Sous la direction de
Olga Inkova
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité :
Sur quelques valeurs fondamentales
de la démocratie européenne
euryopa
Institut europĂ©en de lâUniversitĂ© de GenĂšve
Table des matiĂšres
Présentation
1
Liste des auteurs
9
La Révolution française
Philippe Roger
13
La Révolution française et la Justice
ou le second exil dâAstrĂ©e
Keith Michael Baker
31
Condorcet sur la Justice, Liberté,
ĂgalitĂ©, FraternitĂ©
Un dĂ©bat dâidĂ©es europĂ©en
Jackie Pigeaud
49
Liberté et création, une idée du
Sublime
,
une idée sublime
Olga Inkova
71
La notion de justice dans la culture russe
II
Wladimir Bérélowitch
95
Villes libres et franchises urbaines dans lâhistoriographie
russe du XIXe siÚcle : entre la référence obligée occidentale
et les urgences de lâactualitĂ©
Les fondements théoriques
Bénédict Winiger
119
La justice, une question de volonté ?
La notion justinienne de la justice
Victor Monnier
131
Les pĂ©ripĂ©ties de lâĂ©galitĂ© en Suisse,
de lâĂ©poque rĂ©volutionnaire
à la premiÚre Constitution fédérale
Mark Hunyadi
153
Dangereuse fraternité ?
Conclusions
Jenaro Talens
175
FantĂŽmes de lâimaginaire
Le catalogue général
des publications est disponible
sur le site de lâInstitut europĂ©en:
www.unige.ch/ieug
Publications euryopa
Institut europĂ©en de lâUniversitĂ© de GenĂšve
2, rue Jean-Daniel Colladon âą CH-1204 GenĂšve
TĂ©lĂ©copie/fax +41 22 â379 78 52
euryopa vol. 37-2006
ISBN 2-940174-38-5
ISSN 1421-6817
© Institut europĂ©en de lâUniversitĂ© de GenĂšve
Mai 2006
Présentation
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
3
La grande formule de la RĂ©volution â
LibertĂ©, ĂgalitĂ©, FraternitĂ©
â qui contient
dans ces trois mots tous les Droits de
lâhomme, toutes les rĂ©formes sociales, tous les
préceptes de la morale, se résume dans une
formule plus brĂšve encore, la
Justice
(Clemenceau)
Les notions de libertĂ©, dâĂ©galitĂ© et de fraternitĂ© sont associĂ©es par
Fénelon vers la fin du XVIIe siÚcle, elles se répandent largement au
siĂšcle des LumiĂšres pour finalement devenir une devise de la
RĂ©volution française. Pourtant, ces notions-clĂ©s, qui sâancrent
autour de la notion de justice, ont curieusement connu des fortunes
inĂ©gales. Contrairement Ă la LibertĂ© et Ă lâEgalitĂ©, qui sont trĂšs
rapidement devenues des principes fondamentaux de notre Droit, la
FraternitĂ© nâa jamais, dans lâarsenal juridique europĂ©en, dĂ©passĂ© le
stade de lâexposĂ© des motifs dâun projet de loi.
En outre, il est légitime de se demander si ces concepts de
justice, de libertĂ©, dâĂ©galitĂ© et de fraternitĂ© ont toujours eu le mĂȘme
contenu: si, par exemple, pour un Romain de lâEmpire ou pour un
Français du XIVe siĂšcle tous ces concepts recouvraient les mĂȘmes
idées que pour un Européen de nos jours? Evidemment pas. Etant
des concepts historiques, ils subissent des modifications suivant les
changements de la vie sociale. Par exemple, si la
Iustitia
et la
Libertas
étaient adorées comme des divinités dans la Rome antique,
lâĂ©galitĂ© et la fraternitĂ© ne lâĂ©taient pas. Ces notions, telles quâon les
comprend aujourdâhui, ne commencent Ă se dĂ©velopper quâau
XVIIIe siĂšcle.
Par ailleurs, la notion de
Libertas
pour un Romain veut dire
essentiellement deux choses: la
liberté
opposĂ©e Ă lâesclavage, et la
liberté
opposée à la captivité. Tandis que, pour un Européen de nos
jours, la libertĂ©, câest la libertĂ© de penser et de parler, la libertĂ© de
lâexpression culturelle et celle de conduire sa vie privĂ©e⊠« Les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »: ce
principe exprime la conquĂȘte la plus fondamentale de la RĂ©volution
française, le principe le plus essentiel de la démocratie moderne.
Mais bien que, comme lâĂ©crit Voltaire dans son
Dictionnaire
4
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
philosophique
, « chaque homme, dans le fond de son cĆur, a droit
de se croire entiÚrement égal aux autres hommes », et bien que
lâidĂ©e de lâĂ©galitĂ© soit prĂ©sente implicitement dans des documents
juridiques depuis lâAntiquitĂ©, la rĂ©flexion sur la notion mĂȘme
dâ
Egalité
ne commence que peu avant et surtout pendant la
RĂ©volution pour aboutir, au XXIe siĂšcle, Ă la crĂ©ation dâun concept
trĂšs complexe qui rĂ©unit les principes dâĂ©galitĂ© dans diffĂ©rents
domaines â lâĂ©galitĂ© de tous devant la loi, lâĂ©galitĂ© des chances,
lâĂ©galitĂ© des droits Ă©conomiques et sociaux, etc., â mais qui pose
aussi de nombreux problÚmes liés aux moyens concrets pour
assurer cette égalité.
La troisiĂšme valeur â la
Fraternité
â nâest pas la moins
importante, mais probablement la plus floue. Le fait que dans les
ouvrages iconographiques il nây ait pas de figure allĂ©gorique
correspondante (Ă la diffĂ©rence de la Justice, de la LibertĂ© et mĂȘme
de lâEgalitĂ©) est trĂšs significatif de ce point de vue. « Relations
entre frÚres, entre peuples » en latin classique,
Fraternitas
devient,
dans les oeuvres de pĂšres de lâEglise, « relations entre chrĂ©tiens ».
En retrouvant son sens premier, la notion de fraternité résume tous
les devoirs des hommes Ă lâĂ©gard les uns des autres; elle signifie:
dévouement, abnégation, tolérance, bienveillance, indulgence, ce
qui la rapproche de la notion de solidarité, par laquelle elle est
dâailleurs souvent remplacĂ©e. Dans la sociĂ©tĂ© moderne, la fraternitĂ©
(ou la solidarité?) justifie la reconnaissance de droits économiques
et sociaux qui viennent contenir ou contredire les injustices
inéluctablement produites par la société marchande.
Enfin, la réflexion sur la notion de justice, qui subsume (?)
toutes les notions prĂ©cĂ©dentes, a permis de suivre lâĂ©volution de ce
concept, de discerner les traditions et les préceptes que le systÚme
juridique contemporain a hĂ©ritĂ©s de diverses cultures et dâessayer de
dĂ©terminer quelle devrait ĂȘtre la philosophie du droit au XXI siĂšcle,
pour pouvoir reconnaßtre et respecter les droits et le mérite de
chacun.
Mais câest justement lâajout de la Justice en tĂȘte du triptyque
rĂ©publicain « LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ© » qui paraĂźt « incongru » Ă
Philippe ROGER. Cet effet dâincongruitĂ© est lui-mĂȘme rĂ©vĂ©lateur
dâune Ă©lision conceptuelle et politique pendant la RĂ©volution
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
5
française elle-mĂȘme: la justice nây apparaĂźt pas comme une notion
régulatrice. Ce « déficit » a son origine dans les difficultés
philosophiques que présente le sécularisation de la notion, de
Montesquieu à Rousseau. Il a pour conséquence, au fil de la
radicalisation rĂ©volutionnaire, de faciliter lâĂ©mergence dâune figure
correctrice et punitive de la justice: celle du Vengeur et de la
Vengeance populaires â verso de la FraternitĂ©. Absente de la devise
et rarement requise par les protagonistes révolutionnaires, la Justice
élidée ou éludée y revient donc, pourtant, mais comme la face
obscure de lâexigence de FraternitĂ©.
Keith BAKER, pour sa part, analyse les notions de justice, de
libertĂ©, dâĂ©galitĂ© et de fraternitĂ©, sous le prisme des idĂ©es de
Condorcet, le premier thĂ©oricien dâun projet de dĂ©mocratie et de
droits de lâhomme que les EuropĂ©ens devraient transmettre Ă un
monde globalisĂ©, en mĂȘme temps que la prospĂ©ritĂ© et le progrĂšs.
Lâauteur se penche en particulier sur lâattitude ambitieuse de
Condorcet Ă lâĂ©gard de lâidĂ©e Jacobine de la fraternitĂ©, quâil
identifie comme un danger Ă la fois pour la libertĂ© et pour lâamour
de lâhumanitĂ©. Il discute enfin sa possible rĂ©ponse Ă la question de
la place des symboles religieux Ă lâĂ©cole.
Les contributions rĂ©unies dans la deuxiĂšme partie de lâouvrage
prĂ©sentent des analyses ponctuelles â ancrĂ©e dans une Ă©poque et un
pays bien prĂ©cis â des valeurs en questions. Jackie PIGEAUD se
penche sur les relations entre la crĂ©ation et la libertĂ©. Il sâapplique,
dâabord, Ă donner au
sublime
le sens que lui a donné Longin. Dans
la derniÚre partie de son traité
Du sublime
, un dialogue fictif se
noue entre Longin et
un
philosophe. La création exige-t-elle la
liberté? Cette liberté sera t-elle morale ou politique, ou les deux
ensemble? Au XVIIIe siĂšcle, en France, lâĆuvre de Winckelmann
est un relais trĂšs important de Longin pour poser ce problĂšme,
mĂȘme si ce nâest pas le seul.
Olga INKOVA cherche Ă dĂ©finir, en suivant lâĂ©volution du mot
pravda
, le contenu sémantique de la notion de « justice » dans la
langue et la culture russes. Lâanalyse de donnĂ©es linguistiques
montre que cette notion est fondée sur les catégories morales plutÎt
6
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
que juridiques. LâidĂ©al russe de la justice, serait-ce le rĂšgne de la
pravda
au sein dâune sociĂ©tĂ©-famille?
Wladimir BERELOWITCH, en continuant le thĂšme russe,
sâattache Ă analyser les problĂšmes du dĂ©veloppement de la libertĂ©
politique et Ă©conomique en Russie Ă travers lâhistoire des franchises
urbaines. Sa contribution est consacrée à la façon dont certains
historiens russes du XIXe et du début du XXe siÚcle ont retracé
lâhistoire des villes russes en comparaison de celle des villes
occidentales. La question des franchises communales, si essentielle
en Europe, poussait ces historiens à considérer les villes russes dans
leur différence (et leur manque) par rapport à leurs homologues
occidentales. Le schéma libéral, emprunté à Guizot et Thiers, servit
de base Ă cette comparaison.
Enfin, les contributions de la troisiĂšme section invitent Ă
réfléchir sur les fondements théoriques des concepts de justice, de
libertĂ©, dâĂ©galitĂ© et de fraternitĂ©. BĂ©nĂ©dict WINIGER se penche sur
les origines de la conception occidentale de la justice. En analysant
deux textes majeurs de lâAntiquitĂ© â lâEthique Ă Nicomaque, oĂč
Aristote en jette les bases philosophiques de la justice et le
Corpus
iuris civilis
de Justinien qui en formule les fondements juridiques, il
démontre que Leibniz tentera de fondre ces deux conceptions dans
sa propre thĂ©orie qui est volontariste Ă lâinstar de celles de Justinien
et dâAristote, mais en se distinguant de ceux-ci par un Ă©lĂ©ment
explicitement théiste.
Victor MONNIER, pour sa part, retrace dans les grandes lignes
lâĂ©volution du principe de lâĂ©galitĂ©, hĂ©ritage de la RĂ©volution, dans
le droit public de la Suisse depuis la premiĂšre constitution suisse au
sens formel du terme, celle du 12 avril 1798, créant un Etat unitaire
jusquâĂ la Constitution du 12 septembre 1848 Ă©tablissant lâEtat
fĂ©dĂ©ral. Durant ces cinquante annĂ©es, câest plus particuliĂšrement
lors de la pĂ©riode charniĂšre que constitue, pour lâavĂšnement de la
Suisse moderne, lâexpĂ©rience de la RĂ©publique helvĂ©tique achevĂ©e
en 1803 par l'Acte de Médiation de Napoléon Bonaparte, que ce
principe voit ses premiÚres réalisations.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
7
Mark HUNYADI, en revenant à la notion de fraternité, montrera
que contrairement Ă ce que suggĂšrent de fallacieuses assimilations
conceptuelles (notamment avec la notion de solidarité), la fraternité
est un concept prĂ©politique, au sens oĂč elle dĂ©signe quelque chose
dâantĂ©rieur Ă toute institution politique. Elle est une ouverture Ă
visée potentiellement universelle. Du coup, tout ce que ses critiques
lui reprochaient dâĂȘtre se rĂ©vĂšle vrai: câest une notion vague, peu
opĂ©ratoire et dont lâusage est essentiellement incantatoire. Mais
câest sa force (sa force
performative
, comme il sera dit): dans sa
fonction de rappel, elle
rassemble
, lĂ oĂč, aujourdâhui, tout isole,
classe, individualise, administre. Son invocation devrait empĂȘcher
la libertĂ© et lâĂ©galitĂ©, ses deux sĆurs autour desquelles se coagule la
gestion politique de nos sociétés, de se fossiliser en purs outils
dâadministration des droits subjectifs. Invoquer la fraternitĂ© reste
une menace pour nos démocraties disciplinaires.
Les conclusions de Jenaro TALENS dressent le bilan du
colloque dans une optique sĂ©miotico-discursive: câest dans le
domaine de lâĂ©change communicatif, des rĂšgles dialectiques de
construction dâun sens non naturel, mais rĂ©sultant dâun travail de
production, que se joue le dialogue politique, historique et discursif
de ce volume, malgrĂ© les diffĂ©rences disciplinaires sous-jacentes Ă
la plupart des travaux du recueil.
Olga Inkova
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
9
Liste des auteurs
Keith Baker
, Directeur du France-Stanford Center for
Interdisciplinary Studies (Californie).
Wladimir Bérélowitch
, Professeur dâhistoire Ă la FacultĂ© des
Lettres de lâUniversitĂ© de GenĂšve, Directeur dâĂ©tudes Ă lâEcole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).
Mark Hunyadi
, Professeur de morale et dâĂ©thique appliquĂ©e Ă
lâUniversitĂ© de Laval de QuĂ©bec.
Olga Inkova
, Chargée de cours de linguistique russe à la
FacultĂ© des Lettres de lâUniversitĂ© de GenĂšve.
Victor Monnier
, Professeur à la Faculté de Droit de
lâUniversitĂ© de GenĂšve.
Jackie Pigeaud
, Professeur Ă©mĂ©rite Ă lâInstitut Universitaire de
France et Ă lâUniversitĂ© de Nantes.
Philippe Roger
, Directeur de recherche au CNRS et Directeur
dâĂ©tudes Ă lâEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).
Jenaro Talens
, Professeur Ă la FacultĂ© des Lettres et Ă lâInstitut
europĂ©en de lâUniversitĂ© de GenĂšve.
Bénédict Winiger
, Professeur à la Faculté de Droit de
lâUniversitĂ© de GenĂšve.
La Révolution française
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
13
La Révolution française et la Justice
ou le second exil dâAstrĂ©e
Philippe Roger
Un jeu familier aux enfants de lâĂšre Gutenberg (mais peut-ĂȘtre
survit-il aujourdâhui, intĂ©grĂ© au programme de quelque
console
Ă©ducative?) consistait, dans une sĂ©rie donnĂ©e dâobjets, à « Chercher
lâintrus »: lâananas introduit dans la corbeille de fruits bien de chez
nous, la machine à coudre glissée parmi les moyens de transport, la
baleine infiltrée au milieu des poissons, etc. Jeu logique, comme
disent les pédagogues. Mais aussi, bel et bien: jeu idéologique,
puisque tout entier tendu vers lâapprentissage des activitĂ©s de
classement. Il sâagissait au fond de ramener lâordre dans des univers
dérangés
, dây dĂ©noncer des empiĂštements indus, dâappeler Ă la
vigilance contre le « hors-série », ce fauteur de troubles. Dans le
magazine enfantin auquel jâĂ©tais abonnĂ©, câĂ©tait un scout en grand
uniforme qui, semaine aprÚs semaine, invitait à débusquer les
clandestins: ce binoclard sentencieux mâinspirait une vive
répulsion.
Votre invite à réfléchir sur «
Justice, Liberté, Egalité,
Fraternité » a eu pour premier effet de raviver le souvenir de cette
chasse Ă lâintrus. Câest dire quâelle a suscitĂ© en moi des sentiments
mĂȘlĂ©s. Une pointe dâirritation, comme devant ces jeux trop faciles
qui déçoivent le joueur et lâhumilient vaguement: car lâintruse ne se
cachait guĂšre, elle sâexhibait en tĂȘte du titre! Un certain malaise,
aussi: comme si la présence en vedette de ce terme incongru me
plongeait dans le malconfort sémantique.
Justice
était vraiment « de
trop ». Et par contrecoup, pour la premiÚre fois, la devise de la
RĂ©publique française mâapparaissait comme un « bloc » (pour
reprendre le mot célÚbre de Clemenceau sur la Révolution): un
insécable symbolique.
14
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Jâavais beau savoir que cette triade tardive (Ă©rigĂ©e en devise
nationale par la Constitution de 1848) nâĂ©tait quâune des devises
patriotiques successivement Ă©laborĂ©es Ă partir de 1789; jâavais beau
ĂȘtre averti des alĂ©as de sa conception et conscient de sa fragilitĂ©
conceptuelle, souvent décrite et analysée: ma réaction me trahissait.
Il me fallait mâavouer que « LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ© » faisait
partie, à mon insu, de mes certitudes langagiÚres. Si problématique
quâelle fĂ»t, si sujette Ă caution et Ă interprĂ©tation, il Ă©tait clair
soudain que
je ne doutais pas dâelle
, de sa compacité sémantique,
de sa complĂ©tude symbolique. Devant lâadjonction inopinĂ©e dâun
quatriĂšme terme, ma luciditĂ© supposĂ©e dâhistorien ou de sĂ©mioticien
de la langue rĂ©volutionnaire sâĂ©tait effacĂ©e dâun seul coup devant
ma conscience linguistique spontanée de Français (républicain)
aveuglĂ©ment attachĂ© Ă lâintĂ©gritĂ© de la devise nationale. Je me
reconnaissais, en somme, plus Français que je ne lâeusse supposĂ©
avant cette expĂ©rience; je me dĂ©couvrais, non sans surprise, prĂȘt Ă
opposer Ă cette profanation un
noli tangere
courroucé.
Que cet attachement se fĂ»t rĂ©vĂ©lĂ© Ă la faveur dâune
augmentation
de la devise â comme si lui ajouter un terme Ă©tait
plus choquant que lui en ĂŽterâ ajoutait Ă ma surprise; mais il ne
pouvait, Ă lâĂ©vidence, en ĂȘtre autrement. RĂ©duite Ă deux de ses
termes, la devise nâexiste pas encore, elle ne saurait donc ĂȘtre
« visĂ©e » par ce qui ne saurait ĂȘtre une amputation. Quant aux
substitutions ludiques ou polĂ©miques portant sur lâun de ses termes
â
Liberté, Egalité, Choucroute
, film de Jean Yanne â, mĂȘme sous
les formes les plus irrévérencieuses, elles continuent de rendre à la
« vraie » devise lâhommage de tout pastiche â tel le film prĂ©citĂ©, qui
oppose implicitement, sur un mode burlesque, populiste et
«
contestataire
», un idéal républicain perdu à la comédie
consumériste de la démocratie post-industrielle.
Bref, la devise â ce fĂ©tiche â sâavĂ©rait intouchable. Elle ne
souffrait pas lâexpansion, rejetait toute greffe.
Justice
avait lâair
dâun faux nez sur le visage de Marianne, dâune prothĂšse ratĂ©e sur
son corps doctrinal.
Restait, aprĂšs avoir constatĂ© ce trouble, Ă savoir sâil ne faisait
que traduire une rĂ©sistance de lâimaginaire â un imaginaire
« intĂ©griste » protestant contre cet implant symbolique â, ou si, par
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
15
ailleurs, par delĂ le premier choc, ma mobilisation contre cet
énoncé inconvenant ne tirait pas aussi ses raisons, voire sa
justification, de la nature de lâimplant lui-mĂȘme. La question
devenait alors celle-ci, moins Ă©gotiste et donc (
a priori
) plus
intéressante conceptuellement et historiquement: dans cette derniÚre
hypothĂšse, en quoi la Justice Ă©tait-elle
de trop?
Y avait-il, entre elle
et les trois autres termes, ce que les rhétoriciens du XVIII
e
siĂšcle
appelait une «
disconvenance
»? Et nâĂ©tait-ce pas cette
disconvenance effective qui produisait un effet de déstabilisation
peut-ĂȘtre pas si infondĂ©, ni seulement imputable Ă lâirrationnelle
accoutumance dâune subjectivitĂ© plus « nationale » quâil nây
paraissait? Il y avait lĂ , en tout cas, une invite et un encouragement
Ă convertir en enquĂȘte historique lâĂ©tonnement et lâĂ©moi nĂ©s dâune
simple sensation sémantique.
Une devise en devenir
On ne reviendra pas sur la généalogie de la devise républicaine
française, désormais bien connue, sinon pour en rappeler quelques
Ă©pisodes ou aspects susceptibles dâĂ©clairer notre enquĂȘte. Il y a plus
dâun siĂšcle dĂ©jĂ que lâhistorien Alphonse Aulard
sâest efforcĂ© dâen
replacer la gestation dans la dynamique du processus
rĂ©volutionnaire et des affrontements quâil engendra. Plus prĂšs de
nous, dans les annĂ©es 1980, la question a suscitĂ© un regain dâintĂ©rĂȘt.
Sâappuyant sur certaines des Ă©tudes de lexicologie politique du
laboratoire de lâENS de Saint-Cloud et sur les relevĂ©s effectuĂ©s
pour le Trésor de la Langue Française, Gérald Antoine a proposé en
1981 une promenade politico-littĂ©raire autour de la devise â
promenade dont le parcours était fortement orientée par son
destinataire (lâUNESCO) et par la question de lâuniversalitĂ© des
concepts clés de la Révolution française
1
Alphonse AULARD, « La devise âLibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ©â »,
Etudes
et Leçons sur la Révolution française
, t. 6, Paris, 1910.
2
GĂ©rald ANTOINE,
LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ© ou les fluctuations dâune
devise
, Paris, Ed. de lâUnesco, 1981.
16
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Bicentenaire de la RĂ©volution, un livre de Marcel David
reparcourait, avec un louable souci de contextualisation politique,
lâhistoire (et la prĂ©histoire) de la devise. Rappelant les Ă©tapes
essentielles («
La Nation, le Roi, la Loi
», puis «
Unité,
Indivisibilité de la République », puis « Liberté, Egalité, Fraternité,
ou la mort »), Marcel David restituait, aux cÎtés de la triade
victorieuse, les vaincus de lâhistoire: les grands mots, tombĂ©s en
route, des devises déchues. Cette histoire sémantique
« contrefactuelle » Ă©tait lâaspect le plus original de lâĂ©tude: en
faisant rĂ©apparaĂźtre dâautres concrĂ©tions conceptuelles et militantes
esquissĂ©es, essayĂ©es puis dĂ©laissĂ©es par lâhistoire et dĂ©sertĂ©es par
lâusage, elle Ă©branlait dĂ©finitivement le mythe dâune immaculĂ©e
conception de la devise française. Mais, assez paradoxalement, ce
travail de démythologisation restait tributaire du découpage
chronologique convenu (phase pré-terroriste/Terreur/phase post-
thermidorienne) quâil aurait dĂ» permettre dâinterroger; et le
privilĂšge accordĂ©e Ă la notion de FraternitĂ© (qui donnait son titre Ă
toute lâĂ©tude
) reconduisait la tendance, peut-ĂȘtre inĂ©vitable, Ă
Ă©clairer dâun Ă©clairage rĂ©trospectif cette saga sĂ©mantique.
Le savant survol de Gérald Antoine était pré-orienté par son
telos
universaliste; la précise étude de Marcel David restait pré-
ordonnĂ©e par le calendrier traditionnel de lâhistoriographie
révolutionnaire: dÚs lors, la « guerre des mots » ne pouvait guÚre
apparaßtre que comme le reflet sémantique des luttes politiques, les
« grands mots » réussissant ou échouant à proportion de leur plus
ou moins dâadĂ©quation Ă la « rĂ©alitĂ© » supposĂ©e (et supposĂ©e
connue) des divergences et des divisions. CâĂ©tait considĂ©rer comme
rĂ©glĂ©e dâavance la question la plus intĂ©ressante posĂ©e par la
« logomachie » rĂ©volutionnaire: celle du « pouvoir des mots » â
question pourtant dĂ©battue et agitĂ©e, dĂšs lâĂ©poque, par les acteurs et
observateurs de ces «
incroyables phénomÚnes moraux et
politiques, qui ont frappĂ© dâune longue surprise et nos regards et
notre entendement », comme disait (déjà ) Louis-Sébastien Mercier
3
Marcel DAVID,
Fraternité et Révolution française. 1789-1799
, Paris,
Aubier, 1987.
4
Louis-SĂ©bastien MERCIER,
Le Nouveau Paris
, Ă©d. Ă©tablie sous la dir. de
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
17
Beaucoup plus proche dâune telle reconnaissance des
dynamiques sĂ©mantiques devait sâavĂ©rer lâanalyse de Mona Ozouf
dans lâarticle « FraternitĂ© » Ă©crit pour le
Dictionnaire critique de la
Révolution française
ce remarquable article, qui est plutĂŽt un
court essai, est trop connu pour quâil soit besoin de le commenter
ici: soulignons seulement quâil pose clairement la question du
travail des signifiants politiques en mĂȘme temps que de leur
fonction. La fraternité, la petite derniÚre, mais la grande trouvaille
des sémiologues républicains, apparaissait à Mona Ozouf comme la
résultante et la solution (on pourrait ajouter: la « formation de
compromis » au sens freudien) dâune idĂ©ologie politique Ă©cartelĂ©e
entre
Liberté
et
Egalité
â ces sĆurs selon Rousseau, mais sĆurs
ennemies, devait ajouter Chateaubriand. Entre
Liberté
et
Egalité
, la
Fraternité
serait venue faire lien. Concept-suture ou notion-tampon,
elle serait venue résoudre, au moins imaginairement, une tension
que la RĂ©volution en actes avait rendue de plus en plus tangible et
périlleuse. Elle serait, en somme, la moins solide conceptuellement
et la plus indispensable idéologiquement des trois piÚces de
lâattelage.
Il faut donc repartir du noyau sémantique liberté-égalité. DÚs les
débuts de la Révolution, alors que la devise « La Nation, le Roi, la
Loi » ne fait rĂ©fĂ©rence ni Ă lâune, ni Ă lâautre, ce sont bien pourtant
ces notions qui paraissent centrales et caractéristiques des
revendications « patriotes ». Un signe à cet égard ne trompe pas: les
attaques systĂ©matiques dont elles font lâobjet, trĂšs tĂŽt, dans les
feuilles ou pamphlets contre-révolutionnaires.
Une source particuliÚrement intéressante est fournie par les
dictionnaires polĂ©miques â quâil vaudrait mieux appeler, dans
nombre de cas, des pamphlets alphabétiques. Les
Synonymes
nouveaux
, en 1790, comportent une entrée « Liberté » (« Esclavage
horrible pour tous les honnĂȘtes gens »), ainsi quâune entrĂ©e
« Egalité » ou plus exactement « Egalité des hommes », ainsi
Jean-Claude BONNET, Paris, Mercure de France, 1994 [An VII],
« Avant-Propos », p. 20.
5
François FURET et Mona OZOUF (sous la dir. de),
Dictionnaire critique
de la Révolution française
, Paris, Flammarion, 1988; on se reportera aussi
à son article « Egalité ».
18
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
définie: « Confusion de tous les rangs »
. LâannĂ©e suivante, le
Dictionnaire laconique, véridique et impartial ou Etrennes aux
démagogues sur la Révolution française, Par un Citoyen inactif, ni
enrĂŽlĂ©, ni soldĂ©, mais ami de tout le monde pour de lâargent
â dont
le titre indique assez le ton et lâorientation â, traite de la « LibertĂ© »
par un jeu de renvoi imitĂ© de lâ
Encyclopédie
: « Voyez licence,
anarchie »
; mais bien entendu, licence et anarchie ne figurent pas
parmi les entrées du
Dictionnaire laconique
, tant il paraĂźt inutile Ă
son rédacteur de perdre son encre et son temps à les définir⊠Dans
LâAbus des mots
(quâon peut dater de la seconde moitiĂ© de 1792),
« LibertĂ© » figure en tĂȘte de liste des mots abusifs: de ces
« expressions fastueuses dont on nous étourdit tous les jours »
Dans un autre dictionnaire de 1792, le
Nouveau Dictionnaire pour
servir Ă lâintelligence des termes mis en vogue par la rĂ©volution
,
Adrien-Quentin Buée dénonce, comme la plupart de ses confrÚres,
lâusage irrationnel et mĂȘme magique que font du lexique les
rĂ©volutionnaires; il choisit pour exemples trois mots: dâune part, le
mot « aristocrate » (qui illustre la stigmatisation sémantique ou ce
que lâon appellerait aujourdâhui la diabolisation de lâadversaire) et,
dâautre part, le couple « libertĂ©, Ă©galitĂ© » (qui illustre, Ă lâinverse,
lâefficacitĂ© inhĂ©rente au vocabulaire fĂ©tichisĂ© par la rĂ©volution, oĂč
tout mot ainsi surinvesti peut devenir un mot-puissance, un « mot-
mana »
): « Je ne croyais pas à la cabale; mais depuis la révolution,
je ne sais plus quâen penser. En effet, quâest-ce qui lâa produite,
cette révolution? ne sont-ce pas les arrangements de syllabes
quâoffrent les mots aristocrate, libertĂ©, Ă©galitĂ©? »
6
Synonymes nouveaux
, s.l.n.d. [1790], p. 7.
7
Dictionnaire laconique, véridique et impartial ou Etrennes aux
dĂ©magogues sur la RĂ©volution françaiseâŠ
, à Patriopolis, aux dépens des
dĂ©magogues ou patriotes soi-disant libres, lâan troisiĂšme de la prĂ©tendue
liberté, p. 22.
8
LâAbus des mots
, s.l.n.d., p. 11.
9
Câest Barthes, on le sait, qui a Ă©tendu Ă nos cultures langagiĂšres cette
notion de « mot-mana » empruntĂ©e Ă lâanthropologie de Mauss.
10
Adrien-Quentin BUEE,
Nouveau Dictionnaire pour servir Ă
lâintelligence des termes mis en vogue par la rĂ©volution
; dédié aux amis de
la religion, du roi et du sens commun, Ă Paris, de lâimprimerie de Crapart,
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
19
dĂ©tracteurs du nouvel Ă©tat de choses sâen prennent prioritairement et
presque toujours solidairement, Ă la libertĂ© et Ă lâĂ©galitĂ© â tel
Rivarol, introduisant en 1790 son
Petit Dictionnaire des grands
hommes de la révolution
par ce double persiflage: « Tandis que
nous sommes libres, il me prend envie de faire le dénombrement
des grands hommes de chaque espĂšce, qui dâune paisible monarchie
ont fait une si brillante république. Egalement habiles, ils ne sont
pas tous également célÚbres⊠»
Ces relevĂ©s le montrent: aux yeux dâobservateurs aussi attentifs
Ă la langue adverse quâils sont haineux envers ses porte-parole,
Liberté
et
Egalité
figurent de maniÚre prééminente dans le lexique
performatif des « cabalistes » rĂ©volutionnaires â la premiĂšre plus
encore que la seconde. La libertĂ© est la bĂȘte noire, lâennemie
publique numĂ©ro 1 des contre-rĂ©volutionnaires; lâĂ©galitĂ© ne leur
rĂ©pugne pas moins, mais, faisant moins lâunanimitĂ© (trĂšs vite, elle
sera lâobjet de vifs dĂ©bats entre les patriotes eux-mĂȘmes), elle leur
paraßt présenter un danger moins pressant. Quant à la fraternité,
jusquâen 1792, elle est absente de ces ouvrages polĂ©miques, ce qui
confirme la rareté relative de son emploi dans la sphÚre politique,
sauf chez des orateurs et publicistes marginaux comme lâabbĂ©
Fauchet ou le groupe de la Bouche-de-Fer, dont la rhétorique
politique est traversée de réminiscences chrétiennes ou de
références franc-maçonnes. Il est clair en tout cas que le mot
fraternité
nâest pas perçu comme un mot clĂ© de lâĂ©vĂ©nement
rĂ©volutionnaire, jusquâĂ lâordre de Pache, au nom de la Commune
de Paris, le 21 juin 1793, de peindre sur les murs la fameuse
formule votive: « Liberté, Egalité, Fraternité, ou la mort ». De cette
chronologie et de cette hiérarchie, on trouve encore une
confirmation
post factum
dans le célÚbre « Français, encore un
effort si vous voulez ĂȘtre rĂ©publicains », insĂ©rĂ© par Sade au beau
milieu de sa
Philosophie dans le boudoir
. Ce texte post-
thermidorien relĂšve, on le sait, de lâĂ©loge paradoxal; et dans cette
janvier 1792, p. 6.
11
Antoine de RIVAROL,
Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la
révolution
, introduction de Henri COULET, présentation et notes de
Jacques GRELL, Paris, DesjonquĂšres, 1987 [1790], p. 31.
20
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
relecture sarcastique des principes directeurs de la rĂ©volution â leur
«
reductio ad absurdum
», comme lâavait bien vu Aldous Huxley
dĂšs 1938 â, la « libertĂ© » se taille la part du lion (elle est
mentionnée dix fois dans le seul premier alinéa du pamphlet lu par
DolmancĂ©), suivie de loin par lâĂ©galitĂ© (invoquĂ©e pour lĂ©gitimer le
vol, au moment mĂȘme oĂč la rhĂ©torique officielle remet lâaccent sur
le droit de propriété); quant à la fraternité, elle y fait une apparition
furtive mais mémorable, qui porte à son comble le persiflage
politique, puisquâelle est invoquĂ©e Ă lâappui dâune dĂ©criminalisation
de lâinceste...
Liberté
et
Egalité
forment donc, dans un premier temps logique
et chronologique, une sorte de noyau central de lâidĂ©ologie patriote,
au sens oĂč câest incontestablement autour dâelles que gravite son
discours. Mais il est non moins clair que ce consensus nâest
provisoirement préservé que par la grande latitude interprétative
laissée à ceux qui les revendiquent comme valeurs ou les
promeuvent comme mots dâordre. Le discours rĂ©volutionnaire
naissant rĂ©unit spontanĂ©ment les deux concepts, mais au prix dâun
grand flou définitionnel. Si ce noyau sémantique est un « noyau
dur », câest dans la mesure oĂč il opĂšre comme « signe de
ralliement »
des patriotes les plus radicaux, et non parce quâil
offrirait une cohérence conceptuelle irréfragable. Et les patriotes
radicaux ressemblent Ă cet Ă©gard aux protagonistes du
Neveu de
Rameau
, disant lorsquâils tombent dâaccord: « Gardons-nous de
nous expliquer »⊠Toute « explication », en effet, ne peut quâĂ©taler
sur la place publique les formidables tensions nées du couplage de
la LibertĂ© et de lâEgalitĂ©.
Câest dire aussi que le couple
Liberté
/
Egalité
, dans les premiĂšres
années révolutionnaires, est surtout mobilisé comme un performatif,
sans grand égard pour les textes qui lui ont donné dignité
philosophique, ceux de Rousseau en particulier. Dans le
Contrat
social
, câest pourtant Ă ce mĂȘme couple que se ramĂšne le «
summum
12
« Le philosophe », explique lâabbĂ© GrĂ©goire, « sait que les noms font
beaucoup aux choses; que, selon leur nature, ils servent de ralliement au
patriotisme, aux vertus, aux erreurs, aux factions
» (
SystĂšme de
dénominations topographiques pour les places, rues, quais, etc, de toutes
les communes de la république
, imprimé par ordre de la Convention, s.d.).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
21
bonum
» de la collectivitĂ©: « Si lâon recherche en quoi consiste
prĂ©cisĂ©ment le plus grand bien de tous, qui doit ĂȘtre la fin de tout
systĂšme de lĂ©gislation, on trouvera quâil se rĂ©duit Ă ces deux objets
principaux, la
liberté
, et lâ
égalité
. La liberté, parce que toute
dĂ©pendance particuliĂšre est autant de force ĂŽtĂ©e au corps de lâEtat;
lâĂ©galitĂ©, parce que la libertĂ© ne peut subsister sans elle »
«
liberté civile
» acquise par le renoncement à la «
liberté
naturelle » (I, VIII) et lâĂ©galitĂ© conçue comme lâempĂȘchement
dâune trop grande disproportion de force, moyens et ressources
entre particuliers, Rousseau établissait un lien de nécessaire
complémentarité.
Est-ce dans cette acception rousseauiste et en pleine conscience
de la dialectique introduite entre les deux termes par le
Contrat
social
, que
Liberté
et
Egalité
deviennent les mots dâordre des
patriotes « avancĂ©s » dĂšs les dĂ©buts de la RĂ©volution? Rien nâest
moins sĂ»r. Lâalliance des mots
liberté
et
égalité
, théoriquement
soudée par le
Contrat social
, est un lieu commun depuis le début du
siĂšcle. Bien avant de prendre chez Rousseau sa consistance
conceptuelle, elle est déjà un lieu commun « pré-politique » auquel
aiment Ă sâidentifier les Français. TĂ©moin la lettre LXXXVIII des
Lettres persanes
, oĂč Montesquieu, par le truchement dâUsbek, nous
présente le couple
liberté-égalité
comme un poncif bien Ă©tabli,
avant dâen faire la satire sociale et politique. Toute la lettre est en
effet consacrĂ©e Ă dĂ©mentir lâassertion « mythologique » qui fait son
incipit: « A Paris, rĂšgne la libertĂ© et lâĂ©galitĂ© », assertion dont le
caractĂšre endoxal est soulignĂ© par lâaccord insolite du verbe au
singulier
. En fait, « la libertĂ© et lâĂ©galitĂ© » parisienne (gardons le
13
Jean-Jacques ROUSSEAU,
Du Contract social
,
Ćuvres complĂštes III
,
sous la dir. de Bernard GAGNEBIN et Marcel RAYMOND, Paris,
Gallimard, « BibliothÚque de la Pléiade », 1969, Livre II, ch. IX, p. 391.
14
Charles-Louis de Secondat de MONTESQUIEU,
Lettres persanes
, Ă©d.
établie et présentée par Jean STAROBINSKI, Paris, Gallimard, collection
Folio, 1973, p. 212; il faut préférer ici la leçon retenue par Jean
Starobinski (celle de lâĂ©dition de 1758) Ă celle donnĂ©e dans la PlĂ©iade oĂč
le verbe est au pluriel: « A Paris rĂšgnent la libertĂ© et lâĂ©galité» (
Ćuvres
littéraires
, Ă©d. Roger CAILLOIS, Paris, Gallimard, t. I, 1949, p. 263).
LâĂ©trange singulier de lâĂ©dition de 17.. vient renforcer en effet lâintention
22
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
singulier, si violent soit-il) est, au mieux, une certaine « urbanité »
dans les rapports inter-individuels, faite dâune relative libertĂ© de ton
et de maniĂšres, bref une « civilitĂ© » qui (Rousseau le soulignera) nâa
rien Ă voir avec la citoyennetĂ©; au pis (et câest vers ce pis que
penche Usbek), câest un vulgaire nivellement des « rangs » par
lâargent dans une sociĂ©tĂ© oĂč toute distinction tend Ă sâeffacer au
profit dâune hiĂ©rarchie des fortunes (« on dit que le premier de Paris
est celui qui a les meilleurs chevaux à son carosse »
finale du ministre tout-puissant vient en tout cas dissiper toute
illusion sur cette « liberté et égalité » à la française.
LâintĂ©rĂȘt de cette page, Ă©videmment chargĂ©e dâironie, est de
porter tĂ©moignage, dĂšs 1721, dâune prĂ©coce association des termes
liberté
et
égalité
dans « lâidĂ©al du moi » du Parisien, prodrome de
lâautoreprĂ©sentation du « patriote ». De lâaube des LumiĂšres Ă celle
de la Révolution, la liberté sera conçue essentiellement comme une
liberté de parole et de maniÚres (parfois aussi de conscience) ou
comme la levĂ©e dâune sĂ©rie de contraintes, notamment
commerciales et industrielles (« la libertĂ© des grains »). LâĂ©galitĂ©,
quant Ă elle, renvoie Ă lâabolition des « abus » â mot-passerelle
entre la rhĂ©torique « rĂ©formiste » dâavant 89 et le discours
rĂ©volutionnaire â, y compris lâabus de richesse, mais surtout dans la
mesure oĂč celui-ci encourage lâabus de pouvoir. Jusque chez
Rousseau, en accord ici avec ses contemporains, la « modération »
est prĂŽnĂ©e comme le meilleur antidote Ă lâaccaparement et Ă
lâoppression; comme le meilleur gage aussi dâune Ă©quitĂ© dans les
rapports entre les hommes quâune justice (au sens juridique)
largement disqualifiée paraßt bien incapable de garantir
de la lettre, qui est de dénoncer comme une expression
toute faite
et
comme un poncif « mythologique » cette auto-représentation satisfaite que
les Parisiens nourrissent dâeux-mĂȘmes.
