ă©quitĂ© dans les 

rapports entre les hommes qu’une justice (au sens juridique) 

largement disqualifiée paraßt bien incapable de garantir

 

de la lettre, qui est de dĂ©noncer comme une expression 

toute faite

 et 

comme un poncif Â« mythologique Â» cette auto-reprĂ©sentation satisfaite que 

les Parisiens nourrissent d’eux-mĂȘmes. 

15

 

Ibid

16

 Il n’est pas inutile de le noter au passage: en invoquant pour garante de 

l’égalitĂ© la vieille maĂźtrise de soi stoĂŻcienne, le couple prĂ©-rĂ©volutionnaire 

Liberté

/

Egalité

 s’affiche clairement comme l’hĂ©ritier en mĂȘme temps que 

le rival du couple « aristocratique Â» 

Honneur

/

Liberté

, dans lequel la 

libertĂ©, Â« bien le plus prĂ©cieux Â» des individus, Ă©tait cependant soumise au 

principe fondateur et rĂ©gulateur de l’honneur personnel. Montesquieu, 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

23

                                                                                                     

Elisions de la justice, Ă©lancements de la fraternitĂ© 

 

Le premier effet de l’évĂ©nement rĂ©volutionnaire, dĂšs 1789, est, si 

l’on peut dire, de radicaliser les dĂ©signants 

liberté

 et 

égalité

dĂ©finitivement arrachĂ©s Ă  leur ambivalence entre sphĂšre des mƓurs 

et sphĂšre politique. D’oĂč leur prudente Ă©lision dans la proto-devise: 

« La Nation, le Roi, la Loi Â», dont il faut remarquer pourtant que si 

elle ne les Ă©nonce pas, elle les incorpore implicitement – 

Nation

 

renvoyant Ă  l’acte libĂ©rateur d’institution du Souverain par 

Ă©limination du systĂšme d’ordres; 

Loi

 promettant une revanche sur 

l’« arbitraire »: une Ă©quitĂ© qui serait le commencement de l’égalitĂ©. 

On pourrait donc se demander pour finir – et pour continuer Ă  

jouer le jeu dont l’intitulĂ© du colloque nous a fixĂ© la rĂšgle – 

pourquoi le mot 

justice

 n’a jamais Ă©mergĂ© ni comme mot d’ordre, 

ni comme composante des devises successives que se donne la 

rĂ©volution. La rĂ©volution française a pourtant une dimension 

incontestablement Â« justicialiste Â», si l’on accepte de dĂ©signer ainsi 

une soif ou une exigence de justice formulĂ©e en termes politiques. 

Pourquoi, aux cĂŽtĂ©s de la LibertĂ© et de l’EgalitĂ©, la FraternitĂ© plutĂŽt 

que la Justice? 

Sans refaire l’histoire (sĂ©mantique), ni repeindre les armoiries de 

la RĂ©publique, peut-on sur cette absence de la Justice bĂątir quelques 

conjectures susceptibles d’éclairer certaines des logiques 

rĂ©volutionnaires? 

On fera ici l’hypothĂšse que cette Ă©lision de la Justice traduit dans 

le champ sĂ©mantique tout Ă  la fois un embarras politique et un 

dĂ©ficit conceptuel. 

 

faisant de l’honneur le Â« principe Â» de la monarchie, entĂ©rine en mĂȘme 

temps qu’il le thĂ©orise un lieu commun fortement enracinĂ©, bien au-delĂ  de 

la noblesse elle-mĂȘme, dans la culture d’Ancien RĂ©gime. On en trouve 

encore l’écho frĂ©quent, Ă  la veille de la rĂ©volution, dans les cahiers de 

dolĂ©ances: ainsi dans celui de Beaumont-le-Roger, dans le bailliage 

d’Evreux: Â« La libertĂ© est sans doute, aprĂšs l’honneur, le bien le plus 

prĂ©cieux de l’homme Â» (citĂ© dans 

1789. Les Français ont la parole. 

Cahiers des Etats généraux

, prĂ©s. par Pierre GOUBERT et Michel 

DENIS, Paris, Julliard, coll. «Archives», p. 204). 

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24   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

L’embarras politique est Ă©vident. Les institutions judiciaires 

d’avant 89 sont l’exemple mĂȘme de ces « abus Â» qui font 

l’unanimitĂ© contre eux. Les cours souveraines que sont les 

Parlements, aprĂšs avoir briĂšvement joui d’une extraordinaire 

popularitĂ© lĂ  oĂč elles incarnaient une rĂ©sistance Ă  « l’arbitraire Â» 

royal (ou au « despotisme ministĂ©riel Â») sont, d’un jour Ă  l’autre, 

accusĂ©es de « despotisme 

robinocratique

 Â» et disparaissent sans que 

personne ne s’en Ă©meuve, ni mĂȘme ne le remarque. Il faut renvoyer 

ici aux belles pages de Tocqueville dans 

L’Ancien RĂ©gime et la 

RĂ©volution

 (Livre I, ch. IV): « cette vieille institution qui n’avait Ă©tĂ© 

bonne qu’à Ă©branler toutes les autres, fut entraĂźnĂ©e comme par son 

propre poids et sans mĂȘme qu’on eĂ»t pour ainsi dire Ă  y mettre la 

main, dans la haine commune; et c’est ainsi qu’un gĂ©ant qui 

paraissait tout Ă  l’heure avoir cent bras et dont la voix avait pendant 

dix mois fait retentir l’air sur toute la surface de la France, 

s’affaissa tout Ă  coup et expira sans pouvoir mĂȘme pousser un 

soupir »

17

Quant Ă  la rĂ©forme du systĂšme judiciaire, rĂ©clamĂ©e de longue 

date, elle s’avĂšre difficile. La trĂšs laborieuse mise en place des 

tribunaux criminels apparaĂźt comme l’un des Ă©checs relatifs du 

travail des assemblĂ©es rĂ©volutionnaires. La mise en place d’une 

justice d’arbitrale – qui rĂ©pondait Ă  la fois Ă  une demande de 

simplification face Ă  des procĂ©dures aussi opaques qu’onĂ©reuses et 

Ă  un imaginaire irĂ©nique de conciliation entre citoyens de bonne foi 

– ne pouvait avoir qu’un champ d’application limitĂ©. A l’autre bout 

du spectre, au sommet des institutions, aucune instance ne venait 

jouer peu ou prou le rĂŽle d’une Cour SuprĂȘme Ă  l’amĂ©ricaine: l’idĂ©e 

d’une instance juridique qui aurait barre sur l’expression de la 

volontĂ© gĂ©nĂ©rale par le Souverain est tout simplement irrecevable. 

Le « rĂšgne de la Loi Â», facteur de consensus au dĂ©but de la 

rĂ©volution, devient avec la radicalisation jacobine et le recours Ă  des 

juridictions d’exception une formule incantatoire qui dissimule mal 

l’indigence juridique (souvent assumĂ©e) de la nouvelle culture 

 

17

 Alexis de TOCQUEVILLE, 

L’Ancien RĂ©gime et la rĂ©volution

ƒuvres 

complĂštes

, publiĂ©es sous la dir. de Jean-Paul MAYER, Paris, Gallimard, 

1981, t. II, p. 103. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

25

                                                

rĂ©volutionnaire, ennemie des « formes Â» favorables aux Â« tyrans Â». 

C’est dans cette jachĂšre de la pensĂ©e et de la pratique juridiques que 

le Tribunal rĂ©volutionnaire poussera ses racines. 

Mais le mal vient de plus loin et la pauvretĂ© de l’innovation en la 

matiĂšre est liĂ©e non seulement Ă  la mĂ©fiance pour des institutions 

faillies et des personnels gĂ©nĂ©ralement dĂ©testĂ©s, mais aussi Ă  un 

dĂ©ficit proprement conceptuel. Non que la rĂ©flexion sur le droit 

n’ait fait des avancĂ©es, dans les deux dĂ©cennies antĂ©rieures Ă  la 

rĂ©volution; non que certaines grandes figures, comme celle de 

Servan, n’aient rĂ©conciliĂ© les Français avec quelques uns de leurs 

magistrats, comme Servan. Reste que l’attention s’est portĂ©e 

davantage sur les Ă©pouvantables « bavures Â» du systĂšme (dĂ©noncĂ©es 

par Voltaire en plusieurs causes mĂ©morables) et sur ses pratiques 

« gothiques Â» (instruction secrĂšte, sellette et torture prĂ©alable sont 

souvent mentionnĂ©es dans les cahiers de dolĂ©ances) que sur le 

pouvoir judiciaire en tant que tel et dans ses rapports avec les 

institutions politiques. Cette carence d’une rĂ©flexion capable 

d’articuler rĂ©forme judiciaire et refonte des institutions va de pair 

avec un « oubli Â» de Montesquieu encore plus caractĂ©ristique des 

annĂ©es 1770-1780 que les quelques attaques dont il est encore 

l’objet, de la part de Thomas Linguet, par exemple. Au moment 

mĂȘme oĂč la rĂ©volution amĂ©ricaine s’inspire Ă©troitement de lui dans 

l’ajustement des 

checks and balances

, la rĂ©volution française s’en 

Ă©carte, refusant d’emblĂ©e (dĂšs 1789) de donner Ă  l’assemblĂ©e 

quelque contrepoids que ce soit – pas mĂȘme la chambre haute du 

bicamĂ©risme. 

Mais n’aurait-on pas « oubliĂ© Â» Montesquieu que l’

Esprit des 

Lois

 n’eĂ»t pas forcĂ©ment permis d’orienter vers la justice la quĂȘte 

des hommes de 89; car la justice, chez Montesquieu lui-mĂȘme, est 

trop haut ou trop loin. TantĂŽt en effet elle consiste en ces Â« rapports 

d’équitĂ© antĂ©rieurs Ă  la loi positive qui les Ă©tablit »

18

 et sans lesquels 

celle-ci ne peut ĂȘtre Ă©tablie. TantĂŽt, dans l’arĂšne poudreuse et 

brutale de l’histoire, elle n’apparaĂźt que comme une crĂ©ation toute 

 

18

 Charles-Louis de Secondat de MONTESQUIEU, 

De l’Esprit des lois

ƒuvres complùtes II,

 texte prĂ©sentĂ© et annotĂ© par Roger CAILLOIS, Paris, 

Gallimard, « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », 1951, p. 233. 

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26   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

humaine consacrant un rapport de domination: la justice est alors 

gĂ©nĂ©alogiquement seigneuriale, son terreau est le fief dont elle est 

une Â« dĂ©pendance »

19

. Ici compromise avec les circonstances de son 

« premier Ă©tablissement Â», et lĂ , renvoyĂ©e au Dieu crĂ©ateur de la loi 

naturelle et antĂ©rieure Ă  toute rĂ©alisation d’elle-mĂȘme

20

, la justice 

selon Montesquieu Ă©chappe dans tous les cas Ă  la prise du 

lĂ©gislateur politique. D’oĂč l’urgence, pour Rousseau, dĂšs la 

premiĂšre version du 

Contrat social

, de renverser la proposition de 

Montesquieu en affirmant que « la loi est antĂ©rieure Ă  la justice, et 

non pas la justice Ă  la loi Â»

21

. DĂ©signant la « volontĂ© gĂ©nĂ©rale Â» 

comme source, et source infaillible, de la loi, elle-mĂȘme source de 

la « justice Â», Rousseau relĂ©guait celle-ci deux degrĂ©s plus bas, dans 

le modeste statut d’effet d’un effet. Mais un autre passage, Ă©cho 

direct de Montesquieu, la rĂ©tablissait dans ses droits tout en la 

remettant Ă  distance et, en fin de compte, hors de portĂ©e du 

lĂ©gislateur: Â« Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source; 

mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n’aurions pas 

besoin ni de gouvernement, ni de loix. Sans doute il est pour 

l’homme une justice universelle Ă©manĂ©e de la raison seule et fondĂ©e 

sur le simple droit de l’humanitĂ© [Montesquieu: « la loi en gĂ©nĂ©ral 

est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de 

la terre 

»

22

], mais cette justice pour ĂȘtre admise doit ĂȘtre 

réciproque »

23

. Dans le premier passage, la justice, loin d’ĂȘtre 

principielle, n’était qu’un dĂ©rivĂ© de la loi positive; dans le second, 

la justice est rĂ©tablie dans la transcendance, mais du mĂȘme coup 

relĂ©guĂ©e dans l’empyrĂ©e: trop divine ou trop abstraite, elle ne fonde 

ni ne garantit le pacte entre les hommes. 

 

19

 

Ibid

., p. 921. 

20

 Â« Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou 

dĂ©fendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eĂ»t tracĂ© de cercle, 

tous les rayons du cercle n’étaient pas Ă©gaux » (

Ibid

., p. 233). 

21

 Jean-Jacques ROUSSEAU, 

Du Contract  social

 (IĂšre version), 

op. cit

., 

p. 329 

22

 Charles-Louis de Secondat de MONTESQUIEU, 

De l’Esprit des lois

op. cit

., p. 237. 

23

 Jean-Jacques ROUSSEAU, 

Du Contract  social

 (IĂšre version), 

op. cit

., 

p. 326; passage conservĂ© dans la version dĂ©finitive (p. 378). 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

27

                                                

Face Ă  la justice, le XVIIIe siĂšcle affiche donc une double 

dĂ©ception: il est déçu par son « 

exercice 

» ou son 

« administration Â», bien sĂ»r; mais il est déçu aussi par un concept 

qui s’avĂšre Ă  la fois difficilement sĂ©cularisable et malaisĂ©ment 

opĂ©ratoire. Et c’est aussi pourquoi, sans doute, les devises 

rĂ©volutionnaires restent muettes Ă  son sujet: trop avilie ou trop haut 

juchĂ©e, la justice ne pouvait entrer en combinaison avec la libertĂ© et 

l’égalitĂ© dans l’alambic sĂ©miotique d’oĂč devait sortir le monde 

nouveau. 

Cet Ă©loignement de la Justice de la scĂšne symbolique 

rĂ©volutionnaire se paiera au prix fort: celui de son retour sous la 

double forme du 

justitium

 comme Ă©tat d’exception et de la 

vengeance

 comme acte lĂ©gitime de contre-rĂ©tribution exercĂ© Ă  

l’endroit des ennemis du peuple. D’inspiration d’abord maratiste 

(Marat rĂ©clamait qu’on nommĂąt un « grand prĂ©vĂŽt Â» â€“ lui-mĂȘme de 

prĂ©fĂ©rence), l’apologie des « vengeurs du peuple Â» devient un topos 

central du discours politico-militaire pendant la Terreur

24

L’exigence de justice, mais d’une justice reformulĂ©e en ce dernier 

sens, rĂ©volutionnaire et Ă  la lettre 

vindicatif

: le sens d’un « faire 

justice Â» et non plus d’un Â« rendre justice Â», triomphe dans cette 

pĂ©riode: pas sous le nom de Justice, mais sous celui de FraternitĂ©, 

recto

 radieux dont la Vengeance est le 

verso

. Le couplet ajoutĂ© Ă  la 

« Carmagnole des royalistes Â» â€“ couplet dont la paternitĂ© a Ă©tĂ© 

attribuĂ©e Ă  Florian – associe de maniĂšre significative le partage 

entre  Â« frĂšres »  et  la  violence  envers  Â« l’étranger »:  Â« 

Que veut un 

bon rĂ©publicain? 

(Bis)

 Du plomb, du fer et puis du pain. 

(Bis)

 Du 

plomb pour l’étranger. L’arme pour le danger. Et du pain pour ses 

frĂšres! Vive le son, vive le son


 ». La FraternitĂ© rĂ©volutionnaire, en 

effet, n’est pas seulement la bĂ©nigne hĂ©ritiĂšre des vertus d’amitiĂ© 

maçonne ou de charitĂ© chrĂ©tienne dĂ©crite par plusieurs historiens; 

 

24

 Sur la rhĂ©torique vengeresse de Marat, voir Philippe 

ROGER, Â«L’homme de sang. L’invention sĂ©miotique de Marat Â», in Jean-

Claude BONNET (sous la dir. de), 

La Mort de Marat

, Paris, Flammarion, 

1984; et, sur la reprise du thĂšme pendant la Terreur, Â« Il â€œnaufragio 

vittorioso” del Vengeur. Storia di una leggenda Â», in Mariella DI MAIO (a 

cura di), 

Naufragi. Storia di un’aventurosa metafora

, Milano, Guerini e 

Associati, 1994.  

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28   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

elle ne se rĂ©sout pas non plus dans cet humanitarisme transnational 

qui sĂ©duira les rĂ©volutionnaires de 1848; elle est aussi, dans le 

contexte oĂč elle apparaĂźt en 1793, injonction violente d’appartenir 

corps et Ăąme Ă  la communautĂ© des patriotes et, par contrecoup, 

exclusion de cette communautĂ© de tout corps Ă©tranger. Un mot 

cĂ©lĂšbre de Chamfort rĂ©sume cette violence; on ne sait pas toujours 

qu’il fut prononcĂ© en rĂ©ponse Ă  l’ordre de Pache de couvrir Paris de 

l’inscription Â« LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ©, ou la mort Â». «Mieux 

vaudrait», commente alors Chamfort, « Sois mon frĂšre ou je te tu Â». 

Lui aussi cherchait l’intruse: son terrible bon mot isole la nouvelle 

venue: la fraternitĂ©, et l’associe elle seule Ă  l’alternative mortifĂšre 

posĂ©e par « ou la mort Â». Chamfort n’avait pas tort de soupçonner 

rĂ©versible cette formule du « dĂ©vouement Â»: le sacrifice de soi, 

comme stratĂ©gie rhĂ©torique, vise Ă  (s’)autoriser le sacrifice d’autrui. 

Mais il n’y voit qu’une injonction propre Ă  terroriser les « faux 

frĂšres Â» comme lui (ceux qui rĂ©sistent Ă  la radicalisation jacobine), 

alors qu’il s’agit d’un dispositif bien plus ample visant Ă  lĂ©gitimer 

l’élimination de toute hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© – adversaires politiques 

dĂ©sormais traitĂ©s en « monstres Â», mais aussi Ă©trangers rĂ©sidant en 

France (dont Saint-Just rĂ©clame et obtient la mise en dĂ©tention) ou 

encore, Ă  l’apogĂ©e terroriste, soldats anglais et hanovriens qu’il sera 

interdit par dĂ©cret de la Convention de faire prisonniers, mĂȘme s’ils 

se rendent: dont il faudra faire prompte justice en les passant au fil 

de l’épĂ©e

25

La FraternitĂ© de 1793-1794 est donc une figure composite et 

complexe qui ne ressemble que de trĂšs loin Ă  sa bienveillante petite-

fille de1848. Chamfort en a entrevu la face de MĂ©duse: celle que lui 

donne le retour de la justice sous les traits de la vengeance. C’est en 

ce sens que la double carence, thĂ©orique et institutionnelle, de la 

justice dans le processus rĂ©volutionnaire s’inscrit, en creux, dans 

l’émergence de la fraternitĂ© comme troisiĂšme Ă©lĂ©ment du grand 

ternaire rĂ©publicain. AssignĂ©e comme AstrĂ©e Ă  des cieux trop 

lointains, la justice ne pouvait sans doute revenir, en pleine 

convulsion rĂ©volutionnaire, que comme une moderne Erinnyie ou, 

 

25

 Â« Il ne sera fait aucun prisonnier anglais ou hanovrien Â» (DĂ©cret du 7 

prairial an II/26 mai 1794). 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

29

                                                

plus prosaĂŻquement, sous les traits de ces Â« tricoteuses Â» qu’on 

appelait aussi les « Furies de la guillotine Â». Tant la justice sans 

formes mĂšne rapidement Ă  la « mort sans phrases ».  

Ce n’est pas Ă  dire, bien entendu, que tels soient le seul sens ni 

la seule leçon de la FraternitĂ© rĂ©publicaine. La fraternitĂ© n’est pas 

nĂ©cessairement fratricide, pas plus que la justice n’est vouĂ©e au 

justitium

. Et leur dĂ©voiement terroriste n’en Ă©puise pas le sens, pas 

plus qu’il n’en a assĂ©chĂ© l’exigence. 

Dans 

L’Espoir

, c’est au pĂšre Barca, un prĂȘtre qui a choisi le 

camp anti-franquiste, le camp des pauvres, que Malraux confie un 

bel Ă©loge de la fraternitĂ©, qu’il vaut la peine de relire en son entier. 

« M. Garcia est venu me voir Â», raconte Barca blessĂ© au combat. 

« On se connaĂźt depuis longtemps. C’est un homme qui s’est 

toujours intĂ©ressĂ© aux choses. Maintenant qu’il est aux 

renseignements militaires, il veut savoir ce qui se passe dans les 

villages. Mais il me demande: l’égalitĂ©? Ecoute, Manuel, je vais te 

dire une bonne chose, que vous ne connaissez pas tous les deux, 

parce que vous ĂȘtes trop
 enfin, trop
 vous avez eu trop de 

chance, disons. Un homme comme lui, Garcia, sait pas trop bien ce 

que c’est, d’ĂȘtre vexĂ©. Et voilĂ  ce que je peux te dire: le contraire de 

ça, l’humiliation, comme il dit, c’est pas l’égalitĂ©. Ils ont compris 

quand mĂȘme quelque chose, les Français, avec leur connerie 

d’inscription sur les mairies: parce que le contraire d’ĂȘtre vexĂ©, 

c’est la fraternitĂ© »

26

.  

Mais n’est-ce pas au fond ce que voulait dire, dĂ©jĂ , Rabaud 

Saint-Etienne, affirmant: Â« 

La vĂ©ritable Ă©galitĂ©, c’est la 

fraternité »

27

Toute la question, admirablement instruite par le 

roman de Malraux dans le contexte de l’antifascisme des annĂ©es 

trente, est de savoir comment maintenir cette juste visĂ©e, cette 

bonne intention 

de la fraternitĂ© sans qu’elle n’aille paver l’enfer des 

coercitions terroristes. 

 

 

26

 AndrĂ© MALRAUX, 

L’Espoir

, Paris, Gallimard, Â« BibliothĂšque de la 

PlĂ©iade », p. 514. 

27

 CitĂ© par Marcel DAVID, 

FraternitĂ© et RĂ©volution française. 1789-1799, 

op. cit.

, p. 111. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

31

                                                

 

 

Condorcet sur la Justice, LibertĂ©, ÉgalitĂ©, 

FraternitĂ© 

 

 

Keith Michael Baker 

 

 

Il ne serait pas exagĂ©rĂ© de dire que Condorcet est le premier 

thĂ©oricien de la dĂ©mocratie EuropĂ©enne. On pourrait, bien sĂ»r, 

soutenir qu’il y a eu d’autres thĂ©oriciens EuropĂ©ens de la 

dĂ©mocratie: Ă  GenĂšve, Rousseau s’impose naturellement Ă  l’esprit; 

en France, on penserait Ă  SieyĂšs. Cependant, Condorcet n’était pas 

seulement un thĂ©oricien EuropĂ©en de la dĂ©mocratie, mais un 

thĂ©oricien de la dĂ©mocratie EuropĂ©enne. Je veux dire par lĂ  qu’il a 

Ă©crit suffisamment explicitement sur la dĂ©mocratie comme une 

dĂ©couverte et un projet EuropĂ©ens, projet qu’il appartenait Ă  

l’Europe de rĂ©aliser pour elle-mĂȘme et d’apporter au reste de 

l’humanitĂ©. La DixiĂšme Époque de sa cĂ©lĂšbre 

Esquisse d’un 

tableau historique de l’esprit humain 

dresse le portrait d’un futur 

dans lequel les pratiques et les principes dĂ©mocratiques ne 

s’étendraient pas seulement sur l’Europe mais seraient transmis par 

les EuropĂ©ens au monde entier. C’est douloureux de rĂ©flĂ©chir sur 

ses espoirs deux siĂšcles plus tard. 

Mais cela peut aussi ĂȘtre fructueux. Dans un rĂ©cent ouvrage sur 

les idĂ©es Ă©conomiques de Turgot, Adam Smith, et Condorcet, 

Emma Rothschild a beaucoup fait pour nous rappeler que le monde 

dans lequel les LumiĂšres ont pris forme Ă©tait incertain et 

imprévisible, et en cela trÚs semblable au nÎtre

1

. C’était un monde 

(comme le nĂŽtre) encore hantĂ© par la mĂ©moire collective d’une 

violence fanatique et d’une boucherie gigantesque, un monde 

(comme le nĂŽtre) subissant de rapides changements dus aux 

 

1

 Emma ROTHSCHILD, 

Economic Sentiments: Adam Smith, Condorcet 

and the Enlightenment

,

 

Cambridge, Mass., Cambridge University Press, 

2001. 

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32   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

processus de globalisation, un monde dans lequel les propositions 

de rĂ©forme se heurtaient rĂ©guliĂšrement Ă  de funestes prĂ©visions de 

crise sociale. Dans un monde comme celui-lĂ , il Ă©tait audacieux de 

parier qu’un ordre social pacifique puisse naĂźtre de l’exercice de la 

libertĂ© individuelle guidĂ©e par des choix raisonnĂ©s, aussi bien sur le 

plan individuel que collectif. Condorcet a parlĂ© dans l’

Esquisse

 de 

« cette effrayante complication d’intĂ©rĂȘts, qui lient au systĂšme 

gĂ©nĂ©ral des sociĂ©tĂ©s, la subsistance, le bien-ĂȘtre d’un individu isolĂ©; 

qui le rend dĂ©pendant de tous les accidents de la nature, de tous les 

Ă©vĂ©nements de la politique; qui Ă©tend, en quelque sorte, au globe 

entiĂšre sa facultĂ© d’éprouver, ou des jouissances, ou des 

privations Â». Comment, se demandait-il, « dans ce chaos apparent, 

voit-on nĂ©anmoins, par une loi gĂ©nĂ©rale du monde moral, les efforts 

de chacun pour lui-mĂȘme servir au bien-ĂȘtre de tous, et, malgrĂ© le 

choc extĂ©rieur des intĂ©rĂȘts opposĂ©s, l’intĂ©rĂȘt commun exiger que 

chacun sache entendre le sien propre, et puisse y obĂ©ir sans 

obstacle? Â»

2

Le passage est Ă©clairant en ce que dans le mĂȘme temps 

il articule les peurs qui naissaient de la globalisation, et embrasse 

les profits potentiels Ă  en tirer. Les LumiĂšres souhaitaient 

l’apparition d’un ordre social autonome et pacifique de la sociĂ©tĂ©, 

comme ils supposaient que cet ordre pouvait ĂȘtre compris comme 

dĂ©rivant de l’interaction de libertĂ©s individuelles exerçant leurs 

choix particuliers; mais l’une et l’autre idĂ©e nĂ©cessitaient la 

connaissance d’une terrible complexitĂ© encore Ă  comprendre. 

 

 

Justice 

 

Comment Condorcet rĂ©pondrait-il au titre de ce cycle de 

confĂ©rences: « Justice, LibertĂ©, ÉgalitĂ©, FraternitĂ©: Sur quelques 

valeurs fondamentales de la dĂ©mocratie europĂ©enne Â»? La rĂ©ponse 

pourrait bien ĂȘtre courte. En Ă©crivant au 

Journal de Paris

 en 1777, 

il rappelait la rĂ©ponse donnĂ©e par DĂ©mosthĂšne questionnĂ© sur l’art 

 

2

 CONDORCET, 

Esquisse d’un tableau historique des progrĂšs de l’esprit 

humain

,

 

Ă©ditĂ© par Alain PONS, Paris, Flammarion, 1988, p. 219. Les 

autres rĂ©fĂ©rences Ă  l’

Esquisse 

renvoient Ă  cette Ă©dition. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

33

                                                

de l’orateur. Â« On demandait Ă  DĂ©mosthĂšne quelle est la premiĂšre 

partie de l’orateur? 

C’est l’action. 

Quelle est la seconde? 

C’est 

l’action. 

Et la troisiĂšme? 

C’est encore l’action. 

Je dirai de mĂȘme, si 

l’on me demande quelle est la premiĂšre rĂšgle de la politique? 

C’est 

d’ĂȘtre juste. 

Quelle est la seconde? 

C’est d’ĂȘtre juste

. Et la 

troisiĂšme? 

C’est encore d’ĂȘtre juste

 Â»

3

Selon l’analyse de Condorcet, la justice est, d’abord et avant 

tout, un sentiment individuel. Comme beaucoup de philosophes du 

XVIIIe siĂšcle, il croyait qu’il pourrait trouver l’origine des idĂ©es 

morales en suivant la ligne proposĂ©e par Locke, en commençant par 

les sentiments de la douleur et du plaisir. Il est important de noter, 

cependant, qu’il faisait attention Ă  Ă©viter l’utilitarisme d’un 

HelvĂ©tius ou d’un Bentham, selon qui les intĂ©rĂȘts seraient 

manipulĂ©s par le lĂ©gislateur, suivant un calcul hĂ©doniste. Parmi les 

premiĂšres lettres qu’il Ă©changea avec Turgot, il s’en trouve une 

sĂ©rie qui portent sur la nature de la justice, dans lesquelles le jeune 

Condorcet se trouvait pressĂ© par son mentor politique de prendre 

ses distances par rapport Ă  la philosophie Ă©thique brute d’HelvĂ©tius. 

« Lorsque je suis sorti du collĂšge, je me suis mis Ă  rĂ©flĂ©chir sur les 

idĂ©es morales de la justice et de la vertu Â», Ă©crivait Condorcet Ă  

Turgot. « J’ai cru observer que l’intĂ©rĂȘt que nous avions Ă  ĂȘtre 

justes et vertueux Ă©tait fondĂ© sur la peine que fait nĂ©cessairement 

Ă©prouver Ă  un ĂȘtre sensible l’idĂ©e du mal que souffre un autre ĂȘtre 

sensible
 Je ne suis donc pas de l’avis d’HelvĂ©tius; puisque 

j’admets dans l’homme un sentiment dont il ne me paraĂźt pas qu’il 

ait soupçonnĂ© la force et l’influence »

4

Quand, Ă  la fin de sa vie, Condorcet commença Ă  prĂ©parer le 

matĂ©riel pour son 

Tableau historique des progrĂšs de l’esprit 

humain, 

l’ouvrage plus gĂ©nĂ©ral dont l’

Esquisse 

devait ĂȘtre 

l’introduction, il avait prĂ©vu un chapitre trĂšs substantiel sur 

l’éducation morale. LĂ  encore, il commençait avec les sentiments 

naturels. « Le premier de nos sentiments naturels est celui qui nous 

 

3

 CONDORCET, 

Oeuvres

,

 

Ă©ditĂ©es par Arthur CONDORCET 

O’CONNOR et François ARAGO, 12 vols., Paris, Firmin Didot frĂšres, 

1847-49, 1, pp. 347-348. 

 

4

 

Correspondance inĂ©dite de Condorcet et de Turgot,

 Ă©ditĂ©s par Charles 

HENRY, Paris, Charavay, 1883, p. 148. 

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34   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

fait compatir aux douleurs des ĂȘtres sensibles, c’est-Ă -dire, en 

souffrir avec eux. Ce sentiment est pĂ©nible, il porte Ă  nous en 

dĂ©livrer en soulageant ces douleurs. Il inspire surtout une vive 

rĂ©pugnance pour les actions par lesquelles on en deviendrait soi-

mĂȘme la cause, rĂ©pugnance qui devient une vĂ©ritable impossibilitĂ© 

morale et mĂȘme une impossibilitĂ© physique s’il s’agit d’une action 

immĂ©diate et directe Â»

5

. Condorcet souligne l’importance de 

cultiver la sensibilitĂ© morale de l’enfant, en lui Ă©pargnant le 

spectacle de la souffrance cruelle. L’essentiel est d’ Ă©viter de nuire 

au dĂ©veloppement de la sensibilitĂ© de l’enfant, en l’habituant Ă  ĂȘtre 

tendre envers les animaux, au plaisir qui naĂźt de soigner la douleur 

de tout ĂȘtre animĂ©, ou de partager son bonheur. Le but est de 

cultiver son sens de la bienveillance active. Mais la sensibilitĂ© peut 

ĂȘtre nuisible, et mĂȘme la compassion pour la souffrance des autres 

peut devenir source de faiblesse, souligne Condorcet, si elles ne 

sont pas « appuyĂ©es et contenues par le sentiment de justice. 

L’indignation qui se soulĂšve Ă  la seule vue d’une action injuste en 

est l’origine premiĂšre »

6

Si la justice naĂźt comme un sentiment commun, elle devient une 

idĂ©e universelle. « L’idĂ©e de la justice, du droit, se forme 

nĂ©cessairement de la mĂȘme maniĂšre, dans tous les ĂȘtres sensibles 

capables des combinaisons nĂ©cessaires pour acquĂ©rir ces idĂ©es. 

Elles seront donc uniformes Â»

7

. Dans cette perspective, on pourrait 

se demander si Condorcet serait satisfait d’une formulation qui 

dĂ©crit la « 

justice 

» comme une 

valeur

,

 

mĂȘme, une valeur 

fondamentale, de la dĂ©mocratie EuropĂ©enne. Selon son analyse, la 

justice n’est pas une valeur locale mais l’expression de principes 

universels rationnellement dĂ©rivable de la reconnaissance d’une 

humanitĂ© commune. Â« L’analyse de nos sentiments nous fait 

 

5

 Il est finalement possible de citer les matĂ©riaux que Condorcet a prĂ©parĂ©s 

pour le 

Tableau historique des progrĂšs de l’esprit humain

 dans la 

remarquable Ă©dition dĂ©finitive Ă©tablie par le Groupe Condorcet sous la 

direction de Jean-Pierre SCHANDELER et Pierre CREPEL, 

Tableau 

historique des progrĂšs de l’esprit humain. Projets, Esquisse, Fragments et 

Notes (1772-1794)

,

 

Paris, INED, 2004, p. 833.

 

6

 

Ibid.

,

 

p. 836. 

7

 CONDORCET, 

Oeuvres

,

 op. cit

.,

 

4, p. 539. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

35

                                                

dĂ©couvrir, dans le dĂ©veloppement de notre facultĂ© d’éprouver du 

plaisir et de la douleur, l’origine de nos idĂ©es morales, le fondement 

des vĂ©ritĂ©s gĂ©nĂ©rales qui, rĂ©sultant de ces idĂ©es, dĂ©terminent les lois 

immuables, nĂ©cessaires, du juste et de l’injuste; enfin, les motifs d’y 

conformer notre conduite, puisĂ©s dans la nature mĂȘme de notre 

sensibilitĂ©, dans ce qu’on pourrait appeler, en quelque sorte, notre 

constitution morale Â»

8

. Condorcet regardait la dĂ©couverte de ces 

principes comme l’une des plus grandes rĂ©alisations de l’ñge des 

LumiĂšres, l’expression du fait que les sciences morales pouvaient 

progresser vers la vĂ©ritĂ© aussi sĂ»rement que les sciences physiques 

– et avec la mĂȘme conscience que leurs vĂ©ritĂ©s pourraient toujours 

ĂȘtre raffinĂ©es au fur et Ă  mesure de l’avancĂ©e du savoir. « AprĂšs de 

longues erreurs Â», soutient-il dans l’

Esquisse

, « les publicistes sont 

parvenus Ă  connaĂźtre les vĂ©ritables droits de l’homme, les dĂ©duire 

de cette seule vĂ©ritĂ©, qu’

il est un ĂȘtre sensible, capable de former 

des raisonnements et d’acquĂ©rir des idĂ©es morales

 Â»

9

Selon l’analyse de Condorcet, donc, le sensationnisme de Locke 

n’ouvre pas la voie Ă  un calcul utilitaire mais Ă  une conception d’un 

sentiment moral et un langage des droits. Les droits de l’homme, 

soutenait-il, sont des principes rationnels tirĂ©s de la conception 

mĂȘme (et de l’observation) des ĂȘtres humains comme d’individus 

qui sont des ĂȘtres physiques sensibles, sujets Ă  l’expĂ©rience de la 

douleur et du plaisir et capables de rĂ©flexion sur cette expĂ©rience. Il 

pourrait donc bien ĂȘtre mĂ©fiant face au titre d’un colloque qui se 

rĂ©fĂšre Ă  la libertĂ© comme Ă  une valeur, mĂȘme une valeur 

fondamentale. Condorcet aurait voulu dire que les principes – dans 

ce cas, les principes des sciences morales et politiques – sont 

abstraits et universels; ils sont logiquement inclus dans la notion 

d’ĂȘtre humain douĂ© de sentiment. Les valeurs, d’un autre cĂŽtĂ©, sont 

concrets et particuliers; ils appartiennent Ă  des individus ou Ă  des 

communautĂ©s, ou rĂ©sident dans des pratiques locales. Parler de la 

justice, la libertĂ©, et l’égalitĂ© comme Â« valeurs fondamentales de la 

dĂ©mocratie EuropĂ©enne Â», pourrait soupçonner Condorcet, c’est se 

 

8

 CONDORCET, 

Esquisse d’un tableau historique des progrĂšs de l’esprit 

humain, op. cit.

, p. 222. 

9

 

Ibid

.,

 

p. 217. 

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36   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

dĂ©tourner de leur universalitĂ©, les relativiser comme nos valeurs, 

pas nĂ©cessairement celles des autres. Il y verrait une allusion au 

relativisme qu’il trouvait si choquant dans les ouvrages de 

Montesquieu. Â« Ainsi, l’on se vit obligĂ© de renoncer Ă  cette 

politique astucieuse et fausse, qui, oubliant que tous les hommes 

tiennent des droits Ă©gaux de leur nature mĂȘme, voulait tantĂŽt 

mesurer l’étendue de ceux qu’il fallait leur laisser, sur la grandeur 

du territoire, sur la tempĂ©rature du climat, sur le caractĂšre national, 

sur la richesse du peuple, sur le degrĂ© de perfection du commerce et 

de l’industrie »

10

Il pourrait sembler impĂ©rieusement universaliste ou 

arrogamment ethnocentrique, dans notre monde multiculturel, de 

parler de vĂ©ritĂ©s universelles plutĂŽt que de valeurs particuliĂšres. Les 

LumiĂšres ont souvent Ă©tĂ© reniĂ©es pour cette raison. Mais nous 

devons nous souvenir que les vĂ©ritĂ©s de Condorcet Ă©taient 

prĂ©sentĂ©es comme une alternative aux prĂ©jugĂ©s, comme une 

antidote aux doctrines donnĂ©es comme absolues et immuables, 

comme un moyen d’échapper aux dogmes au-delĂ  de la raison, 

adoptĂ©s quelles que soient leurs consĂ©quences immĂ©diates pour le 

bonheur humain. DonnĂ©es comme fondĂ©es sur des convictions 

empiriques – sur l’existence d’une nature humaine commune – elles 

Ă©taient prĂ©sentĂ©es comme sujettes Ă  la critique, la modification, et la 

transformation qui rĂ©sulteraient d’une discussion ouverte et d’un 

questionnement incessant. Ce n’était pas moins le cas pour les 

vĂ©ritĂ©s morales et politiques que pour celles des sciences physiques 

auxquelles Condorcet les assimilait. « Une dĂ©claration des droits 

bien complĂšte, bien ordonnĂ©e, bien prĂ©cise, est l’ouvrage le plus 

utile peut-ĂȘtre qu’on puisse offrir aux hommes de tous les pays Â», 

Ă©crivait-il en 1789. « Mais cet ouvrage, semblable Ă  cet Ă©gard aux 

tables qui reprĂ©sentent le mouvement des astres, ne peut attendre sa 

perfection que du temps, du concours de plusieurs mains, et d’une 

longue suite de corrections, fruit d’un examen scrupuleux et 

réfléchi »

11

 

10

 

Ibid.

,

 

p. 218. 

11

 CONDORCET, 

Oeuvres

,

 op. cit.

,

 

9, pp. 179-180. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

37

                                                

ConsidĂ©rant que les droits humains pouvaient ĂȘtre logiquement 

dĂ©rivĂ©s de la nature des individus comme ĂȘtre animĂ©s, Condorcet 

n’était pas moins prompt Ă  souligner Ă  quel point ces principes 

restaient abstraits, Ă  quel point ils Ă©taient loin d’ĂȘtre pleinement 

compris, combien il serait complexe de les Ă©tablir dans des 

situations particuliĂšres. Il ne niait pas non plus que leur application 

puisse ĂȘtre amĂ©liorĂ©e Ă  la lumiĂšre de la pratique. Sa vision du 

progrĂšs de l’esprit humain Ă©tait qu’il Ă©tait toujours sujet Ă  la 

correction: jamais plus que provisoires, les vĂ©ritĂ©s d’un moment 

peuvent devenir les erreurs d’un autre. Mais ceci ne pouvait avoir 

lieu sans une discussion critique, un dialogue constant, et une 

attention particuliĂšre aux situations spĂ©cifiques. 

 

 

LibertĂ©, ÉgalitĂ© 

 

Dans l’analyse de Condorcet, la libertĂ© et l’égalitĂ© sont les premiers 

des droits de l’homme. Ce qui signifie que ce sont, par dessus tout, 

des droits individuels. Pour invoquer la cĂ©lĂšbre distinction de 

Constant entre la libertĂ© des Anciens et celle des Modernes (une 

distinction substantiellement formĂ©e par la lecture que Constant a 

faite de Condorcet, et particuliĂšrement de ses Ă©crits sur l’éducation) 

Condorcet Ă©tait, avant tout, un thĂ©oricien de la sociĂ©tĂ© moderne. Il 

croyait qu’une sociĂ©tĂ© organisĂ©e selon les principes des droits de 

l’homme serait une sociĂ©tĂ© ouverte formĂ©e sur la division du travail, 

le libre marchĂ© et les procĂ©dĂ©s Ă©conomiques complexes qui en 

dĂ©rivent, une sociĂ©tĂ© d’individus diffĂ©renciĂ©s par les talents et 

l’éducation, la profession et l’occupation, la richesse et les 

compĂ©tences. Comment la libertĂ© et l’égalitĂ© pourraient-elles ĂȘtre 

atteintes et maintenues dans une telle sociĂ©tĂ©? Condorcet 

commence par accorder que « souvent il existe un grand intervalle 

entre les droits que la loi reconnaĂźt dans les citoyens, et les droits 

dont ils ont une jouissance rĂ©elle; entre l’égalitĂ© qui est Ă©tablie par 

les institutions politiques, et celle qui existe entre les individus Â»

12

 

12

 CONDORCET, 

Esquisse d’un tableau historique des progrĂšs de l’esprit 

humain, op. cit.

, p. 271. 

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38   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

Il voyait trois causes principales Ă  ces disparitĂ©s: inĂ©galitĂ©s devant 

la richesse; inĂ©galitĂ©s face Ă  ce que l’on pourrait appeler les chances 

sociales; inĂ©galitĂ©s dans l’instruction. Ces inĂ©galitĂ©s pourraient ĂȘtre 

diminuĂ©es mais pas Ă©liminĂ©es, « car elles ont des causes naturelles 

et nĂ©cessaires, qu’il serait absurde et dangereux de vouloir dĂ©truire; 

et l’on ne pourrait mĂȘme tenter d’en faire disparaĂźtre entiĂšrement 

les effets, sans ouvrir des sources d’inĂ©galitĂ© plus fĂ©condes, sans 

porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus 

funestes »

Une Ă©galitĂ© absolue ne pourrait jamais ĂȘtre atteinte, soulignait 

Condorcet, et moins encore par une action gouvernementale. Mais 

il soutenait que l’inĂ©galitĂ© des chances sociales pourrait ĂȘtre 

attĂ©nuĂ©e par des plans d’assurance sociale de diffĂ©rentes sortes, 

qu’ils soient privĂ©s ou publics. Et il pensait que « il est aisĂ© de 

prouver que les fortunes tendent naturellement Ă  l’égalitĂ©, et que 

leur excessive disproportion, ou ne peut exister, ou doit 

promptement cesser, si les lois civiles n’établissent pas des moyens 

factices de les perpĂ©tuer et de les rĂ©unir Â»

commerce et l’industrie, abolir les lois restrictives et les privilĂšges 

fiscaux, Ă©liminer les taxes sur les contrats et les engagements: ces 

mesures, en ouvrant des possibilitĂ©s pour tous, pourraient prĂ©venir 

l’accumulation de grandes fortunes et mener Ă  une distribution 

relativement Ă©gale des richesses. 

Non moins importante, l’instruction publique Ă©liminerait la 

dĂ©pendance, augmenterait la libertĂ© individuelle et collective, et 

ferait progresser la prospĂ©ritĂ© sociale. L’instruction primaire 

universelle donnerait Ă  chaque individu un niveau de connaissance 

adĂ©quat pour diriger sa vie, tandis que des niveaux plus Ă©levĂ©s 

d’instruction permettraient Ă  ceux qui ont un potentiel plus grand de 

dĂ©velopper leurs talents – dans leur propre intĂ©rĂȘt, mais aussi celui 

de la prospĂ©ritĂ© commune. La dĂ©pendance serait Ă©liminĂ©e en 

donnant Ă  chaque individu la capacitĂ© critique de juger ceux Ă  qui 

les affaires pourraient ĂȘtre confiĂ©es, et « [d’] Ă©chapper aux prestiges 

du charlatanisme, qui tendrait des piĂšges Ă  sa fortune, Ă  sa santĂ©, Ă  

 

13

 

Ibid

.,

 

p. 272. 

14

 

Ibid

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

39

                                                

la libertĂ© de ses opinions et de sa conscience, sous prĂ©texte de 

l’enrichir, de le guĂ©rir et de le sauver Â». L’égalitĂ© rĂ©elle en 

rĂ©sulterait Â« puisque la diffĂ©rence des lumiĂšres ou des talents ne 

peut plus Ă©lever une barriĂšre entre des hommes Ă  qui leurs 

sentiments, leurs idĂ©es, leur langage permettent de s’entendre, dont 

les uns peuvent avoir le dĂ©sir d’ĂȘtre instruits par les autres, mais 

n’ont pas besoin d’ĂȘtre conduits par eux; dont les uns peuvent 

vouloir confier aux plus Ă©clairĂ©s le soin de les gouverner, mais non 

ĂȘtre forcĂ©s de le leur abandonner avec une aveugle confiance »

15

 

 

FraternitĂ©, ou Philanthropie? 

 

En rĂ©flĂ©chissant sur le dessein Ă©ducatif de Condorcet, j’ai trouvĂ© 

intriguant que le ministre Français de l’éducation inaugure l’annĂ©e 

scolaire 2004-05, ainsi que l’application de la nouvelle loi 

interdisant le port de symboles religieux par les Ă©lĂšves, en appelant 

Ă  l’esprit de « fraternitĂ© Â». Je ne savais pas si le ministre pensait Ă  

un sens de la fraternitĂ© qui empĂȘcherait la trop rude application de 

la loi par les autoritĂ©s scolaires ou, au contraire, si cela devait 

encourager au respect de la loi par ceux qui autrement ont tendance 

Ă  revendiquer le droit au port du voile. Mais puisque Condorcet est 

souvent vu, assez justement, comme le prophĂšte du systĂšme 

scolaire français, ce reportage m’a donnĂ© un nouvel encouragement 

Ă  regarder, pour cette confĂ©rence, la façon dont Condorcet pensait 

le sens du mot fraternitĂ©. 

C’est un fait frappant qu’il semble rarement utiliser le mot. En 

fait, il se pourrait mĂȘme bien qu’il s’en dĂ©fie, possibilitĂ© qui ne 

serait pas outre mesure surprenante, Ă©tant donnĂ© son association 

avec une Ă©tape radicale de la RĂ©volution Française envers laquelle 

Condorcet sentait décliner sa sympathie

16

. Je n’ai pas fait de 

recherche complĂšte et systĂ©matique des usages de ce terme dans ses 

 

15

 

Ibid.

,

 

pp. 275-276. 

16

 Sur la chronologie des idĂ©es de fraternitĂ© sous la RĂ©volution Française, 

voir Marcel DAVID, 

FraternitĂ© et RĂ©volution française, 1789-99

,

 

Paris, 

Aubier, 1987. 

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40   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

Ă©crits, mais j’ai regardĂ© assez gĂ©nĂ©ralement et j’ai dĂ©couvert 

seulement une poignĂ©e d’occurrences de « fraternitĂ© Â» ou des 

termes associĂ©s. L’une des plus intĂ©ressantes se rĂ©fĂšre explicitement 

aux abus de la notion de fraternitĂ© par les religions universelles. 

« En vain quelques religions avaient-elles cherchĂ© Ă  rĂ©unir les 

membres Ă©pars du genre humain par un lien de fraternitĂ©, leur 

enthousiasme fondĂ© sur l’erreur ne servit qu’à diminuer l’amour de 

la patrie sans inspirer celui de l’humanitĂ© »

17

Le contexte de ce passage est trĂšs Ă©clairant dans la façon dont il 

relativise la question de l’amour de l’humanitĂ© (ou, comme 

Condorcet prĂ©fĂ©rait frĂ©quemment l’appeler, le sentiment de 

« philanthropie Â») Ă  la question de l’amour de la patrie. L’ignorance 

et les prĂ©jugĂ©s, note-t-il, ont constamment vu une contradiction 

entre le patriotisme et la « philanthropie Â». Â« Plus un peuple 

chĂ©rissait [ce] qu’on appelait libertĂ©, plus il se montrait injuste 

envers ses voisins Â»

18

. Selon son analyse, les idĂ©es religieuses de 

fraternitĂ© universelle ont Ă©chouĂ© Ă  Ă©liminer cette opposition erronĂ©e 

entre le faux amour de la patrie et l’amour de l’humanitĂ©. 

Selon Condorcet, le sentiment qui nous conduit Ă  dĂ©sirer le 

bonheur de nos semblables devient de la « philanthropie Â» quand 

nos pensĂ©es s’étendent aux autres pays et aux autres habitants de la 

planĂšte, et quand donc nous nous intĂ©ressons aux maladies dont ils 

souffrent, y compris celles que notre sociĂ©tĂ© leur a infligĂ©es. Les 

individus doivent ĂȘtre menĂ©s Ă  considĂ©rer les moyens que nous 

pouvons utiliser pour attĂ©nuer ces maux, l’intĂ©rĂȘt commun qui unit 

les ĂȘtres d’une mĂȘme nature, sujets aux mĂȘmes besoins, douĂ©s des 

mĂȘmes facultĂ©s, investis des mĂȘmes droits. « C’est en leur inspirant 

l’habitude de transformer le sentiment individuel de la compassion, 

en un sentiment gĂ©nĂ©ral d’humanitĂ©, qu’on peut parvenir Ă  rendre la 

philanthropie une affection vraiment universelle Â». Ce sentiment 

s’oppose Ă  une mauvaise comprĂ©hension du patriotisme qui justifie 

des injustices au nom de l’amour du pays. Il purifie plutĂŽt les 

passions personnelles qui donnent au patriotisme son Ă©nergie en 

 

17

 CONDORCET, 

Tableau historique des progrĂšs de l’esprit humain. 

Projets, Esquisse, Fragments et Notes (1772-1794), op. cit.

, p. 841. 

18

 

Ibid.

,

 

p. 840. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

41

                                                

convertissant la compassion envers ceux qui nous sont les plus 

proches en une compassion envers ceux qui nous sont plus Ă©loignĂ©s. 

Il nous conduit Ă  « franchir l’espace de l’ocĂ©an comme celui des 

murs d’une ville ou d’une simple maison »

Condorcet ne niait pas l’importance du patriotisme. Selon son 

analyse, il est nĂ©cessaire « pour combattre les effets de l’opposition 

entre l’intĂ©rĂȘt individuel et celui de la sociĂ©tĂ© Â», exactement comme 

la philanthropie est nĂ©cessaire « pour arrĂȘter les injustices oĂč de 

prĂ©tendus intĂ©rĂȘts nationaux peuvent entraĂźner Â»

Ă©crivait sous la Terreur, il Ă©tait aussi finement conscient des 

possibilitĂ©s d’abus de ce sentiment. Si le bonheur d’une seule 

personne frappe l’ñme plus fortement, soutient-il, celui d’un plus 

grand nombre, quoique plus Ă©loignĂ©, peut faire trĂšs forte impression 

de par sa masse brute. Ce sentiment est l’enthousiasme du citoyen; 

ce n’est pas contre nature, la raison l’approuve et le favorise. Mais 

il est essentiel de ne pas inspirer l’amour de la patrie

 

par « ces 

moyens par lesquels les charlatans religieux ou politiques savent 

attacher un peuple aux institutions qui flattent leur ambition ou leur 

orgueil. Ce ne serait point l’amour de la libertĂ©, le zĂšle pour la 

dĂ©fense des droits sacrĂ©s de l’homme, le dĂ©vouement pour la patrie 

qu’on s’inspirerait alors, mais un fanatisme aveugle pour une forme 

de gouvernement, pour un systĂšme de Constitution, pour les 

principes souvent corrompus d’un parti politique. Aidons les 

dĂ©veloppements des facultĂ©s humaines pendant la faiblesse de 

l’enfance, mais n’abusons pas de cette faiblesse pour les mouler au 

grĂ© de nos opinions, de nos intĂ©rĂȘts ou de notre orgueil »

Pour les enfants, assure Condorcet, la patrie est d’abord 

seulement une collection d’hommes habitant le mĂȘme pays, 

partageant les mĂȘmes langues, habitudes, lois, intĂ©rĂȘts et opinions. 

Une fois qu’ils ont appris Ă  comprendre l’importance d’institutions 

sociales justes, du respect pour les droits de l’homme, d’une 

constitution libre et de l’indĂ©pendance face Ă  une menace extĂ©rieure 

– et une fois qu’ils ont reconnu comment le bonheur de chacun 

 

19

 

Ibid.

 

20

 

Ibid

.,

 

p. 837. 

21

 

Ibid

.,

 

p. 839. 

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42   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

dĂ©pend du bonheur de tous â€“ alors on peut nourrir le penchant 

naturel qui les mĂšne au bonheur de la sociĂ©tĂ© Ă  laquelle ils 

appartiennent, attendu que cela les conduit Ă  chĂ©rir leurs parents et 

leur famille. « Mais le vĂ©ritable amour de la patrie, celui qui a pour 

base une garantie mutuelle des [mĂȘmes] droits naturels et des 

[mĂȘmes] avantages sociaux, n’existe que dans les sociĂ©tĂ©s libres et 

formées sous des Conditions égales »

22

Cette mĂȘme prĂ©occupation Ă  distinguer l’amour de la patrie du 

fanatisme aveugle que Condorcet associait aux Jacobins a conduit Ă  

un second usage du terme « fraternitĂ© Â» dans les Ă©crits de 

Condorcet. On pourrait inspirer l’amour de la patrie

 

chez les jeunes

,

 

note-t-il, mais en faisant attention Ă  ne pas le mĂȘler Ă  d’autres 

opinions; mĂȘme si ces opinions sont justes, elles seraient bientĂŽt 

corrompues par des erreurs. On ne pourrait pas habituer la jeunesse 

« Ă  ne savoir qu’adorer ce qu’un jour il sera et dans leur droit et 

dans leur devoir de juger avec impartialitĂ© Â»

23

. Condorcet insistait 

pour qu’on laisse l’assemblĂ©e civile et les fĂȘtes montrer aux enfants 

la Â« fraternitĂ© Â» qui existe parmi les familles voisines dans leur 

environnement social immĂ©diat. Ces fĂȘtes pourraient graduellement 

ĂȘtre Ă©tendues Ă  la nation entiĂšre, mais seulement quand le sentiment 

de justice avec lequel l’ñme de l’enfant est dĂ©jĂ  nourrie aurait Ă©tĂ© 

gĂ©nĂ©ralisĂ© par l’instruction et serait devenu le sentiment des droits 

de l’homme. On verrait alors germer dans les jeunes cƓurs Â« un 

amour de leur pays et de la libertĂ©, vrai sans faste, sans hypocrisie. 

Vous aurez prĂ©parĂ© des Citoyens pour la patrie, sans vous exposer 

au danger de n’avoir formĂ© que des charlatans de patriotisme Â»

24

Il y a peu de doute qu’en Ă©crivant ces lignes Condorcet avait 

encore en tĂȘte les projets Ă©ducatifs des Jacobins construits sur 

l’exemple Spartiate, projets qui envisageaient l’endoctrination 

totale de l’enfant en faveur de la citoyennetĂ©. Ses propositions 

Ă©ducatives pendant la RĂ©volution insistaient sur la diffĂ©rence entre 

instruction 

et 

Ă©ducation 

qu’il voyait comme fondamentale dans la 

diffĂ©renciation entre la libertĂ© moderne et celle des anciens. 

 

22

 

Ibid

.,

 

p. 838. 

23

 

Ibid

.,

 

p. 839. 

24

 

Ibid.

,

 

p. 840. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

43

                                                

L’

instruction

 signifiait l’apprentissage du sens critique qui est la 

base du jugement individuel et de l’exercice de l’indĂ©pendance, et 

l’exposition aux vĂ©ritĂ©s en cours – que ce soit dans les sciences 

naturelles, politiques ou morales – comme pas plus que provisoires; 

l’

Ă©ducation

 signifiait l’inculcation des vĂ©ritĂ©s comme dogmes, 

l’institutionnalisation des habitudes de docilitĂ©, la soumission de 

l’individu Ă  la communautĂ©. De son point de vue, la sociĂ©tĂ© 

moderne et la libertĂ© individuelle pourraient ĂȘtre servies 

uniquement par l’instruction publique comprise en ce sens. Mais 

mĂȘme alors, l’instruction publique devrait ne pas ĂȘtre obligatoire ni 

exclure l’enseignement d’autres points de vues, et le programme 

d’étude devrait ne pas ĂȘtre soumis Ă  une autoritĂ© politique. MĂȘme la 

constitution, souligne-t-il, devrait ĂȘtre enseignĂ©e comme une 

formulation seulement provisoire, sujette aux avancĂ©es dans la 

comprĂ©hension des principes qui la sous-tendent. 