15
Ibid
.
16
Il nâest pas inutile de le noter au passage: en invoquant pour garante de
lâĂ©galitĂ© la vieille maĂźtrise de soi stoĂŻcienne, le couple prĂ©-rĂ©volutionnaire
Liberté
/
Egalité
sâaffiche clairement comme lâhĂ©ritier en mĂȘme temps que
le rival du couple « aristocratique »
Honneur
/
Liberté
, dans lequel la
liberté, « bien le plus précieux » des individus, était cependant soumise au
principe fondateur et rĂ©gulateur de lâhonneur personnel. Montesquieu,
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
23
Elisions de la justice, élancements de la fraternité
Le premier effet de lâĂ©vĂ©nement rĂ©volutionnaire, dĂšs 1789, est, si
lâon peut dire, de radicaliser les dĂ©signants
liberté
et
égalité
,
dĂ©finitivement arrachĂ©s Ă leur ambivalence entre sphĂšre des mĆurs
et sphĂšre politique. DâoĂč leur prudente Ă©lision dans la proto-devise:
« La Nation, le Roi, la Loi », dont il faut remarquer pourtant que si
elle ne les Ă©nonce pas, elle les incorpore implicitement â
Nation
renvoyant Ă lâacte libĂ©rateur dâinstitution du Souverain par
Ă©limination du systĂšme dâordres;
Loi
promettant une revanche sur
lâ« arbitraire »: une Ă©quitĂ© qui serait le commencement de lâĂ©galitĂ©.
On pourrait donc se demander pour finir â et pour continuer Ă
jouer le jeu dont lâintitulĂ© du colloque nous a fixĂ© la rĂšgle â
pourquoi le mot
justice
nâa jamais Ă©mergĂ© ni comme mot dâordre,
ni comme composante des devises successives que se donne la
révolution. La révolution française a pourtant une dimension
incontestablement « justicialiste », si lâon accepte de dĂ©signer ainsi
une soif ou une exigence de justice formulée en termes politiques.
Pourquoi, aux cĂŽtĂ©s de la LibertĂ© et de lâEgalitĂ©, la FraternitĂ© plutĂŽt
que la Justice?
Sans refaire lâhistoire (sĂ©mantique), ni repeindre les armoiries de
la RĂ©publique, peut-on sur cette absence de la Justice bĂątir quelques
conjectures susceptibles dâĂ©clairer certaines des logiques
révolutionnaires?
On fera ici lâhypothĂšse que cette Ă©lision de la Justice traduit dans
le champ sémantique tout à la fois un embarras politique et un
déficit conceptuel.
faisant de lâhonneur le « principe » de la monarchie, entĂ©rine en mĂȘme
temps quâil le thĂ©orise un lieu commun fortement enracinĂ©, bien au-delĂ de
la noblesse elle-mĂȘme, dans la culture dâAncien RĂ©gime. On en trouve
encore lâĂ©cho frĂ©quent, Ă la veille de la rĂ©volution, dans les cahiers de
doléances: ainsi dans celui de Beaumont-le-Roger, dans le bailliage
dâEvreux: « La libertĂ© est sans doute, aprĂšs lâhonneur, le bien le plus
prĂ©cieux de lâhomme » (citĂ© dans
1789. Les Français ont la parole.
Cahiers des Etats généraux
, prés. par Pierre GOUBERT et Michel
DENIS, Paris, Julliard, coll. «Archives», p. 204).
24
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Lâembarras politique est Ă©vident. Les institutions judiciaires
dâavant 89 sont lâexemple mĂȘme de ces « abus » qui font
lâunanimitĂ© contre eux. Les cours souveraines que sont les
Parlements, aprĂšs avoir briĂšvement joui dâune extraordinaire
popularitĂ© lĂ oĂč elles incarnaient une rĂ©sistance à « lâarbitraire »
royal (ou au « despotisme ministĂ©riel ») sont, dâun jour Ă lâautre,
accusées de « despotisme
robinocratique
» et disparaissent sans que
personne ne sâen Ă©meuve, ni mĂȘme ne le remarque. Il faut renvoyer
ici aux belles pages de Tocqueville dans
LâAncien RĂ©gime et la
RĂ©volution
(Livre I, ch. IV): « cette vieille institution qui nâavait Ă©tĂ©
bonne quâĂ Ă©branler toutes les autres, fut entraĂźnĂ©e comme par son
propre poids et sans mĂȘme quâon eĂ»t pour ainsi dire Ă y mettre la
main, dans la haine commune; et câest ainsi quâun gĂ©ant qui
paraissait tout Ă lâheure avoir cent bras et dont la voix avait pendant
dix mois fait retentir lâair sur toute la surface de la France,
sâaffaissa tout Ă coup et expira sans pouvoir mĂȘme pousser un
soupir »
Quant à la réforme du systÚme judiciaire, réclamée de longue
date, elle sâavĂšre difficile. La trĂšs laborieuse mise en place des
tribunaux criminels apparaĂźt comme lâun des Ă©checs relatifs du
travail des assemblĂ©es rĂ©volutionnaires. La mise en place dâune
justice dâarbitrale â qui rĂ©pondait Ă la fois Ă une demande de
simplification face Ă des procĂ©dures aussi opaques quâonĂ©reuses et
à un imaginaire irénique de conciliation entre citoyens de bonne foi
â ne pouvait avoir quâun champ dâapplication limitĂ©. A lâautre bout
du spectre, au sommet des institutions, aucune instance ne venait
jouer peu ou prou le rĂŽle dâune Cour SuprĂȘme Ă lâamĂ©ricaine: lâidĂ©e
dâune instance juridique qui aurait barre sur lâexpression de la
volonté générale par le Souverain est tout simplement irrecevable.
Le « rÚgne de la Loi », facteur de consensus au début de la
révolution, devient avec la radicalisation jacobine et le recours à des
juridictions dâexception une formule incantatoire qui dissimule mal
lâindigence juridique (souvent assumĂ©e) de la nouvelle culture
17
Alexis de TOCQUEVILLE,
LâAncien RĂ©gime et la rĂ©volution
,
Ćuvres
complĂštes
, publiées sous la dir. de Jean-Paul MAYER, Paris, Gallimard,
1981, t. II, p. 103.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
25
révolutionnaire, ennemie des « formes » favorables aux « tyrans ».
Câest dans cette jachĂšre de la pensĂ©e et de la pratique juridiques que
le Tribunal révolutionnaire poussera ses racines.
Mais le mal vient de plus loin et la pauvretĂ© de lâinnovation en la
matiÚre est liée non seulement à la méfiance pour des institutions
faillies et des personnels généralement détestés, mais aussi à un
déficit proprement conceptuel. Non que la réflexion sur le droit
nâait fait des avancĂ©es, dans les deux dĂ©cennies antĂ©rieures Ă la
révolution; non que certaines grandes figures, comme celle de
Servan, nâaient rĂ©conciliĂ© les Français avec quelques uns de leurs
magistrats, comme Servan. Reste que lâattention sâest portĂ©e
davantage sur les épouvantables « bavures » du systÚme (dénoncées
par Voltaire en plusieurs causes mémorables) et sur ses pratiques
« gothiques » (instruction secrÚte, sellette et torture préalable sont
souvent mentionnées dans les cahiers de doléances) que sur le
pouvoir judiciaire en tant que tel et dans ses rapports avec les
institutions politiques. Cette carence dâune rĂ©flexion capable
dâarticuler rĂ©forme judiciaire et refonte des institutions va de pair
avec un « oubli » de Montesquieu encore plus caractéristique des
années 1770-1780 que les quelques attaques dont il est encore
lâobjet, de la part de Thomas Linguet, par exemple. Au moment
mĂȘme oĂč la rĂ©volution amĂ©ricaine sâinspire Ă©troitement de lui dans
lâajustement des
checks and balances
, la rĂ©volution française sâen
Ă©carte, refusant dâemblĂ©e (dĂšs 1789) de donner Ă lâassemblĂ©e
quelque contrepoids que ce soit â pas mĂȘme la chambre haute du
bicamérisme.
Mais nâaurait-on pas « oubliĂ© » Montesquieu que lâ
Esprit des
Lois
nâeĂ»t pas forcĂ©ment permis dâorienter vers la justice la quĂȘte
des hommes de 89; car la justice, chez Montesquieu lui-mĂȘme, est
trop haut ou trop loin. TantÎt en effet elle consiste en ces « rapports
dâĂ©quitĂ© antĂ©rieurs Ă la loi positive qui les Ă©tablit »
celle-ci ne peut ĂȘtre Ă©tablie. TantĂŽt, dans lâarĂšne poudreuse et
brutale de lâhistoire, elle nâapparaĂźt que comme une crĂ©ation toute
18
Charles-Louis de Secondat de MONTESQUIEU,
De lâEsprit des lois
,
Ćuvres complĂštes II,
texte présenté et annoté par Roger CAILLOIS, Paris,
Gallimard, « BibliothÚque de la Pléiade », 1951, p. 233.
26
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
humaine consacrant un rapport de domination: la justice est alors
généalogiquement seigneuriale, son terreau est le fief dont elle est
une « dépendance »
. Ici compromise avec les circonstances de son
« premier établissement », et là , renvoyée au Dieu créateur de la loi
naturelle et antĂ©rieure Ă toute rĂ©alisation dâelle-mĂȘme
selon Montesquieu Ă©chappe dans tous les cas Ă la prise du
lĂ©gislateur politique. DâoĂč lâurgence, pour Rousseau, dĂšs la
premiĂšre version du
Contrat social
, de renverser la proposition de
Montesquieu en affirmant que « la loi est antérieure à la justice, et
non pas la justice à la loi »
. Désignant la « volonté générale »
comme source, et source infaillible, de la loi, elle-mĂȘme source de
la « justice », Rousseau reléguait celle-ci deux degrés plus bas, dans
le modeste statut dâeffet dâun effet. Mais un autre passage, Ă©cho
direct de Montesquieu, la rétablissait dans ses droits tout en la
remettant à distance et, en fin de compte, hors de portée du
législateur: « Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source;
mais si nous savions la recevoir de si haut, nous nâaurions pas
besoin ni de gouvernement, ni de loix. Sans doute il est pour
lâhomme une justice universelle Ă©manĂ©e de la raison seule et fondĂ©e
sur le simple droit de lâhumanitĂ© [Montesquieu: « la loi en gĂ©nĂ©ral
est la raison humaine, en tant quâelle gouverne tous les peuples de
la terre
»
], mais cette justice pour ĂȘtre admise doit ĂȘtre
réciproque »
. Dans le premier passage, la justice, loin dâĂȘtre
principielle, nâĂ©tait quâun dĂ©rivĂ© de la loi positive; dans le second,
la justice est rĂ©tablie dans la transcendance, mais du mĂȘme coup
relĂ©guĂ©e dans lâempyrĂ©e: trop divine ou trop abstraite, elle ne fonde
ni ne garantit le pacte entre les hommes.
19
Ibid
., p. 921.
20
« Dire quâil nây a rien de juste ni dâinjuste que ce quâordonnent ou
dĂ©fendent les lois positives, câest dire quâavant quâon eĂ»t tracĂ© de cercle,
tous les rayons du cercle nâĂ©taient pas Ă©gaux » (
Ibid
., p. 233).
21
Jean-Jacques ROUSSEAU,
Du Contract social
(IĂšre version),
op. cit
.,
p. 329
22
Charles-Louis de Secondat de MONTESQUIEU,
De lâEsprit des lois
,
op. cit
., p. 237.
23
Jean-Jacques ROUSSEAU,
Du Contract social
(IĂšre version),
op. cit
.,
p. 326; passage conservé dans la version définitive (p. 378).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
27
Face Ă la justice, le XVIIIe siĂšcle affiche donc une double
déception: il est déçu par son «
exercice
» ou son
« administration », bien sûr; mais il est déçu aussi par un concept
qui sâavĂšre Ă la fois difficilement sĂ©cularisable et malaisĂ©ment
opĂ©ratoire. Et câest aussi pourquoi, sans doute, les devises
révolutionnaires restent muettes à son sujet: trop avilie ou trop haut
juchée, la justice ne pouvait entrer en combinaison avec la liberté et
lâĂ©galitĂ© dans lâalambic sĂ©miotique dâoĂč devait sortir le monde
nouveau.
Cet Ă©loignement de la Justice de la scĂšne symbolique
révolutionnaire se paiera au prix fort: celui de son retour sous la
double forme du
justitium
comme Ă©tat dâexception et de la
vengeance
comme acte lĂ©gitime de contre-rĂ©tribution exercĂ© Ă
lâendroit des ennemis du peuple. Dâinspiration dâabord maratiste
(Marat rĂ©clamait quâon nommĂąt un « grand prĂ©vĂŽt » â lui-mĂȘme de
prĂ©fĂ©rence), lâapologie des « vengeurs du peuple » devient un topos
central du discours politico-militaire pendant la Terreur
Lâexigence de justice, mais dâune justice reformulĂ©e en ce dernier
sens, révolutionnaire et à la lettre
vindicatif
: le sens dâun « faire
justice » et non plus dâun « rendre justice », triomphe dans cette
période: pas sous le nom de Justice, mais sous celui de Fraternité,
recto
radieux dont la Vengeance est le
verso
. Le couplet ajouté à la
« Carmagnole des royalistes » â couplet dont la paternitĂ© a Ă©tĂ©
attribuĂ©e Ă Florian â associe de maniĂšre significative le partage
entre « frĂšres » et la violence envers « lâĂ©tranger »: «
Que veut un
bon républicain?
(Bis)
Du plomb, du fer et puis du pain.
(Bis)
Du
plomb pour lâĂ©tranger. Lâarme pour le danger. Et du pain pour ses
frĂšres! Vive le son, vive le son
⊠». La Fraternité révolutionnaire, en
effet, nâest pas seulement la bĂ©nigne hĂ©ritiĂšre des vertus dâamitiĂ©
maçonne ou de charité chrétienne décrite par plusieurs historiens;
24
Sur la rhétorique vengeresse de Marat, voir Philippe
ROGER, «Lâhomme de sang. Lâinvention sĂ©miotique de Marat », in Jean-
Claude BONNET (sous la dir. de),
La Mort de Marat
, Paris, Flammarion,
1984; et, sur la reprise du thĂšme pendant la Terreur, « Il ânaufragio
vittoriosoâ del Vengeur. Storia di una leggenda », in Mariella DI MAIO (a
cura di),
Naufragi. Storia di unâaventurosa metafora
, Milano, Guerini e
Associati, 1994.
28
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
elle ne se résout pas non plus dans cet humanitarisme transnational
qui séduira les révolutionnaires de 1848; elle est aussi, dans le
contexte oĂč elle apparaĂźt en 1793, injonction violente dâappartenir
corps et ùme à la communauté des patriotes et, par contrecoup,
exclusion de cette communauté de tout corps étranger. Un mot
célÚbre de Chamfort résume cette violence; on ne sait pas toujours
quâil fut prononcĂ© en rĂ©ponse Ă lâordre de Pache de couvrir Paris de
lâinscription « LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ©, ou la mort ». «Mieux
vaudrait», commente alors Chamfort, « Sois mon frÚre ou je te tu ».
Lui aussi cherchait lâintruse: son terrible bon mot isole la nouvelle
venue: la fraternitĂ©, et lâassocie elle seule Ă lâalternative mortifĂšre
posĂ©e par « ou la mort ». Chamfort nâavait pas tort de soupçonner
réversible cette formule du « dévouement »: le sacrifice de soi,
comme stratĂ©gie rhĂ©torique, vise Ă (sâ)autoriser le sacrifice dâautrui.
Mais il nây voit quâune injonction propre Ă terroriser les « faux
frÚres » comme lui (ceux qui résistent à la radicalisation jacobine),
alors quâil sâagit dâun dispositif bien plus ample visant Ă lĂ©gitimer
lâĂ©limination de toute hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© â adversaires politiques
désormais traités en « monstres », mais aussi étrangers résidant en
France (dont Saint-Just réclame et obtient la mise en détention) ou
encore, Ă lâapogĂ©e terroriste, soldats anglais et hanovriens quâil sera
interdit par dĂ©cret de la Convention de faire prisonniers, mĂȘme sâils
se rendent: dont il faudra faire prompte justice en les passant au fil
de lâĂ©pĂ©e
La Fraternité de 1793-1794 est donc une figure composite et
complexe qui ne ressemble que de trĂšs loin Ă sa bienveillante petite-
fille de1848. Chamfort en a entrevu la face de MĂ©duse: celle que lui
donne le retour de la justice sous les traits de la vengeance. Câest en
ce sens que la double carence, théorique et institutionnelle, de la
justice dans le processus rĂ©volutionnaire sâinscrit, en creux, dans
lâĂ©mergence de la fraternitĂ© comme troisiĂšme Ă©lĂ©ment du grand
ternaire républicain. Assignée comme Astrée à des cieux trop
lointains, la justice ne pouvait sans doute revenir, en pleine
convulsion révolutionnaire, que comme une moderne Erinnyie ou,
25
« Il ne sera fait aucun prisonnier anglais ou hanovrien » (Décret du 7
prairial an II/26 mai 1794).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
29
plus prosaĂŻquement, sous les traits de ces « tricoteuses » quâon
appelait aussi les « Furies de la guillotine ». Tant la justice sans
formes mÚne rapidement à la « mort sans phrases ».
Ce nâest pas Ă dire, bien entendu, que tels soient le seul sens ni
la seule leçon de la FraternitĂ© rĂ©publicaine. La fraternitĂ© nâest pas
nĂ©cessairement fratricide, pas plus que la justice nâest vouĂ©e au
justitium
. Et leur dĂ©voiement terroriste nâen Ă©puise pas le sens, pas
plus quâil nâen a assĂ©chĂ© lâexigence.
Dans
LâEspoir
, câest au pĂšre Barca, un prĂȘtre qui a choisi le
camp anti-franquiste, le camp des pauvres, que Malraux confie un
bel Ă©loge de la fraternitĂ©, quâil vaut la peine de relire en son entier.
« M. Garcia est venu me voir », raconte Barca blessé au combat.
« On se connaĂźt depuis longtemps. Câest un homme qui sâest
toujours intĂ©ressĂ© aux choses. Maintenant quâil est aux
renseignements militaires, il veut savoir ce qui se passe dans les
villages. Mais il me demande: lâĂ©galitĂ©? Ecoute, Manuel, je vais te
dire une bonne chose, que vous ne connaissez pas tous les deux,
parce que vous ĂȘtes trop⊠enfin, trop⊠vous avez eu trop de
chance, disons. Un homme comme lui, Garcia, sait pas trop bien ce
que câest, dâĂȘtre vexĂ©. Et voilĂ ce que je peux te dire: le contraire de
ça, lâhumiliation, comme il dit, câest pas lâĂ©galitĂ©. Ils ont compris
quand mĂȘme quelque chose, les Français, avec leur connerie
dâinscription sur les mairies: parce que le contraire dâĂȘtre vexĂ©,
câest la fraternitĂ© »
Mais nâest-ce pas au fond ce que voulait dire, dĂ©jĂ , Rabaud
Saint-Etienne, affirmant: «
La vĂ©ritable Ă©galitĂ©, câest la
fraternité »
? Toute la question, admirablement instruite par le
roman de Malraux dans le contexte de lâantifascisme des annĂ©es
trente, est de savoir comment maintenir cette juste visée, cette
bonne intention
de la fraternitĂ© sans quâelle nâaille paver lâenfer des
coercitions terroristes.
26
André MALRAUX,
LâEspoir
, Paris, Gallimard, « BibliothÚque de la
Pléiade », p. 514.
27
Cité par Marcel DAVID,
Fraternité et Révolution française. 1789-1799,
op. cit.
, p. 111.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
31
Condorcet sur la Justice, LibertĂ©, ĂgalitĂ©,
Fraternité
Keith Michael Baker
Il ne serait pas exagéré de dire que Condorcet est le premier
théoricien de la démocratie Européenne. On pourrait, bien sûr,
soutenir quâil y a eu dâautres thĂ©oriciens EuropĂ©ens de la
dĂ©mocratie: Ă GenĂšve, Rousseau sâimpose naturellement Ă lâesprit;
en France, on penserait Ă SieyĂšs. Cependant, Condorcet nâĂ©tait pas
seulement un théoricien Européen de la démocratie, mais un
thĂ©oricien de la dĂ©mocratie EuropĂ©enne. Je veux dire par lĂ quâil a
écrit suffisamment explicitement sur la démocratie comme une
dĂ©couverte et un projet EuropĂ©ens, projet quâil appartenait Ă
lâEurope de rĂ©aliser pour elle-mĂȘme et dâapporter au reste de
lâhumanitĂ©. La DixiĂšme Ăpoque de sa cĂ©lĂšbre
Esquisse dâun
tableau historique de lâesprit humain
dresse le portrait dâun futur
dans lequel les pratiques et les principes démocratiques ne
sâĂ©tendraient pas seulement sur lâEurope mais seraient transmis par
les EuropĂ©ens au monde entier. Câest douloureux de rĂ©flĂ©chir sur
ses espoirs deux siĂšcles plus tard.
Mais cela peut aussi ĂȘtre fructueux. Dans un rĂ©cent ouvrage sur
les idées économiques de Turgot, Adam Smith, et Condorcet,
Emma Rothschild a beaucoup fait pour nous rappeler que le monde
dans lequel les LumiĂšres ont pris forme Ă©tait incertain et
imprévisible, et en cela trÚs semblable au nÎtre
(comme le nĂŽtre) encore hantĂ© par la mĂ©moire collective dâune
violence fanatique et dâune boucherie gigantesque, un monde
(comme le nĂŽtre) subissant de rapides changements dus aux
1
Emma ROTHSCHILD,
Economic Sentiments: Adam Smith, Condorcet
and the Enlightenment
,
Cambridge, Mass., Cambridge University Press,
2001.
32
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
processus de globalisation, un monde dans lequel les propositions
de réforme se heurtaient réguliÚrement à de funestes prévisions de
crise sociale. Dans un monde comme celui-lĂ , il Ă©tait audacieux de
parier quâun ordre social pacifique puisse naĂźtre de lâexercice de la
liberté individuelle guidée par des choix raisonnés, aussi bien sur le
plan individuel que collectif. Condorcet a parlĂ© dans lâ
Esquisse
de
« cette effrayante complication dâintĂ©rĂȘts, qui lient au systĂšme
gĂ©nĂ©ral des sociĂ©tĂ©s, la subsistance, le bien-ĂȘtre dâun individu isolĂ©;
qui le rend dépendant de tous les accidents de la nature, de tous les
événements de la politique; qui étend, en quelque sorte, au globe
entiĂšre sa facultĂ© dâĂ©prouver, ou des jouissances, ou des
privations ». Comment, se demandait-il, « dans ce chaos apparent,
voit-on néanmoins, par une loi générale du monde moral, les efforts
de chacun pour lui-mĂȘme servir au bien-ĂȘtre de tous, et, malgrĂ© le
choc extĂ©rieur des intĂ©rĂȘts opposĂ©s, lâintĂ©rĂȘt commun exiger que
chacun sache entendre le sien propre, et puisse y obéir sans
obstacle? »
. Le passage est Ă©clairant en ce que dans le mĂȘme temps
il articule les peurs qui naissaient de la globalisation, et embrasse
les profits potentiels Ă en tirer. Les LumiĂšres souhaitaient
lâapparition dâun ordre social autonome et pacifique de la sociĂ©tĂ©,
comme ils supposaient que cet ordre pouvait ĂȘtre compris comme
dĂ©rivant de lâinteraction de libertĂ©s individuelles exerçant leurs
choix particuliers; mais lâune et lâautre idĂ©e nĂ©cessitaient la
connaissance dâune terrible complexitĂ© encore Ă comprendre.
Justice
Comment Condorcet répondrait-il au titre de ce cycle de
confĂ©rences: « Justice, LibertĂ©, ĂgalitĂ©, FraternitĂ©: Sur quelques
valeurs fondamentales de la démocratie européenne »? La réponse
pourrait bien ĂȘtre courte. En Ă©crivant au
Journal de Paris
en 1777,
il rappelait la rĂ©ponse donnĂ©e par DĂ©mosthĂšne questionnĂ© sur lâart
2
CONDORCET,
Esquisse dâun tableau historique des progrĂšs de lâesprit
humain
,
édité par Alain PONS, Paris, Flammarion, 1988, p. 219. Les
autres rĂ©fĂ©rences Ă lâ
Esquisse
renvoient Ă cette Ă©dition.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
33
de lâorateur. « On demandait Ă DĂ©mosthĂšne quelle est la premiĂšre
partie de lâorateur?
Câest lâaction.
Quelle est la seconde?
Câest
lâaction.
Et la troisiĂšme?
Câest encore lâaction.
Je dirai de mĂȘme, si
lâon me demande quelle est la premiĂšre rĂšgle de la politique?
Câest
dâĂȘtre juste.
Quelle est la seconde?
Câest dâĂȘtre juste
. Et la
troisiĂšme?
Câest encore dâĂȘtre juste
»
Selon lâanalyse de Condorcet, la justice est, dâabord et avant
tout, un sentiment individuel. Comme beaucoup de philosophes du
XVIIIe siĂšcle, il croyait quâil pourrait trouver lâorigine des idĂ©es
morales en suivant la ligne proposée par Locke, en commençant par
les sentiments de la douleur et du plaisir. Il est important de noter,
cependant, quâil faisait attention Ă Ă©viter lâutilitarisme dâun
HelvĂ©tius ou dâun Bentham, selon qui les intĂ©rĂȘts seraient
manipulés par le législateur, suivant un calcul hédoniste. Parmi les
premiĂšres lettres quâil Ă©changea avec Turgot, il sâen trouve une
série qui portent sur la nature de la justice, dans lesquelles le jeune
Condorcet se trouvait pressé par son mentor politique de prendre
ses distances par rapport Ă la philosophie Ă©thique brute dâHelvĂ©tius.
« Lorsque je suis sorti du collÚge, je me suis mis à réfléchir sur les
idĂ©es morales de la justice et de la vertu », Ă©crivait Condorcet Ă
Turgot. « Jâai cru observer que lâintĂ©rĂȘt que nous avions Ă ĂȘtre
justes et vertueux était fondé sur la peine que fait nécessairement
Ă©prouver Ă un ĂȘtre sensible lâidĂ©e du mal que souffre un autre ĂȘtre
sensible⊠Je ne suis donc pas de lâavis dâHelvĂ©tius; puisque
jâadmets dans lâhomme un sentiment dont il ne me paraĂźt pas quâil
ait soupçonnĂ© la force et lâinfluence »
Quand, à la fin de sa vie, Condorcet commença à préparer le
matériel pour son
Tableau historique des progrĂšs de lâesprit
humain,
lâouvrage plus gĂ©nĂ©ral dont lâ
Esquisse
devait ĂȘtre
lâintroduction, il avait prĂ©vu un chapitre trĂšs substantiel sur
lâĂ©ducation morale. LĂ encore, il commençait avec les sentiments
naturels. « Le premier de nos sentiments naturels est celui qui nous
3
CONDORCET,
Oeuvres
,
éditées par Arthur CONDORCET
OâCONNOR et François ARAGO, 12 vols., Paris, Firmin Didot frĂšres,
1847-49, 1, pp. 347-348.
4
Correspondance inédite de Condorcet et de Turgot,
édités par Charles
HENRY, Paris, Charavay, 1883, p. 148.
34
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
fait compatir aux douleurs des ĂȘtres sensibles, câest-Ă -dire, en
souffrir avec eux. Ce sentiment est pénible, il porte à nous en
délivrer en soulageant ces douleurs. Il inspire surtout une vive
répugnance pour les actions par lesquelles on en deviendrait soi-
mĂȘme la cause, rĂ©pugnance qui devient une vĂ©ritable impossibilitĂ©
morale et mĂȘme une impossibilitĂ© physique sâil sâagit dâune action
immédiate et directe »
. Condorcet souligne lâimportance de
cultiver la sensibilitĂ© morale de lâenfant, en lui Ă©pargnant le
spectacle de la souffrance cruelle. Lâessentiel est dâ Ă©viter de nuire
au dĂ©veloppement de la sensibilitĂ© de lâenfant, en lâhabituant Ă ĂȘtre
tendre envers les animaux, au plaisir qui naĂźt de soigner la douleur
de tout ĂȘtre animĂ©, ou de partager son bonheur. Le but est de
cultiver son sens de la bienveillance active. Mais la sensibilité peut
ĂȘtre nuisible, et mĂȘme la compassion pour la souffrance des autres
peut devenir source de faiblesse, souligne Condorcet, si elles ne
sont pas « appuyées et contenues par le sentiment de justice.
Lâindignation qui se soulĂšve Ă la seule vue dâune action injuste en
est lâorigine premiĂšre »
Si la justice naĂźt comme un sentiment commun, elle devient une
idĂ©e universelle. « LâidĂ©e de la justice, du droit, se forme
nĂ©cessairement de la mĂȘme maniĂšre, dans tous les ĂȘtres sensibles
capables des combinaisons nécessaires pour acquérir ces idées.
Elles seront donc uniformes »
. Dans cette perspective, on pourrait
se demander si Condorcet serait satisfait dâune formulation qui
décrit la «
justice
» comme une
valeur
,
mĂȘme, une valeur
fondamentale, de la démocratie Européenne. Selon son analyse, la
justice nâest pas une valeur locale mais lâexpression de principes
universels rationnellement dĂ©rivable de la reconnaissance dâune
humanitĂ© commune. « Lâanalyse de nos sentiments nous fait
5
Il est finalement possible de citer les matériaux que Condorcet a préparés
pour le
Tableau historique des progrĂšs de lâesprit humain
dans la
remarquable édition définitive établie par le Groupe Condorcet sous la
direction de Jean-Pierre SCHANDELER et Pierre CREPEL,
Tableau
historique des progrĂšs de lâesprit humain. Projets, Esquisse, Fragments et
Notes (1772-1794)
,
Paris, INED, 2004, p. 833.
6
Ibid.
,
p. 836.
7
CONDORCET,
Oeuvres
,
op. cit
.,
4, p. 539.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
35
dĂ©couvrir, dans le dĂ©veloppement de notre facultĂ© dâĂ©prouver du
plaisir et de la douleur, lâorigine de nos idĂ©es morales, le fondement
des vérités générales qui, résultant de ces idées, déterminent les lois
immuables, nĂ©cessaires, du juste et de lâinjuste; enfin, les motifs dây
conformer notre conduite, puisĂ©s dans la nature mĂȘme de notre
sensibilitĂ©, dans ce quâon pourrait appeler, en quelque sorte, notre
constitution morale »
. Condorcet regardait la découverte de ces
principes comme lâune des plus grandes rĂ©alisations de lâĂąge des
LumiĂšres, lâexpression du fait que les sciences morales pouvaient
progresser vers la vérité aussi sûrement que les sciences physiques
â et avec la mĂȘme conscience que leurs vĂ©ritĂ©s pourraient toujours
ĂȘtre raffinĂ©es au fur et Ă mesure de lâavancĂ©e du savoir. « AprĂšs de
longues erreurs », soutient-il dans lâ
Esquisse
, « les publicistes sont
parvenus Ă connaĂźtre les vĂ©ritables droits de lâhomme, les dĂ©duire
de cette seule vĂ©ritĂ©, quâ
il est un ĂȘtre sensible, capable de former
des raisonnements et dâacquĂ©rir des idĂ©es morales
»
Selon lâanalyse de Condorcet, donc, le sensationnisme de Locke
nâouvre pas la voie Ă un calcul utilitaire mais Ă une conception dâun
sentiment moral et un langage des droits. Les droits de lâhomme,
soutenait-il, sont des principes rationnels tirés de la conception
mĂȘme (et de lâobservation) des ĂȘtres humains comme dâindividus
qui sont des ĂȘtres physiques sensibles, sujets Ă lâexpĂ©rience de la
douleur et du plaisir et capables de réflexion sur cette expérience. Il
pourrait donc bien ĂȘtre mĂ©fiant face au titre dâun colloque qui se
rĂ©fĂšre Ă la libertĂ© comme Ă une valeur, mĂȘme une valeur
fondamentale. Condorcet aurait voulu dire que les principes â dans
ce cas, les principes des sciences morales et politiques â sont
abstraits et universels; ils sont logiquement inclus dans la notion
dâĂȘtre humain douĂ© de sentiment. Les valeurs, dâun autre cĂŽtĂ©, sont
concrets et particuliers; ils appartiennent Ă des individus ou Ă des
communautés, ou résident dans des pratiques locales. Parler de la
justice, la libertĂ©, et lâĂ©galitĂ© comme « valeurs fondamentales de la
dĂ©mocratie EuropĂ©enne », pourrait soupçonner Condorcet, câest se
8
CONDORCET,
Esquisse dâun tableau historique des progrĂšs de lâesprit
humain, op. cit.
, p. 222.
9
Ibid
.,
p. 217.
36
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
détourner de leur universalité, les relativiser comme nos valeurs,
pas nécessairement celles des autres. Il y verrait une allusion au
relativisme quâil trouvait si choquant dans les ouvrages de
Montesquieu. « Ainsi, lâon se vit obligĂ© de renoncer Ă cette
politique astucieuse et fausse, qui, oubliant que tous les hommes
tiennent des droits Ă©gaux de leur nature mĂȘme, voulait tantĂŽt
mesurer lâĂ©tendue de ceux quâil fallait leur laisser, sur la grandeur
du territoire, sur la température du climat, sur le caractÚre national,
sur la richesse du peuple, sur le degré de perfection du commerce et
Il pourrait sembler impérieusement universaliste ou
arrogamment ethnocentrique, dans notre monde multiculturel, de
parler de vérités universelles plutÎt que de valeurs particuliÚres. Les
LumiÚres ont souvent été reniées pour cette raison. Mais nous
devons nous souvenir que les vérités de Condorcet étaient
présentées comme une alternative aux préjugés, comme une
antidote aux doctrines données comme absolues et immuables,
comme un moyen dâĂ©chapper aux dogmes au-delĂ de la raison,
adoptés quelles que soient leurs conséquences immédiates pour le
bonheur humain. Données comme fondées sur des convictions
empiriques â sur lâexistence dâune nature humaine commune â elles
étaient présentées comme sujettes à la critique, la modification, et la
transformation qui rĂ©sulteraient dâune discussion ouverte et dâun
questionnement incessant. Ce nâĂ©tait pas moins le cas pour les
vérités morales et politiques que pour celles des sciences physiques
auxquelles Condorcet les assimilait. « Une déclaration des droits
bien complĂšte, bien ordonnĂ©e, bien prĂ©cise, est lâouvrage le plus
utile peut-ĂȘtre quâon puisse offrir aux hommes de tous les pays »,
écrivait-il en 1789. « Mais cet ouvrage, semblable à cet égard aux
tables qui représentent le mouvement des astres, ne peut attendre sa
perfection que du temps, du concours de plusieurs mains, et dâune
longue suite de corrections, fruit dâun examen scrupuleux et
réfléchi »
10
Ibid.
,
p. 218.
11
CONDORCET,
Oeuvres
,
op. cit.
,
9, pp. 179-180.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
37
ConsidĂ©rant que les droits humains pouvaient ĂȘtre logiquement
dĂ©rivĂ©s de la nature des individus comme ĂȘtre animĂ©s, Condorcet
nâĂ©tait pas moins prompt Ă souligner Ă quel point ces principes
restaient abstraits, Ă quel point ils Ă©taient loin dâĂȘtre pleinement
compris, combien il serait complexe de les Ă©tablir dans des
situations particuliĂšres. Il ne niait pas non plus que leur application
puisse ĂȘtre amĂ©liorĂ©e Ă la lumiĂšre de la pratique. Sa vision du
progrĂšs de lâesprit humain Ă©tait quâil Ă©tait toujours sujet Ă la
correction: jamais plus que provisoires, les vĂ©ritĂ©s dâun moment
peuvent devenir les erreurs dâun autre. Mais ceci ne pouvait avoir
lieu sans une discussion critique, un dialogue constant, et une
attention particuliÚre aux situations spécifiques.
LibertĂ©, ĂgalitĂ©
Dans lâanalyse de Condorcet, la libertĂ© et lâĂ©galitĂ© sont les premiers
des droits de lâhomme. Ce qui signifie que ce sont, par dessus tout,
des droits individuels. Pour invoquer la célÚbre distinction de
Constant entre la liberté des Anciens et celle des Modernes (une
distinction substantiellement formée par la lecture que Constant a
faite de Condorcet, et particuliĂšrement de ses Ă©crits sur lâĂ©ducation)
Condorcet était, avant tout, un théoricien de la société moderne. Il
croyait quâune sociĂ©tĂ© organisĂ©e selon les principes des droits de
lâhomme serait une sociĂ©tĂ© ouverte formĂ©e sur la division du travail,
le libre marché et les procédés économiques complexes qui en
dĂ©rivent, une sociĂ©tĂ© dâindividus diffĂ©renciĂ©s par les talents et
lâĂ©ducation, la profession et lâoccupation, la richesse et les
compĂ©tences. Comment la libertĂ© et lâĂ©galitĂ© pourraient-elles ĂȘtre
atteintes et maintenues dans une telle société? Condorcet
commence par accorder que « souvent il existe un grand intervalle
entre les droits que la loi reconnaĂźt dans les citoyens, et les droits
dont ils ont une jouissance rĂ©elle; entre lâĂ©galitĂ© qui est Ă©tablie par
les institutions politiques, et celle qui existe entre les individus »
12
CONDORCET,
Esquisse dâun tableau historique des progrĂšs de lâesprit
humain, op. cit.
, p. 271.
38
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Il voyait trois causes principales à ces disparités: inégalités devant
la richesse; inĂ©galitĂ©s face Ă ce que lâon pourrait appeler les chances
sociales; inĂ©galitĂ©s dans lâinstruction. Ces inĂ©galitĂ©s pourraient ĂȘtre
diminuées mais pas éliminées, « car elles ont des causes naturelles
et nĂ©cessaires, quâil serait absurde et dangereux de vouloir dĂ©truire;
et lâon ne pourrait mĂȘme tenter dâen faire disparaĂźtre entiĂšrement
les effets, sans ouvrir des sources dâinĂ©galitĂ© plus fĂ©condes, sans
porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus
funestes »
Une Ă©galitĂ© absolue ne pourrait jamais ĂȘtre atteinte, soulignait
Condorcet, et moins encore par une action gouvernementale. Mais
il soutenait que lâinĂ©galitĂ© des chances sociales pourrait ĂȘtre
attĂ©nuĂ©e par des plans dâassurance sociale de diffĂ©rentes sortes,
quâils soient privĂ©s ou publics. Et il pensait que « il est aisĂ© de
prouver que les fortunes tendent naturellement Ă lâĂ©galitĂ©, et que
leur excessive disproportion, ou ne peut exister, ou doit
promptement cesser, si les lois civiles nâĂ©tablissent pas des moyens
factices de les perpétuer et de les réunir »
commerce et lâindustrie, abolir les lois restrictives et les privilĂšges
fiscaux, Ă©liminer les taxes sur les contrats et les engagements: ces
mesures, en ouvrant des possibilités pour tous, pourraient prévenir
lâaccumulation de grandes fortunes et mener Ă une distribution
relativement Ă©gale des richesses.
Non moins importante, lâinstruction publique Ă©liminerait la
dépendance, augmenterait la liberté individuelle et collective, et
ferait progresser la prospĂ©ritĂ© sociale. Lâinstruction primaire
universelle donnerait Ă chaque individu un niveau de connaissance
adéquat pour diriger sa vie, tandis que des niveaux plus élevés
dâinstruction permettraient Ă ceux qui ont un potentiel plus grand de
dĂ©velopper leurs talents â dans leur propre intĂ©rĂȘt, mais aussi celui
de la prospérité commune. La dépendance serait éliminée en
donnant à chaque individu la capacité critique de juger ceux à qui
les affaires pourraient ĂȘtre confiĂ©es, et « [dâ] Ă©chapper aux prestiges
du charlatanisme, qui tendrait des piĂšges Ă sa fortune, Ă sa santĂ©, Ă
13
Ibid
.,
p. 272.
14
Ibid
.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
39
la liberté de ses opinions et de sa conscience, sous prétexte de
lâenrichir, de le guĂ©rir et de le sauver ». LâĂ©galitĂ© rĂ©elle en
résulterait « puisque la différence des lumiÚres ou des talents ne
peut plus Ă©lever une barriĂšre entre des hommes Ă qui leurs
sentiments, leurs idĂ©es, leur langage permettent de sâentendre, dont
les uns peuvent avoir le dĂ©sir dâĂȘtre instruits par les autres, mais
nâont pas besoin dâĂȘtre conduits par eux; dont les uns peuvent
vouloir confier aux plus éclairés le soin de les gouverner, mais non
ĂȘtre forcĂ©s de le leur abandonner avec une aveugle confiance »
Fraternité, ou Philanthropie?