Contre le modĂšle des Anciens adoptĂ©s par les Jacobins, donc, 

Condorcet a toujours insistĂ© sur le fait que l’enseignement public 

devrait ĂȘtre limitĂ©e Ă  l’instruction, Ă  la culture de la raison critique, 

et Ă  la transmission de la connaissance effective. De son point de 

vue, une Ă©ducation totale n’était bonne que pour les esclaves; elle 

ne pourrait pas prĂ©parer les enfants Ă  une sociĂ©tĂ© dans laquelle il y 

aurait une grande diversitĂ© d’activitĂ©s dont la pratique nĂ©cessiterait 

une grande diversitĂ© de qualifications et de connaissances, une 

sociĂ©tĂ© libre dans laquelle le commerce quotidien de la vie 

demanderait l’exercice continu d’un choix informĂ©. Mais il a aussi 

soulignĂ©, ce qui est intĂ©ressant, qu’une Ă©ducation totale Ă©tait 

inappropriĂ©e car elle viole le droit des parents. Ce serait Â« une 

vĂ©ritable injustice Â», note-t-il, de priver les parents du « droit 

d’élever eux-mĂȘmes leurs familles Â». « Ce moyen peut former, sans 

doute, un ordre de guerriers ou une sociĂ©tĂ© de tyrans; mais il ne fera 

jamais une nation d’hommes, un peuple de frĂšres »

25

Il y avait pourtant une autre raison pour insister sur la distinction 

entre Ă©ducation et instruction: « il est Ă©galement impossible ou 

d’admettre ou de rejeter l’instruction religieuse dans une Ă©ducation 

 

25

 CONDORCET, 

Cinq mĂ©moires sur l’instruction publique, 

Ă©ditĂ©s par 

Charles COUTEL et Catherine KINTZLER, Paris, Edilig, 1989, p. 59. 

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44   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

publique qui exclurait l’éducation domestique, sans porter atteinte Ă  

la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion 

exclusive comme nĂ©cessaire, ou mĂȘme comme utile Ă  la morale et 

au bonheur d’une autre vie Â»

26

Il est intĂ©ressant de se demander Ă  

cet Ă©gard comment Condorcet pourrait rĂ©agir Ă  la question du port 

de symboles religieux dans les Ă©coles publiques. A premiĂšre vue, il 

pourrait sembler Ă©vident qu’il serait contre une pratique 

contredisant le principe de 

laïcité

. Mais il faut se souvenir que 

Condorcet mettait l’accent sur le fait que l’instruction publique ne 

doit pas ĂȘtre obligatoire et que le programme d’étude ne doit 

nullement ĂȘtre dĂ©terminĂ© par le gouvernement. « L’indĂ©pendance 

de l’instruction Â», soulignait-il dans le projet de l’instruction 

publique qu’il prĂ©senta Ă  l’assemblĂ©e lĂ©gislative en 1792, « fait en 

quelque sorte partie des droits de l’espĂšce humaine Â»

27

. Il aurait pu 

tout aussi bien soutenir, donc, qu’attendre des Ă©lĂšves qu’ils suivent 

une Ă©cole publique dans laquelle ils ne sont plus autorisĂ©s Ă  

exprimer leurs opinions concernant la religion (ou tout autre sujet), 

explicitement ou symboliquement, serait une violation des droits 

individuels aussi bien que l’abrogation des droits des parents. Je ne 

sais pas si le pĂšre du systĂšme scolaire français serait aussi 

« rĂ©publicain Â» Ă  cet Ă©gard que certains le prĂ©tendent. Je me 

diffĂ©rencie ici, en particulier, de Charles Coutel qui souligne dans 

son livre, 

A l’école de Condorcet

, que le port de symboles religieux 

Ă  l’école est incompatible avec les droits de l’homme

28

. Condorcet, 

il me semble, serait plutĂŽt enclin Ă  adopter le point de vue selon 

lequel, bien que l’école publique ne puisse pas offrir d’instruction 

en matiĂšre de religion, elle ne doit pas non plus empĂȘcher 

l’expression des points de vues religieux (symboliques ou 

explicites) par des Ă©lĂšves particuliers. 

Qu’avait alors en tĂȘte Condorcet, quand il notait que 

l’instruction publique doit crĂ©er une sociĂ©tĂ© de 

frĂšres 

plus qu’une 

sociĂ©tĂ© d’esclaves? Il donne quelques indices quand il soutient que 

 

26

 

Ibid.

,

 

p. 61. 

27

 CONDORCET, 

Oeuvres

op. cit.

,

 

7, p. 523. 

28

 Charles COUTEL, 

A l’école de Condorcet. Contre l’OrlĂ©anisme des 

esprits

, Paris, Ellipses, 1996, p. 142. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

45

                                                

l’instruction publique est nĂ©cessaire pour prĂ©parer les nations aux 

changements que le temps va apporter. Les rĂ©volutions apportĂ©es 

par les progrĂšs de l’humanitĂ© doivent sans doute lui apporter raison 

et bonheur, affirme-t-il. Mais le temps en sera retardĂ© Â« si une 

instruction gĂ©nĂ©rale ne rapprochait pas les hommes entre eux, si le 

progrĂšs des lumiĂšres toujours inĂ©galement rĂ©pandues devenait 

l’aliment d’une guerre Ă©ternelle d’avarice et de ruse entre les 

nations, comme entre les diverses classes d’un mĂȘme peuple, au 

lieu de les lier par cette rĂ©ciprocitĂ© fraternelle de besoins et de 

services, fondement d’une fĂ©licitĂ© commune »

29

La fraternitĂ© en ce sens est moins politique que sociale et 

Ă©conomique, la rĂ©ciprocitĂ© des Ă©changes de biens et services dans 

une sociĂ©tĂ© moderne et une globalisation Ă©conomique. C’est la 

vision que Condorcet offre dans les derniĂšres pages de l’

Esquisse. 

Avec le progrĂšs des lumiĂšres dans l’instruction, souligne-t-il, les 

gens sauront qu’ils ne peuvent pas devenir des conquĂ©rants sans 

perdre leur libertĂ© et que leur indĂ©pendance ne peut ĂȘtre maintenue 

que par des confĂ©dĂ©rations perpĂ©tuelles. Les abus commerciaux 

disparaĂźtront progressivement, les perfides intĂ©rĂȘts mercantiles ne 

vont plus ensanglanter la terre et ruiner les nations sous prĂ©texte de 

les enrichir. Les nations vont se rassembler sur les principes de la 

morale et de la politique, en trouvant les bĂ©nĂ©fices du commerce 

global, et toutes les causes entraĂźnant, empoisonnant et perpĂ©tuant 

les haines nationales vont disparaĂźtre petit Ă  petit, et ne plus servir 

de combustible ou de prĂ©texte Ă  la guerre. « Des institutions, mieux 

combinĂ©es que ces projets de paix perpĂ©tuelle, qui ont occupĂ© le 

loisir et consolĂ© l’ñme de quelques philosophes, accĂ©lĂ©reront les 

progrĂšs de cette fraternitĂ© des nations, et les guerres entre les 

peuples, comme les assassinats, seront au nombre de ces atrocitĂ©s 

extraordinaires qui humilient et rĂ©voltent la nature, qui impriment 

un long opprobre sur le pays, sur le siĂšcle dont les annales en ont 

Ă©tĂ© souillĂ©es Â»

30

. Condorcet apparaĂźt, par dessus tout, comme un 

prophĂšte libĂ©ral de la globalisation. 

 

29

 CONDORCET, 

Cinq mĂ©moires sur l’instruction publique, op. cit.

p. 48. 

30

 CONDORCET, 

Esquisse d’un tableau historique des progrùs de l’esprit

 

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46   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

ProgrĂšs 

 

Cet aspect de la pensĂ©e de Condorcet me pousse Ă  me demander s’il 

n’y a pas une importante valeur fondamentale de la dĂ©mocratie 

EuropĂ©enne qui manque dans le titre de ce colloque: celle du 

progrĂšs. On pourrait dire, en fait, que c’est 

la

 valeur fondamentale 

pour Condorcet, la notion qui sous-tend toute sa pensĂ©e. Les 

principes exprimĂ©s dans l’idĂ©e de droits de l’homme Ă©taient d’abord 

le fruit du progrĂšs de l’esprit humain et la base d’une avancĂ©e 

future de la sociĂ©tĂ© humaine vers la jouissance complĂšte de la 

libertĂ© et de l’égalitĂ©, le bonheur individuel et la prospĂ©ritĂ© sociale. 

Ces principes, note-t-il, ne sont pas eux-mĂȘmes absolus; comme 

toutes les vĂ©ritĂ©s, ils sont sujets Ă  la correction et au raffinement. 

Compris convenablement, toutefois, ils mĂšnent Ă  l’avancĂ©e 

intellectuelle et au changement technologique, Ă  la croissance des 

capacitĂ©s des ĂȘtres humains Ă  maĂźtriser l’ordre social qu’ils ont crĂ©Ă© 

et l’ordre naturel dans lequel ils se trouvent. La libertĂ© et l’égalitĂ© 

nourrissent le dĂ©veloppement Ă©conomique et la prospĂ©ritĂ© sociale, 

qui Ă  leur tour accroissent les possibilitĂ©s de plus grandes libertĂ© et 

Ă©galitĂ©. Le progrĂšs social est le rĂ©sultat, et pourrait aussi ĂȘtre le 

moteur, de la propagation des droits de l’homme. La dĂ©monstration 

de leur pouvoir Ă  libĂ©rer les Ă©nergies humaines les porterait autour 

du monde. 

En ce sens, la dĂ©mocratie est le fruit du progrĂšs social mais aussi 

son agent. La dĂ©mocratie pourrait-elle subsister sans le progrĂšs? 

Que se passerait-il s’il cessait? Le progrĂšs n’est pas automatique 

selon l’analyse de Condorcet. C’est une probabilitĂ©, certes trĂšs 

haute de son point de vue, mais indĂ©finie uniquement en ce sens 

que sa fin ne peut pas ĂȘtre prĂ©vue. Atteint grĂące Ă  l’application de 

l’intelligence humaine – dont il nourrirait la croissance Ă  son tour â€“ 

le progrĂšs pourrait chanceler au moment oĂč il a abouti Ă  des 

conditions gĂ©nĂ©rales que l’intelligence humaine ne peut plus 

contrĂŽler. Reste Ă  savoir Ă  quelle distance de ce moment nous 

sommes. 

(Traduit de l’anglais par Anne Beaulieu-Masson) 

 

humain, op. cit

., p. 288. 

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Un dĂ©bat d’idĂ©es europĂ©en 

 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

49

                                                

 

 

LibertĂ© et crĂ©ation, une idĂ©e du 

Sublime

une idĂ©e sublime 

 

 

Jackie Pigeaud 

 

 

Il s’agit ici du 

sublime

 dĂ©fini par Longin dans son traitĂ©, de son 

influence sur Winckelmann, et, Ă  travers lui, sur les nombreux 

lecteurs de son Ɠuvre.  

Je partirai de cette phrase bien connue de l’

Histoire de l’Art

 de 

Winckelmann: « il rĂ©sultera de cette histoire, que la libertĂ© seule a 

Ă©levĂ© l’art Ă  sa perfection »

1

Cette affirmation fut rapidement contestĂ©e, par Heyne par 

exemple

2

et dans des termes intĂ©ressants Heyne doute qu’il y ait 

coĂŻncidence entre les moments de libertĂ© et les moments de grande 

et valeureuse fĂ©conditĂ© artistique; et d’ailleurs quel contenu donner 

Ă  cette libertĂ©, notion qui varie en comprĂ©hension et en extension de 

maniĂšre, selon lui, arbitraire? Â« NĂ©anmoins, en attribuant Ă  la libertĂ© 

la perfection de l’art chez les Grecs, on devra, pour faire cadrer 

cette idĂ©e avec les Ă©vĂ©nements, y supposer tant de restrictions, ou y 

 

1

 Johann WINCKELMANN, 

Histoire de l’Art

, T. II, p

190 . « [...] 

und aus 

dieser ganzen Geschichte erhellt, dass es die Freiheit gewesen, durch 

welche die Kunst emporgebracht wurde

 Â»  (

Geschichte der Kunst des 

Altertums, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft

, 1982, p. 295). 

Je citerai la traduction française de Winckelmann dans l’édition de Jansen, 

Histoire de l’Art chez les Anciens

, tr. de Jansen, Paris, Bossange, Masson, 

Besson, 1802. Elle conserve en grande partie le texte de Huber, 

Histoire 

de l’Art chez les Anciens

, tr. par Huber avec une vie de l’auteur, 1781, 3 

vol. (cf. l’avertissement de Jansen). 

2

 Johann WINCKELMANN, 

Histoire de l’Art

op. cit.

,

 

note, p. 190, qui 

cite Heyne, qui Â« rĂ©fute en particulier Winckelmann sur ces prĂ©tendus 

avantages que la libertĂ© a procurĂ©s aux arts, et fait voir des anachronismes 

de notre auteur ». 

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50   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

donner une si grande extension, qu’il en restera bien peu de chose. 

Il faut convenir que la libertĂ© publique peut ĂȘtre

 

accompagnĂ©e de 

circonstances propres Ă  rĂ©veiller le gĂ©nie des artistes; comme par 

exemple l’enthousiasme de la gloire; mais il est possible aussi que 

la libertĂ© elle-mĂȘme soit un Ă©tat de paresse Â», Ă©crit Heyne

3

. On voit 

que ce qui heurte Heyne, c’est que la crĂ©ation puisse, en quelque 

façon que ce soit, ĂȘtre dĂ©terminĂ©e par des circonstances politiques 

ou sociales. L’acte de crĂ©er est un acte gratuit, si l’on peut dire. 

« C’est un je ne sais quoi qui crĂ©e les artistes, qui Ă©chauffe le gĂ©nie, 

qui entretient l’émulation et qui, par des encouragements distribuĂ©s 

avec discernement, nourrit cette activitĂ© si nĂ©cessaire Ă  la culture et 

au dĂ©veloppement des arts », Ă©crit-il

4

On aurait intĂ©rĂȘt Ă  intĂ©grer le traitĂ© 

Du sublime 

de Longin dans 

la problĂ©matique de la libertĂ© chez Winckelmann. Et cela pour 

plusieurs raisons et Ă  plusieurs niveaux. Je donne d’abord le 

passage de Longin qui m’occupe, dans la traduction que j’en ai 

jadis proposée

5

. Il s’agit, en fait, du dernier chapitre, c’est-Ă -dire 

dans notre capitulation actuelle, du chapitre 44

6

« 1. – Reste pourtant ceci Ă  Ă©lucider, (pour combler ton dĂ©sir de 

t’instruire nous n’hĂ©siterons pas Ă  l’ajouter), mon trĂšs cher 

TĂ©rentianus; c’est ce dont un philosophe s’enquit auprĂšs de moi 

tout rĂ©cemment: « Je m’étonne Â», disait-il, « de mĂȘme en vĂ©ritĂ© que 

beaucoup d’autres, de ceci: comment se fait-il qu’à notre Ă©poque on 

trouve des naturels Ă©minemment persuasifs, des naturels douĂ©s pour 

la politique, pĂ©nĂ©trants, intelligents, extrĂȘmement portĂ©s aux effets 

agrĂ©ables dans les discours, mais que l’on n’en rencontre plus de 

 

3

 cf. Addition au tome I de Jansen, 

Addition

,

 Histoire de l’Art

op. cit

., 

p. 669. 

4

 

Loc. cit

., p. 671: Â« On sait bien que le climat ne suffit pas: Quoi qu’il en 

soit, nous devons ĂȘtre circonspects dans nos jugements sur les talents 

naturels des peuples en gĂ©nĂ©ral, et sur ceux des Grecs en particulier; et loin 

de nous restreindre Ă  l’influence du climat, nous devons aussi considĂ©rer la 

diffĂ©rence de l’éducation et la forme du gouvernement Â». 

5

 LONGIN, 

Du sublime

, traduction, prĂ©sentation et notes par Jackie 

PIGEAUD, Paris, Petite BibliothĂšque Rivages, 1991, pp. 124-128. 

6

 Pour Tollius et Boileau, il s’agit du chapitre 43. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

51

tout Ă  fait sublimes et de trĂšs grands, si ce n’est que rarement? Si 

grande est la stĂ©rilitĂ© gĂ©nĂ©rale qui Ă©trangle la vie. 

2. â€“ Par Zeus Â», disait-il, « faut-il en croire ce que l’on va 

rĂ©pĂ©tant, Ă  savoir que la 

démocratie

 est une bonne nourriciĂšre de 

grands talents, et que c’est peut-ĂȘtre avec elle seule que les orateurs 

habiles ont fleuri et sont morts?

 Car, dit-on, la libertĂ© est apte Ă  

nourrir les pensĂ©es des grands esprits et Ă  les remplir d’espoir, et 

en mĂȘme temps Ă  rĂ©pandre le dĂ©sir de rivalitĂ© rĂ©ciproque et de 

concurrence pour le premier rang.  

3. â€“ De plus, prĂ©cisĂ©ment, c’est grĂące aux prix proposĂ©s dans les 

RĂ©publiques que toujours la supĂ©rioritĂ© des esprits des orateurs 

s’aiguise par l’exercice et en quelque sorte se polit et, comme il se 

doit, brille du mĂȘme Ă©clat que le monde, dans la mĂȘme libertĂ©

. Mais 

nous, hommes d’aujourd’hui, nous paraissons avoir appris dĂšs 

l’enfance un esclavage lĂ©gitime;

 depuis nos premiĂšres tendres 

pensées

, nous avons Ă©tĂ© comme emmaillotĂ©s dans les mĂȘmes 

coutumes et les mĂȘmes habitudes

, et nous n’avons pas Ă©tĂ© admis Ă  

goĂ»ter Ă  la source la plus belle et la plus fĂ©conde des discours, 

j’entends Â», disait-il, « la libertĂ© et c’est pourquoi nous en sommes 

arrivĂ©s Ă  n’ĂȘtre rien d’autre que des flatteurs sublimes. 

4. – C’est pourquoi Â», disait-il, « tous les autres Ă©tats peuvent 

Ă©choir Ă  des serviteurs; mais aucun esclave ne devient orateur; car 

aussitĂŽt en lui-mĂȘme rejaillit comme dans un bouillonnement l’ĂȘtre 

privĂ© de parole et en quelque sorte le prisonnier qui se sent toujours, 

Ă  cause de l’habitude, frappĂ© de coups de poing. 

5. â€“ Car c’est la moitiĂ© de la vertu, selon HomĂšre, que le jour de 

l’esclavage enlùve (

Hom. 

r

 

322-3 

). Donc Â», dit-il, « si du moins on 

peut se fier Ă  ce que j’entends, de la mĂȘme façon que les cages oĂč 

l’on Ă©lĂšve les PygmĂ©es, qu’on appelle des nains, non seulement 

empĂȘchent la croissance de ceux qui y sont enfermĂ©s, mais encore 

les estropient par la prison qui contraint leur corps, ainsi tout 

esclavage, fĂ»t-il le plus juste, on pourrait le dĂ©clarer la cage et la 

prison commune de l’ñme ». 

6. – Pour moi, je lui rĂ©ponds: Â« Il est facile Ă  l’homme, trĂšs cher 

ami, et c’est le propre de l’homme, de blĂąmer toujours le prĂ©sent; 

mais prends garde que peut-ĂȘtre ce n’est pas la paix du monde qui 

dĂ©truit les grandes natures, mais bien plutĂŽt cette guerre qui tient 

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52   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

nos dĂ©sirs en son pouvoir, interminable. Et, par Zeus, ajoutes-y ces 

passions qui montent la garde sur la vie actuelle et la ravagent de 

fond en comble. Oui, l’amour de la richesse, face Ă  laquelle nous 

sommes tous dĂ©sormais malades de ne pouvoir nous en rassasier, et 

l’amour du plaisir nous rendent esclaves, et bien plus, pourrait-on 

dire, font sombrer le bateau de la vie avec tout l’équipage. L’amour 

de l’argent est une maladie amoindrissante; l’amour des plaisirs est 

la plus avilissante des maladies. 

7. â€“ En vĂ©ritĂ© je ne peux, Ă  y bien rĂ©flĂ©chir, trouver comment il 

est possible, pour nous qui avons attachĂ© tant de prix Ă  la richesse 

illimitĂ©e, et qui, pour parler plus vrai, l’avons divinisĂ©e, de ne pas 

admettre dans nos Ăąmes les maux qui croissent en mĂȘme temps 

qu’elle. Accompagne en effet la richesse sans mesure et sans 

contrainte, attachĂ©e Ă  elle, et comme on dit marchant du mĂȘme pas, 

la prodigalitĂ©; et Ă  mesure que la richesse ouvre l’accĂšs des citĂ©s et 

des demeures, elle y entre avec elle et y cohabite. Puis, avec le 

temps, selon les sages, ces ĂȘtres font leur nid dans les vies humaines 

et rapidement engendrent d’autres ĂȘtres, au moment de la 

procrĂ©ation, comme la cupiditĂ©, l’orgueil et la mollesse, qui ne sont 

pas leurs bĂątards, mais des enfants tout Ă  fait lĂ©gitimes. Mais si on 

laisse ces rejetons de la richesse s’avancer en Ăąge, rapidement pour 

les Ăąmes ils engendrent des tyrans inexorables, la violence, 

l’illĂ©galitĂ© et l’impudence. 

8. â€“ Car il en va ainsi nĂ©cessairement; les hommes ne regardent 

plus vers le haut, et ils ne tiennent plus compte de leur renom dans 

la postĂ©ritĂ©: mais la destruction des vies (des hommes) s’accomplit 

peu Ă  peu dans un tel cycle et la grandeur des Ăąmes se consume et 

s’affaiblit et elle n’est plus sujet d’émulation, quand on rĂ©serve son 

admiration aux parties mortelles de soi-mĂȘme, en nĂ©gligeant d’en 

faire croĂźtre les parties immortelles. 

9. – Un homme, en effet, qui dans un jugement a reçu des pots 

de vin, ne saurait plus ĂȘtre juge libre et sain du juste et du bien, (car 

nĂ©cessairement, Ă  celui qui s’est laissĂ© corrompre, seul son intĂ©rĂȘt 

paraĂźt bon et juste). Mais quand de la vie tout entiĂšre de chacun de 

nous la corruption est dĂ©sormais l’arbitre, de mĂȘme que la chasse 

aux morts qui ne nous sont rien, et le piĂ©geage des testaments, et 

quand chacun de nous vend son Ăąme pour tirer profit de tout, 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

53

                                                

esclave de sa +++ <cupiditĂ©?>, dans une telle destruction 

pestilentielle de la vie, croyons-nous qu’il existe encore un juge 

libre et intĂšgre de ce qui est grand et de valeur Ă©ternelle, et qui ne 

soit pas corrompu par le dĂ©sir de s’enrichir? 

10. – Mais peut-ĂȘtre pour nous, tels que nous sommes, vaut-il 

mieux ĂȘtre commandĂ©s que d’ĂȘtre libres; car libĂ©rĂ©es dans leur 

totalitĂ©, comme relĂąchĂ©es d’une prison, les cupiditĂ©s embraseraient 

le monde entier par les crimes. 

11. â€“ En bref Â», disais-je, « ce qui Ă©puise les natures engendrĂ©es 

de nos jours, 

c’est le laisser-aller

, dans lequel, mis Ă  part un petit 

nombre, nous passons toute notre vie, sans faire aucun effort, sans 

rien entreprendre sinon pour la louange et le plaisir, mais jamais 

pour une utilitĂ© digne d’émulation et d’estime ». 

12. – « Mieux vaut laisser cela au hasard Â» (

Eur. Elect. 379

 ) et 

passer Ă  la suite. Ce sont les passions sur lesquelles j’ai promis, 

comme un objectif premier, d’écrire dans un traitĂ© spĂ©cial; car elles 

occupent, Ă  ce qu’il me semble, une place dans la littĂ©rature en 

gĂ©nĂ©ral et dans le sublime en particulier... ». 

ConsidĂ©rons un peu ce passage de Longin, qui clĂŽt ce que l’on a 

conservĂ© du traitĂ© 

Du sublime

. C’est un dialogue fictif, entre un 

philosophe et Longin lui-mĂȘme

7

. Le philosophe prĂ©sente une 

thĂ©orie que nous pourrions appeler grossiĂšrement ‘sociologique’ de 

la crĂ©ation (il s’agit ici des discours); en face, Longin oppose une 

thĂ©orie moraliste.  

L’éditeur anglais Russell, tout en notant le caractĂšre surprenant 

d’un tel dĂ©veloppement en fin de traitĂ©, insiste sur la cohĂ©rence du 

propos avec l’ensemble de l’Ɠuvre, en mettant l’accent sur cette 

rĂ©ponse de Longin. 

« 

The theme, however, is intimely connected 

with the main theme of the book; Longinus insisted from the start 

(I, 1) that an effort to develop one’s nature was a prerequisite of 

great writing

 

»

8

. Cet effort, dit Russell, est un effort moral. 

 

7

 

ejvfhn

 ne saurait ĂȘtre contestĂ©, en 44, 6. 

8

 LONGINUS, 

On the Sublime

, edited with introduction and commentary 

by Donald Andrew RUSSEL, Oxford University Press, 1964, p. 185. Cf. 

aussi, du mĂȘme auteur, « Longinus revisited Â», in 

Mnemosyne

, Serie IV, 

vol. XXXIV, Fasc. 1-2, pp. 72-86.  

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54   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

On peut certes citer un nombre impressionnant d’auteurs anciens 

traitant du lien entre la dĂ©cadence des mƓurs, le souci de l’argent, 

et la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de ce qu’on peut appeler, de maniĂšre 

volontairement anachronique, 

la littérature et les arts

9

.

 

Russell accentue cette diffĂ©rence de point de vue entre politique 

et morale. Peut-ĂȘtre va-t-il un peu trop loin: Le chapitre 44, selon 

lui, « 

rejects the view that political circumstances can be blamed 

for litterary decline. It prefers instead the explanation of moral 

degeneracy, which theoretically lies within our power to 

remedy

...

 

»

10

. En fait c’est l’attitude stoĂŻcisante: le remĂšde est Ă  

notre portĂ©e. Notre libertĂ© dĂ©pend de nous; c’est une libertĂ© 

intĂ©rieure que rien ne peut vraiment compromettre chez le Sage. La 

question Ă  laquelle, Ă  ma connaissance, SĂ©nĂšque est seul Ă  

s’attaquer, est celle du lien entre la dĂ©gĂ©nĂ©rescence et le style. C’est 

le problĂšme de la lettre 114 Ă  Lucilius, auquel j’ai consacrĂ© 

autrefois un article

11

Il ne manque pas, donc, de textes antiques qui exploitent ce lieu 

commun de la coĂŻncidence de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence des mƓurs et des 

ouvrages de l’esprit.  

Disons que le point de vue que reprĂ©sente Longin, dans le 

dialogue fictif, est le plus trivial des deux. Le point de vue 

reprĂ©sentĂ© par le philosophe dans ce mĂȘme dialogue a Ă©tĂ©, en 

revanche, moins examinĂ©; il est pourtant plus complexe qu’on ne le 

 

9

 On trouve, entre autres, CicĂ©ron (

Brutus

, 46), le 

Quod omnis probus

 

(62_74) de Philon; SĂ©nĂšque le RhĂ©teur, SĂ©nĂšque le Philosophe et sa 

fameuse 

Lettre

 114, Tacite, PĂ©trone, Galien, etc... Philon est Ă©videmment 

trĂšs important: Â§ 63: Â« De fait, si les Ăąmes de nos contradicteurs, rĂ©duites 

en esclavage par leur dĂ©raison et par leurs autres vices, ont Ă©tĂ© privĂ©es de 

liberté (

doulagwghqei``sai

), il n’en est pas forcĂ©ment ainsi de la race des 

hommes... ». Mais le sage fuit devant la dĂ©raison humaine. 

10

 Donald Andrew RUSSEL, « Longinus revisited », 

op. cit

., pp. 83-84. 

11

 Jackie PIGEAUD, « L’écart et le travers. Quelques remarques sur la 

suite des raisonnements dans la lettre 114 de SĂ©nĂšque Â», in Raymond 

CHEVALLIER et RĂ©my POIGNAULT (sous la dir. de),

 PrĂ©sence de 

SĂ©nĂšque

, Paris, Touzot (Collection 

Caesarodunum

 XXIVbis), 1991, 

pp. 203-220. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

55

                                                

pense. Pour le philosophe la libertĂ© est une libertĂ© civique, ou 

politique, comme on voudra. Elle a un nom: la 

démocratie

12

.

 

On trouve aussi dĂ©jĂ , dans l’AntiquitĂ©, des textes qui vont dans 

ce sens d’un avĂšnement conjoint des arts et de la libertĂ©. Si je 

prends le 

Brutus 

de CicĂ©ron, je peux y lire, en effet ces paroles: 

« Ce fut donc lĂ  le premier siĂšcle qui vit paraĂźtre Ă  AthĂšnes un 

orateur presque accompli. En effet le goĂ»t de l’éloquence ne naĂźt 

pas ordinairement parmi ceux qui fondent les rĂ©publiques, qui font 

la guerre, ou que la domination des rois embarrasse de ses entraves. 

Amie de la paix et compagne du loisir, elle est en quelque sorte le 

nourrisson d’une citĂ© dĂ©jĂ  bien constituĂ©e (

et jam bene constitutae 

civitatis quasi alumna quaedam

) »

13

Si l’on suit le philosophe de Longin, il y aurait peut-ĂȘtre 

coĂŻncidence entre le rĂ©gime de la 

démocratie

 et l’existence des 

grands orateurs. C’est ce rĂ©gime politique qui, selon lui, 

nourrit

 

bien les grands talents. (Remarquons, au passage, que le terme 

cicĂ©ronien d’

alumna

, « nourrissons Â», n’est pas indiffĂ©rent). Il faut 

prĂȘter grande attention aux mĂ©taphores, notamment celle de la 

croissance. L’esclavage, celui de notre temps, dit le philosophe de 

Longin, bloque la croissance et dĂ©forme; ce qu’expriment les deux 

mĂ©taphores de l’emmaillotement et de la cage des PygmĂ©es. 

« ...nous avons Ă©tĂ© comme 

emmaillotés

 dans les mĂȘmes coutumes et 

les mĂȘmes habitudes », dit le philosophe de Longin.  

Emmaillotés;

 c’est ainsi que je traduis 

ejnesparganwmevnoi

.

 Tollius 

note

14

:

 

« 

Cette mĂ©taphore trĂšs Ă©lĂ©gante est empruntĂ©e aux 

bandelettes des enfants, qui les privent de toute libertĂ© de se 

mouvoir et autorisent seulement l’allaitement de la nourrice Â». La 

traduction par 

enveloppés

 de Boileau ne sauve pas la mĂ©taphore 

(

Nous qui avons Ă©tĂ© comme enveloppĂ©s par les coutumes et les 

façons de faire de la Monarchie

)

15

 

12

 LONGIN, 

Du sublime

op. cit.

,

 

44, 2. 

13

 CICERON, 

Brutus

 XII, citĂ© par Tollius, 

op. cit

. p. 231.  

14

 Dionysii LONGINI, 

De Sublimitate

, Jacobus Tollius, Trajecti ad 

Rhenum, 1694, p. 231. 

15

 C’est bien l’avis de Dacier: Â« qui avons Ă©tĂ© comme enveloppĂ©s: ĂȘtre 

enveloppĂ© par les coutumes me paraĂźt obscur. Il semble mĂȘme que cette 

expression dit tout autre chose que ce que Longin a prĂ©tendu. Il y a dans le 

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56   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

Winckelmann songe certainement Ă  ce passage, quand, dans les 

Gedanken

, il dĂ©crit le Spartiate 

sans langes

. « L’influence d’un ciel 

doux et pur se faisait sentir chez les Grecs dĂšs le plus jeune Ăąge, 

mais les exercices corporels, pratiquĂ©s de bonne heure, donnaient Ă  

cette premiĂšre Ă©bauche la forme noble. Prenez un jeune Spartiate 

mis au monde par un hĂ©ros et une hĂ©roĂŻne, qui n’a jamais dans son 

enfance été serré dans des langes

 

(

der in der Kindheit niemals in

 

Windeln eingeschrÀnkt gewesen

), qui a depuis sa septiĂšme annĂ©e, 

dormi sur la dure et s’est exercĂ© Ă  la lutte et Ă  la natation »

16

Winckelmann, comme tous ceux de son temps, lit Longin dans 

l’admirable Ă©dition de Tollius, et il a dĂ» en savourer les notes

17

.

 

Ce qui me paraĂźt Ă©vident, et qui a Ă©tĂ© sensible aussi Ă  Russell, 

c’est l’opposition bien tranchĂ©e entre les deux thĂšses, la politique et 

la morale, alors que, si l’argumentation morale peut ĂȘtre seule 

utilisée

18

le raisonnement politique apparaĂźt presque toujours mĂȘlĂ© 

au raisonnement moralisant. 

 

Grec, qui avons Ă©tĂ© comme emmaillotĂ©s, etc. Mais comme cela n’est pas 

français, j’aurais voulu traduire pour approcher l’idĂ©e de Longin, qui 

avons comme sucĂ© avec le lait les coutumes Â». (Cf. Ă©d. de Tollius, 

op. cit

p. 341, note 2). Transposition qui, pour moi, est bien pire que la fadeur de 

Boileau. 

16

 Trois traductions françaises sont Ă  notre disposition. Jean-Joachim 

WINCKELMANN, 

Recueil de diffĂ©rentes piĂšces sur les arts

, Paris, 

Barrois l’aĂźnĂ©, 1786. Minkoff Reprint, 1973, pp. 1-119. 

RĂ©flexions sur 

l’imitation des Ɠuvres grecques en peinture et en sculpture

, traduction, 

introduction et notes par LĂ©on MIS, Paris, Aubier, 1954. 

RĂ©flexions sur 

l’imitation des Ɠuvres grecques en peinture et en sculpture

, traduction de 

Marianne CHARRIERE, Paris, Ă©d. Jacqueline CHAMBON, 1991. Sauf 

prĂ©cision je citerai les 

Gedanken

 (

G

) dans l’édition Aubier; ici p. 99. Cf. 

aussi l’absence de contrainte du costume grec, 

G

. p. 108. 

17

 C’est ce que prĂ©cise Carl Fea dans sa note de l’édition Jansen, T.I. p. 

432. C’est aussi le cas de Gibbon; voir Edward GIBBON, Â« Extrait 

raisonnĂ© de mes lectures Â», in 

Miscellaneous works of Edward Gibbon

... 

publiĂ©s par John Lord SHEFFIELD, BĂąle 1796, T. III, p. 93ss. 

18

 Cf. les lieux que cite Tollius lui-mĂȘme: Galien, 

Que le bon mĂ©decin est 

aussi philosophe

. « On ne saurait raisonnablement admettre qu’il ne se 

trouve de nos jours aucun homme possĂ©dant une capacitĂ© suffisante pour 

apprendre la mĂ©decine, cet art si ami de l’homme; car enfin le monde est 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

57

                                                                                                     

Winckelmann 

 

ConsidĂ©rons un moment deux passages de l’

Histoire

 de 

Winckelmann

19

T. I. p. 323: « 

A l’égard de la constitution et du gouvernement 

de la GrĂšce, la libertĂ© forme une des principales causes de la 

prĂ©Ă©minence des Grecs dans l’art

20

. Aussi la libertĂ© semblait-elle 

avoir Ă©tabli son siĂšge dans la GrĂšce; elle s’était maintenue mĂȘme au 

trĂŽne des rois qui gouvernaient leurs sujets en pĂšres avant que la 

raison plus Ă©clairĂ©e des Grecs leur eĂ»t fait goĂ»ter la douceur d’une 

entiĂšre libertĂ©... L’art fut employĂ© de trĂšs bonne heure Ă  

immortaliser la mĂ©moire des personnes en conservant leur figure; et 

la carriĂšre Ă©tant ouverte indistinctement, chaque Grec pouvait 

aspirer Ă  cet honneur ». 

T. I. p. 328: Â« La façon de penser du peuple s’éleva par 

la 

libertĂ©, comme un noble rejeton qui sort d’une tige vigoureuse

. De 

mĂȘme que l’ñme de l’homme qui pense 

s’élĂšve plus en pleine 

campagne, dans une allĂ©e ouverte, ou sur le faĂźte d’un vaste

 

 

aujourd’hui tel qu’il Ă©tait autrefois; il n’y a de dĂ©rangement ni dans l’ordre 

des saisons, ni dans l’orbite que parcourt le soleil... Il est donc rationnel de 

penser que c’est Ă  cause du mauvais rĂ©gime dont on use maintenant, et Ă  

cause de la prĂ©fĂ©rence qu’on accorde Ă  la richesse sur la vertu, que nous ne 

voyons plus Ă  notre Ă©poque de Phidias dans la sculpture, d’Apelles dans la 

peinture, et d’Hippocrate dans la mĂ©decine Â». PĂ©trone donne les mĂȘmes 

raisons Ă  la disparition de la peinture: « 

Pecuniae, inquit, cupiditas haec 

tropica instituit. Priscis enim temporibus, cum adhuc nuda virtus placeret, 

vigebant artes ingenuae, summumque certamen inter homines erat, nequid 

profuturum seculis diu lateret... At nos vino, scortisque demersi ne paratas 

quidem artes audemus cognoscere

 Â» (

Satyricon

, chapitre 88, section 2). 

19

 Que je donne dans l’édition de Jansen. Cf. sur les Ă©ditions de Jansen 

l’article de Pascal GRIENER, Â« La nĂ©cessitĂ© de Winckelmann: Hendrik 

Jansen (1741-1812) et la littĂ©rature artistique Ă  la fin du XVIIIĂšme 

siĂšcle Â», in Jackie PIGEAUD et Jean-Paul BARBE (sous la dir. de), 

Entretiens de La Garenne Lemot I, Winckelmann et le retour Ă  l'Antique

Actes du Colloque du 9 au 10 Juin 1994, Nantes, 1995, pp. 11-126. Sur 

l’importance de Jansen, cf. Edouard POMMIER, 

L’art de la libertĂ©

, Paris, 

NRF, 1991, p. 192. 

20

 Les italiques sont de nous. 

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58   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

bĂątiment, que dans une chambre basse ou dans un rĂ©duit resserrĂ©

de mĂȘme la façon de penser des Grecs libres doit avoir Ă©tĂ© trĂšs 

diffĂ©rentes de celle des nations gouvernĂ©es par des despotes. 

HĂ©rodote dĂ©montre que 

la libertĂ© fut seule la source et le fondement 

de la puissance et de la grandeur d’AthĂšnes

... Par la mĂȘme raison 

l’éloquence ne commença Ă  fleurir chez les Grecs que lorsqu’ils 

jouirent d’une pleine libertĂ©; de lĂ  vient que les Siciliens attribuent 

Ă  Gorgias l’invention de la rhĂ©torique ». 

Ce fut la libertĂ©, mĂšre des grands Ă©vĂ©nements, ainsi que des 

rĂ©volutions et des jalousies parmi les Grecs, qui rĂ©pandit dĂšs lors, 

chez ce peuple, les premiĂšres semences des sentiments nobles. 

Comme le spectacle des mers et l’aspect des vagues Ă©normes qui 

viennent se briser sur les rochers Ă©lĂšvent notre Ăąme, et dĂ©tournent 

notre esprit des petits objets; de mĂȘme la vue de si grandes choses 

et de si grands hommes ne pouvait rien faire concevoir de 

médiocre.

>

21

Outre l’affirmation que la libertĂ©, qui serait le phĂ©nomĂšne 

essentiellement grec, a favorisĂ© l’avĂšnement des arts, on voit lĂ  une 

actualisation de la libertĂ© comme plante qui peut croĂźtre et 

s’épanouir. Ainsi que pour le philosophe de Longin, la libertĂ© est ici 

ressentie comme absence de contraintes qui limitent l’essor et 

dĂ©forment le vivant. On peut dire qu’en ce lieu Winckelmann pense 

comme le philosophe de Longin. Fait aussi penser au mĂȘme passage 

du TraitĂ© 

Du sublime

, l’association entre libertĂ© et Ă©mulation. 

L’absence d’entraves dans l’évolution de l’individu et la rivalitĂ© des 

esprits vont, en effet, ensemble, comme on l’a vu, dans 

l’argumentation du philosophe

22

. On pourrait dire que 

 

21

 Ajout de l’édition posthume de l’

Histoire de l’Art

. Cf. Alex POTTS, 

Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art History

, New 

Haven and London, Yale University Press, 1994, p. 54. Les italiques sont 

de nous. 

22

 Pour la rivalitĂ©, l’émulation, cf. CicĂ©ron, Tusc. II, II, 4: 

In ipsa enim 

Graecia philosophia tanto in honore numquam fuisset, nisi doctissimorum 

contentionibus dissensionibusque viguisset

. « En effet la philosophie 

n’aurait jamais Ă©tĂ© en si grand honneur dans la GrĂšce elle-mĂȘme, si les 

rivalitĂ©s et les dissentiments des personnes les plus savantes n’avaient 

entretenu sa vitalitĂ© ».  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

59

                                                

Winckelmann adopte le point de vue du philosophe, c’est-Ă -dire 

une conception physiologique de la libertĂ©, conçue comme 

Ă©panouissement, floraison sans contrainte ni distorsion. Mais nous 

n’avons lĂ  qu’une partie de la conception winckelmannienne de la 

libertĂ©. 

La comparaison avec le surgeon, avec la tige, avec la plante ou 

l’arbre est frĂ©quente chez lui, comme on sait. Je me contenterai de 

cet exemple: « Les meilleurs poĂštes et les plus grands artistes, qui 

s’acquirent de la rĂ©putation Ă  cette Ă©poque oĂč la GrĂšce commençait 

dĂ©jĂ  Ă  sentir le joug des LacĂ©dĂ©moniens, Ă©taient encore des rejetons 

de ces nobles tiges plantĂ©es sur le terrain de la libertĂ©. La politesse 

des mƓurs acheva enfin de donner aux fruits du gĂ©nie la derniĂšre 

Ă©lĂ©gance du goĂ»t, tant aux ouvrages de l’art qu’aux productions de 

l’esprit »

23

L’aspect biologique de la libertĂ© se comprend quand on se 

souvient qu’elle est une condition du dĂ©veloppement des arts, Ă  cĂŽtĂ© 

de la situation gĂ©ographique et du climat. Donc la libertĂ© est conçue 

de maniĂšre nĂ©gative comme absence de limitation, et de maniĂšre 

positive, comme force naturelle, liĂ©e Ă  la qualitĂ© de la plante mais 

aussi au terrain et surtout au climat. C’est lĂ  que nous retrouvons, 

bien entendu, l’importance de ce que j’appellerai, de maniĂšre 

rapide, la pensĂ©e hippocratique. C’est en effet, bien entendu, 

l’influence du traitĂ© 

Airs, eaux, lieux 

(

AEL

) qui est partout sensible, 

modulĂ©e qu’elle est, par Winckelmann, dans des citations 

d’HĂ©rodote (III, 106

24

), de Polybe, de Platon (

Timée

), d’Euripide, 

de CicĂ©ron ou de Lucien. C’est partout la mĂȘme idĂ©e

25

. L’homme 

est modifiĂ© dans son aspect, ses comportements et mĂȘme ses 

institutions, par son environnement gĂ©ographique, pour parler en 

termes modernes. Le traitĂ© d’

AEL

 est une mĂ©ditation d’une rare 

force sur le rapport entre nature et culture. C’est lĂ  sa puissance sur 

 

23

 Johann WINCKELMANN, 

Histoire de l’Art

op. cit

., t. II, p. 282.  

24

 Â« Les extrĂ©mitĂ©s de la terre habitĂ©e ont reçu, dirait-on, en partage ce 

qu’il y a de plus beau, comme la GrĂšce a reçu pour son compte le climat 

de beaucoup le mieux tempĂ©rĂ© 

» (

ta;" wJvra" pollovn ti kavllista 

kekrhmevna" ejvlace

). 

25

 On pourra se reporter au chapitre de mon livre 

L’Art et le Vivant

, Paris, 

Gallimard, 1995, pp. 308ss. 

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60   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

l’imaginaire

26

. Il y a lĂ  en germe une rĂȘverie sur la forme, sur la 

relation entre la forme et le naturel, sur la plasticitĂ© du vivant, sur la 

forme et le vivant, qui est reprise constamment dans les siĂšcles

27

Aux citations des 

Gedanken

  et  de  l’

Histoire

, il convient 

d’ajouter celles des 

Eclaircissements...

28

:

 Â« C’est sous un ciel aussi 

bĂ©nigne, dit Hippocrate, que la nature produit les crĂ©atures et les 

plantes les plus belles et les plus parfaites, & dont les qualitĂ©s 

répondent à ces formes heureuses »

29

Vigueur, croissance spontanĂ©e sans contrainte extĂ©rieure, 

Ă©panouissement aboutissant Ă  la forme 

heureuse

. Ce sont lĂ  des 

 

26

 Puissance que la pauvretĂ© d’un assemblage de fiches, (comme est 

l’article de Gonthier-Louis FINK, « La thĂ©orie française des climats et sa 

rĂ©ception outre Rhin Â», 

Recherches Germaniques

, 1985 vol. XV, 

De 

Bouhours Ă  Herder

, p. 3-62), est bien empĂȘchĂ© de faire. 

27

 Cf. mon article: Â« Remarques sur l’innĂ© et l’acquis dans le 

Corpus

 

hippocratique

 Â», in François LASSERRE et Philippe MUDRY (Ă©ds.), 

Formes de pensĂ©e dans la Collection hippocratique

, Actes du IVe 

colloque inernational hippocratique, Lausanne 1981, GenĂšve, Droz, 1983, 

pp. 41-55.  

28

 Â« Eclaircissements sur un Ă©crit intitulĂ© RĂ©flexions sur l’imitation des 

artistes grecs dans la peinture et la sculpture, pour servir de rĂ©ponse Ă  une 

lettre sur ces RĂ©flexions », Recueil de diffĂ©rentes piĂšces sur les Arts, Paris, 

Barois, 1786, p. 137ss. 

29

 Â« Eclaircissements sur un Ă©crit intitulĂ© RĂ©flexions sur l’imitation des 

artistes grecs dans la peinture et la sculpture, pour servir de rĂ©ponse Ă  une 

lettre sur ces RĂ©flexions Â», Recueil de diffĂ©rentes piĂšces sur les Arts Â», 

op. 

cit

. p. 144. Winckelmann lit

 

Hippocrate dans l’édition de

 

FoĂ«s, cf. note 2, 

p. 144: 

Peri; tovpwn

, p. 288, edit Foesii. Quant Ă  Galien, 

Que les moeurs de 

l’ñme suivent les tempĂ©raments du corps

..., il le cite dans l’Aldine.

 

Hippocrate est encore citĂ© p. 150. – Cela peut se vĂ©rifier mĂȘme dans les 

temps modernes: Les temps ont changĂ©; mais Â« malgrĂ© ces rĂ©volutions et 

le triste aspect actuel du local de ces pays; malgrĂ© les obstacles que les 

bois et les broussailles... y forment Ă  la libre circulation de l’air..., on ne 

peut disconvenir que les Grecs qui habitent ces Ăźles ne soient encore 

privilĂ©giĂ©s de plusieurs dons de la nature qui distinguaient leurs ancĂȘtres Â».

 

(« 

Eclaircissements sur un Ă©crit intitulĂ© RĂ©flexions sur l’imitation des 

artistes grecs dans la peinture et la sculpture, pour servir de rĂ©ponse Ă  une 

lettre sur ces RĂ©flexions Â», Recueil de diffĂ©rentes piĂšces sur les Arts Â», 

op. 

cit

., p. 154).  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

61

                                                

traits que nous trouvons appliquĂ©s Ă  la beautĂ© chez Winckelmann, Ă  

la

 belle nature

. Au fond, on pourrait Ă©crire que de ce point de vue 

lĂ , en termes stoĂŻciens, la beautĂ©, la forme 

heureuse

, est la 

conciliation de soi avec soi, comme il est de la nature de la plante 

de se rĂ©aliser comme telle, Ă  chaque Ă©tape de sa croissance, 

conciliatio constitutionis suae

, comme Ă©crit SĂ©nĂšque

30

. Le 

contour

dans ces conditions, serait la ligne de terminaison de l’ĂȘtre 

biologique, aboutissant Ă  la puissance de son Ăąge, au meilleur de sa 

santĂ©, et Ă  la plus belle forme Ă  laquelle puisse aboutir sa 

croissance. (Ce

 contour

 serait un 

terminus ad quem

, qui est, pour 

l’observateur le

 terminus a quo

). 

Bien entendu, c’est un idĂ©al, un rĂȘve. La limite de la libertĂ© 

rĂ©side justement en ce qu’il lui faut des limites; et Winckelmann le 

sait bien. Ces limites se rencontrent par exemple dans la nĂ©cessitĂ© 

de l’effort, du sport, des exercices. Mais, dirons-nous, les 

conditions de possibilitĂ© de ces exercices, l’existence par exemple 

du gymnase, tiennent aux conditions qui rendent possible la libertĂ© 

elle-mĂȘme, c’est-Ă -dire les conditions gĂ©ographiques et politiques. 

Serions-nous alors dans un cercle vicieux? On voit d’ailleurs un 

balancement constant chez Winckelmann: quand on parle de 

gouvernement, on convoque aussitĂŽt le climat et inversement. 

Comme il l’écrit: « On sait bien que le climat ne suffit pas: Quoi 

qu’il en soit, nous devons ĂȘtre circonspects dans nos jugements sur 

les talents naturels des peuples en gĂ©nĂ©ral, et sur ceux des Grecs en 

particulier; 

et loin de nous restreindre Ă  l’influence du climat, nous 

devons aussi considĂ©rer la diffĂ©rence de l’éducation et la forme du 

gouvernement

 Â»

31

Il ne faut certainement pas donner Ă  cette libertĂ© des contenus 

politiques trop prĂ©cis, non plus qu’à la dĂ©mocratie qu’évoque 

Longin; et je suis bien d’accord avec Potts quand il Ă©crit: Â« 

The idea 

that freedom had been a crucial factor in the flowering of the arts 

in ancient Greece might easily be patrician, and not just radical or 

proto-republican in tenor. The Comte de Caylus was as insistent as 

Winckelmann that freedom explained the superiority of Greek over 

 

30

 SENEQUE, 

Lettres Ă  Lucilius

, Lettre 121, 16.  

31

 Johann WINCKELMANN,

 Histoire de l’Art

op. cit

., t. I, p. 71.  

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62   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

Roman art... Freedom would often represent something employed 

by a small elite – among whom artists could be included – and refer 

to the freedom of the independant aristocrat or man of means from 

political or economic interferences by central government

 Â»

32

On a remarquĂ©, Ă  juste raison, que le nom de 

démocratie

 ne fait 

peur Ă  personne au XVIIe ou XVIIIe siĂšcles. L’aristocratie n’y voit 

qu’une valeur morale. 

Revenons au texte de Longin. Il comporte une tension (Ă  

laquelle Russell a bien raison d’ĂȘtre sensible) entre l’opinion du 

philosophe sur la libertĂ© et l’opinion qu’affiche Longin face Ă  lui. 

En quelque sorte Longin (dans le dialogue) refuse l’aspect 

gĂ©nĂ©tique, le dĂ©terminisme, si l’on me permet cet anachronisme, de 

la libertĂ©. Elle n’a que faire des conditions; elle relĂšve de notre 

propre responsabilitĂ©. Et parfois mĂȘme la contrainte extĂ©rieure est-

elle souhaitable

33

. On retrouve une tension de ce genre, en quelque 

façon chez Winckelmann. La prĂ©occupation de Winckelmann, Ă©crit 

Potts, n’était pas d’élaborer une thĂ©orie politique: Â« 

Yet 

Winckelmann was not concerned to elaborate a political theory 

 

32

 Alex POTTS, 

Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art 

History

,

 op. cit.

, p. 264, n. 27. Potts note les attĂ©nuations de cette idĂ©e 

(devenue) subversive: suppression des critiques du prince Ă©clairĂ© Hadrien 

dans le Â« 

summary of ancient art with which he introduced his 

Unpublished Antique Monuments. It is also excised from the later edition 

of the History published posthumously in Vienna in 1776

 (influence sur 

Winckelmann lui-mĂȘme de ClĂ©ment XII?). 

Even with these modifications, 

however, the overall rise and decline of Greek art is still seen as identified 

with the larger rise and decline of Greek freedom

 Â» (

Ibid

., p. 57). Potts fait 

remarquer que Winckelmann opĂšre une forte sĂ©paration entre la floraison 

de l’art et le patronage de Cour. Voir ce que Winckelmann dit d’Hadrien. 

« 

In mid-century Europe this idea would not have been counted politically 

subversive in itself, largely because its immediate implication for the 

present were never fully spelled out... Such theoretical republicanism, 

however, did not necessarily commit a writer to anything more than a 

favourable view of enlightened reform in the

 

present, that is, to the 

promotion of freedom within existing frameworks of government

 Â» (

Ibid

., 

p. 56). 

33

 On pourrait observer que cette tension est, en elle-mĂȘme, une 

prĂ©occupation stoĂŻcienne. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

63

                                                

connecting the ideal of freedom with a particular system of 

government... Freedom in the strongest sense was

 a subjective 

experience, the experience of an expansiveness and elevation of 

mind made possible by conditions of political libertyUne expĂ©rience subjective, soit! Mais quel sens donner Ă  cette 

subjectivitĂ©? Un sens moral, comme dans Longin? Ou un sens 

psychologique? 

Le principe du progrĂšs des arts, pour le philosophe de Longin, 

serait, nous l’avons vu, l’émulation. C’est d’ailleurs un des 

principes du traitĂ© 

Du sublime

 que cette rivalitĂ© avec les Anciens et 

avec les contemporains. Pour le lien entre l’

Ă©thos

 et la conception 

du style, c’est autre chose. 

Pour revenir Ă  la libertĂ© dĂ©mocratique, telle qu’elle est envisagĂ©e 

chez Longin, ce n’est certainement pas le repos, ni le calme. En 

vĂ©ritĂ© la libertĂ© c’est le conflit. La violence est nĂ©cessaire Ă  

l’intelligence et Ă  la crĂ©ation. Ce problĂšme est sensible dans le traitĂ© 

hippocratique d’

Airs, Eaux, Lieux 

(

AEL

esprits qui, en Asie, sont endormis par un climat qui ne connaĂźt 

aucune saute de froid et de chaud. L’Asie est le pays de la douceur, 

du bon tempĂ©rament des saisons. C’est le pays du beau, du grand, 

de l’équilibre des saisons, de l’abondance, de la non-violence, de la 

fĂ©conditĂ©, de l’harmonie des formes; c’est le pays du printemps, 

c’est le pays du plaisir

de la ressemblance, de l’absence de virilitĂ© et de courage, de sens 

de l’effort, d’énergie morale, si l’on veut bien traduire comme cela 

le

 

qumoeidev

 Â»

par la violence, le choc qui rĂ©veille les naturels, avec, pour 

consĂ©quence, l’intelligence. Â« Dans un pays sans violence Â», 

Ă©crivions-nous Ă  ce propos

 

34

 Alex POTTS, 

Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art 

History, op. cit.

, p. 55.  

35

 On se reportera maintenant Ă  l’édition et traduction de Jacques 

JOUANNA, Paris, Belles Lettres. 

36

 Cf. 

AEL

, ch. 12 = II L 54 (cette abrĂ©viation renvoie Ă  l’édition de LittrĂ© 

= LittrĂ©, t. II, p. 54).  

37

 

AEL

, II L 56; cf. aussi ch. 23, II L 84.  

38

 Jackie PIGEAUD, « Remarques sur l’innĂ© et l’acquis dans le 

Corpus

 

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64   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

est la ressemblance morale. Elle relĂšve de l’indiffĂ©renciĂ©; or 

l’indiffĂ©renciĂ© c’est la non-valeur. La valeur, c’est l’individuel, le 

contrastĂ©. L’agressivitĂ© rĂ©veille l’intelligence Â». « Le changement 

constant, dans toutes les circonstances, c’est ce qui Ă©veille l’esprit 

de l’homme et ne le laisse pas en repos Â», Ă©crit Hippocrate

39

. Le 

pays de l’uniformitĂ© est celui de la monarchie et de la tyrannie; 

celui du contraste est le lieu de la dĂ©mocratie. La question de la 

dĂ©termination 

de la libertĂ© et de l’apparition de la valeur se pose 

aussi dans le texte, mais je n’ai pas le temps de m’y attarder. 

Revenons au texte de Winckelmann que nous avions dĂ©jĂ  citĂ©. 

< Ce fut la libertĂ©, mĂšre des grands Ă©vĂ©nements, ainsi que des 

rĂ©volutions et des jalousies parmi les Grecs, qui rĂ©pandit dĂšs lors, 

chez ce peuple, les premiĂšres semences des sentiments nobles. 

Comme le spectacle des mers et l’aspect des vagues Ă©normes qui 

viennent se briser sur les rochers Ă©lĂšvent notre Ăąme, et dĂ©tournent 

notre esprit des petits objets; de mĂȘme la vue de si grandes choses 

et de si grands hommes ne pouvait rien faire concevoir de 

mĂ©diocre.>. 

Ce texte suit immĂ©diatement le constat de la coĂŻncidence de la 

naissance de la libertĂ© et des arts, dont j’ai dit que je le crois issu 

d’un souvenir de Longin. C’est un rajout de Winckelmann, qui est 

trĂšs important. Â« 

For Winckelmann, this was such an important 

point that in the posthumous edition of the

 

‘‘History’’

 

he elaborated 

further

 Â», Ă©crit Potts

40

En vĂ©ritĂ©, ce rajout est plus qu’une confirmation ou mĂȘme une 

amplification. C’est une solution mĂ©taphorique; la mĂ©taphore de la 

mer est assez frĂ©quente; mais lĂ  s’ajoute le point de vue du crĂ©ateur, 

conçu comme spectateur, qui est Ă©videmment essentiel. Comme 

d’habitude d’ailleurs chez Winckelmann, ce n’est pas le travail qui 

est d’abord envisagĂ©; l’aspect dĂ©miurgique n’est pas le principal. La 

crĂ©ation, si l’on peut dire, est au second degrĂ©. Elle est le fait de 

celui qui contemple les actions passionnĂ©es et hĂ©roĂŻques; de mĂȘme 

 

hippocratique

 Â», 

op. cit.

, p. 53. 

39

 

AEL

, ch. 16-II L 62-64.  

40

 Alex POTTS, 

Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art 

History, op. cit.

, p. 54.  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

65

                                                

que de celui qui contemple les beaux corps dans les gymnases, et 

dont la beautĂ© est certes le rĂ©sultat du climat, du rĂ©gime de vie, mais 

aussi des exercices et de l’effort. Non seulement la libertĂ© rend 

possible les grandes actions d’éclat; mais elle donne Ă  l’Autre, 

peintre ou sculpteur, l’occasion de jouir du spectacle dans 

l’apprĂ©ciation d’une distance nĂ©cessaire. 

La mise en perspective du texte de Longin n’était peut ĂȘtre pas 

inutile. Certes l’on sait que Winckelmann est un grand lecteur de 

Longin. On connaĂźt aussi l’importance que tiennent Longin et sa 

conception du sublime dans son Ɠuvre. 

Peut-on penser qu’une rĂ©flexion d’une telle intensitĂ© sur la 

libertĂ© et la crĂ©ation, celle de Longin relayĂ© par Winckelmann, n’ait 

eu aucune influence? Longin fait partie des lectures obligées

41

Et Winckelmann lui-mĂȘme? Était-il un 

dangereux

 rĂ©publicain? 

Certes il n’était pas le doux rĂȘveur qu’on imagine parfois. 

Édouard Pommier a bien rĂ©sumĂ© les choses. Il y a chez lui, 

Ă©crit É. Pommier

42

, un dĂ©sir farouche d’indĂ©pendance, liĂ© Ă  la haine 

de la Prusse « 

Megiddo farsi Turco circonciso che Prussiano

 Â». Cet 

amour de l’indĂ©pendance se manifeste dans une « opposition 

virulente et radicale
 au systĂšme politique et culturel de 

l’absolutisme Â»

43

Il est intĂ©ressant de voir Diderot rapprocher 

Winckelmann de Rousseau en des termes imprĂ©vus: Â« J’aime les 

fanatiques
 »

44

L’influence de Winckelmann est Ă©vidente, sur AndrĂ© ChĂ©nier 

par exemple

45

Du point de vue, d’abord, de l’idĂ©al esthĂ©tique. Il 

n’y a qu’à lire des pages de cette nature: « Les routes de ces anciens 

 

41

 Diderot le recommande dans son 

Plan d’une universitĂ©

. Cf. Denis 

DIDEROT, 

ƒuvres complùtes

, Paris, Club du Livre 1971, t. 11, p. 807. 

42

 Dans un excellent chapitre qu’il a intitulĂ© « Art et libertĂ© Â», dans son 

livre 

Winckelmann inventeur de l’histoire de l’Art

, Paris, Gallimard, 2003. 

43

 La libertĂ© est dĂ©finie dans la 

Geschichte

, comme 

die Pflegerin der 

KĂŒnste

, « la protectrice ou la nourrice des arts Â» (Edouard POMMIER, 

Winckelmann inventeur de l’histoire de l’Art

,

 op. cit

 , p. 263). 

44

 

Salon de 1765

, Paris, 1984, pp. 277-279. CitĂ© par Edouard POMMIER, 

« Dialogue avec la France des LumiĂšres et la RĂ©volution », 

op. cit

., p. 212. 

45

 Paul DIMOFF, « Winckelmann et AndrĂ© ChĂ©nier Â», 

Revue de littĂ©rature 

comparée

, XXI, n° 83, 1947, pp. 321-333. 

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66   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

modĂšles sont-elles fermĂ©es? 

». La direction: « 

c’est dans 

l’imagination brĂ»lante, dans la sublime pensĂ©e Â». « Laisse-lĂ  ces 

rides, ces sillons, ces plis de la peau, vestiges profonds des maladies 

et de la dĂ©crĂ©pitude, avant-coureuses de la mort. Fais-moi un corps 

qui n’ait Ă©prouvĂ©, qui ne craigne nul changement, nul outrage des 

annĂ©es. A travers cette chair transparente, montre-moi des nerfs, 

des muscles harmonieusement unis, que nul effort n’ait fatiguĂ©s, 

pleins de cette vigueur tranquille, de ce calme insĂ©parable de celui 

qui peut tout ce qu’il veut. Que j’y voie couler, non du sang, mais 

de cette liqueur divine, cet 

ichĂŽr

, dont parle HomĂšre, qui coule dans 

les veines des dieux immortels Â»

46

. C’est une paraphrase Ă©mue de 

Winckelmann

47

. Mais du point de vue politique, qu’en est-il?

 

Pour ChĂ©nier, la poĂ©sie est liĂ©e au 

politique

, la dĂ©gĂ©nĂ©rescence 

de la poĂ©sie Ă  celle des mƓurs

48

. Dans l’

Essai sur les Lettres et les 

Arts

49

 ChĂ©nier en retrace, au dĂ©but, l’histoire entiĂšre et le dĂ©clin 

progressif. On a commencĂ© par la rusticitĂ©, on finit dans la futilitĂ©. 

Les Lettres sont mortes. Voire! La mort annonce la rĂ©surrection. 

« Pour un ‘‘esprit gĂ©nĂ©reux’’, le vide, l’insatisfaction, l’errance ne 

peuvent durer: il suffit de retourner aux lettres anciennes, 

‘‘d’étendre ses lectures’’: on verra que la ‘‘tyrannie s’usant elle-

mĂȘme, des circonstances’’ peuvent ‘‘naĂźtre oĂč les lettres pourraient 

seules rĂ©parer le mal dont elles avaient souffert et qu’elles avaient 

propagé’’ », Ă©crit Starobinski

50

. Le rĂŽle des lettres doit dĂ©passer le 

 

46

 AndrĂ© CHENIER, « Essai sur les causes et les effets de la perfection et 

de la dĂ©cadence des lettres et des arts Â», 

ƒuvres complùtes

, texte Ă©tabli et 

commentĂ© par GĂ©rard WALTER, Paris, PlĂ©iade, 1958, p. 621. CitĂ© par 

Edouard POMMIER, 

Winckelmann inventeur de l’histoire de l’Art

,

 op. 

cit

., p. 216. 

47

 Cf. par ex. mon livre 

L’Art et le Vivant, op. cit

48

 Jean STAROBINSKI, «

 

AndrĂ© ChĂ©nier et le mythe de la rĂ©gĂ©nĂ©ration Â», 

Savoir, faire, espĂ©rer: les limites de la raison

, volume publiĂ© Ă  l’occasion 

du cinquantenaire de l’École des Sciences philosophiques et religieuses et 

en hommage Ă  Mgr Henri Van Camp, 2, Bruxelles, FacultĂ©s Universitaires 

Saint Louis, 1976, p. 577-591. 

49

 AndrĂ© CHENIER, 

ƒuvres complùtes

, texte Ă©tabli et annotĂ© par GĂ©rard 

WALTER, Paris, PlĂ©iade, 1940, p. 590. 

50

 Jean STAROBINSKI, «

 

AndrĂ© ChĂ©nier et le mythe de la rĂ©gĂ©nĂ©ration Â», 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

67

                                                                                                     

seul domaine de la « littĂ©rature Â». Il est de retrouver et redonner le 

bonheur perdu. La tĂąche du poĂšte n’est pas diffĂ©rente de celle du 

lĂ©gislateur. Il faut donc retrouver un grand langage; retrouver les 

anciens. Starobinski analyse l’ambitieux poĂšme de l’

Invention

Dans la connaissance de l’univers, il est Ă©vident que les modernes 

sont supĂ©rieurs aux anciens tandis que la sociĂ©tĂ© et les lettres ont 

dĂ©clinĂ©. Il faut imiter les anciens. « C’est Â», dit Starobinski, 

« remonter aux archĂ©types, c’est retrouver pure la forme et la parole 

humaines que la civilisation du luxe et de l’injustice a dĂ©figurĂ©es Â».  

« Les anciens Ă©taient nus
, Ă©crit ChĂ©nier, leur Ăąme Ă©tait nue. Pour 

nous, c’est tout le contraire, nous emmaillotons notre esprit; nous 

retenons notre imagination par des lisiĂšres; des manchettes et des 

jarretiĂšres gĂȘnent les articulations et les mouvements de nos idĂ©es et 

notre Ăąme est emprisonnĂ©e dans des culottes Â»

51

. Et encore: « Les 

Grecs furent nĂ©s pour les beaux-arts plus que nul peuple au monde. 

Eux seuls, dans les Ă©garements de l’enthousiasme, suivaient 

toujours la nature et la vĂ©ritĂ©... Â». Cette derniĂšre phrase suggĂšre Ă  

Starobinski une note trĂšs juste: « On reconnaĂźt ici les affirmations 

de Winckelmann Â». On peut peut-ĂȘtre remonter plus haut, jusqu’à la 

mĂ©taphore de l’emmaillotement. Ce terme d’emmailloter me fait 

penser Ă  la fois Ă  Winckelmann mais surtout Ă  Longin. On se 

souvient, aussi, de cette phrase cĂ©lĂšbre de l’

Histoire de l’Art

... de 

Winckelmann, par laquelle nous avions commencĂ©, « il rĂ©sultera de 

cette histoire, que la libertĂ© seule a Ă©levĂ© l’art Ă  sa perfection »

52

.

 

Il y aurait beaucoup Ă  rĂ©flĂ©chir sur les rapports de ChĂ©nier Ă  

Winckelmann. Nous n’avons pas ici le temps de poursuivre. 

L’influence de Winckelmann en France a Ă©tĂ© trĂšs forte. Ce 

qu’Édouard Pommier appelle l’équation libertĂ© – crĂ©ation devient 

 

op. cit

., p. 579. On pourra se reporter Ă  mon article Â« Sur des pensers 

nouveaux », 

Critique, Jean Starobinski

, Août-Septembre 2004, pp. 662-

673.  

51

 AndrĂ© CHENIER, 

ƒuvres complùtes

, texte Ă©tabli et commentĂ© par 

GĂ©rard WALTER, Paris, PlĂ©iade, 1958, p. 645. 

52

 Johann WINCKELMANN, 

Histoire de l’Art, op. cit

., T. II, p

190. « [...] 

und aus dieser ganzen Geschichte erhellt, dass es die Freiheit gewesen, 

durch welche die Kunst emporgebracht wurde

 Â», 

Johann 

WINCKELMANN, 

Geschichte der Kunst des Altertums, op. cit

., p. 295. 

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68   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

une banalité vulgaire pendant la révolution

53

. Il donne l’exemple 

d’un article paru dans le premier numĂ©ro de la 

DĂ©cade

, 10 FlorĂ©al 

An II (29 Avril 1794): Article 

Beaux – Arts

, dont le sous-titre 

commence par les mots « Influence de la libertĂ© Â»: « La libertĂ© 

politique, qui est le chef-d’Ɠuvre de la civilisation, et les beaux-arts 

qui sont la plus noble crĂ©ation du gĂ©nie, naquirent sous le mĂȘme 

ciel et rĂ©pandirent Ă  la fois leur influence sur le mĂȘme peuple. Les 

AthĂ©niens furent ce peuple ingĂ©nieux, qui vit Ă©clore les lois de 

Solon et les tableaux de Polygnote et les statues de Phidias Â»

54

Pommier cite aussi Marie-Joseph ChĂ©nier, et son Discours Ă  la 

Convention (14 Nivose an II â€“ 3 Janvier 1795): « Voyez Ă  quelle 

hauteur, encore inaccessible aux nations modernes, la poĂ©sie, 

l’éloquence et tous les arts d’imitation se sont Ă©levĂ©s dans les 

rĂ©publiques de la GrĂšce (
). Telles sont, et plus importantes encore 

doivent ĂȘtre un jour les destinĂ©es de la RĂ©publique française ». 

Et encore vient le Discours de Daunou (15 germinal an IV (4 

avril 1796), lors de la premiĂšre sĂ©ance publique de l’Institut 

national. « Qui mieux que la LibertĂ©, par qui tout s’agrandit et se 

rĂ©gĂ©nĂšre, peut rouvrir le temple du goĂ»t et recommencer un siĂšcle 

de gloire? Ce peuple qui jadis brilla dans la GrĂšce de l’immortel 

Ă©clat des arts, Ă©tait un peuple rĂ©publicain Â». Plus loin: Â« Quelle 

renaissance auguste est donc promise Ă  ces arts sublimes, quand la 

France est devenue plus que jamais leur patrie et qu’environnĂ©s 

d’institutions rĂ©publicaines comme eux, ils se retrouveront dans 

leur antique et naturel Ă©lĂ©ment Â». Pommier conclut: « Entre temps 

Winckelmann dont la pensĂ©e 

a Ă©tĂ© banalisĂ©e de façon outranciĂšre 

et sert de prĂ©texte Ă  une manipulation de l’histoire, est devenu un 

auteur reconnu par la RĂ©publique

 Â»

55

PensĂ©e banalisĂ©e, c’est vrai, qui va servir Ă  un enseignement 

stĂ©rĂ©otypĂ©; pensĂ©e, Ă  part AndrĂ© ChĂ©nier, vidĂ©e de son activitĂ© 

 

53

 Edouard POMMIER, 

Winckelmann inventeur de l’histoire de l’Art, op. 

cit.

, p. 223. 

54

 

Ibid.

, p. 226. 

55

 Institut de France, Archives, 3A1, p. 78-81. Les italiques sont de nous. 

Cf. Edouard POMMIER, 

Winckelmann inventeur de l’histoire de l’Art

,

 op. 

cit

., p. 227.  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

69

                                                

stimulante. Et n’y a-t-il pas comme un malentendu dans cette 

exaltation rĂ©volutionnaire?  

Il y a certes, dit Potts

56

, une rencontre de la pensĂ©e de 

Winckelmann avec l’esprit de 1789 qui y trouve l’idĂ©e que 

« l’élĂ©vation de l’esprit est rendue possible par les conditions d’une 

libertĂ© politique Â». Mais lui, « son attachement Ă  l’idĂ©e de la libertĂ© 

comme Ă©tat de conscience, le rattache davantage au courant 

idĂ©aliste allemand qu’aux conceptions de la libertĂ© politique de la 

RĂ©volution française Â»

57

. Il ignore aussi les prĂ©occupations socio-

Ă©conomiques des Anglais. 

N’importe. C’était ici l’esquisse d’un problĂšme, Ă  la recherche 

des textes fondateurs et de leurs relais efficaces, pour une histoire 

de l’imaginaire culturel. 

 

 

56

 Alex POTTS, 

Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art 

History, op. cit.

, pp. 55-56. 

57

 

Ibid

. Ma traduction.  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

71

 

 

La notion de justice dans la culture 

russe 

 

 

Olga Inkova 

 

 

Il blessait tout le temps et cruellement la 
princesse Maria, mais sa fille n’avait mĂȘme 
pas d’effort Ă  faire pour lui pardonner. 
Pouvait-il avoir des torts envers elle, ce 
pĂšre qui l’aimait, elle le savait, pouvait-il 
ĂȘtre injuste? Et puis qu’est-ce que la 
justice? La princesse Maria ne pensait 
jamais Ă  ce mot orgueilleux: Â« justice Â». 
Toutes les complexes lois humaines se 
rĂ©sumaient pour elle en une seule loi 
simple et claire, la loi d’amour et 
d’abnĂ©gation que nous a enseignĂ©e Celui 
qui avec amour a souffert pour les 
hommes, alors qu’Il Ă©tait Dieu lui-mĂȘme. 
Que lui importait la justice ou l’injustice 
des autres? Elle devait souffrir et aimer, et 
c’est ce qu’elle faisait. 

LĂ©on TolstoĂŻ, 

Guerre et Paix

 

 

 

Remarques introductives 

 

La notion de 

justice

 est, depuis toujours, un objet privilĂ©giĂ© de la 

philosophie, du droit ou encore de l’histoire, mais ce n’est qu’à 

partir des annĂ©es soixante-dix que cette notion a refait surface en 

tant qu’entitĂ© linguistique, grĂące au dĂ©veloppement de disciplines 

telles que l’anthropologie culturelle, la lexicologie notionnelle ou la 

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72   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

sĂ©miotique. Toutefois, le cadre thĂ©orique adoptĂ© ici pour l’analyse 

de la notion de 

justice 

peut ĂȘtre reconduit tant aux idĂ©es de W. von 

Humboldt sur la 

structure organique

, ou 

forme interne

,

 

et sur

 le 

caractĂšre national de la langue

, qu’aux idĂ©es des ethnolinguistes 

amĂ©ricains, notamment Ă  l’

hypothĂšse de

 

la relativitĂ© linguistique 

de 

Sapir-Whorf. Cette approche cherche Ă  dĂ©crire l’ensemble des 

reprĂ©sentations de la rĂ©alitĂ© propres Ă  telle ou telle communautĂ© 

culturelle, en s’appuyant avant tout sur l’analyse de donnĂ©es que lui 

fournit la langue de la communautĂ© en question. La premiĂšre Ă©tape 

de cette analyse est de cerner le contenu sĂ©mantique d’une notion Ă  

partir du fonctionnement du mot – ou de l’ensemble des mots qui 

servent Ă  la dĂ©signer – et de montrer en quoi consiste sa spĂ©cificitĂ© 

– s’il y en a une – dans une langue et une culture par rapport Ă  la 

perception de la notion correspondante dans une autre langue et une 

autre culture. La deuxiĂšme Ă©tape est de comprendre pourquoi la 

notion en question a ce contenu sĂ©mantique. Pour ce faire, il faut 

placer les donnĂ©es de la langue dans un contexte sĂ©miotique et 

historique plus large: on fait appel Ă  ce moment Ă©galement Ă  des 

donnĂ©es historiques, littĂ©raires, iconographiques et culturelles, mais 

cette dĂ©marche constitue tout de mĂȘme un moyen secondaire et 

complĂ©mentaire de l’analyse linguistique Ă  proprement parler. Les 

rĂ©sultats de cette analyse pourraient aider Ă  mieux dĂ©finir l’identitĂ© 

culturelle d’une communautĂ© humaine spĂ©cifique.  

Cette approche part donc de l’idĂ©e que toute pensĂ©e est rendue 

possible par la langue, ce qui signifie que nous pensons dans les 

catĂ©gories de notre langue qui constituent une sorte de grille Ă  notre 

pensĂ©e. Or, il est bien Ă©vident que chaque langue dĂ©coupe la rĂ©alitĂ© 

Ă  sa façon, et que les dĂ©coupes varient nĂ©cessairement, 

quantitativement et qualitativement, d’une langue Ă  l’autre. Par 

exemple, si l’on prend la notion de 

peur

,

 

l’ensemble des mots qui la 

dĂ©notent en français compte du moins – si l’on reste dans le registre 

neutre de la langue – dix Ă©lĂ©ments (

peur, angoisse, crainte, effroi, 

Ă©pouvante, frayeur, panique, horreur, terreur, cauchemar

), tandis 

que le champ notionnel correspondant en russe en compte 

seulement sept (

strach

bojazn’

ispug, uĆŸas

,

 panika

,

 koĆĄmar

,

 

terror

). Il serait donc intĂ©ressant de voir ce qui se trouve derriĂšre 

chaque mot, mais aussi comment le russe comble les lacunes et 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

73

                                                

rend compte, par exemple, d’une notion spĂ©cifique mais 

fondamentale dans la culture de l’Europe occidentale – l’

angoisse

L’approche que je prĂ©sente ici comporte des limites: elle ne veut 

pas aboutir Ă  des conceptions psychologisantes de la langue 

rĂ©pandues au XVIIIe siĂšcle, qui Ă©tablissent « une analogie constante 

entre la langue de chaque pays et le caractĂšre de ses habitants Â», et 

arrivent Ă  des descriptions bien connues des langues, telles que Â« La 

langue italienne, dont la plupart des mots viennent par corruption 

du latin, en a amolli la prononciation en vieillissant, dans la mĂȘme 

proportion que le peuple qui la parle a perdu de la vigueur des 

anciens Romains [
] Â», alors que « la langue française fait 

supposer dans les hommes qui la parlent, une intelligence facile, 

des idĂ©es nettes, des raisonnements consĂ©quents Â», ou Ă  des 

dĂ©ductions du type: « Si par exemple la langue d’un pays est molle 

et sans Ă©nergie, c’est que les hommes y sont lĂąches et effĂ©minĂ©s. 

[
] Si les termes de galanterie y dominent, c’est que les hommes y 

traitent l’amour moins comme un plaisir que comme une affaire 

capitale »

1

, etc. 

Il faut Ă©galement Ă©viter, comme le font, dĂ©jĂ  au dĂ©but du XXe 

siĂšcle, J. Damourette et E. Pichon dans leur 

Essai de grammaire de 

la langue française

, d’assigner Ă  des diffĂ©rences fortuites une 

signification qu’elles n’ont pas: ainsi, ils postulent que le mot 

mer

 

serait devenu fĂ©minin en français, Ă  la diffĂ©rence de l’italien oĂč il 

est masculin, parce que la mer en français est souvent associĂ©e Ă  

l’image d’une femme: « La mer est d’aspect changeant comme une 

femme journaliĂšre, d’humeur mobile comme une jolie capricieuse, 

attirante et dangereuse comme une beautĂ© perfide »

2

D’autre part, il faut Ă©viter un autre danger – le dĂ©terminisme 

linguistique qui assimile la langue et la culture et postule que la 

langue dĂ©termine de maniĂšre absolue la conscience collective d’une 

 

1

 DE FELICE,

 EncyclopĂ©die ou Dictionnaire universel raisonnĂ© des 

connoissances humaines

: Yverdon, 1770-1780 (Ă©d. par Claude BLUM), 

Yverdon-les-Bains: Fondation de FĂ©lice; [Ferney-Voltaire]: Champion 

Ă©lectronique, 2003, s.v. 

Langage

2

 Jacques DAMOURETTE et Edouard PICHON, 

Essai de grammaire de 

la langue française: des mots Ă  la pensĂ©e

, Paris, Ed. d’Artrey, 1911-27, 

v. I, p. 371. 

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74   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

communautĂ© culturelle. Or, cette assimilation est trĂšs simpliste. 

Tout d’abord, parce que 

penser dans les catégories de sa langue

 ne 

veut nullement dire que tous les gens qui parlent la mĂȘme langue 

pensent la mĂȘme chose, reproche souvent avancĂ© contre ce type 

d’analyse, mais qui pousse l’idĂ©e de dĂ©part Ă  l’absurde. Il est bien 

connu, par exemple, que tout le systĂšme d’Aristote est Ă©troitement 

liĂ© Ă  la langue grecque de l’époque, mais personne ne va jusqu’à 

affirmer ni que tous les Grecs pensaient comme lui, ni non plus que 

sa pensĂ©e n’a d’aucune façon influencĂ© l’évolution de la langue et 

la façon de penser des Grecs. Il faudrait donc, en faisant le type 

d’analyse que je proposerai dans ce qui suit et surtout en 

interprĂ©tant ses rĂ©sultats, tenir compte du fait que la rĂ©alitĂ© 

discursive, linguistique, se trouve en dialogue permanent avec la 

rĂ©alitĂ© extralinguistique et que ces deux rĂ©alitĂ©s exercent une 

influence rĂ©ciproque. 

Dans ma contribution, je me pencherai sur l’analyse du contenu 

sĂ©mantique de la notion de 

justice 

dans la langue russe. Et ceci du 

moins pour deux raisons: tout d’abord, parce que le mot français 

justice

 doit ĂȘtre traduit par trois mots russes: par 

justicia

 dans « le 

ministĂšre de la justice Â», par 

pravosudie

 dans « le palais de justice Â» 

et par 

spravedlivost’

 dans « la justice sociale Â». En revanche, le mot 

pravda

 qui constitue, comme j’essayerai de le dĂ©montrer, la clĂ© de 

voĂ»te de la notion de 

justice 

dans la culture russe, ne sert que trĂšs 

rarement d’équivalent Ă  la 

justice

 française. 

Le premier des Ă©quivalents russes de la 

justice 

française – 

justicia – 

est manifestement un emprunt latin qui n’est connu dans 

la langue russe que depuis le dĂ©but du XVIIIe siĂšcle

3

. Il est curieux 

que ce mot prend initialement en russe le sens de « peine capitale Â». 

Ainsi, au lieu de dĂ©signer la cause, ce mot dĂ©signe la consĂ©quence. 

Ce n’est que vers la fin du XVIIIe siĂšcle que le mot 

justicia

 revient 

aux acceptions du mot latin, et dans la 

Le dictionnaire de la langue 

russe

 de V. Dahl qui date de 1882

4

, le sens du mot 

justicia

 est dĂ©jĂ  

 

3

 Pavel 

Č

ERNYCH, 

Istoriko-etimologi

č

eskij slovar’ sovremennogo 

russkogo jazyka

, Moskva, Izd. Russkij jazyk, 1999, s.v. 

Justicia

4

 Vladimir DAHL, 

Tolkovyj slovar’ ĆŸivogo velikorusskogo jazyka

Moskva, Gos. izd. inostrannych i nacional’nych slovarej, 1956 [1882

1

], 

s.v. 

Justicia

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

75

dĂ©crit au moyen de 

pravosudie 

et

 pravda

 (sic!). Enfin, Ă  partir du 

dĂ©but du XXe siĂšcle, le mot russe 

justicia 

voit ses acceptions « se 

spĂ©cialiser 

» pour dĂ©signer l’ensemble des organes chargĂ©s 

d’administrer la justice conformĂ©ment au droit positif, ce qui 

correspond Ă  un tout petit segment du contenu sĂ©mantique du mot 

justice 

en français. 

Les deux autres mots – 

pravosudie 

et 

spravedlivost’ – 

sont des 

formations d’origine slave et ont de plus un Ă©lĂ©ment commun 

prav’

-, facile Ă  reconnaĂźtre dans le nom du fameux journal du Parti 

communiste de l’Union SoviĂ©tique 

Pravda

 que l’on traduit 

d’habitude par 

Vérité

. Pourtant, il y a un autre mot russe qui 

correspond Ă  la 

vérité

 française – 

istina

 â€“ ce qui rend nĂ©cessaire la 

dĂ©limitation de ces deux types de vĂ©ritĂ© dans la langue russe. Je vais 

donc essayer de dĂ©finir le contenu sĂ©mantique de ces mots, 

Ă©troitement liĂ©s entre eux, mais souvent opposĂ©s, et de dĂ©montrer, Ă  

travers l’analyse sĂ©mantique du mot 

pravda

 en quoi consiste 

l’originalitĂ© de la notion de 

justice

 dans la langue et, de façon plus 

gĂ©nĂ©rale, dans la culture russes.  

 

 

L’histoire du mot « pravda » 

 

Si l’on se tourne vers les donnĂ©es linguistiques, on remarque que le 

mot 

pravda

 fait partie de nombreux dĂ©rivĂ©s de la racine panslave 

prav-

, dont 

pravo

, Â« droit », 

pravit’

, « donner un serment Â» et plus 

tard  Â« gouverner », 

pravilo

,  Â« rĂšgle », 

pravyj

, un adjectif trĂšs 

polysĂ©mique dont il sera encore question ci-dessous et dont les 

acceptions allaient d’« innocent, juste » jusqu’au Â« droit » opposĂ© Ă  

« gauche »  et  Â« droit »  opposĂ©  Ă   Â« sinueux »  et  Â« malhonnĂȘte »

;

 

pravednyj

, Â« vertueux Â» et Â« juste Â» et tant d’autres, y compris 

pravoslavie

 Â« orthodoxie Â», qui doit ĂȘtre compris comme Â« la 

vraie

 

foi », et 

pravosudie

 qui Ă  l’origine voulait dire « jugement fondĂ© sur 

l’application du principe de la justice Â» et seulement beaucoup plus 

tard « exercice du pouvoir judiciaire Â». A titre indicatif, on peut dire 

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76   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

que dans le 

Dictionnaire de la langue russe du XI-XVIIe siĂšcles

5

, il 

y a une quarantaine de dĂ©rivĂ©s contenant la racine 

prav-

L’analyse des premiĂšres acceptions attestĂ©es du mot 

pravda

, qui 

datent du X-XIe siĂšcles, permet de constater que, du moins 

jusqu’au XVIe siĂšcle, 

pravda

 restait un mot trĂšs polysĂ©mique, 

puisqu’il voulait dire Ă  la fois: 

(

a

) la vĂ©ritĂ©;  

(

b

) le caractĂšre vertueux d’une personne, d’oĂč, par exemple, le 

mot 

pravednik

, « un homme vertueux »; 

(

c

) la justice en tant que conformitĂ© des actes aux lois morales, 

aux commandements de Dieu et au droit; et les commandements 

eux-mĂȘmes. Ainsi, on dit 

ĆŸit’ po pravde

, Â« vivre en suivant les 

commandements de Dieu, vertueusement Â», 

sudit’ po pravde 

ou 

encore 

po boĆŸâ€™ej pravde

, « juger selon la justice Â» ou « la justice de 

Dieu », ce qui revient, pour les Russes de l’époque, au mĂȘme; 

(

d

) les paroles justes, acception que l’on retrouve encore 

aujourd’hui dans l’expression 

pravdu govoriĆĄ;

 

(

e

) l’innocence, l’absence de culpabilitĂ© que l’on trouve dans 

l’opposition 

pravyj

 Â« innocent »

 

vs. 

vinovatyj

 Â« coupable »; 

(

f

) l’honnĂȘtetĂ©: 

sluĆŸit’ pravdoju

, « servir honnĂȘtement »; 

(

g

) la loi et le recueil des lois; il est bien connu que l’un des plus 

anciens recueils des lois russes, dont la premiĂšre rĂ©daction date du 

XIe siĂšcle, s’appelle 

Russkaja Pravda

. De plus, il est important 

pour l’analyse sĂ©mantique du mot 

pravda

 de savoir qu’elle Ă©tait 

opposĂ©e, en tant que loi dĂ©personnalisĂ©e et de ce fait perçue comme 

suprahumaine, Ă  

ustav

, une loi instaurĂ©e par une personne et qui 

prĂ©supposait donc un auteur. Ceci rappelle l’opposition qui existait 

Ă©galement chez les Grecs entre 

thĂ©mis 

et 

dĂ­k

ē

, termes qui, comme il 

est bien connu, s’opposaient non seulement en tant que droit 

familial 

vs.

 droit interfamilial, mais aussi, en tant que droit divin 

vs.

 

droit humain, et chez les Latins entre 

fas

, « droit divin Â» vs. 

ius

 

« droit humain ». 

 

(

h

) le serment, dans son sens juridique: 

pravda dati

, « faire un 

serment »; 

 

5

 

Slovar’ russkogo jazyka XI-XVII vv. / 

[red. koll. R. Avanesov, 

V. Andrianova-Peretc, et al.], Moskva, Nauka, 1975->, s.v. 

Prava

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

77

                                                

(

i

) le pouvoir de justice – car le tsar donnait en possession aux 

nobles des terres avec le droit de juger les paysans qui y vivaient; 

(

j

) le jugement, et en particulier, les Ă©preuves lors du jugement, 

les ordalies. Les plus cĂ©lĂšbres Ă©preuves chez les Slaves, comme 

d’ailleurs dans toute l’aire indo-europĂ©enne, sont celles du feu et de 

l’eau. En russe il existe d’ailleurs curieusement une devinette qui a 

perdu son sens d’origine mais qui reflĂšte cette Ă©tape de l’histoire 

culturelle russe: « qu’est-ce qui ne brĂ»le pas dans le feu, ne coule 

pas dans l’eau et ne pourrit pas dans la terre? Â» . La rĂ©ponse est: 

Pravda

(

k

) le tĂ©moin et les frais que l’appel aux tĂ©moins entraĂźne. 

Dans la langue russe d’aujourd’hui, le mot 

pravda 

n’a pas gardĂ© 

toutes ces acceptions. Il est Ă©galement facile de remarquer que 

pravda

 possĂšde des propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques communes Ă  d’autres 

langues indo-europĂ©ennes, propriĂ©tĂ©s qui remontent aux origines 

religieuses et orales du droit: d’une part, elle dĂ©signe la conformitĂ© 

Ă  l’état de normalitĂ©, de rĂ©gularitĂ© requis par les rĂšgles Ă©tablies, et 

de l’autre, la formule de normalitĂ©, l’expression du « droit Â». Selon 

l’analyse bien connue d’Emile Benveniste

ius

 chez les 

Latins partage les mĂȘmes valeurs sĂ©mantiques, ce qui est tout Ă  fait 

naturel, vu que, dans le registre du droit et du rituel, les « actes Â» 

consistent souvent en « paroles Â». Par ailleurs, une autre acception 

du mot 

pravda

, celle de « serment Â», rapproche le russe du latin qui 

Ă©tablit Ă©galement une liaison entre la notion de « droit Â» et la notion 

de « serment Â», mais elle s’effectue au niveau du verbe 

iurare

, qui 

prend le sens de Â« jurer Â», alors qu’il est fondĂ© sur la racine 

jus

« droit, autoritĂ© ». L’expression 

pravdu dati

, littĂ©ralement « donner 

le serment Â» est la façon analytique de dire Â« jurer Â». Cette liaison 

entre le droit et le serment ne constituerait donc pas Â« l’originalitĂ© 

de l’expression latine Â»

tĂ©moignerait au contraire d’un contact trĂšs Ă©troit entre l’acte et la 

parole dans la pratique juridique. 

 

6

 Emile BENVENISTE, 

Le Vocabulaire des institutions indo-europĂ©ennes

Paris, Éditions de Minuit, 1970,

 

v. II, pp. 97-177. 

7

 Emile BENVENISTE, 

Le Vocabulaire des institutions indo-europĂ©ennes, 

op. cit

., v. II, p. 115. 

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78   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

Ce qui semble en revanche constituer l’originalitĂ© de 

l’expression russe, c’est tout d’abord le fait que le russe Ă  cette 

Ă©poque, c’est-Ă -dire du moins jusqu’au XVIe siĂšcle, ne dissocie pas 

nettement les notions de 

droit

, de 

vérité

, de 

justice

 et de 

loi

, Ă  la 

diffĂ©rence d’autres langues (cf. en français 

droit 

vs. 

loi

, en allemand 

Recht 

vs. 

Gesetz

, en anglais 

right

 vs. 

law

, etc.). Ainsi, en français, 

la dissociation de ces acceptions au sein d’un mot â€“ et il est rare 

qu’il les possĂšde toutes â€“ se produit assez tĂŽt: selon les 

dictionnaires Ă©tymologiques

8

, le mot 

droit

, attestĂ© au VIe siĂšcle, au 

sens gĂ©nĂ©ral de « 

justice 

», dĂ©signe dĂ©jĂ  au VIIIe siĂšcle 

« l’ensemble des lois Â», et vers le XIIIe siĂšcle « la science des 

lois Â». Pour comparer, le mot 

pravda 

continue Ă  s’employer dans le 

sens de 

pravo

, « droit Â», et malgrĂ© l’existence de ce dernier, 

jusqu’au XVe siùcle, alors que

 

le droit, en tant que discipline, 

commence Ă  ĂȘtre Ă©tudiĂ© en Russie seulement au dĂ©but du XIXe 

siĂšcle. Il est donc significatif que, malgrĂ© l’évolution sĂ©mantique 

assez proche d’autres langues, le russe garde ce syncrĂ©tisme du mot 

pravda

 beaucoup plus longtemps. On se limitera Ă  dire que 

pravda

 

continue Ă  s’employer aujourd’hui encore dans certains contextes, 

notamment dans la littĂ©rature d’inspiration religieuse, avec le sens 

de  Â« justice »

;

 que l’adjectif 

pravednyj

 dĂ©note encore chez TolstoĂŻ 

non seulement une personne vertueuse, mais Ă©galement juste (cf. 

son rĂ©cit qui s’appelle 

Pravednyj sud’ja

, « Un juge juste Â»); que 

l’adjectif 

pravdivyj

,

 

qui

 

dĂ©note aujourd’hui celui qui dit la 

vérité

 ou 

ce qui correspond Ă  la rĂ©alitĂ©, servait jusqu’à la fin du XVIIe siĂšcle 

Ă  dĂ©noter avant tout ce qui est juste, vertueux, honnĂȘte. 

Cette polyvalence du mot 

pravda

 permet de comprendre 

pourquoi l’adjectif 

pravyj

 entre dans des oppositions sĂ©mantiques 

aussi variĂ©es: 

pravyj

, « droit » vs. 

levyj

, « gauche » 

pravyj

, « droit, sans courbe » vs. 

krivoj

, « sinueux » 

pravyj

, « innocent » vs. 

krivoj

, « coupable » 

pravyj

, « qui a raison » vs.

 nepravyj

, « qui a tort » 

 

8

 Cf. par exemple Alain REY,

 Dictionnaire historique de la langue 

française

, Paris, Dictionnaires le Robert, 1992, s.v. 

Droit

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

79

                                                

pravyj

, « juste » vs. 

nepravyj

, « injuste »

9

Tous les opposĂ©s de 

pravyj

 sont synonymiques entre eux, en ce 

sens qu’ils dĂ©notent tous un Ă©cart par rapport Ă  la norme et que dans 

le vieux russe ils Ă©taient interchangeables

10

. Ceci explique 

Ă©galement pourquoi l’opposition 

pravyj

 vs. 

levyj

 occupe une place 

aussi importante dans la culture russe. Que l’on pense Ă  de 

nombreux Ă©pisodes dans des Ɠuvres littĂ©raires de tous genres qui 

dĂ©crivent le combat de 

Pravda

 et de 

Krivda

 qui  personnifient la 

Justice et l’Injustice, le Bien et le Mal, la VĂ©ritĂ© et le Mensonge, ou 

encore Ă  ceux qui dĂ©crivent le moment crucial du choix par le 

chevalier du chemin Ă  prendre, Ă©pisode qui est prĂ©sent dans de 

nombreux contes russes  et oĂč le chemin de droite s’avĂšre toujours, 

mĂȘme dans les cas oĂč le choix ne semble pas Ă©vident, celui qui 

mĂšne au bonheur. 

MĂȘme si avec le temps, l’adjectif 

pravyj

 perd l’une de ses 

acceptions, Ă  savoir celle de « droit, en ligne droite Â», en faveur de 

l’adjectif 

pryamoj

, avec tous les sens figurĂ©s liĂ©s Ă  la « droiture Â», 

l’opposition 

pravyj

, « la norme Â», vs. 

levyj

 ou 

nerpavyj

, « l’écart de 

la norme Â», reste vivante dans la langue d’aujourd’hui. On dit par 

exemple dans la langue familiĂšre 

levyj

 dans le sens de « suspect, 

louche, illĂ©gal Â». En français, c’est au contraire l’adjectif 

droit

, du 

latin 

directus

, qui remplace en ancien français, dans son sens 

spatial, l’adjectif 

destre

 qui n’a pas d’ailleurs Ă©tĂ© aussi chargĂ© de 

significations que l’adjectif correspondant russe. On voit donc que 

la langue russe privilĂ©gie, pour dĂ©noter ce qui est juste et honnĂȘte, 

la droite, alors que le français, comme c’était du reste en latin, – la 

ligne droite: le mot 

droiture

, en effet, a exprimĂ© en ancien français 

non seulement la direction en ligne droite, mais aussi ce qui est 

lĂ©gal ou juste. 

 

9

 Cf. d’ailleurs, en vieux français, l’opposition similaire des adjectifs 

destre

 vs. 

senestre

, et l’évolution sĂ©mantique de ce dernier de « gauche Â» 

vers « malheureux », « funeste ». 

10

 Viktor IVANOV et Vladimir TOPOROV, « O jazyke drevnego 

slavjanskogo prava Â», 

Slavjanskoe jazykoznanie: VIII meĆŸdunarodnyj 

s’’ezd slavistov

, Zagreb, Ljubljana, sentjabr’ 1978, Moskva, Nauka, 1981,

 

p. 235. 

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80   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

Le contenu sĂ©mantique de l’adjectif 

pravyj 

jusqu’au XVIIIe 

siĂšcle est, par contre, trĂšs proche de l’adjectif français 

juste

 qui 

correspond, mĂȘme dans le français d’aujourd’hui, Ă  beaucoup 

d’acceptions que possĂ©dait 

pravyj

 en russe. Ce sont les valeurs qui 

renvoient Ă  la fois aux notions de 

justice

 et de 

vérité

. Ainsi, si l’on 

reprend les dĂ©finitions du 

Trésor de la langue française

 (TLF par la 

suite),

 

on qualifie de 

juste

 une personne qui juge ou se comporte 

selon la justice, y compris la justice divine, en observant les 

commandements de Dieu. Dans cette acception 

juste 

sera le 

contraire d’

injuste

. Cf. (1): 

(1) 

On est disposĂ©, dans le premier moment d’une rupture, Ă  
prendre le dĂ©senchantement pour un outrage. Le calme se 
fait, on devient plus 

juste

 (G. Sand) 

Dans le deuxiĂšme groupe d’acceptions, 

juste

, toujours selon la 

dĂ©finition du TLF, exprime ce qui est conforme Ă  la rĂ©alitĂ©, exact, 

prĂ©cis. Il est donc le contraire de 

faux

. Cf. (2)

:

 

(2) 

Je ne demande pas, monsieur, que l’on dise que mon idĂ©e 
est 

juste

, mais je dĂ©sire qu’on veuille bien avouer que, 

bonne ou mauvaise, on la comprend (E. Zola) 

On peut donc se demander quelle serait la diffĂ©rence entre 

juste

 

et 

vrai

 qui est aussi le contraire de 

faux

. Ce problĂšme Ă©tant trĂšs 

complexe et mĂ©ritant une Ă©tude spĂ©ciale, contentons-nous de dire 

ici de maniĂšre simplifiĂ©e que 

juste 

n’exprime pas une simple 

conformitĂ© Ă  la rĂ©alitĂ©, mais renvoie plutĂŽt aux rĂšgles prescrites, Ă  

une norme idĂ©ale, Ă  l’idĂ©e des proportions qui doivent ĂȘtre 

respectĂ©es, etc., alors que l’on qualifie de 

vrai

 ce qui existe ou ce 

qui a existĂ©, ce qui est en accord avec la rĂ©alitĂ© ou l’idĂ©e qu’on s’en 

fait. Ainsi, on cherche Ă  

garder la juste mesure

, Ă  

tenir un juste 

milieu

, Ă  trouver des explications et des dĂ©finitions 

justes

, etc. Dans 

ces contextes, l’adjectif 

vrai

 modifierait sensiblement le sens de 

l’expression. En revanche, il exprime une telle variĂ©tĂ© de types de 

conformitĂ© Ă  la rĂ©alitĂ© que la langue russe doit se servir de plusieurs 

adjectifs pour les rendre. Le but de la prĂ©sente Ă©tude n’est pas 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

81

                                                

d’évoquer toutes ces nuances

11

. Nous allons plutĂŽt tenter de dĂ©finir 

la diffĂ©rence entre les noms correspondants Ă  ces adjectifs – 

pravda

 

et 

istina

 â€“ qui est pertinente pour notre analyse. En schĂ©matisant un 

peu, on peut dire que les deux mots russes dĂ©notent, comme la 

vérité

 en français, la conformitĂ© d’un certain contenu ou de son 

expression Ă  la rĂ©alitĂ©. Mais 

pravda 

Ă©value comme vrais les Ă©tats de 

choses concrets, alors que ce sont les propositions d’ordre gĂ©nĂ©ral 

que 

istina

 Ă©value comme vraies. On peut, par exemple, qualifier de 

pravda 

le fait que TolstoĂŻ et DostoĂŻevski ne se connaissaient pas, 

mais de 

istina

 le fait que deux et deux font quatre. La diffĂ©rence des 

contenus sĂ©mantiques de 

istina

 et de 

pravda

 se voit trĂšs bien quand 

on compare deux expressions: 

znat’ istinu

 et 

znat’ pravdu

 â€“ « savoir 

la vĂ©ritĂ© Â». La premiĂšre veut dire que quelqu’un a pu pĂ©nĂ©trer dans 

les principes suprĂȘmes de l’organisation de l’Univers, alors que la 

deuxiĂšme veut dire tout simplement que la personne en question 

possĂšde une information vĂ©ridique Ă  propos d’une situation donnĂ©e. 

DiffĂ©rence qui se manifeste dans le choix des verbes perfectifs 

susceptibles de se combiner avec ces deux types de vĂ©ritĂ©: 

poznat’ 

istinu

, « concevoir la vĂ©ritĂ© Â» vs. 

uznat’ pravdu

, « apprendre la 

vĂ©ritĂ© ». 

Istina

, c’est donc une connaissance possĂ©dant une valeur 

absolue, ultime et pouvant servir, de ce fait, d’idĂ©al dans l’ordre de 

la pensĂ©e ou de l’action. Et naturellement, c’est le mot 

istina

 qui 

dĂ©signera la vĂ©ritĂ© absolue et inaltĂ©rable donnĂ©e par Dieu, ainsi que 

Dieu lui-mĂȘme: les paroles du Christ dans l’Evangile « Je suis la 

Vérité

 Â» ont comme Ă©quivalent en russe « 

Ja esm’

 Istina Â». Il ne faut 

pas oublier qu’en russe, c’est le sens ontologique du mot 

istina

 qui 

prévaut sur le sens épistémologique

12

A ce titre, la 

pravda

 dĂ©signe 

non seulement une connaissance, une information concrĂšte 

conforme Ă  ce qui existe ou a existĂ©, mais, et en premier lieu, 

 

11

 Pour plus de dĂ©tails, cf. les travaux de Nina ARUTJUNOVA: Â« Istina:

 

fon i konnotacii Â», in Nina ARUTJUNOVA (sous la dir. de), 

Logi

č

eskij 

analiz jazyka: kul’turnye koncepty

, Moskva, Nauka, 1991, pp. 21-30; 

« Istina i etika Â», in Nina ARUTJUNOVA (sous la dir. de),

 

Logi

č

eskij 

analiz jazyka: Istina i istinnost’ v kul’ture i jazyke

, Moskva, Nauka, 1995, 

pp. 26-38. 

12

 Pour l’exprimer, le russe possĂšde un autre mot â€“ 

istinnost’

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82   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

l’image, le reflet de la vĂ©ritĂ© absolue, de la vĂ©ritĂ© divine, de l’

Istina

 

sur la Terre. C’est ainsi que les PĂšres de l’Eglise orthodoxe 

dĂ©finissent la notion de 

pravda:

 l’

istina

 en action (

istina na dele

)

13

On peut Ă©galement rappeler les paroles de Saint Jean « 

Qui facit 

iustitiam, iustus est

 Â»  (

Epistola I Ioannis

 3, 7) ou, en russe, « 

Kto

 

delaet 

pravdy

, praveden

 Â»,  oĂč 

facit justitiam

 est traduit par 

delaet 

pravdu

. En d’autres termes, la 

pravda

, c’est l’image de l’ordre juste 

conçu par Dieu, la projection du monde divin sur la vie des 

hommes, y compris leur activitĂ© cognitive et discursive. Dans ces 

conditions, la 

pravda

 en tant que 

justice

 implique – par son contenu 

sĂ©mantique mĂȘme â€“ que la justice des hommes doit ĂȘtre l’image de 

la justice divine ou, du moins, aspirer Ă  cet idĂ©al. 

La 

pravda

 se trouverait donc entiĂšrement du cĂŽtĂ© de la 

vita 

activa

, en laissant à l’

istina 

le domaine de la 

vita contemplativa

. La 

pravda

 est en effet toujours « pratique Â»: en tant que 

vérité

,

 

elle ne 

sert jamais Ă  dĂ©signer les vĂ©ritĂ©s scientifiques, absolues; en tant que 

justice

, elle est souvent « personnalisĂ©e Â»: la 

pravda

 du peuple, du 

soldat, « aux pieds nus Â», etc. Mais, bien que Â« chacun vive selon sa 

pravda

 Â», elle se trouve toujours du cĂŽtĂ© des opprimĂ©s: Â« Pour la 

pravda!

 Â» ne peut ĂȘtre qu’un appel Ă  la rĂ©volte, un mot d’ordre des 

insurgés

14

.

 

 

 

« Pravda » et la terminologie juridique 

 

Pour en revenir au mot 

pravda

 et Ă  l’analyse de son Ă©volution 

sĂ©mantique dans le domaine de la terminologie juridique, il faut 

prĂ©ciser que dans son autre acception, celle de loi, la 

pravda 

a Ă©tĂ© 

petit Ă  petit remplacĂ©e par le mot 

zakon

, employĂ© dans les textes 

juridiques en slavon. Ici, il est nĂ©cessaire de faire une courte 

parenthĂšse pour rappeler que dĂšs la christianisation de la Russie, 

c’est-Ă -dire dĂšs la fin du Xe siĂšcle, il existe deux types de droit: le 

droit en langue russe, issu de la tradition paĂŻenne, qui rĂ©git les 

 

13

 On trouve la mĂȘme dĂ©finition chez Dahl: cf. Vladimir DAHL, 

Tolkovyj 

slovar’ ĆŸivogo velikorusskogo jazyka

op. cit.

, s.v. 

Pravda

.

 

 

14

 Nina ARUTJUNOVA, « Istina: fon i konnotacii Â», 

op. cit.

, pp. 21-30.

  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

83

                                                

relations entre les hommes au quotidien; le droit en slavon qui, en 

tant que traduction de sources byzantines, fait partie de la culture 

chrĂ©tienne. Le contraste entre les deux traditions se manifeste dans 

de nombreuses oppositions de termes juridiques russes et slavons. 

A part le couple dĂ©jĂ  mentionnĂ© 

pravda

 (ou 

uloĆŸenie

) vs. 

zakon

 qui 

traduisait le 

nomos

 grec, on peut citer le couple dĂ©notant le crime: 

obida

 en russe vs. 

prokaza

 en slavon, traduction du grec 

amartĂŹa;

 

pour le tĂ©moin: 

pravda

 ou 

vidok

 en russe vs. 

svedetel’

 en slavon, 

reproduisant le grec 

mĂĄrtus

-uros

, etc.

15

Il est facile de remarquer que les mots qui servent de termes 

juridiques en slavon s’emploient Ă©galement dans la littĂ©rature 

religieuse, en reproduisant la polysĂ©mie des mots grecs qu’ils sont 

appelĂ©s Ă  traduire. Ainsi, 

nomos

 en grec peut dĂ©noter une norme 

juridique, mais aussi morale et religieuse, ainsi que 

zakon

 en 

slavon

;

 de mĂȘme, 

amartĂ­a 

dĂ©signe le dĂ©lit, mais aussi le pĂ©chĂ©, 

comme le fera le mot 

prokaza

 en slavon, et ainsi de suite. Cette 

dualitĂ© sĂ©mantique des termes juridiques slavons ne pouvait pas ne 

pas avoir des consĂ©quences sur la perception des textes juridiques 

dans cette langue. Pour un clerc russe, ces derniers constituaient un 

contexte tout Ă  fait naturel pour les mots Ă  caractĂšre sacrĂ©, 

autrement dit une partie intĂ©grante de la culture chrĂ©tienne. Il est 

significatif de ce point de vue que les 

RomaĂźoi

 des textes juridiques 

byzantins sont parfois traduits en slavon par 

chrétiens

, ce qui 

signifie que l’hĂ©ritage juridique byzantin Ă©tait identifiĂ© avec 

l’hĂ©ritage chrĂ©tien. Il va sans dire que, dans ces conditions, le 

jugement mĂȘme Ă©tait considĂ©rĂ© comme le jugement de Dieu.  

Il devient alors clair que si le droit est Ă©levĂ© au rang de vĂ©ritĂ© 

religieuse, le problĂšme de son application ne se pose mĂȘme pas. En 

effet, le droit en slavon semble avoir Ă©tĂ© un droit inactif ou, du 

moins, rĂ©servĂ© Ă  des domaines trĂšs limitĂ©s qui relevaient 

essentiellement de la compĂ©tence des tribunaux ecclĂ©siastiques, par 

exemple, pour se prononcer sur les dĂ©lits moraux ou religieux. 

Donc, dans le domaine qui Ă©chappait totalement au droit russe, issu 

 

15

 Cf. Ă  sujet les nombreux articles de Boris Unbegaun sur la terminologie 

juridique russe rĂ©unis dans l’ouvrage Boris UNBEGAUN, 

Selected papers 

on Russian and Slavonic philology

, Oxford, Clarendon press, 1969. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

de la tradition paĂŻenne, et qu’il n’était pas Ă  mĂȘme de rĂ©gler. Mais lĂ  

encore le systĂšme byzantin de punitions corporelles a Ă©tĂ© souvent 

remplacĂ© par le systĂšme russe des amendes. Par ailleurs, selon les 

analyses de Ćœivov

16

il n’y a pas de documents qui attesteraient une 

adaptation consciente de la tradition juridique byzantine aux 

conditions spĂ©cifiques de la Russie, comme ce fut le cas en Europe 

occidentale avec le droit romain. MĂȘme sans se hasarder dans des 

comparaisons du fonctionnement du droit romain et de la tradition 

juridique locale dans les pays de l’Europe occidentale – dont 

chacun prĂ©sente du reste ses propres modalitĂ©s –, il semble que la 

situation en Russie possĂšde certaines particularitĂ©s, et les facteurs 

linguistiques y ont incontestablement jouĂ© leur rĂŽle. D’une part, il y 

a un droit (presque) inactif dont la fonction principale est de servir 

de source d’arguments dans la polĂ©mique religieuse et aussi de 

modĂšle pour un ordre universel juste, puisque chrĂ©tien. D’autre 

part, il y a un droit actif – le droit russe, issu de la tradition 

ancestrale, mais qui n’a pas, si l’on peut dire, de valeur culturelle 

comparable. 

La situation change pourtant avec 

UloĆŸenie

, le nouveau code 

civil du tsar Aleksej Michajlovi

č

, qui date de 1649 et qui dĂ©truit le 

contraste fonctionnel et culturel entre les droits slavon et russe. De 

quelle façon? Ce document ne fixait pas seulement les lois en 

vigueur, mais avait aussi pour but d’organiser la vie selon de 

nouveaux principes. Or, il est connu

17

 que l’activitĂ© lĂ©gislative en 

Russie est constamment liĂ©e Ă  l’emprunt et Ă  l’adaptation de normes 

juridiques Ă©trangĂšres. En l’occurrence, nombre d’articles de 

l’

UloĆŸenie

 ont Ă©tĂ© empruntĂ©s soit du Statut lituanien, soit du droit 

byzantin. MĂȘme si, selon certains historiens

18

, ces emprunts sont 

peu nombreux, ce qui nous intĂ©resse ici du point de vue 

linguistique, c’est l’emprunt 

direct

 des Ă©lĂ©ments du droit byzantin, 

 

16

 Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti

č

eskaja 

problema Â», in Viktor

 

ĆœIVOV, 

Razyskanija v oblasti istorii i predystorii 

russkoj kul’tury

, Moskva, Jazyki slavjanskoj kul’tury, 2002, pp. 187-316. 

17

 Cf. par exemple Georgij VERNADSKIJ, 

O

č

erk istorii prava Russkogo 

Gosudarstva XVIII-XIX vv.

, Praga,

 

1924, p. 7. 

18

 Cf., parmi tant d’autres, Michail VLADIMIRSKIJ-BUDANOV, 

Obzor 

istorii russkogo prava

, Rostov-na-Donu, Feniks, 1995. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

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situation qui amĂšne nĂ©cessairement Ă  traduire en russe les textes 

Ă©crits en slavon. C’est, selon Ćœivov

19

, le premier cas en Russie de 

traduction du slavon en russe. De plus, l’

UloĆŸenie

 a Ă©tĂ© Ă©ditĂ© sous 

forme de livre, ce qui Ă©tait, semble-t-il, aussi le premier cas 

d’édition d’un texte Ă  caractĂšre profane et, qui plus est, en russe. Ce 

fait mĂȘme plaçait l’

UloĆŸenie

 au mĂȘme rang que les livres spirituels 

et les livres en slavon et lui confĂ©rait ainsi un statut culturel sans 

prĂ©cĂ©dent. 

En outre, avec les Ă©lĂ©ments du droit byzantin, apparaĂźt dans la 

langue russe la terminologie juridique slavone. On peut mĂȘme dire 

que dans tous les cas oĂč il y avait un choix entre un terme russe et 

un terme slavon ou lorsque le terme russe n’existait pas, la nouvelle 

lĂ©gislation adoptait majoritairement le terme slavon. L’emploi du 

mot 

Ăąme

 en tant que terme juridique me semble un des cas de ce 

genre le plus flagrant, et peut-ĂȘtre le plus curieux. 

Il est bien connu que Pierre le Grand (on saute presque un siĂšcle, 

mais on reste dans le mĂȘme cas de figure) a changĂ© le systĂšme 

fiscal, en remplaçant l’impĂŽt par feu et l’impĂŽt sur les terres 

cultivĂ©es par l’impĂŽt par tĂȘte, ou capitation. Or, avec cette 

transformation, un nouveau terme slavon a Ă©tĂ© introduit pour 

dĂ©signer cette « tĂȘte imposĂ©e Â»: 

duĆĄa

, « Ăąme Â», remplace le terme 

russe 

golova

, « tĂȘte Â», rĂ©servĂ© dĂ©sormais au bĂ©tail. Outre le fait que 

le nouveau systĂšme Ă©tait beaucoup plus lourd et a Ă©tĂ© accueilli par 

les classes infĂ©rieures comme une grande injustice, le nom mĂȘme 

du nouvel impĂŽt – 

poduơnaja podat’

 â€“ a presque provoquĂ© une 

rĂ©volte, puisque la plupart de la population interprĂ©tait la 

terminologie juridique en se rĂ©fĂ©rant Ă  l’emploi de ces mots dans la 

langue de tous les jours, ce qui engendrait des aberrations 

sĂ©mantiques considĂ©rables. Ainsi, Ivan PosoĆĄkov, Ă©conomiste russe 

et adepte des rĂ©formes de Pierre le Grand, Ă©crivait dans un de ces 

livres, en 1724: Â« Je ne trouve aucune utilitĂ© dans l’impĂŽt ‘‘par 

Ăąme’’ puisque l’ñme est une chose imperceptible, incomprĂ©hensible 

pour la raison humaine et n’ayant pas de prix Â»

20

. On voit donc bien 

 

19

 Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti

č

eskaja 

problema », 

op. cit.