En rĂ©flĂ©chissant sur le dessein Ă©ducatif de Condorcet, jâai trouvĂ©
intriguant que le ministre Français de lâĂ©ducation inaugure lâannĂ©e
scolaire 2004-05, ainsi que lâapplication de la nouvelle loi
interdisant le port de symboles religieux par les Ă©lĂšves, en appelant
Ă lâesprit de « fraternitĂ© ». Je ne savais pas si le ministre pensait Ă
un sens de la fraternitĂ© qui empĂȘcherait la trop rude application de
la loi par les autorités scolaires ou, au contraire, si cela devait
encourager au respect de la loi par ceux qui autrement ont tendance
Ă revendiquer le droit au port du voile. Mais puisque Condorcet est
souvent vu, assez justement, comme le prophĂšte du systĂšme
scolaire français, ce reportage mâa donnĂ© un nouvel encouragement
à regarder, pour cette conférence, la façon dont Condorcet pensait
le sens du mot fraternité.
Câest un fait frappant quâil semble rarement utiliser le mot. En
fait, il se pourrait mĂȘme bien quâil sâen dĂ©fie, possibilitĂ© qui ne
serait pas outre mesure surprenante, étant donné son association
avec une étape radicale de la Révolution Française envers laquelle
Condorcet sentait décliner sa sympathie
. Je nâai pas fait de
recherche complÚte et systématique des usages de ce terme dans ses
15
Ibid.
,
pp. 275-276.
16
Sur la chronologie des idées de fraternité sous la Révolution Française,
voir Marcel DAVID,
Fraternité et Révolution française, 1789-99
,
Paris,
Aubier, 1987.
40
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Ă©crits, mais jâai regardĂ© assez gĂ©nĂ©ralement et jâai dĂ©couvert
seulement une poignĂ©e dâoccurrences de « fraternitĂ© » ou des
termes associĂ©s. Lâune des plus intĂ©ressantes se rĂ©fĂšre explicitement
aux abus de la notion de fraternité par les religions universelles.
« En vain quelques religions avaient-elles cherché à réunir les
membres épars du genre humain par un lien de fraternité, leur
enthousiasme fondĂ© sur lâerreur ne servit quâĂ diminuer lâamour de
la patrie sans inspirer celui de lâhumanitĂ© »
Le contexte de ce passage est trÚs éclairant dans la façon dont il
relativise la question de lâamour de lâhumanitĂ© (ou, comme
Condorcet prĂ©fĂ©rait frĂ©quemment lâappeler, le sentiment de
« philanthropie ») Ă la question de lâamour de la patrie. Lâignorance
et les préjugés, note-t-il, ont constamment vu une contradiction
entre le patriotisme et la « philanthropie ». « Plus un peuple
chĂ©rissait [ce] quâon appelait libertĂ©, plus il se montrait injuste
envers ses voisins »
. Selon son analyse, les idées religieuses de
fraternité universelle ont échoué à éliminer cette opposition erronée
entre le faux amour de la patrie et lâamour de lâhumanitĂ©.
Selon Condorcet, le sentiment qui nous conduit à désirer le
bonheur de nos semblables devient de la « philanthropie » quand
nos pensĂ©es sâĂ©tendent aux autres pays et aux autres habitants de la
planÚte, et quand donc nous nous intéressons aux maladies dont ils
souffrent, y compris celles que notre société leur a infligées. Les
individus doivent ĂȘtre menĂ©s Ă considĂ©rer les moyens que nous
pouvons utiliser pour attĂ©nuer ces maux, lâintĂ©rĂȘt commun qui unit
les ĂȘtres dâune mĂȘme nature, sujets aux mĂȘmes besoins, douĂ©s des
mĂȘmes facultĂ©s, investis des mĂȘmes droits. « Câest en leur inspirant
lâhabitude de transformer le sentiment individuel de la compassion,
en un sentiment gĂ©nĂ©ral dâhumanitĂ©, quâon peut parvenir Ă rendre la
philanthropie une affection vraiment universelle ». Ce sentiment
sâoppose Ă une mauvaise comprĂ©hension du patriotisme qui justifie
des injustices au nom de lâamour du pays. Il purifie plutĂŽt les
passions personnelles qui donnent au patriotisme son Ă©nergie en
17
CONDORCET,
Tableau historique des progrĂšs de lâesprit humain.
Projets, Esquisse, Fragments et Notes (1772-1794), op. cit.
, p. 841.
18
Ibid.
,
p. 840.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
41
convertissant la compassion envers ceux qui nous sont les plus
proches en une compassion envers ceux qui nous sont plus éloignés.
Il nous conduit à « franchir lâespace de lâocĂ©an comme celui des
murs dâune ville ou dâune simple maison »
Condorcet ne niait pas lâimportance du patriotisme. Selon son
analyse, il est nĂ©cessaire « pour combattre les effets de lâopposition
entre lâintĂ©rĂȘt individuel et celui de la sociĂ©tĂ© », exactement comme
la philanthropie est nĂ©cessaire « pour arrĂȘter les injustices oĂč de
prĂ©tendus intĂ©rĂȘts nationaux peuvent entraĂźner »
Ă©crivait sous la Terreur, il Ă©tait aussi finement conscient des
possibilitĂ©s dâabus de ce sentiment. Si le bonheur dâune seule
personne frappe lâĂąme plus fortement, soutient-il, celui dâun plus
grand nombre, quoique plus éloigné, peut faire trÚs forte impression
de par sa masse brute. Ce sentiment est lâenthousiasme du citoyen;
ce nâest pas contre nature, la raison lâapprouve et le favorise. Mais
il est essentiel de ne pas inspirer lâamour de la patrie
par « ces
moyens par lesquels les charlatans religieux ou politiques savent
attacher un peuple aux institutions qui flattent leur ambition ou leur
orgueil. Ce ne serait point lâamour de la libertĂ©, le zĂšle pour la
dĂ©fense des droits sacrĂ©s de lâhomme, le dĂ©vouement pour la patrie
quâon sâinspirerait alors, mais un fanatisme aveugle pour une forme
de gouvernement, pour un systĂšme de Constitution, pour les
principes souvent corrompus dâun parti politique. Aidons les
développements des facultés humaines pendant la faiblesse de
lâenfance, mais nâabusons pas de cette faiblesse pour les mouler au
grĂ© de nos opinions, de nos intĂ©rĂȘts ou de notre orgueil »
Pour les enfants, assure Condorcet, la patrie est dâabord
seulement une collection dâhommes habitant le mĂȘme pays,
partageant les mĂȘmes langues, habitudes, lois, intĂ©rĂȘts et opinions.
Une fois quâils ont appris Ă comprendre lâimportance dâinstitutions
sociales justes, du respect pour les droits de lâhomme, dâune
constitution libre et de lâindĂ©pendance face Ă une menace extĂ©rieure
â et une fois quâils ont reconnu comment le bonheur de chacun
19
Ibid.
20
Ibid
.,
p. 837.
21
Ibid
.,
p. 839.
42
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
dĂ©pend du bonheur de tous â alors on peut nourrir le penchant
naturel qui les mÚne au bonheur de la société à laquelle ils
appartiennent, attendu que cela les conduit à chérir leurs parents et
leur famille. « Mais le véritable amour de la patrie, celui qui a pour
base une garantie mutuelle des [mĂȘmes] droits naturels et des
[mĂȘmes] avantages sociaux, nâexiste que dans les sociĂ©tĂ©s libres et
formées sous des Conditions égales »
Cette mĂȘme prĂ©occupation Ă distinguer lâamour de la patrie du
fanatisme aveugle que Condorcet associait aux Jacobins a conduit Ă
un second usage du terme « fraternité » dans les écrits de
Condorcet. On pourrait inspirer lâamour de la patrie
chez les jeunes
,
note-t-il, mais en faisant attention Ă ne pas le mĂȘler Ă dâautres
opinions; mĂȘme si ces opinions sont justes, elles seraient bientĂŽt
corrompues par des erreurs. On ne pourrait pas habituer la jeunesse
« Ă ne savoir quâadorer ce quâun jour il sera et dans leur droit et
dans leur devoir de juger avec impartialité »
pour quâon laisse lâassemblĂ©e civile et les fĂȘtes montrer aux enfants
la « fraternité » qui existe parmi les familles voisines dans leur
environnement social immĂ©diat. Ces fĂȘtes pourraient graduellement
ĂȘtre Ă©tendues Ă la nation entiĂšre, mais seulement quand le sentiment
de justice avec lequel lâĂąme de lâenfant est dĂ©jĂ nourrie aurait Ă©tĂ©
gĂ©nĂ©ralisĂ© par lâinstruction et serait devenu le sentiment des droits
de lâhomme. On verrait alors germer dans les jeunes cĆurs « un
amour de leur pays et de la liberté, vrai sans faste, sans hypocrisie.
Vous aurez préparé des Citoyens pour la patrie, sans vous exposer
au danger de nâavoir formĂ© que des charlatans de patriotisme »
Il y a peu de doute quâen Ă©crivant ces lignes Condorcet avait
encore en tĂȘte les projets Ă©ducatifs des Jacobins construits sur
lâexemple Spartiate, projets qui envisageaient lâendoctrination
totale de lâenfant en faveur de la citoyennetĂ©. Ses propositions
éducatives pendant la Révolution insistaient sur la différence entre
instruction
et
Ă©ducation
quâil voyait comme fondamentale dans la
différenciation entre la liberté moderne et celle des anciens.
22
Ibid
.,
p. 838.
23
Ibid
.,
p. 839.
24
Ibid.
,
p. 840.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
43
Lâ
instruction
signifiait lâapprentissage du sens critique qui est la
base du jugement individuel et de lâexercice de lâindĂ©pendance, et
lâexposition aux vĂ©ritĂ©s en cours â que ce soit dans les sciences
naturelles, politiques ou morales â comme pas plus que provisoires;
lâ
Ă©ducation
signifiait lâinculcation des vĂ©ritĂ©s comme dogmes,
lâinstitutionnalisation des habitudes de docilitĂ©, la soumission de
lâindividu Ă la communautĂ©. De son point de vue, la sociĂ©tĂ©
moderne et la libertĂ© individuelle pourraient ĂȘtre servies
uniquement par lâinstruction publique comprise en ce sens. Mais
mĂȘme alors, lâinstruction publique devrait ne pas ĂȘtre obligatoire ni
exclure lâenseignement dâautres points de vues, et le programme
dâĂ©tude devrait ne pas ĂȘtre soumis Ă une autoritĂ© politique. MĂȘme la
constitution, souligne-t-il, devrait ĂȘtre enseignĂ©e comme une
formulation seulement provisoire, sujette aux avancées dans la
compréhension des principes qui la sous-tendent.
Contre le modÚle des Anciens adoptés par les Jacobins, donc,
Condorcet a toujours insistĂ© sur le fait que lâenseignement public
devrait ĂȘtre limitĂ©e Ă lâinstruction, Ă la culture de la raison critique,
et Ă la transmission de la connaissance effective. De son point de
vue, une Ă©ducation totale nâĂ©tait bonne que pour les esclaves; elle
ne pourrait pas préparer les enfants à une société dans laquelle il y
aurait une grande diversitĂ© dâactivitĂ©s dont la pratique nĂ©cessiterait
une grande diversité de qualifications et de connaissances, une
société libre dans laquelle le commerce quotidien de la vie
demanderait lâexercice continu dâun choix informĂ©. Mais il a aussi
soulignĂ©, ce qui est intĂ©ressant, quâune Ă©ducation totale Ă©tait
inappropriée car elle viole le droit des parents. Ce serait « une
véritable injustice », note-t-il, de priver les parents du « droit
dâĂ©lever eux-mĂȘmes leurs familles ». « Ce moyen peut former, sans
doute, un ordre de guerriers ou une société de tyrans; mais il ne fera
jamais une nation dâhommes, un peuple de frĂšres »
Il y avait pourtant une autre raison pour insister sur la distinction
entre éducation et instruction: « il est également impossible ou
dâadmettre ou de rejeter lâinstruction religieuse dans une Ă©ducation
25
CONDORCET,
Cinq mĂ©moires sur lâinstruction publique,
édités par
Charles COUTEL et Catherine KINTZLER, Paris, Edilig, 1989, p. 59.
44
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
publique qui exclurait lâĂ©ducation domestique, sans porter atteinte Ă
la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion
exclusive comme nĂ©cessaire, ou mĂȘme comme utile Ă la morale et
au bonheur dâune autre vie »
. Il est intĂ©ressant de se demander Ă
cet égard comment Condorcet pourrait réagir à la question du port
de symboles religieux dans les Ă©coles publiques. A premiĂšre vue, il
pourrait sembler Ă©vident quâil serait contre une pratique
contredisant le principe de
laïcité
. Mais il faut se souvenir que
Condorcet mettait lâaccent sur le fait que lâinstruction publique ne
doit pas ĂȘtre obligatoire et que le programme dâĂ©tude ne doit
nullement ĂȘtre dĂ©terminĂ© par le gouvernement. « LâindĂ©pendance
de lâinstruction », soulignait-il dans le projet de lâinstruction
publique quâil prĂ©senta Ă lâassemblĂ©e lĂ©gislative en 1792, « fait en
quelque sorte partie des droits de lâespĂšce humaine »
tout aussi bien soutenir, donc, quâattendre des Ă©lĂšves quâils suivent
une Ă©cole publique dans laquelle ils ne sont plus autorisĂ©s Ă
exprimer leurs opinions concernant la religion (ou tout autre sujet),
explicitement ou symboliquement, serait une violation des droits
individuels aussi bien que lâabrogation des droits des parents. Je ne
sais pas si le pÚre du systÚme scolaire français serait aussi
« républicain » à cet égard que certains le prétendent. Je me
différencie ici, en particulier, de Charles Coutel qui souligne dans
son livre,
A lâĂ©cole de Condorcet
, que le port de symboles religieux
Ă lâĂ©cole est incompatible avec les droits de lâhomme
il me semble, serait plutĂŽt enclin Ă adopter le point de vue selon
lequel, bien que lâĂ©cole publique ne puisse pas offrir dâinstruction
en matiĂšre de religion, elle ne doit pas non plus empĂȘcher
lâexpression des points de vues religieux (symboliques ou
explicites) par des Ă©lĂšves particuliers.
Quâavait alors en tĂȘte Condorcet, quand il notait que
lâinstruction publique doit crĂ©er une sociĂ©tĂ© de
frĂšres
plus quâune
sociĂ©tĂ© dâesclaves? Il donne quelques indices quand il soutient que
26
Ibid.
,
p. 61.
27
CONDORCET,
Oeuvres
,
op. cit.
,
7, p. 523.
28
Charles COUTEL,
A lâĂ©cole de Condorcet. Contre lâOrlĂ©anisme des
esprits
, Paris, Ellipses, 1996, p. 142.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
45
lâinstruction publique est nĂ©cessaire pour prĂ©parer les nations aux
changements que le temps va apporter. Les révolutions apportées
par les progrĂšs de lâhumanitĂ© doivent sans doute lui apporter raison
et bonheur, affirme-t-il. Mais le temps en sera retardé « si une
instruction générale ne rapprochait pas les hommes entre eux, si le
progrÚs des lumiÚres toujours inégalement répandues devenait
lâaliment dâune guerre Ă©ternelle dâavarice et de ruse entre les
nations, comme entre les diverses classes dâun mĂȘme peuple, au
lieu de les lier par cette réciprocité fraternelle de besoins et de
services, fondement dâune fĂ©licitĂ© commune »
La fraternité en ce sens est moins politique que sociale et
économique, la réciprocité des échanges de biens et services dans
une sociĂ©tĂ© moderne et une globalisation Ă©conomique. Câest la
vision que Condorcet offre dans les derniĂšres pages de lâ
Esquisse.
Avec le progrĂšs des lumiĂšres dans lâinstruction, souligne-t-il, les
gens sauront quâils ne peuvent pas devenir des conquĂ©rants sans
perdre leur libertĂ© et que leur indĂ©pendance ne peut ĂȘtre maintenue
que par des confédérations perpétuelles. Les abus commerciaux
disparaĂźtront progressivement, les perfides intĂ©rĂȘts mercantiles ne
vont plus ensanglanter la terre et ruiner les nations sous prétexte de
les enrichir. Les nations vont se rassembler sur les principes de la
morale et de la politique, en trouvant les bénéfices du commerce
global, et toutes les causes entraßnant, empoisonnant et perpétuant
les haines nationales vont disparaĂźtre petit Ă petit, et ne plus servir
de combustible ou de prétexte à la guerre. « Des institutions, mieux
combinées que ces projets de paix perpétuelle, qui ont occupé le
loisir et consolĂ© lâĂąme de quelques philosophes, accĂ©lĂ©reront les
progrÚs de cette fraternité des nations, et les guerres entre les
peuples, comme les assassinats, seront au nombre de ces atrocités
extraordinaires qui humilient et révoltent la nature, qui impriment
un long opprobre sur le pays, sur le siĂšcle dont les annales en ont
été souillées »
. Condorcet apparaĂźt, par dessus tout, comme un
prophÚte libéral de la globalisation.
29
CONDORCET,
Cinq mĂ©moires sur lâinstruction publique, op. cit.
,
p. 48.
30
CONDORCET,
Esquisse dâun tableau historique des progrĂšs de lâesprit
46
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
ProgrĂšs
Cet aspect de la pensĂ©e de Condorcet me pousse Ă me demander sâil
nây a pas une importante valeur fondamentale de la dĂ©mocratie
Européenne qui manque dans le titre de ce colloque: celle du
progrĂšs. On pourrait dire, en fait, que câest
la
valeur fondamentale
pour Condorcet, la notion qui sous-tend toute sa pensée. Les
principes exprimĂ©s dans lâidĂ©e de droits de lâhomme Ă©taient dâabord
le fruit du progrĂšs de lâesprit humain et la base dâune avancĂ©e
future de la société humaine vers la jouissance complÚte de la
libertĂ© et de lâĂ©galitĂ©, le bonheur individuel et la prospĂ©ritĂ© sociale.
Ces principes, note-t-il, ne sont pas eux-mĂȘmes absolus; comme
toutes les vérités, ils sont sujets à la correction et au raffinement.
Compris convenablement, toutefois, ils mĂšnent Ă lâavancĂ©e
intellectuelle et au changement technologique, Ă la croissance des
capacitĂ©s des ĂȘtres humains Ă maĂźtriser lâordre social quâils ont crĂ©Ă©
et lâordre naturel dans lequel ils se trouvent. La libertĂ© et lâĂ©galitĂ©
nourrissent le développement économique et la prospérité sociale,
qui à leur tour accroissent les possibilités de plus grandes liberté et
Ă©galitĂ©. Le progrĂšs social est le rĂ©sultat, et pourrait aussi ĂȘtre le
moteur, de la propagation des droits de lâhomme. La dĂ©monstration
de leur pouvoir à libérer les énergies humaines les porterait autour
du monde.
En ce sens, la démocratie est le fruit du progrÚs social mais aussi
son agent. La démocratie pourrait-elle subsister sans le progrÚs?
Que se passerait-il sâil cessait? Le progrĂšs nâest pas automatique
selon lâanalyse de Condorcet. Câest une probabilitĂ©, certes trĂšs
haute de son point de vue, mais indéfinie uniquement en ce sens
que sa fin ne peut pas ĂȘtre prĂ©vue. Atteint grĂące Ă lâapplication de
lâintelligence humaine â dont il nourrirait la croissance Ă son tour â
le progrĂšs pourrait chanceler au moment oĂč il a abouti Ă des
conditions gĂ©nĂ©rales que lâintelligence humaine ne peut plus
contrĂŽler. Reste Ă savoir Ă quelle distance de ce moment nous
sommes.
(Traduit de lâanglais par Anne Beaulieu-Masson)
humain, op. cit
., p. 288.
Un dĂ©bat dâidĂ©es europĂ©en
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
49
Liberté et création, une idée du
Sublime
,
une idée sublime
Jackie Pigeaud
Il sâagit ici du
sublime
défini par Longin dans son traité, de son
influence sur Winckelmann, et, Ă travers lui, sur les nombreux
lecteurs de son Ćuvre.
Je partirai de cette phrase bien connue de lâ
Histoire de lâArt
de
Winckelmann: « il résultera de cette histoire, que la liberté seule a
Ă©levĂ© lâart Ă sa perfection »
Cette affirmation fut rapidement contestée, par Heyne par
exemple
, et dans des termes intĂ©ressants Heyne doute quâil y ait
coïncidence entre les moments de liberté et les moments de grande
et valeureuse fĂ©conditĂ© artistique; et dâailleurs quel contenu donner
à cette liberté, notion qui varie en compréhension et en extension de
maniÚre, selon lui, arbitraire? « Néanmoins, en attribuant à la liberté
la perfection de lâart chez les Grecs, on devra, pour faire cadrer
cette idée avec les événements, y supposer tant de restrictions, ou y
1
Johann WINCKELMANN,
Histoire de lâArt
, T. II, p
.
190 . « [...]
und aus
dieser ganzen Geschichte erhellt, dass es die Freiheit gewesen, durch
welche die Kunst emporgebracht wurde
» (
Geschichte der Kunst des
Altertums, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft
, 1982, p. 295).
Je citerai la traduction française de Winckelmann dans lâĂ©dition de Jansen,
Histoire de lâArt chez les Anciens
, tr. de Jansen, Paris, Bossange, Masson,
Besson, 1802. Elle conserve en grande partie le texte de Huber,
Histoire
de lâArt chez les Anciens
, tr. par Huber avec une vie de lâauteur, 1781, 3
vol. (cf. lâavertissement de Jansen).
2
Johann WINCKELMANN,
Histoire de lâArt
,
op. cit.
,
note, p. 190, qui
cite Heyne, qui « réfute en particulier Winckelmann sur ces prétendus
avantages que la liberté a procurés aux arts, et fait voir des anachronismes
de notre auteur ».
50
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
donner une si grande extension, quâil en restera bien peu de chose.
Il faut convenir que la libertĂ© publique peut ĂȘtre
accompagnée de
circonstances propres à réveiller le génie des artistes; comme par
exemple lâenthousiasme de la gloire; mais il est possible aussi que
la libertĂ© elle-mĂȘme soit un Ă©tat de paresse », Ă©crit Heyne
que ce qui heurte Heyne, câest que la crĂ©ation puisse, en quelque
façon que ce soit, ĂȘtre dĂ©terminĂ©e par des circonstances politiques
ou sociales. Lâacte de crĂ©er est un acte gratuit, si lâon peut dire.
« Câest un je ne sais quoi qui crĂ©e les artistes, qui Ă©chauffe le gĂ©nie,
qui entretient lâĂ©mulation et qui, par des encouragements distribuĂ©s
avec discernement, nourrit cette activité si nécessaire à la culture et
au développement des arts », écrit-il
On aurait intĂ©rĂȘt Ă intĂ©grer le traitĂ©
Du sublime
de Longin dans
la problématique de la liberté chez Winckelmann. Et cela pour
plusieurs raisons et Ă plusieurs niveaux. Je donne dâabord le
passage de Longin qui mâoccupe, dans la traduction que jâen ai
jadis proposée
. Il sâagit, en fait, du dernier chapitre, câest-Ă -dire
dans notre capitulation actuelle, du chapitre 44
« 1. â Reste pourtant ceci Ă Ă©lucider, (pour combler ton dĂ©sir de
tâinstruire nous nâhĂ©siterons pas Ă lâajouter), mon trĂšs cher
TĂ©rentianus; câest ce dont un philosophe sâenquit auprĂšs de moi
tout rĂ©cemment: « Je mâĂ©tonne », disait-il, « de mĂȘme en vĂ©ritĂ© que
beaucoup dâautres, de ceci: comment se fait-il quâĂ notre Ă©poque on
trouve des naturels éminemment persuasifs, des naturels doués pour
la politique, pĂ©nĂ©trants, intelligents, extrĂȘmement portĂ©s aux effets
agrĂ©ables dans les discours, mais que lâon nâen rencontre plus de
3
cf. Addition au tome I de Jansen,
Addition
,
Histoire de lâArt
,
op. cit
.,
p. 669.
4
Loc. cit
., p. 671: « On sait bien que le climat ne suffit pas: Quoi quâil en
soit, nous devons ĂȘtre circonspects dans nos jugements sur les talents
naturels des peuples en général, et sur ceux des Grecs en particulier; et loin
de nous restreindre Ă lâinfluence du climat, nous devons aussi considĂ©rer la
diffĂ©rence de lâĂ©ducation et la forme du gouvernement ».
5
LONGIN,
Du sublime
, traduction, présentation et notes par Jackie
PIGEAUD, Paris, Petite BibliothĂšque Rivages, 1991, pp. 124-128.
6
Pour Tollius et Boileau, il sâagit du chapitre 43.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
51
tout Ă fait sublimes et de trĂšs grands, si ce nâest que rarement? Si
grande est la stérilité générale qui étrangle la vie.
2. â Par Zeus », disait-il, « faut-il en croire ce que lâon va
répétant, à savoir que la
démocratie
est une bonne nourriciĂšre de
grands talents, et que câest peut-ĂȘtre avec elle seule que les orateurs
habiles ont fleuri et sont morts?
Car, dit-on, la libertĂ© est apte Ă
nourrir les pensĂ©es des grands esprits et Ă les remplir dâespoir, et
en mĂȘme temps Ă rĂ©pandre le dĂ©sir de rivalitĂ© rĂ©ciproque et de
concurrence pour le premier rang.
3. â De plus, prĂ©cisĂ©ment, câest grĂące aux prix proposĂ©s dans les
Républiques que toujours la supériorité des esprits des orateurs
sâaiguise par lâexercice et en quelque sorte se polit et, comme il se
doit, brille du mĂȘme Ă©clat que le monde, dans la mĂȘme libertĂ©
. Mais
nous, hommes dâaujourdâhui, nous paraissons avoir appris dĂšs
lâenfance un esclavage lĂ©gitime;
depuis nos premiĂšres tendres
pensées
, nous avons Ă©tĂ© comme emmaillotĂ©s dans les mĂȘmes
coutumes et les mĂȘmes habitudes
, et nous nâavons pas Ă©tĂ© admis Ă
goûter à la source la plus belle et la plus féconde des discours,
jâentends », disait-il, « la libertĂ© et câest pourquoi nous en sommes
arrivĂ©s Ă nâĂȘtre rien dâautre que des flatteurs sublimes.
4. â Câest pourquoi », disait-il, « tous les autres Ă©tats peuvent
Ă©choir Ă des serviteurs; mais aucun esclave ne devient orateur; car
aussitĂŽt en lui-mĂȘme rejaillit comme dans un bouillonnement lâĂȘtre
privé de parole et en quelque sorte le prisonnier qui se sent toujours,
Ă cause de lâhabitude, frappĂ© de coups de poing.
5. â Car câest la moitiĂ© de la vertu, selon HomĂšre, que le jour de
lâesclavage enlĂšve (
Hom.
r
322-3
). Donc », dit-il, « si du moins on
peut se fier Ă ce que jâentends, de la mĂȘme façon que les cages oĂč
lâon Ă©lĂšve les PygmĂ©es, quâon appelle des nains, non seulement
empĂȘchent la croissance de ceux qui y sont enfermĂ©s, mais encore
les estropient par la prison qui contraint leur corps, ainsi tout
esclavage, fût-il le plus juste, on pourrait le déclarer la cage et la
prison commune de lâĂąme ».
6. â Pour moi, je lui rĂ©ponds: « Il est facile Ă lâhomme, trĂšs cher
ami, et câest le propre de lâhomme, de blĂąmer toujours le prĂ©sent;
mais prends garde que peut-ĂȘtre ce nâest pas la paix du monde qui
détruit les grandes natures, mais bien plutÎt cette guerre qui tient
52
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
nos désirs en son pouvoir, interminable. Et, par Zeus, ajoutes-y ces
passions qui montent la garde sur la vie actuelle et la ravagent de
fond en comble. Oui, lâamour de la richesse, face Ă laquelle nous
sommes tous désormais malades de ne pouvoir nous en rassasier, et
lâamour du plaisir nous rendent esclaves, et bien plus, pourrait-on
dire, font sombrer le bateau de la vie avec tout lâĂ©quipage. Lâamour
de lâargent est une maladie amoindrissante; lâamour des plaisirs est
la plus avilissante des maladies.
7. â En vĂ©ritĂ© je ne peux, Ă y bien rĂ©flĂ©chir, trouver comment il
est possible, pour nous qui avons attaché tant de prix à la richesse
illimitĂ©e, et qui, pour parler plus vrai, lâavons divinisĂ©e, de ne pas
admettre dans nos Ăąmes les maux qui croissent en mĂȘme temps
quâelle. Accompagne en effet la richesse sans mesure et sans
contrainte, attachĂ©e Ă elle, et comme on dit marchant du mĂȘme pas,
la prodigalitĂ©; et Ă mesure que la richesse ouvre lâaccĂšs des citĂ©s et
des demeures, elle y entre avec elle et y cohabite. Puis, avec le
temps, selon les sages, ces ĂȘtres font leur nid dans les vies humaines
et rapidement engendrent dâautres ĂȘtres, au moment de la
procrĂ©ation, comme la cupiditĂ©, lâorgueil et la mollesse, qui ne sont
pas leurs bùtards, mais des enfants tout à fait légitimes. Mais si on
laisse ces rejetons de la richesse sâavancer en Ăąge, rapidement pour
les Ăąmes ils engendrent des tyrans inexorables, la violence,
lâillĂ©galitĂ© et lâimpudence.
8. â Car il en va ainsi nĂ©cessairement; les hommes ne regardent
plus vers le haut, et ils ne tiennent plus compte de leur renom dans
la postĂ©ritĂ©: mais la destruction des vies (des hommes) sâaccomplit
peu Ă peu dans un tel cycle et la grandeur des Ăąmes se consume et
sâaffaiblit et elle nâest plus sujet dâĂ©mulation, quand on rĂ©serve son
admiration aux parties mortelles de soi-mĂȘme, en nĂ©gligeant dâen
faire croĂźtre les parties immortelles.
9. â Un homme, en effet, qui dans un jugement a reçu des pots
de vin, ne saurait plus ĂȘtre juge libre et sain du juste et du bien, (car
nĂ©cessairement, Ă celui qui sâest laissĂ© corrompre, seul son intĂ©rĂȘt
paraĂźt bon et juste). Mais quand de la vie tout entiĂšre de chacun de
nous la corruption est dĂ©sormais lâarbitre, de mĂȘme que la chasse
aux morts qui ne nous sont rien, et le piégeage des testaments, et
quand chacun de nous vend son Ăąme pour tirer profit de tout,
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
53
esclave de sa +++ <cupidité?>, dans une telle destruction
pestilentielle de la vie, croyons-nous quâil existe encore un juge
libre et intĂšgre de ce qui est grand et de valeur Ă©ternelle, et qui ne
soit pas corrompu par le dĂ©sir de sâenrichir?
10. â Mais peut-ĂȘtre pour nous, tels que nous sommes, vaut-il
mieux ĂȘtre commandĂ©s que dâĂȘtre libres; car libĂ©rĂ©es dans leur
totalitĂ©, comme relĂąchĂ©es dâune prison, les cupiditĂ©s embraseraient
le monde entier par les crimes.
11. â En bref », disais-je, « ce qui Ă©puise les natures engendrĂ©es
de nos jours,
câest le laisser-aller
, dans lequel, mis Ă part un petit
nombre, nous passons toute notre vie, sans faire aucun effort, sans
rien entreprendre sinon pour la louange et le plaisir, mais jamais
pour une utilitĂ© digne dâĂ©mulation et dâestime ».
12. â « Mieux vaut laisser cela au hasard » (
Eur. Elect. 379
) et
passer Ă la suite. Ce sont les passions sur lesquelles jâai promis,
comme un objectif premier, dâĂ©crire dans un traitĂ© spĂ©cial; car elles
occupent, Ă ce quâil me semble, une place dans la littĂ©rature en
général et dans le sublime en particulier... ».
ConsidĂ©rons un peu ce passage de Longin, qui clĂŽt ce que lâon a
conservé du traité
Du sublime
. Câest un dialogue fictif, entre un
philosophe et Longin lui-mĂȘme
thĂ©orie que nous pourrions appeler grossiĂšrement âsociologiqueâ de
la crĂ©ation (il sâagit ici des discours); en face, Longin oppose une
théorie moraliste.
LâĂ©diteur anglais Russell, tout en notant le caractĂšre surprenant
dâun tel dĂ©veloppement en fin de traitĂ©, insiste sur la cohĂ©rence du
propos avec lâensemble de lâĆuvre, en mettant lâaccent sur cette
réponse de Longin.
«
The theme, however, is intimely connected
with the main theme of the book; Longinus insisted from the start
(I, 1) that an effort to develop oneâs nature was a prerequisite of
great writing
»
. Cet effort, dit Russell, est un effort moral.
7
ejvfhn
ne saurait ĂȘtre contestĂ©, en 44, 6.
8
LONGINUS,
On the Sublime
, edited with introduction and commentary
by Donald Andrew RUSSEL, Oxford University Press, 1964, p. 185. Cf.
aussi, du mĂȘme auteur, « Longinus revisited », in
Mnemosyne
, Serie IV,
vol. XXXIV, Fasc. 1-2, pp. 72-86.
54
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
On peut certes citer un nombre impressionnant dâauteurs anciens
traitant du lien entre la dĂ©cadence des mĆurs, le souci de lâargent,
et la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de ce quâon peut appeler, de maniĂšre
volontairement anachronique,
la littérature et les arts
Russell accentue cette différence de point de vue entre politique
et morale. Peut-ĂȘtre va-t-il un peu trop loin: Le chapitre 44, selon
lui, «
rejects the view that political circumstances can be blamed
for litterary decline. It prefers instead the explanation of moral
degeneracy, which theoretically lies within our power to
remedy
...
»
. En fait câest lâattitude stoĂŻcisante: le remĂšde est Ă
notre portĂ©e. Notre libertĂ© dĂ©pend de nous; câest une libertĂ©
intérieure que rien ne peut vraiment compromettre chez le Sage. La
question Ă laquelle, Ă ma connaissance, SĂ©nĂšque est seul Ă
sâattaquer, est celle du lien entre la dĂ©gĂ©nĂ©rescence et le style. Câest
le problĂšme de la lettre 114 Ă Lucilius, auquel jâai consacrĂ©
autrefois un article
Il ne manque pas, donc, de textes antiques qui exploitent ce lieu
commun de la coĂŻncidence de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence des mĆurs et des
ouvrages de lâesprit.
Disons que le point de vue que représente Longin, dans le
dialogue fictif, est le plus trivial des deux. Le point de vue
reprĂ©sentĂ© par le philosophe dans ce mĂȘme dialogue a Ă©tĂ©, en
revanche, moins examinĂ©; il est pourtant plus complexe quâon ne le
9
On trouve, entre autres, Cicéron (
Brutus
, 46), le
Quod omnis probus
(62_74) de Philon; SénÚque le Rhéteur, SénÚque le Philosophe et sa
fameuse
Lettre
114, Tacite, PĂ©trone, Galien, etc... Philon est Ă©videmment
trÚs important: § 63: « De fait, si les ùmes de nos contradicteurs, réduites
en esclavage par leur déraison et par leurs autres vices, ont été privées de
liberté (
doulagwghqei``sai
), il nâen est pas forcĂ©ment ainsi de la race des
hommes... ». Mais le sage fuit devant la déraison humaine.
10
Donald Andrew RUSSEL, « Longinus revisited »,
op. cit
., pp. 83-84.
11
Jackie PIGEAUD, « LâĂ©cart et le travers. Quelques remarques sur la
suite des raisonnements dans la lettre 114 de SénÚque », in Raymond
CHEVALLIER et RĂ©my POIGNAULT (sous la dir. de),
Présence de
SĂ©nĂšque
, Paris, Touzot (Collection
Caesarodunum
XXIVbis), 1991,
pp. 203-220.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
55
pense. Pour le philosophe la liberté est une liberté civique, ou
politique, comme on voudra. Elle a un nom: la
démocratie
On trouve aussi dĂ©jĂ , dans lâAntiquitĂ©, des textes qui vont dans
ce sens dâun avĂšnement conjoint des arts et de la libertĂ©. Si je
prends le
Brutus
de Cicéron, je peux y lire, en effet ces paroles:
« Ce fut donc là le premier siÚcle qui vit paraßtre à AthÚnes un
orateur presque accompli. En effet le goĂ»t de lâĂ©loquence ne naĂźt
pas ordinairement parmi ceux qui fondent les républiques, qui font
la guerre, ou que la domination des rois embarrasse de ses entraves.
Amie de la paix et compagne du loisir, elle est en quelque sorte le
nourrisson dâune citĂ© dĂ©jĂ bien constituĂ©e (
et jam bene constitutae
civitatis quasi alumna quaedam
) »
Si lâon suit le philosophe de Longin, il y aurait peut-ĂȘtre
coïncidence entre le régime de la
démocratie
et lâexistence des
grands orateurs. Câest ce rĂ©gime politique qui, selon lui,
nourrit
bien les grands talents. (Remarquons, au passage, que le terme
cicĂ©ronien dâ
alumna
, « nourrissons », nâest pas indiffĂ©rent). Il faut
prĂȘter grande attention aux mĂ©taphores, notamment celle de la
croissance. Lâesclavage, celui de notre temps, dit le philosophe de
Longin, bloque la croissance et dĂ©forme; ce quâexpriment les deux
mĂ©taphores de lâemmaillotement et de la cage des PygmĂ©es.
« ...nous avons été comme
emmaillotés
dans les mĂȘmes coutumes et
les mĂȘmes habitudes », dit le philosophe de Longin.
Emmaillotés;
câest ainsi que je traduis
ejnesparganwmevnoi
.
Tollius
note
«
Cette métaphore trÚs élégante est empruntée aux
bandelettes des enfants, qui les privent de toute liberté de se
mouvoir et autorisent seulement lâallaitement de la nourrice ». La
traduction par
enveloppés
de Boileau ne sauve pas la métaphore
(
Nous qui avons été comme enveloppés par les coutumes et les
façons de faire de la Monarchie
)
12
LONGIN,
Du sublime
,
op. cit.
,
44, 2.
13
CICERON,
Brutus
XII, cité par Tollius,
op. cit
. p. 231.
14
Dionysii LONGINI,
De Sublimitate
, Jacobus Tollius, Trajecti ad
Rhenum, 1694, p. 231.
15
Câest bien lâavis de Dacier: « qui avons Ă©tĂ© comme enveloppĂ©s: ĂȘtre
enveloppĂ© par les coutumes me paraĂźt obscur. Il semble mĂȘme que cette
expression dit tout autre chose que ce que Longin a prétendu. Il y a dans le
56
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Winckelmann songe certainement Ă ce passage, quand, dans les
Gedanken
, il décrit le Spartiate
sans langes
. « Lâinfluence dâun ciel
doux et pur se faisait sentir chez les Grecs dĂšs le plus jeune Ăąge,
mais les exercices corporels, pratiquĂ©s de bonne heure, donnaient Ă
cette premiĂšre Ă©bauche la forme noble. Prenez un jeune Spartiate
mis au monde par un hĂ©ros et une hĂ©roĂŻne, qui nâa jamais dans son
enfance été serré dans des langes
(
der in der Kindheit niemals in
Windeln eingeschrÀnkt gewesen
), qui a depuis sa septiÚme année,
dormi sur la dure et sâest exercĂ© Ă la lutte et Ă la natation »
Winckelmann, comme tous ceux de son temps, lit Longin dans
lâadmirable Ă©dition de Tollius, et il a dĂ» en savourer les notes
Ce qui me paraßt évident, et qui a été sensible aussi à Russell,
câest lâopposition bien tranchĂ©e entre les deux thĂšses, la politique et
la morale, alors que, si lâargumentation morale peut ĂȘtre seule
utilisée
, le raisonnement politique apparaĂźt presque toujours mĂȘlĂ©
au raisonnement moralisant.
Grec, qui avons Ă©tĂ© comme emmaillotĂ©s, etc. Mais comme cela nâest pas
français, jâaurais voulu traduire pour approcher lâidĂ©e de Longin, qui
avons comme sucé avec le lait les coutumes ». (Cf. éd. de Tollius,
op. cit
.
p. 341, note 2). Transposition qui, pour moi, est bien pire que la fadeur de
Boileau.
16
Trois traductions françaises sont à notre disposition. Jean-Joachim
WINCKELMANN,
Recueil de différentes piÚces sur les arts
, Paris,
Barrois lâaĂźnĂ©, 1786. Minkoff Reprint, 1973, pp. 1-119.
RĂ©flexions sur
lâimitation des Ćuvres grecques en peinture et en sculpture
, traduction,
introduction et notes par LĂ©on MIS, Paris, Aubier, 1954.
RĂ©flexions sur
lâimitation des Ćuvres grecques en peinture et en sculpture
, traduction de
Marianne CHARRIERE, Paris, Ă©d. Jacqueline CHAMBON, 1991. Sauf
précision je citerai les
Gedanken
(
G
) dans lâĂ©dition Aubier; ici p. 99. Cf.
aussi lâabsence de contrainte du costume grec,
G
. p. 108.
17
Câest ce que prĂ©cise Carl Fea dans sa note de lâĂ©dition Jansen, T.I. p.
432. Câest aussi le cas de Gibbon; voir Edward GIBBON, « Extrait
raisonné de mes lectures », in
Miscellaneous works of Edward Gibbon
...
publiés par John Lord SHEFFIELD, Bùle 1796, T. III, p. 93ss.
18
Cf. les lieux que cite Tollius lui-mĂȘme: Galien,
Que le bon médecin est
aussi philosophe
. « On ne saurait raisonnablement admettre quâil ne se
trouve de nos jours aucun homme possédant une capacité suffisante pour
apprendre la mĂ©decine, cet art si ami de lâhomme; car enfin le monde est
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
57
Winckelmann
ConsidĂ©rons un moment deux passages de lâ
Histoire
de
Winckelmann
T. I. p. 323: «
A lâĂ©gard de la constitution et du gouvernement
de la GrÚce, la liberté forme une des principales causes de la
prĂ©Ă©minence des Grecs dans lâart
. Aussi la liberté semblait-elle
avoir Ă©tabli son siĂšge dans la GrĂšce; elle sâĂ©tait maintenue mĂȘme au
trĂŽne des rois qui gouvernaient leurs sujets en pĂšres avant que la
raison plus Ă©clairĂ©e des Grecs leur eĂ»t fait goĂ»ter la douceur dâune
entiĂšre libertĂ©... Lâart fut employĂ© de trĂšs bonne heure Ă
immortaliser la mémoire des personnes en conservant leur figure; et
la carriĂšre Ă©tant ouverte indistinctement, chaque Grec pouvait
aspirer à cet honneur ».
T. I. p. 328: « La façon de penser du peuple sâĂ©leva par
la
libertĂ©, comme un noble rejeton qui sort dâune tige vigoureuse
. De
mĂȘme que lâĂąme de lâhomme qui pense
sâĂ©lĂšve plus en pleine
campagne, dans une allĂ©e ouverte, ou sur le faĂźte dâun vaste
aujourdâhui tel quâil Ă©tait autrefois; il nây a de dĂ©rangement ni dans lâordre
des saisons, ni dans lâorbite que parcourt le soleil... Il est donc rationnel de
penser que câest Ă cause du mauvais rĂ©gime dont on use maintenant, et Ă
cause de la prĂ©fĂ©rence quâon accorde Ă la richesse sur la vertu, que nous ne
voyons plus Ă notre Ă©poque de Phidias dans la sculpture, dâApelles dans la
peinture, et dâHippocrate dans la mĂ©decine ». PĂ©trone donne les mĂȘmes
raisons à la disparition de la peinture: «
Pecuniae, inquit, cupiditas haec
tropica instituit. Priscis enim temporibus, cum adhuc nuda virtus placeret,
vigebant artes ingenuae, summumque certamen inter homines erat, nequid
profuturum seculis diu lateret... At nos vino, scortisque demersi ne paratas
quidem artes audemus cognoscere
» (
Satyricon
, chapitre 88, section 2).
19
Que je donne dans lâĂ©dition de Jansen. Cf. sur les Ă©ditions de Jansen
lâarticle de Pascal GRIENER, « La nĂ©cessitĂ© de Winckelmann: Hendrik
Jansen (1741-1812) et la littérature artistique à la fin du XVIIIÚme
siÚcle », in Jackie PIGEAUD et Jean-Paul BARBE (sous la dir. de),
Entretiens de La Garenne Lemot I, Winckelmann et le retour Ă l'Antique
,
Actes du Colloque du 9 au 10 Juin 1994, Nantes, 1995, pp. 11-126. Sur
lâimportance de Jansen, cf. Edouard POMMIER,
Lâart de la libertĂ©
, Paris,
NRF, 1991, p. 192.
20
Les italiques sont de nous.
58
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
bùtiment, que dans une chambre basse ou dans un réduit resserré
:
de mĂȘme la façon de penser des Grecs libres doit avoir Ă©tĂ© trĂšs
différentes de celle des nations gouvernées par des despotes.
Hérodote démontre que
la liberté fut seule la source et le fondement
de la puissance et de la grandeur dâAthĂšnes
... Par la mĂȘme raison
lâĂ©loquence ne commença Ă fleurir chez les Grecs que lorsquâils
jouirent dâune pleine libertĂ©; de lĂ vient que les Siciliens attribuent
Ă Gorgias lâinvention de la rhĂ©torique ».
<
Ce fut la liberté, mÚre des grands événements, ainsi que des
révolutions et des jalousies parmi les Grecs, qui répandit dÚs lors,
chez ce peuple, les premiĂšres semences des sentiments nobles.
Comme le spectacle des mers et lâaspect des vagues Ă©normes qui
viennent se briser sur les rochers élÚvent notre ùme, et détournent
notre esprit des petits objets; de mĂȘme la vue de si grandes choses
et de si grands hommes ne pouvait rien faire concevoir de
médiocre.
>
Outre lâaffirmation que la libertĂ©, qui serait le phĂ©nomĂšne
essentiellement grec, a favorisĂ© lâavĂšnement des arts, on voit lĂ une
actualisation de la liberté comme plante qui peut croßtre et
sâĂ©panouir. Ainsi que pour le philosophe de Longin, la libertĂ© est ici
ressentie comme absence de contraintes qui limitent lâessor et
dĂ©forment le vivant. On peut dire quâen ce lieu Winckelmann pense
comme le philosophe de Longin. Fait aussi penser au mĂȘme passage
du Traité
Du sublime
, lâassociation entre libertĂ© et Ă©mulation.
Lâabsence dâentraves dans lâĂ©volution de lâindividu et la rivalitĂ© des
esprits vont, en effet, ensemble, comme on lâa vu, dans
lâargumentation du philosophe
21
Ajout de lâĂ©dition posthume de lâ
Histoire de lâArt
. Cf. Alex POTTS,
Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art History
, New
Haven and London, Yale University Press, 1994, p. 54. Les italiques sont
de nous.
22
Pour la rivalitĂ©, lâĂ©mulation, cf. CicĂ©ron, Tusc. II, II, 4:
In ipsa enim
Graecia philosophia tanto in honore numquam fuisset, nisi doctissimorum
contentionibus dissensionibusque viguisset
. « En effet la philosophie
nâaurait jamais Ă©tĂ© en si grand honneur dans la GrĂšce elle-mĂȘme, si les
rivalitĂ©s et les dissentiments des personnes les plus savantes nâavaient
entretenu sa vitalité ».
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
59
Winckelmann adopte le point de vue du philosophe, câest-Ă -dire
une conception physiologique de la liberté, conçue comme
Ă©panouissement, floraison sans contrainte ni distorsion. Mais nous
nâavons lĂ quâune partie de la conception winckelmannienne de la
liberté.
La comparaison avec le surgeon, avec la tige, avec la plante ou
lâarbre est frĂ©quente chez lui, comme on sait. Je me contenterai de
cet exemple: « Les meilleurs poÚtes et les plus grands artistes, qui
sâacquirent de la rĂ©putation Ă cette Ă©poque oĂč la GrĂšce commençait
déjà à sentir le joug des Lacédémoniens, étaient encore des rejetons
de ces nobles tiges plantées sur le terrain de la liberté. La politesse
des mĆurs acheva enfin de donner aux fruits du gĂ©nie la derniĂšre
Ă©lĂ©gance du goĂ»t, tant aux ouvrages de lâart quâaux productions de
lâesprit »
Lâaspect biologique de la libertĂ© se comprend quand on se
souvient quâelle est une condition du dĂ©veloppement des arts, Ă cĂŽtĂ©
de la situation géographique et du climat. Donc la liberté est conçue
de maniÚre négative comme absence de limitation, et de maniÚre
positive, comme force naturelle, liée à la qualité de la plante mais
aussi au terrain et surtout au climat. Câest lĂ que nous retrouvons,
bien entendu, lâimportance de ce que jâappellerai, de maniĂšre
rapide, la pensĂ©e hippocratique. Câest en effet, bien entendu,
lâinfluence du traitĂ©
Airs, eaux, lieux
(
AEL
) qui est partout sensible,
modulĂ©e quâelle est, par Winckelmann, dans des citations
), de Polybe, de Platon (
Timée
), dâEuripide,
de CicĂ©ron ou de Lucien. Câest partout la mĂȘme idĂ©e
. Lâhomme
est modifiĂ© dans son aspect, ses comportements et mĂȘme ses
institutions, par son environnement géographique, pour parler en
termes modernes. Le traitĂ© dâ
AEL
est une mĂ©ditation dâune rare
force sur le rapport entre nature et culture. Câest lĂ sa puissance sur
23
Johann WINCKELMANN,
Histoire de lâArt
,
op. cit
., t. II, p. 282.
24
« Les extrémités de la terre habitée ont reçu, dirait-on, en partage ce
quâil y a de plus beau, comme la GrĂšce a reçu pour son compte le climat
de beaucoup le mieux tempéré
» (
ta;" wJvra" pollovn ti kavllista
kekrhmevna" ejvlace
).
25
On pourra se reporter au chapitre de mon livre
LâArt et le Vivant
, Paris,
Gallimard, 1995, pp. 308ss.
60
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
lâimaginaire
. Il y a lĂ en germe une rĂȘverie sur la forme, sur la
relation entre la forme et le naturel, sur la plasticité du vivant, sur la
forme et le vivant, qui est reprise constamment dans les siĂšcles
Aux citations des
Gedanken
et de lâ
Histoire
, il convient
dâajouter celles des
Eclaircissements...
« Câest sous un ciel aussi
bénigne, dit Hippocrate, que la nature produit les créatures et les
plantes les plus belles et les plus parfaites, & dont les qualités
répondent à ces formes heureuses »
Vigueur, croissance spontanée sans contrainte extérieure,
Ă©panouissement aboutissant Ă la forme
heureuse
. Ce sont lĂ des
26
Puissance que la pauvretĂ© dâun assemblage de fiches, (comme est
lâarticle de Gonthier-Louis FINK, « La thĂ©orie française des climats et sa
réception outre Rhin »,
Recherches Germaniques
, 1985 vol. XV,
De
Bouhours Ă Herder
, p. 3-62), est bien empĂȘchĂ© de faire.
27
Cf. mon article: « Remarques sur lâinnĂ© et lâacquis dans le
Corpus
hippocratique
», in François LASSERRE et Philippe MUDRY (éds.),
Formes de pensée dans la Collection hippocratique
, Actes du IVe
colloque inernational hippocratique, Lausanne 1981, GenĂšve, Droz, 1983,
pp. 41-55.
28
« Eclaircissements sur un Ă©crit intitulĂ© RĂ©flexions sur lâimitation des
artistes grecs dans la peinture et la sculpture, pour servir de réponse à une
lettre sur ces Réflexions », Recueil de différentes piÚces sur les Arts, Paris,
Barois, 1786, p. 137ss.
29
« Eclaircissements sur un Ă©crit intitulĂ© RĂ©flexions sur lâimitation des
artistes grecs dans la peinture et la sculpture, pour servir de réponse à une
lettre sur ces Réflexions », Recueil de différentes piÚces sur les Arts »,
op.
cit
. p. 144. Winckelmann lit
Hippocrate dans lâĂ©dition de
Foës, cf. note 2,
p. 144:
Peri; tovpwn
, p. 288, edit Foesii. Quant Ă Galien,
Que les moeurs de
lâĂąme suivent les tempĂ©raments du corps
..., il le cite dans lâAldine.
Hippocrate est encore citĂ© p. 150. â Cela peut se vĂ©rifier mĂȘme dans les
temps modernes: Les temps ont changé; mais « malgré ces révolutions et
le triste aspect actuel du local de ces pays; malgré les obstacles que les
bois et les broussailles... y forment Ă la libre circulation de lâair..., on ne
peut disconvenir que les Grecs qui habitent ces Ăźles ne soient encore
privilĂ©giĂ©s de plusieurs dons de la nature qui distinguaient leurs ancĂȘtres ».
(«
Eclaircissements sur un Ă©crit intitulĂ© RĂ©flexions sur lâimitation des
artistes grecs dans la peinture et la sculpture, pour servir de réponse à une
lettre sur ces Réflexions », Recueil de différentes piÚces sur les Arts »,
op.
cit
., p. 154).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
61
traits que nous trouvons appliquĂ©s Ă la beautĂ© chez Winckelmann, Ă
la
belle nature
. Au fond, on pourrait Ă©crire que de ce point de vue
là , en termes stoïciens, la beauté, la forme
heureuse
, est la
conciliation de soi avec soi, comme il est de la nature de la plante
de se réaliser comme telle, à chaque étape de sa croissance,
conciliatio constitutionis suae
, comme Ă©crit SĂ©nĂšque
contour
,
dans ces conditions, serait la ligne de terminaison de lâĂȘtre
biologique, aboutissant Ă la puissance de son Ăąge, au meilleur de sa
santé, et à la plus belle forme à laquelle puisse aboutir sa
croissance. (Ce
contour
serait un
terminus ad quem
, qui est, pour
lâobservateur le
terminus a quo
).
Bien entendu, câest un idĂ©al, un rĂȘve. La limite de la libertĂ©
rĂ©side justement en ce quâil lui faut des limites; et Winckelmann le
sait bien. Ces limites se rencontrent par exemple dans la nécessité
de lâeffort, du sport, des exercices. Mais, dirons-nous, les
conditions de possibilitĂ© de ces exercices, lâexistence par exemple
du gymnase, tiennent aux conditions qui rendent possible la liberté
elle-mĂȘme, câest-Ă -dire les conditions gĂ©ographiques et politiques.
Serions-nous alors dans un cercle vicieux? On voit dâailleurs un
balancement constant chez Winckelmann: quand on parle de
gouvernement, on convoque aussitĂŽt le climat et inversement.
Comme il lâĂ©crit: « On sait bien que le climat ne suffit pas: Quoi
quâil en soit, nous devons ĂȘtre circonspects dans nos jugements sur
les talents naturels des peuples en général, et sur ceux des Grecs en
particulier;
et loin de nous restreindre Ă lâinfluence du climat, nous
devons aussi considĂ©rer la diffĂ©rence de lâĂ©ducation et la forme du
gouvernement
»
Il ne faut certainement pas donner à cette liberté des contenus
politiques trop prĂ©cis, non plus quâĂ la dĂ©mocratie quâĂ©voque
Longin; et je suis bien dâaccord avec Potts quand il Ă©crit: «
The idea
that freedom had been a crucial factor in the flowering of the arts
in ancient Greece might easily be patrician, and not just radical or
proto-republican in tenor. The Comte de Caylus was as insistent as
Winckelmann that freedom explained the superiority of Greek over
30
SENEQUE,
Lettres Ă Lucilius
, Lettre 121, 16.
31
Johann WINCKELMANN,
Histoire de lâArt
,
op. cit
., t. I, p. 71.
62
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Roman art... Freedom would often represent something employed
by a small elite â among whom artists could be included â and refer
to the freedom of the independant aristocrat or man of means from
political or economic interferences by central government
»
On a remarqué, à juste raison, que le nom de
démocratie
ne fait
peur Ă personne au XVIIe ou XVIIIe siĂšcles. Lâaristocratie nây voit
quâune valeur morale.
Revenons au texte de Longin. Il comporte une tension (Ă
laquelle Russell a bien raison dâĂȘtre sensible) entre lâopinion du
philosophe sur la libertĂ© et lâopinion quâaffiche Longin face Ă lui.
En quelque sorte Longin (dans le dialogue) refuse lâaspect
gĂ©nĂ©tique, le dĂ©terminisme, si lâon me permet cet anachronisme, de
la libertĂ©. Elle nâa que faire des conditions; elle relĂšve de notre
propre responsabilitĂ©. Et parfois mĂȘme la contrainte extĂ©rieure est-
elle souhaitable
. On retrouve une tension de ce genre, en quelque
façon chez Winckelmann. La préoccupation de Winckelmann, écrit
Potts, nâĂ©tait pas dâĂ©laborer une thĂ©orie politique: «
Yet
Winckelmann was not concerned to elaborate a political theory
32
Alex POTTS,
Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art
History
,
op. cit.
, p. 264, n. 27. Potts note les atténuations de cette idée
(devenue) subversive: suppression des critiques du prince éclairé Hadrien
dans le «
summary of ancient art with which he introduced his
Unpublished Antique Monuments. It is also excised from the later edition
of the History published posthumously in Vienna in 1776
(influence sur
Winckelmann lui-mĂȘme de ClĂ©ment XII?).
Even with these modifications,
however, the overall rise and decline of Greek art is still seen as identified
with the larger rise and decline of Greek freedom
» (
Ibid
., p. 57). Potts fait
remarquer que Winckelmann opÚre une forte séparation entre la floraison
de lâart et le patronage de Cour. Voir ce que Winckelmann dit dâHadrien.
«
In mid-century Europe this idea would not have been counted politically
subversive in itself, largely because its immediate implication for the
present were never fully spelled out... Such theoretical republicanism,
however, did not necessarily commit a writer to anything more than a
favourable view of enlightened reform in the
present, that is, to the
promotion of freedom within existing frameworks of government
» (
Ibid
.,
p. 56).
33
On pourrait observer que cette tension est, en elle-mĂȘme, une
préoccupation stoïcienne.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
63
connecting the ideal of freedom with a particular system of
government... Freedom in the strongest sense was
a subjective
experience, the experience of an expansiveness and elevation of
mind made possible by conditions of political libertyUne expérience subjective, soit! Mais quel sens donner à cette
subjectivité? Un sens moral, comme dans Longin? Ou un sens
psychologique?
Le principe du progrĂšs des arts, pour le philosophe de Longin,
serait, nous lâavons vu, lâĂ©mulation. Câest dâailleurs un des
principes du traité
Du sublime
que cette rivalité avec les Anciens et
avec les contemporains. Pour le lien entre lâ
Ă©thos
et la conception
du style, câest autre chose.
Pour revenir Ă la libertĂ© dĂ©mocratique, telle quâelle est envisagĂ©e
chez Longin, ce nâest certainement pas le repos, ni le calme. En
vĂ©ritĂ© la libertĂ© câest le conflit. La violence est nĂ©cessaire Ă
lâintelligence et Ă la crĂ©ation. Ce problĂšme est sensible dans le traitĂ©
hippocratique dâ
Airs, Eaux, Lieux
(
AEL
esprits qui, en Asie, sont endormis par un climat qui ne connaĂźt
aucune saute de froid et de chaud. LâAsie est le pays de la douceur,
du bon tempĂ©rament des saisons. Câest le pays du beau, du grand,
de lâĂ©quilibre des saisons, de lâabondance, de la non-violence, de la
fĂ©conditĂ©, de lâharmonie des formes; câest le pays du printemps,
câest le pays du plaisir
de la ressemblance, de lâabsence de virilitĂ© et de courage, de sens
de lâeffort, dâĂ©nergie morale, si lâon veut bien traduire comme cela
le
qumoeidev
»
par la violence, le choc qui réveille les naturels, avec, pour
consĂ©quence, lâintelligence. « Dans un pays sans violence »,
Ă©crivions-nous Ă ce propos
34
Alex POTTS,
Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art
History, op. cit.
, p. 55.
35
On se reportera maintenant Ă lâĂ©dition et traduction de Jacques
JOUANNA, Paris, Belles Lettres.
36
Cf.
AEL
, ch. 12 = II L 54 (cette abrĂ©viation renvoie Ă lâĂ©dition de LittrĂ©
= Littré, t. II, p. 54).
37
AEL
, II L 56; cf. aussi ch. 23, II L 84.
38
Jackie PIGEAUD, « Remarques sur lâinnĂ© et lâacquis dans le
Corpus
64
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
est la ressemblance morale. Elle relĂšve de lâindiffĂ©renciĂ©; or
lâindiffĂ©renciĂ© câest la non-valeur. La valeur, câest lâindividuel, le
contrastĂ©. LâagressivitĂ© rĂ©veille lâintelligence ». « Le changement
constant, dans toutes les circonstances, câest ce qui Ă©veille lâesprit
de lâhomme et ne le laisse pas en repos », Ă©crit Hippocrate
pays de lâuniformitĂ© est celui de la monarchie et de la tyrannie;
celui du contraste est le lieu de la démocratie. La question de la
détermination
de la libertĂ© et de lâapparition de la valeur se pose
aussi dans le texte, mais je nâai pas le temps de mây attarder.
Revenons au texte de Winckelmann que nous avions déjà cité.
< Ce fut la liberté, mÚre des grands événements, ainsi que des
révolutions et des jalousies parmi les Grecs, qui répandit dÚs lors,
chez ce peuple, les premiĂšres semences des sentiments nobles.
Comme le spectacle des mers et lâaspect des vagues Ă©normes qui
viennent se briser sur les rochers élÚvent notre ùme, et détournent
notre esprit des petits objets; de mĂȘme la vue de si grandes choses
et de si grands hommes ne pouvait rien faire concevoir de
médiocre.>.
Ce texte suit immédiatement le constat de la coïncidence de la
naissance de la libertĂ© et des arts, dont jâai dit que je le crois issu
dâun souvenir de Longin. Câest un rajout de Winckelmann, qui est
trÚs important. «
For Winckelmann, this was such an important
point that in the posthumous edition of the
ââHistoryââ
he elaborated
further
En vĂ©ritĂ©, ce rajout est plus quâune confirmation ou mĂȘme une
amplification. Câest une solution mĂ©taphorique; la mĂ©taphore de la
mer est assez frĂ©quente; mais lĂ sâajoute le point de vue du crĂ©ateur,
conçu comme spectateur, qui est évidemment essentiel. Comme
dâhabitude dâailleurs chez Winckelmann, ce nâest pas le travail qui
est dâabord envisagĂ©; lâaspect dĂ©miurgique nâest pas le principal. La
crĂ©ation, si lâon peut dire, est au second degrĂ©. Elle est le fait de
celui qui contemple les actions passionnĂ©es et hĂ©roĂŻques; de mĂȘme
hippocratique
»,
op. cit.
, p. 53.
39
AEL
, ch. 16-II L 62-64.
40
Alex POTTS,
Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art
History, op. cit.
, p. 54.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
65
que de celui qui contemple les beaux corps dans les gymnases, et
dont la beauté est certes le résultat du climat, du régime de vie, mais
aussi des exercices et de lâeffort. Non seulement la libertĂ© rend
possible les grandes actions dâĂ©clat; mais elle donne Ă lâAutre,
peintre ou sculpteur, lâoccasion de jouir du spectacle dans
lâapprĂ©ciation dâune distance nĂ©cessaire.
La mise en perspective du texte de Longin nâĂ©tait peut ĂȘtre pas
inutile. Certes lâon sait que Winckelmann est un grand lecteur de
Longin. On connaĂźt aussi lâimportance que tiennent Longin et sa
conception du sublime dans son Ćuvre.
Peut-on penser quâune rĂ©flexion dâune telle intensitĂ© sur la
libertĂ© et la crĂ©ation, celle de Longin relayĂ© par Winckelmann, nâait
eu aucune influence? Longin fait partie des lectures obligées
Et Winckelmann lui-mĂȘme? Ătait-il un
dangereux
républicain?
Certes il nâĂ©tait pas le doux rĂȘveur quâon imagine parfois.
Ădouard Pommier a bien rĂ©sumĂ© les choses. Il y a chez lui,
Ă©crit Ă. Pommier
, un dĂ©sir farouche dâindĂ©pendance, liĂ© Ă la haine
de la Prusse «
Megiddo farsi Turco circonciso che Prussiano
». Cet
amour de lâindĂ©pendance se manifeste dans une « opposition
virulente et radicale⊠au systÚme politique et culturel de
lâabsolutisme »
. Il est intéressant de voir Diderot rapprocher
Winckelmann de Rousseau en des termes imprĂ©vus: « Jâaime les
fanatiques⊠»
Lâinfluence de Winckelmann est Ă©vidente, sur AndrĂ© ChĂ©nier
par exemple
. Du point de vue, dâabord, de lâidĂ©al esthĂ©tique. Il
nây a quâĂ lire des pages de cette nature: « Les routes de ces anciens
41
Diderot le recommande dans son
Plan dâune universitĂ©
. Cf. Denis
DIDEROT,
Ćuvres complĂštes
, Paris, Club du Livre 1971, t. 11, p. 807.
42
Dans un excellent chapitre quâil a intitulĂ© « Art et libertĂ© », dans son
livre
Winckelmann inventeur de lâhistoire de lâArt
, Paris, Gallimard, 2003.
43
La liberté est définie dans la
Geschichte
, comme
die Pflegerin der
KĂŒnste
, « la protectrice ou la nourrice des arts » (Edouard POMMIER,
Winckelmann inventeur de lâhistoire de lâArt
,
op. cit
, p. 263).
44
Salon de 1765
, Paris, 1984, pp. 277-279. Cité par Edouard POMMIER,
« Dialogue avec la France des LumiÚres et la Révolution »,
op. cit
., p. 212.
45
Paul DIMOFF, « Winckelmann et André Chénier »,
Revue de littérature
comparée
, XXI, n° 83, 1947, pp. 321-333.
66
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
modÚles sont-elles fermées?
». La direction: «
câest dans
lâimagination brĂ»lante, dans la sublime pensĂ©e ». « Laisse-lĂ ces
rides, ces sillons, ces plis de la peau, vestiges profonds des maladies
et de la décrépitude, avant-coureuses de la mort. Fais-moi un corps
qui nâait Ă©prouvĂ©, qui ne craigne nul changement, nul outrage des
années. A travers cette chair transparente, montre-moi des nerfs,
des muscles harmonieusement unis, que nul effort nâait fatiguĂ©s,
pleins de cette vigueur tranquille, de ce calme inséparable de celui
qui peut tout ce quâil veut. Que jây voie couler, non du sang, mais
de cette liqueur divine, cet
ichĂŽr
, dont parle HomĂšre, qui coule dans
les veines des dieux immortels »
. Câest une paraphrase Ă©mue de
Winckelmann
. Mais du point de vue politique, quâen est-il?
Pour Chénier, la poésie est liée au
politique
, la dégénérescence
de la poĂ©sie Ă celle des mĆurs
Essai sur les Lettres et les
Arts
ChĂ©nier en retrace, au dĂ©but, lâhistoire entiĂšre et le dĂ©clin
progressif. On a commencé par la rusticité, on finit dans la futilité.
Les Lettres sont mortes. Voire! La mort annonce la résurrection.
« Pour un ââesprit gĂ©nĂ©reuxââ, le vide, lâinsatisfaction, lâerrance ne
peuvent durer: il suffit de retourner aux lettres anciennes,
ââdâĂ©tendre ses lecturesââ: on verra que la ââtyrannie sâusant elle-
mĂȘme, des circonstancesââ peuvent âânaĂźtre oĂč les lettres pourraient
seules rĂ©parer le mal dont elles avaient souffert et quâelles avaient
propagĂ©ââ », Ă©crit Starobinski
. Le rÎle des lettres doit dépasser le
46
André CHENIER, « Essai sur les causes et les effets de la perfection et
de la décadence des lettres et des arts »,
Ćuvres complĂštes
, texte Ă©tabli et
commenté par Gérard WALTER, Paris, Pléiade, 1958, p. 621. Cité par
Edouard POMMIER,
Winckelmann inventeur de lâhistoire de lâArt
,
op.
cit
., p. 216.
47
Cf. par ex. mon livre
LâArt et le Vivant, op. cit
.
48
Jean STAROBINSKI, «
André Chénier et le mythe de la régénération »,
Savoir, faire, espérer: les limites de la raison
, volume publiĂ© Ă lâoccasion
du cinquantenaire de lâĂcole des Sciences philosophiques et religieuses et
en hommage à Mgr Henri Van Camp, 2, Bruxelles, Facultés Universitaires
Saint Louis, 1976, p. 577-591.
49
André CHENIER,
Ćuvres complĂštes
, texte établi et annoté par Gérard
WALTER, Paris, Pléiade, 1940, p. 590.
50
Jean STAROBINSKI, «
André Chénier et le mythe de la régénération »,
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
67
seul domaine de la « littérature ». Il est de retrouver et redonner le
bonheur perdu. La tĂąche du poĂšte nâest pas diffĂ©rente de celle du
législateur. Il faut donc retrouver un grand langage; retrouver les
anciens. Starobinski analyse lâambitieux poĂšme de lâ
Invention
.
Dans la connaissance de lâunivers, il est Ă©vident que les modernes
sont supérieurs aux anciens tandis que la société et les lettres ont
dĂ©clinĂ©. Il faut imiter les anciens. « Câest », dit Starobinski,
« remonter aux archĂ©types, câest retrouver pure la forme et la parole
humaines que la civilisation du luxe et de lâinjustice a dĂ©figurĂ©es ».
« Les anciens Ă©taient nusâŠ, Ă©crit ChĂ©nier, leur Ăąme Ă©tait nue. Pour
nous, câest tout le contraire, nous emmaillotons notre esprit; nous
retenons notre imagination par des lisiĂšres; des manchettes et des
jarretiĂšres gĂȘnent les articulations et les mouvements de nos idĂ©es et
notre ùme est emprisonnée dans des culottes »
. Et encore: « Les
Grecs furent nés pour les beaux-arts plus que nul peuple au monde.
Eux seuls, dans les Ă©garements de lâenthousiasme, suivaient
toujours la nature et la vĂ©ritĂ©... ». Cette derniĂšre phrase suggĂšre Ă
Starobinski une note trÚs juste: « On reconnaßt ici les affirmations
de Winckelmann ». On peut peut-ĂȘtre remonter plus haut, jusquâĂ la
mĂ©taphore de lâemmaillotement. Ce terme dâemmailloter me fait
penser Ă la fois Ă Winckelmann mais surtout Ă Longin. On se
souvient, aussi, de cette phrase cĂ©lĂšbre de lâ
Histoire de lâArt
... de
Winckelmann, par laquelle nous avions commencé, « il résultera de
cette histoire, que la libertĂ© seule a Ă©levĂ© lâart Ă sa perfection »
Il y aurait beaucoup Ă rĂ©flĂ©chir sur les rapports de ChĂ©nier Ă
Winckelmann. Nous nâavons pas ici le temps de poursuivre.
Lâinfluence de Winckelmann en France a Ă©tĂ© trĂšs forte. Ce
quâĂdouard Pommier appelle lâĂ©quation libertĂ© â crĂ©ation devient
op. cit
., p. 579. On pourra se reporter à mon article « Sur des pensers
nouveaux »,
Critique, Jean Starobinski
, Août-Septembre 2004, pp. 662-
673.
51
André CHENIER,
Ćuvres complĂštes
, texte établi et commenté par
Gérard WALTER, Paris, Pléiade, 1958, p. 645.
52
Johann WINCKELMANN,
Histoire de lâArt, op. cit
., T. II, p
.
190. « [...]
und aus dieser ganzen Geschichte erhellt, dass es die Freiheit gewesen,
durch welche die Kunst emporgebracht wurde
»,
Johann
WINCKELMANN,
Geschichte der Kunst des Altertums, op. cit
., p. 295.
68
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
une banalité vulgaire pendant la révolution
dâun article paru dans le premier numĂ©ro de la
DĂ©cade
, 10 Floréal
An II (29 Avril 1794): Article
Beaux â Arts
, dont le sous-titre
commence par les mots « Influence de la liberté »: « La liberté
politique, qui est le chef-dâĆuvre de la civilisation, et les beaux-arts
qui sont la plus noble crĂ©ation du gĂ©nie, naquirent sous le mĂȘme
ciel et rĂ©pandirent Ă la fois leur influence sur le mĂȘme peuple. Les
Athéniens furent ce peuple ingénieux, qui vit éclore les lois de
Solon et les tableaux de Polygnote et les statues de Phidias »
Pommier cite aussi Marie-Joseph Chénier, et son Discours à la
Convention (14 Nivose an II â 3 Janvier 1795): « Voyez Ă quelle
hauteur, encore inaccessible aux nations modernes, la poésie,
lâĂ©loquence et tous les arts dâimitation se sont Ă©levĂ©s dans les
rĂ©publiques de la GrĂšce (âŠ). Telles sont, et plus importantes encore
doivent ĂȘtre un jour les destinĂ©es de la RĂ©publique française ».
Et encore vient le Discours de Daunou (15 germinal an IV (4
avril 1796), lors de la premiĂšre sĂ©ance publique de lâInstitut
national. « Qui mieux que la LibertĂ©, par qui tout sâagrandit et se
régénÚre, peut rouvrir le temple du goût et recommencer un siÚcle
de gloire? Ce peuple qui jadis brilla dans la GrĂšce de lâimmortel
éclat des arts, était un peuple républicain ». Plus loin: « Quelle
renaissance auguste est donc promise Ă ces arts sublimes, quand la
France est devenue plus que jamais leur patrie et quâenvironnĂ©s
dâinstitutions rĂ©publicaines comme eux, ils se retrouveront dans
leur antique et naturel élément ». Pommier conclut: « Entre temps
Winckelmann dont la pensée
a été banalisée de façon outranciÚre
et sert de prĂ©texte Ă une manipulation de lâhistoire, est devenu un
auteur reconnu par la RĂ©publique
»
PensĂ©e banalisĂ©e, câest vrai, qui va servir Ă un enseignement
stéréotypé; pensée, à part André Chénier, vidée de son activité
53
Edouard POMMIER,
Winckelmann inventeur de lâhistoire de lâArt, op.
cit.
, p. 223.
54
Ibid.
, p. 226.
55
Institut de France, Archives, 3A1, p. 78-81. Les italiques sont de nous.
Cf. Edouard POMMIER,
Winckelmann inventeur de lâhistoire de lâArt
,
op.
cit
., p. 227.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
69
stimulante. Et nây a-t-il pas comme un malentendu dans cette
exaltation révolutionnaire?
Il y a certes, dit Potts
, une rencontre de la pensée de
Winckelmann avec lâesprit de 1789 qui y trouve lâidĂ©e que
« lâĂ©lĂ©vation de lâesprit est rendue possible par les conditions dâune
libertĂ© politique ». Mais lui, « son attachement Ă lâidĂ©e de la libertĂ©
comme Ă©tat de conscience, le rattache davantage au courant
idĂ©aliste allemand quâaux conceptions de la libertĂ© politique de la
Révolution française »
. Il ignore aussi les préoccupations socio-
Ă©conomiques des Anglais.
Nâimporte. CâĂ©tait ici lâesquisse dâun problĂšme, Ă la recherche
des textes fondateurs et de leurs relais efficaces, pour une histoire
de lâimaginaire culturel.
56
Alex POTTS,
Flesh and the Ideal, Winckelmann and the Origins of Art
History, op. cit.
, pp. 55-56.
57
Ibid
. Ma traduction.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
71
La notion de justice dans la culture
russe
Olga Inkova
Il blessait tout le temps et cruellement la
princesse Maria, mais sa fille nâavait mĂȘme
pas dâeffort Ă faire pour lui pardonner.
Pouvait-il avoir des torts envers elle, ce
pĂšre qui lâaimait, elle le savait, pouvait-il
ĂȘtre injuste? Et puis quâest-ce que la
justice? La princesse Maria ne pensait
jamais à ce mot orgueilleux: « justice ».
Toutes les complexes lois humaines se
résumaient pour elle en une seule loi
simple et claire, la loi dâamour et
dâabnĂ©gation que nous a enseignĂ©e Celui
qui avec amour a souffert pour les
hommes, alors quâIl Ă©tait Dieu lui-mĂȘme.
Que lui importait la justice ou lâinjustice
des autres? Elle devait souffrir et aimer, et
câest ce quâelle faisait.
LĂ©on TolstoĂŻ,
Guerre et Paix
Remarques introductives
La notion de
justice
est, depuis toujours, un objet privilégié de la
philosophie, du droit ou encore de lâhistoire, mais ce nâest quâĂ
partir des années soixante-dix que cette notion a refait surface en
tant quâentitĂ© linguistique, grĂące au dĂ©veloppement de disciplines
telles que lâanthropologie culturelle, la lexicologie notionnelle ou la
72
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
sĂ©miotique. Toutefois, le cadre thĂ©orique adoptĂ© ici pour lâanalyse
de la notion de
justice
peut ĂȘtre reconduit tant aux idĂ©es de W. von
Humboldt sur la
structure organique
, ou
forme interne
,
et sur
le
caractĂšre national de la langue
, quâaux idĂ©es des ethnolinguistes
amĂ©ricains, notamment Ă lâ
hypothĂšse de
la relativité linguistique
de
Sapir-Whorf. Cette approche cherche Ă dĂ©crire lâensemble des
représentations de la réalité propres à telle ou telle communauté
culturelle, en sâappuyant avant tout sur lâanalyse de donnĂ©es que lui
fournit la langue de la communauté en question. La premiÚre étape
de cette analyse est de cerner le contenu sĂ©mantique dâune notion Ă
partir du fonctionnement du mot â ou de lâensemble des mots qui
servent Ă la dĂ©signer â et de montrer en quoi consiste sa spĂ©cificitĂ©
â sâil y en a une â dans une langue et une culture par rapport Ă la
perception de la notion correspondante dans une autre langue et une
autre culture. La deuxiĂšme Ă©tape est de comprendre pourquoi la
notion en question a ce contenu sémantique. Pour ce faire, il faut
placer les données de la langue dans un contexte sémiotique et
historique plus large: on fait appel Ă ce moment Ă©galement Ă des
données historiques, littéraires, iconographiques et culturelles, mais
cette dĂ©marche constitue tout de mĂȘme un moyen secondaire et
complĂ©mentaire de lâanalyse linguistique Ă proprement parler. Les
rĂ©sultats de cette analyse pourraient aider Ă mieux dĂ©finir lâidentitĂ©
culturelle dâune communautĂ© humaine spĂ©cifique.
Cette approche part donc de lâidĂ©e que toute pensĂ©e est rendue
possible par la langue, ce qui signifie que nous pensons dans les
catégories de notre langue qui constituent une sorte de grille à notre
pensée. Or, il est bien évident que chaque langue découpe la réalité
à sa façon, et que les découpes varient nécessairement,
quantitativement et qualitativement, dâune langue Ă lâautre. Par
exemple, si lâon prend la notion de
peur
,
lâensemble des mots qui la
dĂ©notent en français compte du moins â si lâon reste dans le registre
neutre de la langue â dix Ă©lĂ©ments (
peur, angoisse, crainte, effroi,
Ă©pouvante, frayeur, panique, horreur, terreur, cauchemar
), tandis
que le champ notionnel correspondant en russe en compte
seulement sept (
strach
,
bojaznâ
,
ispug, uĆŸas
,
panika
,
koĆĄmar
,
terror
). Il serait donc intéressant de voir ce qui se trouve derriÚre
chaque mot, mais aussi comment le russe comble les lacunes et
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
73
rend compte, par exemple, dâune notion spĂ©cifique mais
fondamentale dans la culture de lâEurope occidentale â lâ
angoisse
.
Lâapproche que je prĂ©sente ici comporte des limites: elle ne veut
pas aboutir Ă des conceptions psychologisantes de la langue
répandues au XVIIIe siÚcle, qui établissent « une analogie constante
entre la langue de chaque pays et le caractÚre de ses habitants », et
arrivent à des descriptions bien connues des langues, telles que « La
langue italienne, dont la plupart des mots viennent par corruption
du latin, en a amolli la prononciation en vieillissant, dans la mĂȘme
proportion que le peuple qui la parle a perdu de la vigueur des
anciens Romains [âŠ] », alors que « la langue française fait
supposer dans les hommes qui la parlent, une intelligence facile,
des idées nettes, des raisonnements conséquents », ou à des
dĂ©ductions du type: « Si par exemple la langue dâun pays est molle
et sans Ă©nergie, câest que les hommes y sont lĂąches et effĂ©minĂ©s.
[âŠ] Si les termes de galanterie y dominent, câest que les hommes y
traitent lâamour moins comme un plaisir que comme une affaire
capitale »
Il faut également éviter, comme le font, déjà au début du XXe
siĂšcle, J. Damourette et E. Pichon dans leur
Essai de grammaire de
la langue française
, dâassigner Ă des diffĂ©rences fortuites une
signification quâelles nâont pas: ainsi, ils postulent que le mot
mer
serait devenu fĂ©minin en français, Ă la diffĂ©rence de lâitalien oĂč il
est masculin, parce que la mer en français est souvent associĂ©e Ă
lâimage dâune femme: « La mer est dâaspect changeant comme une
femme journaliĂšre, dâhumeur mobile comme une jolie capricieuse,
attirante et dangereuse comme une beauté perfide »
Dâautre part, il faut Ă©viter un autre danger â le dĂ©terminisme
linguistique qui assimile la langue et la culture et postule que la
langue dĂ©termine de maniĂšre absolue la conscience collective dâune
1
DE FELICE,
Encyclopédie ou Dictionnaire universel raisonné des
connoissances humaines
: Yverdon, 1770-1780 (Ă©d. par Claude BLUM),
Yverdon-les-Bains: Fondation de FĂ©lice; [Ferney-Voltaire]: Champion
Ă©lectronique, 2003, s.v.
Langage
.
2
Jacques DAMOURETTE et Edouard PICHON,
Essai de grammaire de
la langue française: des mots à la pensée
, Paris, Ed. dâArtrey, 1911-27,
v. I, p. 371.
74
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
communauté culturelle. Or, cette assimilation est trÚs simpliste.