, p. 241. 

20

 Â« A i vo s

č

islenii duĆĄevnom ne

č

ajuĆŸ ja proku byt’; poneĆŸe duĆĄa veĆĄ

č

’ 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

que le mot 

duĆĄa

 Ă©tait bel et bien interprĂ©tĂ© dans son sens religieux et 

non comme une unitĂ© juridique imposable.  

En parlant des rĂ©formes de Pierre le Grand, il faut remarquer 

que, Ă  partir de cette Ă©poque, l’activitĂ© lĂ©gislative devient non 

seulement une activitĂ© crĂ©ative – d’oĂč une augmentation 

spectaculaire du volume des actes juridiques –, mais elle se voit 

attribuer une fonction beaucoup plus importante que celle de rĂ©gir 

les rapports sociaux: le droit devient une arme idĂ©ologique, en 

assumant un rĂŽle didactique et polĂ©mique en vue de transformer la 

sociĂ©tĂ©, d’instruire et d’éduquer les sujets. DĂ©sormais, le texte des 

nouvelles lois est toujours prĂ©cĂ©dĂ© d’une prĂ©face, appelĂ©e Ă  

dĂ©montrer que les lois qui existaient avant Ă©taient mauvaises, 

ridicules et contraires Ă  l’utilitĂ© publique

21

. Du coup, la frontiĂšre 

« stylistique Â» entre un document juridique et un traitĂ© polĂ©mique 

devient floue et l’aspect pragmatique du droit, c’est-Ă -dire 

l’application des lois, recule en arriĂšre-plan: certaines lois sont 

contradictoires, d’autres 

a priori 

inapplicables. Parmi les lois qui ne 

seront jamais appliquĂ©es, chose Ă©vidente au moment mĂȘme de leur 

rĂ©daction, on peut citer la loi sur l’éducation forcĂ©e de la noblesse, 

les fameuses 

cifir’nye ơkoly

. La loi dĂ©crĂ©tait que tous les fils des 

familles nobles, ainsi que les fils des diacres de 10 Ă  15 ans 

devaient suivre un cursus scolaire obligatoire au bout duquel ils 

recevaient un certificat attestant leur formation. Pour rendre cette 

formation obligatoire, il a Ă©tĂ© Ă©galement dĂ©crĂ©tĂ© qu’en absence du 

susdit certificat, ils ne pouvaient pas se marier. Or, en dix ans 

d’existence de ces Ă©coles, il n’y a que 1389 personnes qui y sont 

entrĂ©es et seulement 93 qui ont reçu le certificat en question. Dans 

 

neosjazaemaja i umom nepostiĆŸimaja i ceny neimuĆĄ

č

aja Â» (cit. d’aprĂšs 

Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti

č

eskaja 

problema », 

op. ci

t., p. 267). 

21

 Alors qu’avant, les tsars russes se rendaient apparemment bien compte 

qu’ils ne pouvaient pas changer la lĂ©gislation Ă  leur goĂ»t et cherchaient 

plutĂŽt Ă  concilier les nouvelles formes de la vie sociale avec les lois en 

vigueur. Il est significatif de ce point de vue qu’Ivan le Terrible, en 

prĂ©sentant son code Ă  l’approbation du Concile des Cent Chapitres, 

insistait sur le fait que son 

Sudebnik

 ne faisait que restaurer les lois 

po 

starine

, « Ă  l’ancienne », « comme le faisaient nos ancĂȘtres ». 

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ces conditions, l’application rigoureuse de cette loi aurait abouti Ă  

une catastrophe dĂ©mographique, rĂ©sultat qui Ă©tait facile Ă  prĂ©voir 

dĂšs le dĂ©but: les professeurs manquaient, et la population 

considĂ©rait l’éducation forcĂ©e comme un fardeau et cherchait Ă  s’en 

dĂ©barrasser avec tous les moyens possibles et imaginables.  

Le problĂšme est que, formellement, les lois qui devaient ĂȘtre 

respectĂ©es et celles qui ne le seront jamais ne se distinguaient pas, 

et comprendre Ă  quelle catĂ©gorie appartenait une nouvelle loi 

devenait possible uniquement 

post factum

. Il s’ensuit qu’au moment 

de l’apparition d’une nouvelle loi son application n’était pas assurĂ©e 

et que le principe mĂȘme de fonctionnement du systĂšme judiciaire, Ă  

savoir le caractĂšre obligatoire des lois, Ă©tait remis en cause. Ce qui 

a permis Ă  M. Saltykov-Ć 

č

edrin d’écrire, un siĂšcle plus tard: « Les 

plus mauvaises lois sont en Russie, mais ce dĂ©faut est compensĂ© par 

le fait que personne ne les respecte ».  

Les rĂ©formes de Pierre le Grand ont posĂ© encore un problĂšme 

d’ordre linguistique: les modĂšles pour les lois russes sont dĂ©sormais 

recherchĂ©s dans les lois des pays de l’Europe occidentale, d’oĂč un 

flot d’emprunts, cette fois-ci des langues romanes et germaniques. 

L’emprunt en soi ne constitue pas de danger pour la langue, mais 

dans ce cas le danger est bien rĂ©el: bien des emprunts apparaissent 

pour la premiĂšre fois dans les textes juridiques avec des valeurs 

sĂ©mantiques mal dĂ©finies et loin d’ĂȘtre transparentes. Le texte des 

lois devient de toute Ă©vidence presque impĂ©nĂ©trable pour la 

majoritĂ© de ceux qui Ă©taient chargĂ©s de veiller Ă  leur exĂ©cution, 

situation qui a mĂ©ritĂ© un chapitre spĂ©cial dans le 

Nakaz

, ou 

Instruction

, de Catherine II, dans lequel on demandait que les lois 

soient rĂ©digĂ©es de maniĂšre claire et comprĂ©hensible pour tous les 

sujets. Par ailleurs, le travail mĂȘme de la Commission lĂ©gislative 

sur la rĂ©daction du 

Naraz

 a montrĂ© le peu de contact que ce 

document, inspirĂ© par la philosophie des LumiĂšres, avait avec la 

rĂ©alitĂ© russe. Le droit continuait Ă  jouer le rĂŽle qui lui avait Ă©tĂ© 

assignĂ© depuis 1649 par les souverains russes: ĂȘtre un instrument 

idĂ©ologique plutĂŽt qu’une institution appelĂ©e Ă  rĂ©gler de maniĂšre 

Ă©quitable les relations entre les hommes. D’oĂč d’ailleurs l’absence, 

jusqu’au dĂ©but du XIXe siĂšcle, d’institutions appelĂ©es Ă  Ă©tudier le 

droit, Ă  l’enseigner, Ă  codifier les lois, Ă  chercher des principes pour 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

leur systĂ©matisation. Les lois restent contradictoires, impĂ©nĂ©trables 

et inapplicables. De plus, « la paralysie du systĂšme du droit et la 

tendance du pouvoir impĂ©rial [et soviĂ©tique – O.I.] Ă  Ă©corner la loi Ă  

tous les niveaux de la hiĂ©rarchie administrative d’une façon 

beaucoup plus radicale que dans les autres cultures europĂ©ennes 

provoquent la mĂ©fiance envers l’institution judiciaire Â»

22

 et, plus en 

gĂ©nĂ©ral, envers « tout ce qui est officiel »

23

 

 

Une justice alternative? 

 

Dans ces conditions, il est logique de se demander quelle est la 

justice alternative Ă  la justice « officielle Â» et quel est le fondement 

de cette justice dans la culture russe? L’équitĂ© qui est dĂ©finie, du 

moins pour le français, comme Â« fondement moral du droit positif Â» 

(TLF)? Or, le mot mĂȘme n’existe pas en russe, bien que son 

manque semble se sentir, vu qu’on le trouve dans les textes sur le 

sujet dans sa version latine. L’allĂ©gorie de la Justice armĂ©e de 

balance n’a pas non plus cours. L’équitĂ© est traduite soit par 

spravedlivost’

, Â« justice en tant que vertu Â», soit par 

ravenstvo

« Ă©galitĂ© Â». Pourtant, la notion de 

spravedlivost’

 est beaucoup plus 

large que celle 

d’équitĂ©

. Quant Ă  

ravenstvo

, dans l’optique de ce qui 

a Ă©tĂ© dit Ă  propos de la perception des termes juridiques et de la 

notion de 

pravda

 â€“ qui a une trĂšs forte composante chrĂ©tienne –, 

cette notion tend Ă  ĂȘtre comprise comme Ă©galitĂ© devant Dieu plutĂŽt 

qu’égalitĂ© devant la loi. De plus, l’équitĂ© se rĂ©fĂšre au juge, Ă  la loi, 

 

22

 Constantin SIGOV, Â« Pravda Â», in Barbara CASSIN (sous la dir. de), 

Vocabulaire européen des philosophies

, Paris, Le Seuil, 2004, p. 984. 

23

 Â« PlutĂŽt que d’avoir recours au mĂ©decin et Ă  l’hĂŽpital, un homme du 

peuple, mĂȘme affligĂ© de pĂ©nibles infirmitĂ©s, se fera durant de longues 

annĂ©es soigner par une sorciĂšre ou se droguera avec des simples ou des 

remĂšdes de bonne femme (que du reste il ne faut pas mĂ©priser). Cette 

prĂ©vention a une cause extrĂȘmement grave, tout Ă  fait en dehors de la 

mĂ©decine; elle provient de la mĂ©fiance gĂ©nĂ©rale de notre peuple pour tout 

ce qui porte une estampille officielle Â» (

Les souvenirs de la maison morte

in Fiodor DOSTOÏEVSKI, 

Crime et chĂątiment

, Paris, Gallimard (« La 

PlĂ©iade »), 1950, p. 1090). 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

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donc Ă  l’instance, au « sujet Â» qui rend la justice (cf. 

loi, juge 

Ă©quitable 

ou 

inique

), alors que l’égalitĂ© se rĂ©fĂšre aux Â« objets Â» 

d’application de la justice – les hommes (qui sont tous 

Ă©gaux

 devant 

la loi) et les choses (que l’on distribue en parts 

Ă©gales

).  

D’autre part, si l’on parle de la loi, de laquelle parle-t-on 

exactement? Parmi les chercheurs qui travaillent dans ce domaine, 

on voit se rĂ©pandre de plus en plus le point de vue selon lequel, en 

Russie, il a toujours existĂ© une opposition trĂšs marquĂ©e entre la loi 

morale et la loi positive

24

. La premiĂšre – qui correspondrait Ă  la 

pravda?

 (cf. l’expression, du reste, difficile Ă  traduire, 

sudit’ po 

pravde

, « juger selon la 

pravda

 Â») –, se forme au fil des siĂšcles en 

accord avec les croyances, les traditions et les coutumes du peuple 

russe, alors que les lois positives sont perçues, surtout Ă  partir des 

rĂ©formes de Pierre le Grand, comme un moyen de violence, qui de 

plus rompent avec les traditions 

otcov i dedov

, « des pĂšres et des 

grands-pĂšres Â». Cette idĂ©e n’est d’ailleurs pas neuve. Elle s’inscrit 

dans le paradigme des comparaisons faites depuis longtemps par les 

philosophes et historiens russes entre la Russie et l’Europe qui 

postulent que cette derniĂšre vit selon les lois extĂ©rieures, alors que 

la Russie selon les lois intĂ©rieures, en les comparant avec Marthe et 

Marie et en employant le mĂȘme vocabulaire: Marie vit selon la

 

pravda

).  

Toutefois, cette conception, si elle reflĂšte de maniĂšre assez juste 

l’attitude du peuple russe vis-Ă -vis du droit positif

25

, prĂ©suppose 

aussi que ce type de comportement – le rejet et le mĂ©pris pour les 

 

24

 Cf., Ă  titre indicatif, Jurij STEPANOV, 

Konstanty. Slovar’ russkoj 

kul’tury

, Moskva, Jazyki russkoj kul’tury, 1997 ou Andrzej LAZARI

 

(sous 

la dir. de), 

The Russian mentality:

 

lexicon

; translated by Witold 

LIWAROWSKY et Richard WAWRO, Katowice, Slask, 1995. 

25

 Cf. Ă  cet Ă©gard le passage de DostoĂŻevski devenu un lieu commun dans 

les Ă©tudes sur le sujet: Â« Jamais un homme du peuple ne reproche rien Ă  un 

forçat: tout horrible que soit son forfait, il le lui pardonne Ă  cause de la 

punition qu’il endure et Ă  cause de son ‘‘malheur’’ [
]. Ce n’est pas pour 

rien que notre peuple appelle le crime un â€˜â€˜malheur’’ et le criminel un 

‘‘malheureux’’. Cette expression profondĂ©ment remarquable a d’autant 

plus de poids qu’elle reste inconsciente, instinctive Â» (

Les souvenirs de la 

maison morte

op. cit.

, p. 963). 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

lois positives et l’appel Ă  suivre dans son comportement la loi de la 

morale – est partagĂ© par tous les membres de la sociĂ©tĂ©, mais 

surtout que cette loi soit la mĂȘme pour tous. Or, c’est loin d’ĂȘtre le 

cas. Il est bien connu, par exemple, que les nobles russes qui 

traitaient avec une cruautĂ© incroyable leurs serfs, Ă©taient en mĂȘme 

temps considĂ©rĂ©s dans leur propre milieu (et se considĂ©raient eux-

mĂȘmes) comme des gens tout Ă  fait honnĂȘtes, dignes de respect, etc. 

La mĂȘme chose vaut pour les classes infĂ©rieures. A mon avis, le 

point de vue de Viktor Ćœivov est plus productif, puisqu’il tient 

compte d’un autre critĂšre pertinent pour notre analyse. Ćœivov dit 

notamment qu’on ne peut pas comprendre le fonctionnement du 

systĂšme juridique en Russie sans tenir compte du clivage – social et 

culturel â€“ des classes de la sociĂ©tĂ© russe, dont chacune crĂ©ait sa 

culture, ses modĂšles de comportement, et mĂȘme son idĂ©e du dĂ©lit

26

Ce qui signifie que ce qui semblait aux uns conforme aux rĂšgles et 

aux coutumes de leur classe sociale, pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme 

criminel dans une autre. Seule l’action dirigĂ©e contre une personne 

appartenant au mĂȘme milieu, Ă  la mĂȘme classe, est jugĂ©e criminelle, 

alors que celle visant la personne d’un autre milieu est privĂ©e de 

toute Ă©valuation fondĂ©e sur les normes du droit. Si on adopte ce 

point de vue, tout se met alors Ă  sa place: tant l’attitude des nobles 

qui maltraitaient leurs serfs, que celle des gens du peuple vis-Ă -vis 

des forçats, trĂšs bien dĂ©crite par DostoĂŻevski dans les 

Souvenirs de 

la maison morte:

 Â« Pas possible, pensais-je quelquefois qu’ils se 

reconnaissent franchement coupables et trouvent leur punition bien 

fondĂ©e, surtout s’ils ont pĂ©chĂ© contre leurs chefs et non contre leurs 

camarades. La plupart d’entre eux ne s’accusaient nullement. [
] 

Dans ces crimes-lĂ , le criminel se donne toujours raison et la 

question de sa culpabilitĂ© ne se pose mĂȘme pas pour lui; cependant, 

il sait fort bien que ses supĂ©rieurs ne considĂšrent pas son acte avec 

ses yeux Ă  lui, et que, par consĂ©quent, il a une punition Ă  subir avant 

d’ĂȘtre quitte envers eux. La lutte est ici rĂ©ciproque. Le criminel 

pense qu’un tribunal formĂ© de petites gens de son milieu natal ou 

bien l’acquitterait ou bien le justifierait en grande partie, Ă  moins 

 

26

 Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti

č

eskaja 

problema », 

op. cit.

, pp. 291-304. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

91

                                                

que son forfait n’eĂ»t Ă©tĂ© perpĂ©trĂ© contre ses frĂšres, contre les siens, 

contre le menu peuple. Fort de sa conscience, il reste donc 

tranquille et sans remords. Et c’est le principal. Il se sent pour ainsi 

dire sur un terrain solide »

27

Si l’on continue la lecture de ce passage de DostoĂŻevski, on 

s’aperçoit que le mot le plus frĂ©quemment utilisĂ© est 

sovest’

, traduit 

en français soit par 

conscience

 (morale), soit par 

honte

, notamment 

dans des contextes oĂč quelqu’un n’en a pas. Ni l’un ni l’autre ne 

rend pourtant le sens trĂšs complexe du mot russe. Toutefois, mĂȘme 

si cette notion est complexe, 

sovest’

 et son Ă©ventuel rĂŽle de 

fondement du droit positif

28

 rentrent dans le mĂȘme paradigme qui 

oppose la loi positive Ă  la loi morale. 

Il y a en revanche un autre candidat qui remplirait cette fonction 

de fondement de la justice. On trouve dans le passage de 

DostoĂŻevski citĂ© ci-dessus les mots 

frĂšre

les siens

, qui renvoient Ă  

l’idĂ©e de fraternitĂ©, mais prise non pas dans sa version 

aristotĂ©licienne d’amitiĂ©, ni non plus dans sa version chrĂ©tienne (ce 

qui s’inscrirait du reste trĂšs bien dans la conception philosophique 

de DostoĂŻevski

29

 ou de Berdjaev), mais dans une version 

‘familiale’. On comprendrait sans doute mieux la notion de 

justice

 

dans la culture russe si l’on prĂ©sentait les parties adverses comme 

membres d’une famille et le juge dans le rĂŽle de pĂšre, Ă  l’instar des 

protagonistes de la comĂ©die du dramaturge russe de la deuxiĂšme 

moitiĂ© du XIXe siĂšcle A. Ostrovski, 

Gorja

č

ee serdce

, « CƓur 

ardent »: 

 

27

 Fiodor DOSTOÏEVSKI, Les souvenirs de la maison morte, 

op. cit

., 

pp. 1097-1098. 

28

 Le 

Dictionnaire encyclopédique

 de Brockhaus et Efron mentionne 

d’ailleurs la tentative de crĂ©er en Russie des 

sovestnye sudy

, « tribunaux de 

conscience Â», comme alternative au 

strictum jus 

(

Enciklopedi

č

eskij 

slovar’

, Sankt-Peterburg, 1890-1904, s. v. 

Spravedlivost’

). 

29

 Comment ne pas penser Ă  ce propos Ă  d’autres paroles de DostoĂŻevski, 

« Etre russe, parfaitement russe, ce n’est peut-ĂȘtre rien d’autre qu’ĂȘtre 

frĂšre de tout les hommes ! Â» qu’il a prononcĂ©es lors de son fameux 

discours sur Pouchkine. 

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92   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

« GradoboĂŻev

30

 (

en robe de chambre, s’asseyant sur le perron

). 

– D’ici Ă  Dieu, c’est haut, d’ici au tsar, c’est long!.. C’est bien Ă§a, 

pas vrai? 

Les voix. – C’est ça, SĂ©rapion Mardaritch, c’est Ă§a, votre 

honneur. 

GradoboĂŻev. – Mais moi, je suis prĂšs de vous, donc votre juge 

c’est moi! 

Les voix. â€“ C’est Ă§a, votre honneur! C’est juste, SĂ©rapion 

Mardaritch. 

GradoboĂŻev. â€“ Et comment voulez-vous ĂȘtre jugĂ©s? Si vous 

voulez ĂȘtre jugĂ©s selon la loi
 

PremiĂšre voix. – Non, SĂ©rapion Mardaritch, nous ne l’avons pas 

mĂ©ritĂ©! 

GradoboĂŻev. – Toi, tu parleras quand on te demandera et si tu 

commences Ă  me couper la parole, c’est un coup de bĂ©quille que tu 

auras. Vous juger selon la loi? Eh bien, des lois, nous en avons 

beaucoup
 Sidorenko, montre-leur combien nous avons de lois 

(

Sidorenko disparaĂźt et revient rapidement avec une pile de livres

). 

VoilĂ  les lois que nous avons! Et ça, c’est seulement ce que j’ai 

chez moi, mais il y en a encore beaucoup d’autres! Sidorenko, va 

les remettre en place. Et des lois sĂ©vĂšres, avec ça, toutes! Dans le 

premier livre, elle sont sĂ©vĂšres, dans le deuxiĂšme, encore plus 

sĂ©vĂšres, mais dans le dernier, alors, impitoyables.  

Les voix. – C’est vrai, votre honneur, c’est juste. 

GradoboĂŻev. – Alors voilĂ , mes amis, Ă  vous de choisir! Je vous 

juge selon les lois ou selon mon coeur

31

, selon ce que Dieu voudra 

bien m’inspirer? 

Les voix. – Selon ton cƓur, SĂ©rapion Mardaritch, 

sois un pĂšre!

 

GradoboĂŻev. â€“ Bon, je veux bien. Seulement alors, pas de 

plaintes, parce que si vous commencez Ă  vous plaindre
 eh bien, Ă  

ce moment-là
 

Les voix. – Non, on ne se plaindra pas, votre honneur »

32

 

30

 Le gouverneur de la ville. 

31

 

DuĆĄa

, « Ăąme », dans le texte russe. 

32

 Alexandre OSTROVSKI, 

Théùtre

, texte français par Michel LESNOFF, 

Paris, L’Arche, 1966, v. 1, pp. 257-258. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

93

                                                

Il est bien connu que la sociĂ©tĂ© russe a toujours Ă©tĂ© organisĂ©e et 

pensĂ©e en termes de famille. Les preuves en sont nombreuses: le 

culte trĂšs prononcĂ© de la famille; le fait que le tsar a Ă©tĂ© non 

seulement considĂ©rĂ© comme un pĂšre, mais appelĂ©, surtout par les 

gens du peuple, 

batjuĆĄka

, « petit pĂšre Â»; qu’à la mort de Staline 

(« pĂšre des peuples Â», lui aussi) les gens disaient « nous sommes 

devenus orphelins Â»; que les petits soviĂ©tiques devaient suivre les 

prĂ©ceptes de 

deduĆĄka Lenin

, « papi LĂ©nine Â»; que les Â« peuples-

frĂšres Â» soviĂ©tiques Ă©taient proclamĂ©s membres d’une grande 

famille rĂ©unie autour du grand frĂšre russe qui, en tant que tel â€“ et en 

l’absence (voulue?) d’un pĂšre â€“ pouvait dicter sa volontĂ© aux 

autres. Il ne faut pas non plus oublier l’usage courant des appellatifs 

bratok

sestri

č

ka, baten’ka, matuơka

, etc. (les diminutifs de 

frĂšre

sƓur

pĂšre

mĂšre

, etc.) et de leurs variantes plus familiĂšres 

papaĆĄa, 

mamaĆĄa

ded

, etc., que l’on choisit en fonction de l’ñge de 

l’interlocuteur Ă  qui le plus souvent rien ne nous lie, sinon notre 

commune appartenance à l’espùce humaine

33

. Enfin, dans la langue 

de la mafia le mot 

bratva

 â€“ Ă  l’origine « l’ensemble des frĂšres Â» – 

sert Ă  dĂ©signer les membres du groupe rĂ©uni autour de leur chef.  

L’idĂ©al russe de la justice, serait-ce le rĂšgne de la 

pravda

 au sein 

d’une sociĂ©tĂ©-famille? La langue russe semble rĂ©pondre de façon 

affirmative Ă  cette question. 

Je terminerai avec les paroles de Jean Starobinsky: « Pour 

comprendre notre Ă©poque et notre situation prĂ©sente, il y a 

beaucoup Ă  attendre de l’histoire de la langue, parce que celle-ci est 

insĂ©parable de l’histoire des sociĂ©tĂ©s, des savoirs, des pouvoirs 

techniques, et qu’à ce titre elle a valeur d’indice. Elle nous aide Ă  

reconnaĂźtre en quoi nous diffĂ©rons » (

Action et réaction

)

34

 

 

33

 Cf. Ă  ce sujet le tĂ©moignage de Dmitrij Licha

č

Ă«v dans son essai 

« Zametki o russkom Â», in Dmitrij LICHA

Č

ËV, 

Izbrannye raboty

Leningrad, ChudoĆŸestvennaja literatura, 1987, v. 2, pp. 418-425. 

34

 Je remercie Korine Amacher et Anne Beaulieu-Masson pour une 

relecture attentive de cet article et pour leurs remarques judicieuses. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

95

 

 

Villes libres et franchises urbaines dans 

l’historiographie russe du XIXe siĂšcle: 

entre la rĂ©fĂ©rence obligĂ©e occidentale et 

les urgences de l’actualitĂ© 

 

 

Wladimir BĂ©rĂ©lowitch 

 

 

La ville, espace prĂ©sumĂ© de libertĂ© et d’apprentissage des libertĂ©s 

politiques en Europe, joua-t-elle ou Ă©tait-elle amenĂ©e Ă  jouer, dans 

l’esprit des Ă©lites de l’Empire russe, un rĂŽle similaire dans l’histoire 

de leur propre pays? En fait, la ville russe devint un objet de 

politique et de rĂ©flexion Ă  partir du tout dĂ©but du XVIIIe siĂšcle, 

avec les premiÚres réformes de Pierre I

er

. Dans la pĂ©riode dite 

« moscovite Â» de l’histoire russe, en effet, soit du XVe au XVIIe 

siĂšcle (nous reviendrons plus loin sur l’histoire des villes 

« princiĂšres Â» de la pĂ©riode antĂ©rieure, et notamment sur celle, 

particuliĂšre, de Novgorod), les villes prĂ©sentaient certes des 

spĂ©cificitĂ©s dans leur organisation sociale, par suite, notamment, du 

systĂšme fiscal mis en place au XVIIe siĂšcle, mais elles n’étaient 

jamais envisagĂ©es dans le droit et la lĂ©gislation russes comme des 

entitĂ©s particuliĂšres, pourvues d’une certaine autonomie, de 

juridictions et d’institutions propres, sans mĂȘme parler de 

franchises. Ces traits les distinguaient radicalement des citĂ©s 

occidentales: en rĂ©pĂ©tant ce constat bien connu, nous n’entendons 

pas, ici, cĂ©der Ă  la tentation dĂ©jĂ  classique d’une vision historique 

centrĂ©e sur l’histoire des citĂ©s europĂ©ennes, dont les franchises et 

les institutions se seraient confondues avec la dĂ©finition mĂȘme du 

phĂ©nomĂšne urbain, vision qui, comme on sait, fut dĂ©jĂ  Ă©cornĂ©e par 

Max Weber dans son cĂ©lĂšbre ouvrage sur la ville. Nous tenterons 

seulement de comprendre la vision que les Ă©lites russes avaient de 

leur propre histoire. DĂšs Pierre le Grand, en effet, l’idĂ©e s’était fait 

jour que les villes russes devraient se conformer Ă  leurs homologues 

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96   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

hollandaises ou allemandes, tant du point de vue des institutions 

municipales que de leur organisation sociale. Cette rĂ©fĂ©rence, 

constante depuis le tsar rĂ©formateur, Ă  des modĂšles occidentaux 

allait nĂ©cessairement conduire Ă  tracer un parallĂšle comparatif entre 

l’histoire des villes russes et celle des villes europĂ©ennes. Dans ce 

va-et-vient permanent, souvent explicite et si classique, entre 

Russie et Europe, la question des franchises municipales, bases du 

dĂ©veloppement urbain europĂ©en et de la libertĂ© politique, allait 

occuper une place de choix. Dans ce premier essai sur un sujet qui, 

Ă  notre connaissance, n’a jamais attirĂ© l’attention qu’il mĂ©rite, nous 

nous attacherons uniquement au domaine de l’historiographie, tout 

en sachant que, comme on le verra, il serait en partie artificiel de 

l’isoler des dĂ©bats politiques qui entourĂšrent la question urbaine en 

Russie. 

Pour l’intelligence de notre propos, il convient de rappeler trĂšs 

briĂšvement le cadre de rĂ©flexion des historiens russes, Ă  savoir, 

pour l’essentiel, les grandes Ă©tapes des rĂ©formes municipales 

entreprises par la monarchie. Celle de Pierre le Grand en 1718-1720 

(plus importante que celle de 1699 qui n’eut pratiquement aucun 

effet) se fondait surtout sur les statuts des villes baltes (Riga et 

Revel). Elle visait Ă  doter les villes russes de municipalitĂ©s Ă©lues, 

chargĂ©es de gĂ©rer certains secteurs de la vie urbaine et de structurer 

marchands et corps de mĂ©tiers par des institutions empruntĂ©es aux 

pays germaniques. Les rĂ©formes de Catherine II en 1775, 1782 et 

surtout 1785, inspirĂ©es de multiples modĂšles (pour celle de 1785, 

droit de Magdebourg, statut lithuanien, villes baltes, SuĂšde, Prusse) 

poursuivaient en gros les mĂȘmes objectifs, mais de façon plus 

approfondie et plus explicite. Il s’agissait, pour Catherine, de 

constituer un « ordre mitoyen Â» (soit un Tiers État urbain, 

hiĂ©rarchiquement situĂ© entre la noblesse et les paysans) caractĂ©risĂ© 

par ses bonnes mƓurs et son amour du travail, ainsi qu’une 

« sociĂ©tĂ© urbaine Â» appelĂ©e Ă  gouverner la ville. Tout comme chez 

Pierre, la ville Ă©tait avant tout considĂ©rĂ©e comme un vecteur du 

progrĂšs Ă©conomique grĂące aux commerces et aux mĂ©tiers qu’elle 

devait permettre de dĂ©velopper. 

Cette premiĂšre Ă©tape se caractĂ©risait ainsi par la volontĂ© 

lĂ©gislatrice de deux souverains qui entendaient crĂ©er des institutions 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

97

de toutes piĂšces sur un terrain supposĂ© vierge, ceci dans un esprit 

d’ingĂ©nierie sociale. La ville, la sociĂ©tĂ© urbaine russe Ă©tait 

considĂ©rĂ©e d’un point de vue plutĂŽt nĂ©gatif, un peu comme une pĂąte 

mallĂ©able qu’il s’agissait de configurer d’aprĂšs les modĂšles des 

citĂ©s europĂ©ennes, modĂšles qui, eux-mĂȘmes, remontaient en grande 

partie au Moyen Age. 

La lĂ©gislation de Catherine II demeura en gros en vigueur 

jusqu’au milieu du XIXe siĂšcle, puisque, aprĂšs son abrogation sous 

Paul I

er

, elle fut rĂ©tablie dĂšs 1801 par Alexandre I

er

. Il fallut attendre 

la fin du rĂšgne de Nicolas I

er

 pour qu’une seconde vague de 

rĂ©formes, trĂšs Ă©talĂ©e dans le temps, ne commençùt, encore que la 

question en fut posĂ©e dĂšs 1821, sous Alexandre. Un nouveau statut 

de Saint-PĂ©tersbourg, instaurĂ© en 1846, fut Ă©tendu Ă  Moscou, 

Odessa, puis Tiflis au dĂ©but du rĂšgne d’Alexandre II, en mĂȘme 

temps que se mettait en place une rĂ©flexion sur la future rĂ©forme 

municipale. Plus importante et audacieuse que ces statuts, celle-ci 

fut promulguĂ©e en 1870. Elle Ă©tait inspirĂ©e par l’exemple 

contemporain de la Prusse bismarckienne. Les municipalitĂ©s 

recevaient des droits un peu plus Ă©tendus que prĂ©cĂ©demment et 

surtout elles devaient ĂȘtre Ă©lues sur une base censitaire, certes trĂšs 

Ă©troite, mais qui excluait toute division de la population urbaine 

entre les diffĂ©rents ordres de l’Ancien RĂ©gime russe. Dans une 

certaine mesure, cette rĂ©forme rapprocha les municipalitĂ©s russes 

des modĂšles occidentaux et participa d’un mouvement urbain de 

plus en plus actif, dont les effets allaient se faire particuliĂšrement 

sentir aprĂšs la RĂ©volution de 1905. À la diffĂ©rence des pĂ©riodes 

prĂ©cĂ©dentes, cette seconde vague s’accompagna de dĂ©bats 

importants, soit publics, comme, surtout, dans les annĂ©es 1850-70 et 

au début du XX

e

 siĂšcle, soit au sein des commissions 

gouvernementales chargĂ©es d’étudier l’application de la rĂ©forme et 

d’en prĂ©parer des modifications Ă©ventuelles, comme au dĂ©but des 

annĂ©es 1880.  

Dans cette seconde Ă©tape, la monarchie russe ne construisait plus 

sur une table rase, ni hors de toute force sociale. Il ne s’agissait plus 

pour elle de recrĂ©er ou de parcourir en accĂ©lĂ©rĂ© le chemin suivi par 

les citĂ©s allemandes, italiennes ou françaises, mais de marcher du 

mĂȘme pas qu’elles, telles qu’elles apparaissaient Ă  l’ùre industrielle. 

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98   

 

 

 

 

 

    

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

Les Ă©tudes historiques des villes russes dĂ©butĂšrent au milieu du 

XIX

e

 siĂšcle, soit Ă  peu prĂšs Ă  la mĂȘme Ă©poque que la seconde vague 

de rĂ©formes urbaines. PrĂ©cisons que nous n’envisageons pas ici les 

travaux consacrĂ©s Ă  des villes particuliĂšres, au demeurant trĂšs peu 

nombreux et dont certains avaient vu le jour dĂšs avant le milieu du 

XIX

e

 siĂšcle, mais d’histoires urbaines gĂ©nĂ©rales, dans lesquelles les 

villes russes Ă©taient envisagĂ©es dans leur ensemble et leur 

spécificité juridique et sociale

À notre connaissance, la premiĂšre Ă©tude de ce type, par ailleurs 

trĂšs gĂ©nĂ©rale et rudimentaire, celle de Plochinski, date de 1852

Elle fut suivie par une histoire, Ă©crite par Prigara, des rĂ©formes de 

Pierre le Grand

principaux travaux consacrĂ©s Ă  l’histoire des villes, considĂ©rĂ©es 

sous l’angle de leur administration et de leurs institutions, 

commencĂšrent dans les annĂ©es 1870 et se prolongĂšrent jusqu’à la 

Grande Guerre. Elles furent l’Ɠuvre de deux auteurs. Le premier, 

Ivan Ditiatine, Ă©tait professeur Ă  l’École de droit Demidov de 

Iaroslavl et Ă©tait davantage juriste qu’historien. Sa thĂšse, dont le 

titre Ă©tait 

Les villes de Russie au XVIIIe siĂšcle

 

Ă©tait consacrĂ©e aux 

 

1

 Nous ne prenons pas non plus en compte des Ă©tudes historiques qui, 

mĂȘme si elles portaient sur l’ensemble des villes russes, restaient trĂšs 

descriptives et ne prĂ©sentaient pas de problĂ©matique permettant de dĂ©finir 

la spĂ©cificitĂ© des villes russes. Voir, par exemple et notamment: N.D. 

Č

E

Č

ULIN, 

Goroda Moskovskogo gosudarstva v XVI veke 

(Les villes du 

royaume moscovite au XVIe siĂšcle), Saint-PĂ©tersbourg, 1889, et plus tard 

Pavel Petrovi

č

 SMIRNOV, 

Goroda Moskovskogo gosudarstva v pervoj 

polovine XVII veka 

(Les villes du royaume moscovite au cours de la 

premiĂšre moitiĂ© du XVII

e

 siĂšcle), tome 1, vol. 1, Kiev, 1917. 

2

 L.O. PLOĆ INSKIJ, 

Gorodskoe ili srednee sostojanie russkogo naroda v 

ego istori

č

eskom razvitii ot na

č

ala Rusi do novejĆĄih vremen 

(L’état urbain 

ou mitoyen du peuple russe dans son dĂ©veloppement historique depuis les 

dĂ©buts de la Rus’ jusqu’aux temps les plus modernes), Saint-PĂ©tersbourg, 

Vasilij Poljakov, 1852. 

3

 Andrej P. PRIGARA, 

Opyt istorii sostojanija gorodskih obyvatelej pri 

Petre Velikom

 (Essai d’histoire sur l’état des habitants des villes sous 

Pierre le Grand), Moscou, 1867. 

4

 Ivan Ivanovi

č

 DITJATIN, 

Ustrojstvo i upravlenie gorodov Rossii, 

(L’organisation et l’administration des villes de Russie), tome 1: 

Goroda 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

99

                                                                                                     

rĂ©formes municipales de cette pĂ©riode, vues sous un angle presque 

exclusivement lĂ©gislatif. Son deuxiĂšme ouvrage retraçait l’histoire 

des réformes du XIXe siÚcle avant celle de 1870

5

. Le second 

historien, Alexandre Kizevetter, faisait partie de la derniĂšre 

gĂ©nĂ©ration d’historiens de l’Ancien RĂ©gime russe. FormĂ© Ă  

l’UniversitĂ© de Moscou Ă  l’école de Klioutchevski, il y enseigna 

l’histoire russe aprĂšs avoir soutenu successivement sa thĂšse 

magistrale, consacrĂ©e aux communautĂ©s urbaines russes entre les 

réformes de Pierre le Grand et celles de Catherine II

6

 et sa thĂšse de 

doctorat d’État, qui Ă©tait une analyse minutieuse des sources 

Ă©trangĂšres et russes de la rĂ©forme de Catherine II

7

. Outre ces deux 

Ɠuvres maĂźtresses, il Ă©crivit aussi, et notamment, un opuscule de 

caractĂšre gĂ©nĂ©ral qui retraçait l’évolution du 

self-government

 en 

Russie des origines au XIXe siĂšcle

8

À ces travaux, il convient d’ajouter deux sĂ©ries de publications: 

d’abord, les histoires gĂ©nĂ©rales de la Russie dont certains chapitres 

pouvaient ĂȘtre dĂ©volus aux sujets qui nous occupent. Nous citerons 

notamment, pour les raisons que l’on verra, l’

Histoire du peuple 

russe 

de Nikolaï Polevoï, qui fut publiée en 1829-1833

9

 et les 

Essais sur l’histoire de la culture russe

 de Pavel Milioukov, dont la 

premiĂšre Ă©dition date de 1896 et qui fut rĂ©Ă©ditĂ©e Ă  plusieurs 

reprises

10

. Ensuite, les histoires de l’administration locale qui 

 

Rossii v XVIII stoletii

, Saint-PĂ©tersbourg, 1875. 

5

 Ivan Ivanovi

č

 DITJATIN, 

Gorodskoe samoupravlenie v Rossii

 (Le self-

government urbain en Russie), Iaroslavl, 1877 (il s’agit en fait du second 

volume de l’Ɠuvre prĂ©cĂ©dente). 

6

 Aleksandr A. KIZEVETTER, 

Posadskaja obĆĄ

č

ina v Rossii v XVIII 

stoletii

 (La communautĂ© urbaine en Russie au XVIII

e

 siĂšcle), Moscou, 

1903. 

7

 Aleksandr A. KIZEVETTER, 

Gorodovoe poloĆŸenie Ekateriny II

 (Le 

statut des villes de Catherine II), Moscou, 1909. 

8

 Aleksandr A. KIZEVETTER, 

Mestnoe samoupravlenie v Rossii, IX-XIX 

vv., istori

č

eskij o

č

erk

 (Le self-government local en Russie du IXe au XIXe 

siĂšcle; essai historique), Moscou, 1910 (2

e

 Ă©dition: Moscou, 1917). 

9

 Nikolaj POLEVOJ, 

Istorija russkogo naroda

, 6 vol., Moscou, AcadĂ©mie 

de MĂ©decine et de Chirurgie, 1829-1833. 

10

 Pavel N. MILJUKOV, 

O

č

erki po istorii russkoj kul’tury

, 4 volumes, 

background image

100 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

embrassaient un domaine plus vaste que la seule histoire urbaine. Ă€ 

partir des annĂ©es 1860, le terme russe utilisĂ© dans ces Ă©tudes Ă©tait 

samoupravlenie

, construit sous l’influence de l’allemand 

Selbstverwaltung

 et de l’anglais 

self-government

, au cours des 

dĂ©bats qui entourĂšrent la rĂ©forme des 

zemstva

 (en 1864) et celle des 

municipalitĂ©s. Dans ce domaine assez vaste, nous mentionnerons 

d’une part une Ă©tude de l’administration rĂ©gionale par Boris 

Tchitcherine, professeur Ă  l’UniversitĂ© de Moscou, publiĂ©e en 

1856

11

, puis son ouvrage sur les sources de la reprĂ©sentation 

nationale de 1866

12

 et d’autre part le livre d’Alexandre Gradovski, 

consacrĂ© au mĂȘme sujet que le premier livre de Tchitcherine, mais 

embrassant toute la pĂ©riode de l’histoire russe

13

Cette liste qui, bien entendu, n’est pas exhaustive, peut enfin ĂȘtre 

complĂ©tĂ©e par des essais historiques, parfois comparatifs, parfois 

mĂȘme conjoncturels, qui furent Ă©crits par des historiens russes Ă  

l’ombre des rĂ©formes municipales afin de mieux en Ă©clairer les 

sources et les enjeux

14

. Les historiens citĂ©s ci-dessus participĂšrent 

trĂšs activement Ă  ces dĂ©bats: leurs travaux en furent nourris et, Ă  

 

Moscou, 1896. L’histoire des villes et des classes urbaines est traitĂ©e dans 

le premier volume, chapitre 4, section II. Nous citerons cet ouvrage 

d’aprĂšs la 4

e

 Ă©dition, Saint-PĂ©tersbourg, 1900. 

11

 Boris 

Č

I

Č

ERIN, 

Oblastnye u

č

reĆŸdenija Rossii v XVII veke

 (Les 

institutions rĂ©gionales en Russie au XVIIe siĂšcle), Moscou, 1856. 

12

 Boris 

Č

I

Č

ERIN, 

O narodnom predstavitel’stve

 (De la reprĂ©sentation 

nationale), Moscou, 1866. 

13

 Aleksandr D. GRADOVSKIJ, 

Istorija mestnogo pravlenija v Rossii

 

(Histoire du gouvernement local en Russie), Moscou, 1868; reproduit dans 

ses 

ƒuvres

Sobranie so

č

inenij A.D. Gradovskogo

, vol. 2, Saint-

PĂ©tersbourg, 1899. 

14

 Il est hors de question ici de dresser un inventaire de ces textes qui, 

comme nous l’avons suggĂ©rĂ© plus haut, se situaient Ă  la charniĂšre de 

l’essai politique et de la rĂ©flexion historiographique. Ils Ă©taient 

frĂ©quemment publiĂ©s dans les revues « gĂ©nĂ©ralistes Â» comme 

Le Messager 

de l’Europe 

(

Vestnik Evropy

),

 Les Annales de la Patrie 

(

Ote

č

estvennye 

zapiski

),

 La PensĂ©e russe

  (

Russkaja mysl’

),

 La Richesse russe 

(

Russkoe 

bogatstvo

),

 Le Monde de Dieu 

(

Mir boĆŸij

),

 Le Messager russe

  (

Russkij 

vestnik

),

 l’Instruction

  (

Obrazovanie

), 

La Nouvelle parole 

(

Novoe slovo

), 

ou plus spĂ©cialisĂ©es comme le 

Messager juridique 

(

Juridi

č

eskij vestnik

). 

background image

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

101

                                                

n’en pas douter, servirent aussi Ă  les alimenter, d’autant plus 

qu’eux-mĂȘmes firent frĂ©quemment Ɠuvre de publicistes

15

. On ne 

peut qu’ĂȘtre frappĂ©, en effet, des concordances chronologiques 

entre leurs diffĂ©rents Ă©crits et l’actualitĂ©. La plupart des historiens 

que nous avons citĂ©s ont du reste jouĂ© un rĂŽle politique non 

nĂ©gligeable. Tchitcherine fut Ă©lu maire de Moscou en 1881 et fut un 

des principaux penseurs libĂ©raux de la Russie des rĂ©formes. 

Ditiatine fut trĂšs actif dans les dĂ©bats touchant Ă  la rĂ©forme de 1870. 

Milioukov allait devenir le principal leader du parti Constitutionnel-

DĂ©mocrate (« cadet Â»), crĂ©Ă© en 1905. Kizevetter fut Ă©galement 

membre du ComitĂ© central du parti cadet et dĂ©putĂ© de la PremiĂšre 

Douma. Dans ses 

MĂ©moires

 qu’il Ă©crivit plus tard dans 

l’émigration, il expliqua ainsi son intĂ©rĂȘt pour l’histoire des villes 

 

15

 Voir le recueil d’articles d’Ivan I. DITJATIN, 

K istorii gorodskogo 

polozenija 1870 g. 

(Contribution Ă  l’histoire du statut des villes de 1870), 

Moscou, 1885. On peut y ajouter les ouvrages et recueils suivants qui, 

consacrĂ©s l’actualitĂ© de la rĂ©forme urbaine, livraient des aperçus 

historiques du passĂ© russe et le comparaient souvent aux institutions 

urbaines occidentales: Aleksandr I. VASIL’

Č

IKOV, 

O samoupravlenii. 

Sravnitel’nyj obzor russkih i inostrannyh zemskih i obĆĄ

č

estvennyh 

u

č

reĆŸdenij

 (

Le self-government

. Revue comparĂ©e des institutions publiques 

et locales russes et Ă©trangĂšres), 3 vol, Saint-PĂ©tersbourg, 1869-1871; 

P. MULLOV, 

Istori

č

eskoe obozrenie praviltel’stvennyh mer po ustrojstvu 

gorodskogo obĆĄ

č

estvennogo upravlenija 

(Revue historique des mesures 

gouvernementales dans l’organisation de l’administration publique 

municipale), Saint-PĂ©tersbourg, 1864; Nikolaj VTOROV, 

Sravnitel’noe 

obozrenie municipal’nyh u

č

reĆŸdenij (Francii, Bel’gii, Italii, Avstrii i 

Prussii s prisovokupleniem o

č

erka mestnogo samoupravlenija v Anglii)

 

(Revue comparĂ©e des institutions municipales de France, Belgique, Italie, 

Autriche, Prusse avec en annexe un essai sur le 

self-government 

local en 

Angleterre), Saint-PĂ©tersbourg, 1864 (il s’agit d’un des volumes des 

matĂ©riaux prĂ©paratoires qui servirent Ă  la rĂ©forme de 1870: 

Materialy dlja 

sostavlenija predloĆŸenij ob ulu

č

ĆĄenii obĆĄ

č

estvennogo upravlenija v 

gorodah

); Dmitrij D. SEMENOV, 

Gorodskoe samoupravlenie. O

č

erki i 

opyty

, (Le 

self-government

 urbain. Essais et expĂ©riences), Saint-

PĂ©tersbourg, 1901; A.G. MIHAJLOVSKIJ, 

Reforma gorodskogo 

samoupravlenija v Rossii 

(La rĂ©forme du 

self-government

 urbain en 

Russie), Moscou, Pol’za, 1908.  

background image

102 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

au XVIIIe siĂšcle: « Je voyais se dessiner devant moi un thĂšme qui 

rĂ©pondait Ă  la fois Ă  mes intĂ©rĂȘts scientifiques-thĂ©oriques et 

politiques Â»: il s’agissait en effet pour lui de chercher les sources 

des institutions constitutionnelles russes, celles « d’une vĂ©ritable 

autonomie de la société »

Quelle vision de l’histoire se dĂ©gage donc de cette production? 

Contrairement Ă  d’autres domaines de l’histoire russe qui furent 

sujets Ă  bien des controverses, elle fit preuve, selon nous, d’une 

Ă©tonnante homogĂ©nĂ©itĂ©. L’histoire russe y Ă©tait pĂ©riodisĂ©e 

classiquement en quatre pĂ©riodes: Rus’ prĂ©mongole, Russie 

« moscovite Â» du XVIe et XVIIe siĂšcle, Russie impĂ©riale jusqu’au 

milieu du XIXe siĂšcle et Russie contemporaine Ă  partir des grandes 

rĂ©formes des annĂ©es 1860. L’histoire urbaine s’insĂ©rait aisĂ©ment 

dans ce schĂ©ma: les villes princiĂšres d’avant le XIIIe siĂšcle Ă©taient 

largement autonomes, mais seule Novgorod, suivie de Pskov 

dĂ©veloppa cette autonomie jusqu’au XVe siĂšcle en profitant de la 

faiblesse des grands princes, au point de s’affranchir totalement de 

la tutelle princiĂšre. La monarchie moscovite, dans son Ć“uvre de 

centralisation, mit fin Ă  ces autonomies Ă  la fin du XVe siĂšcle. Les 

catĂ©gories urbaines commencĂšrent Ă  peine Ă  se dĂ©gager dans la 

lĂ©gislation du souverain dans la seconde moitiĂ© du XVIIe siĂšcle. Au 

XVIIIe siĂšcle, les empereurs tentĂšrent, avec des succĂšs mitigĂ©s, 

d’insuffler de la vie dans des institutions municipales en grande 

partie importĂ©es d’Europe. Et c’est seulement Ă  partir des annĂ©es 

1860 que la sociĂ©tĂ© urbaine (ou civile), dĂ©sormais de plus en plus 

active, commença Ă  profiter de ces opportunitĂ©s et Ă  Ă©largir sa 

sphĂšre d’autonomie. Au dĂ©but du XXe siĂšcle, les villes russes 

Ă©taient touchĂ©es par un mouvement de « municipalisation Â» qui 

touchait l’ensemble des villes europĂ©ennes et qui conduisait les 

municipalitĂ©s Ă  dĂ©velopper des services et des entreprises urbaines 

afin d’assurer le bien-ĂȘtre des citoyens

 

16

 Aleksandr A. KIZEVETTER, 

Na rubeĆŸe dvuh stoletij

 (A la charniĂšre 

des deux siĂšcles), Prague, 1929, p. 268. 

17

 Au sujet de ce mouvement de municipalisation, voir l’ouvrage de 

Giovanni MONTEMARTINI (qui fut Ă  l’origine de ce terme et de ce 

mouvement Ă  Rome), 

La Municipalizzazione dei publici servigi,

 Milan, 

SocietĂ  editrice libraria, 1902. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

103

Ce schĂ©ma, assez cohĂ©rent, donnait lieu toutefois Ă  certaines 

divergences ou nuances importantes. La premiĂšre portait sur 

l’importance qu’il fallait accorder Ă  la pĂ©riode prĂ©-moscovite: pour 

certains historiens, influencĂ©s en cela par la philosophie hĂ©gĂ©lienne 

de l’histoire ou encore par l’historiographie officielle de la 

monarchie russe, l’épisode novgorodien Ă©tait nĂ©gligeable car il ne 

s’inscrivait pas aisĂ©ment dans le schĂ©ma des progrĂšs de l’État. Par 

consĂ©quent, l’histoire urbaine avait tendance Ă  « commencer Â» au 

XVIIIe siĂšcle, toute la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente constituant, en quelque 

sorte, un « Moyen Age Â» indiffĂ©renciĂ©. La seconde divergence 

portait sur l’apprĂ©ciation et l’interprĂ©tation qu’il convenait de 

formuler sur la politique des tsars russes du XVIIIe siĂšcle: quelles 

qu’en fussent les intentions affichĂ©es, n’eut-elle pas pour 

motivation principale un souci fiscal, ce qui la plaçait en droite 

continuitĂ© avec les tsars du XVIe et du XVIIe siĂšcle? Et, dĂšs lors, 

son principal rĂ©sultat ne fut-il pas un Ă©touffement de l’initiative 

locale et non pas, malgrĂ© les apparences, son encouragement? D’oĂč 

les aspects hĂ©sitants et contradictoires des rĂ©formes de Pierre et de 

Catherine, dont hĂ©ritĂšrent celles du XIXe siĂšcle.  

Cette ligne de partage s’observe, plutĂŽt en pointillĂ© que d’une 

façon franche, dans l’ensemble des travaux citĂ©s et parfois chez les 

mĂȘmes auteurs. Si Plochinski et Prigara reproduisaient la vision 

officielle d’un progrĂšs continu depuis le XVIIIe siĂšcle (en 

« oubliant Â» complĂštement Novgorod et en s’efforçant de montrer 

le rĂŽle bĂ©nĂ©fique de l’État), si, Ă  l’inverse, Milioukov et dans une 

certaine mesure Kizevetter n’accordaient pas une grande 

importance aux rĂ©formes du XVIIIe siĂšcle, attentifs seulement Ă  

l’éveil de la sociĂ©tĂ©, Tchitcherine, Ditiatine, mĂȘme, Kizevetter et 

quelques autres occupaient une position intermĂ©diaire et plus 

nuancĂ©e. Tous se rejoignaient plus ou moins dans leur apprĂ©ciation 

de l’époque contemporaine, marquĂ©e par la montĂ©e d’une sociĂ©tĂ© 

civile. Tous se rejoignaient aussi dans une vision gĂ©nĂ©rale de 

l’histoire russe dont les protagonistes Ă©taient clairement et 

uniformĂ©ment campĂ©s dans leurs Ă©crits: il s’agissait, d’un cĂŽtĂ©, de 

l’État, avec ses institutions et ses agents, et de la sociĂ©tĂ© urbaine (ou 

civile) de l’autre. À la diffĂ©rence des citĂ©s europĂ©ennes, les villes 

russes ne purent s’affranchir des tutelles, surtout Ă©tatiques, qui 

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104 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

pesaient sur elles. Mais si tous s’accordaient plus ou moins sur la 

principale cause de la faiblesse des franchises et des institutions 

urbaines en Russie (le faible dĂ©veloppement Ă©conomique des villes, 

la faiblesse de la bourgeoisie), les uns voyaient dans la monarchie 

absolue un frein qui ne pouvait ĂȘtre levĂ© qu’à condition de 

l’affaiblir par une constitution, tandis que d’autres construisaient le 

schĂ©ma d’une harmonie entre État et sociĂ©tĂ©. 

Ce schĂ©ma peut certainement ĂȘtre qualifiĂ© de libĂ©ral. 

L’accession des villes russes aux franchises et Ă  l’autonomie face Ă  

l’État, qu’elle fĂ»t octroyĂ©e volontairement par l’État ou obtenue par 

la sociĂ©tĂ© civile, les rapprochait 

in fine

 de leurs homologues 

occidentales et faisait vivre la Russie Ă  l’heure des pays europĂ©ens, 

mĂȘme si son itinĂ©raire l’en avait sĂ©parĂ©e pendant longtemps. 

Comme l’écrit Kizevetter dans son essai gĂ©nĂ©ral sur le 

self-

government

 local en Russie: « C’est seulement Ă  partir du dernier 

quart du XVIIIe siĂšcle, depuis l’époque des rĂ©formes de Catherine 

II, que commence un tournant vers une nouvelle voie. Les organes 

de 

self-government

, reconnus et instituĂ©s par la loi, sortent peu Ă  

peu de leur rĂŽle d’exĂ©cuteurs passifs de directives officielles et 

reçoivent une certaine sphĂšre d’activitĂ© plus ou moins 

indĂ©pendante Â». Puis l’auteur montre que ces Ă©volutions sont 

difficiles et se heurtent Ă  bien des mauvaises habitudes. Et 

cependant, conclut-il, « il est impossible de douter que l’avenir 

appartienne Ă  l’administration locale autonome et dĂ©mocratique Â»

18

L’obstacle, Ă©crit-on de plus en plus ouvertement et surtout aprĂšs la 

RĂ©volution de 1905, reste l’absolutisme. Dans un ouvrage collectif 

de 1913, consacrĂ© aux « Grandes rĂ©formes Â» d’Alexandre II, 

l’historien Konstantin Pajitnov fait le bilan des expĂ©riences de 

self-

government 

local en Russie et va jusqu’à Ă©crire: « En Europe, les 

villes servirent d’expĂ©rience de libertĂ© et d’indĂ©pendance et l’air 

mĂȘme qu’on y respirait, comme on le disait alors, rendait les 

hommes libres. Tandis que chez nous, la population urbaine ne put 

mĂȘme pas prĂ©server les droits et franchises qui lui avaient Ă©tĂ© 

 

18

 Aleksandr A. KIZEVETTER, 

Mestnoe samoupravlenie v Rossii, IX-XIX 

vv., istori

č

eskij o

č

erk, op. cit.

, pp. 154-155. Remarquons que Kizevetter 

emploie le temps prĂ©sent Ă  partir de la fin du XVIIIe siĂšcle. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

105

                                                

octroyĂ©s d’en haut: les faibles lueurs de libertĂ© furent Ă©touffĂ©es par 

la main lourde de ce mĂȘme absolutisme qui les leur avait 

accordées »

19

Le cadre conceptuel des historiens russes procĂ©dait d’une 

conception, libĂ©rale elle aussi, de l’histoire des villes europĂ©ennes, 

qui datait du dĂ©but du XIXe siĂšcle, Ă©poque oĂč l’historiographie 

europĂ©enne se tournait vers l’histoire des citĂ©s. Les limites de cette 

Ă©tude ne permettent pas de retracer dans son ensemble la rĂ©ception 

en Russie des diffĂ©rentes conceptions historiographiques de cette 

Ă©poque, mĂȘme si nous nous en tenons aux villes. Il suffira de 

prĂ©ciser que, lorsque les historiens russes s’attellent Ă  la fin du 

XIXe siĂšcle Ă  leurs Ă©tudes de villes, ils ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© amplement 

informĂ©s de l’historiographie française, allemande, suisse, anglaise, 

consacrĂ©e Ă  l’histoire des villes libres en Europe. 

Parmi les Ɠuvres les plus connues, c’est sans conteste celle de 

Guizot et, dans une moindre mesure, celle d’Augustin Thierry qui 

connurent en Russie la diffusion la plus large et c’est sur ces deux 

auteurs que nous nous arrĂȘterons, car leur lecture par les Russes 

nous semble la plus significative. 

L’histoire de la civilisation en 

Europe

, fruit, rappelons-le, d’un cours que Guizot donna en 1828, 

fut traduite en russe Ă  deux reprises et connut, Ă  notre connaissance, 

huit Ă©ditions entre 1860 et 1906

20

. Mais le premier auteur Ă  en 

traduire dĂšs 1830 des passages entiers en annexe de sa propre 

Histoire du peuple russe

 ne fut autre que NikolaĂŻ PolevoĂŻ, dĂ©jĂ  

cité

21

. Du mĂȘme Guizot, l’

Histoire de la civilisation en France

 

 

19

 Konstantin A. PAĆœITNOV, « Gorodskoe i zemskoe samoupravlenie Â» 

(Le 

self-government

 des provinces et des villes), 

Velikie reformy 

ĆĄestidesjatyh godov

 (Les Grandes RĂ©formes des annĂ©es Soixante), vol. 4, 

Moscou, 1913, p. 19. 

20

 F. GIZO [François Guizot],

 Istorija civilizacii v Evrope ot padenija 

Rimskoj Imperii do Francuzskoj revoljucii 

(Histoire de la civilisation en 

Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la RĂ©volution 

française), tr. par Konstantin K. ARSEN’EV, prĂ©face de Nikolaj P. 

BARSOV, Saint-PĂ©tersbourg, Ă©d. Nikolaj Tiblen, 1860; 2

e

 Ă©d. 1864 chez 

P.A. KuliĆĄ; mĂȘme titre, traduction de V.D. VOL’FSON, Saint-

PĂ©tersbourg, 1892, puis 1897, 1898, 1902, 1905 et 1906. 

21

 Nikolaj POLEVOJ, 

Istorija russkogo naroda, op. cit.,

 citations de 

background image

106 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

connut Ă©galement deux traductions dans deux Ă©ditions diffĂ©rentes

22

Quant Ă  Augustin Thierry, son 

Essai sur l’histoire de la formation 

et des progrĂšs du Tiers État 

et une partie de ses 

Lettres sur 

l’histoire de France

 furent traduits au tournant du siĂšcle

23

Ces multiples traductions montrent assez la popularitĂ© de ces 

deux auteurs, surtout de Guizot. Le rĂŽle, comme traducteurs et 

prĂ©faciers, des enseignants des universitĂ©s de Saint-PĂ©tersbourg, 

Moscou ou Kharkov tels que Barsov, Vipper, Vinogradov, 

Loutchitski, Kareev, qui popularisĂšrent Guizot et Thierry (de mĂȘme 

que Tocqueville) en Russie va dans le mĂȘme sens. Ni Sismondi, 

dont 

l’Histoire des rĂ©publiques italiennes

 avait marquĂ© les dĂ©buts 

de l’historiographie libĂ©rale des villes libres, ni des auteurs 

allemands comme Johann-Gottfried Eichhorn ou, beaucoup plus 

tardifs, Georg Ludwig von Maurer ou Karl Hegel, qui furent 

frĂ©quemment citĂ©s par des spĂ©cialistes russes de l’histoire 

europĂ©enne, ne connurent la mĂȘme influence que Guizot et Thierry. 

 

Guizot et allusions Ă  son Ɠuvre dans le vol. 2, 1830, pp. 57-66; traduction 

de certains passages de Guizot, tirĂ©s de la 7

e

 confĂ©rence, consacrĂ©e Ă  

l’affranchissement des villes françaises au Moyen Age, dans le vol. 3, 

1830, pp. 357-361.  

22

 F. GIZO [François Guizot], 

Istorija civilizacii vo Francii

, Saint-

PĂ©tersbourg, Ă©d. M. STASJULEVI

Č

, 1861, et Moscou, Ă©d. K.T. 

SOLDATENKOV, 1877-1880. (trad. Pavel G. VINOGRADOV, vol. 1 et 

2, et Marija KORSAK, vol. 3 et 4). Parmi d’autres traductions de Guizot 

en russe, L’

Histoire de la RĂ©volution d’Angleterre

, qui concerne moins 

notre propos, fut traduite et Ă©ditĂ©e en 1868, puis en 1909 et 1910.  

23

 Respectivement, 

Istorija proishoĆŸdenija i uspehov tret’ego soslovija vo 

Francii

 (Histoire de l’origine et des succĂšs du Tiers Etat en France), 

traduction et prĂ©face de Robert Ju. VIPPER, Moscou, impr. I.A. Balandin, 

1899; 

Istorija vozniknovenija i razvitija tret’ego soslovija

 (Histoire de la 

naissance et du dĂ©veloppement du Tiers Etat en France), Ă©d. F.A. 

IOGANSON, Kiev-Kharkov, 1900, puis Moscou, 1909; et 

Gorodskie 

kommuny vo Francii v srednie veka

 (Les communes urbaines en France au 

Moyen Age), traduit par G.A. LU

Č

ICKIJ, prĂ©f. de N.I. KAREEV, Saint-

PĂ©tersbourg, chez AL’TĆ ULER, 1901: il s’agit de la seconde moitiĂ© des 

Lettres sur l’Histoire de France

La ConquĂȘte de l’Angleterre par les 

Normands

 fut Ă©galement traduite et publiĂ©e Ă  trois reprises, en 1897, en 

1900 et en 1904. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

107

                                                

En quoi le propos de ces deux auteurs pouvait-il rĂ©pondre aux 

interrogations des Russes? La rĂ©ponse est simple, et elle est dĂ©jĂ  

clairement donnĂ©e par PolevoĂŻ en ce qui concerne Guizot: les deux 

historiens s’efforcent de dĂ©montrer que les franchises urbaines, 

arrachĂ©es de haute lutte par les villes occidentales au cours du 

Moyen Age, furent Ă  l’origine des libertĂ©s politiques conquises par 

la RĂ©volution française; les acteurs de cette lutte de classes ont Ă©tĂ© 

les classes urbaines mĂ©diĂ©vales, qui furent Ă  l’origine du Tiers Etat 

triomphant au XIXe siĂšcle. 

Curieusement, et le cas de PolevoĂŻ mis Ă  part, on ne trouve guĂšre 

chez les Russes de commentaires développés de cette conception

24

Par contre, un examen attentif des traductions et des prĂ©faces aux 

diffĂ©rentes Ă©ditions peut conduire Ă  quelques dĂ©couvertes 

intĂ©ressantes. Par exemple, dans la septiĂšme leçon de son 

Histoire 

de la civilisation en Europe

, Guizot Ă©voque les « franchises Â», 

« 

arrachĂ©es 

» par les bourgeois aux seigneurs. La premiĂšre 

traduction russe, celle des annĂ©es 1860, traduit le terme 

« franchise » par 

vol’nost’

: choix assez judicieux si l’on songe que 

c’est ce mot, trĂšs ancien, qu’on employait en Russie pour Ă©voquer 

les franchises des cosaques, du XV

e

 au XVIII

e

 siĂšcle. Mais les 

Ă©ditions suivantes emploient rĂ©solument un autre terme, nettement 

 

24

 Sans prĂ©tendre Ă  un relevĂ© exhaustif des comptes-rendus critiques de 

Guizot et de Thierry parus dans les revues russes de l’époque, nous 

pouvons affirmer cependant qu’ils furent trĂšs peu nombreux et plutĂŽt 

pĂąles. Citons, Ă  titre indicatif, deux comptes-rendus des ouvrages de 

Guizot: sur 

L’histoire de la civilisation en Europe

, dans les 

Annales de la 

patrie

  (

Ote

č

estvennye zapiski

), 1860, n°4; et sur 

L’histoire de la 

civilisation en France

, le compte-rendu par K. ARSEN’EV, le traducteur 

du premier ouvrage, dans 

Le messager russe

 (

Russkij vestnik

), 1861, n°4. 

Tous deux sont trĂšs neutres et se contentent d’exposer le contenu des 

livres. Nous ne citerons pas non plus les nombreuses oeuvres qui font 

mention de Guizot ou Thierry, par exemple celles de Ditiatine, Vtorov, 

Gradovski, etc., ou encore des ouvrages ou manuels d’histoire europĂ©enne 

comme par exemple ceux de Nikolaj Kareev, Mihail Petrov et d’autres, oĂč 

on trouve naturellement des aperçus des villes europĂ©ennes libres au 

Moyen Age, et par consĂ©quent des rĂ©fĂ©rences Ă  Guizot, Thierry, Sismondi, 

etc., mais sans insistance particuliĂšre. Nous n’avons retenu que les 

historiens qui, selon nous, en ont fait un usage significatif. 

background image

108 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

plus moderne dans son usage du XIX

e

 siĂšcle, qui est 

svoboda

, soit 

« libertĂ© Â». On mesure le poids de ce mot si on songe qu’en 1905, 

annĂ©e d’une nouvelle Ă©dition du Guizot, le terme de 

svoboda

 

constituait le dĂ©nominateur commun de toute la RĂ©volution. 

Second exemple, Guizot construit dans la mĂȘme leçon le couple 

d’oppositions: Â« 

servitude 

» et « 

libertĂ© 

». MĂȘme jeu que 

prĂ©cĂ©demment: « libertĂ© Â» est traduit par 

vol’nost’

 dans l’édition de 

1860, et par 

svoboda

 Ă  partir des Ă©ditions des annĂ©es 1890. Mais 

« servitude Â», lui, est uniformĂ©ment traduit par 

rabstvo

 (esclavage) 

dĂšs l’édition de 1860: c’est qu’en 1860 nous sommes Ă  la veille de 

l’abolition du servage et que celui-ci est prĂ©cisĂ©ment stigmatisĂ© par 

une grande partie de l’opinion comme un esclavage. Or le servage 

n’est pas seulement incriminĂ© Ă  cause de la situation des paysans: il 

est aussi responsable d’un asservissement (d’un esclavage) gĂ©nĂ©ral 

de la sociĂ©tĂ© russe, classes urbaines comprises. 

TroisiĂšme exemple, Guizot oppose, dans un passage cĂ©lĂšbre de 

la mĂȘme leçon, la « commune Â» du XIIe siĂšcle Ă  la Â« nation 

bourgeoise Â» du XIXe siĂšcle; les traducteurs russes ont hĂ©sitĂ© sur le 

second terme de l’opposition. Dans les Ă©dition des annĂ©es 1860, ce 

terme est traduit par 

srednee soslovie, 

soit « Ă©tat mitoyen Â», selon la 

terminologie russe du XVIIIe siĂšcle, et non pas mĂȘme Â« Tiers 

Etat Â», dont une traduction plus exacte Ă©tait et reste 

tret’e soslovie

Cependant, les Ă©ditions du dĂ©but du XXe siĂšcle n’hĂ©sitent pas Ă  

proposer 

nacija

, soit la nation, terme fort, directement transcrit du 

français, suivi de 

goroĆŸane

 (les habitants urbains, en Ă©vitant le mot 

russe 

burĆŸua,

 dĂ©jĂ  chargĂ© de consonances nĂ©gatives par suite de 

l’influence socialiste). Dans ce dernier cas, l’analyse des diffĂ©rentes 

variantes devient particuliĂšrement complexe. En 1860, nous 

sommes probablement en prĂ©sence d’une « adaptation Â» du texte de 

Guizot Ă  des rĂ©alitĂ©s russes: le traducteur fait implicitement 

rĂ©fĂ©rence Ă  la tradition russe du XVIIIe siĂšcle et insĂšre la lĂ©gislation 

de Catherine II dans le schĂ©ma de Guizot, mais il affaiblit du mĂȘme 

coup le propos de ce dernier, car l’idĂ©e de la nation renvoyait 

clairement Ă  1789. Ainsi cette premiĂšre traduction rapproche les 

deux histoires, europĂ©enne et russe, en valorisant l’expĂ©rience des 

franchises urbaines russes et en affaiblissant le point 

d’aboutissement de l’histoire vue par Guizot, Ă  savoir le passage de 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

109

la bourgeoisie urbaine Ă  la nation souveraine. Soit par souci 

d’exactitude, soit aussi parce que les idĂ©es dĂ©veloppĂ©es en 1860 ont 

dĂ©jĂ  perdu de leur mordant, les traductions plus tardives n’hĂ©sitent 

pas Ă  sauter le pas tout en cherchant Ă  prĂ©server un caractĂšre positif 

au texte de Guizot. 

Moins riches du point de vue du sens, mais non moins 

spectaculaires sont parfois de pures et simples transpositions 

terminologiques des rĂ©alitĂ©s europĂ©ennes (principalement 

françaises) dĂ©crites par Guizot ou Thierry, sur le terrain historique 

russe ou sur des rĂ©alitĂ©s contemporaines. Par exemple, les deux 

traductions de l’

Essai sur l’histoire de la formation et des progrĂšs 

du Tiers Etat

 prĂ©sentent des variations intĂ©ressantes, alors qu’elles 

furent publiĂ©es presque en mĂȘme temps (respectivement en 1899 et 

1900). Dans la premiĂšre, la municipalitĂ© de Thierry est traduite par 

gorodskaja duma

 (soit Â« conseil municipal Â», mis en place, sous 

cette appellation, par Catherine II en 1785). Dans la seconde, le 

terme employĂ© est 

ratuĆĄa

 (terme russe du XVIII

e

 siĂšcle venant de 

Rathaus

 et dĂ©signant des rĂ©alitĂ©s occidentales). « Corporations des 

arts et mĂ©tiers Â» est traduit par 

remeslennye cehi

 dans la premiĂšre 

Ă©dition (autrement dit les corporations mises en place par Pierre le 

Grand) et par 

korporacii iskusstv i remesel

 (traduction littĂ©rale et 

clairement Â« occidentale Â») dans la seconde. Enfin, l’expression 

« mĂ©lange de races Â» (Gaulois et Francs), concept fondamental chez 

Thierry qui, comme on le sait, voyait ces deux races Ă  l’origine de 

la lutte des classes entre le Tiers État et la noblesse, est trĂšs affadie 

par le premier traducteur, Vipper, qui Ă©crit 

slijanie narodnostej,

 soit 

« fusion des nationalitĂ©s Â». C’est que Robert Vipper, professeur 

d’histoire universelle Ă  l’universitĂ© de Moscou, critique Thierry 

pour sa thĂ©orie raciale, comme il le confirme par ailleurs dans sa 

prĂ©face, et cherche visiblement Ă  attĂ©nuer cette construction dans sa 

traduction. 

Ce ne sont ici que quelques exemples, choisis parmi les plus 

frappants, de la façon dont les traductions russes laissaient entrevoir 

la lecture politique qui pouvait ĂȘtre faite de Guizot si on l’appliquait 

au terrain russe. Certaines prĂ©faces, toujours Ă©crites dans un esprit 

universitaire, et par consĂ©quent obĂ©issant Ă  une certaine rĂ©serve et 

prudence, n’en contenaient pas moins des indications interprĂ©tatives 

background image

110 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

intĂ©ressantes. Par exemple, nous venons de mentionner celle de 

Vipper, qui, influencĂ© par la pensĂ©e socialiste, prend ses distances 

avec Thierry en situant clairement les idĂ©es et l’engagement de 

celui-ci dans la pĂ©riode de la Restauration, par consĂ©quent 

antĂ©rieure Ă  la RĂ©volution de 1848 et Ă  l’émergence de la classe 

ouvriĂšre que Thierry Â« oublie Â» dans son histoire du Tiers État. 

ParallĂšlement Ă  cette critique, Vipper « tire Â» visiblement Thierry 

vers le social et, que ce soit dans sa traduction ou dans sa prĂ©face, il 

s’intĂ©resse aux communes en tant qu’ensembles sociaux en lutte 

pour leurs franchises, occultant en quelque sorte les institutions 

municipales. 

Plus intĂ©ressants sont les parallĂšles purs et simples que d’aucuns 

ont pu tracer entre l’histoire russe et celle de l’Europe Ă  la Guizot 

ou Ă  la Thierry. Ces parallĂšles sont la plupart du temps implicites. 

La seule vĂ©ritable exception que nous connaissons est 

l’Histoire

 de 

PolevoĂŻ, qui, on l’a vu, fut le premier introducteur de Guizot en 

Russie. Cet auteur, dont les opinions politiques se situaient 

nettement Ă  gauche, fut sans doute le premier historien romantique 

en Russie. Tout Ă  sa dĂ©couverte de Guizot, ce nĂ©ophyte ne rĂ©sista 

pas Ă  la tentation d’appliquer 

l’Histoire de la civilisation de 

l’Europe

 Ă  l’histoire russe. Dans son schĂ©ma, qu’il expose avec 

flamme dans le volume 2 de son Histoire, la place des communes 

mĂ©diĂ©vales europĂ©ennes est tenue par Novgorod: Â« L’histoire de 

Novgorod est la rĂ©pĂ©tition de l’histoire des communes dans les 

autres pays europĂ©ens Â». Â« Novgorod n’exigeait rien d’autre que la 

liberté (

svoboda

) »

entre cette histoire [de Novgorod] et celle des villes libres d’Italie, 

de France et d’Allemagne. Il n’y eut pas ici d’imitation, mais des 

circonstances identiques ont produit des consĂ©quences identiques. 

Non moins Ă©tonnantes sont les similitudes entre les droits et les 

privilĂšges de Novgorod et les droits et privilĂšges des villes libres 

d’Italie et de France put franchir les murs de la citĂ©. Novgorod et Pskov restĂšrent seules, 

elles ne purent fonder des unions urbaines du type de la Hanse, elles 

 

25

 Nikolaj POLEVOJ, 

Istorija russkogo naroda, op. cit

., vol. 2, p. 57. 

26

 

Ibid.,

 pp. 64-65. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

111

                                                

Ă©taient trop faibles pour rĂ©sister Ă  « la passion brutale de l’amour du 

pouvoir Â» de l’autocratie russe

27

, de sorte que l’histoire russe, au 

lieu de suivre le cours europĂ©en comme l’y conduisait tout droit 

l’évolution de Novgorod, s’engagea dans la voie asiatique. 

La construction rĂ©solument anti-autocratique de PolevoĂŻ 

s’inscrivait en faux contre l’historiographie monarchique officielle 

qui, depuis le XVIe siĂšcle, passait rapidement sur la chute de 

Novgorod sous Ivan III et se contentait de l’inscrire au compte des 

progrĂšs de la puissance moscovite. Au dĂ©but du XIXe siĂšcle, 

Karamzine, dans 

Histoire de l’État russe

, objet de la critique de la 

part des libĂ©raux (PolevoĂŻ y compris), avait dĂ©veloppĂ© cette 

derniĂšre vision. AprĂšs PolevoĂŻ, on est surpris du peu d’écho que sa 

thĂšse a suscitĂ© chez les historiens, Ă  l’inverse des milieux littĂ©raires 

qui, depuis Radichtchev et en passant par les mouvements dits 

« dĂ©cembristes »,  avaient  exaltĂ©  la libertĂ© et la rĂ©sistance de 

Novgorod au laminoir moscovite. Soloviev, Pogodine, Oustrialov, 

Klioutchevski et bien d’autres auteurs d’histoires gĂ©nĂ©rales de la 

Russie s’intĂ©ressĂšrent peu aux institutions de Novgorod, 

n’accordĂšrent que peu d’importance Ă  la soumission de cette citĂ© au 

XVe et au XVIe siĂšcle et cherchĂšrent d’autant moins Ă  comparer 

Novgorod aux citĂ©s italiennes ou hansĂ©atiques que leur conception 

de l’histoire restait rĂ©solument, et Ă©troitement, nationale. Seuls, les 

premiers, tel Soloviev, se rappelaient encore, sans le citer vraiment, 

le schĂ©ma de Hegel qui les aidait Ă  « justifier Â» la montĂ©e de la 

monarchie moscovite: celle-ci servait les progrĂšs de l’État et 

balayait les archaĂŻsmes claniques et communautaires auxquels Ă©tait 

assimilĂ©e la 

vol’nost’

 de Novgorod.  

Sur ce fond, Boris Tchitcherine, dĂ©jĂ  citĂ©, constituait une 

exception. PartagĂ© qu’il Ă©tait entre sa conception hĂ©gĂ©lienne de 

l’histoire russe et ses tendances libĂ©rales, rĂ©solument occidentaliste 

par ailleurs, il pouvait Ă©crire en 1856, sur un ton plutĂŽt nĂ©gatif, que 

Novgorod ignorait le droit de citoyenneté

28

, mais lui consacrait un 

important dĂ©veloppement en 1866 dans un ouvrage nettement plus 

 

27

 

Ibid

., vol. 5, p. 17. 

28

 Boris 

Č

I

Č

ERIN, 

Oblastnye u

č

reĆŸdenija Rossii v XVII veke, op. cit

., 

p. 33. 

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112 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

politique. AprĂšs avoir soulignĂ© l’importance des communes libres 

dans l’histoire de l’Occident, il passe Ă  la Russie oĂč, Ă  l’exception 

de Novgorod et de Pskov, il n’y avait pas eu d’organisation 

communale solide. Et d’ajouter: Â« Les principes du droit et de la 

libertĂ© politique n’étaient pas Ă©trangers Ă  la sociĂ©tĂ© russe; ils y 

Ă©taient prĂ©sents depuis toujours tout comme dans toutes les autres 

villes europĂ©ennes. Mais par suite de la faiblesse interne et du 

manque de liens entre les forces sociales, ces principes purent 

produire des phĂ©nomĂšnes isolĂ©s, mais furent incapables d’occuper 

une place dans l’ensemble de l’organisme de l’État. Novgorod et 

Pskov restĂšrent solitaires au milieu du pays russe, leur mouvement 

interne ne trouvait aucun Ă©cho en dehors de leurs territoires. Tandis 

qu’en Occident qui avait toujours Ă©tĂ© parsemĂ© de communes libres, 

les citĂ©s fondent des unions entre elles, elles conquiĂšrent leurs 

droits... Â» (Ici, comme chez PolevoĂŻ, on reconnaĂźt aisĂ©ment 

l’empreinte de Guizot). Si la lutte de Novgorod fut exactement de 

mĂȘme nature, ce fut un « combat solitaire d’une commune 

souveraine contre un pouvoir monarchique de plus en fort. Â» Et 

Tchitcherine de s’étonner de ce « phĂ©nomĂšne stupĂ©fiant Â»: l’histoire 

de Novgorod, si instructive et si proche des Ă©volutions occidentales, 

« est passĂ©e dans l’histoire russe sans laisser aucune trace, sans 

laisser derriĂšre elle ni traditions orales, ni forces sociales, ni de 

quelconques institutions dans l’État Â»

29

. Tchitcherine s’écarte ici 

des causes rationnelles et donne pour un bref instant libre cours Ă  

ses rĂ©flexions amĂšres d’occidentaliste, atterrĂ© par l’éloignement de 

la Russie par rapport aux centres de la civilisation occidentale. 

Mais si l’histoire des villes russes s’est Ă©cartĂ©e de l’Occident 

avec la chute des franchises novgorodiennes, elle doit le rejoindre 

dans le temps prĂ©sent. Sur ce point aussi, les historiens des villes 

russes trouvent en Europe un modĂšle utile qui leur est fourni par 

Guizot. On sait qu’à la fin de la sixiĂšme leçon de son 

Histoire de la 

civilisation en Europe

, celui-ci traçait un parallĂšle entre deux 

phĂ©nomĂšnes, presque synchroniques, propres au Moyen Age 

français: d’une part, l’affranchissement de la pensĂ©e contre la 

tutelle de l’Église, avec la naissance de « l’esprit d’examen Â» chez 

 

29

 Boris 

Č

I

Č

ERIN, 

O narodnom predstavitel’stve, op. cit

., pp. 358-359.  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

113

                                                

AbĂ©lard, Ă  la fin du XIe siĂšcle; et d’autre part, l’affranchissement 

des communes. Or, Ă©crit Guizot, ces deux mouvements, qui furent Ă  

l’origine de la libertĂ© moderne, s’ignoraient totalement; pis, Â« la 

guerre semblait dĂ©clarĂ©e Â» entre eux. « Il a fallu des siĂšcles pour 

rĂ©concilier ces deux grandes puissances pour leur faire comprendre 

la communautĂ© de leurs intĂ©rĂȘts ». 

Nous trouvons, chez les historiens russes, une insistance 

singuliĂšre sur cette idĂ©e de Guizot. En prĂ©face Ă  l’édition de 1860, 

Barsov s’étend longuement lĂ -dessus, sans plus de commentaires, 

mais tout porte Ă  croire qu’il y accorde une grande importance. 

Dans ses 

Essais sur l’histoire de la culture russe

, Milioukov 

reprend intĂ©gralement l’analyse de Guizot pour opposer totalement 

l’histoire des villes russes, totalement asservies Ă  la monarchie, aux 

villes occidentales. De mĂȘme, la naissance de « l’esprit d’examen Â» 

ou « philosophique Â», cher Ă  Guizot, et qui devient chez Milioukov 

« l’esprit critique Â», s’est produite seulement en Russie Ă  la fin du 

XVIIe siĂšcle, en mĂȘme temps que l’état urbain qui fut crĂ©Ă© « sous la 

contrainte Â» par la monarchie. Mais avec le temps, les choses 

changent et Ă  la fin du XIXe siĂšcle, « le Tiers Ă‰tat de notre temps se 

forme Ă  partir des diffĂ©rents Ă©lĂ©ments du passĂ© russe et on voit s’y 

dessiner les forces qui ont crĂ©Ă© la vie culturelle [c’est-Ă -dire la 

civilisation] de l’Europe contemporaine: la force du capital et la 

force du savoir »

30

Chez Kizevetter, les allusions sont moins nettes, mais la 

problĂ©matique du couple bourgeoisie/intellectuels apparaĂźt aussi. 

Dans l’essai citĂ© prĂ©cĂ©demment, il dĂ©plore que les 

zemstva

 soient 

dominĂ©es par la noblesse et les municipalitĂ©s par les marchands, au 

détriment des autres catégories

31

Dans son cours sur le XIXe siĂšcle 

russe, qu’il donna en 1915-1916 aux Cours supĂ©rieurs pour jeunes 

filles de Moscou, il s’applique Ă  dĂ©finir ainsi la bourgeoisie qui 

faisait dĂ©faut en Russie jusqu’à une pĂ©riode rĂ©cente: ce sont Â« les 

reprĂ©sentants du capital commercial et industriel et les reprĂ©sentants 

 

30

 Pavel N. MILJUKOV, 

O

č

erki po istorii russkoj kul’tury, op. cit

., vol. 1, 

p. 202. 

31

 Aleksandr A. KIZEVETTER, 

Mestnoe samoupravlenie v Rossii, IX-XIX 

vv., istori

č

eskij ocerk, op. cit

., p. 153.  

background image

114 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

du travail intellectuel professionnel â€” savants, enseignants, 

mĂ©decins, artistes Â»

32

. Nous retrouvons ici les Â« deux forces Â» 

urbaines, mais on ne peut qu’ĂȘtre frappĂ© par un oubli de Kizevetter, 

qui ne semble pas considĂ©rer que les artisans (les mĂ©tiers) aient pu 

faire partie de la bourgeoisie occidentale. Cet oubli intĂ©ressant 

mĂ©riterait une analyse Ă  part. Mentionnons simplement, parmi ses 

explications possibles, la faiblesse de l’artisanat urbain en Russie. 

Mais surtout il est rĂ©vĂ©lateur de la façon dont Kizevetter envisage 

les forces urbaines du progrĂšs, certainement assez conformes Ă  

l’idĂ©ologie du parti cadet

33

Or, l’insistance des auteurs citĂ©s sur la « force du savoir Â» n’était 

pas seulement rĂ©vĂ©latrice de leurs schĂ©mas de pensĂ©e, elle rĂ©pondait 

aussi Ă  une actualitĂ© brĂ»lante. C’est que le statut des municipalitĂ©s 

de 1870 n’accordait le droit de vote qu’aux propriĂ©taires 

immobiliers et aux dĂ©tenteurs d’un capital. Du mĂȘme coup, des 

personnes, mĂȘme aisĂ©es, mais locataires de leur logement, ne 

faisaient pas partie des trois « curies Â» Ă©lectorales ni ne pouvaient 

ĂȘtre Ă©lues. Cette disposition fut fortement critiquĂ©e jusqu’à la 

RĂ©volution de 1905, et mĂȘme aprĂšs, malgrĂ© une modification qui 

permit enfin aux intellectuels de pĂ©nĂ©trer dans les municipalitĂ©s. 

Ainsi, pour ne citer qu’un de nos historiens dans sa confĂ©rence 

publique de 1876, Ditiatine insiste sur la nĂ©cessitĂ© d’élargir les 

bases sociales des municipalitĂ©s, car, poursuit-il en s’appuyant sur 

l’exemple de la Prusse au temps de Stein

34

la force des institutions 

 

32

 Aleksandr A. KIZEVETTER, 

Istorija Rossii v XIX veke

 (Histoire de la 

Russie au XIXe siĂšcle), 1

e

 partie, Moscou, 1916, p. 153. 

33

 L’historien Vladimir Pi

č

eta ne commet pas le mĂȘme Â« oubli Â» dans son 

bref article consacrĂ© Ă  la rĂ©forme de 1870 l’ouvrage collectif 

Tri veka

 

(Trois siĂšcles), vol. VI, Moscou, Ă©d. Sytine, 1913, pp. 173-179; voir la 

page 176, Ă  propos de l’exclusion des locataires: il s’agit des professions 

libĂ©rales, des travailleurs intellectuels, des fonctionnaires et des ouvriers. 

34

 La rĂ©forme municipale du baron Heinrich-Friedrich Stein de 1808 fut 

souvent citĂ©e en Russie comme un exemple Ă  la fois heureux dans les 

intentions et malheureux dans les applications lointaines, d’une lĂ©gislation 

« libĂ©rale Â». Voir, par exemple, un article signĂ© S., publiĂ© dans 

Vestnik 

Evropy 

(Le messager de l’Europe), juin 1909 et intitulĂ© « Sto let. Pis’mo iz 

Berlina Â» (Cent ans. Lettre de Berlin), consacrĂ© au centenaire de la rĂ©forme 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

115

                                                                                                     

repose sur l’opinion publique, donc sur la presse, donc et surtout sur 

« le savoir et l’instruction Â», lorsqu’ils « sont reconnus comme une 

force »

35

En dĂ©fendant le droit des intellectuels Ă  participer au 

gouvernement de la citĂ© en raison de leurs compĂ©tences, on fait 

souvent rĂ©fĂ©rence Ă  la lĂ©gislation de Catherine II qui, prĂ©cisĂ©ment, 

avait dĂ©fini une catĂ©gorie de « citoyens honoraires Â» dont les 

métiers intellectuels devaient faire partie

36

Nous conclurons par deux rĂ©flexions. La premiĂšre est que 

l’historiographie russe bĂątissait sa vision des villes Ă  partir de deux 

sĂ©ries rĂ©fĂ©rentielles qui fournissaient le cadre, souvent implicite, 

parfois explicite de son objet: l’histoire europĂ©enne (les communes 

libres) d’une part et la rĂ©forme politique russe (les « Grandes 

rĂ©formes Â» et leur suite, la RĂ©volution de 1905...) de l’autre. Certes, 

les travaux les plus fĂ©conds des historiens russes ne peuvent ĂȘtre 

rĂ©duits Ă  ce cadre que, par nĂ©cessitĂ© et pour mieux en faire saillir les 

contours, nous avons Ă©tĂ© conduit Ă  simplifier. Il ne s’agit pas, on 

l’aura compris, de Â« dĂ©construire Â» leurs oeuvres, mais bien plutĂŽt 

de mieux comprendre leur engagement intellectuel et personnel qui 

les a conduits Ă  prendre la plume. Or ce qui est frappant, c’est 

rĂ©pĂ©tons-le, la cohĂ©sion de ce schĂ©ma historique et politique qui 

permettait Ă  la fois de penser la diffĂ©rence de la Russie et sa 

« convergence Â» (qu’on nous pardonne cet anachronisme) avec 

l’Europe Occidentale Ă  partir de ses propres prĂ©misses. 

La seconde rĂ©flexion porte sur la pĂ©riodisation du parallĂšle 

Europe/Russie, telle qu’elle transparaĂźt dans ces travaux. Ă€ 

premiĂšre vue, les pĂ©riodes concordent assez bien: au Moyen Age 

occidental correspondent les rĂ©publiques de Novgorod et de Pskov. 

Au XVIe et au XVIIe siĂšcle les monarchies absolues europĂ©ennes 

 

et qui peut aussi ĂȘtre lu entiĂšrement, selon nous, comme un commentaire 

de l’histoire russe. 

35

 Ivan I. DITJATIN, 

NaĆĄe goroskoe samoupravlenie

 (Notre 

self-

government 

urbain), Iaroslavl, 1876, pp. 50-51. Il s’agit d’un discours 

prononcĂ© au LycĂ©e Demidov oĂč il enseignait. 

36

 Voir, par exemple, l’article de Dmitrij SMIRNOV, Â« RasĆĄirenie 

gorodskogo predstavitel’stva. Istori

č

eskij ocerk Â» (L’élargissement de la 

reprĂ©sentation urbaine. Essai d’histoire), 

Russkaja mysl’ 

(La pensĂ©e russe), 

octobre 1897, p. 29. 

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116 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

s’affermissent et affaiblissent les franchises urbaines. MĂȘme chose 

en Russie, Ă  partir de la fin du XVe

 

siĂšcle. À partir du XVIIIe 

siĂšcle, les deux cours historiques se diffĂ©rencient. En Europe les 

rĂ©volutions ou les Ă©volutions pacifiques amĂšnent l’avĂšnement des 

sociĂ©tĂ©s civiles. En Russie, ce processus, plus ou moins avortĂ© au 

XVIIIe siĂšcle dans l’action des souverains Ă©clairĂ©s, se fraie un 

chemin difficile Ă  partir des Grandes RĂ©formes. 

Mais cette premiĂšre approche est encore trop symĂ©trique. En 

rĂ©alitĂ©, si les pĂ©riodes dĂ©finies ci-dessus apparaissent bien, elles ne 

jouent pas le mĂȘme rĂŽle en Europe et en Russie. L’histoire 

europĂ©enne, sous la plume des auteurs citĂ©s, apparaĂźt comme une 

continuitĂ©. MalgrĂ© la monarchie absolue, les citĂ©s prĂ©servent un 

capital de libertĂ© qui a fini par Ă©clore dans l’avĂšnement du Tiers 

État et de la souverainetĂ© nationale. Au surplus, cette tradition de 

libertĂ© remonte Ă  l’AntiquitĂ©, aspect que nous n’avons guĂšre Ă©voquĂ© 

jusqu’à prĂ©sent car il ne s’appliquait pas Ă  la Russie

37

. L’histoire de 

celle-ci, par contre, se caractĂ©risait par une sorte de tronçonnement 

et d’isolement de ses diffĂ©rents chaĂźnons: Novgorod restait sans 

lendemain; la lĂ©gislation de Pierre et de Catherine tombait du ciel et 

restait aussi presque sans lendemain. Et c’est seulement depuis le 

milieu du XIXe siĂšcle, 

c’est-Ă -dire au moment oĂč Ă©crivaient les 

historiens

, que le cours historique russe se dotait d’une continuitĂ© 

en mĂȘme temps que d’une convergence avec l’Occident. Aussi, la 

vision historique des historiens libĂ©raux russes se trouvait-elle 

comme aspirĂ©e par le prĂ©sent, ou mieux encore, par un 

futur

 

supposĂ© bon, et qui jouait l’office d’une compensation faute d’un 

passĂ© attrayant. 

 

 

37

 L’historiographie russe, qui se distingua par ailleurs dans beaucoup de 

domaines des Ă©tudes antiques, n’est pas trĂšs riche sur l’histoire des villes 

grecques ou de la citĂ© romaine et cette derniĂšre n’apparaĂźt jamais, mĂȘme Ă  

titre indicatif, dans les comparaisons entre villes russes et villes 

occidentales. Signalons, toutefois, l’ouvrage de Nikolaj KAREEV,

 

Gosudarstvo-gorod anti

č

nogo mira 

(L’État-citĂ© du monde antique), Saint-

PĂ©tersbourg, 1903. 

La CitĂ© antique

 de Fustel de Coulanges connut par 

ailleurs un trĂšs grand succĂšs en Russie et l’ouvrage fut publiĂ© en plusieurs 

traductions en 1867, 1895, 1903 et 1906.  

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Les fondements thĂ©oriques 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

119

                                                

 

 

La justice, une question de volontĂ©? 

La notion justinienne de la justice 

 

 

BĂ©nĂ©dict Winiger 

 

 

Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuens

1

La justice est une volontĂ© constante et perpĂ©tuelle d’attribuer Ă  

chacun son droit. 

 

C’est Ă  la place la plus Ă©minente de son immense Ɠuvre lĂ©gislative 

que Justinien place cette dĂ©finition de la justice. Elle se trouve au 

dĂ©but du premier livre des 

Institutiones

, le manuel qu’il a fait 

rĂ©diger pour l’enseignement du droit dans les Ă©coles de droit de son 

Empire. Ainsi, la premiĂšre notion que l’étudiant en droit devait 

apprendre sous Justinien Ă©tait celle de la justice. 

Justinien y assemble plusieurs Ă©lĂ©ments qui traduisent Ă  la fois 

une conception philosophique et juridique du droit. D’abord la 

justice est une volontĂ©. Cela signifie qu’elle n’est pas donnĂ©e 

d’emblĂ©e, mais son instauration dĂ©pend de l’engagement que nous 

prenons pour la promouvoir. 

Cette volontĂ© doit ĂȘtre Ă  la fois constante et perpĂ©tuelle. Le 

participe 

constans

 dĂ©signe le caractĂšre immuable et persĂ©vĂ©rant de 

cette volontĂ©, qui doit se manifester en toutes circonstances et 

s’appliquer Ă  toutes les causes. Chacun peut prĂ©tendre Ă  ce qu’il soit 

mis au bĂ©nĂ©fice de cette volontĂ© de justice, comme, par exemple en 

droit moderne, chacun peut se rĂ©clamer du principe de l’égalitĂ© de 

traitement. 

L’adjectif 

perpetua

 dĂ©finit le rapport entre volontĂ© et temps et 

exprime le fait qu’on ne saurait instaurer la justice une fois pour 

toutes. Le maintien de cette derniĂšre demande une volontĂ© 

 

1

 

Corpus Iuris Civilis

Institutiones

, Lisboa occidental, A. Pedrozo Galram, 

1740, 1.1pr. 

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120 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

prolongĂ©e dans le temps. Par nature, la justice est faite au fur et Ă  

mesure des dĂ©cisions particuliĂšres prises notamment par les 

autoritĂ©s judiciaires. Par consĂ©quent, pour la perpĂ©tuer, chaque 

auxiliaire de la justice est Ă  prĂ©sent – et sera Ă  l’avenir â€“ tenu 

d’appliquer dans chacun de ses actes les rĂšgles de la justice. 

Ensuite, la justice a un contenu prĂ©cis: 

suum cuique tribuere

 

exprime la rĂšgle qu’il faut attribuer Ă  chacun ce qui lui revient. Il 

s’agit lĂ  d’un des trois prĂ©ceptes gĂ©nĂ©raux de droit que Justinien 

mentionne quelques lignes plus tard: 

honeste vivere, alterum non 

laedere et suum cuique tribuere

2

Il ne serait naturellement pas 

possible de dĂ©velopper ici pleinement la portĂ©e de ces trois 

prĂ©ceptes fondamentaux. Je me limiterai donc Ă  en dessiner trĂšs 

grossiĂšrement quelques contours. 

Honeste vivere

 est une maxime gĂ©nĂ©rale qui nous impose un 

comportement d’hommes honnĂȘtes, de personnes agissant de telle 

sorte que la vie en sociĂ©tĂ© soit possible. Cet homme honnĂȘte trouve 

une autre incarnation dans le fameux 

bonus vir

, l’homme qu’on 

prend comme Ă©talon de comparaison pour savoir si telle personne a 

agi conformĂ©ment aux attentes lĂ©gitimes de l’ordre juridique. 

Pratiquement, on se demande comment un 

bonus vir

 ou un honnĂȘte 

homme aurait agi dans une situation prĂ©cise et on mesure l’attitude 

de l’auteur concernĂ© Ă  l’aune de ce comportement modĂšle. Si son 

comportement reste en-dessous du standard dĂ©fini, l’auteur n’a pas 

agi en 

bonus vir

 et devra rĂ©pondre des consĂ©quences de son acte. 

Le deuxiĂšme de ces prĂ©ceptes, le 

alterum non laedere

, est 

notamment une protection de la personne. Il exprime de maniĂšre 

gĂ©nĂ©rale que nul n’a le droit de causer un dommage Ă  autrui.  

Le troisiĂšme prĂ©cepte, le 

suum cuique tribuere

, oblige Ă  

respecter surtout les droits d’autrui. Chacun est tenu de concĂ©der Ă  

l’autre ce Ă  quoi il a droit en vertu de l’ordre juridique. Le 

propriĂ©taire, par exemple, a le droit d’exiger qu’on ne viole pas les 

prĂ©rogatives que son droit lui procure. Ainsi, je n’ai par exemple 

pas le droit de nuire au fond immobilier du voisin par l’émission de 

bruits excessifs, d’odeurs ou de substances toxiques. 

 

2

 

Ibid.

, 1.1.3. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

121

                                                

Dans sa dĂ©finition de la justice, Justinien ne mentionne que le 

troisiĂšme de ces prĂ©ceptes. Le 

suum cuique tribuere

. Mais, il est 

Ă©vident que, dans un rĂ©gime juste, les deux premiers doivent 

Ă©galement ĂȘtre respectĂ©s, comme du reste toute autre norme 

explicitement ou implicitement contenue dans l’ordre lĂ©gislatif. 

Dans ce sens, le 

suum cuique tribuere

 figure 

pro toto

 dans la 

dĂ©finition justinienne de la justice. 

La philosophie qui sous-tend cette conception de la justice est 

Ă©videmment volontariste

justice ne dĂ©pend ni du hasard, ni de la providence, mais 

directement de notre volontĂ©. Le respect des rĂšgles qui garantissent 

la justice dĂ©pend directement d’un acte commun de volontĂ© non 

seulement du juge et de l’auxiliaire de justice, mais, en dĂ©finitive, 

de tous les membres de la sociĂ©tĂ©. 

Justinien n’est pas le premier Ă  dĂ©fendre une conception 

volontariste de la justice. La thĂ©orie probablement la plus influente 

au moins pour le droit occidental est celle d’Aristote. Dans 

l’Ethique Ă  Nicomaque, Aristote consacre un livre entier â€“ le livre 

V â€“ Ă  la notion de justice. D’abord, il nous y rapporte, Ă  titre de 

simple esquisse de dĂ©part, la conception commune de la justice, 

partagĂ©e, selon lui, par tout le monde: la justice serait une « sorte de 

disposition qui rend les hommes aptes Ă  accomplir les actes justes, 

et qui les fait agir justement et vouloir les choses justes Â»

conception se rĂ©fĂšre Ă  une disposition interne de l’individu. Agir 

justement prĂ©suppose Ă  la fois une aptitude de la personne, mais 

Ă©galement la mise en pratique de cette aptitude dans l’acte concret; 

en outre est supposĂ©e la volontĂ© de l’individu que l’acte concernĂ© 

soit juste. 

Comme Justinien, Aristote rattache la justice du moins 

partiellement Ă  la loi: « Le juste, en effet, n’existe qu’entre ceux 

 

3

 A noter ici que ce n’est pas seulement la dĂ©finition de la justice qui est 

nourrie de ce volontarisme. Justinien poursuivait le but d’une triple unitĂ© â€“ 

celle de l’Empire, de la religion et du droit. Selon sa volontĂ©, le 

Corpus 

iuris civilis

 aurait dĂ» ĂȘtre l’instrument de cette unitĂ© juridique qui, Ă  son 

tour, aurait dĂ» consolider l’unitĂ© de l’Empire.  

4

 ARISTOTE, 

Ethique Ă  Nicomaque

, livre V, 1129a, 5ss. (trad. J. Tricot), 

Paris, Vrin, 1994, p. 213. 

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122 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

dont les relations mutuelles sont sanctionnĂ©es par la loi Â»

5

. Pour lui, 

le juste existe entre des individus soumis Ă  la loi qui les contraint Ă  

rĂ©pondre de leurs actes. Le juste suppose la possibilitĂ© que 

l’individu puisse agir injustement, puisque, prĂ©cisĂ©ment, la justice a 

comme fonction de distinguer entre le juste et l’injuste

6

. MĂȘme si, 

par la suite, il va nuancer ce propos en distinguant diffĂ©rentes 

formes de juste

7

, Aristote considĂšre en un certain sens que le 

rapport entre la justice et la loi est direct: celui qui viole la loi est 

injuste, celui qui l’observe est juste

8

Dans la suite, Aristote approfondit certains des Ă©lĂ©ments de la 

dĂ©finition commune de la justice, dont notamment le rĂŽle de la 

disposition interne de l’individu. Il se pose la question de savoir si 

une personne peut choisir d’agir tantĂŽt justement, tantĂŽt injustement 

et rĂ©fute cette idĂ©e. D’abord, il constate que, en principe, les actes 

injustes sont Ă  la portĂ©e de tout le monde, que chacun peut avoir 

commerce avec la femme de son voisin, frapper son prochain ou 

verser des pots-de-vin. En revanche, il n’est pas Ă  la portĂ©e de tout 

le monde d’agir justement, parce que la justice suppose une 

connaissance matĂ©rielle de ce qui est juste. Ainsi, pour dĂ©terminer 

une action concrĂšte ou pour trouver la solution Ă  un problĂšme par 

exemple de justice corrective, il faut d’abord connaĂźtre les rĂšgles 

qui conduisent Ă  une rĂ©partition juste des biens et, en plus, savoir 

Ă©valuer concrĂštement la part qui revient Ă  chacun. Or, cela demande 

selon Aristote une prĂ©paration qui serait, comme il dit, plus lourde 

qu’étudier la mĂ©decine

9

. C’est Ă  travers cette prĂ©paration que 

l’homme crĂ©e en lui-mĂȘme une disposition Ă  agir justement. 

L’élĂ©ment que vise Aristote ici est sans doute l’aptitude dont il 

parlait dans la dĂ©finition commune de la justice. Cette aptitude est Ă  

la fois formelle et matĂ©rielle. Il faut non seulement connaĂźtre les 

rĂšgles formelles, telles qu’il les explique notamment dans les 

chapitres consacrĂ©s Ă  la justice distributive et corrective, mais en 

 

5

 

Ibid.

, livre V, 1134a, 30. 

6

 

Ibid.

, livre V, 1134a, 30ss., pp. 248ss. 

7

 

Ibid.

, livre V, 1130b, 5ss, p. 223. 

8

 

Ibid.

, livre V, 1129b, 10ss, p. 217. 

9

 

Ibid.

, livre V, 1137a, 10ss, p. 264. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

123

                                                

plus, il faut avoir les connaissances et, probablement, l’expĂ©rience 

nĂ©cessaires pour savoir dĂ©terminer concrĂštement ce qui est juste. 

L’autre Ă©lĂ©ment qui nous intĂ©resse dans la dĂ©finition commune 

de la justice concerne la volontĂ© d’agir justement. Pour Aristote, 

une action juste est par dĂ©finition une action volontaire: « La justice 

(ou l’injustice) d’une action est donc dĂ©terminĂ©e par son caractĂšre 

volontaire ou involontaire Â»

10

. Par volontaire, il entend « tout ce 

qui, parmi les choses qui sont au pouvoir de l’agent, est accompli 

en connaissance de cause, c’est-Ă -dire sans ignorer ni la personne 

subissant l’action, ni l’instrument employĂ©, ni le but Ă  atteindre Â»

11

« Volontaire Â» est pris ici au sens d’une dĂ©termination dĂ©libĂ©rĂ©e et 

Ă©clairĂ©e de la volontĂ© au regard des circonstances et consĂ©quences 

de l’acte. En mĂȘme temps, pour qu’une action soit juste, elle est 

toujours commise librement. Ainsi, un acte juste n’est jamais le 

fruit du hasard, de l’ignorance ou de la contrainte. La personne qui 

agit justement connaĂźt les enjeux de son acte, en mesure la portĂ©e et 

agit en toute indĂ©pendance. 

Cette conception philosophique renferme au moins deux 

Ă©lĂ©ments volontaristes. D’une part, la volontĂ© est dĂ©terminante pour 

acquĂ©rir les aptitudes nĂ©cessaires Ă  une action juste. Cette aptitude 

n’est pas innĂ©e ou donnĂ©e, mais s’obtient Ă  travers un effort 

volontaire d’acquisition des connaissances requises. D’autre part, 

l’acte juste est toujours un acte volontaire et non pas un Ă©vĂ©nement 

fortuit. Pour que son acte soit juste, il faut que la personne agisse en 

pleine connaissance de cause et avec l’intention d’agir justement. 

Ces deux sources, l’

Ethique Ă  Nicomaque 

d’Aristote et les 

Institutiones

 de Justinien, ont dĂ©terminĂ© dans une large mesure 

notre conception de la justice. Ces idĂ©es dĂ©finissent Ă  tel point notre 

horizon juridique que, parfois, nous avons de la peine Ă  imaginer Ă  

quel point elles ont Ă©tĂ© novatrices. On peut retrouver leurs traces 

tout au long de l’histoire des idĂ©es, des mĂ©diĂ©vaux aux auteurs 

contemporains. 

Une tentative particuliĂšrement intĂ©ressante d’échafauder une 

nouvelle thĂ©orie de la justice Ă  partir de ces deux sources a Ă©tĂ© faite 

 

10

 

Ibid.

, livre V, 1135a, 18ss, p. 253. 

11

 

Ibid.

, livre V, 1135a, 20ss, p. 253. 

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124 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

par Leibniz. Dans son texte 

MĂ©ditation sur la notion commune de

 

justice

 de 1702, Leibniz pose la question de savoir si la justice est 

arbitraire et donc variable ou si elle « consiste dans les vĂ©ritĂ©s 

nĂ©cessaires et Ă©ternelles de la nature des choses Â»

12

. L’enjeu de sa 

question est Ă  la fois thĂ©ologique et politique. Sur le plan 

thĂ©ologique, il s’agit de savoir si la justice dĂ©pend de la volontĂ© 

divine ou si, au contraire, mĂȘme Dieu est soumis aux rĂšgles d’une 

justice prĂ©-donnĂ©e. Sur le plan politique, Leibniz se demande si le 

Prince peut manipuler la justice Ă  son grĂ© ou si elle lui est imposĂ©e. 

Plus prĂ©cisĂ©ment, Ă  la base de la justice, y a-t-il un acte de volontĂ© 

qui dĂ©termine le contenu de ce qui est juste ou, au contraire, existe-

t-il des rĂšgles extĂ©rieures qui s’imposent Ă  notre volontĂ©. La 

rĂ©ponse de Leibniz est claire. Ni Dieu, ni le Prince ne pourrait 

choisir ce qui est juste. Le contenu de la justice est prĂ©-donnĂ©, car 

dĂ©terminĂ© par les lois de la raison. Autrement, dit Leibniz, le terme 

mĂȘme de justice serait vide de sens puisque chaque Prince pourrait 

lui donner le contenu qui lui conviendrait. Ce n’est pas la  puissance 

de Dieu ou du Prince qui rend un acte juste, mais la raison 

universelle qui impose son ordre à toute la Création

13

En dĂ©fendant la conception d’une justice universelle, Leibniz 

exclut Ă©videmment que la volontĂ© intervienne dans la dĂ©termination 

matĂ©rielle de ce qui est juste. En revanche, la volontĂ© joue un rĂŽle 

central dans la mise en Ɠuvre de la justice. Comme Aristote et 

Justinien, Leibniz distingue un aspect matĂ©riel, qui dĂ©termine le 

contenu de la justice et un aspect qu’on pourrait appeler 

psychologique et qui est liĂ© Ă  la mise en Ć“uvre concrĂšte du juste. 

Sur le plan matĂ©riel, nous l’avons dit, la justice est soumise aux 

critĂšres de la 

ratio

. C’est cette derniĂšre qui dĂ©termine si un acte est 

juste. En revanche, sur le plan psychologique la justice est soumise 

Ă  la volontĂ©. C’est la volontĂ© qui permet de mettre en pratique la 

solution dictĂ©e par la raison. Leibniz le dit de la maniĂšre suivante: 

« La sagesse est dans l’entendement et la bontĂ© dans la volontĂ© Â»

14

 

12

 Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, 

MĂ©ditation sur la notion commune de la 

justice

, in Georg MOLLAT, 

Rechtsphilosophisches aus Leibnizens 

ungedruckten Schriften

, Leipzig, 1885, pp. 56-81. 

13

 

Ibid.

, pp. 58ss. 

14

 

Ibid.

, p. 62. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

125

                                                

La sagesse est la connaissance matĂ©rielle du bien, alors que la bontĂ© 

est « l’inclination Ă  faire du bien Ă  tous Â»

15

Agir justement suppose 

ainsi Ă  la fois d’avoir la sagesse nĂ©cessaire pour connaĂźtre le bien et 

la volontĂ© de le mettre en pratique. 

Toutefois, le simple constat que le contenu matĂ©riel de la justice 

est dictĂ© par la raison serait trop pauvre pour  fonder une thĂ©orie de 

la justice. Encore faut-il prĂ©ciser le mode de raisonnement. Leibniz 

y consacre une partie substantielle de son texte et dĂ©veloppe ce 

qu’on pourrait appeler le principe de rĂ©ciprocitĂ©. Comme point de 

dĂ©part, il propose une dĂ©finition soi-disant nominale de la justice: 

« la justice est une volontĂ© constante de faire en sorte, que personne 

n’ait raison de se plaindre de nous »

16

.  

Notons qu’il s’agit lĂ  seulement d’une hypothĂšse de travail qui 

Ă©voluera progressivement. C’est la deuxiĂšme partie de cette 

proposition qui fera l’objet d’un long dĂ©veloppement. Que signifie 

« avoir raison de se plaindre Â»? Le terme Â« raison Â» renvoie Ă  une 

dĂ©marche purement rationnelle. En d’autres termes, dans quelle 

situation puis-je rationnellement me plaindre du comportement 

d’autrui? Dans sa forme la plus simple, le principe de rĂ©ciprocitĂ© 

veut que je me mette Ă  la place d’autrui pour savoir si, dans sa 

situation, je considĂ©rerais  mon comportement comme adĂ©quat. Si 

je trouvais une raison de me plaindre Ă  son Ă©gard, mon 

comportement ne serait pas juste. Toutefois, sous cette forme 

Ă©lĂ©mentaire, le principe de rĂ©ciprocitĂ© conduirait souvent Ă  des 

rĂ©sultats insatisfaisants. Le meurtrier, par exemple, se plaindra 

toujours de la condamnation que le juge lui inflige, mĂȘme si son 

acte mĂ©rite une peine. Par consĂ©quent, il ne suffirait pas de se 

mettre Ă  la place seulement de celui qui est directement concernĂ©, 

mais il faudra Ă©galement tenir compte des proches de la victime et 

de leur besoin d’obtenir satisfaction. Mais Ă  nouveau, l’expĂ©rience 

montre que les proches sont souvent animĂ©s par des sentiments de 

vengeance et rĂ©clament des peines exorbitantes, de sorte que leur 

point de vue, mĂȘme cumulĂ© avec celui du meurtrier, ne suffirait pas 

pour dĂ©terminer ce qui est juste. Par ailleurs, ces deux parties ne 

 

15

 

Ibid.

, p. 62. 

16

 

Ibid.

, p. 67. 

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126 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

sont pas les seules concernĂ©es. La sociĂ©tĂ© dans son ensemble a un 

intĂ©rĂȘt Ă©vident Ă  un exercice Ă©quilibrĂ© de la justice pĂ©nale. D’oĂč la 

dĂ©finition plus complĂšte: « la justice, au moins entre les hommes, 

est la volontĂ© constante de faire en sorte autant qu’il est possible, 

qu’on ne se puisse point plaindre de nous, quand nous nous 

plaindrions d’autruy en cas pareil Â»

17

. Par rapport Ă  la dĂ©finition 

antĂ©rieure, celle-ci Ă©largit le principe de rĂ©ciprocitĂ©. L’expression 

« qu’on ne se puisse point plaindre Â» renvoie non pas Ă  l’individu 

concernĂ©, ou tout au moins pas exclusivement Ă  lui, mais Ă  la 

sociĂ©tĂ© dans son ensemble. Ce principe tient Ă©galement compte du 

fait qu’un certain acte puisse ĂȘtre jugĂ© diffĂ©remment par un individu 

directement concernĂ©, par exemple le meurtrier qui se plaint de sa 

peine, et la sociĂ©tĂ©. L’expression « quand nous nous plaindrions 

d’autruy en cas pareil Â» prend ainsi la signification « mĂȘme si nous 

nous plaindrions d’autrui
 Â» et indique que la justice a comme 

rĂ©fĂ©rence non pas l’individu isolĂ©, mais la sociĂ©tĂ© dans son 

ensemble. La dĂ©finition de Leibniz est en rĂ©alitĂ© composite. Sa 

premiĂšre partie est reprise des 

Institutiones

 de Justinien et sa 

deuxiĂšme partie provient de l’

Ethique

 

Ă  Nicomaque

 d’Aristote. De 

Justinien, il reprend l’élĂ©ment volontariste et d’Aristote son concept 

de bien gĂ©nĂ©ral de la citĂ©.  

Toutefois, puisque le principe de rĂ©ciprocitĂ© renvoie Ă  la sociĂ©tĂ© 

dans son ensemble, Leibniz sera contraint de prĂ©ciser davantage les 

critĂšres du bien gĂ©nĂ©ral ou du bien de la citĂ©. Pour le faire, il 

reprendra de Justinien les trois prĂ©ceptes 

honeste vivere

suum 

cuique tribuere

 et 

neminem laedere

 que nous avons vus tout Ă  

l’heure et les rapprochera de la thĂ©orie de justice d’Aristote. Dans 

ces emprunts croisĂ©s Leibniz assigne Ă  chacun des trois prĂ©ceptes 

une fonction plus ou moins prĂ©cise et nouvelle.  

Le 

honeste vivere

 y figure comme prĂ©cepte suprĂȘme marquant la 

justice universelle. Il est le principe suprĂȘme dans le sens qu’il rĂ©git 

tout acte de l’homme. Quelle signification Leibniz donne-t-il Ă   ce 

prĂ©cepte? Il y ajoute entre parenthĂšses 

honeste 

(

hoc est probe, pie

)

 

vivere

, vivre honnĂȘtement, c’est-Ă -dire de maniĂšre probe, pieuse

18

 

17

 

Ibid.