Tout dâabord, parce que
penser dans les catégories de sa langue
ne
veut nullement dire que tous les gens qui parlent la mĂȘme langue
pensent la mĂȘme chose, reproche souvent avancĂ© contre ce type
dâanalyse, mais qui pousse lâidĂ©e de dĂ©part Ă lâabsurde. Il est bien
connu, par exemple, que tout le systĂšme dâAristote est Ă©troitement
liĂ© Ă la langue grecque de lâĂ©poque, mais personne ne va jusquâĂ
affirmer ni que tous les Grecs pensaient comme lui, ni non plus que
sa pensĂ©e nâa dâaucune façon influencĂ© lâĂ©volution de la langue et
la façon de penser des Grecs. Il faudrait donc, en faisant le type
dâanalyse que je proposerai dans ce qui suit et surtout en
interprétant ses résultats, tenir compte du fait que la réalité
discursive, linguistique, se trouve en dialogue permanent avec la
réalité extralinguistique et que ces deux réalités exercent une
influence réciproque.
Dans ma contribution, je me pencherai sur lâanalyse du contenu
sémantique de la notion de
justice
dans la langue russe. Et ceci du
moins pour deux raisons: tout dâabord, parce que le mot français
justice
doit ĂȘtre traduit par trois mots russes: par
justicia
dans « le
ministÚre de la justice », par
pravosudie
dans « le palais de justice »
et par
spravedlivostâ
dans « la justice sociale ». En revanche, le mot
pravda
qui constitue, comme jâessayerai de le dĂ©montrer, la clĂ© de
voûte de la notion de
justice
dans la culture russe, ne sert que trĂšs
rarement dâĂ©quivalent Ă la
justice
française.
Le premier des Ă©quivalents russes de la
justice
française â
justicia â
est manifestement un emprunt latin qui nâest connu dans
la langue russe que depuis le début du XVIIIe siÚcle
que ce mot prend initialement en russe le sens de « peine capitale ».
Ainsi, au lieu de désigner la cause, ce mot désigne la conséquence.
Ce nâest que vers la fin du XVIIIe siĂšcle que le mot
justicia
revient
aux acceptions du mot latin, et dans la
Le dictionnaire de la langue
russe
de V. Dahl qui date de 1882
, le sens du mot
justicia
est dĂ©jĂ
3
Pavel
Ä
ERNYCH,
Istoriko-etimologi
Ä
eskij slovarâ sovremennogo
russkogo jazyka
, Moskva, Izd. Russkij jazyk, 1999, s.v.
Justicia
.
4
Vladimir DAHL,
Tolkovyj slovarâ ĆŸivogo velikorusskogo jazyka
,
Moskva, Gos. izd. inostrannych i nacionalânych slovarej, 1956 [1882
1
],
s.v.
Justicia
.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
75
décrit au moyen de
pravosudie
et
pravda
(sic!). Enfin, Ă partir du
début du XXe siÚcle, le mot russe
justicia
voit ses acceptions « se
spécialiser
» pour dĂ©signer lâensemble des organes chargĂ©s
dâadministrer la justice conformĂ©ment au droit positif, ce qui
correspond à un tout petit segment du contenu sémantique du mot
justice
en français.
Les deux autres mots â
pravosudie
et
spravedlivostâ â
sont des
formations dâorigine slave et ont de plus un Ă©lĂ©ment commun
pravâ
-, facile Ă reconnaĂźtre dans le nom du fameux journal du Parti
communiste de lâUnion SoviĂ©tique
Pravda
que lâon traduit
dâhabitude par
Vérité
. Pourtant, il y a un autre mot russe qui
correspond Ă la
vérité
française â
istina
â ce qui rend nĂ©cessaire la
délimitation de ces deux types de vérité dans la langue russe. Je vais
donc essayer de définir le contenu sémantique de ces mots,
Ă©troitement liĂ©s entre eux, mais souvent opposĂ©s, et de dĂ©montrer, Ă
travers lâanalyse sĂ©mantique du mot
pravda
en quoi consiste
lâoriginalitĂ© de la notion de
justice
dans la langue et, de façon plus
générale, dans la culture russes.
Lâhistoire du mot « pravda »
Si lâon se tourne vers les donnĂ©es linguistiques, on remarque que le
mot
pravda
fait partie de nombreux dérivés de la racine panslave
prav-
, dont
pravo
, « droit »,
pravitâ
, « donner un serment » et plus
tard « gouverner »,
pravilo
, « rÚgle »,
pravyj
, un adjectif trĂšs
polysémique dont il sera encore question ci-dessous et dont les
acceptions allaient dâ« innocent, juste » jusquâau « droit » opposĂ© Ă
« gauche » et « droit » opposĂ© à « sinueux » et « malhonnĂȘte »
;
pravednyj
, « vertueux » et « juste » et tant dâautres, y compris
pravoslavie
« orthodoxie », qui doit ĂȘtre compris comme « la
vraie
foi », et
pravosudie
qui Ă lâorigine voulait dire « jugement fondĂ© sur
lâapplication du principe de la justice » et seulement beaucoup plus
tard « exercice du pouvoir judiciaire ». A titre indicatif, on peut dire
76
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
que dans le
Dictionnaire de la langue russe du XI-XVIIe siĂšcles
y a une quarantaine de dérivés contenant la racine
prav-
.
Lâanalyse des premiĂšres acceptions attestĂ©es du mot
pravda
, qui
datent du X-XIe siĂšcles, permet de constater que, du moins
jusquâau XVIe siĂšcle,
pravda
restait un mot trÚs polysémique,
puisquâil voulait dire Ă la fois:
(
a
) la vérité;
(
b
) le caractĂšre vertueux dâune personne, dâoĂč, par exemple, le
mot
pravednik
, « un homme vertueux »;
(
c
) la justice en tant que conformité des actes aux lois morales,
aux commandements de Dieu et au droit; et les commandements
eux-mĂȘmes. Ainsi, on dit
ĆŸitâ po pravde
, « vivre en suivant les
commandements de Dieu, vertueusement »,
suditâ po pravde
ou
encore
po boĆŸâej pravde
, « juger selon la justice » ou « la justice de
Dieu », ce qui revient, pour les Russes de lâĂ©poque, au mĂȘme;
(
d
) les paroles justes, acception que lâon retrouve encore
aujourdâhui dans lâexpression
pravdu govoriĆĄ;
(
e
) lâinnocence, lâabsence de culpabilitĂ© que lâon trouve dans
lâopposition
pravyj
« innocent »
vs.
vinovatyj
« coupable »;
(
f
) lâhonnĂȘtetĂ©:
sluĆŸitâ pravdoju
, « servir honnĂȘtement »;
(
g
) la loi et le recueil des lois; il est bien connu que lâun des plus
anciens recueils des lois russes, dont la premiÚre rédaction date du
XIe siĂšcle, sâappelle
Russkaja Pravda
. De plus, il est important
pour lâanalyse sĂ©mantique du mot
pravda
de savoir quâelle Ă©tait
opposée, en tant que loi dépersonnalisée et de ce fait perçue comme
suprahumaine, Ă
ustav
, une loi instaurée par une personne et qui
prĂ©supposait donc un auteur. Ceci rappelle lâopposition qui existait
Ă©galement chez les Grecs entre
thémis
et
dĂk
Ä
, termes qui, comme il
est bien connu, sâopposaient non seulement en tant que droit
familial
vs.
droit interfamilial, mais aussi, en tant que droit divin
vs.
droit humain, et chez les Latins entre
fas
, « droit divin » vs.
ius
« droit humain ».
(
h
) le serment, dans son sens juridique:
pravda dati
, « faire un
serment »;
5
Slovarâ russkogo jazyka XI-XVII vv. /
[red. koll. R. Avanesov,
V. Andrianova-Peretc, et al.], Moskva, Nauka, 1975->, s.v.
Prava
.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
77
(
i
) le pouvoir de justice â car le tsar donnait en possession aux
nobles des terres avec le droit de juger les paysans qui y vivaient;
(
j
) le jugement, et en particulier, les Ă©preuves lors du jugement,
les ordalies. Les plus célÚbres épreuves chez les Slaves, comme
dâailleurs dans toute lâaire indo-europĂ©enne, sont celles du feu et de
lâeau. En russe il existe dâailleurs curieusement une devinette qui a
perdu son sens dâorigine mais qui reflĂšte cette Ă©tape de lâhistoire
culturelle russe: « quâest-ce qui ne brĂ»le pas dans le feu, ne coule
pas dans lâeau et ne pourrit pas dans la terre? » . La rĂ©ponse est:
Pravda
;
(
k
) le tĂ©moin et les frais que lâappel aux tĂ©moins entraĂźne.
Dans la langue russe dâaujourdâhui, le mot
pravda
nâa pas gardĂ©
toutes ces acceptions. Il est Ă©galement facile de remarquer que
pravda
possĂšde des propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques communes Ă dâautres
langues indo-européennes, propriétés qui remontent aux origines
religieuses et orales du droit: dâune part, elle dĂ©signe la conformitĂ©
Ă lâĂ©tat de normalitĂ©, de rĂ©gularitĂ© requis par les rĂšgles Ă©tablies, et
de lâautre, la formule de normalitĂ©, lâexpression du « droit ». Selon
lâanalyse bien connue dâEmile Benveniste
chez les
Latins partage les mĂȘmes valeurs sĂ©mantiques, ce qui est tout Ă fait
naturel, vu que, dans le registre du droit et du rituel, les « actes »
consistent souvent en « paroles ». Par ailleurs, une autre acception
du mot
pravda
, celle de « serment », rapproche le russe du latin qui
établit également une liaison entre la notion de « droit » et la notion
de « serment », mais elle sâeffectue au niveau du verbe
iurare
, qui
prend le sens de « jurer », alors quâil est fondĂ© sur la racine
jus
,
« droit, autoritĂ© ». Lâexpression
pravdu dati
, littéralement « donner
le serment » est la façon analytique de dire « jurer ». Cette liaison
entre le droit et le serment ne constituerait donc pas « lâoriginalitĂ©
de lâexpression latine »
tĂ©moignerait au contraire dâun contact trĂšs Ă©troit entre lâacte et la
parole dans la pratique juridique.
6
Emile BENVENISTE,
Le Vocabulaire des institutions indo-européennes
,
Paris, Ăditions de Minuit, 1970,
v. II, pp. 97-177.
7
Emile BENVENISTE,
Le Vocabulaire des institutions indo-européennes,
op. cit
., v. II, p. 115.
78
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Ce qui semble en revanche constituer lâoriginalitĂ© de
lâexpression russe, câest tout dâabord le fait que le russe Ă cette
Ă©poque, câest-Ă -dire du moins jusquâau XVIe siĂšcle, ne dissocie pas
nettement les notions de
droit
, de
vérité
, de
justice
et de
loi
, Ă la
diffĂ©rence dâautres langues (cf. en français
droit
vs.
loi
, en allemand
Recht
vs.
Gesetz
, en anglais
right
vs.
law
, etc.). Ainsi, en français,
la dissociation de ces acceptions au sein dâun mot â et il est rare
quâil les possĂšde toutes â se produit assez tĂŽt: selon les
dictionnaires Ă©tymologiques
, le mot
droit
, attesté au VIe siÚcle, au
sens général de «
justice
», désigne déjà au VIIIe siÚcle
« lâensemble des lois », et vers le XIIIe siĂšcle « la science des
lois ». Pour comparer, le mot
pravda
continue Ă sâemployer dans le
sens de
pravo
, « droit », et malgrĂ© lâexistence de ce dernier,
jusquâau XVe siĂšcle, alors que
le droit, en tant que discipline,
commence Ă ĂȘtre Ă©tudiĂ© en Russie seulement au dĂ©but du XIXe
siĂšcle. Il est donc significatif que, malgrĂ© lâĂ©volution sĂ©mantique
assez proche dâautres langues, le russe garde ce syncrĂ©tisme du mot
pravda
beaucoup plus longtemps. On se limitera Ă dire que
pravda
continue Ă sâemployer aujourdâhui encore dans certains contextes,
notamment dans la littĂ©rature dâinspiration religieuse, avec le sens
de « justice »
;
que lâadjectif
pravednyj
dénote encore chez Tolstoï
non seulement une personne vertueuse, mais Ă©galement juste (cf.
son rĂ©cit qui sâappelle
Pravednyj sudâja
, « Un juge juste »); que
lâadjectif
pravdivyj
,
qui
dĂ©note aujourdâhui celui qui dit la
vérité
ou
ce qui correspond Ă la rĂ©alitĂ©, servait jusquâĂ la fin du XVIIe siĂšcle
Ă dĂ©noter avant tout ce qui est juste, vertueux, honnĂȘte.
Cette polyvalence du mot
pravda
permet de comprendre
pourquoi lâadjectif
pravyj
entre dans des oppositions sémantiques
aussi variées:
pravyj
, « droit » vs.
levyj
, « gauche »
pravyj
, « droit, sans courbe » vs.
krivoj
, « sinueux »
pravyj
, « innocent » vs.
krivoj
, « coupable »
pravyj
, « qui a raison » vs.
nepravyj
, « qui a tort »
8
Cf. par exemple Alain REY,
Dictionnaire historique de la langue
française
, Paris, Dictionnaires le Robert, 1992, s.v.
Droit
.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
79
pravyj
, « juste » vs.
nepravyj
Tous les opposés de
pravyj
sont synonymiques entre eux, en ce
sens quâils dĂ©notent tous un Ă©cart par rapport Ă la norme et que dans
le vieux russe ils Ă©taient interchangeables
Ă©galement pourquoi lâopposition
pravyj
vs.
levyj
occupe une place
aussi importante dans la culture russe. Que lâon pense Ă de
nombreux Ă©pisodes dans des Ćuvres littĂ©raires de tous genres qui
décrivent le combat de
Pravda
et de
Krivda
qui personnifient la
Justice et lâInjustice, le Bien et le Mal, la VĂ©ritĂ© et le Mensonge, ou
encore à ceux qui décrivent le moment crucial du choix par le
chevalier du chemin à prendre, épisode qui est présent dans de
nombreux contes russes et oĂč le chemin de droite sâavĂšre toujours,
mĂȘme dans les cas oĂč le choix ne semble pas Ă©vident, celui qui
mĂšne au bonheur.
MĂȘme si avec le temps, lâadjectif
pravyj
perd lâune de ses
acceptions, à savoir celle de « droit, en ligne droite », en faveur de
lâadjectif
pryamoj
, avec tous les sens figurés liés à la « droiture »,
lâopposition
pravyj
, « la norme », vs.
levyj
ou
nerpavyj
, « lâĂ©cart de
la norme », reste vivante dans la langue dâaujourdâhui. On dit par
exemple dans la langue familiĂšre
levyj
dans le sens de « suspect,
louche, illĂ©gal ». En français, câest au contraire lâadjectif
droit
, du
latin
directus
, qui remplace en ancien français, dans son sens
spatial, lâadjectif
destre
qui nâa pas dâailleurs Ă©tĂ© aussi chargĂ© de
significations que lâadjectif correspondant russe. On voit donc que
la langue russe privilĂ©gie, pour dĂ©noter ce qui est juste et honnĂȘte,
la droite, alors que le français, comme câĂ©tait du reste en latin, â la
ligne droite: le mot
droiture
, en effet, a exprimé en ancien français
non seulement la direction en ligne droite, mais aussi ce qui est
légal ou juste.
9
Cf. dâailleurs, en vieux français, lâopposition similaire des adjectifs
destre
vs.
senestre
, et lâĂ©volution sĂ©mantique de ce dernier de « gauche »
vers « malheureux », « funeste ».
10
Viktor IVANOV et Vladimir TOPOROV, « O jazyke drevnego
slavjanskogo prava »,
Slavjanskoe jazykoznanie: VIII meĆŸdunarodnyj
sââezd slavistov
, Zagreb, Ljubljana, sentjabrâ 1978, Moskva, Nauka, 1981,
p. 235.
80
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Le contenu sĂ©mantique de lâadjectif
pravyj
jusquâau XVIIIe
siĂšcle est, par contre, trĂšs proche de lâadjectif français
juste
qui
correspond, mĂȘme dans le français dâaujourdâhui, Ă beaucoup
dâacceptions que possĂ©dait
pravyj
en russe. Ce sont les valeurs qui
renvoient Ă la fois aux notions de
justice
et de
vérité
. Ainsi, si lâon
reprend les définitions du
Trésor de la langue française
(TLF par la
suite),
on qualifie de
juste
une personne qui juge ou se comporte
selon la justice, y compris la justice divine, en observant les
commandements de Dieu. Dans cette acception
juste
sera le
contraire dâ
injuste
. Cf. (1):
(1)
On est disposĂ©, dans le premier moment dâune rupture, Ă
prendre le désenchantement pour un outrage. Le calme se
fait, on devient plus
juste
(G. Sand)
Dans le deuxiĂšme groupe dâacceptions,
juste
, toujours selon la
définition du TLF, exprime ce qui est conforme à la réalité, exact,
précis. Il est donc le contraire de
faux
. Cf. (2)
:
(2)
Je ne demande pas, monsieur, que lâon dise que mon idĂ©e
est
juste
, mais je dĂ©sire quâon veuille bien avouer que,
bonne ou mauvaise, on la comprend (E. Zola)
On peut donc se demander quelle serait la différence entre
juste
et
vrai
qui est aussi le contraire de
faux
. Ce problĂšme Ă©tant trĂšs
complexe et méritant une étude spéciale, contentons-nous de dire
ici de maniÚre simplifiée que
juste
nâexprime pas une simple
conformitĂ© Ă la rĂ©alitĂ©, mais renvoie plutĂŽt aux rĂšgles prescrites, Ă
une norme idĂ©ale, Ă lâidĂ©e des proportions qui doivent ĂȘtre
respectĂ©es, etc., alors que lâon qualifie de
vrai
ce qui existe ou ce
qui a existĂ©, ce qui est en accord avec la rĂ©alitĂ© ou lâidĂ©e quâon sâen
fait. Ainsi, on cherche Ă
garder la juste mesure
, Ă
tenir un juste
milieu
, à trouver des explications et des définitions
justes
, etc. Dans
ces contextes, lâadjectif
vrai
modifierait sensiblement le sens de
lâexpression. En revanche, il exprime une telle variĂ©tĂ© de types de
conformité à la réalité que la langue russe doit se servir de plusieurs
adjectifs pour les rendre. Le but de la prĂ©sente Ă©tude nâest pas
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
81
dâĂ©voquer toutes ces nuances
. Nous allons plutÎt tenter de définir
la diffĂ©rence entre les noms correspondants Ă ces adjectifs â
pravda
et
istina
â qui est pertinente pour notre analyse. En schĂ©matisant un
peu, on peut dire que les deux mots russes dénotent, comme la
vérité
en français, la conformitĂ© dâun certain contenu ou de son
expression à la réalité. Mais
pravda
Ă©value comme vrais les Ă©tats de
choses concrets, alors que ce sont les propositions dâordre gĂ©nĂ©ral
que
istina
Ă©value comme vraies. On peut, par exemple, qualifier de
pravda
le fait que TolstoĂŻ et DostoĂŻevski ne se connaissaient pas,
mais de
istina
le fait que deux et deux font quatre. La différence des
contenus sémantiques de
istina
et de
pravda
se voit trĂšs bien quand
on compare deux expressions:
znatâ istinu
et
znatâ pravdu
â « savoir
la vĂ©ritĂ© ». La premiĂšre veut dire que quelquâun a pu pĂ©nĂ©trer dans
les principes suprĂȘmes de lâorganisation de lâUnivers, alors que la
deuxiĂšme veut dire tout simplement que la personne en question
possĂšde une information vĂ©ridique Ă propos dâune situation donnĂ©e.
Différence qui se manifeste dans le choix des verbes perfectifs
susceptibles de se combiner avec ces deux types de vérité:
poznatâ
istinu
, « concevoir la vérité » vs.
uznatâ pravdu
, « apprendre la
vérité ».
Istina
, câest donc une connaissance possĂ©dant une valeur
absolue, ultime et pouvant servir, de ce fait, dâidĂ©al dans lâordre de
la pensĂ©e ou de lâaction. Et naturellement, câest le mot
istina
qui
désignera la vérité absolue et inaltérable donnée par Dieu, ainsi que
Dieu lui-mĂȘme: les paroles du Christ dans lâEvangile « Je suis la
Vérité
» ont comme équivalent en russe «
Ja esmâ
Istina ». Il ne faut
pas oublier quâen russe, câest le sens ontologique du mot
istina
qui
prévaut sur le sens épistémologique
. A ce titre, la
pravda
désigne
non seulement une connaissance, une information concrĂšte
conforme à ce qui existe ou a existé, mais, et en premier lieu,
11
Pour plus de détails, cf. les travaux de Nina ARUTJUNOVA: « Istina:
fon i konnotacii », in Nina ARUTJUNOVA (sous la dir. de),
Logi
Ä
eskij
analiz jazyka: kulâturnye koncepty
, Moskva, Nauka, 1991, pp. 21-30;
« Istina i etika », in Nina ARUTJUNOVA (sous la dir. de),
Logi
Ä
eskij
analiz jazyka: Istina i istinnostâ v kulâture i jazyke
, Moskva, Nauka, 1995,
pp. 26-38.
12
Pour lâexprimer, le russe possĂšde un autre mot â
istinnostâ
.
82
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
lâimage, le reflet de la vĂ©ritĂ© absolue, de la vĂ©ritĂ© divine, de lâ
Istina
sur la Terre. Câest ainsi que les PĂšres de lâEglise orthodoxe
définissent la notion de
pravda:
lâ
istina
en action (
istina na dele
)
On peut également rappeler les paroles de Saint Jean «
Qui facit
iustitiam, iustus est
» (
Epistola I Ioannis
3, 7) ou, en russe, «
Kto
delaet
pravdy
, praveden
», oĂč
facit justitiam
est traduit par
delaet
pravdu
. En dâautres termes, la
pravda
, câest lâimage de lâordre juste
conçu par Dieu, la projection du monde divin sur la vie des
hommes, y compris leur activité cognitive et discursive. Dans ces
conditions, la
pravda
en tant que
justice
implique â par son contenu
sĂ©mantique mĂȘme â que la justice des hommes doit ĂȘtre lâimage de
la justice divine ou, du moins, aspirer à cet idéal.
La
pravda
se trouverait donc entiÚrement du cÎté de la
vita
activa
, en laissant Ă lâ
istina
le domaine de la
vita contemplativa
. La
pravda
est en effet toujours « pratique »: en tant que
vérité
,
elle ne
sert jamais à désigner les vérités scientifiques, absolues; en tant que
justice
, elle est souvent « personnalisée »: la
pravda
du peuple, du
soldat, « aux pieds nus », etc. Mais, bien que « chacun vive selon sa
pravda
», elle se trouve toujours du cÎté des opprimés: « Pour la
pravda!
» ne peut ĂȘtre quâun appel Ă la rĂ©volte, un mot dâordre des
« Pravda » et la terminologie juridique
Pour en revenir au mot
pravda
et Ă lâanalyse de son Ă©volution
sémantique dans le domaine de la terminologie juridique, il faut
préciser que dans son autre acception, celle de loi, la
pravda
a été
petit à petit remplacée par le mot
zakon
, employé dans les textes
juridiques en slavon. Ici, il est nécessaire de faire une courte
parenthĂšse pour rappeler que dĂšs la christianisation de la Russie,
câest-Ă -dire dĂšs la fin du Xe siĂšcle, il existe deux types de droit: le
droit en langue russe, issu de la tradition païenne, qui régit les
13
On trouve la mĂȘme dĂ©finition chez Dahl: cf. Vladimir DAHL,
Tolkovyj
slovarâ ĆŸivogo velikorusskogo jazyka
,
op. cit.
, s.v.
Pravda
.
14
Nina ARUTJUNOVA, « Istina: fon i konnotacii »,
op. cit.
, pp. 21-30.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
83
relations entre les hommes au quotidien; le droit en slavon qui, en
tant que traduction de sources byzantines, fait partie de la culture
chrétienne. Le contraste entre les deux traditions se manifeste dans
de nombreuses oppositions de termes juridiques russes et slavons.
A part le couple déjà mentionné
pravda
(ou
uloĆŸenie
) vs.
zakon
qui
traduisait le
nomos
grec, on peut citer le couple dénotant le crime:
obida
en russe vs.
prokaza
en slavon, traduction du grec
amartĂŹa;
pour le témoin:
pravda
ou
vidok
en russe vs.
svedetelâ
en slavon,
reproduisant le grec
mĂĄrtus
,
-uros
, etc.
Il est facile de remarquer que les mots qui servent de termes
juridiques en slavon sâemploient Ă©galement dans la littĂ©rature
religieuse, en reproduisant la polysĂ©mie des mots grecs quâils sont
appelés à traduire. Ainsi,
nomos
en grec peut dénoter une norme
juridique, mais aussi morale et religieuse, ainsi que
zakon
en
slavon
;
de mĂȘme,
amartĂa
désigne le délit, mais aussi le péché,
comme le fera le mot
prokaza
en slavon, et ainsi de suite. Cette
dualité sémantique des termes juridiques slavons ne pouvait pas ne
pas avoir des conséquences sur la perception des textes juridiques
dans cette langue. Pour un clerc russe, ces derniers constituaient un
contexte tout à fait naturel pour les mots à caractÚre sacré,
autrement dit une partie intégrante de la culture chrétienne. Il est
significatif de ce point de vue que les
RomaĂźoi
des textes juridiques
byzantins sont parfois traduits en slavon par
chrétiens
, ce qui
signifie que lâhĂ©ritage juridique byzantin Ă©tait identifiĂ© avec
lâhĂ©ritage chrĂ©tien. Il va sans dire que, dans ces conditions, le
jugement mĂȘme Ă©tait considĂ©rĂ© comme le jugement de Dieu.
Il devient alors clair que si le droit est élevé au rang de vérité
religieuse, le problĂšme de son application ne se pose mĂȘme pas. En
effet, le droit en slavon semble avoir été un droit inactif ou, du
moins, réservé à des domaines trÚs limités qui relevaient
essentiellement de la compétence des tribunaux ecclésiastiques, par
exemple, pour se prononcer sur les délits moraux ou religieux.
Donc, dans le domaine qui Ă©chappait totalement au droit russe, issu
15
Cf. Ă sujet les nombreux articles de Boris Unbegaun sur la terminologie
juridique russe rĂ©unis dans lâouvrage Boris UNBEGAUN,
Selected papers
on Russian and Slavonic philology
, Oxford, Clarendon press, 1969.
84
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
de la tradition paĂŻenne, et quâil nâĂ©tait pas Ă mĂȘme de rĂ©gler. Mais lĂ
encore le systÚme byzantin de punitions corporelles a été souvent
remplacé par le systÚme russe des amendes. Par ailleurs, selon les
analyses de Ćœivov
, il nây a pas de documents qui attesteraient une
adaptation consciente de la tradition juridique byzantine aux
conditions spécifiques de la Russie, comme ce fut le cas en Europe
occidentale avec le droit romain. MĂȘme sans se hasarder dans des
comparaisons du fonctionnement du droit romain et de la tradition
juridique locale dans les pays de lâEurope occidentale â dont
chacun prĂ©sente du reste ses propres modalitĂ©s â, il semble que la
situation en Russie possÚde certaines particularités, et les facteurs
linguistiques y ont incontestablement jouĂ© leur rĂŽle. Dâune part, il y
a un droit (presque) inactif dont la fonction principale est de servir
de source dâarguments dans la polĂ©mique religieuse et aussi de
modĂšle pour un ordre universel juste, puisque chrĂ©tien. Dâautre
part, il y a un droit actif â le droit russe, issu de la tradition
ancestrale, mais qui nâa pas, si lâon peut dire, de valeur culturelle
comparable.
La situation change pourtant avec
UloĆŸenie
, le nouveau code
civil du tsar Aleksej Michajlovi
Ä
, qui date de 1649 et qui détruit le
contraste fonctionnel et culturel entre les droits slavon et russe. De
quelle façon? Ce document ne fixait pas seulement les lois en
vigueur, mais avait aussi pour but dâorganiser la vie selon de
nouveaux principes. Or, il est connu
que lâactivitĂ© lĂ©gislative en
Russie est constamment liĂ©e Ă lâemprunt et Ă lâadaptation de normes
juridiques Ă©trangĂšres. En lâoccurrence, nombre dâarticles de
lâ
UloĆŸenie
ont été empruntés soit du Statut lituanien, soit du droit
byzantin. MĂȘme si, selon certains historiens
, ces emprunts sont
peu nombreux, ce qui nous intéresse ici du point de vue
linguistique, câest lâemprunt
direct
des éléments du droit byzantin,
16
Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti
Ä
eskaja
problema », in Viktor
ĆœIVOV,
Razyskanija v oblasti istorii i predystorii
russkoj kulâtury
, Moskva, Jazyki slavjanskoj kulâtury, 2002, pp. 187-316.
17
Cf. par exemple Georgij VERNADSKIJ,
O
Ä
erk istorii prava Russkogo
Gosudarstva XVIII-XIX vv.
, Praga,
1924, p. 7.
18
Cf., parmi tant dâautres, Michail VLADIMIRSKIJ-BUDANOV,
Obzor
istorii russkogo prava
, Rostov-na-Donu, Feniks, 1995.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
85
situation qui amÚne nécessairement à traduire en russe les textes
Ă©crits en slavon. Câest, selon Ćœivov
, le premier cas en Russie de
traduction du slavon en russe. De plus, lâ
UloĆŸenie
a été édité sous
forme de livre, ce qui Ă©tait, semble-t-il, aussi le premier cas
dâĂ©dition dâun texte Ă caractĂšre profane et, qui plus est, en russe. Ce
fait mĂȘme plaçait lâ
UloĆŸenie
au mĂȘme rang que les livres spirituels
et les livres en slavon et lui conférait ainsi un statut culturel sans
précédent.
En outre, avec les éléments du droit byzantin, apparaßt dans la
langue russe la terminologie juridique slavone. On peut mĂȘme dire
que dans tous les cas oĂč il y avait un choix entre un terme russe et
un terme slavon ou lorsque le terme russe nâexistait pas, la nouvelle
lĂ©gislation adoptait majoritairement le terme slavon. Lâemploi du
mot
Ăąme
en tant que terme juridique me semble un des cas de ce
genre le plus flagrant, et peut-ĂȘtre le plus curieux.
Il est bien connu que Pierre le Grand (on saute presque un siĂšcle,
mais on reste dans le mĂȘme cas de figure) a changĂ© le systĂšme
fiscal, en remplaçant lâimpĂŽt par feu et lâimpĂŽt sur les terres
cultivĂ©es par lâimpĂŽt par tĂȘte, ou capitation. Or, avec cette
transformation, un nouveau terme slavon a été introduit pour
dĂ©signer cette « tĂȘte imposĂ©e »:
duĆĄa
, « ùme », remplace le terme
russe
golova
, « tĂȘte », rĂ©servĂ© dĂ©sormais au bĂ©tail. Outre le fait que
le nouveau systÚme était beaucoup plus lourd et a été accueilli par
les classes infĂ©rieures comme une grande injustice, le nom mĂȘme
du nouvel impĂŽt â
poduĆĄnaja podatâ
â a presque provoquĂ© une
révolte, puisque la plupart de la population interprétait la
terminologie juridique en se rĂ©fĂ©rant Ă lâemploi de ces mots dans la
langue de tous les jours, ce qui engendrait des aberrations
sémantiques considérables. Ainsi, Ivan Posoƥkov, économiste russe
et adepte des réformes de Pierre le Grand, écrivait dans un de ces
livres, en 1724: « Je ne trouve aucune utilitĂ© dans lâimpĂŽt ââpar
Ăąmeââ puisque lâĂąme est une chose imperceptible, incomprĂ©hensible
pour la raison humaine et nâayant pas de prix »
19
Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti
Ä
eskaja
problema »,
op. cit.
, p. 241.
20
« A i vo s
Ä
islenii duĆĄevnom ne
Ä
ajuĆŸ ja proku bytâ; poneĆŸe duĆĄa veĆĄ
Ä
â
86
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
que le mot
duĆĄa
était bel et bien interprété dans son sens religieux et
non comme une unité juridique imposable.
En parlant des réformes de Pierre le Grand, il faut remarquer
que, Ă partir de cette Ă©poque, lâactivitĂ© lĂ©gislative devient non
seulement une activitĂ© crĂ©ative â dâoĂč une augmentation
spectaculaire du volume des actes juridiques â, mais elle se voit
attribuer une fonction beaucoup plus importante que celle de régir
les rapports sociaux: le droit devient une arme idéologique, en
assumant un rÎle didactique et polémique en vue de transformer la
sociĂ©tĂ©, dâinstruire et dâĂ©duquer les sujets. DĂ©sormais, le texte des
nouvelles lois est toujours prĂ©cĂ©dĂ© dâune prĂ©face, appelĂ©e Ă
démontrer que les lois qui existaient avant étaient mauvaises,
ridicules et contraires Ă lâutilitĂ© publique
« stylistique » entre un document juridique et un traité polémique
devient floue et lâaspect pragmatique du droit, câest-Ă -dire
lâapplication des lois, recule en arriĂšre-plan: certaines lois sont
contradictoires, dâautres
a priori
inapplicables. Parmi les lois qui ne
seront jamais appliquĂ©es, chose Ă©vidente au moment mĂȘme de leur
rĂ©daction, on peut citer la loi sur lâĂ©ducation forcĂ©e de la noblesse,
les fameuses
cifirânye ĆĄkoly
. La loi décrétait que tous les fils des
familles nobles, ainsi que les fils des diacres de 10 Ă 15 ans
devaient suivre un cursus scolaire obligatoire au bout duquel ils
recevaient un certificat attestant leur formation. Pour rendre cette
formation obligatoire, il a Ă©tĂ© Ă©galement dĂ©crĂ©tĂ© quâen absence du
susdit certificat, ils ne pouvaient pas se marier. Or, en dix ans
dâexistence de ces Ă©coles, il nây a que 1389 personnes qui y sont
entrées et seulement 93 qui ont reçu le certificat en question. Dans
neosjazaemaja i umom nepostiĆŸimaja i ceny neimuĆĄ
Ä
aja » (cit. dâaprĂšs
Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti
Ä
eskaja
problema »,
op. ci
t., p. 267).
21
Alors quâavant, les tsars russes se rendaient apparemment bien compte
quâils ne pouvaient pas changer la lĂ©gislation Ă leur goĂ»t et cherchaient
plutĂŽt Ă concilier les nouvelles formes de la vie sociale avec les lois en
vigueur. Il est significatif de ce point de vue quâIvan le Terrible, en
prĂ©sentant son code Ă lâapprobation du Concile des Cent Chapitres,
insistait sur le fait que son
Sudebnik
ne faisait que restaurer les lois
po
starine
, « Ă lâancienne », « comme le faisaient nos ancĂȘtres ».
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
87
ces conditions, lâapplication rigoureuse de cette loi aurait abouti Ă
une catastrophe démographique, résultat qui était facile à prévoir
dÚs le début: les professeurs manquaient, et la population
considĂ©rait lâĂ©ducation forcĂ©e comme un fardeau et cherchait Ă sâen
débarrasser avec tous les moyens possibles et imaginables.
Le problĂšme est que, formellement, les lois qui devaient ĂȘtre
respectées et celles qui ne le seront jamais ne se distinguaient pas,
et comprendre à quelle catégorie appartenait une nouvelle loi
devenait possible uniquement
post factum
. Il sâensuit quâau moment
de lâapparition dâune nouvelle loi son application nâĂ©tait pas assurĂ©e
et que le principe mĂȘme de fonctionnement du systĂšme judiciaire, Ă
savoir le caractĂšre obligatoire des lois, Ă©tait remis en cause. Ce qui
a permis Ă M. Saltykov-Ć
Ä
edrin dâĂ©crire, un siĂšcle plus tard: « Les
plus mauvaises lois sont en Russie, mais ce défaut est compensé par
le fait que personne ne les respecte ».
Les réformes de Pierre le Grand ont posé encore un problÚme
dâordre linguistique: les modĂšles pour les lois russes sont dĂ©sormais
recherchĂ©s dans les lois des pays de lâEurope occidentale, dâoĂč un
flot dâemprunts, cette fois-ci des langues romanes et germaniques.
Lâemprunt en soi ne constitue pas de danger pour la langue, mais
dans ce cas le danger est bien réel: bien des emprunts apparaissent
pour la premiĂšre fois dans les textes juridiques avec des valeurs
sĂ©mantiques mal dĂ©finies et loin dâĂȘtre transparentes. Le texte des
lois devient de toute évidence presque impénétrable pour la
majorité de ceux qui étaient chargés de veiller à leur exécution,
situation qui a mérité un chapitre spécial dans le
Nakaz
, ou
Instruction
, de Catherine II, dans lequel on demandait que les lois
soient rédigées de maniÚre claire et compréhensible pour tous les
sujets. Par ailleurs, le travail mĂȘme de la Commission lĂ©gislative
sur la rédaction du
Naraz
a montré le peu de contact que ce
document, inspiré par la philosophie des LumiÚres, avait avec la
réalité russe. Le droit continuait à jouer le rÎle qui lui avait été
assignĂ© depuis 1649 par les souverains russes: ĂȘtre un instrument
idĂ©ologique plutĂŽt quâune institution appelĂ©e Ă rĂ©gler de maniĂšre
Ă©quitable les relations entre les hommes. DâoĂč dâailleurs lâabsence,
jusquâau dĂ©but du XIXe siĂšcle, dâinstitutions appelĂ©es Ă Ă©tudier le
droit, Ă lâenseigner, Ă codifier les lois, Ă chercher des principes pour
88
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
leur systématisation. Les lois restent contradictoires, impénétrables
et inapplicables. De plus, « la paralysie du systÚme du droit et la
tendance du pouvoir impĂ©rial [et soviĂ©tique â O.I.] Ă Ă©corner la loi Ă
tous les niveaux de la hiĂ©rarchie administrative dâune façon
beaucoup plus radicale que dans les autres cultures européennes
provoquent la mĂ©fiance envers lâinstitution judiciaire »
général, envers « tout ce qui est officiel »
Une justice alternative?
Dans ces conditions, il est logique de se demander quelle est la
justice alternative à la justice « officielle » et quel est le fondement
de cette justice dans la culture russe? LâĂ©quitĂ© qui est dĂ©finie, du
moins pour le français, comme « fondement moral du droit positif »
(TLF)? Or, le mot mĂȘme nâexiste pas en russe, bien que son
manque semble se sentir, vu quâon le trouve dans les textes sur le
sujet dans sa version latine. LâallĂ©gorie de la Justice armĂ©e de
balance nâa pas non plus cours. LâĂ©quitĂ© est traduite soit par
spravedlivostâ
, « justice en tant que vertu », soit par
ravenstvo
,
« égalité ». Pourtant, la notion de
spravedlivostâ
est beaucoup plus
large que celle
dâĂ©quitĂ©
. Quant Ă
ravenstvo
, dans lâoptique de ce qui
a été dit à propos de la perception des termes juridiques et de la
notion de
pravda
â qui a une trĂšs forte composante chrĂ©tienne â,
cette notion tend Ă ĂȘtre comprise comme Ă©galitĂ© devant Dieu plutĂŽt
quâĂ©galitĂ© devant la loi. De plus, lâĂ©quitĂ© se rĂ©fĂšre au juge, Ă la loi,
22
Constantin SIGOV, « Pravda », in Barbara CASSIN (sous la dir. de),
Vocabulaire européen des philosophies
, Paris, Le Seuil, 2004, p. 984.
23
« PlutĂŽt que dâavoir recours au mĂ©decin et Ă lâhĂŽpital, un homme du
peuple, mĂȘme affligĂ© de pĂ©nibles infirmitĂ©s, se fera durant de longues
années soigner par une sorciÚre ou se droguera avec des simples ou des
remÚdes de bonne femme (que du reste il ne faut pas mépriser). Cette
prĂ©vention a une cause extrĂȘmement grave, tout Ă fait en dehors de la
médecine; elle provient de la méfiance générale de notre peuple pour tout
ce qui porte une estampille officielle » (
Les souvenirs de la maison morte
,
in Fiodor DOSTOĂEVSKI,
Crime et chĂątiment
, Paris, Gallimard (« La
Pléiade »), 1950, p. 1090).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
89
donc Ă lâinstance, au « sujet » qui rend la justice (cf.
loi, juge
Ă©quitable
ou
inique
), alors que lâĂ©galitĂ© se rĂ©fĂšre aux « objets »
dâapplication de la justice â les hommes (qui sont tous
Ă©gaux
devant
la loi) et les choses (que lâon distribue en parts
Ă©gales
).
Dâautre part, si lâon parle de la loi, de laquelle parle-t-on
exactement? Parmi les chercheurs qui travaillent dans ce domaine,
on voit se répandre de plus en plus le point de vue selon lequel, en
Russie, il a toujours existé une opposition trÚs marquée entre la loi
morale et la loi positive
. La premiĂšre â qui correspondrait Ă la
pravda?
(cf. lâexpression, du reste, difficile Ă traduire,
suditâ po
pravde
, « juger selon la
pravda
») â, se forme au fil des siĂšcles en
accord avec les croyances, les traditions et les coutumes du peuple
russe, alors que les lois positives sont perçues, surtout à partir des
réformes de Pierre le Grand, comme un moyen de violence, qui de
plus rompent avec les traditions
otcov i dedov
, « des pÚres et des
grands-pĂšres ». Cette idĂ©e nâest dâailleurs pas neuve. Elle sâinscrit
dans le paradigme des comparaisons faites depuis longtemps par les
philosophes et historiens russes entre la Russie et lâEurope qui
postulent que cette derniÚre vit selon les lois extérieures, alors que
la Russie selon les lois intérieures, en les comparant avec Marthe et
Marie et en employant le mĂȘme vocabulaire: Marie vit selon la
pravda
).