, p. 61. 

18

 

Ibid.

, p. 76. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

127

                                                

Probus

 pourrait dĂ©signer le mode de vie de l’homme fiable et 

compĂ©tent, de celui sur qui on peut compter et en qui son voisin 

peut avoir confiance. 

Pius

, en revanche, semble renvoyer Ă  

l’homme croyant qui respecte et honore Dieu et sa CrĂ©ation. Cette 

interprĂ©tation est suggĂ©rĂ©e par la distinction, que Leibniz lui-mĂȘme 

souligne tout au long de son texte, entre les ordres humain et divin. 

Entre eux, les hommes se doivent mutuellement le respect des 

principes de justice. En revanche, Ă  Dieu et sa perfection ils doivent 

admiration et amour. 

Les deux autres prĂ©ceptes ont chez Leibniz des champs 

d’application plus restreints. Le 

suum cuique tribuere

 concerne soit 

la justice particuliĂšre en gĂ©nĂ©ral, soit, en un sens plus restreint, la 

justice distributive. Avec cette derniĂšre, Leibniz reprend le concept 

de justice proportionnelle qu’Aristote dĂ©veloppe dans l’

Ethique

 

Ă  

Nicomaque

 et qui vise chez Aristote Ă  distribuer les honneurs et les 

richesses entre les membres de la communautĂ© politique 

proportionnellement au mĂ©rite des personnes concernĂ©es. 

Le 

neminem laedere

 se rapporte selon Leibniz Ă  la justice 

commutative ou corrective qui dĂ©finit, chez Aristote, les rĂšgles pour 

l’équilibre dans les transactions privĂ©es. Sa fonction y est d’égaliser 

par exemple des Ă©changes commerciaux ou de rĂ©gler 

l’indemnisation en cas de responsabilitĂ© civile ou pĂ©nale

19

Avec cette dĂ©marche, Leibniz coule les concepts de justice 

d’Aristote dans le moule des catĂ©gories juridiques de Justinien. 

Toutefois, l’alliage entre les deux offre Ă  Leibniz l’occasion d’y 

introduire ses propres concepts. Ainsi, le sens justinien du 

honeste 

vivere

 n’a pas de vĂ©ritable Ă©quivalent chez Aristote, le 

suum cuique 

tribuere

 n’est pas congruent avec la justice distributive 

aristotĂ©licienne et 

le neminem laedere

 ne partage que partiellement 

le champ d’application de la justice commutative. Mais, la 

diffĂ©rence la plus importante, surtout avec Aristote, concerne la 

théologie. Pour Aristote, la justice est purement humaine

20

. Leibniz, 

en revanche, voit en Dieu la perfection portĂ©e Ă  son plus haut 

 

19

 ARISTOTE, 

Ethique Ă  Nicomaque

,

 op. cit.

, livre V, 1132a, 5ss. 

20

 

Ibid.

, livre V, 1137a, 26ss, p. 265. 

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128 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

degré

21

; dĂšs lors, Dieu est aussi parfaitement juste

22

. Leibniz relĂšve 

explicitement ce point de divergence avec Aristote, mais essaie de 

le minimiser autant que possible. D’une part, il exprime ses regrets 

qu’Aristote n’ait pas rapportĂ© la justice Ă  Dieu, parce que celle-ci 

est selon lui un bel attribut divin. D’autre part, il souligne les 

convergences conceptuelles, en forçant Ă©videmment 

l’interprĂ©tation. Ainsi affirme-t-il un peu maladroitement que, chez 

Aristote, le gouvernement et l’Etat joueraient le rĂŽle de Dieu sur 

terre, car ce seraient eux qui obligeraient les hommes Ă  respecter les 

principes de la justice.  

La justice, une question de volontĂ©? Les trois thĂ©ories que nous 

avons abordĂ©es attribuent une place centrale Ă  la volontĂ©. Elles 

affirment que la justice n’est pas donnĂ©e ou instaurĂ©e de l’extĂ©rieur. 

Si nous voulons vivre dans une sociĂ©tĂ© juste, il nous incombe de 

mettre en place et faire respecter certaines rĂšgles. A l’opposĂ© du 

fatalisme, cette conception fait la belle promesse qu’une sociĂ©tĂ© 

juste est possible, mais nous impose Ă©galement la lourde 

responsabilitĂ© de la mise en Ɠuvre.  

En ce qui concerne le contenu matĂ©riel du juste, les trois thĂ©ories 

vont dans le mĂȘme sens, mais ne convergent pas. Aristote distingue 

diffĂ©rentes formes de justice et dĂ©finit des rĂšgles permettant une 

distribution Ă©quilibrĂ©e des honneurs et des biens dans la citĂ©. 

Justinien formule des injonctions de comportement qui fixent un 

cadre juridique souple laissant au juge une importante marge 

d’apprĂ©ciation. Avec leurs dĂ©marches pourtant trĂšs diffĂ©rentes, les 

deux parviennent Ă  soustraire Ă  l’arbitraire individuel le dĂ©bat sur la 

justice pour le canaliser par des rĂšgles gĂ©nĂ©rales. 

Avec son rationalisme thĂ©iste, Leibniz cherche explicitement Ă  

donner Ă  la notion de justice un fondement rationnel, avec l’effet de 

la soustraire matĂ©riellement Ă  la volontĂ© libre de l’homme. En cela, 

il reprend une ligne conceptuelle qu’Aristote et Justinien avaient 

 

21

 Â« Les perfections de Dieu sont infinies, et les nostres sont bornĂ©es Â» 

(Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, 

MĂ©ditation sur la notion commune de la 

justice

op. cit.

, p. 60). 

22

 Â« Car Dieu est juste parfaitement et entiĂšrement » (

Ibid.

). 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

129

dĂ©jĂ  tracĂ©e et qui se prolongera au XVIIIe siĂšcle oĂč elle donnera 

notamment naissance aux dĂ©clarations des droits de l’homme. 

Quant aux fondements thĂ©istes de la thĂ©orie leibnizienne de la 

justice, bien que repris par certains philosophes-juristes des XVIIe 

et XVIIIe siĂšcles tels que Pufendorf et Wolff, ils survivront mal Ă  la 

rĂ©volution kantienne qui modifiera dans une trĂšs large mesure la 

portĂ©e de la thĂ©ologie dans les thĂ©ories juridiques. 

Et pour nous, la justice est-elle une affaire de volontĂ©? MĂȘme si 

nous dĂ©clarons toujours que les droits de l’homme ont une portĂ©e 

universelle, nous avons sans doute perdu une bonne partie de la foi 

en la raison qui imposerait une justice, une et immuable. Avec 

l’effet, sans doute, que la portĂ©e de la volontĂ© s’en trouve renforcĂ©e. 

Si ce n’est pas par une raison universelle que nous dĂ©fendons les 

droits de l’homme, c’est en vertu de notre volontĂ© de faire respecter 

une certaine image que nous nous  faisons de l’homme.  

Peut-ĂȘtre sommes-nous aujourd’hui plus proches d’Aristote et de 

Justinien que de Leibniz. Il nous paraĂźt indispensable – entre autres 

au nom de la raison – de fixer des rĂšgles gĂ©nĂ©rales de justice, mais  

sans faire appel Ă  des concepts thĂ©ologiques. En mĂȘme temps, nous 

savons qu’il faudra toute notre dĂ©termination – 

constans et perpetua 

voluntas

 â€“ pour faire respecter ces rĂšgles.  

 

 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

131

 

 

Les pĂ©ripĂ©ties de l’égalitĂ© en Suisse, de 

l’époque rĂ©volutionnaire Ă  la premiĂšre 

Constitution fĂ©dĂ©rale 

 

 

Victor Monnier 

 

 

La Suisse de l’ancien rĂ©gime 

 

En guise d’introduction Ă  cet exposĂ©, rappelons dans les grandes 

lignes l’inĂ©galitĂ© fonciĂšre dans laquelle se trouve la Suisse de 

l’ancien rĂ©gime. 

Avant 1798, nous savons que le Corps helvĂ©tique est formĂ© des 

treize Cantons confĂ©dĂ©rĂ©s, d’un certain nombre d’AlliĂ©s comme le 

prince abbĂ© de Saint-Gall, la ville de Saint-Gall ou la RĂ©publique 

des trois ligues rhĂ©tiques (les Grisons) et enfin d’un grand nombre 

de territoires sous sujĂ©tion de ces diffĂ©rents Etats. Les membres du 

Corps helvĂ©tique ne sont pas Ă©gaux entre eux. Pour preuve les 

diffĂ©rences hiĂ©rarchiques entre les Cantons qui sont Ă©tablies en 

raison de leur importance politique, militaire, ou Ă©conomique et de 

leur anciennetĂ©. A la DiĂšte confĂ©dĂ©rale, sorte de confĂ©rence 

diplomatique reprĂ©sentant tous les Cantons et certains AlliĂ©s, les 

dĂ©lĂ©guĂ©s des huit premiers ConfĂ©dĂ©rĂ©s, Uri (1291), Schwyz (1291), 

Unterwald (1291), Lucerne (1332), Zurich (1351), Glaris (1352), 

Zoug (1352), Berne (1353) sont assis sur des siĂšges un peu plus 

haut que les cinq derniers, Fribourg (1481), Soleure (1481), BĂąle 

(1501), Schaffhouse (1501) et Appenzell (1513). En outre, dans le 

groupe des premiers membres de la ConfĂ©dĂ©ration, les trois 

Cantons-villes de Zurich, Berne et Lucerne jouissent du droit de 

prĂ©sĂ©ance sur les cinq autres Cantons-pays. Cette inĂ©galitĂ© existe 

aussi entre les AlliĂ©s des ConfĂ©dĂ©rĂ©s, certains Ă©tant intĂ©grĂ©s Ă  la 

ConfĂ©dĂ©ration comme la ville et le prince abbĂ© de Saint-Gall qui 

bĂ©nĂ©ficient d’un siĂšge Ă  la DiĂšte, d’autres ne l’étant pas, comme la 

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132 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

RĂ©publique de GenĂšve. C’est non seulement une inĂ©galitĂ© politique 

mais Ă©galement une inĂ©galitĂ© juridique. Ainsi, par exemple, les 

clauses du Pacte de 1481 conclu entre d’une part les huit premiers 

Cantons et d’autre part Fribourg et Soleure, prĂ©voient qu’en cas de 

guerre, ces derniers doivent prĂȘter main forte aux premiers en tout 

lieu mĂȘme en dehors de leurs frontiĂšres alors que la rĂ©ciproque ne 

s’applique pas. En effet, l’aide militaire apportĂ©e par Uri, Schwyz, 

Unterwald, Lucerne, Zurich, Glaris, Zoug, et Berne aux deux 

nouveaux arrivants, se limite uniquement aux territoires de Fribourg 

et Soleure. De surcroĂźt, la politique Ă©trangĂšre de Fribourg et Soleure 

est restreinte puisqu’ils ne peuvent plus contracter de nouvelles 

alliances sans le consentement des huit Cantons et que dans les 

nĂ©gociations de paix, ces deux villes doivent s’en remettre aux 

conditions fixĂ©es par ceux-ci. Dans le mĂȘme contexte, il vaut la 

peine de mentionner l’obligation incombant aux Cantons de BĂąle, 

Schaffhouse et Appenzell, en cas de conflit entre les Suisses, de 

rester neutres et d’offrir aux belligĂ©rants leur mĂ©diation

1

A cette inĂ©galitĂ© entre entitĂ©s souveraines s’ajoute encore 

l’inĂ©galitĂ© entre celles-ci et leurs sujets dont les territoires 

constituent la majeure partie du Corps helvĂ©tique. Ces contrĂ©es sous 

sujĂ©tion sont d’abord celles formĂ©es de la campagne environnante 

situĂ©e aux abords des Cantons-villes, puis de certains pays sujets 

d’un seul Canton, comme le Pays de Vaud appartenant Ă  Berne, 

enfin des baillages communs, rĂ©gions sous souverainetĂ© de 

plusieurs Cantons, comme la Thurgovie

2

 

1

 Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848

, Berne, 

StĂ€mpfli, 1992, p. 8; Jean-François AUBERT, 

TraitĂ© de droit 

constitutionnel suisse

, Paris, NeuchĂątel, Jurisprudence gĂ©nĂ©rale Dalloz; 

Ides et Calendes, vol. 1

er

, 1967, pp. 1-2; William Emmanuel RAPPARD, 

L'individu et l'Etat, dans l'Ă©volution constitutionnelle de la Suisse

, Zurich., 

Ed. polygraphiques, [1936], p. 19; David LASSERRE, 

Alliances 

confédérales 1291-1815

, Erlenbach, Zurich, Ed. EugĂšne Rentsch, 1941, 

pp. 67-81. 

2

 Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit

., p. 9; 

Charles GILLIARD, Histoire de la Suisse, Paris, PUF, 6Ăšme Ă©d. 1974, 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

133

                                                                                                     

Dans ce Corps helvĂ©tique rĂšgne en outre une inĂ©galitĂ© profonde 

entre individus. Au sommet de la pyramide se trouvent les 

patriciens des Etats souverains qui dĂ©tiennent exclusivement tous 

les leviers du pouvoir; en dessous d’eux, nous avons les bourgeois 

jouissant de privilĂšges d’ordre Ă©conomique, qu’ils exploitent sans 

pouvoir gouverner; les habitants et natifs, vivant dans ces entitĂ©s 

souveraines, disposent quant Ă  eux d’un certain nombre de libertĂ©s 

Ă©conomiques mais n’ont aucun droit politique; enfin les sujets sont 

exclus de toute participation aux affaires de l’Etat et dĂ©pendent 

juridiquement et Ă©conomiquement de leurs seigneurs et maĂźtres, les 

autoritĂ©s des Etats de ce Corps helvĂ©tique

3

. Le sentiment de cette 

hiĂ©rarchie sociale est partagĂ© par tous ceux qui en bĂ©nĂ©ficient, 

comme nous l’indique en 1798 un agent français en Suisse: Â« Les 

paysans de la partie souveraine de la Suisse (
) sont si peu amis de 

l’EgalitĂ©, que le dernier d’entre eux met entre lui et un Paysan des 

Baillages sujets la mĂȘme diffĂ©rence qui existait, il y a quatre ans, 

entre un Duc et Pair et un artisan du faubourg St.-Antoine »

4

Lorsqu’éclate la RĂ©volution en France, agitations, troubles et 

rĂ©voltes secouent Cantons, AlliĂ©s et pays sujets du Corps 

helvĂ©tique. Les Ă©vĂ©nements français tels l’élaboration d’une 

Constitution, l’abolition du rĂ©gime fĂ©odal et de tous les privilĂšges 

ainsi que la DĂ©claration des droits de l’homme, ont des 

rĂ©percussions sur leurs populations. Les idĂ©es que vĂ©hicule la 

RĂ©volution française vont gagner la Suisse, en particulier le 

principe d’égalitĂ©, et trouvent des adeptes non seulement parmi les 

habitants des territoires sujets mais aussi parmi certaines familles 

patriciennes. Si ces idĂ©es rĂ©volutionnaires trouvent un Ă©cho 

 

pp. 56-57; William MARTIN, 

Histoire de la Suisse

, Lausanne, Payot, 

7Ăšme Ă©d., 1974, p. 145. 

3

 

Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses

, Lausanne, Payot, 2

Ăšme

 Ă©d. 

revue et augmentĂ©e, 1986, pp. 457-463; Charles GILLIARD, 

Histoire de 

la Suisse

,

 op. cit

., pp. 48-51; Eduard HIS, 

Geschichte des neuern 

Schweizerischen Staatsrechts

, BĂąle, Helbing et Lichtenhahn, 1929, vol. 1, 

pp. 329-333. 

4

 CitĂ© in William Emmanuel RAPPARD, 

La RĂ©volution industrielle et les 

origines de la protection lĂ©gales au travail en Suisse

, Berne, Staemplli, 

1914, p. 18, n. 2. 

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134 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

favorable en Suisse, c’est qu’elles correspondent Ă  une aspiration 

rĂ©elle d’une partie importante de sa population. Leur application 

vise tout autant les entitĂ©s gĂ©ographiques que l’individu; on 

souhaite dĂšs lors l’abolition de tout lien de sujĂ©tion et la 

reconnaissance de l’égalitĂ© de droit

5

C’est Ă  l’époque de la campagne d’Italie que l’on assiste en 

Suisse Ă  l’application de ce principe de l’égalitĂ© aux entitĂ©s 

gĂ©ographiques. En effet, les victoires remportĂ©es par le gĂ©nĂ©ral 

Bonaparte (1769-1821) en Italie du Nord provoquent, en mai 1797, 

le soulĂšvement de la Valteline, Bormio et Chiavenna, pays sujets, 

contre leurs souverains, la RĂ©publique des trois Ligues rhĂ©tiques. 

La sentence que prononce Bonaparte, Ă  propos de ces trois rĂ©gions, 

au moment de les rĂ©unir Ă  la toute nouvelle RĂ©publique cisalpine, le 

10 octobre 1797, est le coup de semonce qui retentira dans toute la 

Suisse et amorcera l’écroulement de l’ordre inĂ©galitaire qui y 

rĂ©gnait: Â« Che un popolo non puĂČ essere suddito d’un altro popolo, 

senza violare i principi del diritto pubblico e naturale Â»

6

. Le succĂšs 

de cette dĂ©claration est tel qu’il figure un mois plus tard, en 

français, sur l’arc de triomphe dressĂ© Ă  Lausanne, en novembre 

1797, pour accueillir le gĂ©nĂ©ral français victorieux qui se rend Ă  

Rastatt

7

 

5

 Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit

., 

pp. 18-23. Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, op. cit., p. 484; 

Ernst GAGLIARDI, 

Histoire de la Suisse

, Ă©d. française par Auguste 

REYMOND, Lausanne, Payot, 1925, vol. 2, pp. 7-12; Anton von 

TILLIER, 

Histoire de La RĂ©publique HelvĂ©tique depuis sa fondation en 

1798 jusqu'Ă  sa dissolution en 1803

, Traduite librement de l’allemand par 

[FrĂ©dĂ©ric] A[guste] Cramer, GenĂšve, Paris, Librairie d'Ab. Cherbuliez et 

Cie, 1846, pp. 2-7. 

6

 

Amtliche Sammlung der Ă€ltern Eidgenössischen Abschiede

, Ă©ditĂ© par 

Gerold MEYER VON KNONAU, Zurich, 1856, vol 8, p. 270. « Un 

peuple ne peut ĂȘtre sujet d’un autre peuple sans violer les principes du 

droit public et naturel Â», trad. fr. in Pierre GRELLET, 

Avec Bonaparte de 

GenĂšve Ă  BĂąle

, Lausanne, F. Rouge, 1946, p. 25. 

7

 Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit

., 

pp. 8-9; Alfred RUFER, 

La Suisse et la RĂ©volution française, Recueil

 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

135

                                                                                                     

Quant Ă  l’égalitĂ© de droit appliquĂ©e aux individus, l’ensemble du 

Corps helvĂ©tique s’y montre rĂ©tif Ă  part quelques exceptions comme 

GenĂšve ou Saint-Gall. Il faut attendre le dĂ©but de l’annĂ©e 1798 pour 

voir le mouvement rĂ©volutionnaire suisse, encouragĂ© par le 

Directoire français, se propager dans toute la ConfĂ©dĂ©ration et 

sonner le glas des institutions aristocratiques. On assiste alors, sans 

effusion de sang, Ă  l’émancipation des territoires sous sujĂ©tion et Ă  

la reconnaissance des principes de souverainetĂ© nationale et 

d’égalitĂ©. C’est ainsi qu’en quelques semaines, la rĂ©volution qui 

secoue la Suisse, a raison de l’inĂ©galitĂ© fonciĂšre qui rĂ©gnait naguĂšre 

entre entitĂ©s territoriales et entre individus. C’est ce moment que 

choisit la France pour envahir toute la Suisse. AprĂšs la dĂ©faite 

militaire de Berne, qui donne le coup de grĂące Ă  la vieille 

ConfĂ©dĂ©ration, l’occupant impose, le 12 avril 1798, une constitution 

qui Ă©tablit un Ă©tat unitaire de type centralisĂ©: la RĂ©publique 

helvétique

8

 

 

La RĂ©publique helvĂ©tique (1798-1803) 

 

La premiĂšre constitution de la Suisse, au sens formel du terme, la 

Constitution de la RĂ©publique helvĂ©tique du 12 avril 1798, est 

rĂ©digĂ©e sur le modĂšle de la Constitution française en vigueur, celle 

du 22 aoĂ»t 1795, dite de l’an III. Ce texte qui abolit la souverainetĂ© 

des Etats du Corps helvĂ©tique ainsi que leurs rĂ©gimes politiques 

 

préparé par Jean-René Suratteau

, Paris, SociĂ©tĂ© des Ă©tudes 

robespierristes, 1974, pp. 194-197; Edouard GUILLON, 

NapolĂ©on et la 

Suisse 1803-1815

, Paris, Lausanne, Plon, Payot, 1910, p. 21. 

Alfred DUFOUR, 

Histoire de GenĂšve

, Paris, PUF, 2001, 3Ăšme Ă©d., p. 87; 

Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit

., 

pp. 22-23; Jean-François AUBERT, 

TraitĂ© de droit constitutionnel suisse, 

op. cit

., vol. 1

er

, pp. 4-5; Alfred RUFER, 

La Suisse et la RĂ©volution 

française, op. cit.

, pp. 67-78; William MARTIN, 

Histoire de la Suisse, op. 

cit.

, p. 182. 

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136 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

divers, fait de la Suisse un Ă©tat unitaire, une dĂ©mocratie 

reprĂ©sentative et y introduit des droits fondamentaux

9

Avec la Constitution de la RĂ©publique helvĂ©tique de 1798, on 

assiste Ă  la crĂ©ation d’une vingtaine de Cantons, qui ne sont en 

rĂ©alitĂ© que des circonscriptions administratives. Cette RĂ©publique 

rassemble des territoires Ă©mancipĂ©s en les plaçant sur pied d’égalitĂ© 

avec ceux de leurs anciens maĂźtres. Son article 15, al. 2 prĂ©cise: 

« Les cantons sont Ă©gaux, et le sort rĂšgle annuellement leur rang Â». 

Cependant la loi peut en modifier les limites sans nĂ©cessiter une 

révision de la Constitution

10

. Ainsi, la Constitution de 1798 

Ă©numĂšre les diffĂ©rents Cantons: six territoires affranchis, le Pays de 

Vaud, l’Argovie, la Thurgovie, Sarganz et les bailliages italiens qui 

deviennent deux Cantons sĂ©parĂ©s Bellinzone et Lugano. A ceux-ci 

s’ajoutent les treize anciens souverains et leurs AlliĂ©s, Saint-Gall, le 

Valais, les Grisons, munis pour la plupart des contrĂ©es vicinales qui 

dĂ©pendaient d’eux avant la RĂ©volution. Cependant le nombre de ces 

Cantons variera durant l’existence de la RĂ©publique helvĂ©tique pour 

des raisons politiques. Afin de rĂ©duire encore l’antique puissance de 

Berne, on crĂ©e un Canton de l’Oberland dont le chef-lieu est 

Thoune. Au motif que la ville de Zoug a rejetĂ© la nouvelle 

Constitution de l’HelvĂ©tique, le territoire de ce Canton qui, selon le 

texte de cette derniĂšre, englobe le vieux comtĂ© de Baden et le 

Freiamt, est amputĂ© de ces deux derniĂšres rĂ©gions pour former un 

nouveau Canton: celui de Baden. AprĂšs la rĂ©volte de la Suisse 

centrale contre la RĂ©publique, en mai 1798, pour diminuer le poids 

de la reprĂ©sentation de ces Cantons contre-rĂ©volutionnaires dans les 

Conseils lĂ©gislatifs, on dĂ©cide de rassembler en une seule 

circonscription du nom de Waldstaetten, ceux d’Uri, de Schwyz, 

d’Unterwald, de Zoug. Glaris et Sargans deviennent Ă  leur tour le 

 

9

 Le texte de la Constitution de la RĂ©publique helvĂ©tique du 12 avril 1798 

figure in 

Quellenbuch zur neueren schweizerischen 

Verfassungsgeschichte

, publiĂ© par Alfred KÖLZ, Berne, StĂ€mpfli, 1992, 

pp. 126-152; Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische 

Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der Alten 

Eidgenossenschaft bis 1848

,

 op. cit

., pp. 98-110; Jean-François AUBERT, 

Traité de droit constitutionnel suisse

,

 op. cit

., vol. 1

er

, pp. 5-6. 

10

 Art. 16 de la Constitution de la RĂ©publique helvĂ©tique du 12 avril 1798. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

137

                                                

Canton de la Linth; quant Ă  Appenzell et Ă  Saint-Gall, ils sont 

rassemblés sous la dénomination du Canton du Saentis

11

A la diffĂ©rence du modĂšle français qui contient dans sa 

dĂ©claration des droits la proclamation universelle de l’égalitĂ©

12

, la 

Constitution de l’HelvĂ©tique se contente d’une reconnaissance 

implicite à son article 8 alinéa 1

er

: Â« Il n’y a aucune hĂ©rĂ©ditĂ© de 

pouvoir, de rang et d’honneur. L’usage de tout titre ou institution

 

quelconque qui en rĂ©veillerait l’idĂ©e, sera interdit par des lois 

pénales »

13

. En dĂ©pit de cette absence, on fera dĂ©couler de cette 

derniĂšre disposition le principe d’égalitĂ© de droit entre les citoyens 

suisses et la suppression de toute distinction. De la sorte, le 

dĂ©tenteur des droits de bourgeoisie, issu de territoires anciennement 

souverains ou sujets, jouit dĂ©sormais du droit de citoyennetĂ© 

helvĂ©tique. De mĂȘme les natifs qui, sous l’ancien rĂ©gime, Ă©taient au 

bĂ©nĂ©fice seulement du droit d’établissement, sont dorĂ©navant 

citoyens suisses dĂšs l’ñge de vingt ans. L’exercice des droits 

politiques leur est confĂ©rĂ© pour autant qu’ils rĂ©sident dans la mĂȘme 

commune depuis cinq annĂ©es. Il se pratique Ă  l’intĂ©rieur des 

assemblĂ©es primaires, dans le rĂ©gime de dĂ©mocratie reprĂ©sentative 

indirecte introduit par la Constitution de 1798. S’écartant de la 

Constitution française de 1795, celle de 1798 ne mentionne aucun 

cens Ă©lectoral ou d’éligibilitĂ©. Toutefois, l’application du principe 

 

11

 

Handbuch der Schweizer Geschichte

, Zurich, Berichthaus, 2Ăšme Ă©d., 

1980, vol. 2, pp. 795-796; Alfred RUFER, 

La Suisse et la RĂ©volution 

française, op. cit

., p. 81; Eduard HIS, 

Geschichte des neuern 

Schweizerischen Staatsrechts, op. cit

., vol. 1

er

, pp. 128-134. 

12

 Â« Art. 3. – L’égalitĂ© consiste en ce que la loi est la mĂȘme pour tous, soit 

qu’elle protĂšge, soit qu’elle punisse. â€“ L’égalitĂ© n’admet aucune 

distinction de naissance, aucune hĂ©rĂ©ditĂ© de pouvoirs 

». in 

Les 

Constitutions de la France depuis 1789

. PrĂ©sentation Jacques 

GODECHOT, Paris, Garnier Flammarion, Ă©dition mise Ă  jour en 1995, 

p. 101. 

13

 L’alinĂ©a 2 de l’article 8 poursuit: Â« Les distinctions hĂ©rĂ©ditaires 

engendrent l’orgueil et l’oppression, conduisent Ă  l’impĂ©ritie et Ă  la 

paresse, et pervertissent l’opinion sur les choses, les Ă©vĂ©nements et les 

hommes Â», 

Quellenbuch zur neueren schweizerischen 

Verfassungsgeschichte

op. cit

., p. 127. 

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138 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

d’égalitĂ© dans le domaine politique n’a pas pour autant Ă©tĂ© Ă©tendue 

aux IsraĂ©lites, habitant depuis longtemps et de façon permanente, 

dans les communes de Lengnau et d’Endingen du comtĂ© de Baden. 

MalgrĂ© les efforts de certains dĂ©putĂ©s pour leur accorder le droit de 

citoyennetĂ©, la majoritĂ© des Conseils lĂ©gislatifs de la RĂ©publique 

helvĂ©tique en 1798-1799 maintint qu’ils Ă©taient avant tout des 

étrangers et ne les considéra pas autrement

14

La vie Ă©phĂ©mĂšre de la RĂ©publique helvĂ©tique (1798-1803) est 

mise Ă  mal par le conflit qui oppose les partisans du systĂšme 

unitaire et donc de l’HelvĂ©tique aux fĂ©dĂ©ralistes, lesquels souhaitent 

la restauration de la souverainetĂ© des Cantons. Ce conflit se 

manifeste par de nombreux coups d’état et par la volontĂ© des deux 

tendances de modifier la Constitution. A propos du principe 

d’égalitĂ©, relevons quelques modifications qui figurent dans les 

textes et projets Ă©laborĂ©s entre 1801 et 1802. 

Concernant les entitĂ©s gĂ©ographiques, la division de l’HelvĂ©tie 

en dix-huit Cantons est modifiĂ©e d’abord par le projet de la 

Malmaison du 29 mai 1801

15

 puis par la seconde Constitution du 25 

mai 1802

16

. Les Waldstaetten et Zoug redeviennent cinq Cantons 

sous leur appellation d’origine. Berne rĂ©cupĂšre l’Oberland; la Linth 

et le Saentis deviennent le Canton d’Appenzell pour la premiĂšre, et 

 

14

 Felix HAFNER, « Der Weg zur Realisierung der Rechtsgleichheit â€“ 

wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der 

Mediationsakte Â», 

Bonaparte, la Suisse et l'Europe

, Zurich, GenĂšve, 

Bruxelles, Berlin, Schulthess, Bruylant; Berlin Wissenschafts-Verlag, 

2003, pp. 212-214; Erika HEBEISEN, « Das Pogrom von 1802 im Surbtal. 

Eine antisemitische Revolte des christlichen Landbevölkerung Â», 

Dossier 

helvétique

 (BĂąle), vol. IV, 1998, pp. 235-236; Alfred KÖLZ, 

Neuere 

schweizerische Verfassungsgeschichte


,

 op. cit

., pp. 109-110; Eduard 

HIS, 

Geschichte des neuern Schweizerischen Staatsrechts

op. cit

., vol. 1, 

pp. 337-338. 

15

 Le texte du projet de Constitution de la Malmaison du 29 mai 1801 

figure in Carl HILTY, 

Les Constitutions fĂ©dĂ©rales de la ConfĂ©dĂ©ration 

Suisse. Exposé historique

, trad. fr. FrĂ©dĂ©ric-Henri MENTHA, NeuchĂątel, 

Attinger, 1891, pp. 342-345. 

16

 Le texte de la Constitution du 25 mai 1802 figure in Carl HILTY, 

Les 

Constitutions fĂ©dĂ©rales de la ConfĂ©dĂ©ration Suisse. ExposĂ© historique

,

 op. 

cit

., pp. 347-357. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

139

                                                

de Glaris pour le second; Baden, le Freiamt et le Fricktal sont 

incorporĂ©s Ă  l’Argovie. Le Canton du Tessin regroupe dĂ©sormais 

celui de Lugano et de Bellinzone. A certains qui souhaitent 

recouvrer leurs anciens sujets, Bonaparte, qui suit avec attention les 

Ă©vĂ©nements suisses, dĂ©clare, en 1801, en s’adressant Ă  Alois Reding 

(1765-1818), le premier Landammann de la Suisse, « â€Šque le 

soleil retournerait plutĂŽt de l’occident Ă  l’orient que le Pays-de-

Vaud fut rendu Ă  Berne
 »

17

S’agissant des individus, relevons que si le projet de la 

Malmaison ne fait aucune allusion au principe de l’égalitĂ©, la 

Constitution de 1802, quant Ă  elle, prĂ©cise que la naissance et les 

titres héréditaires ne sauraient créer des distinctions

18

. Cependant Ă  

la lecture des textes constitutionnels ayant pour objet la Suisse ou 

ses Cantons, il est piquant de constater qu’on y introduit le suffrage 

censitaire restreignant tant l’exercice du droit de vote que 

l’éligibilitĂ©

19

. La lutte entre unitaires et fĂ©dĂ©ralistes dĂ©bouche en 

1802 sur la guerre civile provoquant l’intervention du premier 

Consul par sa mĂ©diation.  

Ainsi, en cette fin de RĂ©publique helvĂ©tique, nous constatons 

que le principe d’égalitĂ©, principe qui d’ailleurs ne figure dans 

aucune des Constitutions en vigueur, est quelque peu malmenĂ©: on 

assiste de façon gĂ©nĂ©rale Ă  la tendance Ă  vouloir en limiter 

l’application tant Ă  propos des entitĂ©s gĂ©ographiques qu’à propos 

des individus. 

 

17

 

Bonaparte et la Suisse. Travaux prĂ©paratoires de l'Acte de MĂ©diation 

(1803). ProcĂšs-verbal des assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales des dĂ©putĂ©s helvĂ©tiques et 

des opĂ©rations de la Commission nommĂ©e par le premier Consul pour 

conférer avec eux

, Ă©d. et prĂ©sentĂ©s par Victor MONNIER, prĂ©f. d’Alfred 

KÖLZ, GenĂšve, BĂąle, Helbing et Lichtenhahn, FacultĂ© de droit, Slatkine, 

2002, p. 108. 

18

 Art. 6, titre III de la Constitution du 25 mai 1802. 

19

 Voir notamment le titre V du projet de la Malmaison du 29 mai 1801 

ainsi que les projets de Constitutions cantonales Ă©laborĂ©es en aoĂ»t 1801 et 

en aoĂ»t-septembre 1802 in 

Actensammlung aus der Zeit der Helvetischen 

Republik (1798-1803)

, publiĂ©s par Johannes STRICKLER, Berne, 

Buchdruckerei StĂ€mpfli, vol. VII, 1899, pp. 1429-1603; vol. VIII, 1902, 

pp. 1459-1562. 

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140 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

La Consulta et l’Acte de MĂ©diation (1802-1803) 

 

Afin d’élaborer le nouvel ordre constitutionnel pour la Suisse et ses 

Cantons, Bonaparte convoque dans la capitale française une 

soixantaine de dĂ©lĂ©guĂ©s venus de tout le pays, assemblĂ©e que l’on 

dĂ©signe gĂ©nĂ©ralement sous le nom de Consulta helvĂ©tique. 

D’entrĂ©e, le premier Consul impose aux Suisses le rĂ©tablissement 

de la structure confĂ©dĂ©rale avec la souverainetĂ© des Cantons, 

rĂ©tablissement qui ne peut s’opĂ©rer, selon lui, que par la 

reconnaissance d’un principe fondamental, acquis de la RĂ©volution, 

celui de l’égalitĂ©. C’est d’une part l’égalitĂ© en droit entre tous 

individus, qui implique en particulier la renonciation par les 

familles patriciennes Ă  tous leurs privilĂšges et d’autre part l’égalitĂ© 

entre tous les Cantons, anciens souverains et anciens sujets. Chaque 

Canton doit ĂȘtre constituĂ©, selon le premier Consul, Â« â€Š suivant sa 

langue, sa religion, ses mƓurs, son intĂ©rĂȘt et son opinion Â»

Effectivement, il s’agit de les former gĂ©ographiquement, de leur 

donner une assise territoriale dĂ©finitive. NĂ©anmoins, malgrĂ© la 

dĂ©cision prise par Bonaparte de revenir Ă  la ConfĂ©dĂ©ration d’Etats, 

le premier Consul, voulant faire Ɠuvre solide, entend connaĂźtre 

l’opinion des Suisses sur ces questions et les encourage Ă  lui faire 

parvenir leurs projets de Constitution ainsi que leurs vƓux en les 

assurant qu’il les examinera avec attention

 

 

EgalitĂ© des territoires 

 

A ceux qui souhaiteraient profiter du changement constitutionnel 

opĂ©rĂ© par la mĂ©diation de Bonaparte pour revenir Ă  la situation 

d’avant 1798 et recouvrer leurs territoires sujets, le premier Consul 

prĂ©cise avec clartĂ© le 12 dĂ©cembre 1802: « Il est indispensable que 

vous rĂ©organisiez vos cantons sur l’ancien pied, toutefois avec la 

 

20

 Lettre de NapolĂ©on Bonaparte du 10 dĂ©cembre 1802, 

Bonaparte et la 

Suisse

op. cit

., p. 29. 

21

 

Bonaparte et la Suisse, op. cit

., pp. 13-18; Jean-François AUBERT, 

TraitĂ© de droit constitutionnel suisse, op. cit

., vol. 1

er

, pp. 6-8; Alfred 

RUFER, 

La Suisse et la RĂ©volution française, op. cit

., pp. 107-145. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

141

                                                

diffĂ©rence qu’ils aient tous les mĂȘmes droits politiques, que les 

villes renoncent Ă  tous les privilĂšges sur leurs anciens sujets et les 

patriciens Ă  leurs privilĂšges sur leurs concitoyens. Les anciens 

bailliages italiens et le Pays de Vaud doivent former des Cantons 

distincts. Berne a demandĂ© le rĂ©tablissement des cantons 

indĂ©pendants, mais en mĂȘme temps revendiquĂ© pour elle le Pays de 

Vaud. Ce pays tient Ă  nous par son sang, par ses mƓurs, par sa 

langue; jamais je ne consentirai Ă  ce qu’il redevienne sujet. Notre 

honneur est engagĂ© sur ce point, comme celui des Italiens en ce qui 

concerne le Tessin. La France est tellement unie au LĂ©man que 

j’emploierais jusqu’à 50.000 hommes pour conserver son 

L’essentiel du travail auquel s’attellent les dĂ©putĂ©s suisses est 

d’établir la Constitution de leur propre Canton, dans laquelle seront 

fixĂ©es son organisation politique ainsi que ses frontiĂšres afin d’en 

dĂ©terminer l’existence gĂ©ographique. Ainsi, par exemple, les deux 

anciens Cantons de Glaris et d’Appenzell, associĂ©s par la 

RĂ©publique helvĂ©tique Ă  des territoires avec lesquels ils n’ont que 

peu de points communs, aspirent Ă  la restauration de leur 

souverainetĂ© dans les frontiĂšres qui Ă©taient les leurs avant la 

RĂ©volution. Pour Johann Caspar Zellweger (1768-1855) le retour 

d’Appenzell dans ses anciennes limites s’impose car moult facteurs 

sĂ©parent l’Appenzellois de son voisin: le rĂ©gime politique de 

dĂ©mocratie directe d’avant 1798, l’habitat en montagne, la diversitĂ© 

du climat, la stĂ©rilitĂ© du sol, enfin le caractĂšre industrieux de ses 

habitants. Pour les pays rattachĂ©s Ă  ces deux Cantons, c’est 

Ă©galement l’occasion de rĂ©clamer leur sĂ©paration et leur 

incorporation Ă  un seul Etat voire deux qu’il s’agirait alors de crĂ©er. 

AprĂšs avoir lu les diffĂ©rents mĂ©moires sur cette question et entendu 

les aspirations formulĂ©es par les dĂ©putĂ©s reprĂ©sentant ces rĂ©gions Ă  

Paris, Bonaparte tranche. La dĂ©cision qu’il prend correspond 

d’ailleurs Ă  la volontĂ© des populations concernĂ©es: Glaris et 

Appenzell sont restaurĂ©s dans les frontiĂšres qu’ils avaient sous 

l’ancien rĂ©gime; les diffĂ©rents territoires ajoutĂ©s Ă  ces deux Cantons 

 

22

 

Actensammlung aus der Zeit der Helvetischen Republik, op. cit

., vol. IX, 

pp. 883-884. 

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142 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

sous la RĂ©publique, qui avaient le rang, soit d’AlliĂ©s des 

ConfĂ©dĂ©rĂ©s, soit de pays sujets, avant 1798, sont incorporĂ©s dans un 

nouveau Canton crĂ©Ă© pour la circonstance, Saint-Gall. Nous 

remarquons de la sorte que l’établissement de ces Etats tient compte 

des vƓux de leurs populations

23

A propos de ce que sera le futur Canton d’Argovie, il est 

intĂ©ressant de remarquer que les dĂ©putĂ©s du Fricktal, rĂ©gion 

appartenant Ă  la Maison d’Autriche et qui venait d’ĂȘtre incorporĂ©e Ă  

la RĂ©publique helvĂ©tique comme Canton, le 18 aoĂ»t 1802, 

rĂ©clament le maintien de ce statut. En effet, ils font ressortir dans 

leur mĂ©moire qu’il est indispensable que cette contrĂ©e forme un 

Canton particulier en raison de la religion, des mƓurs, des usages, 

de la culture, de la moralitĂ© de ses habitants, de son commerce et de 

ses rapports avec les autres Cantons suisses

24

. On assiste Ă  une 

dĂ©marche similaire des habitants de Baden et de Bremgarten pour 

ne pas ĂȘtre rattachĂ©s Ă  l’Argovie et demander que l’on conserve le 

Canton de Baden auquel ils appartenaient officiellement jusqu’à la 

promulgation de la seconde Constitution de la RĂ©publique 

helvétique

25

. En dĂ©pit des diffĂ©rences de mentalitĂ© du Fricktal, de 

Baden, du Freiamt et de leur histoire, ces rĂ©gions n’ont pas droit Ă  

accĂ©der Ă  la souverainetĂ© et sont incorporĂ©es dans le nouvel Etat 

d’Argovie. L’application du principe d’égalitĂ© aux entitĂ©s 

 

23

 Gallus Jakob BAUMGARTNER, 

Geschichte des schweizerischen 

Freistaates und Kantons St. Gallen mit besonderer Beziehung auf 

Entstehung, Wirksamkeit und Untergang des fĂŒrstlichen Stiftes St. Gallen

Zurich, Stuttgart, L. Woerl, 1868, pp. 549-555; Lettre de Johann Caspar 

Zellveger du 26 dĂ©cembre 1802, 

Archives du MinistĂšre des Affaires 

EtrangĂšres

, Paris, 

MAE

, Correspondance politique, sous sĂ©rie: Suisse, 

vol. 479, p. 174; Lettre de Niklaus Heer du 11 janvier 1803, 

MAE

vol. 480, p. 40 et p. 41; Lettre de Philipp-Albert Stapfer de janvier 1803, 

MAE

, vol. 480, p. 44; Lettre de Jacob Laurenz Custer et Joseph Blum du 

31 dĂ©cembre 1802, 

MAE

, vol. 479, p. 193. 

24

 Lettre de Johann Baptist Jehle et de Franz Joseph Venerand Friedrich du 

24 janvier 2003, 

MAE

, vol. 480, p. 120. 

25 

Lettre de la MunicipalitĂ© de Baden du 16 dĂ©cembre 1802, 

MAE

vol. 479, p. 119; Lettre des bourgeois de Bremgarten du 7 janvier 1803, 

MAE

, vol. 480, p. 27. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

143

                                                

territoriales ne commandait–elle pas un traitement diffĂ©rent? Sans 

doute, le pragmatisme du premier Consul a eu raison des critĂšres 

devant prĂ©sider Ă  la crĂ©ation de nouveaux Cantons qu’il Ă©nonçait au 

dĂ©but de la Consulta. Ne s’agissait-il pas, en effet, d’avoir un 

Canton puissant entre Berne et Zurich ainsi que deux Etats 

importants, Vaud et Argovie, pour encadrer et limiter, Ă  l’Est et Ă  

l’Ouest, l’influence de Berne? Quels furent les effets des arguments 

des dĂ©putĂ©s de l’Argovie sur Bonaparte lorsqu’ils prĂŽnaient un Etat 

crĂ©dible et solide dans l’intĂ©rĂȘt de toute la Suisse? Pour eux, il Ă©tait 

indispensable que l’Argovie sĂ©pare Berne de Zurich, Cantons qui 

sont, Ă©crivent-ils « [
] les plus riches, les plus grands en Ă©tendue et 

en population et dont la prĂ©pondĂ©rance pourrait devenir trĂšs 

dangereuse pour les autres s’il n’existait une barriĂšre entre eux 

capable de rĂ©sister Ă  leurs projets. L’expĂ©rience des derniers temps 

vient Ă  l’appui de cette observation, car nous avons vu combien les 

deux villes de Zurich et de Berne se sont empressĂ©es de se tendre la 

main pour opĂ©rer la contre-rĂ©volution Â»

26

. C’est ainsi que l’Acte de 

MĂ©diation de 1803 Ă©tablit une Argovie forte, dotĂ©e du Fricktal, de 

Baden et de la majeure partie de l’ancien Freiamt argovien

27

Nous constatons que NapolĂ©on Bonaparte, en rĂ©tablissant la 

structure de ConfĂ©dĂ©ration d’Etats, restaure de la sorte l’intĂ©gralitĂ© 

des Cantons d’avant 1798. Ce n’est qu’aux seuls anciens territoires 

sujets Ă©mancipĂ©s par la RĂ©publique helvĂ©tique, Vaud, Argovie, 

Thurgovie et le Tessin, dont l’existence avait Ă©tĂ© reconnue par les 

deux Constitutions de 1798 et 1802, qu’il confĂšre le rang de 

Cantons souverains. Il maintient ainsi l’hĂ©ritage de la RĂ©volution. 

En outre, il crĂ©e un Canton de Saint-Gall, formĂ© Ă  partir d’AlliĂ©s 

des ConfĂ©dĂ©rĂ©s et de diffĂ©rents territoires sous sujĂ©tion d’avant 

1798. L’application du principe d’égalitĂ© entre entitĂ©s 

gĂ©ographiques est ainsi limitĂ©e en ce qui concerne les anciens 

territoires sujets Ă  ces cinq Etats, Ă  l’exclusion d’autres contrĂ©es qui 

 

26

 MĂ©moire supplĂ©mentaire de la dĂ©putation d’Argovie du 27 dĂ©cembre 

1802, 

MAE

, vol. 479, p. 137. 

27

 Wilhelm OECHSLI, 

Geschichte der Schweiz im neunzehnten 

Jahrhundert

, Leipzig, S. Hirzel, 1903, vol 1

er

, p. 431. 

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144 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

auraient souhaitĂ© ĂȘtre promues Ă  la catĂ©gorie de Cantons 

souverains. 

L’Acte de MĂ©diation de 1803 est le rĂ©sultat de l’habile 

transaction qu’opĂšre Bonaparte entre l’hĂ©ritage de l’ancien rĂ©gime 

et les acquis de la RĂ©volution. Il comprend les Constitutions des 

dix-neuf Cantons et l’Acte fĂ©dĂ©ral qui organise dĂ©sormais le 

fonctionnement de cette nouvelle ConfĂ©dĂ©ration suisse. Le principe 

d’égalitĂ© apportĂ© dans la giberne des soldats de la RĂ©volution figure 

Ă  l’article III de l’Acte fĂ©dĂ©ral avec des expressions qui nous 

rappellent l’article 8 alinĂ©a 1

er

 de la Constitution de l’HelvĂ©tique de 

1798: « Il n’y a plus en Suisse ni pays sujets, ni privilĂšges de lieux, 

de naissance, de personnes ou de familles Â»

28

. Cependant, Ă  

l’exception de cette disposition qui reprĂ©sente plutĂŽt une Â« certaine 

concrétisation »

29

 de ce principe, l’égalitĂ© n’est nulle part 

proclamĂ©e, ni dans les Constitutions cantonales, ni d’ailleurs dans 

l’Acte fĂ©dĂ©ral. Si dĂ©sormais les Cantons confĂ©dĂ©rĂ©s sont tous Ă©gaux 

en droits, nĂ©anmoins certains d’entre eux sont avantagĂ©s Ă  la DiĂšte, 

assemblĂ©e des reprĂ©sentants des Cantons dans laquelle ceux-ci ne 

disposent que d’une voix, alors que Berne, Zurich, Vaud, Saint-

Gall, Argovie et les Grisons, en raison de leur population de plus de 

cent mille habitants, en ont deux. Cette solution est le rĂ©sultat d’un 

compromis entre le parti unitaire qui rĂ©clamait la reprĂ©sentation 

proportionnelle Ă  la DiĂšte et le parti fĂ©dĂ©raliste qui ne voulait 

qu’une voix par Canton. Ainsi le principe de l’égalitĂ© subit-il 

encore une entorse

30

 

28

 Le texte de l’Acte fĂ©dĂ©ral figure in 

L’Acte de MĂ©diation du 19 fĂ©vrier 

1803

. Texte intĂ©gral Ă©ditĂ© par Antoine ROCHAT avec la collaboration 

d’Alain PICHARD. Introduction de Denis TAPPY, Lausanne, Cahiers de 

la Renaissance vaudoise, 2003, pp. 183-92; Alfred KÖLZ, 

Neuere 

schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der 

Alten Eidgenossenschaft bis 1848

,

 op. cit

., pp. 98-110 

29

 Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit

., 

p. 148. 

30

 Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit

., 

p. 150; William Emmanuel RAPPARD, 

La Constitution fĂ©dĂ©rale de la 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

145

                                                                                                     

EgalitĂ© entre individus 

 

Penchons-nous sur l’égalitĂ© entre individus, Ă  la lumiĂšre des 

dispositions de l’Acte de MĂ©diation de 1803, en nous attachant plus 

particuliĂšrement Ă  la question des droits politiques. Avec la 

disparition de la citoyennetĂ© helvĂ©tique, les habitants et natifs qui 

en bĂ©nĂ©ficiaient sous la RĂ©publique helvĂ©tique mais qui n’étaient 

pas pour autant citoyens de leur Canton et bourgeois de leur 

commune de domicile, sont replacĂ©s dans une situation inĂ©galitaire. 

A l’exception de Schwyz, il faut ĂȘtre citoyen du Canton pour 

exercer les droits politiques. Les habitants et natifs ne l’étant pas en 

sont donc exclus. Cependant dans les nouveaux Cantons, ils ont la 

possibilitĂ© de le devenir en s’acquittant d’une somme versĂ©e Ă  la 

caisse des pauvres de leur commune de domicile

31

. Quant aux 

IsraĂ©lites du Surbtal, ils s’étaient adressĂ©s Ă  Talleyrand

32

 durant la 

Consulta pour obtenir l’égalitĂ© politique en remarquant: Â« Quoique 

habitants depuis des siĂšcles Ă  Endingen et Lengnau, les individus 

qui composent ces deux communes, sont actuellement traitĂ©s 

comme des Ă©trangers. La rĂ©volution ne leur a procurĂ©, jusqu’ici que 

des charges extraordinaires de tout genre que, dans l’attente d’un 

meilleur sort, ils ont supportĂ©es patiemment avec tous les habitants 

de l’HelvĂ©tie Â»

33

Cette dĂ©marche n’eut aucun succĂšs, et ils furent 

maintenus comme les natifs dans la catĂ©gorie des aubains

34

 

Suisse

, NeuchĂątel, La BaconniĂšre, 1948, pp. 22-23. 

31

 Art. III des Constitutions des Cantons d’Argovie, de Saint-Gall, de 

Thurgovie (1803); art. IV des Constitutions des Cantons du Tessin et de 

Vaud (1803). 

32

 Charles Maurice de Talleyrand-PĂ©rigord (1754-1838), ministre des 

relations extĂ©rieures. 

33

 Lettre des habitants des deux communes de Lengnau et d’Endingen, 

s.d., in 

Archives nationales

, Paris (

AN

) fonds, AP 29, p. 120. 

34

 Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-

wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der 

Mediationsakte Â», 

op. cit

., pp. 215-216; Eduard HIS, 

Geschichte des 

neuern Schweizerischen Staatsrechts

op. cit

., vol. 1

er

, pp. 335-337; Eugen 

BLOCHER, Â«Die Entwicklung des allgemeinen und gleichen Wahlrechtes 

in der neuen Eidgenossenschaft», 

Revue de droit suisse

, 1906, pp. 160-

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146 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

Les droits politiques des citoyens sont Ă©noncĂ©s dans les dix-neuf 

Constitutions des Cantons qui se rĂ©partissent en trois groupes: 

anciens Cantons pays, ancien Cantons villes et nouveaux Cantons. 

Dans le premier, l’égalitĂ© est assurĂ©e car tout citoyen ĂągĂ© de vingt 

ans est en mĂȘme temps membre de la 

Landsgemeinde

, le lĂ©gislatif 

du pays

35

Bonaparte avait imposĂ© cette mesure lors de la Consulta 

contre l’avis des reprĂ©sentants de la tendance unitaire qui voulaient 

limiter l’admission Ă  cette assemblĂ©e aux seuls propriĂ©taires. Dans 

le deuxiĂšme groupe, celui des anciennes villes souveraines, le droit 

de suffrage et d’éligibilitĂ© est limitĂ© par des conditions censitaires 

qui varient en fonction de ces deux catĂ©gories et en fonction des 

Cantons. En outre, pour pouvoir exercer les droits politiques, la 

Constitution exige que le citoyen jouisse Â« 

d’un Ă©tat 

indépendant »

36

Quant au troisiĂšme composĂ© des nouveaux 

Cantons, on constate Ă©galement la prĂ©sence d’un cens limitant 

l’accĂšs au corps Ă©lectoral ainsi qu’à celui des charges politiques; 

nĂ©anmoins ce cens est plus bas que dans les anciens Cantons villes 

du deuxiĂšme groupe

37

Enfin, si Bonaparte au dĂ©but janvier 1803 

souhaitait instaurer une reprĂ©sentation proportionnelle de la 

population du Canton dans ses Conseils, il se prononce en dĂ©finitive 

pour un systĂšme Ă©lectoral compliquĂ© qui de fait avantagera les 

villes anciennement souveraines au dĂ©triment de leurs campagnes

38

Ainsi, nous nous rendons bien compte que l’application du principe 

d’égalitĂ© aux individus dans les institutions suisses de la MĂ©diation 

 

164; Wilhelm OECHSLI, 

Geschichte der Schweiz im neunzehnten 

Jahrhundert

op

cit

., vol. 1

er

, pp. 452-453. 

35 

Art. III des Constitutions des Cantons d’Appenzell, de Glaris, de 

Schwyz, d’Uri (1803); art. IV des Constitutions des Cantons d’Unterwald 

et de Zoug (1803). 

36

 Art. IV et XVII des Constitutions des Cantons de BĂąle, Fribourg, 

Lucerne, Schaffhouse, Soleure de Zurich (1803); art. IV et XVIII de la 

Constitution du Canton de Berne (1803). 

37

 Art. II et XIII des Constitutions des Cantons d’Argovie, de Saint-Gall, 

de Thurgovie (1803); art. III et XIV des Constitutions des Cantons du 

Canton du Tessin et de Vaud (1803). 

38 

Voir notamment les articles 1er des Constitutions des Cantons de BĂąle, 

Berne, Fribourg, Lucerne, Soleure, Schaffhouse et Zurich (1803).  

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

147

                                                

souffre de nombreuses imperfections propres Ă  remettre en cause 

son fondement

39

L’historien William Emmanuel Rappard (1883-

1958) pourra constater que ce rĂ©gime qui, ne violait pas de façon 

flagrante l’égalitĂ© de droit, avait pour effet de replacer au pouvoir 

les anciens maĂźtres des anciens Cantons urbains: Â« Aux privilĂšges 

de la naissance et de l’hĂ©rĂ©ditĂ© furent substituĂ©s les privilĂšges de la 

richesse, de la considĂ©ration et de l’expĂ©rience dont les 

bĂ©nĂ©ficiaires Ă©taient en fait les mĂȘmes. Ainsi les anciens monarques 

changĂšrent de trĂŽne. Mais ils ne furent pas dĂ©trĂŽnĂ©s »

40

MalgrĂ© les nombreux dĂ©fauts qui entachent le principe de 

l’égalitĂ© de droit dĂ©coulant de l’article III de l’Acte fĂ©dĂ©ral de 1803, 

il n’en reste pas moins que par son Ɠuvre, le mĂ©diateur a rĂ©ussi Ă  

consacrer ce droit fondamental introduit en Suisse par la RĂ©volution 

dans la structure politique de la ConfĂ©dĂ©ration et de ses Cantons. La 

promotion de territoires sous sujĂ©tion au rang d’Etats souverains, 

dans l’ordre europĂ©en d’alors, et qui plus est, placĂ©s sur le mĂȘme 

pied que les Etats dont ils dĂ©pendaient avant 1798, est la marque 

indĂ©niable du bouleversement qu’opĂšre la mise en Ɠuvre de 

l’égalitĂ© en droit, mĂȘme si elle se limite Ă  quatre ou cinq nouveaux 

Cantons. En outre, en rĂ©affirmant l’abolition des privilĂšges, 

Bonaparte, donnait Ă  tout individu, pour autant qu’il remplisse les 

exigences prĂ©vues par la Constitution de son Canton, la possibilitĂ© 

d’accĂ©der Ă  la vie politique et Ă  la magistrature de l’Etat auquel il 

appartenait. Cette Ă©galitĂ© des pays et des citoyens, voulue et 

confirmĂ©e par le mĂ©diateur, reconnue et proclamĂ©e par les Suisses, 

dĂ©coulant de l’article III de l’Acte fĂ©dĂ©ral de 1803, implique donc 

une vĂ©ritable rĂ©volution, qui si elle n’a pas l’ampleur thĂ©orique de 

celle de 1798, tire nĂ©anmoins un trait final sur l’ancien rĂ©gime.  

 

39

 Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-

wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der 

Mediationsakte Â», 

op. cit

., p. 215; 

Bonaparte et la Suisse

,

 op. cit

., pp. 54, 

104-105, 113; Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische 

Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der Alten 

Eidgenossenschaft bis 1848

,

 op. cit

., pp. 145-148; Wilhelm OECHSLI, 

Geschichte der Schweiz im neunzehnten Jahrhundert

op. cit

., vol. 1

er

pp. 447-453. 