Toutefois, cette conception, si elle reflĂšte de maniĂšre assez juste
lâattitude du peuple russe vis-Ă -vis du droit positif
aussi que ce type de comportement â le rejet et le mĂ©pris pour les
24
Cf., Ă titre indicatif, Jurij STEPANOV,
Konstanty. Slovarâ russkoj
kulâtury
, Moskva, Jazyki russkoj kulâtury, 1997 ou Andrzej LAZARI
(sous
la dir. de),
The Russian mentality:
lexicon
; translated by Witold
LIWAROWSKY et Richard WAWRO, Katowice, Slask, 1995.
25
Cf. Ă cet Ă©gard le passage de DostoĂŻevski devenu un lieu commun dans
les études sur le sujet: « Jamais un homme du peuple ne reproche rien à un
forçat: tout horrible que soit son forfait, il le lui pardonne à cause de la
punition quâil endure et Ă cause de son ââmalheurââ [âŠ]. Ce nâest pas pour
rien que notre peuple appelle le crime un ââmalheurââ et le criminel un
ââmalheureuxââ. Cette expression profondĂ©ment remarquable a dâautant
plus de poids quâelle reste inconsciente, instinctive » (
Les souvenirs de la
maison morte
,
op. cit.
, p. 963).
90
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
lois positives et lâappel Ă suivre dans son comportement la loi de la
morale â est partagĂ© par tous les membres de la sociĂ©tĂ©, mais
surtout que cette loi soit la mĂȘme pour tous. Or, câest loin dâĂȘtre le
cas. Il est bien connu, par exemple, que les nobles russes qui
traitaient avec une cruautĂ© incroyable leurs serfs, Ă©taient en mĂȘme
temps considérés dans leur propre milieu (et se considéraient eux-
mĂȘmes) comme des gens tout Ă fait honnĂȘtes, dignes de respect, etc.
La mĂȘme chose vaut pour les classes infĂ©rieures. A mon avis, le
point de vue de Viktor Ćœivov est plus productif, puisquâil tient
compte dâun autre critĂšre pertinent pour notre analyse. Ćœivov dit
notamment quâon ne peut pas comprendre le fonctionnement du
systĂšme juridique en Russie sans tenir compte du clivage â social et
culturel â des classes de la sociĂ©tĂ© russe, dont chacune crĂ©ait sa
culture, ses modĂšles de comportement, et mĂȘme son idĂ©e du dĂ©lit
Ce qui signifie que ce qui semblait aux uns conforme aux rĂšgles et
aux coutumes de leur classe sociale, pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme
criminel dans une autre. Seule lâaction dirigĂ©e contre une personne
appartenant au mĂȘme milieu, Ă la mĂȘme classe, est jugĂ©e criminelle,
alors que celle visant la personne dâun autre milieu est privĂ©e de
toute évaluation fondée sur les normes du droit. Si on adopte ce
point de vue, tout se met alors Ă sa place: tant lâattitude des nobles
qui maltraitaient leurs serfs, que celle des gens du peuple vis-Ă -vis
des forçats, trÚs bien décrite par Dostoïevski dans les
Souvenirs de
la maison morte:
« Pas possible, pensais-je quelquefois quâils se
reconnaissent franchement coupables et trouvent leur punition bien
fondĂ©e, surtout sâils ont pĂ©chĂ© contre leurs chefs et non contre leurs
camarades. La plupart dâentre eux ne sâaccusaient nullement. [âŠ]
Dans ces crimes-lĂ , le criminel se donne toujours raison et la
question de sa culpabilitĂ© ne se pose mĂȘme pas pour lui; cependant,
il sait fort bien que ses supérieurs ne considÚrent pas son acte avec
ses yeux à lui, et que, par conséquent, il a une punition à subir avant
dâĂȘtre quitte envers eux. La lutte est ici rĂ©ciproque. Le criminel
pense quâun tribunal formĂ© de petites gens de son milieu natal ou
bien lâacquitterait ou bien le justifierait en grande partie, Ă moins
26
Viktor ĆœIVOV, « Istorija russkogo prava kak lingvosemioti
Ä
eskaja
problema »,
op. cit.
, pp. 291-304.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
91
que son forfait nâeĂ»t Ă©tĂ© perpĂ©trĂ© contre ses frĂšres, contre les siens,
contre le menu peuple. Fort de sa conscience, il reste donc
tranquille et sans remords. Et câest le principal. Il se sent pour ainsi
dire sur un terrain solide »
Si lâon continue la lecture de ce passage de DostoĂŻevski, on
sâaperçoit que le mot le plus frĂ©quemment utilisĂ© est
sovestâ
, traduit
en français soit par
conscience
(morale), soit par
honte
, notamment
dans des contextes oĂč quelquâun nâen a pas. Ni lâun ni lâautre ne
rend pourtant le sens trĂšs complexe du mot russe. Toutefois, mĂȘme
si cette notion est complexe,
sovestâ
et son Ă©ventuel rĂŽle de
fondement du droit positif
rentrent dans le mĂȘme paradigme qui
oppose la loi positive Ă la loi morale.
Il y a en revanche un autre candidat qui remplirait cette fonction
de fondement de la justice. On trouve dans le passage de
Dostoïevski cité ci-dessus les mots
frĂšre
,
les siens
, qui renvoient Ă
lâidĂ©e de fraternitĂ©, mais prise non pas dans sa version
aristotĂ©licienne dâamitiĂ©, ni non plus dans sa version chrĂ©tienne (ce
qui sâinscrirait du reste trĂšs bien dans la conception philosophique
de DostoĂŻevski
ou de Berdjaev), mais dans une version
âfamilialeâ. On comprendrait sans doute mieux la notion de
justice
dans la culture russe si lâon prĂ©sentait les parties adverses comme
membres dâune famille et le juge dans le rĂŽle de pĂšre, Ă lâinstar des
protagonistes de la comédie du dramaturge russe de la deuxiÚme
moitié du XIXe siÚcle A. Ostrovski,
Gorja
Ä
ee serdce
, « CĆur
ardent »:
27
Fiodor DOSTOĂEVSKI, Les souvenirs de la maison morte,
op. cit
.,
pp. 1097-1098.
28
Le
Dictionnaire encyclopédique
de Brockhaus et Efron mentionne
dâailleurs la tentative de crĂ©er en Russie des
sovestnye sudy
, « tribunaux de
conscience », comme alternative au
strictum jus
(
Enciklopedi
Ä
eskij
slovarâ
, Sankt-Peterburg, 1890-1904, s. v.
Spravedlivostâ
).
29
Comment ne pas penser Ă ce propos Ă dâautres paroles de DostoĂŻevski,
« Etre russe, parfaitement russe, ce nâest peut-ĂȘtre rien dâautre quâĂȘtre
frĂšre de tout les hommes ! » quâil a prononcĂ©es lors de son fameux
discours sur Pouchkine.
92
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
« Gradoboïev
en robe de chambre, sâasseyant sur le perron
).
â Dâici Ă Dieu, câest haut, dâici au tsar, câest long!.. Câest bien ça,
pas vrai?
Les voix. â Câest ça, SĂ©rapion Mardaritch, câest ça, votre
honneur.
GradoboĂŻev. â Mais moi, je suis prĂšs de vous, donc votre juge
câest moi!
Les voix. â Câest ça, votre honneur! Câest juste, SĂ©rapion
Mardaritch.
GradoboĂŻev. â Et comment voulez-vous ĂȘtre jugĂ©s? Si vous
voulez ĂȘtre jugĂ©s selon la loiâŠ
PremiĂšre voix. â Non, SĂ©rapion Mardaritch, nous ne lâavons pas
mérité!
GradoboĂŻev. â Toi, tu parleras quand on te demandera et si tu
commences Ă me couper la parole, câest un coup de bĂ©quille que tu
auras. Vous juger selon la loi? Eh bien, des lois, nous en avons
beaucoup⊠Sidorenko, montre-leur combien nous avons de lois
(
Sidorenko disparaĂźt et revient rapidement avec une pile de livres
).
VoilĂ les lois que nous avons! Et ça, câest seulement ce que jâai
chez moi, mais il y en a encore beaucoup dâautres! Sidorenko, va
les remettre en place. Et des lois sévÚres, avec ça, toutes! Dans le
premier livre, elle sont sévÚres, dans le deuxiÚme, encore plus
sévÚres, mais dans le dernier, alors, impitoyables.
Les voix. â Câest vrai, votre honneur, câest juste.
GradoboĂŻev. â Alors voilĂ , mes amis, Ă vous de choisir! Je vous
juge selon les lois ou selon mon coeur
bien mâinspirer?
Les voix. â Selon ton cĆur, SĂ©rapion Mardaritch,
sois un pĂšre!
GradoboĂŻev. â Bon, je veux bien. Seulement alors, pas de
plaintes, parce que si vous commencez Ă vous plaindre⊠eh bien, Ă
ce moment-lĂ âŠ
Les voix. â Non, on ne se plaindra pas, votre honneur »
30
Le gouverneur de la ville.
31
DuĆĄa
, « ùme », dans le texte russe.
32
Alexandre OSTROVSKI,
Théùtre
, texte français par Michel LESNOFF,
Paris, LâArche, 1966, v. 1, pp. 257-258.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
93
Il est bien connu que la société russe a toujours été organisée et
pensée en termes de famille. Les preuves en sont nombreuses: le
culte trÚs prononcé de la famille; le fait que le tsar a été non
seulement considéré comme un pÚre, mais appelé, surtout par les
gens du peuple,
batjuĆĄka
, « petit pĂšre »; quâĂ la mort de Staline
(« pÚre des peuples », lui aussi) les gens disaient « nous sommes
devenus orphelins »; que les petits soviétiques devaient suivre les
préceptes de
deduĆĄka Lenin
, « papi Lénine »; que les « peuples-
frĂšres » soviĂ©tiques Ă©taient proclamĂ©s membres dâune grande
famille rĂ©unie autour du grand frĂšre russe qui, en tant que tel â et en
lâabsence (voulue?) dâun pĂšre â pouvait dicter sa volontĂ© aux
autres. Il ne faut pas non plus oublier lâusage courant des appellatifs
bratok
,
sestri
Ä
ka, batenâka, matuĆĄka
, etc. (les diminutifs de
frĂšre
,
sĆur
,
pĂšre
,
mĂšre
, etc.) et de leurs variantes plus familiĂšres
papaĆĄa,
mamaĆĄa
,
ded
, etc., que lâon choisit en fonction de lâĂąge de
lâinterlocuteur Ă qui le plus souvent rien ne nous lie, sinon notre
commune appartenance Ă lâespĂšce humaine
de la mafia le mot
bratva
â Ă lâorigine « lâensemble des frĂšres » â
sert à désigner les membres du groupe réuni autour de leur chef.
LâidĂ©al russe de la justice, serait-ce le rĂšgne de la
pravda
au sein
dâune sociĂ©tĂ©-famille? La langue russe semble rĂ©pondre de façon
affirmative Ă cette question.
Je terminerai avec les paroles de Jean Starobinsky: « Pour
comprendre notre époque et notre situation présente, il y a
beaucoup Ă attendre de lâhistoire de la langue, parce que celle-ci est
insĂ©parable de lâhistoire des sociĂ©tĂ©s, des savoirs, des pouvoirs
techniques, et quâĂ ce titre elle a valeur dâindice. Elle nous aide Ă
reconnaßtre en quoi nous différons » (
Action et réaction
)
33
Cf. à ce sujet le témoignage de Dmitrij Licha
Ä
Ă«v dans son essai
« Zametki o russkom », in Dmitrij LICHA
Ä
ĂV,
Izbrannye raboty
,
Leningrad, ChudoĆŸestvennaja literatura, 1987, v. 2, pp. 418-425.
34
Je remercie Korine Amacher et Anne Beaulieu-Masson pour une
relecture attentive de cet article et pour leurs remarques judicieuses.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
95
Villes libres et franchises urbaines dans
lâhistoriographie russe du XIXe siĂšcle:
entre la référence obligée occidentale et
les urgences de lâactualitĂ©
Wladimir Bérélowitch
La ville, espace prĂ©sumĂ© de libertĂ© et dâapprentissage des libertĂ©s
politiques en Europe, joua-t-elle ou était-elle amenée à jouer, dans
lâesprit des Ă©lites de lâEmpire russe, un rĂŽle similaire dans lâhistoire
de leur propre pays? En fait, la ville russe devint un objet de
politique et de réflexion à partir du tout début du XVIIIe siÚcle,
avec les premiÚres réformes de Pierre I
er
. Dans la période dite
« moscovite » de lâhistoire russe, en effet, soit du XVe au XVIIe
siĂšcle (nous reviendrons plus loin sur lâhistoire des villes
« princiÚres » de la période antérieure, et notamment sur celle,
particuliÚre, de Novgorod), les villes présentaient certes des
spécificités dans leur organisation sociale, par suite, notamment, du
systĂšme fiscal mis en place au XVIIe siĂšcle, mais elles nâĂ©taient
jamais envisagées dans le droit et la législation russes comme des
entitĂ©s particuliĂšres, pourvues dâune certaine autonomie, de
juridictions et dâinstitutions propres, sans mĂȘme parler de
franchises. Ces traits les distinguaient radicalement des cités
occidentales: en rĂ©pĂ©tant ce constat bien connu, nous nâentendons
pas, ici, cĂ©der Ă la tentation dĂ©jĂ classique dâune vision historique
centrĂ©e sur lâhistoire des citĂ©s europĂ©ennes, dont les franchises et
les institutions se seraient confondues avec la dĂ©finition mĂȘme du
phénomÚne urbain, vision qui, comme on sait, fut déjà écornée par
Max Weber dans son célÚbre ouvrage sur la ville. Nous tenterons
seulement de comprendre la vision que les Ă©lites russes avaient de
leur propre histoire. DĂšs Pierre le Grand, en effet, lâidĂ©e sâĂ©tait fait
jour que les villes russes devraient se conformer Ă leurs homologues
96
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
hollandaises ou allemandes, tant du point de vue des institutions
municipales que de leur organisation sociale. Cette référence,
constante depuis le tsar réformateur, à des modÚles occidentaux
allait nécessairement conduire à tracer un parallÚle comparatif entre
lâhistoire des villes russes et celle des villes europĂ©ennes. Dans ce
va-et-vient permanent, souvent explicite et si classique, entre
Russie et Europe, la question des franchises municipales, bases du
développement urbain européen et de la liberté politique, allait
occuper une place de choix. Dans ce premier essai sur un sujet qui,
Ă notre connaissance, nâa jamais attirĂ© lâattention quâil mĂ©rite, nous
nous attacherons uniquement au domaine de lâhistoriographie, tout
en sachant que, comme on le verra, il serait en partie artificiel de
lâisoler des dĂ©bats politiques qui entourĂšrent la question urbaine en
Russie.
Pour lâintelligence de notre propos, il convient de rappeler trĂšs
briÚvement le cadre de réflexion des historiens russes, à savoir,
pour lâessentiel, les grandes Ă©tapes des rĂ©formes municipales
entreprises par la monarchie. Celle de Pierre le Grand en 1718-1720
(plus importante que celle de 1699 qui nâeut pratiquement aucun
effet) se fondait surtout sur les statuts des villes baltes (Riga et
Revel). Elle visait à doter les villes russes de municipalités élues,
chargées de gérer certains secteurs de la vie urbaine et de structurer
marchands et corps de métiers par des institutions empruntées aux
pays germaniques. Les réformes de Catherine II en 1775, 1782 et
surtout 1785, inspirées de multiples modÚles (pour celle de 1785,
droit de Magdebourg, statut lithuanien, villes baltes, SuĂšde, Prusse)
poursuivaient en gros les mĂȘmes objectifs, mais de façon plus
approfondie et plus explicite. Il sâagissait, pour Catherine, de
constituer un « ordre mitoyen » (soit un Tiers Ătat urbain,
hiérarchiquement situé entre la noblesse et les paysans) caractérisé
par ses bonnes mĆurs et son amour du travail, ainsi quâune
« société urbaine » appelée à gouverner la ville. Tout comme chez
Pierre, la ville était avant tout considérée comme un vecteur du
progrĂšs Ă©conomique grĂące aux commerces et aux mĂ©tiers quâelle
devait permettre de développer.
Cette premiÚre étape se caractérisait ainsi par la volonté
législatrice de deux souverains qui entendaient créer des institutions
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
97
de toutes piÚces sur un terrain supposé vierge, ceci dans un esprit
dâingĂ©nierie sociale. La ville, la sociĂ©tĂ© urbaine russe Ă©tait
considĂ©rĂ©e dâun point de vue plutĂŽt nĂ©gatif, un peu comme une pĂąte
mallĂ©able quâil sâagissait de configurer dâaprĂšs les modĂšles des
citĂ©s europĂ©ennes, modĂšles qui, eux-mĂȘmes, remontaient en grande
partie au Moyen Age.
La législation de Catherine II demeura en gros en vigueur
jusquâau milieu du XIXe siĂšcle, puisque, aprĂšs son abrogation sous
Paul I
er
, elle fut rétablie dÚs 1801 par Alexandre I
er
. Il fallut attendre
la fin du rĂšgne de Nicolas I
er
pour quâune seconde vague de
réformes, trÚs étalée dans le temps, ne commençùt, encore que la
question en fut posée dÚs 1821, sous Alexandre. Un nouveau statut
de Saint-Pétersbourg, instauré en 1846, fut étendu à Moscou,
Odessa, puis Tiflis au dĂ©but du rĂšgne dâAlexandre II, en mĂȘme
temps que se mettait en place une réflexion sur la future réforme
municipale. Plus importante et audacieuse que ces statuts, celle-ci
fut promulguĂ©e en 1870. Elle Ă©tait inspirĂ©e par lâexemple
contemporain de la Prusse bismarckienne. Les municipalités
recevaient des droits un peu plus étendus que précédemment et
surtout elles devaient ĂȘtre Ă©lues sur une base censitaire, certes trĂšs
Ă©troite, mais qui excluait toute division de la population urbaine
entre les diffĂ©rents ordres de lâAncien RĂ©gime russe. Dans une
certaine mesure, cette réforme rapprocha les municipalités russes
des modĂšles occidentaux et participa dâun mouvement urbain de
plus en plus actif, dont les effets allaient se faire particuliĂšrement
sentir aprÚs la Révolution de 1905. à la différence des périodes
prĂ©cĂ©dentes, cette seconde vague sâaccompagna de dĂ©bats
importants, soit publics, comme, surtout, dans les années 1850-70 et
au début du XX
e
siĂšcle, soit au sein des commissions
gouvernementales chargĂ©es dâĂ©tudier lâapplication de la rĂ©forme et
dâen prĂ©parer des modifications Ă©ventuelles, comme au dĂ©but des
années 1880.
Dans cette seconde Ă©tape, la monarchie russe ne construisait plus
sur une table rase, ni hors de toute force sociale. Il ne sâagissait plus
pour elle de recréer ou de parcourir en accéléré le chemin suivi par
les cités allemandes, italiennes ou françaises, mais de marcher du
mĂȘme pas quâelles, telles quâelles apparaissaient Ă lâĂšre industrielle.
98
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Les études historiques des villes russes débutÚrent au milieu du
XIX
e
siĂšcle, soit Ă peu prĂšs Ă la mĂȘme Ă©poque que la seconde vague
de rĂ©formes urbaines. PrĂ©cisons que nous nâenvisageons pas ici les
travaux consacrés à des villes particuliÚres, au demeurant trÚs peu
nombreux et dont certains avaient vu le jour dĂšs avant le milieu du
XIX
e
siĂšcle, mais dâhistoires urbaines gĂ©nĂ©rales, dans lesquelles les
villes russes étaient envisagées dans leur ensemble et leur
spécificité juridique et sociale
Ă notre connaissance, la premiĂšre Ă©tude de ce type, par ailleurs
trÚs générale et rudimentaire, celle de Plochinski, date de 1852
Elle fut suivie par une histoire, écrite par Prigara, des réformes de
Pierre le Grand
principaux travaux consacrĂ©s Ă lâhistoire des villes, considĂ©rĂ©es
sous lâangle de leur administration et de leurs institutions,
commencĂšrent dans les annĂ©es 1870 et se prolongĂšrent jusquâĂ la
Grande Guerre. Elles furent lâĆuvre de deux auteurs. Le premier,
Ivan Ditiatine, Ă©tait professeur Ă lâĂcole de droit Demidov de
Iaroslavl et Ă©tait davantage juriste quâhistorien. Sa thĂšse, dont le
titre Ă©tait
Les villes de Russie au XVIIIe siĂšcle
était consacrée aux
1
Nous ne prenons pas non plus en compte des Ă©tudes historiques qui,
mĂȘme si elles portaient sur lâensemble des villes russes, restaient trĂšs
descriptives et ne présentaient pas de problématique permettant de définir
la spécificité des villes russes. Voir, par exemple et notamment: N.D.
Ä
E
Ä
ULIN,
Goroda Moskovskogo gosudarstva v XVI veke
(Les villes du
royaume moscovite au XVIe siĂšcle), Saint-PĂ©tersbourg, 1889, et plus tard
Pavel Petrovi
Ä
SMIRNOV,
Goroda Moskovskogo gosudarstva v pervoj
polovine XVII veka
(Les villes du royaume moscovite au cours de la
premiÚre moitié du XVII
e
siĂšcle), tome 1, vol. 1, Kiev, 1917.
2
L.O. PLOĆ INSKIJ,
Gorodskoe ili srednee sostojanie russkogo naroda v
ego istori
Ä
eskom razvitii ot na
Ä
ala Rusi do novejĆĄih vremen
(LâĂ©tat urbain
ou mitoyen du peuple russe dans son développement historique depuis les
dĂ©buts de la Rusâ jusquâaux temps les plus modernes), Saint-PĂ©tersbourg,
Vasilij Poljakov, 1852.
3
Andrej P. PRIGARA,
Opyt istorii sostojanija gorodskih obyvatelej pri
Petre Velikom
(Essai dâhistoire sur lâĂ©tat des habitants des villes sous
Pierre le Grand), Moscou, 1867.
4
Ivan Ivanovi
Ä
DITJATIN,
Ustrojstvo i upravlenie gorodov Rossii,
(Lâorganisation et lâadministration des villes de Russie), tome 1:
Goroda
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
99
réformes municipales de cette période, vues sous un angle presque
exclusivement lĂ©gislatif. Son deuxiĂšme ouvrage retraçait lâhistoire
des réformes du XIXe siÚcle avant celle de 1870
. Le second
historien, Alexandre Kizevetter, faisait partie de la derniĂšre
gĂ©nĂ©ration dâhistoriens de lâAncien RĂ©gime russe. FormĂ© Ă
lâUniversitĂ© de Moscou Ă lâĂ©cole de Klioutchevski, il y enseigna
lâhistoire russe aprĂšs avoir soutenu successivement sa thĂšse
magistrale, consacrée aux communautés urbaines russes entre les
réformes de Pierre le Grand et celles de Catherine II
doctorat dâĂtat, qui Ă©tait une analyse minutieuse des sources
étrangÚres et russes de la réforme de Catherine II
Ćuvres maĂźtresses, il Ă©crivit aussi, et notamment, un opuscule de
caractĂšre gĂ©nĂ©ral qui retraçait lâĂ©volution du
self-government
en
Russie des origines au XIXe siĂšcle
Ă ces travaux, il convient dâajouter deux sĂ©ries de publications:
dâabord, les histoires gĂ©nĂ©rales de la Russie dont certains chapitres
pouvaient ĂȘtre dĂ©volus aux sujets qui nous occupent. Nous citerons
notamment, pour les raisons que lâon verra, lâ
Histoire du peuple
russe
de Nikolaï Polevoï, qui fut publiée en 1829-1833
et les
Essais sur lâhistoire de la culture russe
de Pavel Milioukov, dont la
premiÚre édition date de 1896 et qui fut rééditée à plusieurs
reprises
. Ensuite, les histoires de lâadministration locale qui
Rossii v XVIII stoletii
, Saint-PĂ©tersbourg, 1875.
5
Ivan Ivanovi
Ä
DITJATIN,
Gorodskoe samoupravlenie v Rossii
(Le self-
government urbain en Russie), Iaroslavl, 1877 (il sâagit en fait du second
volume de lâĆuvre prĂ©cĂ©dente).
6
Aleksandr A. KIZEVETTER,
Posadskaja obĆĄ
Ä
ina v Rossii v XVIII
stoletii
(La communauté urbaine en Russie au XVIII
e
siĂšcle), Moscou,
1903.
7
Aleksandr A. KIZEVETTER,
Gorodovoe poloĆŸenie Ekateriny II
(Le
statut des villes de Catherine II), Moscou, 1909.
8
Aleksandr A. KIZEVETTER,
Mestnoe samoupravlenie v Rossii, IX-XIX
vv., istori
Ä
eskij o
Ä
erk
(Le self-government local en Russie du IXe au XIXe
siĂšcle; essai historique), Moscou, 1910 (2
e
Ă©dition: Moscou, 1917).
9
Nikolaj POLEVOJ,
Istorija russkogo naroda
, 6 vol., Moscou, Académie
de MĂ©decine et de Chirurgie, 1829-1833.
10
Pavel N. MILJUKOV,
O
Ä
erki po istorii russkoj kulâtury
, 4 volumes,
100
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
embrassaient un domaine plus vaste que la seule histoire urbaine. Ă
partir des années 1860, le terme russe utilisé dans ces études était
samoupravlenie
, construit sous lâinfluence de lâallemand
Selbstverwaltung
et de lâanglais
self-government
, au cours des
débats qui entourÚrent la réforme des
zemstva
(en 1864) et celle des
municipalités. Dans ce domaine assez vaste, nous mentionnerons
dâune part une Ă©tude de lâadministration rĂ©gionale par Boris
Tchitcherine, professeur Ă lâUniversitĂ© de Moscou, publiĂ©e en
1856
, puis son ouvrage sur les sources de la représentation
nationale de 1866
et dâautre part le livre dâAlexandre Gradovski,
consacrĂ© au mĂȘme sujet que le premier livre de Tchitcherine, mais
embrassant toute la pĂ©riode de lâhistoire russe
Cette liste qui, bien entendu, nâest pas exhaustive, peut enfin ĂȘtre
complétée par des essais historiques, parfois comparatifs, parfois
mĂȘme conjoncturels, qui furent Ă©crits par des historiens russes Ă
lâombre des rĂ©formes municipales afin de mieux en Ă©clairer les
sources et les enjeux
. Les historiens cités ci-dessus participÚrent
trĂšs activement Ă ces dĂ©bats: leurs travaux en furent nourris et, Ă
Moscou, 1896. Lâhistoire des villes et des classes urbaines est traitĂ©e dans
le premier volume, chapitre 4, section II. Nous citerons cet ouvrage
dâaprĂšs la 4
e
Ă©dition, Saint-PĂ©tersbourg, 1900.
11
Boris
Ä
I
Ä
ERIN,
Oblastnye u
Ä
reĆŸdenija Rossii v XVII veke
(Les
institutions régionales en Russie au XVIIe siÚcle), Moscou, 1856.
12
Boris
Ä
I
Ä
ERIN,
O narodnom predstavitelâstve
(De la représentation
nationale), Moscou, 1866.
13
Aleksandr D. GRADOVSKIJ,
Istorija mestnogo pravlenija v Rossii
(Histoire du gouvernement local en Russie), Moscou, 1868; reproduit dans
ses
Ćuvres
:
Sobranie so
Ä
inenij A.D. Gradovskogo
, vol. 2, Saint-
PĂ©tersbourg, 1899.
14
Il est hors de question ici de dresser un inventaire de ces textes qui,
comme nous lâavons suggĂ©rĂ© plus haut, se situaient Ă la charniĂšre de
lâessai politique et de la rĂ©flexion historiographique. Ils Ă©taient
fréquemment publiés dans les revues « généralistes » comme
Le Messager
de lâEurope
(
Vestnik Evropy
),
Les Annales de la Patrie
(
Ote
Ä
estvennye
zapiski
),
La Pensée russe
(
Russkaja myslâ
),
La Richesse russe
(
Russkoe
bogatstvo
),
Le Monde de Dieu
(
Mir boĆŸij
),
Le Messager russe
(
Russkij
vestnik
),
lâInstruction
(
Obrazovanie
),
La Nouvelle parole
(
Novoe slovo
),
ou plus spécialisées comme le
Messager juridique
(
Juridi
Ä
eskij vestnik
).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
101
nâen pas douter, servirent aussi Ă les alimenter, dâautant plus
quâeux-mĂȘmes firent frĂ©quemment Ćuvre de publicistes
peut quâĂȘtre frappĂ©, en effet, des concordances chronologiques
entre leurs diffĂ©rents Ă©crits et lâactualitĂ©. La plupart des historiens
que nous avons cités ont du reste joué un rÎle politique non
négligeable. Tchitcherine fut élu maire de Moscou en 1881 et fut un
des principaux penseurs libéraux de la Russie des réformes.
Ditiatine fut trÚs actif dans les débats touchant à la réforme de 1870.
Milioukov allait devenir le principal leader du parti Constitutionnel-
Démocrate (« cadet »), créé en 1905. Kizevetter fut également
membre du Comité central du parti cadet et député de la PremiÚre
Douma. Dans ses
MĂ©moires
quâil Ă©crivit plus tard dans
lâĂ©migration, il expliqua ainsi son intĂ©rĂȘt pour lâhistoire des villes
15
Voir le recueil dâarticles dâIvan I. DITJATIN,
K istorii gorodskogo
polozenija 1870 g.
(Contribution Ă lâhistoire du statut des villes de 1870),
Moscou, 1885. On peut y ajouter les ouvrages et recueils suivants qui,
consacrĂ©s lâactualitĂ© de la rĂ©forme urbaine, livraient des aperçus
historiques du passé russe et le comparaient souvent aux institutions
urbaines occidentales: Aleksandr I. VASILâ
Ä
IKOV,
O samoupravlenii.
Sravnitelânyj obzor russkih i inostrannyh zemskih i obĆĄ
Ä
estvennyh
u
Ä
reĆŸdenij
(
Le self-government
. Revue comparée des institutions publiques
et locales russes et Ă©trangĂšres), 3 vol, Saint-PĂ©tersbourg, 1869-1871;
P. MULLOV,
Istori
Ä
eskoe obozrenie praviltelâstvennyh mer po ustrojstvu
gorodskogo obĆĄ
Ä
estvennogo upravlenija
(Revue historique des mesures
gouvernementales dans lâorganisation de lâadministration publique
municipale), Saint-PĂ©tersbourg, 1864; Nikolaj VTOROV,
Sravnitelânoe
obozrenie municipalânyh u
Ä
reĆŸdenij (Francii, Belâgii, Italii, Avstrii i
Prussii s prisovokupleniem o
Ä
erka mestnogo samoupravlenija v Anglii)
(Revue comparée des institutions municipales de France, Belgique, Italie,
Autriche, Prusse avec en annexe un essai sur le
self-government
local en
Angleterre), Saint-PĂ©tersbourg, 1864 (il sâagit dâun des volumes des
matériaux préparatoires qui servirent à la réforme de 1870:
Materialy dlja
sostavlenija predloĆŸenij ob ulu
Ä
ĆĄenii obĆĄ
Ä
estvennogo upravlenija v
gorodah
); Dmitrij D. SEMENOV,
Gorodskoe samoupravlenie. O
Ä
erki i
opyty
, (Le
self-government
urbain. Essais et expériences), Saint-
PĂ©tersbourg, 1901; A.G. MIHAJLOVSKIJ,
Reforma gorodskogo
samoupravlenija v Rossii
(La réforme du
self-government
urbain en
Russie), Moscou, Polâza, 1908.
102
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
au XVIIIe siÚcle: « Je voyais se dessiner devant moi un thÚme qui
rĂ©pondait Ă la fois Ă mes intĂ©rĂȘts scientifiques-thĂ©oriques et
politiques »: il sâagissait en effet pour lui de chercher les sources
des institutions constitutionnelles russes, celles « dâune vĂ©ritable
autonomie de la société »
Quelle vision de lâhistoire se dĂ©gage donc de cette production?
Contrairement Ă dâautres domaines de lâhistoire russe qui furent
sujets Ă bien des controverses, elle fit preuve, selon nous, dâune
Ă©tonnante homogĂ©nĂ©itĂ©. Lâhistoire russe y Ă©tait pĂ©riodisĂ©e
classiquement en quatre pĂ©riodes: Rusâ prĂ©mongole, Russie
« moscovite » du XVIe et XVIIe siĂšcle, Russie impĂ©riale jusquâau
milieu du XIXe siĂšcle et Russie contemporaine Ă partir des grandes
rĂ©formes des annĂ©es 1860. Lâhistoire urbaine sâinsĂ©rait aisĂ©ment
dans ce schĂ©ma: les villes princiĂšres dâavant le XIIIe siĂšcle Ă©taient
largement autonomes, mais seule Novgorod, suivie de Pskov
dĂ©veloppa cette autonomie jusquâau XVe siĂšcle en profitant de la
faiblesse des grands princes, au point de sâaffranchir totalement de
la tutelle princiĂšre. La monarchie moscovite, dans son Ćuvre de
centralisation, mit fin Ă ces autonomies Ă la fin du XVe siĂšcle. Les
catégories urbaines commencÚrent à peine à se dégager dans la
législation du souverain dans la seconde moitié du XVIIe siÚcle. Au
XVIIIe siÚcle, les empereurs tentÚrent, avec des succÚs mitigés,
dâinsuffler de la vie dans des institutions municipales en grande
partie importĂ©es dâEurope. Et câest seulement Ă partir des annĂ©es
1860 que la société urbaine (ou civile), désormais de plus en plus
active, commença à profiter de ces opportunités et à élargir sa
sphĂšre dâautonomie. Au dĂ©but du XXe siĂšcle, les villes russes
étaient touchées par un mouvement de « municipalisation » qui
touchait lâensemble des villes europĂ©ennes et qui conduisait les
municipalités à développer des services et des entreprises urbaines
afin dâassurer le bien-ĂȘtre des citoyens
16
Aleksandr A. KIZEVETTER,
Na rubeĆŸe dvuh stoletij
(A la charniĂšre
des deux siĂšcles), Prague, 1929, p. 268.
17
Au sujet de ce mouvement de municipalisation, voir lâouvrage de
Giovanni MONTEMARTINI (qui fut Ă lâorigine de ce terme et de ce
mouvement Ă Rome),
La Municipalizzazione dei publici servigi,
Milan,
SocietĂ editrice libraria, 1902.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
103
Ce schéma, assez cohérent, donnait lieu toutefois à certaines
divergences ou nuances importantes. La premiĂšre portait sur
lâimportance quâil fallait accorder Ă la pĂ©riode prĂ©-moscovite: pour
certains historiens, influencés en cela par la philosophie hégélienne
de lâhistoire ou encore par lâhistoriographie officielle de la
monarchie russe, lâĂ©pisode novgorodien Ă©tait nĂ©gligeable car il ne
sâinscrivait pas aisĂ©ment dans le schĂ©ma des progrĂšs de lâĂtat. Par
consĂ©quent, lâhistoire urbaine avait tendance à « commencer » au
XVIIIe siÚcle, toute la période précédente constituant, en quelque
sorte, un « Moyen Age » indifférencié. La seconde divergence
portait sur lâapprĂ©ciation et lâinterprĂ©tation quâil convenait de
formuler sur la politique des tsars russes du XVIIIe siĂšcle: quelles
quâen fussent les intentions affichĂ©es, nâeut-elle pas pour
motivation principale un souci fiscal, ce qui la plaçait en droite
continuité avec les tsars du XVIe et du XVIIe siÚcle? Et, dÚs lors,
son principal rĂ©sultat ne fut-il pas un Ă©touffement de lâinitiative
locale et non pas, malgrĂ© les apparences, son encouragement? DâoĂč
les aspects hésitants et contradictoires des réformes de Pierre et de
Catherine, dont héritÚrent celles du XIXe siÚcle.
Cette ligne de partage sâobserve, plutĂŽt en pointillĂ© que dâune
façon franche, dans lâensemble des travaux citĂ©s et parfois chez les
mĂȘmes auteurs. Si Plochinski et Prigara reproduisaient la vision
officielle dâun progrĂšs continu depuis le XVIIIe siĂšcle (en
« oubliant » complĂštement Novgorod et en sâefforçant de montrer
le rĂŽle bĂ©nĂ©fique de lâĂtat), si, Ă lâinverse, Milioukov et dans une
certaine mesure Kizevetter nâaccordaient pas une grande
importance aux rĂ©formes du XVIIIe siĂšcle, attentifs seulement Ă
lâĂ©veil de la sociĂ©tĂ©, Tchitcherine, Ditiatine, mĂȘme, Kizevetter et
quelques autres occupaient une position intermédiaire et plus
nuancée. Tous se rejoignaient plus ou moins dans leur appréciation
de lâĂ©poque contemporaine, marquĂ©e par la montĂ©e dâune sociĂ©tĂ©
civile. Tous se rejoignaient aussi dans une vision générale de
lâhistoire russe dont les protagonistes Ă©taient clairement et
uniformĂ©ment campĂ©s dans leurs Ă©crits: il sâagissait, dâun cĂŽtĂ©, de
lâĂtat, avec ses institutions et ses agents, et de la sociĂ©tĂ© urbaine (ou
civile) de lâautre. Ă la diffĂ©rence des citĂ©s europĂ©ennes, les villes
russes ne purent sâaffranchir des tutelles, surtout Ă©tatiques, qui
104
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
pesaient sur elles. Mais si tous sâaccordaient plus ou moins sur la
principale cause de la faiblesse des franchises et des institutions
urbaines en Russie (le faible développement économique des villes,
la faiblesse de la bourgeoisie), les uns voyaient dans la monarchie
absolue un frein qui ne pouvait ĂȘtre levĂ© quâĂ condition de
lâaffaiblir par une constitution, tandis que dâautres construisaient le
schĂ©ma dâune harmonie entre Ătat et sociĂ©tĂ©.
Ce schĂ©ma peut certainement ĂȘtre qualifiĂ© de libĂ©ral.
Lâaccession des villes russes aux franchises et Ă lâautonomie face Ă
lâĂtat, quâelle fĂ»t octroyĂ©e volontairement par lâĂtat ou obtenue par
la société civile, les rapprochait
in fine
de leurs homologues
occidentales et faisait vivre la Russie Ă lâheure des pays europĂ©ens,
mĂȘme si son itinĂ©raire lâen avait sĂ©parĂ©e pendant longtemps.
Comme lâĂ©crit Kizevetter dans son essai gĂ©nĂ©ral sur le
self-
government
local en Russie: « Câest seulement Ă partir du dernier
quart du XVIIIe siĂšcle, depuis lâĂ©poque des rĂ©formes de Catherine
II, que commence un tournant vers une nouvelle voie. Les organes
de
self-government
, reconnus et instituĂ©s par la loi, sortent peu Ă
peu de leur rĂŽle dâexĂ©cuteurs passifs de directives officielles et
reçoivent une certaine sphĂšre dâactivitĂ© plus ou moins
indĂ©pendante ». Puis lâauteur montre que ces Ă©volutions sont
difficiles et se heurtent Ă bien des mauvaises habitudes. Et
cependant, conclut-il, « il est impossible de douter que lâavenir
appartienne Ă lâadministration locale autonome et dĂ©mocratique »
Lâobstacle, Ă©crit-on de plus en plus ouvertement et surtout aprĂšs la
RĂ©volution de 1905, reste lâabsolutisme. Dans un ouvrage collectif
de 1913, consacrĂ© aux « Grandes rĂ©formes » dâAlexandre II,
lâhistorien Konstantin Pajitnov fait le bilan des expĂ©riences de
self-
government
local en Russie et va jusquâĂ Ă©crire: « En Europe, les
villes servirent dâexpĂ©rience de libertĂ© et dâindĂ©pendance et lâair
mĂȘme quâon y respirait, comme on le disait alors, rendait les
hommes libres. Tandis que chez nous, la population urbaine ne put
mĂȘme pas prĂ©server les droits et franchises qui lui avaient Ă©tĂ©
18
Aleksandr A. KIZEVETTER,
Mestnoe samoupravlenie v Rossii, IX-XIX
vv., istori
Ä
eskij o
Ä
erk, op. cit.
, pp. 154-155. Remarquons que Kizevetter
emploie le temps présent à partir de la fin du XVIIIe siÚcle.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
105
octroyĂ©s dâen haut: les faibles lueurs de libertĂ© furent Ă©touffĂ©es par
la main lourde de ce mĂȘme absolutisme qui les leur avait
accordées »
Le cadre conceptuel des historiens russes procĂ©dait dâune
conception, libĂ©rale elle aussi, de lâhistoire des villes europĂ©ennes,
qui datait du dĂ©but du XIXe siĂšcle, Ă©poque oĂč lâhistoriographie
europĂ©enne se tournait vers lâhistoire des citĂ©s. Les limites de cette
étude ne permettent pas de retracer dans son ensemble la réception
en Russie des différentes conceptions historiographiques de cette
Ă©poque, mĂȘme si nous nous en tenons aux villes. Il suffira de
prĂ©ciser que, lorsque les historiens russes sâattellent Ă la fin du
XIXe siÚcle à leurs études de villes, ils ont déjà été amplement
informĂ©s de lâhistoriographie française, allemande, suisse, anglaise,
consacrĂ©e Ă lâhistoire des villes libres en Europe.