40

 William Emmanuel RAPPARD, 

L’individu et l’Etat

,

 op

cit

., p. 83. 

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148 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

De la Restauration Ă  1848 

 

AprĂšs la chute de NapolĂ©on Ier, la Restauration voit la Suisse 

conserver la structure d’état confĂ©dĂ©ral ainsi que les rĂ©gimes 

politiques des Cantons, hĂ©ritĂ©s de l’Acte de MĂ©diation, en limitant 

cependant l’exercice et la jouissance des droits politiques et 

Ă©conomiques des citoyens. La tempĂȘte rĂ©actionnaire qui souffle au 

cours de cette pĂ©riode ne rĂ©ussit toutefois pas Ă  Ă©liminer 

complĂštement l’égalitĂ© de droit. Si ce principe entre entitĂ©s 

territoriales est remis en question par certains Cantons 

rĂ©actionnaires, la garantie qui lui sera assurĂ©e, d’abord par les 

puissances alliĂ©es, puis par les clauses du Pacte fĂ©dĂ©ral de 1815, le 

maintient cependant intact dans le droit public suisse. Quant Ă  

l’égalitĂ© de droit entre individus, elle subit encore d’importantes 

restrictions particuliĂšrement dans les anciens Cantons villes

41

. Et 

c’est dans le paragraphe sept du Pacte fĂ©dĂ©ral de 1815 que rĂ©side 

dĂ©sormais ce principe: « La ConfĂ©dĂ©ration consacre le principe, que 

comme, aprĂšs la reconnaissance des XXII Cantons, il n’existe plus 

en Suisse de pays sujets, de mĂȘme aussi la jouissance des droits 

politiques ne peut jamais, dans aucun Canton, ĂȘtre un privilĂšge 

exclusif en faveur d’une classe des citoyens Â»

42

. En dĂ©pit de son 

caractĂšre quelque peu amphigourique, cette disposition maintient la 

survie de l’égalitĂ© dans les institutions politiques suisses de la 

Restauration. W. E. Rappard relĂšve que cet article, Â« possĂšde donc 

un trĂšs particulier intĂ©rĂȘt historique. C’est, en effet, le seul fil par 

lequel a pu nous ĂȘtre transmise directement la voix qui, en 1798, 

appela la Suisse Ă  la dĂ©mocratie et l’individu Ă  la libertĂ©. GrĂące Ă  lui 

 

41

 Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-

wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der 

Mediationsakte Â», 

op. cit

., pp. 216-217; Alfred KÖLZ, 

Neuere 

schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der 

Alten Eidgenossenschaft bis 1848

,

 op. cit

., pp. 185-191; William 

MARTIN, 

Histoire de la Suisse

,

 op. cit.

, pp. 212-213; William Emmanuel 

RAPPARD, 

La Constitution fĂ©dĂ©rale de la Suisse

,

 op

cit

., pp. 26-27. 

42

 Le texte du Pacte fĂ©dĂ©ral de 1815 figure in 

Quellenbuch zur neueren 

schweizerischen Verfassungsgeschichte, op. cit

., pp. 193-203. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

149

                                                

l’écho de cette voix ne se perdit jamais tout Ă  fait, mĂȘme en 1815, 

au temps de l’orage rĂ©actionnaire »

43

Il faut attendre la RĂ©gĂ©nĂ©ration pour assister Ă  une vĂ©ritable 

remise en question de cet hĂ©ritage de la MĂ©diation. Au cours des 

annĂ©es qui sĂ©parent 1830 de 1848, plusieurs Cantons procĂšdent Ă  

une rĂ©vision totale de leur Constitution. La plupart font figurer dans 

leur texte fondamental les principes de la souverainetĂ© du peuple, 

d’égalitĂ© de droit, de sĂ©paration des pouvoirs ainsi que des droits 

fondamentaux. C’est ainsi que, pour la premiĂšre fois de leur 

histoire, plusieurs Cantons proclament l’égalitĂ© de droit reconnue Ă  

leurs citoyens. L’application du principe de l’égalitĂ© de droit, dont 

dĂ©coule celui du suffrage universel, aura une rĂ©percussion tout Ă  fait 

favorable dans le domaine des droits politiques. Ainsi durant ces 

annĂ©es, on assiste Ă  l’affaiblissement de la prĂ©pondĂ©rance des villes 

sur les campagnes et Ă  l’établissement de la reprĂ©sentation 

proportionnelle de la population de tout le Canton au sein du 

lĂ©gislatif cantonal. Cela n’ira pas sans heurts dans certains Etats 

confĂ©dĂ©rĂ©s, comme Ă  BĂąle et Ă  Schwyz. Quant aux conditions qui 

restreignaient le droit de vote et d’éligibilitĂ©, elles sont, au cours de 

la RĂ©gĂ©nĂ©ration, allĂ©gĂ©es voire supprimĂ©es selon les Cantons, Ă  telle 

enseigne, qu’on peut, de façon gĂ©nĂ©rale, en 1848, les considĂ©rer 

comme abrogĂ©es dans la plupart des Etats de la ConfĂ©dĂ©ration

44

AprĂšs avoir procĂ©dĂ© Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©ration d’une majoritĂ© de 

Cantons, il s’agit d’entreprendre celle du Pacte fĂ©dĂ©ral de 1815. La 

dĂ©faite du Sonderbund en 1847 va dĂ©sormais assurer le succĂšs de 

cette entreprise. Et c’est grĂące Ă  cette toute jeune Constitution du 12 

 

43

 William Emmanuel RAPPARD, 

L’individu et l’Etat

,

 op

cit

., p. 140. 

44

 Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-

wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der 

Mediationsakte Â», 

op. cit

., pp. 217-220; Alfred KÖLZ, 

Neuere 

schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der 

Alten Eidgenossenschaft bis 1848

,

 op. cit

., pp. 320-325; Marcel BRIDEL, 

PrĂ©cis de droit constitutionnel et public suisse

, Lausanne, Payot, 1965, 

pp. 

37-39; Eduard HIS, 

Geschichte des neuern Schweizerischen 

Staatsrechts

op. cit

., vol. 2, pp. 86-87, 90-96, 345-348, 353-362; Eugen 

BLOCHER, Â«Die Entwicklung des allgemeinen und gleichen Wahlrechtes 

in der neuen Eidgenossenschaft»,

 op. cit

., pp. 183-188. 

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150 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

septembre 1848

45

 que le principe d’égalitĂ© est, Ă  l’article 4, enfin 

proclamĂ©: « Tous les Suisses sont Ă©gaux devant la loi Â». Jusqu’à ce 

jour, il n’avait jamais Ă©tĂ© Ă©noncĂ© aussi clairement et avec tant de 

force, ni sous la RĂ©publique helvĂ©tique, encore moins sous la 

MĂ©diation ou lors de la Restauration; sa rĂ©daction Ă©tait donc 

nouvelle et s’appliquait Ă  tous les citoyens suisses pris 

individuellement. A cette norme positive de l’égalitĂ©, les 

constituants ajoutent la rĂšgle nĂ©gative, puisĂ©e quant Ă  elle, dans 

l’Acte fĂ©dĂ©ral de 1803, Ă  l’article III, dont l’origine remontait Ă  la 

Constitution de la RĂ©publique helvĂ©tique: « Il n’y a en Suisse ni 

sujets, ni privilĂšges de lieux, de naissance, de personnes ou de 

familles Â». Cette derniĂšre disposition vise tant l’individu que les 

entitĂ©s territoriales. A ce propos, cette Constitution de 1848 qui crĂ©e 

l’Etat fĂ©dĂ©ral, voit les Cantons perdre leur souverainetĂ©. Cependant 

malgrĂ© cette perte, la structure d’état fĂ©dĂ©ral dans laquelle ceux-ci 

conservent de nombreuses compĂ©tences ainsi que le nouveau 

rĂ©gime parlementaire bicamĂ©ral dans lequel les Etats confĂ©dĂ©rĂ©s 

sont reprĂ©sentĂ©s, maintiennent l’application du principe d’égalitĂ© de 

droit entre eux. Ce principe a dĂ©sormais son ancrage constitutionnel 

dont l’une des consĂ©quences, au plan fĂ©dĂ©ral, sera l’établissement 

du suffrage universel reconnu Ă  tous les citoyens suisses ĂągĂ©s de 

vingt ans rĂ©volus ainsi que leur Ă©ligibilitĂ© sans plus aucune 

condition censitaire

46

Cette proclamation de l’égalitĂ© de droit contenue dans la 

Constitution fĂ©dĂ©rale de 1848, de mĂȘme que les articles qui 

garantissent la libertĂ© d’établissement (art. 41) ou le libre exercice 

des cultes (art. 44) notamment, ne concernent, en rĂ©alitĂ©, que les 

seuls Suisses chrĂ©tiens et de la sorte excluent de leur champ 

d’application tous les IsraĂ©lites. C’est Ă  la faveur de la conclusion, 

en 1864, d’un nouveau traitĂ© d’établissement avec la France qu’ ils 

 

45

 Le texte de la Constitution fĂ©dĂ©rale de 1848 figure in 

Quellenbuch zur 

neueren

 

schweizerischen Verfassungsgeschichte

op. cit

., pp. 447-481. 

46

 Jean-François AUBERT, 

TraitĂ© de droit constitutionnel suisse, op. cit

., 

vol. 1

er

, pp. 34-38; Marcel BRIDEL, 

PrĂ©cis de droit constitutionnel et 

public suisse, op. cit

., pp. 57-61; [Johann CONRAD

 

KERN et Henri 

DRUEY], 

Rapport de la commission qui a Ă©laborĂ© le projet de 

Constitution fédérale du 8 avril 1848

, Lausanne, Pache, 1848, p. 14. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

151

                                                

sont placĂ©s sur pied d’égalitĂ© avec les autres Suisses. Selon ce 

traitĂ©, les Français, sans aucune distinction de religion, peuvent 

s’établir en Suisse. Ainsi les IsraĂ©lites français jouissent-ils d’un 

droit que la Constitution ne reconnaĂźt pas Ă  leurs coreligionnaires de 

Suisse. Cette situation choquante dĂ©clenche la rĂ©vision partielle de 

la Constitution. AprĂšs le vote favorable du peuple et des Cantons, le 

14 janvier 1866, les IsraĂ©lites suisses peuvent bĂ©nĂ©ficier de la 

libertĂ© d’établissement et de l’égalitĂ© politique

47

A la fin de cet exposĂ© quelque peu simplifiĂ©, voire simpliste, 

nous avons tentĂ©, en votre compagnie, de retracer, sur une 

cinquantaine d’annĂ©es, les pĂ©ripĂ©ties de l’évolution du principe 

d’égalitĂ©. Dans la longue progression de ce principe, 1848, nous 

venons de nous en rendre compte, n’est pas un terme. Il est, bien au 

contraire, le commencement d’une autre Ă©tape qui, s’agissant plus 

particuliĂšrement de l’individu, devrait nous conduire jusqu’à nos 

jours et Ă  propos de laquelle il y aurait encore tant Ă  dire
 

 

 

47

 Alfred KÖLZ, 

Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre 

Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit

., 

vol. 

2, pp. 507-508; Jean-François AUBERT, 

TraitĂ© de droit 

constitutionnel suisse, op. cit

., vol. 1

er

, pp. 42-44; William Emmanuel 

RAPPARD, 

La Constitution fĂ©dĂ©rale de la Suisse, op. cit

., pp. 175-178, 

274-279. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

153

 

 

Dangereuse fraternitĂ©? 

 

 

Mark Hunyadi 

 

 

TrĂšs tĂŽt, la fraternitĂ© a Ă©tĂ© la mal-aimĂ©e de la trilogie Â« LibertĂ©, 

Ă©galitĂ©, fraternitĂ© Â». On l’a comme mise Ă  l’écart dĂšs les premiĂšres 

annĂ©es rĂ©volutionnaires, Ă  l’ombre de ces deux grands piliers 

rĂ©publicains que sont jusqu’à aujourd’hui la libertĂ© et l’égalitĂ©. Les 

historiens avancent gĂ©nĂ©ralement trois types de raisons Ă  cette mise 

Ă  l’écart: 1/ l’incompatibilitĂ© de la fraternitĂ© avec la loi de la 

Terreur, 2/ le vague dont elle est entourĂ©e, et qui la rend peu 

opĂ©rationnelle (Bernardin de St-Pierre dĂ©veloppe par exemple une 

vraie mystique de la fraternitĂ©, avec sa thĂ©orie des Harmonies 

fraternelles, qui englobe l’homme, les animaux, et jusqu’aux 

vĂ©gĂ©taux dans « des consonances, et pour ainsi dire des fraternitĂ©s 

du mĂȘme genre Â»), et 3/ ses origines chrĂ©tiennes, qui en faisaient un 

difficile outil de ralliement. 

On notera que la fraternitĂ© n’est prĂ©sente ni dans la 

DĂ©claration 

des Droits de l’homme et du citoyen

 du 26 aoĂ»t 1789, ni dans la 

Constitution du 3 septembre 1791 (oĂč l’on parle de libertĂ©, 

d’égalitĂ©, de propriĂ©tĂ©, de sĂ»retĂ© â€“ comme le raillait le jeune Marx 

dans sa 

Question juive: « LibertĂ©, Ă©galitĂ©, Bentham! Â»

), ni dans la 

Constitution de 1793. Elle n’apparaĂźtra que dans la Constitution du 

4 novembre 1848, oĂč il est dit « (La RĂ©publique française) a pour 

principe la libertĂ©, l’égalitĂ© et la fraternitĂ© Â», et plus loin: « La 

RĂ©publique doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence 

des citoyens nĂ©cessiteux Â» et « les citoyens doivent concourir au 

bien-ĂȘtre commun en s’entraidant fraternellement les uns les 

autres Â». Pour le dire vite, la fraternitĂ© a donc Ă©tĂ© d’une maniĂšre 

gĂ©nĂ©rale relĂ©guĂ©e au rang des bons sentiments, assimilĂ©e qu’elle 

Ă©tait plus ou moins tacitement Ă  la charitĂ© ou Ă  l’assistance, plus 

prĂ©cisĂ©ment: Ă  l’amour et la charitĂ© du cĂŽtĂ© chrĂ©tien, Ă  l’entraide, 

l’assistance ou la philanthropie du cĂŽtĂ© laĂŻque. Elle avait donc une 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

valeur plus rhĂ©torique et dĂ©clamatoire que lĂ©gale ou institutionnelle, 

ce qu’on lui reprochera aussi. Lorsqu’à partir de 1848, l’idĂ©e de 

fraternitĂ©, aprĂšs une Ă©clipse de plus d’un demi-siĂšcle, connaĂźtra un 

vif renouveau, elle sera encore gĂ©nĂ©ralement associĂ©e Ă  des Ă©lans 

plus ou moins mystiques, ce qui permettra Ă  Flaubert d’ironiser 

dans son 

Dictionnaire des idĂ©es reçues

 sur « la fraternitĂ© des 

peuples et autres galettes de cette farine »  

Cette sorte de division du travail implicite dont fut victime la 

fraternitĂ© entre la politique institutionnelle d’une part et la politique 

des bons sentiments de l’autre se retrouve jusqu’à aujourd’hui, 

puisqu’on ne trouvera Ă  ma connaissance plus guĂšre de rĂ©fĂ©rence, 

dans les Ć“uvres de thĂ©orie politique contemporaines, Ă  la notion de 

fraternitĂ©, celle-ci ayant Ă©tĂ© quasi unanimement supplantĂ©e par celle 

de 

solidarité

 ou de justice sociale; chez le plus important thĂ©oricien 

politique contemporain, John Rawls, dont la grande tĂąche est de 

rendre compossibles libertĂ© et Ă©galitĂ©, l’idĂ©e de fraternitĂ© est 

absente, intĂ©gralement remplacĂ©e qu’elle est par des dispositifs de 

justice distributive. De maniĂšre caractĂ©ristique aussi, chez le 

thĂ©oricien du RĂ©publicanisme Philip Pettit, l’idĂ©e de fraternitĂ©, 

pourtant explicitement mentionnĂ©e, est tacitement assimilĂ©e non Ă  

la justice distributive comme chez John Rawls, mais Ă  la 

communauté

, notion encore diffĂ©rente sur laquelle je reviendrai. 

Ainsi, Pettit intitule l’un des chapitres de son grand livre

1

 consacrĂ© 

au rĂ©publicanisme Â« 

LibertĂ©, Ă©galitĂ©, communautĂ© 

», tout en 

mentionnant explicitement que la thĂ©orie de la libertĂ© qu’il dĂ©fend 

dans son livre renvoie « au rapport français entre libertĂ©, Ă©galitĂ© et 

fraternitĂ© Â». En tout Ă©tat de cause, aujourd’hui encore, la fraternitĂ©, 

si elle conserve une certaine valeur incantatoire, n’a absolument pas 

conquis la mĂȘme dignitĂ© conceptuelle que ses deux grandes sƓurs 

libertĂ© et Ă©galitĂ©. 

J’aimerais pourtant dans cet exposĂ©, Ă  titre simplement 

exploratoire, soutenir l’idĂ©e que la notion de fraternitĂ© recĂšle au 

regard de la philosophie politique d’importantes ressources Ă  la fois 

thĂ©oriques et pratiques. Je ne pense pas qu’il faille simplement la 

 

1

 Philippe PETTIT, 

RĂ©publicanisme

, trad. de Jean-Fabien SPITZ, Paris, 

Gallimard, 2004. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

155

relĂ©guer au rang d’une simple survivance d’une rhĂ©torique passĂ©e 

qui ne mĂ©riterait qu’un intĂ©rĂȘt archĂ©ologique. D’un point de vue 

thĂ©orique, elle pourrait permettre me semble-t-il de dĂ©passer la 

bipolaritĂ© sclĂ©rosĂ©e du dĂ©bat bientĂŽt trentenaire entre LibĂ©raux et 

Communautariens, qui achoppe sur la question de l’ontologie de 

l’individu, de sa juste comprĂ©hension anthropologique; la 

conception  Â« souverainiste »  qu’ont  les LibĂ©raux de l’individu, en 

en faisant un atome porteur de droits protecteurs, s’oppose 

radicalement Ă  la conception « 

intĂ©grĂ©e 

» qu’en ont les 

Communautariens, qui font de l’individu un ĂȘtre nĂ©cessairement 

englobĂ© dans un tout culturel qui le dĂ©passe. La notion de fraternitĂ©, 

en permettant d’enrichir la notion libĂ©rale d’individu sans la rĂ©ifier 

dans une appartenance communautaire prĂ©politique comme le font 

les Communautariens, pourrait permettre de renouveler ce dĂ©bat 

devenu quelque peu insipide. D’un point de vue pratique ensuite, 

j’aimerais rapidement montrer que la nature du concept de fraternitĂ© 

est telle que son invocation mĂȘme recĂšle en tant que telle une 

efficacitĂ© politique. Autrement dit, le dĂ©poussiĂ©rage de la notion de 

fraternitĂ© ne se rĂ©vĂ©lerait pas seulement comme une opĂ©ration 

thĂ©orique intĂ©ressante, mais comme possiblement grosse d’une 

certaine opĂ©rationnalitĂ© politique. 

Mais il faut d’abord dĂ©finir le concept de fraternitĂ©, ce qui n’est 

pas si facile. Je l’ai rappelĂ©, il a Ă©tĂ© Ă©clipsĂ© par des notions telles 

que justice, solidaritĂ© ou communautĂ©, et peut-ĂȘtre a-t-il Ă©tĂ© aussi 

mis au rancart par les pensĂ©es fĂ©ministes qui devaient le trouver 

dĂ©cidĂ©ment sexuellement trop connotĂ©. « SororitĂ© Â» est admis 

depuis 1970, et dĂ©signe selon Le Petit Robert une communautĂ© de 

femmes
 Par oĂč l’on voit que l’équivalent fĂ©minisĂ© de fraternitĂ© 

manque quelque chose d’essentiel de la fraternitĂ©, qui a prĂ©cisĂ©ment 

une visĂ©e universalisante, au-delĂ  des distinctions, notamment, de 

genre. 

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que la notion de fraternitĂ© 

a d’abord Ă©tĂ© rabattue sur celle de 

charité

. Cette Ă©quivalence 

postulĂ©e entre fraternitĂ© et charitĂ© est d’origine chrĂ©tienne. On la 

trouve par exemple dans toute sa simplicitĂ© chez Lamartine, qui 

dans son Voyage d’Orient (1835) voit dans le christianisme 

l’avĂšnement de « 

ces deux grandes vĂ©ritĂ©s pratiques et 

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156 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

incontestables: charitĂ© et fraternitĂ© entre tous les hommes. Que dĂšs 

la RĂ©volution, certains aient pu voir dans la fraternitĂ© un avatar de 

la charitĂ© chrĂ©tienne, cela semble incontestable, d’autant que cela 

pouvait mĂȘme paraĂźtre le grand avantage de la notion de fraternitĂ©: 

grĂące Ă  elle, les clĂ©ricaux pourraient, dans une opĂ©ration de 

rĂ©cupĂ©ration idĂ©ologique, « raccrocher toute la tradition religieuse 

française Ă  l’idĂ©e mĂȘme de RĂ©publique 

»

2

. Pourtant, cette 

assimilation courante ne rĂ©siste pas Ă  l’analyse: elle procĂšde d’un 

raccourci conceptuel qui confond dans une mĂȘme dĂ©nomination un 

principe et sa mise en Ɠuvre. La fraternitĂ© n’est pas la charitĂ©, parce 

que la charitĂ© est une 

vertu

 qui peut ĂȘtre exercĂ©e au nom de la 

fraternitĂ©, ou au nom d’autre chose comme l’amour du prochain ou 

le souci de justice; la fraternitĂ© est ce qui commande et non ce qui 

est commandĂ©, la fraternitĂ© peut commander la charitĂ© mais ne se 

confond pas avec elle, elle est ce au nom de quoi on commande ou 

requiert quelque chose, elle est le principe et non sa mise en Ɠuvre. 

C’est du mĂȘme genre de raccourci conceptuel que procĂšde 

l’assimilation entre fraternitĂ© et 

assistance

, connotation chrĂ©tienne 

en moins. L’assistance n’est certes pas une vertu au sens oĂč l’est la 

charitĂ©, mais elle est une 

pratique

 qui, lĂ  encore, met en Ɠuvre un 

principe qui lui est par nature supĂ©rieur, tel la fraternitĂ© prĂ©cisĂ©ment 

ou la justice sociale. L’assistance n’est pas une vertu, parce qu’elle 

n’est pas une qualitĂ© ou une disposition que l’on possĂšde mais, 

encore une fois, une pratique que l’on met en Ɠuvre, ou un 

dispositif que l’on met en place, comme lorsque l’on parle de 

l’Assistance publique. Rien de tel avec la fraternitĂ©, qui n’est ni une 

disposition, ni un dispositif. Lorsque l’on assimile donc, Ă  tort, 

fraternitĂ© et assistance, on opĂšre le mĂȘme court-circuit entre un 

principe et ce qui traduit ce principe que lorsqu’on l’assimile Ă  la 

charitĂ©. En toute rigueur donc, la fraternitĂ© ne peut ĂȘtre assimilĂ©e ni 

Ă  la charitĂ©, ni Ă  l’assistance. La mĂȘme remarque vaut pour 

l’entraide et la philanthropie, Ă  ceci prĂšs que celle-ci a une forte 

connotation paternaliste qui la rend plus dissemblable encore de la 

notion de fraternitĂ©. Comme le dit l’historien Marcel David, « la 

 

2

 Michel BORGETTO, 

La devise « LibertĂ© Ă©galitĂ©, fraternitĂ© Â», Que sais-

je

, Paris P.U.F., 1997, p. 102. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

157

                                                

philanthropie est essentiellement Ă©litiste et paternaliste; la fraternitĂ© 

est, peu ou prou, empreinte d’égalitĂ© civile et privilĂ©gie l’aspiration 

Ă  plus de dignitĂ© Â»

3

. Et, pour accentuer cette diffĂ©rence, Marcel 

David rappelle qu’historiquement, la philanthropie s’en est tenue 

Ă©lectoralement Ă  un systĂšme censitaire, alors que la fraternitĂ© a 

entraĂźnĂ© dans son sillage le suffrage universel. En tout Ă©tat de cause, 

pas plus que l’assistance, la philanthropie ne devrait ĂȘtre assimilĂ©e Ă  

la fraternitĂ©. 

Mais c’est certainement avec la notion de 

solidarité

 que celle de 

fraternitĂ© a le plus d’affinitĂ©s, et c’est ici que l’attention 

conceptuelle doit ĂȘtre portĂ©e Ă  son comble. Aujourd’hui, il semble 

bien, comme je l’ai dĂ©jĂ  dit, que ce soit la notion de solidaritĂ© qui 

ait entiĂšrement pris en charge celle de fraternitĂ©; sans doute la 

solidaritĂ© semble-t-elle plus neutre tant du point de vue 

mĂ©taphysique que du point de vue sexuel. La notion de solidaritĂ© 

s’est aujourd’hui gĂ©nĂ©ralisĂ©e, elle semble d’ailleurs politiquement 

bien plus recevable que naguĂšre la fraternitĂ©, elle est pour ainsi dire 

institutionnalisĂ©e de toutes parts (cf. impĂŽt de solidaritĂ©, solidaritĂ© 

des travailleurs, des mĂ©decins, solidaritĂ© nationale et 

internationale
). Historiquement, de maniĂšre rĂ©currente, on a 

prĂ©fĂ©rĂ© la notion de solidaritĂ© Ă  celle de fraternitĂ©, avec cette idĂ©e 

trĂšs souvent rĂ©pĂ©tĂ©e au XIXe siĂšcle, et reprise de maniĂšre 

systĂ©matique dans le solidarisme de LĂ©on Bourgeois, que si la 

fraternitĂ© pouvait se prĂȘcher et se conseiller, elle ne pouvait pas 

cependant se dĂ©crĂ©ter ni faire l’objet d’une loi Ă©crite; la solidaritĂ© en 

revanche, en reflĂ©tant en quelque sorte l’interdĂ©pendance des 

hommes en sociĂ©tĂ©, reposait sur des bases quasi scientifiques et 

pouvait s’organiser en dehors de toute affectivitĂ©. On pouvait donc 

facilement la traduire en lois. Voici comment Alfred Croiset rendait 

compte en 1902 de la supĂ©rioritĂ© de la notion de solidaritĂ© sur celle 

de fraternitĂ©: 

« La fortune du mot solidaritĂ© s’explique sans peine. Si les 

individus ne sont [
] que des cellules de la sociĂ©tĂ©, le mot par 

lequel les biologistes expriment l’interdĂ©pendance des cellules est 

celui mĂȘme qui doit exprimer dorĂ©navant l’interdĂ©pendance des 

 

3

 Marcel DAVID, 

Le printemps de la fraternitĂ©

, Paris, Aubier, 1992, p. 19. 

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158 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

individus. Les termes de justice, de charitĂ©, de fraternitĂ© mĂȘme, si 

chĂšre Ă  la dĂ©mocratie sentimentale de 1848, a le tort justement de 

n’ĂȘtre qu’un sentiment, et nos gĂ©nĂ©rations modernes, avides de 

sciences objectives et positives, avaient besoin d’un mot qui 

exprimĂąt le caractĂšre scientifique de la loi morale. Le mot de 

solidaritĂ©, empruntĂ© Ă  la biologie, rĂ©pondait merveilleusement Ă  ce 

besoin obscur et profond [
]. On recueillit ainsi peu Ă  peu, sous le 

titre de solidaritĂ©, Ă  peu prĂšs toutes les idĂ©es morales qu’on trouvait 

conformes Ă  l’idĂ©al prĂ©sent »

4

La fraternitĂ© a donc Ă©tĂ© trĂšs vite fortement menacĂ©e, voire 

supplantĂ©e par l’idĂ©e de solidaritĂ© dont Alfred Croiset nous dit, de 

maniĂšre intĂ©ressante, qu’elle est d’origine biologique. Du coup se 

trouve confirmĂ©e, ou renforcĂ©e l’idĂ©e d’une gestion rationnelle de la 

sociĂ©tĂ©, ou en tout cas de la possibilitĂ© d’une telle gestion: car si le 

corps social est organisĂ© comme un corps organique, alors l’idĂ©e 

n’est plus absurde de pouvoir dĂ©couvrir les lois scientifiques et 

objectives qui la constituent. L’avĂšnement de l’idĂ©e de solidaritĂ©, 

empruntĂ©e Ă  la biologie, serait comme la prĂ©monition de cet idĂ©al 

de sociologie scientiste. Nul doute alors que la notion de solidaritĂ© 

soit politiquement plus opĂ©rationnelle que la vague et sentimentale 

fraternitĂ©. 

Mais il y a sans doute une autre raison Ă  la mĂ©fiance dont est 

victime la notion de fraternitĂ© que son insuffisante maniabilitĂ© 

politique, et cette raison est liĂ©e Ă  ce qu’on pourrait appeler le 

systĂšme de valeurs europĂ©en. Nul doute en effet qu’au sein de ce 

systĂšme de valeurs, 

l’autonomie

 tienne une place prĂ©pondĂ©rante. 

Pour Kant, qui a donnĂ© de l’autonomie sa version la plus achevĂ©e, 

l’autonomie est la capacitĂ© de se donner Ă  soi-mĂȘme sa propre loi, 

c’est-Ă -dire cette capacitĂ© qu’a la volontĂ© humaine de pouvoir se 

laisser dĂ©terminer par la seule force de la raison; cette capacitĂ© 

exprime le sens mĂȘme de l’autonomie comprise comme 

autodĂ©termination. Cette maniĂšre kantienne de voir – qui porte Ă  un 

plus haut degrĂ© de conceptualitĂ© ce qui Ă©tait dĂ©jĂ  au principe mĂȘme 

 

4

 Alfred CROISET, 

Essai d’une philosophie de la solidaritĂ©

, Paris, 1902, 

pp. 9-10; citĂ© par Michel BORGETTO, 

La devise « LibertĂ© Ă©galitĂ©, 

fraternitĂ© Â», op. cit

., p. 84. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

159

de la pensĂ©e de Rousseau – procĂšde la reprĂ©sentation, si importante 

dans notre imaginaire politique et dans la constitution symbolique 

de notre espace politique, d’individus libres et Ă©gaux qui se mettent 

en sociĂ©tĂ© par un acte volontaire. C’est lĂ  la symbolique du contrat 

social, qui est au principe mĂȘme de nos Ă‰tats constitutionnels 

modernes. Sous ses aspects de fiction fondatrice, le contrat social 

exprime en fait le sens continuĂ©, c’est-Ă -dire toujours implicitement 

Ă  l’Ɠuvre, de la relation sociale elle-mĂȘme, telle qu’elle existe 

effectivement dans l’espace juridico-politique de tous les jours. Cet 

espace est pour nous constituĂ© par l’idĂ©e d’autonomie, dont le 

contrat social mĂ©taphorise la mise en exercice. Or, face Ă  cette 

symbolique si prĂ©gnante de l’autonomie, la fraternitĂ© reprĂ©sente une 

menace

, la plus haute menace mĂȘme dans cette Ă©chelle de valeur, 

puisque c’est une menace 

d’hĂ©tĂ©ronomie

. Face Ă  l’individu 

autonome et porteur de droits, la fraternitĂ© reprĂ©sente une menace Ă  

sa souverainetĂ© mĂȘme, reprĂ©sente donc une menace d’aliĂ©nation, 

une sorte de vestige mĂ©taphysique qui vient saper l’individu dans sa 

splendide capacitĂ© Ă  sans cesse affirmer ses droits. Autonomie et 

fraternitĂ© semblent incompatibles sur l’autel de la libre disposition 

de soi, parce que la fraternitĂ© semble affirmer un lien de 

dĂ©pendance antĂ©rieur Ă  l’affirmation de soi. La fraternitĂ© apparaĂźt 

donc comme hĂ©tĂ©ronomie et aliĂ©nation. C’est sans doute pourquoi, 

aussi, la solidaritĂ© s’est substituĂ©e Ă  la fraternitĂ©, parce qu’à 

l’inverse de cette derniĂšre, l’exigence de solidaritĂ© ne se rĂ©fĂšre pas 

Ă  un lien obscurĂ©ment antĂ©rieur qui lierait le moi Ă  autrui et qui 

m’encombrerait dans l’autonomie de mes choix, mais Ă  un systĂšme 

organisĂ© de juste distribution des ressources qui est parfaitement 

compatible avec la rĂ©ciprocitĂ© intĂ©ressĂ©e d’un contrat social. En 

d’autres termes, l’exigence de solidaritĂ© ne contrevient pas Ă  

l’exigence d’autonomie, puisqu’elle se traduit dans un dispositif 

institutionnel qui 

résulte

 d’un contrat social et peut donc s’affirmer 

comme librement consenti. La fraternitĂ©, en revanche, semble 

concurrencer

 le projet mĂȘme d’un contrat social, en menaçant 

l’autonomie individuelle qui est en son cƓur. 

Chemin faisant, en retraçant ainsi les entrelacs des rapports entre 

fraternitĂ© et solidaritĂ©, nous avons simultanĂ©ment posĂ© les jalons de 

la distinction entre ces deux notions. Il apparaĂźt maintenant qu’ils 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

avaient au fond raison, les critiques historiques de la fraternitĂ©, qui 

lui reprochaient son manque de maniabilitĂ© politique. Car la 

fraternitĂ© n’est pas un concept politique au sens institutionnel du 

terme, alors que la solidaritĂ© l’est. La solidaritĂ© se rĂ©fĂšre Ă  un 

ensemble de dispositifs de justice distributive 

positive

, pourrait-on 

dire (comme on parle de droit positif), lĂ  oĂč la fraternitĂ© est 

effectivement 

prépolitique

, toujours dans cette acception 

institutionnelle du politique. La fraternitĂ© se rĂ©fĂšre Ă  un lien 

antĂ©rieur, ou extĂ©rieur Ă  la politique institutionnelle, un lien qui 

serait censĂ© subsister par-delĂ  l’effondrement des institutions. C’est 

pourquoi l’assimilation aujourd’hui quasiment accomplie entre 

fraternitĂ© et solidaritĂ© est d’une part fallacieuse, comme je viens de 

le montrer, et d’autre part 

symptomatique

: elle rĂ©vĂšle en effet cette 

sorte d’hypertrophie de l’autonomie qui nous fait rejeter 

viscĂ©ralement, de maniĂšre irrĂ©flĂ©chie tout ce qui n’est pas 

immĂ©diatement congruent avec elle. La fraternitĂ© n’est dĂ©sormais 

acceptĂ©e que si elle est convertie en solidaritĂ©, mais, convertie en 

solidaritĂ©, elle est dans le mĂȘme mouvement dĂ©naturĂ©e, puisqu’on 

fait d’elle ce qu’elle n’est pas, c’est-Ă -dire une institution politique. 

La fraternitĂ© n’est pas la solidaritĂ© gestionnaire. 

C’est lĂ  prĂ©cisĂ©ment ce qu’on lui reproche, car le prĂ©politique 

n’est pas rĂ©putĂ© compatible avec la politique dĂ©mocratique. C’est le 

principe mĂȘme d’une politique dĂ©mocratique fondĂ©e sur 

l’autonomie des sujets que tout ce qui est prĂ©-donnĂ© (les caractĂšres 

ethniques, culturels, gĂ©ographiques, â€Š), tout ce qui est vĂ©hiculĂ© par 

la tradition sur le mode de l’hĂ©ritage ne doit son autoritĂ© qu’à un 

acte de reconnaissance toujours prĂ©supposĂ© chez les citoyens, c’est-

Ă -dire Ă  une forme d’allĂ©geance rationnelle dans laquelle s’exprime 

l’autonomie du sujet. Comme le dit Alain Renaut, Â« la tradition 

reconnue par celui qui la reçoit, l’identitĂ© assumĂ©e par celui qui s’y 

retrouve, ce n’est dĂ©jĂ  plus la tradition comme telle: la 

reconnaissance fait dĂ©jĂ  Ă©chapper au modĂšle pur et simple de 

l’hĂ©ritage, et cet Ă©cart entre hĂ©ritage et reconnaissance correspond 

exactement Ă  ce que nous ne pouvons penser que par rĂ©fĂ©rence Ă  

l’idĂ©e de subjectivitĂ© et non pas de sujĂ©tion  

5

 Charles LARMORE et Alain RENAUT, 

DĂ©bat sur l’éthique

, Paris, 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

161

                                                                                                     

est au cƓur mĂȘme du dispositif du contrat social â€“ c’est cette 

reconnaissance exprimĂ©e dans le contrat social qui nous fait 

dĂ©coller du modĂšle du pur et simple hĂ©ritage. Tout hĂ©ritage 

prĂ©politique est censĂ© pouvoir ĂȘtre « politisĂ© Â» par la reconnaissance 

autonome des citoyens. La dĂ©mocratie veut l’empire de la loi, et la 

loi n’est censĂ©e puiser qu’à la seule source de l’autonomie, la 

facultĂ© politique par excellence. Tout ce qui est prĂ©politique doit en 

ĂȘtre, idĂ©alement, banni. 

Cela est patent jusqu’à la caricature dans un certain discours 

politique français dominant, oĂč le terme de « communautarisme Â» 

vaut aujourd’hui comme une insulte, exactement comme le terme 

de racisme, et ne nĂ©cessitant dans son usage pĂ©joratif aucune 

justification supplĂ©mentaire. Il suffit aujourd’hui de qualifier une 

posture de « communautariste Â» pour la disqualifier sans appel. 

Pourquoi? Parce que ce qui est communautaire est supposĂ© 

prĂ©politique, donc inĂ©galitaire et particulariste puisque non filtrĂ© par 

la force Ă©galisante de la loi rĂ©publicaine. Toute rĂ©fĂ©rence Ă  du 

donnĂ© prĂ©politique (qu’on pense Ă  la Corse!) est 

a priori

 

fonciĂšrement suspecte de vouloir subvertir la belle Ă©galitĂ© 

rĂ©publicaine, et contrevient ce faisant au principe mĂȘme de la 

politique dĂ©mocratique. 

Ce n’est pas le lieu ici d’examiner la justesse ou non de cette 

disqualification 

a priori

 du prĂ©politique communautarien en tant 

que tel, mais on peut en revanche constater qu’en thĂ©orie politique, 

la mouvance dite communautarienne a fortement contribuĂ© Ă  

polariser le dĂ©bat entre deux termes rĂ©putĂ©s insurmontables, 

l’individu et la communautĂ©. Depuis une trentaine d’annĂ©es 

maintenant que dure l’opposition LibĂ©raux/Communautariens, on 

n’arrĂȘte pas de dĂ©battre sur les mĂ©rites et dĂ©ficits de la conception 

libĂ©rale de l’individu, qu’on oppose Ă  la conception communautaire 

d’un individu dĂšs toujours (c’est-Ă -dire avant toute relation 

proprement politique) enchĂąssĂ© dans des liens communautaires que 

sa volontĂ© ne choisit pas. Au-delĂ  de toutes les diffĂ©rences qui 

sĂ©parent, du cĂŽtĂ© des Communautariens, une Sandel d’un Walzer ou 

d’un Taylor par exemple, l’enjeu est toujours, de leur cĂŽtĂ©, 

 

Grasset, 2004, p. 33. 

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162 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

d’assigner sa juste place, au sein des institutions politiques, Ă  

l’identitĂ© communautaire, puisque leur thĂšse centrale est que 

l’identitĂ© personnelle ne peut prĂ©cisĂ©ment ĂȘtre que communautaire, 

et que l’individu libĂ©ral atomisĂ©, dĂ©sencombrĂ©, maĂźtre de ses choix 

est une fiction rationaliste dĂ©pourvue de pertinence. Leur retour au 

prĂ©politique consiste donc, pour le dire vite, en une rĂ©ification de la 

part communautaire de l’identitĂ© personnelle, qu’ils veulent voir, le 

plus souvent, consignĂ©e dans le droit. De l’identitĂ©, on ne discute 

pas, elle est indiscutable, contrairement, prĂ©cisĂ©ment, aux opinions 

et postures politiques dont la nature mĂȘme est d’ĂȘtre objet de 

dĂ©libĂ©ration. Ce qui est prĂ©politique est soustrait Ă  toute 

dĂ©libĂ©ration. De ce point de vue, les Communautariens sont des 

promoteurs de la sĂ©curitĂ© identitaire, qu’ils veulent voir primer sur 

les acquis modernes mais dĂ©lĂ©tĂšres de l’autonomie libĂ©rale. 

Pour les Communautariens donc, le prĂ©politique est identifiĂ© Ă  

du communautaire, que le politique doit ensuite consigner dans ses 

institutions. Le lien prĂ©politique est un lien communautaire, avec, 

Ă©videmment, toutes les consĂ©quences exclusivistes que cela 

suppose: car si le 

nous

 communautarien est fortement inclusiviste 

pour les membres de la communautĂ©, il est symĂ©triquement 

fortement exclusiviste de ceux qui ne le sont pas. C’est lĂ  le 

paradoxe du pronom 

nous

, Ă  la fois intĂ©grateur et exclusif; il est 

bien Ă©vident qu’un 

nous

 communautaire fort s’accommode fort bien 

de l’exclusion de tous les 

eux

 qui ne font prĂ©cisĂ©ment pas partie de 

ce 

nous

. Cette ambivalence est inhĂ©rente Ă  l’usage du pronom 

nous

elle est donc inhĂ©rente Ă  la pensĂ©e communautarienne. 

Le lien prĂ©politique de fraternitĂ© court-il le mĂȘme risque, porte-

t-il aux mĂȘmes consĂ©quences exclusivistes? C’est ce que redoutent 

nombre de ses critiques, aujourd’hui comme naguĂšre. Aujourd’hui 

encore, les critiques de la fraternitĂ© soulignent la dissymĂ©trie qui 

caractĂ©rise la devise « LibertĂ©-Ă©galitĂ©-fraternitĂ© Â», avec ses deux 

premiers termes, formels et universalistes, et le troisiĂšme, plus 

substantiel et communautaire, gros donc d’exclusion possible. Mais 

cette critique ne date pas d’aujourd’hui: l’humanisme de la 

Renaissance europĂ©enne a lui aussi Ă©tĂ© trĂšs mĂ©fiant Ă  l’égard de 

l’usage de la notion de fraternitĂ©, et l’a parfois rejetĂ© avec une 

extrĂȘme virulence. Ici mĂȘme, la communication de l’historien de la 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

163

                                                

pensĂ©e Yves Hersant a montrĂ© comment les auteurs de la 

Renaissance, pourtant imprĂ©gnĂ©s de christianisme et donc familiers 

de la fraternitĂ© christo-centrĂ©e, en sont venus Ă  se dĂ©fier de la notion 

de fraternité

6

. Il a montrĂ© de maniĂšre Ă  mon sens convaincante que 

la valorisation de l’individu tel que le comprenait la Renaissance 

Ă©tait fonciĂšrement incompatible avec l’idĂ©e de fraternitĂ©: l’individu 

renaissant se constituant en effet dans la sĂ©paration d’avec son 

essence, conquĂ©rant sa libertĂ© et sa plasticitĂ© contre toute essence 

humaine, il refuse dans le mĂȘme mouvement tout paradigme de 

filiation et donc de fraternitĂ©. En valorisant ce qui sĂ©pare et ce qui 

individue, la Renaissance ne pouvait que rejeter la dĂ©finition de 

l’humain comme frĂšre. Ce refus de la ressemblance est donc aussi 

un refus de la communautĂ©, mais non pas tant, comme aujourd’hui, 

par peur de l’exclusion de tous ceux qui n’appartiennent pas Ă  la 

communautĂ© que par peur d’étouffer dans 

tout

 individu ce qui en 

fait un ĂȘtre humain, c’est-Ă -dire sa capacitĂ© Ă  se diffĂ©rencier. 

Comme on le voit, pour des raisons diffĂ©rentes, la fraternitĂ© a 

toujours Ă©tĂ© soupçonnĂ©e de receler une « composante homicide Â» 

(Yves Hersant), soit de l’individu extĂ©rieur qui n’est pas couvert par 

le nous, soit par l’individu intĂ©rieur qui est Ă©touffĂ© par lui. 

J’aimerais dĂ©fendre la thĂšse que cette mĂ©fiance est injustifiĂ©e, et 

qu’elle repose sur une assimilation indue et non critique entre 

fraternitĂ© et communautĂ©. J’aimerais donc dĂ©coupler les notions de 

fraternitĂ© et de communautĂ©. Il faut d’abord voir comment 

fonctionne la logique exclusiviste du nous communautaire. Ce qui 

constitue la communautĂ© du nous communautaire, c’est un 

lien 

identificatoire partagé

, une marque positive et surtout distinctive 

que partagent ou se reconnaissent les membres de la communautĂ© 

d’appartenance; ils forment donc une communautĂ© au sens d’un 

quelque chose

 qu’ils ont en commun et qui les distingue d’autres 

communautĂ©s possibles. Leur marque identificatoire est une marque 

 

6

 

La communication prĂ©sentĂ©e par Yves Hersant au colloque « Justice, 

libertĂ©, Ă©galitĂ©: sur quelques valeurs fondamentales de la dĂ©mocratie 
europĂ©enne Â» s’intitulait « DĂ©bats sur la fraternitĂ© dans l’Italie de la 
Renaissance Â». Nous regrettons qu’Yves Hersant n’ait pas pu participer Ă  
cette publication (

note de l’éditeur

). 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

distinctive, et elle est en l’occurrence prĂ©politique au sens oĂč elle 

est 

soustraite à toute délibération possible

. Or, il n’en va pas de 

mĂȘme avec la notion de fraternitĂ©, et ceci permet de la distinguer 

maintenant de la notion de communautĂ©, aprĂšs l’avoir distinguĂ©e de 

la charitĂ©, de l’assistance puis de la solidaritĂ©. Elle partage 

toutefois, il est vrai, avec la notion de communautĂ© le refus de 

vouloir considĂ©rer l’individu comme une monade isolĂ©e, toute-

puissante et maĂźtresse d’elle-mĂȘme; comme la notion de 

communautĂ©, celle de fraternitĂ© fait fond sur des liens 

intersubjectifs qui dĂ©passent la notion d’un simple individu boule 

de billard. Mais ces liens intersubjectifs, elle ne les considĂšre pas 

sur le mĂȘme mode que la version communautarienne. Les liens 

prĂ©politiques de fraternitĂ© ne sont pas prĂ©politiques au sens oĂč ils 

dĂ©termineraient des marques positives d’appartenance 

a priori

 

soustraites Ă  toute discussion, et oĂč ils fixeraient une identitĂ© Ă  

partir d’une quelconque marque distinctive; ils sont prĂ©politiques au 

sens oĂč 

ils se nouent en-deçà des institutions positives

, sans qu’ils 

soient – et ceci est dĂ©cisif – naturels pour autant. Je reviendrai Ă  

l’instant sur ce point. Mais si la notion de fraternitĂ© peut enrichir 

celle d’individu, et tout particuliĂšrement celle d’individu libĂ©ral, 

elle le fait non pas comme on le fait du cĂŽtĂ© communautarien, en 

l’enchĂąssant dans un rĂ©seau de relations qui le dĂ©passe, le dĂ©finit et 

l’enserre â€“ crĂ©ant ainsi une boule de billard en gros –, mais 

en 

l’ouvrant au contraire sur autrui

, non par un signe d’appartenance 

prĂ©politiquement donnĂ©, mais par simple reconnaissance. Je parle 

ici de 

simple

 reconnaissance, pour l’opposer Ă  la reconnaissance 

rĂ©ciproque chĂšre Ă  Hegel et Ă  la tradition qui s’ensuit, qui est un 

processus d’une tout autre nature. La simple reconnaissance peut 

ĂȘtre unilatĂ©rale, elle peut ĂȘtre effectuĂ©e par un seul et n’a pas besoin 

de la symĂ©trie d’un acte rĂ©ciproque: je peux, si je veux, Ă©prouver un 

sentiment de fraternitĂ© avec les plantes, sans que je doive 

nĂ©cessairement postuler que les plantes Ă©prouvent de mĂȘme. C’est 

lĂ  Ă  mon sens la part de vĂ©ritĂ© des excĂšs mystiques auxquels a 

donnĂ© lieu la notion de fraternitĂ© – cette possibilitĂ© unilatĂ©rale de 

s’ouvrir indiffĂ©remment sur tout ce qui n’est pas soi. 

Que dans la fraternitĂ©, l’ouverture Ă  autrui ne soit pas par 

principe conditionnĂ©e par un signe identificatoire positif (positif au 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

165

sens oĂč il est objectivement identifiable), mais ouvre Ă  autrui par 

son invocation mĂȘme, on peut encore en voir la confirmation dans 

les rĂ©sistances 

républicaines

 qu’a suscitĂ©es le troisiĂšme terme de la 

devise « LibertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ© Â», Ă  l’image des sarcasmes de 

Marx qui dĂ©nonçait dans la fraternitĂ© rĂ©publicaine « cet Ă©quilibre 

sentimental des intĂ©rĂȘts de classe contradictoires, cette exaltation 

enthousiaste au-dessus de la lutte des classes Â». L’opposition 

rĂ©publicaine Ă  l’invocation politique de la fraternitĂ© contestait en 

effet de plus en plus l’opportunitĂ© du recours Ă  un tel concept au 

moment mĂȘme oĂč la sociĂ©tĂ© Ă©tait dĂ©chirĂ©e par les antagonismes les 

plus vifs, des journĂ©es de juin 1848 Ă  la rĂ©pression de la Commune, 

en passant par les nombreuses fusillades d’ouvriers en grĂšve. La 

rĂ©alitĂ© sociale offrait donc un dĂ©menti quotidien Ă  l’exigence de 

fraternitĂ©, au point justement que certains s’opposaient Ă  son 

invocation, parce qu’il s’agissait dans l’urgence politique du 

moment de vaincre l’ennemi, non de fraterniser avec lui. Mais en 

contestant l’opportunitĂ© politique de l’invocation de la fraternitĂ©, ils 

affirmaient dans le mĂȘme mouvement, lĂ  aussi, cette part de vĂ©ritĂ© 

du concept de fraternitĂ©, qui vise au-delĂ , prĂ©cisĂ©ment, des 

antagonismes sociaux, au-delĂ  des marques identificatoires 

positives et exclusives. C’est parce qu’elle a cette visĂ©e 

intrinsĂšquement universalisante qu’elle paraissait impropre Ă  

mobiliser une fraction de la population contre l’autre. 

La fraternitĂ© comme ouverture Ă  visĂ©e potentiellement 

universelle, c’est donc tout autre chose que la fermeture 

communautaire scellĂ©e par une marque d’appartenance qui est 

simultanĂ©ment porteuse d’exclusion. Le simple appel, cette 

injonction silencieuse

 en quoi consiste la fraternitĂ© dĂ©cloisonne 

toutefois suffisamment l’individu pour le doter d’une dimension 

relationnelle et intersubjective que l’individu libĂ©ral n’a pas. Le 

sentiment de fraternitĂ© rĂ©vĂšlerait donc une couche intersubjective 

du soi, une couche relationnelle antĂ©rieure Ă  la communication et Ă  

sa thĂ©matisation explicites. Du coup, on voit que la fraternitĂ© 

complĂšte la paire LibertĂ©-EgalitĂ© d’une maniĂšre singuliĂšre: alors 

que la libertĂ© et l’égalitĂ© nĂ©cessitent des institutions pour prendre 

corps et leur donner expression, la fraternitĂ© se dĂ©ploie sur une 

couche nĂ©cessairement prĂ©institutionnelle, sous peine de retomber 

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166 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

dans ce qu’elle n’est pas â€“ ralliement communautaire ou dispositif 

d’assistance. En cela, la fraternitĂ© n’est donc pas Ă  mettre sur le 

mĂȘme plan que la libertĂ© et l’égalitĂ©, puisque la fraternitĂ© au sens 

que nous avons dit ne saurait recevoir de traduction institutionnelle, 

sauf Ă  ĂȘtre dĂ©naturĂ©e. Son invocation a une force subversive propre, 

une force subversive 

des institutions elles-mĂȘmes

. Alors que libertĂ© 

et Ă©galitĂ© ont une force subversive par rapport Ă  des institutions 

dĂ©terminĂ©es qui nient ces valeurs, en l’occurrence celles de 

l’Ancien RĂ©gime, la fraternitĂ© a une force subversive par rapport 

aux institutions en tant que telles et Ă  leur logique de 

cloisonnement. Ce n’est donc Ă  mon sens pas par hasard si c’est le 

troisiĂšme terme de la devise dont l’opportunitĂ© politique a Ă©tĂ© le 

plus souvent contestĂ©e et mise en cause; car l’exigence de fraternitĂ© 

s’accommode mal des exigences d’appareil politiques rigides, et 

l’on peut se demander dans le mĂȘme Ă©lan si l’accusation de vague 

dont a fait l’objet la notion de fraternitĂ© ne rĂ©vĂšle pas au fond 

l’ouverture potentiellement infinie que recĂšle sa prĂ©tention Ă  

l’universalitĂ©. Du coup, la fraternitĂ© apparaĂźt effectivement comme 

une menace rĂ©elle Ă  toutes les ossifications institutionnelles et Ă  

toutes les sclĂ©roses du pouvoir. Il me semble que lĂ -dessus encore, 

les critiques rĂ©currentes du troisiĂšme terme de la devise ne s’y sont 

pas trompĂ©s – lĂ  encore, les critiques de la fraternitĂ© en ont rĂ©vĂ©lĂ© 

une part de vĂ©ritĂ©. L’historienne Mona Ozouf a retracĂ© de maniĂšre 

trĂšs instructive cette dissymĂ©trie entre, d’une part, libertĂ© et Ă©galitĂ©, 

et, d’autre part, fraternitĂ©, lorsqu’elle demande: « Peut-on marier la 

fraternitĂ© aux valeurs individualistes de la libertĂ© et de l’égalitĂ©? Â»

7

en montrant comment cette dissymĂ©trie a Ă©tĂ© l’objet mĂȘme d’un 

dĂ©bat engagĂ© dĂšs la RĂ©volution sur le bon ordre Ă  adopter pour les 

trois termes de la devise: pour ceux qui la placent en troisiĂšme, la 

fraternitĂ© ne peut se construire qu’à partir des individus libres et 

Ă©gaux, elle est donc l’objet d’un pacte libre; pour d’autres, elle est 

originaire, et la devise doit alors se dire « fraternitĂ©, libertĂ©, 

Ă©galitĂ© Â», renvoyant Ă  un lien social primitif, lavĂ© de tout conflit, 

proche en cela d’une vision chrĂ©tienne que cette interprĂ©tation de la 

 

7

 Mona OZOUF, Â« LibertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ© Â», in Pierre NORA (sous la 

dir. de), 

Les lieux de mĂ©moire

, Paris, Gallimard, 1984, t. III, p. 597. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

167

fraternitĂ© pourrait rattacher Ă  la RĂ©volution. Ces deux 

interprĂ©tations possibles de la notion de fraternitĂ©, cette hĂ©sitation 

sur la place Ă  lui accorder dans la scansion de la devise montre bien 

l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de la fraternitĂ© par rapport Ă  ses deux sƓurs 

individualistes, libertĂ© et Ă©galitĂ©. 

Contrairement donc Ă  la communautĂ© qui se laisse toujours saisir 

dans un quelque chose que ses membres ont en commun, la 

fraternitĂ© procĂšde d’une ouverture essentielle qui reprĂ©sente une 

menace pour toutes les clĂŽtures institutionnelles. Contrairement 

encore Ă  la communautĂ© et Ă  ses marques identificatoires, la 

fraternitĂ© n’est pas un donnĂ©, pas un fait qu’on pourrait en quelque 

maniĂšre objectivement Ă©tablir, mais une injonction; elle ne confĂšre 

pas un statut, mais rĂ©vĂšle des liens; elle se rĂ©sume tout entiĂšre Ă  ĂȘtre 

un appel, dont ses critiques n’ont que trop senti la force subversive. 

Sa force est dans cet effet mĂȘme de subversion, que l’on neutralise 

d’ailleurs savamment lorsque l’on rabat, comme aujourd’hui, l’idĂ©e 

de fraternitĂ© sur la gestion de la solidaritĂ©. 

En dĂ©plorant la seule force incantatoire et purement effusive de 

la notion de fraternitĂ©, les critiques l’ont lĂ  encore rĂ©vĂ©lĂ©e en la 

dĂ©nonçant: car c’est vrai, la fraternitĂ© est une injonction, non un 

fait, un appel, non un constat. D’oĂč vient sa force subversive, 

comment l’expliquer? Elle vient me semble-t-il d’une 

caractĂ©ristique spĂ©cifique Ă  l’usage politique de certains concepts. 