Parmi les Ćuvres les plus connues, câest sans conteste celle de
Guizot et, dans une moindre mesure, celle dâAugustin Thierry qui
connurent en Russie la diffusion la plus large et câest sur ces deux
auteurs que nous nous arrĂȘterons, car leur lecture par les Russes
nous semble la plus significative.
Lâhistoire de la civilisation en
Europe
, fruit, rappelons-le, dâun cours que Guizot donna en 1828,
fut traduite en russe Ă deux reprises et connut, Ă notre connaissance,
huit Ă©ditions entre 1860 et 1906
. Mais le premier auteur Ă en
traduire dĂšs 1830 des passages entiers en annexe de sa propre
Histoire du peuple russe
ne fut autre que NikolaĂŻ PolevoĂŻ, dĂ©jĂ
cité
. Du mĂȘme Guizot, lâ
Histoire de la civilisation en France
19
Konstantin A. PAĆœITNOV, « Gorodskoe i zemskoe samoupravlenie »
(Le
self-government
des provinces et des villes),
Velikie reformy
ĆĄestidesjatyh godov
(Les Grandes Réformes des années Soixante), vol. 4,
Moscou, 1913, p. 19.
20
F. GIZO [François Guizot],
Istorija civilizacii v Evrope ot padenija
Rimskoj Imperii do Francuzskoj revoljucii
(Histoire de la civilisation en
Europe depuis la chute de lâEmpire romain jusquâĂ la RĂ©volution
française), tr. par Konstantin K. ARSENâEV, prĂ©face de Nikolaj P.
BARSOV, Saint-PĂ©tersbourg, Ă©d. Nikolaj Tiblen, 1860; 2
e
Ă©d. 1864 chez
P.A. KuliĆĄ; mĂȘme titre, traduction de V.D. VOLâFSON, Saint-
PĂ©tersbourg, 1892, puis 1897, 1898, 1902, 1905 et 1906.
21
Nikolaj POLEVOJ,
Istorija russkogo naroda, op. cit.,
citations de
106
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
connut également deux traductions dans deux éditions différentes
Quant Ă Augustin Thierry, son
Essai sur lâhistoire de la formation
et des progrĂšs du Tiers Ătat
et une partie de ses
Lettres sur
lâhistoire de France
furent traduits au tournant du siĂšcle
Ces multiples traductions montrent assez la popularité de ces
deux auteurs, surtout de Guizot. Le rĂŽle, comme traducteurs et
préfaciers, des enseignants des universités de Saint-Pétersbourg,
Moscou ou Kharkov tels que Barsov, Vipper, Vinogradov,
Loutchitski, Kareev, qui popularisĂšrent Guizot et Thierry (de mĂȘme
que Tocqueville) en Russie va dans le mĂȘme sens. Ni Sismondi,
dont
lâHistoire des rĂ©publiques italiennes
avait marqué les débuts
de lâhistoriographie libĂ©rale des villes libres, ni des auteurs
allemands comme Johann-Gottfried Eichhorn ou, beaucoup plus
tardifs, Georg Ludwig von Maurer ou Karl Hegel, qui furent
frĂ©quemment citĂ©s par des spĂ©cialistes russes de lâhistoire
europĂ©enne, ne connurent la mĂȘme influence que Guizot et Thierry.
Guizot et allusions Ă son Ćuvre dans le vol. 2, 1830, pp. 57-66; traduction
de certains passages de Guizot, tirés de la 7
e
confĂ©rence, consacrĂ©e Ă
lâaffranchissement des villes françaises au Moyen Age, dans le vol. 3,
1830, pp. 357-361.
22
F. GIZO [François Guizot],
Istorija civilizacii vo Francii
, Saint-
PĂ©tersbourg, Ă©d. M. STASJULEVI
Ä
, 1861, et Moscou, Ă©d. K.T.
SOLDATENKOV, 1877-1880. (trad. Pavel G. VINOGRADOV, vol. 1 et
2, et Marija KORSAK, vol. 3 et 4). Parmi dâautres traductions de Guizot
en russe, Lâ
Histoire de la RĂ©volution dâAngleterre
, qui concerne moins
notre propos, fut traduite et éditée en 1868, puis en 1909 et 1910.
23
Respectivement,
Istorija proishoĆŸdenija i uspehov tretâego soslovija vo
Francii
(Histoire de lâorigine et des succĂšs du Tiers Etat en France),
traduction et préface de Robert Ju. VIPPER, Moscou, impr. I.A. Balandin,
1899;
Istorija vozniknovenija i razvitija tretâego soslovija
(Histoire de la
naissance et du développement du Tiers Etat en France), éd. F.A.
IOGANSON, Kiev-Kharkov, 1900, puis Moscou, 1909; et
Gorodskie
kommuny vo Francii v srednie veka
(Les communes urbaines en France au
Moyen Age), traduit par G.A. LU
Ä
ICKIJ, préf. de N.I. KAREEV, Saint-
PĂ©tersbourg, chez ALâTĆ ULER, 1901: il sâagit de la seconde moitiĂ© des
Lettres sur lâHistoire de France
.
La ConquĂȘte de lâAngleterre par les
Normands
fut également traduite et publiée à trois reprises, en 1897, en
1900 et en 1904.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
107
En quoi le propos de ces deux auteurs pouvait-il répondre aux
interrogations des Russes? La rĂ©ponse est simple, et elle est dĂ©jĂ
clairement donnée par Polevoï en ce qui concerne Guizot: les deux
historiens sâefforcent de dĂ©montrer que les franchises urbaines,
arrachées de haute lutte par les villes occidentales au cours du
Moyen Age, furent Ă lâorigine des libertĂ©s politiques conquises par
la Révolution française; les acteurs de cette lutte de classes ont été
les classes urbaines mĂ©diĂ©vales, qui furent Ă lâorigine du Tiers Etat
triomphant au XIXe siĂšcle.
Curieusement, et le cas de PolevoĂŻ mis Ă part, on ne trouve guĂšre
chez les Russes de commentaires développés de cette conception
Par contre, un examen attentif des traductions et des préfaces aux
différentes éditions peut conduire à quelques découvertes
intéressantes. Par exemple, dans la septiÚme leçon de son
Histoire
de la civilisation en Europe
, Guizot évoque les « franchises »,
«
arrachées
» par les bourgeois aux seigneurs. La premiÚre
traduction russe, celle des années 1860, traduit le terme
« franchise » par
volânostâ
: choix assez judicieux si lâon songe que
câest ce mot, trĂšs ancien, quâon employait en Russie pour Ă©voquer
les franchises des cosaques, du XV
e
au XVIII
e
siĂšcle. Mais les
éditions suivantes emploient résolument un autre terme, nettement
24
Sans prétendre à un relevé exhaustif des comptes-rendus critiques de
Guizot et de Thierry parus dans les revues russes de lâĂ©poque, nous
pouvons affirmer cependant quâils furent trĂšs peu nombreux et plutĂŽt
pĂąles. Citons, Ă titre indicatif, deux comptes-rendus des ouvrages de
Guizot: sur
Lâhistoire de la civilisation en Europe
, dans les
Annales de la
patrie
(
Ote
Ä
estvennye zapiski
), 1860, n°4; et sur
Lâhistoire de la
civilisation en France
, le compte-rendu par K. ARSENâEV, le traducteur
du premier ouvrage, dans
Le messager russe
(
Russkij vestnik
), 1861, n°4.
Tous deux sont trĂšs neutres et se contentent dâexposer le contenu des
livres. Nous ne citerons pas non plus les nombreuses oeuvres qui font
mention de Guizot ou Thierry, par exemple celles de Ditiatine, Vtorov,
Gradovski, etc., ou encore des ouvrages ou manuels dâhistoire europĂ©enne
comme par exemple ceux de Nikolaj Kareev, Mihail Petrov et dâautres, oĂč
on trouve naturellement des aperçus des villes européennes libres au
Moyen Age, et par conséquent des références à Guizot, Thierry, Sismondi,
etc., mais sans insistance particuliĂšre. Nous nâavons retenu que les
historiens qui, selon nous, en ont fait un usage significatif.
108
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
plus moderne dans son usage du XIX
e
siĂšcle, qui est
svoboda
, soit
« libertĂ© ». On mesure le poids de ce mot si on songe quâen 1905,
annĂ©e dâune nouvelle Ă©dition du Guizot, le terme de
svoboda
constituait le dénominateur commun de toute la Révolution.
Second exemple, Guizot construit dans la mĂȘme leçon le couple
dâoppositions: «
servitude
» et «
liberté
». MĂȘme jeu que
précédemment: « liberté » est traduit par
volânostâ
dans lâĂ©dition de
1860, et par
svoboda
à partir des éditions des années 1890. Mais
« servitude », lui, est uniformément traduit par
rabstvo
(esclavage)
dĂšs lâĂ©dition de 1860: câest quâen 1860 nous sommes Ă la veille de
lâabolition du servage et que celui-ci est prĂ©cisĂ©ment stigmatisĂ© par
une grande partie de lâopinion comme un esclavage. Or le servage
nâest pas seulement incriminĂ© Ă cause de la situation des paysans: il
est aussi responsable dâun asservissement (dâun esclavage) gĂ©nĂ©ral
de la société russe, classes urbaines comprises.
TroisiÚme exemple, Guizot oppose, dans un passage célÚbre de
la mĂȘme leçon, la « commune » du XIIe siĂšcle Ă la « nation
bourgeoise » du XIXe siÚcle; les traducteurs russes ont hésité sur le
second terme de lâopposition. Dans les Ă©dition des annĂ©es 1860, ce
terme est traduit par
srednee soslovie,
soit « état mitoyen », selon la
terminologie russe du XVIIIe siĂšcle, et non pas mĂȘme « Tiers
Etat », dont une traduction plus exacte était et reste
tretâe soslovie
.
Cependant, les Ă©ditions du dĂ©but du XXe siĂšcle nâhĂ©sitent pas Ă
proposer
nacija
, soit la nation, terme fort, directement transcrit du
français, suivi de
goroĆŸane
(les habitants urbains, en Ă©vitant le mot
russe
burĆŸua,
déjà chargé de consonances négatives par suite de
lâinfluence socialiste). Dans ce dernier cas, lâanalyse des diffĂ©rentes
variantes devient particuliĂšrement complexe. En 1860, nous
sommes probablement en prĂ©sence dâune « adaptation » du texte de
Guizot à des réalités russes: le traducteur fait implicitement
référence à la tradition russe du XVIIIe siÚcle et insÚre la législation
de Catherine II dans le schĂ©ma de Guizot, mais il affaiblit du mĂȘme
coup le propos de ce dernier, car lâidĂ©e de la nation renvoyait
clairement Ă 1789. Ainsi cette premiĂšre traduction rapproche les
deux histoires, europĂ©enne et russe, en valorisant lâexpĂ©rience des
franchises urbaines russes et en affaiblissant le point
dâaboutissement de lâhistoire vue par Guizot, Ă savoir le passage de
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
109
la bourgeoisie urbaine Ă la nation souveraine. Soit par souci
dâexactitude, soit aussi parce que les idĂ©es dĂ©veloppĂ©es en 1860 ont
dĂ©jĂ perdu de leur mordant, les traductions plus tardives nâhĂ©sitent
pas à sauter le pas tout en cherchant à préserver un caractÚre positif
au texte de Guizot.
Moins riches du point de vue du sens, mais non moins
spectaculaires sont parfois de pures et simples transpositions
terminologiques des réalités européennes (principalement
françaises) décrites par Guizot ou Thierry, sur le terrain historique
russe ou sur des réalités contemporaines. Par exemple, les deux
traductions de lâ
Essai sur lâhistoire de la formation et des progrĂšs
du Tiers Etat
prĂ©sentent des variations intĂ©ressantes, alors quâelles
furent publiĂ©es presque en mĂȘme temps (respectivement en 1899 et
1900). Dans la premiÚre, la municipalité de Thierry est traduite par
gorodskaja duma
(soit « conseil municipal », mis en place, sous
cette appellation, par Catherine II en 1785). Dans la seconde, le
terme employé est
ratuĆĄa
(terme russe du XVIII
e
siĂšcle venant de
Rathaus
et désignant des réalités occidentales). « Corporations des
arts et métiers » est traduit par
remeslennye cehi
dans la premiĂšre
Ă©dition (autrement dit les corporations mises en place par Pierre le
Grand) et par
korporacii iskusstv i remesel
(traduction littérale et
clairement « occidentale ») dans la seconde. Enfin, lâexpression
« mélange de races » (Gaulois et Francs), concept fondamental chez
Thierry qui, comme on le sait, voyait ces deux races Ă lâorigine de
la lutte des classes entre le Tiers Ătat et la noblesse, est trĂšs affadie
par le premier traducteur, Vipper, qui Ă©crit
slijanie narodnostej,
soit
« fusion des nationalitĂ©s ». Câest que Robert Vipper, professeur
dâhistoire universelle Ă lâuniversitĂ© de Moscou, critique Thierry
pour sa théorie raciale, comme il le confirme par ailleurs dans sa
préface, et cherche visiblement à atténuer cette construction dans sa
traduction.
Ce ne sont ici que quelques exemples, choisis parmi les plus
frappants, de la façon dont les traductions russes laissaient entrevoir
la lecture politique qui pouvait ĂȘtre faite de Guizot si on lâappliquait
au terrain russe. Certaines préfaces, toujours écrites dans un esprit
universitaire, et par conséquent obéissant à une certaine réserve et
prudence, nâen contenaient pas moins des indications interprĂ©tatives
110
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
intéressantes. Par exemple, nous venons de mentionner celle de
Vipper, qui, influencé par la pensée socialiste, prend ses distances
avec Thierry en situant clairement les idĂ©es et lâengagement de
celui-ci dans la période de la Restauration, par conséquent
antĂ©rieure Ă la RĂ©volution de 1848 et Ă lâĂ©mergence de la classe
ouvriĂšre que Thierry « oublie » dans son histoire du Tiers Ătat.
ParallÚlement à cette critique, Vipper « tire » visiblement Thierry
vers le social et, que ce soit dans sa traduction ou dans sa préface, il
sâintĂ©resse aux communes en tant quâensembles sociaux en lutte
pour leurs franchises, occultant en quelque sorte les institutions
municipales.
Plus intĂ©ressants sont les parallĂšles purs et simples que dâaucuns
ont pu tracer entre lâhistoire russe et celle de lâEurope Ă la Guizot
ou Ă la Thierry. Ces parallĂšles sont la plupart du temps implicites.
La seule véritable exception que nous connaissons est
lâHistoire
de
PolevoĂŻ, qui, on lâa vu, fut le premier introducteur de Guizot en
Russie. Cet auteur, dont les opinions politiques se situaient
nettement Ă gauche, fut sans doute le premier historien romantique
en Russie. Tout à sa découverte de Guizot, ce néophyte ne résista
pas Ă la tentation dâappliquer
lâHistoire de la civilisation de
lâEurope
Ă lâhistoire russe. Dans son schĂ©ma, quâil expose avec
flamme dans le volume 2 de son Histoire, la place des communes
mĂ©diĂ©vales europĂ©ennes est tenue par Novgorod: « Lâhistoire de
Novgorod est la rĂ©pĂ©tition de lâhistoire des communes dans les
autres pays europĂ©ens ». « Novgorod nâexigeait rien dâautre que la
liberté (
svoboda
) »
entre cette histoire [de Novgorod] et celle des villes libres dâItalie,
de France et dâAllemagne. Il nây eut pas ici dâimitation, mais des
circonstances identiques ont produit des conséquences identiques.
Non moins Ă©tonnantes sont les similitudes entre les droits et les
privilĂšges de Novgorod et les droits et privilĂšges des villes libres
dâItalie et de France put franchir les murs de la citĂ©. Novgorod et Pskov restĂšrent seules,
elles ne purent fonder des unions urbaines du type de la Hanse, elles
25
Nikolaj POLEVOJ,
Istorija russkogo naroda, op. cit
., vol. 2, p. 57.
26
Ibid.,
pp. 64-65.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
111
Ă©taient trop faibles pour rĂ©sister à « la passion brutale de lâamour du
pouvoir » de lâautocratie russe
, de sorte que lâhistoire russe, au
lieu de suivre le cours europĂ©en comme lây conduisait tout droit
lâĂ©volution de Novgorod, sâengagea dans la voie asiatique.
La construction résolument anti-autocratique de Polevoï
sâinscrivait en faux contre lâhistoriographie monarchique officielle
qui, depuis le XVIe siĂšcle, passait rapidement sur la chute de
Novgorod sous Ivan III et se contentait de lâinscrire au compte des
progrÚs de la puissance moscovite. Au début du XIXe siÚcle,
Karamzine, dans
Histoire de lâĂtat russe
, objet de la critique de la
part des libéraux (Polevoï y compris), avait développé cette
derniĂšre vision. AprĂšs PolevoĂŻ, on est surpris du peu dâĂ©cho que sa
thĂšse a suscitĂ© chez les historiens, Ă lâinverse des milieux littĂ©raires
qui, depuis Radichtchev et en passant par les mouvements dits
« décembristes », avaient exalté la liberté et la résistance de
Novgorod au laminoir moscovite. Soloviev, Pogodine, Oustrialov,
Klioutchevski et bien dâautres auteurs dâhistoires gĂ©nĂ©rales de la
Russie sâintĂ©ressĂšrent peu aux institutions de Novgorod,
nâaccordĂšrent que peu dâimportance Ă la soumission de cette citĂ© au
XVe et au XVIe siĂšcle et cherchĂšrent dâautant moins Ă comparer
Novgorod aux cités italiennes ou hanséatiques que leur conception
de lâhistoire restait rĂ©solument, et Ă©troitement, nationale. Seuls, les
premiers, tel Soloviev, se rappelaient encore, sans le citer vraiment,
le schéma de Hegel qui les aidait à « justifier » la montée de la
monarchie moscovite: celle-ci servait les progrĂšs de lâĂtat et
balayait les archaĂŻsmes claniques et communautaires auxquels Ă©tait
assimilée la
volânostâ
de Novgorod.
Sur ce fond, Boris Tchitcherine, déjà cité, constituait une
exception. PartagĂ© quâil Ă©tait entre sa conception hĂ©gĂ©lienne de
lâhistoire russe et ses tendances libĂ©rales, rĂ©solument occidentaliste
par ailleurs, il pouvait écrire en 1856, sur un ton plutÎt négatif, que
Novgorod ignorait le droit de citoyenneté
, mais lui consacrait un
important développement en 1866 dans un ouvrage nettement plus
27
Ibid
., vol. 5, p. 17.
28
Boris
Ä
I
Ä
ERIN,
Oblastnye u
Ä
reĆŸdenija Rossii v XVII veke, op. cit
.,
p. 33.
112
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
politique. AprĂšs avoir soulignĂ© lâimportance des communes libres
dans lâhistoire de lâOccident, il passe Ă la Russie oĂč, Ă lâexception
de Novgorod et de Pskov, il nây avait pas eu dâorganisation
communale solide. Et dâajouter: « Les principes du droit et de la
libertĂ© politique nâĂ©taient pas Ă©trangers Ă la sociĂ©tĂ© russe; ils y
étaient présents depuis toujours tout comme dans toutes les autres
villes européennes. Mais par suite de la faiblesse interne et du
manque de liens entre les forces sociales, ces principes purent
produire des phĂ©nomĂšnes isolĂ©s, mais furent incapables dâoccuper
une place dans lâensemble de lâorganisme de lâĂtat. Novgorod et
Pskov restĂšrent solitaires au milieu du pays russe, leur mouvement
interne ne trouvait aucun Ă©cho en dehors de leurs territoires. Tandis
quâen Occident qui avait toujours Ă©tĂ© parsemĂ© de communes libres,
les cités fondent des unions entre elles, elles conquiÚrent leurs
droits... » (Ici, comme chez Polevoï, on reconnaßt aisément
lâempreinte de Guizot). Si la lutte de Novgorod fut exactement de
mĂȘme nature, ce fut un « combat solitaire dâune commune
souveraine contre un pouvoir monarchique de plus en fort. » Et
Tchitcherine de sâĂ©tonner de ce « phĂ©nomĂšne stupĂ©fiant »: lâhistoire
de Novgorod, si instructive et si proche des Ă©volutions occidentales,
« est passĂ©e dans lâhistoire russe sans laisser aucune trace, sans
laisser derriĂšre elle ni traditions orales, ni forces sociales, ni de
quelconques institutions dans lâĂtat »
. Tchitcherine sâĂ©carte ici
des causes rationnelles et donne pour un bref instant libre cours Ă
ses rĂ©flexions amĂšres dâoccidentaliste, atterrĂ© par lâĂ©loignement de
la Russie par rapport aux centres de la civilisation occidentale.
Mais si lâhistoire des villes russes sâest Ă©cartĂ©e de lâOccident
avec la chute des franchises novgorodiennes, elle doit le rejoindre
dans le temps présent. Sur ce point aussi, les historiens des villes
russes trouvent en Europe un modĂšle utile qui leur est fourni par
Guizot. On sait quâĂ la fin de la sixiĂšme leçon de son
Histoire de la
civilisation en Europe
, celui-ci traçait un parallÚle entre deux
phénomÚnes, presque synchroniques, propres au Moyen Age
français: dâune part, lâaffranchissement de la pensĂ©e contre la
tutelle de lâĂglise, avec la naissance de « lâesprit dâexamen » chez
29
Boris
Ä
I
Ä
ERIN,
O narodnom predstavitelâstve, op. cit
., pp. 358-359.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
113
AbĂ©lard, Ă la fin du XIe siĂšcle; et dâautre part, lâaffranchissement
des communes. Or, Ă©crit Guizot, ces deux mouvements, qui furent Ă
lâorigine de la libertĂ© moderne, sâignoraient totalement; pis, « la
guerre semblait déclarée » entre eux. « Il a fallu des siÚcles pour
réconcilier ces deux grandes puissances pour leur faire comprendre
la communautĂ© de leurs intĂ©rĂȘts ».
Nous trouvons, chez les historiens russes, une insistance
singuliĂšre sur cette idĂ©e de Guizot. En prĂ©face Ă lâĂ©dition de 1860,
Barsov sâĂ©tend longuement lĂ -dessus, sans plus de commentaires,
mais tout porte Ă croire quâil y accorde une grande importance.
Dans ses
Essais sur lâhistoire de la culture russe
, Milioukov
reprend intĂ©gralement lâanalyse de Guizot pour opposer totalement
lâhistoire des villes russes, totalement asservies Ă la monarchie, aux
villes occidentales. De mĂȘme, la naissance de « lâesprit dâexamen »
ou « philosophique », cher à Guizot, et qui devient chez Milioukov
« lâesprit critique », sâest produite seulement en Russie Ă la fin du
XVIIe siĂšcle, en mĂȘme temps que lâĂ©tat urbain qui fut crĂ©Ă© « sous la
contrainte » par la monarchie. Mais avec le temps, les choses
changent et Ă la fin du XIXe siĂšcle, « le Tiers Ătat de notre temps se
forme Ă partir des diffĂ©rents Ă©lĂ©ments du passĂ© russe et on voit sây
dessiner les forces qui ont crĂ©Ă© la vie culturelle [câest-Ă -dire la
civilisation] de lâEurope contemporaine: la force du capital et la
force du savoir »
Chez Kizevetter, les allusions sont moins nettes, mais la
problématique du couple bourgeoisie/intellectuels apparaßt aussi.
Dans lâessai citĂ© prĂ©cĂ©demment, il dĂ©plore que les
zemstva
soient
dominées par la noblesse et les municipalités par les marchands, au
détriment des autres catégories
. Dans son cours sur le XIXe siĂšcle
russe, quâil donna en 1915-1916 aux Cours supĂ©rieurs pour jeunes
filles de Moscou, il sâapplique Ă dĂ©finir ainsi la bourgeoisie qui
faisait dĂ©faut en Russie jusquâĂ une pĂ©riode rĂ©cente: ce sont « les
représentants du capital commercial et industriel et les représentants
30
Pavel N. MILJUKOV,
O
Ä
erki po istorii russkoj kulâtury, op. cit
., vol. 1,
p. 202.
31
Aleksandr A. KIZEVETTER,
Mestnoe samoupravlenie v Rossii, IX-XIX
vv., istori
Ä
eskij ocerk, op. cit
., p. 153.
114
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
du travail intellectuel professionnel â savants, enseignants,
médecins, artistes »
. Nous retrouvons ici les « deux forces »
urbaines, mais on ne peut quâĂȘtre frappĂ© par un oubli de Kizevetter,
qui ne semble pas considérer que les artisans (les métiers) aient pu
faire partie de la bourgeoisie occidentale. Cet oubli intéressant
mériterait une analyse à part. Mentionnons simplement, parmi ses
explications possibles, la faiblesse de lâartisanat urbain en Russie.
Mais surtout il est révélateur de la façon dont Kizevetter envisage
les forces urbaines du progrĂšs, certainement assez conformes Ă
lâidĂ©ologie du parti cadet
Or, lâinsistance des auteurs citĂ©s sur la « force du savoir » nâĂ©tait
pas seulement révélatrice de leurs schémas de pensée, elle répondait
aussi Ă une actualitĂ© brĂ»lante. Câest que le statut des municipalitĂ©s
de 1870 nâaccordait le droit de vote quâaux propriĂ©taires
immobiliers et aux dĂ©tenteurs dâun capital. Du mĂȘme coup, des
personnes, mĂȘme aisĂ©es, mais locataires de leur logement, ne
faisaient pas partie des trois « curies » électorales ni ne pouvaient
ĂȘtre Ă©lues. Cette disposition fut fortement critiquĂ©e jusquâĂ la
RĂ©volution de 1905, et mĂȘme aprĂšs, malgrĂ© une modification qui
permit enfin aux intellectuels de pénétrer dans les municipalités.
Ainsi, pour ne citer quâun de nos historiens dans sa confĂ©rence
publique de 1876, Ditiatine insiste sur la nĂ©cessitĂ© dâĂ©largir les
bases sociales des municipalitĂ©s, car, poursuit-il en sâappuyant sur
lâexemple de la Prusse au temps de Stein
, la force des institutions
32
Aleksandr A. KIZEVETTER,
Istorija Rossii v XIX veke
(Histoire de la
Russie au XIXe siĂšcle), 1
e
partie, Moscou, 1916, p. 153.
33
Lâhistorien Vladimir Pi
Ä
eta ne commet pas le mĂȘme « oubli » dans son
bref article consacrĂ© Ă la rĂ©forme de 1870 lâouvrage collectif
Tri veka
(Trois siĂšcles), vol. VI, Moscou, Ă©d. Sytine, 1913, pp. 173-179; voir la
page 176, Ă propos de lâexclusion des locataires: il sâagit des professions
libérales, des travailleurs intellectuels, des fonctionnaires et des ouvriers.
34
La réforme municipale du baron Heinrich-Friedrich Stein de 1808 fut
souvent citée en Russie comme un exemple à la fois heureux dans les
intentions et malheureux dans les applications lointaines, dâune lĂ©gislation
« libérale ». Voir, par exemple, un article signé S., publié dans
Vestnik
Evropy
(Le messager de lâEurope), juin 1909 et intitulĂ© « Sto let. Pisâmo iz
Berlina » (Cent ans. Lettre de Berlin), consacré au centenaire de la réforme
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
115
repose sur lâopinion publique, donc sur la presse, donc et surtout sur
« le savoir et lâinstruction », lorsquâils « sont reconnus comme une
force »
. En défendant le droit des intellectuels à participer au
gouvernement de la cité en raison de leurs compétences, on fait
souvent référence à la législation de Catherine II qui, précisément,
avait défini une catégorie de « citoyens honoraires » dont les
métiers intellectuels devaient faire partie
Nous conclurons par deux réflexions. La premiÚre est que
lâhistoriographie russe bĂątissait sa vision des villes Ă partir de deux
séries référentielles qui fournissaient le cadre, souvent implicite,
parfois explicite de son objet: lâhistoire europĂ©enne (les communes
libres) dâune part et la rĂ©forme politique russe (les « Grandes
rĂ©formes » et leur suite, la RĂ©volution de 1905...) de lâautre. Certes,
les travaux les plus fĂ©conds des historiens russes ne peuvent ĂȘtre
réduits à ce cadre que, par nécessité et pour mieux en faire saillir les
contours, nous avons Ă©tĂ© conduit Ă simplifier. Il ne sâagit pas, on
lâaura compris, de « dĂ©construire » leurs oeuvres, mais bien plutĂŽt
de mieux comprendre leur engagement intellectuel et personnel qui
les a conduits Ă prendre la plume. Or ce qui est frappant, câest
répétons-le, la cohésion de ce schéma historique et politique qui
permettait à la fois de penser la différence de la Russie et sa
« convergence » (quâon nous pardonne cet anachronisme) avec
lâEurope Occidentale Ă partir de ses propres prĂ©misses.
La seconde réflexion porte sur la périodisation du parallÚle
Europe/Russie, telle quâelle transparaĂźt dans ces travaux. Ă
premiÚre vue, les périodes concordent assez bien: au Moyen Age
occidental correspondent les républiques de Novgorod et de Pskov.
Au XVIe et au XVIIe siÚcle les monarchies absolues européennes
et qui peut aussi ĂȘtre lu entiĂšrement, selon nous, comme un commentaire
de lâhistoire russe.
35
Ivan I. DITJATIN,
NaĆĄe goroskoe samoupravlenie
(Notre
self-
government
urbain), Iaroslavl, 1876, pp. 50-51. Il sâagit dâun discours
prononcĂ© au LycĂ©e Demidov oĂč il enseignait.
36
Voir, par exemple, lâarticle de Dmitrij SMIRNOV, « RasĆĄirenie
gorodskogo predstavitelâstva. Istori
Ä
eskij ocerk » (LâĂ©largissement de la
reprĂ©sentation urbaine. Essai dâhistoire),
Russkaja myslâ
(La pensée russe),
octobre 1897, p. 29.
116
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
sâaffermissent et affaiblissent les franchises urbaines. MĂȘme chose
en Russie, Ă partir de la fin du XVe
siĂšcle. Ă partir du XVIIIe
siÚcle, les deux cours historiques se différencient. En Europe les
rĂ©volutions ou les Ă©volutions pacifiques amĂšnent lâavĂšnement des
sociétés civiles. En Russie, ce processus, plus ou moins avorté au
XVIIIe siĂšcle dans lâaction des souverains Ă©clairĂ©s, se fraie un
chemin difficile Ă partir des Grandes RĂ©formes.
Mais cette premiÚre approche est encore trop symétrique. En
réalité, si les périodes définies ci-dessus apparaissent bien, elles ne
jouent pas le mĂȘme rĂŽle en Europe et en Russie. Lâhistoire
européenne, sous la plume des auteurs cités, apparaßt comme une
continuité. Malgré la monarchie absolue, les cités préservent un
capital de libertĂ© qui a fini par Ă©clore dans lâavĂšnement du Tiers
Ătat et de la souverainetĂ© nationale. Au surplus, cette tradition de
libertĂ© remonte Ă lâAntiquitĂ©, aspect que nous nâavons guĂšre Ă©voquĂ©
jusquâĂ prĂ©sent car il ne sâappliquait pas Ă la Russie
celle-ci, par contre, se caractérisait par une sorte de tronçonnement
et dâisolement de ses diffĂ©rents chaĂźnons: Novgorod restait sans
lendemain; la législation de Pierre et de Catherine tombait du ciel et
restait aussi presque sans lendemain. Et câest seulement depuis le
milieu du XIXe siĂšcle,
câest-Ă -dire au moment oĂč Ă©crivaient les
historiens
, que le cours historique russe se dotait dâune continuitĂ©
en mĂȘme temps que dâune convergence avec lâOccident. Aussi, la
vision historique des historiens libéraux russes se trouvait-elle
comme aspirée par le présent, ou mieux encore, par un
futur
supposĂ© bon, et qui jouait lâoffice dâune compensation faute dâun
passé attrayant.
37
Lâhistoriographie russe, qui se distingua par ailleurs dans beaucoup de
domaines des Ă©tudes antiques, nâest pas trĂšs riche sur lâhistoire des villes
grecques ou de la citĂ© romaine et cette derniĂšre nâapparaĂźt jamais, mĂȘme Ă
titre indicatif, dans les comparaisons entre villes russes et villes
occidentales. Signalons, toutefois, lâouvrage de Nikolaj KAREEV,
Gosudarstvo-gorod anti
Ä
nogo mira
(LâĂtat-citĂ© du monde antique), Saint-
PĂ©tersbourg, 1903.
La Cité antique
de Fustel de Coulanges connut par
ailleurs un trĂšs grand succĂšs en Russie et lâouvrage fut publiĂ© en plusieurs
traductions en 1867, 1895, 1903 et 1906.
Les fondements théoriques
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
119
La justice, une question de volonté?
La notion justinienne de la justice
Bénédict Winiger
Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuens
La justice est une volontĂ© constante et perpĂ©tuelle dâattribuer Ă
chacun son droit.
Câest Ă la place la plus Ă©minente de son immense Ćuvre lĂ©gislative
que Justinien place cette définition de la justice. Elle se trouve au
début du premier livre des
Institutiones
, le manuel quâil a fait
rĂ©diger pour lâenseignement du droit dans les Ă©coles de droit de son
Empire. Ainsi, la premiĂšre notion que lâĂ©tudiant en droit devait
apprendre sous Justinien Ă©tait celle de la justice.
Justinien y assemble plusieurs éléments qui traduisent à la fois
une conception philosophique et juridique du droit. Dâabord la
justice est une volontĂ©. Cela signifie quâelle nâest pas donnĂ©e
dâemblĂ©e, mais son instauration dĂ©pend de lâengagement que nous
prenons pour la promouvoir.
Cette volontĂ© doit ĂȘtre Ă la fois constante et perpĂ©tuelle. Le
participe
constans
désigne le caractÚre immuable et persévérant de
cette volonté, qui doit se manifester en toutes circonstances et
sâappliquer Ă toutes les causes. Chacun peut prĂ©tendre Ă ce quâil soit
mis au bénéfice de cette volonté de justice, comme, par exemple en
droit moderne, chacun peut se rĂ©clamer du principe de lâĂ©galitĂ© de
traitement.
Lâadjectif
perpetua
définit le rapport entre volonté et temps et
exprime le fait quâon ne saurait instaurer la justice une fois pour
toutes. Le maintien de cette derniÚre demande une volonté
1
Corpus Iuris Civilis
,
Institutiones
, Lisboa occidental, A. Pedrozo Galram,
1740, 1.1pr.
120
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
prolongĂ©e dans le temps. Par nature, la justice est faite au fur et Ă
mesure des décisions particuliÚres prises notamment par les
autorités judiciaires. Par conséquent, pour la perpétuer, chaque
auxiliaire de la justice est Ă prĂ©sent â et sera Ă lâavenir â tenu
dâappliquer dans chacun de ses actes les rĂšgles de la justice.
Ensuite, la justice a un contenu précis:
suum cuique tribuere
exprime la rĂšgle quâil faut attribuer Ă chacun ce qui lui revient. Il
sâagit lĂ dâun des trois prĂ©ceptes gĂ©nĂ©raux de droit que Justinien
mentionne quelques lignes plus tard:
honeste vivere, alterum non
laedere et suum cuique tribuere
. Il ne serait naturellement pas
possible de développer ici pleinement la portée de ces trois
préceptes fondamentaux. Je me limiterai donc à en dessiner trÚs
grossiĂšrement quelques contours.
Honeste vivere
est une maxime générale qui nous impose un
comportement dâhommes honnĂȘtes, de personnes agissant de telle
sorte que la vie en sociĂ©tĂ© soit possible. Cet homme honnĂȘte trouve
une autre incarnation dans le fameux
bonus vir
, lâhomme quâon
prend comme Ă©talon de comparaison pour savoir si telle personne a
agi conformĂ©ment aux attentes lĂ©gitimes de lâordre juridique.
Pratiquement, on se demande comment un
bonus vir
ou un honnĂȘte
homme aurait agi dans une situation prĂ©cise et on mesure lâattitude
de lâauteur concernĂ© Ă lâaune de ce comportement modĂšle. Si son
comportement reste en-dessous du standard dĂ©fini, lâauteur nâa pas
agi en
bonus vir
et devra répondre des conséquences de son acte.
Le deuxiÚme de ces préceptes, le
alterum non laedere
, est
notamment une protection de la personne. Il exprime de maniĂšre
gĂ©nĂ©rale que nul nâa le droit de causer un dommage Ă autrui.
Le troisiÚme précepte, le
suum cuique tribuere
, oblige Ă
respecter surtout les droits dâautrui. Chacun est tenu de concĂ©der Ă
lâautre ce Ă quoi il a droit en vertu de lâordre juridique. Le
propriĂ©taire, par exemple, a le droit dâexiger quâon ne viole pas les
prĂ©rogatives que son droit lui procure. Ainsi, je nâai par exemple
pas le droit de nuire au fond immobilier du voisin par lâĂ©mission de
bruits excessifs, dâodeurs ou de substances toxiques.
2
Ibid.
, 1.1.3.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
121
Dans sa définition de la justice, Justinien ne mentionne que le
troisiÚme de ces préceptes. Le
suum cuique tribuere
. Mais, il est
évident que, dans un régime juste, les deux premiers doivent
Ă©galement ĂȘtre respectĂ©s, comme du reste toute autre norme
explicitement ou implicitement contenue dans lâordre lĂ©gislatif.
Dans ce sens, le
suum cuique tribuere
figure
pro toto
dans la
définition justinienne de la justice.
La philosophie qui sous-tend cette conception de la justice est
Ă©videmment volontariste
justice ne dépend ni du hasard, ni de la providence, mais
directement de notre volonté. Le respect des rÚgles qui garantissent
la justice dĂ©pend directement dâun acte commun de volontĂ© non
seulement du juge et de lâauxiliaire de justice, mais, en dĂ©finitive,
de tous les membres de la société.
Justinien nâest pas le premier Ă dĂ©fendre une conception
volontariste de la justice. La théorie probablement la plus influente
au moins pour le droit occidental est celle dâAristote. Dans
lâEthique Ă Nicomaque, Aristote consacre un livre entier â le livre
V â Ă la notion de justice. Dâabord, il nous y rapporte, Ă titre de
simple esquisse de départ, la conception commune de la justice,
partagée, selon lui, par tout le monde: la justice serait une « sorte de
disposition qui rend les hommes aptes Ă accomplir les actes justes,
et qui les fait agir justement et vouloir les choses justes »
conception se rĂ©fĂšre Ă une disposition interne de lâindividu. Agir
justement présuppose à la fois une aptitude de la personne, mais
Ă©galement la mise en pratique de cette aptitude dans lâacte concret;
en outre est supposĂ©e la volontĂ© de lâindividu que lâacte concernĂ©
soit juste.
Comme Justinien, Aristote rattache la justice du moins
partiellement Ă la loi: « Le juste, en effet, nâexiste quâentre ceux
3
A noter ici que ce nâest pas seulement la dĂ©finition de la justice qui est
nourrie de ce volontarisme. Justinien poursuivait le but dâune triple unitĂ© â
celle de lâEmpire, de la religion et du droit. Selon sa volontĂ©, le
Corpus
iuris civilis
aurait dĂ» ĂȘtre lâinstrument de cette unitĂ© juridique qui, Ă son
tour, aurait dĂ» consolider lâunitĂ© de lâEmpire.
4
ARISTOTE,
Ethique Ă Nicomaque
, livre V, 1129a, 5ss. (trad. J. Tricot),
Paris, Vrin, 1994, p. 213.
122
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
dont les relations mutuelles sont sanctionnées par la loi »
le juste existe entre des individus soumis Ă la loi qui les contraint Ă
répondre de leurs actes. Le juste suppose la possibilité que
lâindividu puisse agir injustement, puisque, prĂ©cisĂ©ment, la justice a
comme fonction de distinguer entre le juste et lâinjuste
. MĂȘme si,
par la suite, il va nuancer ce propos en distinguant différentes
formes de juste
, Aristote considĂšre en un certain sens que le
rapport entre la justice et la loi est direct: celui qui viole la loi est
injuste, celui qui lâobserve est juste
Dans la suite, Aristote approfondit certains des éléments de la
définition commune de la justice, dont notamment le rÎle de la
disposition interne de lâindividu. Il se pose la question de savoir si
une personne peut choisir dâagir tantĂŽt justement, tantĂŽt injustement
et rĂ©fute cette idĂ©e. Dâabord, il constate que, en principe, les actes
injustes sont à la portée de tout le monde, que chacun peut avoir
commerce avec la femme de son voisin, frapper son prochain ou
verser des pots-de-vin. En revanche, il nâest pas Ă la portĂ©e de tout
le monde dâagir justement, parce que la justice suppose une
connaissance matérielle de ce qui est juste. Ainsi, pour déterminer
une action concrĂšte ou pour trouver la solution Ă un problĂšme par
exemple de justice corrective, il faut dâabord connaĂźtre les rĂšgles
qui conduisent à une répartition juste des biens et, en plus, savoir
Ă©valuer concrĂštement la part qui revient Ă chacun. Or, cela demande
selon Aristote une préparation qui serait, comme il dit, plus lourde
quâĂ©tudier la mĂ©decine
. Câest Ă travers cette prĂ©paration que
lâhomme crĂ©e en lui-mĂȘme une disposition Ă agir justement.