Le concept de fraternitĂ©, de par sa nature injonctive, fait partie de 

ces concepts qu’on ne peut pas continuellement invoquer en vain. Il 

arrive en effet un moment oĂč on ne peut plus invoquer la fraternitĂ© 

sans que cet appel ne modifie l’auto-perception de ceux auxquels il 

est destinĂ©. DĂ©signer l’autre comme frĂšre, se 

désigner

 soi-mĂȘme 

comme frĂšre de tout autre, c’est 

ipso facto

 se comprendre comme 

frĂšre, c’est se 

percevoir

 comme frĂšre et donc agir sur la perception 

que l’on a de soi-mĂȘme. Parler de la table comme table ne modifie 

pas la table, car il n’y a aucune interaction rĂ©elle entre la table et le 

concept qui la dĂ©signe. En revanche, dĂ©clarer par exemple que la 

femme est l’égale de l’homme modifie certainement en profondeur 

la perception qu’ont d’eux-mĂȘmes Ă  la fois les hommes et les 

femmes. C’est pourquoi j’aimerais appeler ce type de concepts des 

concepts 

performatifs

, en un sens trĂšs proche de celui que la 

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168 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

linguistique donne Ă  ce terme: c’est-Ă -dire que leur dĂ©claration est 

par elle-mĂȘme porteuse d’une certaine efficacitĂ©. Cette efficacitĂ© 

n’est Ă©videmment pas celle de la baguette magique – il ne s’agit pas 

de dire que la dĂ©claration d’égalitĂ© 

réalise

 l’égalitĂ©, mais que la 

dĂ©claration d’égalitĂ© modifie l’auto-perception de ceux qui en sont 

les destinataires. Ainsi, pour prendre un autre exemple, dans la 

constitution de la notion moderne d’individu, la rupture avec 

l’Ancien RĂ©gime telle qu’elle s’est concrĂ©tisĂ©e dans la rĂ©daction de 

Constitutions a certainement marquĂ© une Ă©tape cruciale, car c’est 

tout autre chose de se comprendre comme sujet du Roi que comme 

sujet de droits; et ce passage de sujet du Roi Ă  sujet de droits est un 

passage entre deux maniĂšres fort diffĂ©rentes de se 

percevoir

 soi-

mĂȘme et, partant, autrui. La DĂ©claration des droits de l’homme ne 

laisse donc pas intacte la comprĂ©hension que l’on a de soi-mĂȘme, et 

c’est en cela que cette dĂ©claration est un acte performatif, comme 

sont performatifs dans ma terminologie les concepts corollaires de 

droits, d’égalitĂ©, de libertĂ©. Marx s’est donc donnĂ© – soit dit en 

passant – la tĂąche quelque peu facile lorsqu’il raillait le caractĂšre 

formel de la trilogie rĂ©volutionnaire, alors qu’il me semble que sa 

simple dĂ©claration est par elle-mĂȘme porteuse d’une certaine 

efficacitĂ© politique, en modifiant la perception que ses destinataires 

pouvaient avoir d’eux-mĂȘmes. C’est une efficacitĂ© certes modeste, 

mais sans doute nĂ©cessaire Ă  l’accomplissement de changements 

plus grandioses. 

A l’inverse, il ne faudrait pas faire preuve d’une sorte 

d’idĂ©alisme performatif en pensant qu’une simple dĂ©claration peut 

modifier l’auto-perception de ses destinataires. Une telle 

modification de la perception de soi-mĂȘme ne peut avoir lieu que si 

le concept performatif invoquĂ© est en phase avec les aspirations des 

destinataires. C’est la raison pour laquelle, pour ĂȘtre rĂ©ellement 

efficace, un concept performatif doit ĂȘtre 

Ă©mergent

, c’est-Ă -dire 

cristalliser les aspirations morales du temps prĂ©sent, et ĂȘtre le 

produit de celles-ci, coller Ă  elles, sous peine de tourner Ă  vide dans 

un Ă©ther philosophique. Les trois termes de la trilogie rĂ©publicaine 

ont certainement Ă©tĂ© Ă©mergents en ce sens. Mais ils ne sont 

certainement pas performatifs chacun de la mĂȘme maniĂšre. Comme 

j’ai essayĂ© de le montrer, il me semble que libertĂ© et Ă©galitĂ© 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

169

prennent sens comme des nĂ©gations dĂ©terminĂ©es de situations 

historiques et contingentes, donc de certaines pratiques 

institutionnelles auxquelles elles promettent d’en substituer 

d’autres. Leur visĂ©e est donc prĂ©cisĂ©ment institutionnelle, puisqu’il 

s’agit d’instaurer les institutions qui garantiront libertĂ© et Ă©galitĂ©, et 

ce contre les pratiques en usage Ă  une Ă©poque donnĂ©e. Il s’agit donc 

de les mettre en exercice par des dispositifs institutionnels 

appropriĂ©s. 

Il n’en va pas de mĂȘme avec la fraternitĂ©, qui n’a ni cette finalitĂ© 

institutionnelle, ni ce caractĂšre de nĂ©gation dĂ©terminĂ©e de tel ou tel 

usage en vigueur. Bien que la notion de fraternitĂ© soit elle aussi 

Ă©mergente Ă  partir d’un certain contexte oĂč elle a pris sens, elle ne 

doit pas son caractĂšre performatif Ă  des rĂ©fĂ©rences historiques et 

contingentes dont elle voudrait ĂȘtre la nĂ©gation (abolir ceci ou cela, 

comme l’égalitĂ© voulait abolir l’arbitraire), car de par sa visĂ©e, elle 

transcende de telles rĂ©fĂ©rences; sa visĂ©e est celle d’une ouverture Ă  

autrui pas forcĂ©ment ressemblant. La comprĂ©hension de soi 

qu’indique la fraternitĂ© est celle d’une ouverture principielle, et 

donc celle d’un accueil de cet autrui non ressemblant, non identifiĂ© 

Ă  du mĂȘme. Cette comprĂ©hension de soi accueillante est dans son 

principe mĂȘme diffĂ©rente de celle du sujet atomisĂ©, souverain, 

affirmatif de ses droits et maĂźtre de ses choix qui caractĂ©rise 

l’individu libĂ©ral moderne, un individu qui au demeurant 

suffit

 Ă  la 

mise en exercice des principes de libertĂ© et d’égalitĂ©. La question 

est de savoir s’il suffit aussi Ă  une authentique mise en Ɠuvre de la 

citoyennetĂ©. La libertĂ© et l’égalitĂ© telles qu’on les connaĂźt, sous leur 

forme constitutionnelle, se contentent bien de cet individu 

rachitique, de ces individus pauvres en autrui et riches en droits, des 

individus compĂ©titifs dont il faut rendre mutuellement compossibles 

les libertĂ©s et Ă©galitĂ©s respectives. Cet individu suffit sans doute Ă  la 

dĂ©mocratie gestionnaire et administrative, Ă  la dĂ©mocratie 

bureaucratique et disciplinaire qui fait son chemin dans tous les 

Etats constitutionnels modernes, en Europe et ailleurs. On ne peut 

sur ce point manquer d’ĂȘtre frappĂ© par la standardisation de 

l’individu moderne, par la 

faiblesse

 de cet individu au moment 

mĂȘme oĂč partout on proclame ses droits. 

Partout il est nĂ© libre, 

mais partout il est le mĂȘme

 â€“ ce qui est aussi une maniĂšre, certes 

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170 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

ironique et triste, de composer libertĂ© et Ă©galitĂ©. Le paradoxe de 

l’individualisme moderne, c’est que l’individualisme partout 

proclamĂ© consacre en rĂ©alitĂ© la victoire du systĂšme: la victoire de 

l’individu, c’est la victoire du systĂšme, parce que le systĂšme a 

fabriquĂ© un individu libre et Ă©gal qu’il maĂźtrise et discipline 

parfaitement. L’individu d’aujourd’hui est en parfaite congruence 

avec le systĂšme, parce que c’est le systĂšme qui a fabriquĂ© cet 

individu-lĂ . 

Le problĂšme avec cette harmonie paradoxale de l’individu et du 

systĂšme Ă  laquelle on assiste aujourd’hui, c’est qu’elle fonctionne 

en vase clos et que ses termes polaires se renforcent mutuellement: 

car plus l’individu renforce son statut d’individu, plus c’est le 

systĂšme qui se renforce. Or, c’est prĂ©cisĂ©ment cette clĂŽture du 

systĂšme sur lui-mĂȘme que vient me semble-t-il fissurer l’injonction 

de fraternitĂ©, en brisant cette logique d’auto-perpĂ©tuation, oĂč le 

systĂšme renforce l’individu qui par lĂ  mĂȘme renforce le systĂšme. 

L’injonction de fraternitĂ© instille une modeste transcendance dans 

le systĂšme, en contribuant Ă  la comprĂ©hension de soi comme soi 

accueillant. 

La question qui se pose est celle de savoir dans quelle mesure la 

citoyennetĂ© dĂ©mocratique peut vĂ©ritablement se contenter de cette 

clĂŽture sur soi du systĂšme qui est en mĂȘme temps une clĂŽture sur 

soi des individus, et jusqu’oĂč elle le peut. En d’autres termes, la 

question est de savoir si une citoyennetĂ© dĂ©mocratique authentique 

peut se contenter de la gestion des libertĂ©s et des Ă©galitĂ©s, sans 

recourir Ă  la fraternitĂ© et Ă  son potentiel d’ouverture. La clĂŽture du 

systĂšme dĂ©mocratique engendre des effets disciplinaires qui 

affadissent l’individu jusqu’à les rendre interchangeables. Il n’y a 

pas besoin du pathos nietzschĂ©en du dernier homme, puis du 

surhomme pour dĂ©plorer la standardisation de l’individu 

dĂ©mocratique. Il est tout de mĂȘme frappant de constater comme 

l’individu proclamĂ© libre est partout semblable Ă  tous les autres: 

nous avons tous l’obligation lĂ©gale d’avoir un domicile fixe, un 

emploi et un compte bancaire, ce qui induit des effets disciplinaires 

considĂ©rables, en dĂ©pit du fait que nous avons tendance Ă  ne plus 

les voir parce que nous les vivons sur un mode quasi naturel. Que 

l’on songe seulement aux farouches rĂ©sistances que rencontre 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

171

aujourd’hui une proposition comme celle de l’instauration d’une 

allocation universelle, dont le principe est d’assurer Ă  chaque 

citoyen un revenu d’existence qui du mĂȘme coup rendrait le travail 

facultatif. Par lĂ  se trouverait pourtant rĂ©alisĂ©e une libertĂ© 

Ă©lĂ©mentaire, celle de ne 

pas

 travailler. Mais cette libĂ©ration du 

travail apparaĂźt aujourd’hui comme politiquement impossible, tant 

il reste vrai que l’homme libre doit ĂȘtre un homme travailleur. Le 

travail nous semble tellement naturel que nous ne voyons plus ses 

gigantesques effets disciplinaires. 

  Le problĂšme de ces renforcements rĂ©ciproques opĂ©rant en vase 

clos entre individu et systĂšme, c’est qu’ils ne connaissent pas de 

limites de principe, puisque, prĂ©cisĂ©ment, l’effet de renforcement 

est rĂ©ciproque. L’étau systĂ©mique se resserre Ă  mesure mĂȘme que 

l’individu se voit confirmĂ© dans son statut d’individu. Face Ă  ce 

resserrement progressif et potentiellement illimitĂ©, l’injonction de 

fraternitĂ©, dans sa dimension subversive des institutions et dans sa 

dimension performative au sens qui a Ă©tĂ© dit, opĂšre un rappel – Ă  

mon sens rien moins que salutaire – d’une 

extĂ©rioritĂ© des 

institutions

, en l’occurrence de toutes les institutions dĂ©mocratiques 

et social-dĂ©mocratiques qui font de la sociĂ©tĂ© un objet Ă  gĂ©rer. Dans 

leur clĂŽture, elles sont menacĂ©es d’aveuglement, de cĂ©citĂ© par 

rapport Ă  une extĂ©rioritĂ© qu’elles occultent. 

Il ne s’agit pas bien sĂ»r de reconduire une version dĂ©naturante de 

la fraternitĂ©, en l’institutionnalisant par exemple, ou en la 

consignant d’une maniĂšre ou d’une autre dans le droit, mais de lui 

prĂ©server au contraire sa fonction de rappel, sa dimension 

invocatoire qui mobilise cette dimension prĂ©politique d’une 

extĂ©rioritĂ© aux institutions. Elle ne gardera au fond son efficacitĂ© 

performative que si elle reste tout ce qu’on lui reprochait d’ĂȘtre: 

invocatoire

, pour qu’elle ne se sclĂ©rose pas dans des institutions, et 

vague

, si l’on consent Ă  comprendre ce vague comme une ouverture 

potentiellement illimitĂ©e Ă  un autrui non ressemblant. 

Sans vouloir ici me justifier plus avant, je pense qu’il est bon 

que les institutions dĂ©mocratiques, et leurs piliers constitutionnels 

que sont la libertĂ© et l’égalitĂ©, soient rappelĂ©es Ă  cette couche 

prĂ©politique de la fraternitĂ©, pour que l’effet disciplinaire de la 

dĂ©mocratie ne tourne pas Ă  vide et ne se resserre pas indĂ©finiment 

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172 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

sur lui-mĂȘme. La fraternitĂ© offre aux grandes valeurs 

institutionnelles libertĂ© et Ă©galitĂ© cette petite transcendance de la 

simple ouverture Ă  autrui qui devraient les empĂȘcher de se fossiliser 

en purs outils de gestion des droits subjectifs. Ainsi, au terme de ce 

parcours, la fraternitĂ© apparaĂźt bien comme dangereuse, oui, mais 

pas comme l’entendent ses dĂ©tracteurs d’aujourd’hui: elle n’est pas 

tant en danger d’exclure qu’en danger de rassembler, de relier et 

donc de rappeler les individus au lien Ă©lĂ©mentaire qui les unit, ce 

qui reprĂ©sente effectivement une menace permanente pour des 

institutions qui tendent Ă  les isoler pour mieux s’autonomiser et 

donc, finalement, mieux les dominer. 

 

 

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Conclusions

 

 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

175

 

 

FantĂŽmes de l’imaginaire 

 

 

Jenaro Talens 

 

 

S’il y a une raison pour demander Ă  quelqu’un comme moi de jouer 
le rĂŽle de rapporteur des interventions que nous avons Ă©coutĂ©es au 
ChĂąteau de Coppet pendant les deux jours que l’IEUG a consacrĂ©s Ă  
la discussion thĂ©orique et politique d’une certaine idĂ©e de l’Europe 
et des quatre principes qui sembleraient lui servir de base (

Justice, 

LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ©

), c’est probablement la volontĂ© explicite 

d’accepter d’une maniĂšre publique cette notion si vague et, en 
mĂȘme temps, si peu intĂ©riorisĂ©e parmi nous, collĂšgues 
acadĂ©miques, de 

volontĂ© d’interdisciplinaritĂ©

En effet, qu’est-ce qu’un sĂ©mioticien qui s’occupe du type de 

textes que Philippe Roger a dĂ©fini lors du dĂ©bat comme Â« textes 
impurs Â»? Qu’est-ce que la littĂ©rature, le cinĂ©ma, la musique 
populaire, pourraient offrir dans un colloque comme celui-ci, en 
dehors d’un regard « autre »? 

Le vieux Jurij Mijailovitch Lotman aurait proposĂ© de suivre un 

fil conducteur, seul capable de dĂ©velopper avec un regard unitaire la 
multiplicitĂ© et la variĂ©tĂ© des interventions. Ce fil aurait Ă  voir avec 
le caractĂšre discursif, avant mĂȘme qu’une volontĂ© rĂ©fĂ©rentielle, qui 
est Ă  la base de toutes les prĂ©sentations. 

Tant si on discute de la Constitution suisse et/ou genevoise, que 

si on le fait sur des idĂ©es mises en place par la RĂ©volution française, 
sur l’ambiguĂŻtĂ© de certains concepts au moment de traverser les 
frontiĂšres de la traduction ou sur les fondements thĂ©oriques des 
concepts de justice, libertĂ©, Ă©galitĂ© ou fraternitĂ©, on discute toujours, 
mais pas autant des s

ignifiĂ©s 

prĂ©supposĂ©s Ă  l’intĂ©rieur des mots, que 

des 

effets de sens

. C’est-Ă -dire que l’on a Ă  voir avec des 

productions discursives qui fonctionnent au sein de la rĂ©alitĂ© sociale 

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176 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

comme si elles Ă©taient en quelque sorte 

naturelles

. C’est lĂ  que la 

rhĂ©torique (normalement associĂ©e aux soi-disant textes impurs) 
trouve son lieu « politique Â», dans la mesure oĂč elle peut nous aider 
Ă  rĂ©flĂ©chir sur la mĂ©diation (c’est-Ă -dire, la non-transparence) de 
l’écriture. On ne peut pas parler de politique sans y inclure la 
rhĂ©torique. 

En Ă©coutant les intervenants, je me souvenais de deux exemples, 

tous deux tirĂ©s d’un mĂȘme Â« littĂ©raire Â», l’écrivain allemand exilĂ© 
en SuĂšde, Peter Weiss. L’un appartient Ă  sa rĂ©flexion radicale sur la 
pĂ©riode qui a occupĂ© la plupart des confĂ©renciers, 

Marat-Sade

l’autre Ă  un texte ultĂ©rieur intitulĂ© 

Hölderlin

. Dans le premier, 

comme chacun sait (mĂȘme si Weiss n’est plus malheureusement Ă  
la mode), le marquis de Sade, dĂ©jĂ  enfermĂ© Ă  Charenton, Ă©crit une 
piĂšce de thĂ©Ăątre sur la façon qu’utilise Charlotte Corday pour 
assassiner Jean-Paul Marat. Cette piĂšce sera mise en scĂšne sous sa 
direction, devant un public auquel on veut montrer par les autoritĂ©s 
post-rĂ©volutionnaires comment la culture est utile en tant que 
« mĂ©decine mentale Â» pour aider Ă  la rĂ©insertion sociale des 
internes. Tous les acteurs de la reprĂ©sentation sont des malades. La 
femme qui joue le rĂŽle de Charlotte Corday a la maladie du 
sommeil; celui qui joue le rĂŽle de son amant est un perverti sexuel 
qui attaque sans contrĂŽle les femmes Ă  la moindre occasion; Jean-
Paul Marat doit incarner son personnage depuis l’intĂ©rieur d’une 
baignoire, vu que l’acteur a une maladie de la peau qui l’oblige Ă  
rester toujours dans l’eau. Les Français sont jouĂ©s par un groupe de 
soi-disant Â« fous Â», sous la surveillance d’infirmiers munis de gros 
bĂątons, et de religieuses aussi prĂȘtes Ă  utiliser la violence si 
nĂ©cessaire. De son cĂŽtĂ©, Sade se rĂ©serve le rĂŽle de narrateur et 
directeur de la reprĂ©sentation. Entre la scĂšne (montĂ©e Ă  l’intĂ©rieur 
de l’établissement hospitalier) et le public, les autoritĂ©s ont placĂ© 
une Ă©norme grille en fer, ce qui donne aux acteurs l’aspect d’un 
groupe d’animaux enfermĂ©s dans une cage. Au fur et Ă  mesure que 
l’histoire avance, les acteurs intĂ©riorisent de plus en plus les 
personnages et quand, aprĂšs la mort de Marat, ils crient « LibertĂ©, 
EgalitĂ©, FraternitĂ© Â», ce ne sont plus leurs personnages qui rĂ©pĂštent 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

177

mĂ©caniquement une phrase Ă©crite dans la piĂšce du Marquis de Sade, 
mais des prisonniers qui veulent sortir de la cage oĂč ils sont 
enfermĂ©s et qui manifestent une volontĂ© « rĂ©elle Â» de faire tomber 
les grilles qui les entourent. 

Lors de la mise en scĂšne de la piĂšce par la Royal Shakespeare 

Company, sous la direction de Peter Brook, en 1966, on pouvait 
voir l’acteur Patrick MacGee, qui jouait Sade, rire ouvertement, 
tandis que le thĂ©Ăątre devenait un champ de bataille. L’art, le mĂ©tier 
de comĂ©dien, la littĂ©rature pouvaient « produire Â» une action. 
L’

effet de sens 

des concepts

 

transformait des mots sans vie en 

armes rĂ©elles. 

Le deuxiĂšme exemple vient d’une autre piĂšce Ă©galement de 

Peter Weiss. Cette fois, l’action a lieu dans la tour de Zimmer, oĂč 
Friedrich Hölderlin a vĂ©cu les derniĂšres annĂ©es de sa vie. L’action 
se situe vers 1842 (Hölderlin meurt un an aprĂšs). Le vieux poĂšte fou 
(fou?) reçoit de temps en temps la visite d’admirateurs qui viennent 
lui rendre hommage. Weiss met en scĂšne une de ces visites-lĂ . Cette 
fois, le visiteur est un jeune philosophe qui s’appelle Karl Marx et 
qui a dĂ©jĂ  Ă©crit des poĂšmes et un roman inachevĂ©. Le jeune homme 
explique au vieil homme que lui, et d’autres comme lui, vont 
travailler pour faire possible le monde que ses textes (ceux de 
Hölderlin) incarnent. « 

Warum Dichter in dĂŒrftiger Zeit

? Â»  se 

demandait l’écrivain. Pas pour dĂ©truire un mur, mais pour faire 
penser au besoin de l’essayer, rĂ©pondrait le jeune Marx. 

Se non Ăš 

vero, Ăš ben trovato.

 La mĂ©taphore du lien existant entre pratique 

littĂ©raire (en tant que modĂšle d’organisation du monde et dont un 
autre exemple aurait pu ĂȘtre 

The Defence of Poetry

, de Percy 

B. Shelley) et pratique rĂ©volutionnaire reste quand mĂȘme claire. Il 
s’agit d’un modĂšle qui, vu depuis la perspective d’une Europe trĂšs 
diffĂ©rente, au centre mĂȘme d’une rĂ©alitĂ© mondialisĂ©e et d’un 
capitalisme sauvage, nous pousserait Ă  nous soumettre, en nous 
invitant Ă  saisir un 

lieu

, Ă  produire une lecture du monde, dont le 

plan d’articulation ne peut plus rĂ©sider dans un sujet, ni 
individualisĂ© ni collectif, comme celui qui servit de rĂ©fĂ©rence pour 
une ModernitĂ© maintenant en crise, mais dans ce que Deleuze, dans 

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178 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

ses 

Pourparlers 

de 1999 dĂ©finit comme un 

processus de 

subjectivation

Le volume qui rĂ©unit les exposĂ©s du colloque organisĂ© par Olga 

Inkova se rĂ©partit en trois sections, selon trois axes bien 
diffĂ©renciĂ©s. Dans la premiĂšre, Philippe Roger et Keith Michael 
Baker s’occupent des aspects conceptuels tels qu’ils se sont 
manifestĂ©s en relation avec la RĂ©volution française. Roger analyse 
brillamment les contradictions sous-jacentes Ă  la devise tripartie 
rĂ©publicaine. Pour sa part, Baker Ă©tudie la figure de Condorcet, non 
pas en tant que 

théoricien européen

 de la notion de dĂ©mocratie, 

mais comme thĂ©oricien (le premier) de la 

démocratie européenne

un modĂšle qui se sĂ©parera de ce qui plus tard sera assumĂ© comme 
gĂ©nĂ©rique (et dont le paradigme plus important pourrait reprĂ©senter 
la rĂ©fĂ©rence au concept incarnĂ© aux Etats-Unis, selon le fameux 
livre de Alexis de Tocqueville). Dans un sens, son texte complĂšte et 
discute sur certains points celui qui le prĂ©cĂ©dait, dans la mesure oĂč 
l’incongruitĂ© remarquĂ©e par Roger au sujet de l’inclusion de la 
justice Ă  cĂŽtĂ© des trois autres termes, se rĂ©soudrait, en suivant 
Condorcet, Ă  l’affirmation explicite de ce dernier, citĂ© par Baker, 
selon laquelle: « si l’on me demande quelle est la premiĂšre rĂšgle de 
la politique? 

C’est d’ĂȘtre juste

. Quelle est la seconde? 

C’est d’ĂȘtre 

juste

. Et la troisiĂšme? 

C’est encore d’ĂȘtre juste

 Â». 

La deuxiĂšme partie aborde trois aspects diffĂ©rents sous 

l’épigraphe gĂ©nĂ©rale de 

Un dĂ©bat d’idĂ©es europĂ©ennes

En premier lieu, Jackie Pigeaud rĂ©flĂ©chit sur la relation entre la 

notion de libertĂ© et de crĂ©ation artistique par le biais du concept 
classique de Sublime, Ă©laborĂ© par Longin, de la maniĂšre dont il est 
assumĂ© dans la pensĂ©e esthĂ©tique de Winckelmann. Au-delĂ  de 
l’étude dĂ©taillĂ©e de l’appropriation des postulats classiques par 
l’auteur moderne, ce qui intĂ©resse Pigeaud, c’est de souligner le 
caractĂšre polĂ©mique d’une telle appropriation, Ă  travers son 
influence sur des auteurs comme AndrĂ© ChĂ©nier, pour qui, comme 
chacun le sait, la poĂ©sie ne peut se dĂ©tacher de la politique. Si, 
comme le rappelle Pigeaud, l’affirmation d’Édouard Pommier, 
selon laquelle l’équation libertĂ©/crĂ©ation se transforme en une 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

179

                                                

banalitĂ© vulgaire durant la rĂ©volution, est certaine, rĂ©flĂ©chir sur le 
lieu de la littĂ©rature et de l’art, non seulement comme symptĂŽme, 
mais fondamentalement comme 

mode d’intervention

 dans l’histoire 

au travers de son incidence dans l’imaginaire culturel devient 
absolument nĂ©cessaire. C’est de cette nĂ©cessitĂ© que nous parle 
Pigeaud dans ce contexte. 

Olga Inkova amĂšne la discussion sur un terrain diffĂ©rent, mais 

Ă©galement liĂ© Ă  la structure 

discursive

 de l’imaginaire culturel. Son 

intervention au sujet de la notion de 

justice

 Ă  l’intĂ©rieur de la 

culture russe expose les ressemblances et les Ă©normes diffĂ©rences 
qu’il peut y avoir dans la discussion des concepts lorsqu’on les 
scinde de l’intĂ©rieur de leur particuliĂšre inscription dans chaque 
culture (je veux dire, langue) spĂ©cifique. Le rĂŽle de mĂ©diation de la 
linguistique, et plus spĂ©cifiquement, de la traductologie dans le 
dĂ©bat politique est ainsi soulignĂ©, surtout si l’on pense Ă  la structure 
babĂ©lique de l’Europe, oĂč l’

articulation des différences

 n’a rien Ă  

voir avec l’homogĂ©nĂ©isation Ă  laquelle on les soumet dans le 
modĂšle des 

melting pot

. Dans le carrefour des langues et des 

traditions culturelles europĂ©ennes, le dialogisme (dans son sens 
bakhtinien) apparaĂźt, non seulement comme indispensable, mais 
aussi comme constitutif.  

Depuis Defoe et son 

Robinson Crusoé

 (qui a 

narrativisé

, pour 

ainsi dire, les idées de Locke)

1

, on sait que l’organisation sociale se 

reproduit par (et dans) l’inconscient discursif, ce qui nous mĂšne Ă  
dire que le politique est aussi, et principalement, de l’ordre du 
sĂ©miotique. Il est curieux et significatif de signaler que l’un des 
textes fondamentaux utilisĂ© comme matĂ©riel de ses discours dans la 
campagne Ă©lectorale qui mena François Mitterrand Ă  la prĂ©sidence 
de la RĂ©publique, fut un recueil de maximes de Baltasar GraciĂĄn

2

 

1

 Cf. Giulia COLAIZZI, « La construcciĂŽn del sujeto moderno Â», 

BoletĂ­n 

Hispånico Helvético

, 3, 2003, pp. 75-103. 

2

 Baltasar GRACIÁN, 

Manuel de poche d’hier pour hommes politiques 

d’aujourd’hui et quelques autres

. Traduction, introduction, notes et 

classement des aphorismes par Benito PELEGRIN. Paris, Hallier, 1978. 

Cf. mon « The Practice of Worldly Wisdom. Rereading GraciĂĄn from the 

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180 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                                                                     

le cĂ©lĂšbre jĂ©suite baroque espagnol. Et si, comme remarquait 
ironiquement Philippe Sollers dans 

Vision de New York

, les jĂ©suites 

sont les seuls athĂ©es consĂ©quents, la contextualisation du dĂ©bat sur 
l’idĂ©e mĂȘme de justice au sein de ses implications linguistico-
culturelles est une forme de sĂ©parer l’approximation politique de 
celle purement religieuse de 

vérité

. Comme Inkova remarque dans 

son travail, Â« [i]l devient clair que si le droit est Ă©levĂ© au rang de 
vĂ©ritĂ© religieuse, le problĂšme de son application ne se pose mĂȘme 
pas ». 

Le sujet choisi par Wladimir BĂ©rĂ©lowitch se centre sur 

l’historiographie russe, Ă  propos du rĂŽle jouĂ© par la ville, – en tant 
qu’« espace prĂ©sumĂ© de libertĂ© et d’apprentissage des libertĂ©s 
politiques en Europe Â» – Ă  l’intĂ©rieur de l’Empire russe. Son bilan 
des Ă©tudes historiques Ă  partir de la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle 
montre la progressive Â« europĂ©anisation Â» de la Russie, non tant par 
le fait de reproduire des schĂ©mas que par la volontĂ© de Â« vivre Ă  
l’heure des pays europĂ©ens, mĂȘme si son itinĂ©raire l’en avait sĂ©parĂ© 
pendant longtemps ». 

Si, comme l’affirme Elisabeth Grosz

3

, l’une des caractĂ©ristiques 

qui dĂ©finissent la modernitĂ© est que « la ville est faite [
] comme 
simulacre du corps et le corps, Ă  son tour, est transformĂ©, ‘‘devenu 
ville’’, urbanisĂ© comme un corps mĂ©tropolitain Â», peut-ĂȘtre que ce 
qu’il faut se demander en premier lieu est si ce qui caractĂ©rise le 
« corps Â» europĂ©en est la cartographie d’un voyage ou la dispersion 
fragmentaire d’une errance. 

La ville comme toute invention ou crĂ©ation humaine est, Ă  la 

fois, un Ă©chantillon de la beautĂ© et de l’angoisse de la sociĂ©tĂ© dans 
laquelle elle se situe et l’empreinte de l’identitĂ© que lui imprime son 
histoire. Le peuplement humanise l’espace en le transformant en un 

 

New World Order Â», in Nicolas SPADACCINI et Jenaro TALENS (eds.), 

Rhetorics and Politics

, Minneapolis, Londres, The University of 

Minnesota Press, 2000. 

3

 Elizabeth GROSZ, Â« Bodies-Cities Â», in Beatriz COLOMINA (ed.). 

Sexuality and Space

, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1992, 

pp. 241-253. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

181

territoire occupé

 par le dĂ©veloppement culturel et Ă©conomique 

consubstantiel Ă  qui l’habite. Les villes europĂ©ennes, en tant que 
dĂ©pĂŽt informatif et en tant qu’empreinte culturelle de l’histoire qui 
les traverse, subissent les mĂȘmes contrastes sociaux, sectoriels, 
gĂ©opolitiques et de dĂ©naturalisation dĂ©mographique. La distribution 
de son espace extĂ©rieur, l’espace public, est la clef pour Ă©tudier ses 
sĂ©grĂ©gations: des barriĂšres urbanistiques qui sont, Ă  la fois, 
symboliques et symptomatiques. D’une part, elles organisent et 
distribuent les groupes en ghettos parfaitement diffĂ©renciĂ©s, 
symbolisant leur irrĂ©ductibilitĂ© Ă  un modĂšle Ă©galitaire. D’autre part, 
elles rĂ©vĂšlent les symptĂŽmes des effets sociaux de sens implicites 
dans une telle ghettoĂŻsation, dans la mesure oĂč elles constituent les 
frontiĂšres de pouvoir, en mettant des obstacles Ă  la libre circulation 
et Ă  l’accĂšs aux centres de connaissance et de richesse, et ont donc 
toujours gĂ©nĂ©rĂ© l’inĂ©galitĂ©. Depuis cette perspective, Ă©tudier le 
thĂšme des villes, de leur structure est une maniĂšre d’aborder de 
façon effective, bien que cela ne paraisse se faire que de maniĂšre 
tangente, le lieu rĂ©el oĂč s’inscrivent les quatre Ă©lĂ©ments 
articulateurs de ce volume. Dans peu de contextes ne peuvent 
s’appliquer de maniĂšre plus claires les cĂ©lĂšbres rĂ©fĂ©rences 
marxiennes dans son 

Critique du programme de Gotha

 Ă  la triade 

de la RĂ©volution française. La ville peut se lire comme un livre. Le 
rĂ©pertoire des rues de chaque ville n’est pas seulement un guide 
pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de l’asphalte, mais c’est 
surtout la carte de son gĂ©nome de ciment, et pour cela, pas tant la 
cartographie de son identitĂ© que le livre de bord des sujets civiques, 
rhizomatiques

 

et interchangeables, qui circulent parmi elle. 

De mĂȘme, peu d’espaces conceptuels peuvent mieux 

mĂ©taphoriser une idĂ©e certaine de l’Europe, depuis sa diffĂ©rence 
radicale avec le modĂšle hĂ©gĂ©monique amĂ©ricain. 

En effet, la diffĂ©rence fondamentale entre la ville europĂ©enne et 

la ville nord-amĂ©ricaine est celle qui existait entre une culture de 
dialogue collectif sur la place publique (l’agora grecque, mais aussi 
la cathĂ©drale chrĂ©tienne, autour de laquelle, en cercles 
concentriques, l’habitat urbain grandissait) et les monologues 

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182 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

entrecroisĂ©s de groupes seulement mis en contact par la nĂ©cessitĂ© 
Ă©conomique de l’échange (les grandes autoroutes unissant les 
ranchs ou les faux « nouveaux centres Â» â€“ 

downtowns –

 citadins, 

construits Ă  la maniĂšre des europĂ©ens, toutefois non pas autour des 
cathĂ©drales, mais autour des banques, les nouvelles Â« cathĂ©drales Â» 
de notre monde depuis la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle). Cette 
diffĂ©rence a rendu possible l’opposition parallĂšle entre l’idĂ©e de 
mĂ©tropole machiniste et dĂ©shumanisĂ©e, et la ville Ă  taille humaine, 
qui a laissĂ© tant de traces dans la littĂ©rature depuis Baudelaire, et 
qui a transformĂ© les premiĂšres en des 

non-lieux

 Ă  travers lesquels 

circulent des sujets vides, ou, comme dirait Marc AugĂ©

4

, des 

espaces de l’anonymat. 

La troisiĂšme partie du volume rassemble, sous l’épigraphe 

Les 

fondements théoriques

, trois textes de Benedict Winiger, Victor 

Monnier et Marc Hunyadi respectivement. Le premier rĂ©flĂ©chit sur 
la lecture que Leibniz fait de la notion de justice Ă  partir de 
l’

Éthique Ă  Nicomaque

, d’Aristote et les 

Institutions

, de Justinien. 

Comme le souligne Winiger, la proposition leibnizienne d’une idĂ©e 
de justice dĂ©jĂ  donnĂ©e, car dĂ©terminĂ©e par les lois de la raison, 
laisse de cĂŽtĂ© le fait que la « volontĂ© Â» nous est Ă©trangĂšre: « MĂȘme 
si nous dĂ©clarons toujours que les droits de l’homme ont une portĂ©e 
universelle, nous avons sans doute perdu une bonne partie de la foi 
en la raison qui imposerait une justice une et immuable [
]. Si ce 
n’est pas par une raison universelle que nous dĂ©fendons les droits 
de l’homme, c’est en vertu de notre volontĂ© de faire respecter une 
certaine image que nous nous faisons de l’homme Â». 

Si on pense Ă  l’usage abusif qu’on fait de nos jours du concept 

de « libertĂ© Â» (soit comme 

Freedom

, soit comme 

Liberty

) dans les 

discours, tant politiques que mĂ©diatiques ou plus largement 
culturels nord-amĂ©ricains (de Bush II aux films hollywoodiens prĂ©- 
et post-Guerre du Golfe, sans oublier les mises en scĂšne des 
informaticiens tĂ©lĂ©visuels des grandes chaĂźnes, oĂč la frontiĂšre entre 

reality show

 et 

western

 reste Ă  clarifier), l’absence systĂ©matique du 

 

4

 Marc AUGE, 

Non-lieux,

 Paris, Seuil, 1992. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

183

mot « justice Â» devrait attirer notre attention. La rĂ©flexion de 
Winiger met l’accent sur l’« 

ĂȘtre-construit 

», c’est-Ă -dire, 

rhĂ©torique, idĂ©ologique et discursif qui est Ă  la base de toutes ces 
notions. 

C’est aussi, de ce point de vue, la position relevĂ©e par l’analyse 

de Monnier sur les pĂ©ripĂ©ties de l’idĂ©e d’égalitĂ© en Suisse Ă  
l’époque de la RĂ©volution française. Si le droit Ă  l’égalitĂ© est 
explicitement convoquĂ©, bien que comme reconnaissance implicite, 
en acceptant le principe d’égalitĂ© de droit entre les citoyens suisses 
et la suppression de toute distinction, il est aussi vrai que ce 
principe d’égalitĂ© n’a pas Ă©tĂ© Ă©tendu aux juifs habitant certaines 
communes. C’est le mĂȘme jeu rhĂ©torique d’une des plus anciennes 
dĂ©mocraties sud-amĂ©ricaines, l’Equateur, oĂč tous les citoyens, sans 
exclusion, jusqu’à une bonne partie du XXe siĂšcle, jouissaient de 
droits politiques, saufs les indiens Ă  cause de la question peut-ĂȘtre 
« mineure Â»: ils n’étaient pas « citoyens Â». Donc, comme dans le 
cas du texte de Winiger, une approche Ă  l’histoire constitutionnelle 
suisse (en tant qu’exemple d’une dĂ©mocratie moderne) ne peut 
Ă©chapper Ă  la rĂ©flexion sĂ©miotico-discursive. 

Marc Hunyadi, pour sa part, aborde le troisiĂšme membre de la 

triade rĂ©publicaine, la fraternitĂ©, vue comme Â« la mal-aimĂ©e de la 
trilogie Â», mise Ă  l’écart, bien Ă  cause de son incompatibilitĂ© avec la 
loi de la Terreur, bien Ă  cause de l’imprĂ©cision qui a entourĂ©e 
depuis toujours, bien par ses origines chrĂ©tiennes. Le sarcasme 
mĂȘme de Marx, qui voyait dans cette devise quelque chose de 
sentimental, une « exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte des 
classes Â» montre jusqu’à quel point la notion de « fraternitĂ© Â» doit 
ĂȘtre approfondie. Hunyadi, dans ce sens, soutient sa force 
subversive et dangereuse. Son explication me semble une hypothĂšse 
forte y bien formulĂ©e: « Le concept de fraternitĂ©, de par sa nature 
injonctive, fait partie de ces concepts qu’on ne peut pas 
continuellement invoquer en vain. 

Il arrive en effet un moment oĂč 

on ne peut plus invoquer la fraternitĂ© sans que cet appel ne modifie 
l’auto-perception de ceux auxquels il est destinĂ©. DĂ©signer l’autre 
comme frĂšre, se

 dĂ©signer 

soi-mĂȘme comme frĂšre de tout autre, c’est 

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184 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

ipso facto se comprendre comme frĂšre, c’est se 

percevoir 

comme 

frĂšre et donc agir sur la perception que l’on a de soi-mĂȘme

 Â» (mes 

italiques).  

C’est, donc, dans le territoire de l’échange communicatif, des 

rĂšgles dialectiques de construction d’un sens non naturel, mais 
rĂ©sultat d’un travail de production, que se joue le dialogue 
politique, historique et discursif de ce volume, malgrĂ© la diffĂ©rence 
disciplinaire qui est sous-jacente Ă  la plupart des travaux du recueil. 

Que cette rĂ©flexion soit faite, non comme un regard sur le passĂ©, 

mais comme un regard sur le prĂ©sent Ă  travers le passĂ©, me semble 
une vertu non mineure. C’est au moins, ma perspective lectrice: une 
structure transversale non temporelle, mais structurelle qui permet 
de relever un enjeu des problĂšmes encore vivant de nos jours, 
quand on pense Ă  la possibilitĂ© d’une Europe qui puisse aller au-
delĂ  d’un simple 

Marché commun

Un texte, malheureusement non disponible en français, d’un 

philosophe espagnol, Quintin Racionero

5

 peut nous aider Ă  clarifier 

ce que je veux dire. Dans ce texte, Racionero montre l’émergence 
de ce qui peut se dĂ©finir comme le grand malentendu pour ce qui est 
du concept de « postmodernitĂ© Â». Ce malentendu rĂ©side dans le fait 
de faire de la postmodernitĂ© une notion fondamentalement 
historico-chronologique, non pas parce que, depuis un niveau 
pragmatique la postmodernitĂ© ne puisse ĂȘtre lue dans ces termes (ce 
qui en termes historicistes est parfaitement possible et pertinent) 
mais parce que le fait de situer la question de sa spĂ©cificitĂ© dans ce 
sens pragmatique implique de penser la condition postmoderne 
depuis l’hermĂ©neutique de la modernitĂ©, en neutralisant les 
potentialitĂ©s effectives de celle-lĂ  et en la faisant fonctionner sous 
une logique qui lui est fondamentalement Ă©trangĂšre. C’est 
prĂ©cisĂ©ment autour de la logique moderne du continuum 

 

5

 Quintin RACIONERO, « No 

después

, sino 

distinto

: notas para un debate 

sobre ciencia moderna y postmoderna Â» [« Non aprĂšs, mais diffĂ©rent: Ă  

propos d’un dĂ©bat sur la science moderne et postmoderne 

»], 

http://www.uned.es/dpto_fil/seminarios/polemos/

Revista de FilosofĂ­a

21, 1999, pp. 13-155. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

185

autorĂ©flexif, dans une configuration de l’histoire basĂ©e sur la ligne 
de succession ou linĂ©aritĂ© temporelle, qu’il est indispensable 
d’établir clairement les termes de notre rĂ©flexion, puisque c’est Ă  
partir d’elle que, dans le fond, toutes les lectures jouent leur rĂŽle, 
avec toutes les nuances et variantes possibles, et finissent par 
rĂ©duire l’espace de la postmodernitĂ© Ă  un temps historique, Ă  savoir, 
ce temps – le nĂŽtre – successif Ă  la crise de la modernitĂ© et par 
rapport Ă  laquelle le vrai problĂšme rĂ©side dans le fait de savoir si on 
peut la considĂ©rer ou non comme terminĂ©e. 

La dimension constitutive de la postmodernitĂ© comme notion 

non pas historique mais polĂ©mique est le premier point que 
Racionero souligne. Depuis la perspective qu’il propose, c’est cette 
dimension controversĂ©e et agonistique qui, avec plus de poids, 
marquerait le texte de Lyotard. La condition postmoderne 
prĂ©cisĂ©ment Ă  travers l’idĂ©e de « condition Â», prĂ©cĂ©demment ajustĂ©e 
Ă  l’objectif de dissoudre le malentendu d’une interprĂ©tation 
historique: non pas une Ă©poque, mais une attitude, une sensibilitĂ©, 
une culture. Cette « condition Â» se prĂ©sente donc non pas comme le 
rĂ©sultat d’un transit de la « modernitĂ© Â» Ă  la « postmodernitĂ© Â», mais 
comme le lieu depuis lequel on peut opposer la Â« modernitĂ© Â» Ă  ce 
qui est Â« moderne Â»: « L’origine latine du mot sert ici de piste: 
« moderne »  dĂ©rive  de 

modo

, « maintenant, Ă  l’instant Â», quelque 

chose qui dĂ©crit ce qui vient de se produire, mais justement pour 
faire remarquer que c’est dĂ©jĂ  fini, qu’en rĂ©alitĂ© c’est dĂ©jĂ  tout ce 
qui par la suite 

peut se passer

. Ainsi, ce qui est moderne n’est pas 

ce qui est en opposition avec un certain passĂ©, mais en opposition 
avec lui-mĂȘme, qu’il faut seulement affirmer comme postĂ©rieur, 
non pas Ă  n’importe quel passĂ©, mais Ă  lui-mĂȘme; ceci ne se rĂ©alise 
donc seulement comme contre et aprĂšs lui-mĂȘme. Ce qui est 
moderne ne dĂ©signe, en consĂ©quence, aucune rĂ©alitĂ© substantive; au 
contraire, cela mentionne la rĂ©alitĂ© dans l’aspect de l’apparition, du 
choix multiple des possibilitĂ©s qui, prĂ©cisĂ©ment par le fait de n’ĂȘtre 
sujettes Ă  aucune constriction, s’offrent comme constitutivement 
ouvertes, comme essentiellement disponibles. De lĂ , il apparaĂźt que 
pour habiter ce qui est moderne, pour le vivre comme forme 

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186 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

d’expĂ©rience qui en tous les cas nous est contemporaine, il faut se 
situer dans la dynamique spĂ©cifique de ce contre, de ce post du 
maintenant. Cependant, formulĂ© de cette maniĂšre, le problĂšme 
d’

habiter

 de qui est moderne signifie exactement de ne pas pouvoir 

l’ĂȘtre. Cela signifie d’ĂȘtre obligĂ© d’agir, de vivre, de penser, en ne 
paralysant pas le maintenant, en ne remplaçant pas le libre jeu des 
possibilitĂ©s pour un discours qui, au moment de les fixer et de les 
ordonner, efface sa pluralitĂ© effective; en ne donnant pas Ă  l’oubli 
qu’un tel discours ne peut qu’introduire un dĂ©sajustement, un 
dĂ©calage de la rĂ©alitĂ©, dont le rĂ©sultat devra toujours ĂȘtre la 
soumission de cette derniĂšre Ă  un seul systĂšme de comprĂ©hension 
et, pour cela mĂȘme, Ă  une structure de domination. Ce sont ces 
freins, ces substitutions, ces oublis qui conforment l’essence de la 
modernitĂ©. Tandis qu’au contraire, sa restauration, son retour Ă  la 
mĂ©moire constitue l’objectif que prĂ©tend la postmodernitĂ© »

6

 

6

 

El origen latino del vocablo sirve aquĂ­ de pista: « moderno Â» procede de 

modo, « ahora mismo Â», algo que denota lo que acaba de suceder, pero 

justamente para hacer notar que ya no sucede, que en realidad es ya todo 

lo que a continuaciĂłn puede suceder. Lo moderno es, asĂ­, lo que estĂĄ en 

pugna no con algĂșn pasado, sino consigo mismo, lo que sĂłlo cabe afirmar 

como posterior, no a cualquier pasado, sino a sĂ­ mismo; lo que sĂłlo se 

realiza, pues, como contra y post de sĂ­ mismo. Lo moderno no designa, en 

consecuencia, ninguna realidad sustantiva; al contrario, menciona la 

realidad en el aspecto de la apariciĂłn, de la dĂĄdiva mĂșltiple de las 

posibilidades que, precisamente por no estar sujetas a ninguna 

constricciĂłn, por hallarse siempre ya despuĂ©s de cualquier modo de 

clausura, se ofrecen como constitutivamente abiertas, como esencialmente 

disponibles. De aquĂ­ se sigue que, para habitar lo moderno, para vivirlo 

como la forma de experiencia que en cada caso nos es contemporĂĄnea, 

hay que situarse en la dinamicidad especĂ­fica de ese contra, de ese post 

del ahora. Pero entonces, formulado asĂ­ el problema habitar lo moderno 

significa exactamente no poder serlo. Significa tener que actuar, vivir, 

pensar, no paralizando el ahora; no sustituyendo el libre juego de las 

posibilidades por un discurso que, al fijarlas y ordenarlas, cancele su 

pluralidad efectiva; no dando al olvido que un tal discurso sĂłlo puede 

introducir un desajuste, un dĂ©calage de la realidad, cuyo resultado habrĂĄ 

de ser siempre el sometimiento de esta Ășltima a un Ășnico sistema de 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

187

                                                                                                     

Il est clair qu’une telle position implique de combattre nettement 

l’idĂ©e traditionnelle de l’histoire, celle-ci Ă©tant comprise comme 
une succession chronologique de faits, qui s’étendent selon des 
principes immanents d’ordre et dont l’ensemble est dotĂ© de sens. Ă€ 
partir des thĂšses de Foucault, Racionero prĂ©sente comment, tandis 
que pour cette idĂ©e 

positiviste

 de l’histoire, le problĂšme le plus 

important rĂ©side dans le fait de dĂ©terminer les rapports significatifs 
entre diffĂ©rents Ă©vĂ©nements ou situations, en les situant 
linĂ©airement autour d’un axe structurel qui les articule « avant Â» et 
« aprĂšs Â», l’argument de Foucault permet de nous poser les 
questions cruciales: quelle valeur a ce que se propose cet axe? et, 
qui ou qu’est-ce qui le lĂ©gitime en lui 

octroyant une signification 

propre

?: « Il est certain que le point ou laps de temps qu’un tel axe 

doit localiser est purement imaginaire: il exprime ce « maintenant Â», 
duquel on parlait prĂ©cĂ©demment, dont la fonction, depuis le point 
de vue du discours historique, consiste Ă  introduire une instance 
purement organisatrice, capable de gĂ©nĂ©rer une topologie de la 
distribution des faits. En tant qu’expression du « maintenant Â», cette 
instance s’offre, elle aussi, instable et frontaliĂšre ; elle apparaĂźtrait 
mĂȘme contradictoire, si on veut la penser matĂ©riellement, 
puisqu’elle doit se concevoir Ă  la fois statique, dans le but de rendre 
possible le partage des faits, et Ă©galement dynamique, dans le but de 
servir de gond aux respectifs « avant Â» et « aprĂšs Â». Elle n’a donc 
aucune rĂ©alitĂ©, ou, en d’autres termes, elle ne se rĂ©fĂšre Ă  aucun fait 
concret, en tenant compte que sur tout cela, il faut faire retomber la 
mĂȘme fonction axiale et organiser l’ordre de l’histoire. MalgrĂ© tout, 
il est Ă©galement indiscutable que dans l’optique du discours 
historique ce laps de temps imaginaire ne se prĂ©sente pas vide 
devant nos yeux. On dit « maintenant Â» (par rapport Ă  n’importe 
quel laps de temps chronologique choisi), mais immĂ©diatement, on 
comprend « ce qui se passe maintenant Â», « l’état dans lequel sont 

 

comprensiĂłn y, por ello mismo, a una estructura de dominaciĂłn. Son estos 

frenos, estas sustituciones, estos olvidos que conforman la esencia de la 

modernidad. Mientras que, al contrario, su restauraciĂłn, su vuelta a la 

memoria constituye el objetivo que pretende la postmodernidad.

 

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188 

       

 

 

 

Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

les choses maintenant Â», « la situation qui se vit maintenant Â». Ce 
qui constituait une opĂ©ration formelle, une pure configuration 
topologique, se prĂ©sente ainsi Ă  nous comme une rĂ©alitĂ© 

objective

 

dotée de signification »

7

Le problĂšme est que, une fois conçu ce Â« maintenant Â» comme 

une rĂ©alisation de son espace seulement imaginaire, il ne peut ni 
tomber sous la responsabilitĂ© de l’histoire ni ĂȘtre la rĂ©fĂ©rence de son 
fondement, et en Ă©tant ainsi, il faut le comprendre, avec rigueur, 
comme l’expression d’une 

Ă©pistĂšme

 dĂ©terminĂ©e, comme un 

« systĂšme de comprĂ©hension, une structure de codes et prĂ©jugĂ©s au 
sujet de l’ordre, du sens et de la relevance des choses, qui ne 
constituent pas l’histoire mais qui se trouve en elle – dans le pur 
passage du temps â€“ dans le but d’établir les mĂ©canismes 
inconscients de prescription de ce qui est valable et non valable, de 
ce qui est inĂ©vitable et accessoire, de ce qui est comprĂ©hensible et 
incomprĂ©hensible, dans les rĂ©seaux oĂč les sociĂ©tĂ©s façonnent leur 

 

7

 

Que el punto o trecho de tiempo que debe localizar un tal eje es 

puramente imaginario, estĂĄ fuera de duda: expresa ese Â« ahora Â», de que 

antes hablĂĄbamos, cuya funciĂłn, desde el punto de vista del discurso 

histĂłrico, no consiste sino en introducir una instancia meramente 

organizativa, capaz de generar una topologĂ­a de la distribuciĂłn de los 

sucesos. En tanto que expresiĂłn del Â« ahora Â», esta instancia se ofrece, 

ella tambiĂ©n inestable y fronteriza; incluso resultarĂ­a contradictoria, si se 

la quisiera pensar materialmente, puesto que debe concebirse a la vez 

como estĂĄtica, a fin de hacer posible el reparto de los sucesos, y como 

dinĂĄmica, a fin de servir de gozne a los respectivos « antes Â» y 

« despuĂ©s Â». No tiene, por tanto, realidad alguna o, dicho de otra forma, 

no refiere a ningĂșn hecho concreto, habida cuenta de que sobre todos 

ellos cabe hacer recaer la misma funciĂłn axial de organizar el orden de la 

historia. Con todo, que en la Ăłptica del discurso histĂłrico ese trecho de 

tiempo imaginario no se ofrece vacĂ­o ante nuestros ojos, es igualmente 

indiscutible. Decimos « ahora Â» (respecto de cualquier corte cronolĂłgico 

elegido), pero inmediatamente entendemos « lo que ahora sucede Â», Â« el 

estado como ahora estĂĄn las cosas Â», « la situaciĂłn que ahora se vive Â». 

Lo que constituĂ­a una operaciĂłn formal, una mera configuraciĂłn 

topolĂłgica, se nos ofrece asĂ­ como una realidad objetiva, dotada de 

significado. 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

                              

 

189

cohĂ©sion et forgent leur identitĂ© Â». Il est donc nĂ©cessaire de 
conclure, avec Foucault, « que 

l’histoire

 n’existe pas, mais qu’il y a 

de multiples sĂ©ries (parfois consĂ©cutives, parfois superposĂ©es) de 
discours au sujet de ce qui est lĂ©gitime et contraire Ă  ce qui est 
interdit, chacune desquelles aspire Ă  s’identifier avec l’histoire, 
puisque de toutes façons, elle a le rĂŽle de gĂ©nĂ©rer une topologie des 
ses propres reconstructions et projections dans le temps ». 

De cette maniĂšre, ce que nous appelons histoire devient le 

récit

 

que les discours de lĂ©gitimation de leur autoritĂ© et de leur constance 
font d’eux-mĂȘmes. De lĂ , il va de soi que l’on devra accepter qu’il y 
ait tellement d’histoires comme des discours de domination et que 
le rapport de chacune d’elles en relation avec les autres soit de 
nĂ©gation et violence, de par le fait que toutes sont en compĂ©tition 
pour la domination. Le point dĂ©cisif Ă  considĂ©rer est que, une fois 
prĂ©sentĂ© le problĂšme dans ces termes, la tĂąche critique 

serait 

d’analyser quelles relations inconscientes maintiennent les discours 
du savoir par rapport au pouvoir

. Ce schĂ©ma n’est pas applicable 

au rĂ©cit de la modernitĂ© dans la mesure oĂč l’épistĂšme moderne se 
constitue prĂ©cisĂ©ment sur la reconnaissance de la rĂ©flexion comme 
sa valeur fondamentale, de sorte que le rĂ©cit de la modernitĂ© 

est

lui-mĂȘme, le rĂ©cit de la rĂ©flexion, en occupant dans la continuitĂ© de 
son dĂ©veloppement le contrĂŽle de l’histoire elle-mĂȘme. 

Depuis cette perspective, on peut dĂ©jĂ  Ă©tablir que lorsque ici, on 

parle de postmodernitĂ©, le prĂ©fixe 

post

 ne renvoie pas Ă  un nouvel 

Ă©pisode de la distension temporelle, ni ne s’appuie sur un 

aprĂšs

 

avec lequel codifier la situation qui suit l’époque de la modernitĂ©. 
En revanche, pour ce qui est de l’histoire, elle Ă©tablit l’essentiel de 
son espace sur Â« 

un effondrement du discours qui structurait ledit 

concept d’histoire comme partie centrale du dispositif intĂ©grateur 
du systĂšme de significations de la modernitĂ© 

» et dont la 

consĂ©quence immĂ©diate est de rendre possible la libĂ©ration de la 
rĂ©flexion dans la mesure oĂč, avec cela : Â« 

l’histoire mĂȘme de la 

pensĂ©e se libĂšre Ă  son tour de son propre rĂ©cit. 

Il suffit d’accepter 

que le lieu de la rĂ©flexion n’est pas temporel (sans que cela signifie 
qu’il soit en dehors de toute condition). Il est donc essentiellement 

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Justice, Liberté, Egalité, Fraternité

   

                                                

symbolique et transitif, pour que l’histoire de la pensĂ©e se montre 
non comme le 

processus 

de sĂ©dimentation de la vĂ©ritĂ©, que le 

concept fixe et la volontĂ© animent, mais comme la 

mémoire

 de 

l’ensemble de jeux linguistico-pragmatiques (de thĂ©ories, pratiques 
et productions) dans lesquels la rĂ©alitĂ© prend effet, plurielle, 
contingentement, sous les circonstances concrĂštes de l’auto-
comprĂ©hension humaine. Il est Ă©vident que cela ne signifie pas que 
tous ces jeux puissent ou doivent ĂȘtre l’objet d’une acceptation 
Ă©quivalente; mais tous doivent pouvoir ĂȘtre remĂ©morĂ©s, s’il est vrai 
que l’exercice de la rĂ©flexion veut ĂȘtre menĂ© Ă  sa plĂ©nitude. Ceci 
est, en rĂ©sumĂ©, ce que l’attitude postmoderne, comprise comme 

culture

, cherche à mettre en relief »

8

De ce point de vue, ce volume peut ĂȘtre lu comme un livre 

d’histoire (mais aussi de thĂ©orie) de la culture, ce qui, dans le 
contexte d’une rĂ©flexion sur l’Europe, veut dire qu’il participe, 
d’une certaine maniĂšre Ă  la logique qui accepte que l’Europe sera 

de la

 culture, ou ne le sera pas. 

 

8

 

se libera a su vez de su propio relato a la historia misma del 

pensamiento. Basta con aceptar que el lugar de la reflexiĂłn no es 

temporal (sin que ello signifique que estĂĄ fuera de toda condiciĂłn), que es, 

por tanto, esencialmente simbĂłlico y transitivo, para que Ă©sta, la historia 

del pensamiento, se muestre, no como el proceso de sedimentaciĂłn de la 

verdad que el concepto fija y la voluntad anima, sino como la memoria del 

conjunto de juegos lingĂŒĂ­stico-pragmĂĄticos (de teorĂ­as, prĂĄcticas y 

producciones) en los que la realidad se efectĂșa, plural, contingentemente, 

bajo las circunstancias concretas de la autocomprensiĂłn humana. Esto no 

significa, claro es, que todos esos juegos puedan o deban ser objeto de 

una aceptaciĂłn equiparable; pero sĂ­ que todos tienen que poder ser 

rememorados, si es que de verdad quiere llevarse a plenitud el ejercicio 

de la reflexiĂłn. Y esto es, en resumen, lo que busca poner de relieve la 

actitud postmoderna, entendida como cultura.

 


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