LâĂ©lĂ©ment que vise Aristote ici est sans doute lâaptitude dont il
parlait dans la dĂ©finition commune de la justice. Cette aptitude est Ă
la fois formelle et matérielle. Il faut non seulement connaßtre les
rĂšgles formelles, telles quâil les explique notamment dans les
chapitres consacrés à la justice distributive et corrective, mais en
5
Ibid.
, livre V, 1134a, 30.
6
Ibid.
, livre V, 1134a, 30ss., pp. 248ss.
7
Ibid.
, livre V, 1130b, 5ss, p. 223.
8
Ibid.
, livre V, 1129b, 10ss, p. 217.
9
Ibid.
, livre V, 1137a, 10ss, p. 264.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
123
plus, il faut avoir les connaissances et, probablement, lâexpĂ©rience
nécessaires pour savoir déterminer concrÚtement ce qui est juste.
Lâautre Ă©lĂ©ment qui nous intĂ©resse dans la dĂ©finition commune
de la justice concerne la volontĂ© dâagir justement. Pour Aristote,
une action juste est par définition une action volontaire: « La justice
(ou lâinjustice) dâune action est donc dĂ©terminĂ©e par son caractĂšre
volontaire ou involontaire »
. Par volontaire, il entend « tout ce
qui, parmi les choses qui sont au pouvoir de lâagent, est accompli
en connaissance de cause, câest-Ă -dire sans ignorer ni la personne
subissant lâaction, ni lâinstrument employĂ©, ni le but Ă atteindre »
« Volontaire » est pris ici au sens dâune dĂ©termination dĂ©libĂ©rĂ©e et
éclairée de la volonté au regard des circonstances et conséquences
de lâacte. En mĂȘme temps, pour quâune action soit juste, elle est
toujours commise librement. Ainsi, un acte juste nâest jamais le
fruit du hasard, de lâignorance ou de la contrainte. La personne qui
agit justement connaßt les enjeux de son acte, en mesure la portée et
agit en toute indépendance.
Cette conception philosophique renferme au moins deux
Ă©lĂ©ments volontaristes. Dâune part, la volontĂ© est dĂ©terminante pour
acquérir les aptitudes nécessaires à une action juste. Cette aptitude
nâest pas innĂ©e ou donnĂ©e, mais sâobtient Ă travers un effort
volontaire dâacquisition des connaissances requises. Dâautre part,
lâacte juste est toujours un acte volontaire et non pas un Ă©vĂ©nement
fortuit. Pour que son acte soit juste, il faut que la personne agisse en
pleine connaissance de cause et avec lâintention dâagir justement.
Ces deux sources, lâ
Ethique Ă Nicomaque
dâAristote et les
Institutiones
de Justinien, ont déterminé dans une large mesure
notre conception de la justice. Ces idées définissent à tel point notre
horizon juridique que, parfois, nous avons de la peine Ă imaginer Ă
quel point elles ont été novatrices. On peut retrouver leurs traces
tout au long de lâhistoire des idĂ©es, des mĂ©diĂ©vaux aux auteurs
contemporains.
Une tentative particuliĂšrement intĂ©ressante dâĂ©chafauder une
nouvelle théorie de la justice à partir de ces deux sources a été faite
10
Ibid.
, livre V, 1135a, 18ss, p. 253.
11
Ibid.
, livre V, 1135a, 20ss, p. 253.
124
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
par Leibniz. Dans son texte
MĂ©ditation sur la notion commune de
justice
de 1702, Leibniz pose la question de savoir si la justice est
arbitraire et donc variable ou si elle « consiste dans les vérités
nécessaires et éternelles de la nature des choses »
. Lâenjeu de sa
question est à la fois théologique et politique. Sur le plan
thĂ©ologique, il sâagit de savoir si la justice dĂ©pend de la volontĂ©
divine ou si, au contraire, mĂȘme Dieu est soumis aux rĂšgles dâune
justice pré-donnée. Sur le plan politique, Leibniz se demande si le
Prince peut manipuler la justice à son gré ou si elle lui est imposée.
Plus précisément, à la base de la justice, y a-t-il un acte de volonté
qui détermine le contenu de ce qui est juste ou, au contraire, existe-
t-il des rĂšgles extĂ©rieures qui sâimposent Ă notre volontĂ©. La
réponse de Leibniz est claire. Ni Dieu, ni le Prince ne pourrait
choisir ce qui est juste. Le contenu de la justice est pré-donné, car
déterminé par les lois de la raison. Autrement, dit Leibniz, le terme
mĂȘme de justice serait vide de sens puisque chaque Prince pourrait
lui donner le contenu qui lui conviendrait. Ce nâest pas la puissance
de Dieu ou du Prince qui rend un acte juste, mais la raison
universelle qui impose son ordre à toute la Création
En dĂ©fendant la conception dâune justice universelle, Leibniz
exclut évidemment que la volonté intervienne dans la détermination
matérielle de ce qui est juste. En revanche, la volonté joue un rÎle
central dans la mise en Ćuvre de la justice. Comme Aristote et
Justinien, Leibniz distingue un aspect matériel, qui détermine le
contenu de la justice et un aspect quâon pourrait appeler
psychologique et qui est liĂ© Ă la mise en Ćuvre concrĂšte du juste.
Sur le plan matĂ©riel, nous lâavons dit, la justice est soumise aux
critĂšres de la
ratio
. Câest cette derniĂšre qui dĂ©termine si un acte est
juste. En revanche, sur le plan psychologique la justice est soumise
Ă la volontĂ©. Câest la volontĂ© qui permet de mettre en pratique la
solution dictée par la raison. Leibniz le dit de la maniÚre suivante:
« La sagesse est dans lâentendement et la bontĂ© dans la volontĂ© »
12
Gottfried Wilhelm LEIBNIZ,
MĂ©ditation sur la notion commune de la
justice
, in Georg MOLLAT,
Rechtsphilosophisches aus Leibnizens
ungedruckten Schriften
, Leipzig, 1885, pp. 56-81.
13
Ibid.
, pp. 58ss.
14
Ibid.
, p. 62.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
125
La sagesse est la connaissance matérielle du bien, alors que la bonté
est « lâinclination Ă faire du bien Ă tous »
. Agir justement suppose
ainsi Ă la fois dâavoir la sagesse nĂ©cessaire pour connaĂźtre le bien et
la volonté de le mettre en pratique.
Toutefois, le simple constat que le contenu matériel de la justice
est dicté par la raison serait trop pauvre pour fonder une théorie de
la justice. Encore faut-il préciser le mode de raisonnement. Leibniz
y consacre une partie substantielle de son texte et développe ce
quâon pourrait appeler le principe de rĂ©ciprocitĂ©. Comme point de
départ, il propose une définition soi-disant nominale de la justice:
« la justice est une volonté constante de faire en sorte, que personne
nâait raison de se plaindre de nous »
Notons quâil sâagit lĂ seulement dâune hypothĂšse de travail qui
Ă©voluera progressivement. Câest la deuxiĂšme partie de cette
proposition qui fera lâobjet dâun long dĂ©veloppement. Que signifie
« avoir raison de se plaindre »? Le terme « raison » renvoie à une
dĂ©marche purement rationnelle. En dâautres termes, dans quelle
situation puis-je rationnellement me plaindre du comportement
dâautrui? Dans sa forme la plus simple, le principe de rĂ©ciprocitĂ©
veut que je me mette Ă la place dâautrui pour savoir si, dans sa
situation, je considérerais mon comportement comme adéquat. Si
je trouvais une raison de me plaindre Ă son Ă©gard, mon
comportement ne serait pas juste. Toutefois, sous cette forme
élémentaire, le principe de réciprocité conduirait souvent à des
résultats insatisfaisants. Le meurtrier, par exemple, se plaindra
toujours de la condamnation que le juge lui inflige, mĂȘme si son
acte mérite une peine. Par conséquent, il ne suffirait pas de se
mettre à la place seulement de celui qui est directement concerné,
mais il faudra Ă©galement tenir compte des proches de la victime et
de leur besoin dâobtenir satisfaction. Mais Ă nouveau, lâexpĂ©rience
montre que les proches sont souvent animés par des sentiments de
vengeance et réclament des peines exorbitantes, de sorte que leur
point de vue, mĂȘme cumulĂ© avec celui du meurtrier, ne suffirait pas
pour déterminer ce qui est juste. Par ailleurs, ces deux parties ne
15
Ibid.
, p. 62.
16
Ibid.
, p. 67.
126
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
sont pas les seules concernées. La société dans son ensemble a un
intĂ©rĂȘt Ă©vident Ă un exercice Ă©quilibrĂ© de la justice pĂ©nale. DâoĂč la
définition plus complÚte: « la justice, au moins entre les hommes,
est la volontĂ© constante de faire en sorte autant quâil est possible,
quâon ne se puisse point plaindre de nous, quand nous nous
plaindrions dâautruy en cas pareil »
. Par rapport à la définition
antĂ©rieure, celle-ci Ă©largit le principe de rĂ©ciprocitĂ©. Lâexpression
« quâon ne se puisse point plaindre » renvoie non pas Ă lâindividu
concerné, ou tout au moins pas exclusivement à lui, mais à la
société dans son ensemble. Ce principe tient également compte du
fait quâun certain acte puisse ĂȘtre jugĂ© diffĂ©remment par un individu
directement concerné, par exemple le meurtrier qui se plaint de sa
peine, et la sociĂ©tĂ©. Lâexpression « quand nous nous plaindrions
dâautruy en cas pareil » prend ainsi la signification « mĂȘme si nous
nous plaindrions dâautrui⊠» et indique que la justice a comme
rĂ©fĂ©rence non pas lâindividu isolĂ©, mais la sociĂ©tĂ© dans son
ensemble. La définition de Leibniz est en réalité composite. Sa
premiĂšre partie est reprise des
Institutiones
de Justinien et sa
deuxiĂšme partie provient de lâ
Ethique
Ă Nicomaque
dâAristote. De
Justinien, il reprend lâĂ©lĂ©ment volontariste et dâAristote son concept
de bien général de la cité.
Toutefois, puisque le principe de réciprocité renvoie à la société
dans son ensemble, Leibniz sera contraint de préciser davantage les
critÚres du bien général ou du bien de la cité. Pour le faire, il
reprendra de Justinien les trois préceptes
honeste vivere
,
suum
cuique tribuere
et
neminem laedere
que nous avons vus tout Ă
lâheure et les rapprochera de la thĂ©orie de justice dâAristote. Dans
ces emprunts croisés Leibniz assigne à chacun des trois préceptes
une fonction plus ou moins précise et nouvelle.
Le
honeste vivere
y figure comme prĂ©cepte suprĂȘme marquant la
justice universelle. Il est le principe suprĂȘme dans le sens quâil rĂ©git
tout acte de lâhomme. Quelle signification Leibniz donne-t-il Ă ce
précepte? Il y ajoute entre parenthÚses
honeste
(
hoc est probe, pie
)
vivere
, vivre honnĂȘtement, câest-Ă -dire de maniĂšre probe, pieuse
17
Ibid.
, p. 61.
18
Ibid.
, p. 76.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
127
Probus
pourrait dĂ©signer le mode de vie de lâhomme fiable et
compétent, de celui sur qui on peut compter et en qui son voisin
peut avoir confiance.
Pius
, en revanche, semble renvoyer Ă
lâhomme croyant qui respecte et honore Dieu et sa CrĂ©ation. Cette
interprĂ©tation est suggĂ©rĂ©e par la distinction, que Leibniz lui-mĂȘme
souligne tout au long de son texte, entre les ordres humain et divin.
Entre eux, les hommes se doivent mutuellement le respect des
principes de justice. En revanche, Ă Dieu et sa perfection ils doivent
admiration et amour.
Les deux autres préceptes ont chez Leibniz des champs
dâapplication plus restreints. Le
suum cuique tribuere
concerne soit
la justice particuliÚre en général, soit, en un sens plus restreint, la
justice distributive. Avec cette derniĂšre, Leibniz reprend le concept
de justice proportionnelle quâAristote dĂ©veloppe dans lâ
Ethique
Ă
Nicomaque
et qui vise chez Aristote Ă distribuer les honneurs et les
richesses entre les membres de la communauté politique
proportionnellement au mérite des personnes concernées.
Le
neminem laedere
se rapporte selon Leibniz Ă la justice
commutative ou corrective qui définit, chez Aristote, les rÚgles pour
lâĂ©quilibre dans les transactions privĂ©es. Sa fonction y est dâĂ©galiser
par exemple des échanges commerciaux ou de régler
lâindemnisation en cas de responsabilitĂ© civile ou pĂ©nale
Avec cette démarche, Leibniz coule les concepts de justice
dâAristote dans le moule des catĂ©gories juridiques de Justinien.
Toutefois, lâalliage entre les deux offre Ă Leibniz lâoccasion dây
introduire ses propres concepts. Ainsi, le sens justinien du
honeste
vivere
nâa pas de vĂ©ritable Ă©quivalent chez Aristote, le
suum cuique
tribuere
nâest pas congruent avec la justice distributive
aristotélicienne et
le neminem laedere
ne partage que partiellement
le champ dâapplication de la justice commutative. Mais, la
différence la plus importante, surtout avec Aristote, concerne la
théologie. Pour Aristote, la justice est purement humaine
en revanche, voit en Dieu la perfection portée à son plus haut
19
ARISTOTE,
Ethique Ă Nicomaque
,
op. cit.
, livre V, 1132a, 5ss.
20
Ibid.
, livre V, 1137a, 26ss, p. 265.
128
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
degré
; dĂšs lors, Dieu est aussi parfaitement juste
explicitement ce point de divergence avec Aristote, mais essaie de
le minimiser autant que possible. Dâune part, il exprime ses regrets
quâAristote nâait pas rapportĂ© la justice Ă Dieu, parce que celle-ci
est selon lui un bel attribut divin. Dâautre part, il souligne les
convergences conceptuelles, en forçant évidemment
lâinterprĂ©tation. Ainsi affirme-t-il un peu maladroitement que, chez
Aristote, le gouvernement et lâEtat joueraient le rĂŽle de Dieu sur
terre, car ce seraient eux qui obligeraient les hommes Ă respecter les
principes de la justice.
La justice, une question de volonté? Les trois théories que nous
avons abordées attribuent une place centrale à la volonté. Elles
affirment que la justice nâest pas donnĂ©e ou instaurĂ©e de lâextĂ©rieur.
Si nous voulons vivre dans une société juste, il nous incombe de
mettre en place et faire respecter certaines rĂšgles. A lâopposĂ© du
fatalisme, cette conception fait la belle promesse quâune sociĂ©tĂ©
juste est possible, mais nous impose Ă©galement la lourde
responsabilitĂ© de la mise en Ćuvre.
En ce qui concerne le contenu matériel du juste, les trois théories
vont dans le mĂȘme sens, mais ne convergent pas. Aristote distingue
différentes formes de justice et définit des rÚgles permettant une
distribution équilibrée des honneurs et des biens dans la cité.
Justinien formule des injonctions de comportement qui fixent un
cadre juridique souple laissant au juge une importante marge
dâapprĂ©ciation. Avec leurs dĂ©marches pourtant trĂšs diffĂ©rentes, les
deux parviennent Ă soustraire Ă lâarbitraire individuel le dĂ©bat sur la
justice pour le canaliser par des rÚgles générales.
Avec son rationalisme thĂ©iste, Leibniz cherche explicitement Ă
donner Ă la notion de justice un fondement rationnel, avec lâeffet de
la soustraire matĂ©riellement Ă la volontĂ© libre de lâhomme. En cela,
il reprend une ligne conceptuelle quâAristote et Justinien avaient
21
« Les perfections de Dieu sont infinies, et les nostres sont bornées »
(Gottfried Wilhelm LEIBNIZ,
MĂ©ditation sur la notion commune de la
justice
,
op. cit.
, p. 60).
22
« Car Dieu est juste parfaitement et entiÚrement » (
Ibid.
).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
129
dĂ©jĂ tracĂ©e et qui se prolongera au XVIIIe siĂšcle oĂč elle donnera
notamment naissance aux dĂ©clarations des droits de lâhomme.
Quant aux fondements théistes de la théorie leibnizienne de la
justice, bien que repris par certains philosophes-juristes des XVIIe
et XVIIIe siĂšcles tels que Pufendorf et Wolff, ils survivront mal Ă la
révolution kantienne qui modifiera dans une trÚs large mesure la
portée de la théologie dans les théories juridiques.
Et pour nous, la justice est-elle une affaire de volontĂ©? MĂȘme si
nous dĂ©clarons toujours que les droits de lâhomme ont une portĂ©e
universelle, nous avons sans doute perdu une bonne partie de la foi
en la raison qui imposerait une justice, une et immuable. Avec
lâeffet, sans doute, que la portĂ©e de la volontĂ© sâen trouve renforcĂ©e.
Si ce nâest pas par une raison universelle que nous dĂ©fendons les
droits de lâhomme, câest en vertu de notre volontĂ© de faire respecter
une certaine image que nous nous faisons de lâhomme.
Peut-ĂȘtre sommes-nous aujourdâhui plus proches dâAristote et de
Justinien que de Leibniz. Il nous paraĂźt indispensable â entre autres
au nom de la raison â de fixer des rĂšgles gĂ©nĂ©rales de justice, mais
sans faire appel Ă des concepts thĂ©ologiques. En mĂȘme temps, nous
savons quâil faudra toute notre dĂ©termination â
constans et perpetua
voluntas
â pour faire respecter ces rĂšgles.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
131
Les pĂ©ripĂ©ties de lâĂ©galitĂ© en Suisse, de
lâĂ©poque rĂ©volutionnaire Ă la premiĂšre
Constitution fédérale
Victor Monnier
La Suisse de lâancien rĂ©gime
En guise dâintroduction Ă cet exposĂ©, rappelons dans les grandes
lignes lâinĂ©galitĂ© fonciĂšre dans laquelle se trouve la Suisse de
lâancien rĂ©gime.
Avant 1798, nous savons que le Corps helvétique est formé des
treize Cantons confĂ©dĂ©rĂ©s, dâun certain nombre dâAlliĂ©s comme le
prince abbé de Saint-Gall, la ville de Saint-Gall ou la République
des trois ligues rhĂ©tiques (les Grisons) et enfin dâun grand nombre
de territoires sous sujétion de ces différents Etats. Les membres du
Corps helvétique ne sont pas égaux entre eux. Pour preuve les
différences hiérarchiques entre les Cantons qui sont établies en
raison de leur importance politique, militaire, ou Ă©conomique et de
leur ancienneté. A la DiÚte confédérale, sorte de conférence
diplomatique représentant tous les Cantons et certains Alliés, les
délégués des huit premiers Confédérés, Uri (1291), Schwyz (1291),
Unterwald (1291), Lucerne (1332), Zurich (1351), Glaris (1352),
Zoug (1352), Berne (1353) sont assis sur des siĂšges un peu plus
haut que les cinq derniers, Fribourg (1481), Soleure (1481), BĂąle
(1501), Schaffhouse (1501) et Appenzell (1513). En outre, dans le
groupe des premiers membres de la Confédération, les trois
Cantons-villes de Zurich, Berne et Lucerne jouissent du droit de
préséance sur les cinq autres Cantons-pays. Cette inégalité existe
aussi entre les Alliés des Confédérés, certains étant intégrés à la
Confédération comme la ville et le prince abbé de Saint-Gall qui
bĂ©nĂ©ficient dâun siĂšge Ă la DiĂšte, dâautres ne lâĂ©tant pas, comme la
132
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
RĂ©publique de GenĂšve. Câest non seulement une inĂ©galitĂ© politique
mais également une inégalité juridique. Ainsi, par exemple, les
clauses du Pacte de 1481 conclu entre dâune part les huit premiers
Cantons et dâautre part Fribourg et Soleure, prĂ©voient quâen cas de
guerre, ces derniers doivent prĂȘter main forte aux premiers en tout
lieu mĂȘme en dehors de leurs frontiĂšres alors que la rĂ©ciproque ne
sâapplique pas. En effet, lâaide militaire apportĂ©e par Uri, Schwyz,
Unterwald, Lucerne, Zurich, Glaris, Zoug, et Berne aux deux
nouveaux arrivants, se limite uniquement aux territoires de Fribourg
et Soleure. De surcroĂźt, la politique Ă©trangĂšre de Fribourg et Soleure
est restreinte puisquâils ne peuvent plus contracter de nouvelles
alliances sans le consentement des huit Cantons et que dans les
nĂ©gociations de paix, ces deux villes doivent sâen remettre aux
conditions fixĂ©es par ceux-ci. Dans le mĂȘme contexte, il vaut la
peine de mentionner lâobligation incombant aux Cantons de BĂąle,
Schaffhouse et Appenzell, en cas de conflit entre les Suisses, de
rester neutres et dâoffrir aux belligĂ©rants leur mĂ©diation
A cette inĂ©galitĂ© entre entitĂ©s souveraines sâajoute encore
lâinĂ©galitĂ© entre celles-ci et leurs sujets dont les territoires
constituent la majeure partie du Corps helvétique. Ces contrées sous
sujĂ©tion sont dâabord celles formĂ©es de la campagne environnante
située aux abords des Cantons-villes, puis de certains pays sujets
dâun seul Canton, comme le Pays de Vaud appartenant Ă Berne,
enfin des baillages communs, régions sous souveraineté de
plusieurs Cantons, comme la Thurgovie
1
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848
, Berne,
StÀmpfli, 1992, p. 8; Jean-François AUBERT,
Traité de droit
constitutionnel suisse
, Paris, Neuchùtel, Jurisprudence générale Dalloz;
Ides et Calendes, vol. 1
er
, 1967, pp. 1-2; William Emmanuel RAPPARD,
L'individu et l'Etat, dans l'Ă©volution constitutionnelle de la Suisse
, Zurich.,
Ed. polygraphiques, [1936], p. 19; David LASSERRE,
Alliances
confédérales 1291-1815
, Erlenbach, Zurich, Ed. EugĂšne Rentsch, 1941,
pp. 67-81.
2
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit
., p. 9;
Charles GILLIARD, Histoire de la Suisse, Paris, PUF, 6Ăšme Ă©d. 1974,
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
133
Dans ce Corps helvétique rÚgne en outre une inégalité profonde
entre individus. Au sommet de la pyramide se trouvent les
patriciens des Etats souverains qui détiennent exclusivement tous
les leviers du pouvoir; en dessous dâeux, nous avons les bourgeois
jouissant de privilĂšges dâordre Ă©conomique, quâils exploitent sans
pouvoir gouverner; les habitants et natifs, vivant dans ces entités
souveraines, disposent quant Ă eux dâun certain nombre de libertĂ©s
Ă©conomiques mais nâont aucun droit politique; enfin les sujets sont
exclus de toute participation aux affaires de lâEtat et dĂ©pendent
juridiquement et Ă©conomiquement de leurs seigneurs et maĂźtres, les
autorités des Etats de ce Corps helvétique
. Le sentiment de cette
hiérarchie sociale est partagé par tous ceux qui en bénéficient,
comme nous lâindique en 1798 un agent français en Suisse: « Les
paysans de la partie souveraine de la Suisse (âŠ) sont si peu amis de
lâEgalitĂ©, que le dernier dâentre eux met entre lui et un Paysan des
Baillages sujets la mĂȘme diffĂ©rence qui existait, il y a quatre ans,
entre un Duc et Pair et un artisan du faubourg St.-Antoine »
LorsquâĂ©clate la RĂ©volution en France, agitations, troubles et
révoltes secouent Cantons, Alliés et pays sujets du Corps
helvĂ©tique. Les Ă©vĂ©nements français tels lâĂ©laboration dâune
Constitution, lâabolition du rĂ©gime fĂ©odal et de tous les privilĂšges
ainsi que la DĂ©claration des droits de lâhomme, ont des
répercussions sur leurs populations. Les idées que véhicule la
Révolution française vont gagner la Suisse, en particulier le
principe dâĂ©galitĂ©, et trouvent des adeptes non seulement parmi les
habitants des territoires sujets mais aussi parmi certaines familles
patriciennes. Si ces idées révolutionnaires trouvent un écho
pp. 56-57; William MARTIN,
Histoire de la Suisse
, Lausanne, Payot,
7Ăšme Ă©d., 1974, p. 145.
3
Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses
, Lausanne, Payot, 2
Ăšme
Ă©d.
revue et augmentée, 1986, pp. 457-463; Charles GILLIARD,
Histoire de
la Suisse
,
op. cit
., pp. 48-51; Eduard HIS,
Geschichte des neuern
Schweizerischen Staatsrechts
, BĂąle, Helbing et Lichtenhahn, 1929, vol. 1,
pp. 329-333.
4
Cité in William Emmanuel RAPPARD,
La RĂ©volution industrielle et les
origines de la protection légales au travail en Suisse
, Berne, Staemplli,
1914, p. 18, n. 2.
134
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
favorable en Suisse, câest quâelles correspondent Ă une aspiration
rĂ©elle dâune partie importante de sa population. Leur application
vise tout autant les entitĂ©s gĂ©ographiques que lâindividu; on
souhaite dĂšs lors lâabolition de tout lien de sujĂ©tion et la
reconnaissance de lâĂ©galitĂ© de droit
Câest Ă lâĂ©poque de la campagne dâItalie que lâon assiste en
Suisse Ă lâapplication de ce principe de lâĂ©galitĂ© aux entitĂ©s
géographiques. En effet, les victoires remportées par le général
Bonaparte (1769-1821) en Italie du Nord provoquent, en mai 1797,
le soulĂšvement de la Valteline, Bormio et Chiavenna, pays sujets,
contre leurs souverains, la République des trois Ligues rhétiques.
La sentence que prononce Bonaparte, à propos de ces trois régions,
au moment de les réunir à la toute nouvelle République cisalpine, le
10 octobre 1797, est le coup de semonce qui retentira dans toute la
Suisse et amorcera lâĂ©croulement de lâordre inĂ©galitaire qui y
rĂ©gnait: « Che un popolo non puĂČ essere suddito dâun altro popolo,
senza violare i principi del diritto pubblico e naturale »
de cette dĂ©claration est tel quâil figure un mois plus tard, en
français, sur lâarc de triomphe dressĂ© Ă Lausanne, en novembre
1797, pour accueillir le gĂ©nĂ©ral français victorieux qui se rend Ă
Rastatt
5
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit
.,
pp. 18-23. Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, op. cit., p. 484;
Ernst GAGLIARDI,
Histoire de la Suisse
, éd. française par Auguste
REYMOND, Lausanne, Payot, 1925, vol. 2, pp. 7-12; Anton von
TILLIER,
Histoire de La République Helvétique depuis sa fondation en
1798 jusqu'Ă sa dissolution en 1803
, Traduite librement de lâallemand par
[Frédéric] A[guste] Cramer, GenÚve, Paris, Librairie d'Ab. Cherbuliez et
Cie, 1846, pp. 2-7.
6
Amtliche Sammlung der Àltern Eidgenössischen Abschiede
, édité par
Gerold MEYER VON KNONAU, Zurich, 1856, vol 8, p. 270. « Un
peuple ne peut ĂȘtre sujet dâun autre peuple sans violer les principes du
droit public et naturel », trad. fr. in Pierre GRELLET,
Avec Bonaparte de
GenĂšve Ă BĂąle
, Lausanne, F. Rouge, 1946, p. 25.
7
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit
.,
pp. 8-9; Alfred RUFER,
La Suisse et la Révolution française, Recueil
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
135
Quant Ă lâĂ©galitĂ© de droit appliquĂ©e aux individus, lâensemble du
Corps helvĂ©tique sây montre rĂ©tif Ă part quelques exceptions comme
GenĂšve ou Saint-Gall. Il faut attendre le dĂ©but de lâannĂ©e 1798 pour
voir le mouvement révolutionnaire suisse, encouragé par le
Directoire français, se propager dans toute la Confédération et
sonner le glas des institutions aristocratiques. On assiste alors, sans
effusion de sang, Ă lâĂ©mancipation des territoires sous sujĂ©tion et Ă
la reconnaissance des principes de souveraineté nationale et
dâĂ©galitĂ©. Câest ainsi quâen quelques semaines, la rĂ©volution qui
secoue la Suisse, a raison de lâinĂ©galitĂ© fonciĂšre qui rĂ©gnait naguĂšre
entre entitĂ©s territoriales et entre individus. Câest ce moment que
choisit la France pour envahir toute la Suisse. AprÚs la défaite
militaire de Berne, qui donne le coup de grĂące Ă la vieille
ConfĂ©dĂ©ration, lâoccupant impose, le 12 avril 1798, une constitution
qui établit un état unitaire de type centralisé: la République
helvétique
La République helvétique (1798-1803)
La premiĂšre constitution de la Suisse, au sens formel du terme, la
Constitution de la République helvétique du 12 avril 1798, est
rédigée sur le modÚle de la Constitution française en vigueur, celle
du 22 aoĂ»t 1795, dite de lâan III. Ce texte qui abolit la souverainetĂ©
des Etats du Corps helvétique ainsi que leurs régimes politiques
préparé par Jean-René Suratteau
, Paris, Société des études
robespierristes, 1974, pp. 194-197; Edouard GUILLON,
Napoléon et la
Suisse 1803-1815
, Paris, Lausanne, Plon, Payot, 1910, p. 21.
8
Alfred DUFOUR,
Histoire de GenĂšve
, Paris, PUF, 2001, 3Ăšme Ă©d., p. 87;
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit
.,
pp. 22-23; Jean-François AUBERT,
Traité de droit constitutionnel suisse,
op. cit
., vol. 1
er
, pp. 4-5; Alfred RUFER,
La Suisse et la RĂ©volution
française, op. cit.
, pp. 67-78; William MARTIN,
Histoire de la Suisse, op.
cit.
, p. 182.
136
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
divers, fait de la Suisse un état unitaire, une démocratie
représentative et y introduit des droits fondamentaux
Avec la Constitution de la République helvétique de 1798, on
assiste Ă la crĂ©ation dâune vingtaine de Cantons, qui ne sont en
réalité que des circonscriptions administratives. Cette République
rassemble des territoires Ă©mancipĂ©s en les plaçant sur pied dâĂ©galitĂ©
avec ceux de leurs anciens maßtres. Son article 15, al. 2 précise:
« Les cantons sont égaux, et le sort rÚgle annuellement leur rang ».
Cependant la loi peut en modifier les limites sans nécessiter une
révision de la Constitution
. Ainsi, la Constitution de 1798
énumÚre les différents Cantons: six territoires affranchis, le Pays de
Vaud, lâArgovie, la Thurgovie, Sarganz et les bailliages italiens qui
deviennent deux Cantons séparés Bellinzone et Lugano. A ceux-ci
sâajoutent les treize anciens souverains et leurs AlliĂ©s, Saint-Gall, le
Valais, les Grisons, munis pour la plupart des contrées vicinales qui
dĂ©pendaient dâeux avant la RĂ©volution. Cependant le nombre de ces
Cantons variera durant lâexistence de la RĂ©publique helvĂ©tique pour
des raisons politiques. Afin de rĂ©duire encore lâantique puissance de
Berne, on crĂ©e un Canton de lâOberland dont le chef-lieu est
Thoune. Au motif que la ville de Zoug a rejeté la nouvelle
Constitution de lâHelvĂ©tique, le territoire de ce Canton qui, selon le
texte de cette derniÚre, englobe le vieux comté de Baden et le
Freiamt, est amputé de ces deux derniÚres régions pour former un
nouveau Canton: celui de Baden. AprÚs la révolte de la Suisse
centrale contre la RĂ©publique, en mai 1798, pour diminuer le poids
de la représentation de ces Cantons contre-révolutionnaires dans les
Conseils législatifs, on décide de rassembler en une seule
circonscription du nom de Waldstaetten, ceux dâUri, de Schwyz,
dâUnterwald, de Zoug. Glaris et Sargans deviennent Ă leur tour le
9
Le texte de la Constitution de la République helvétique du 12 avril 1798
figure in
Quellenbuch zur neueren schweizerischen
Verfassungsgeschichte
, publiĂ© par Alfred KĂLZ, Berne, StĂ€mpfli, 1992,
pp. 126-152; Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische
Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der Alten
Eidgenossenschaft bis 1848
,
op. cit
., pp. 98-110; Jean-François AUBERT,
Traité de droit constitutionnel suisse
,
op. cit
., vol. 1
er
, pp. 5-6.
10
Art. 16 de la Constitution de la République helvétique du 12 avril 1798.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
137
Canton de la Linth; quant Ă Appenzell et Ă Saint-Gall, ils sont
rassemblés sous la dénomination du Canton du Saentis
A la différence du modÚle français qui contient dans sa
dĂ©claration des droits la proclamation universelle de lâĂ©galitĂ©
Constitution de lâHelvĂ©tique se contente dâune reconnaissance
implicite à son article 8 alinéa 1
er
: « Il nây a aucune hĂ©rĂ©ditĂ© de
pouvoir, de rang et dâhonneur. Lâusage de tout titre ou institution
quelconque qui en rĂ©veillerait lâidĂ©e, sera interdit par des lois
pénales »
. En dépit de cette absence, on fera découler de cette
derniĂšre disposition le principe dâĂ©galitĂ© de droit entre les citoyens
suisses et la suppression de toute distinction. De la sorte, le
détenteur des droits de bourgeoisie, issu de territoires anciennement
souverains ou sujets, jouit désormais du droit de citoyenneté
helvĂ©tique. De mĂȘme les natifs qui, sous lâancien rĂ©gime, Ă©taient au
bĂ©nĂ©fice seulement du droit dâĂ©tablissement, sont dorĂ©navant
citoyens suisses dĂšs lâĂąge de vingt ans. Lâexercice des droits
politiques leur est confĂ©rĂ© pour autant quâils rĂ©sident dans la mĂȘme
commune depuis cinq annĂ©es. Il se pratique Ă lâintĂ©rieur des
assemblées primaires, dans le régime de démocratie représentative
indirecte introduit par la Constitution de 1798. SâĂ©cartant de la
Constitution française de 1795, celle de 1798 ne mentionne aucun
cens Ă©lectoral ou dâĂ©ligibilitĂ©. Toutefois, lâapplication du principe
11
Handbuch der Schweizer Geschichte
, Zurich, Berichthaus, 2Ăšme Ă©d.,
1980, vol. 2, pp. 795-796; Alfred RUFER,
La Suisse et la RĂ©volution
française, op. cit
., p. 81; Eduard HIS,
Geschichte des neuern
Schweizerischen Staatsrechts, op. cit
., vol. 1
er
, pp. 128-134.
12
« Art. 3. â LâĂ©galitĂ© consiste en ce que la loi est la mĂȘme pour tous, soit
quâelle protĂšge, soit quâelle punisse. â LâĂ©galitĂ© nâadmet aucune
distinction de naissance, aucune hérédité de pouvoirs
». in
Les
Constitutions de la France depuis 1789
. Présentation Jacques
GODECHOT, Paris, Garnier Flammarion, Ă©dition mise Ă jour en 1995,
p. 101.
13
LâalinĂ©a 2 de lâarticle 8 poursuit: « Les distinctions hĂ©rĂ©ditaires
engendrent lâorgueil et lâoppression, conduisent Ă lâimpĂ©ritie et Ă la
paresse, et pervertissent lâopinion sur les choses, les Ă©vĂ©nements et les
hommes »,
Quellenbuch zur neueren schweizerischen
Verfassungsgeschichte
,
op. cit
., p. 127.
138
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
dâĂ©galitĂ© dans le domaine politique nâa pas pour autant Ă©tĂ© Ă©tendue
aux Israélites, habitant depuis longtemps et de façon permanente,
dans les communes de Lengnau et dâEndingen du comtĂ© de Baden.
Malgré les efforts de certains députés pour leur accorder le droit de
citoyenneté, la majorité des Conseils législatifs de la République
helvĂ©tique en 1798-1799 maintint quâils Ă©taient avant tout des
étrangers et ne les considéra pas autrement
La vie éphémÚre de la République helvétique (1798-1803) est
mise Ă mal par le conflit qui oppose les partisans du systĂšme
unitaire et donc de lâHelvĂ©tique aux fĂ©dĂ©ralistes, lesquels souhaitent
la restauration de la souveraineté des Cantons. Ce conflit se
manifeste par de nombreux coups dâĂ©tat et par la volontĂ© des deux
tendances de modifier la Constitution. A propos du principe
dâĂ©galitĂ©, relevons quelques modifications qui figurent dans les
textes et projets élaborés entre 1801 et 1802.
Concernant les entitĂ©s gĂ©ographiques, la division de lâHelvĂ©tie
en dix-huit Cantons est modifiĂ©e dâabord par le projet de la
Malmaison du 29 mai 1801
puis par la seconde Constitution du 25
mai 1802
. Les Waldstaetten et Zoug redeviennent cinq Cantons
sous leur appellation dâorigine. Berne rĂ©cupĂšre lâOberland; la Linth
et le Saentis deviennent le Canton dâAppenzell pour la premiĂšre, et
14
Felix HAFNER, « Der Weg zur Realisierung der Rechtsgleichheit â
wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der
Mediationsakte »,
Bonaparte, la Suisse et l'Europe
, Zurich, GenĂšve,
Bruxelles, Berlin, Schulthess, Bruylant; Berlin Wissenschafts-Verlag,
2003, pp. 212-214; Erika HEBEISEN, « Das Pogrom von 1802 im Surbtal.
Eine antisemitische Revolte des christlichen Landbevölkerung »,
Dossier
helvétique
(BĂąle), vol. IV, 1998, pp. 235-236; Alfred KĂLZ,
Neuere
schweizerische VerfassungsgeschichteâŠ
,
op. cit
., pp. 109-110; Eduard
HIS,
Geschichte des neuern Schweizerischen Staatsrechts
,
op. cit
., vol. 1,
pp. 337-338.
15
Le texte du projet de Constitution de la Malmaison du 29 mai 1801
figure in Carl HILTY,
Les Constitutions fédérales de la Confédération
Suisse. Exposé historique
, trad. fr. Frédéric-Henri MENTHA, Neuchùtel,
Attinger, 1891, pp. 342-345.
16
Le texte de la Constitution du 25 mai 1802 figure in Carl HILTY,
Les
Constitutions fédérales de la Confédération Suisse. Exposé historique
,
op.
cit
., pp. 347-357.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
139
de Glaris pour le second; Baden, le Freiamt et le Fricktal sont
incorporĂ©s Ă lâArgovie. Le Canton du Tessin regroupe dĂ©sormais
celui de Lugano et de Bellinzone. A certains qui souhaitent
recouvrer leurs anciens sujets, Bonaparte, qui suit avec attention les
Ă©vĂ©nements suisses, dĂ©clare, en 1801, en sâadressant Ă Alois Reding
(1765-1818), le premier Landammann de la Suisse, « âŠque le
soleil retournerait plutĂŽt de lâoccident Ă lâorient que le Pays-de-
Vaud fut rendu à Berne⊠»
Sâagissant des individus, relevons que si le projet de la
Malmaison ne fait aucune allusion au principe de lâĂ©galitĂ©, la
Constitution de 1802, quant à elle, précise que la naissance et les
titres héréditaires ne sauraient créer des distinctions
la lecture des textes constitutionnels ayant pour objet la Suisse ou
ses Cantons, il est piquant de constater quâon y introduit le suffrage
censitaire restreignant tant lâexercice du droit de vote que
lâĂ©ligibilitĂ©
. La lutte entre unitaires et fédéralistes débouche en
1802 sur la guerre civile provoquant lâintervention du premier
Consul par sa médiation.
Ainsi, en cette fin de République helvétique, nous constatons
que le principe dâĂ©galitĂ©, principe qui dâailleurs ne figure dans
aucune des Constitutions en vigueur, est quelque peu malmené: on
assiste de façon générale à la tendance à vouloir en limiter
lâapplication tant Ă propos des entitĂ©s gĂ©ographiques quâĂ propos
des individus.
17
Bonaparte et la Suisse. Travaux préparatoires de l'Acte de Médiation
(1803). ProcÚs-verbal des assemblées générales des députés helvétiques et
des opérations de la Commission nommée par le premier Consul pour
conférer avec eux
, Ă©d. et prĂ©sentĂ©s par Victor MONNIER, prĂ©f. dâAlfred
KĂLZ, GenĂšve, BĂąle, Helbing et Lichtenhahn, FacultĂ© de droit, Slatkine,
2002, p. 108.
18
Art. 6, titre III de la Constitution du 25 mai 1802.
19
Voir notamment le titre V du projet de la Malmaison du 29 mai 1801
ainsi que les projets de Constitutions cantonales élaborées en août 1801 et
en août-septembre 1802 in
Actensammlung aus der Zeit der Helvetischen
Republik (1798-1803)
, publiés par Johannes STRICKLER, Berne,
Buchdruckerei StÀmpfli, vol. VII, 1899, pp. 1429-1603; vol. VIII, 1902,
pp. 1459-1562.
140
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
La Consulta et lâActe de MĂ©diation (1802-1803)
Afin dâĂ©laborer le nouvel ordre constitutionnel pour la Suisse et ses
Cantons, Bonaparte convoque dans la capitale française une
soixantaine de dĂ©lĂ©guĂ©s venus de tout le pays, assemblĂ©e que lâon
désigne généralement sous le nom de Consulta helvétique.
DâentrĂ©e, le premier Consul impose aux Suisses le rĂ©tablissement
de la structure confédérale avec la souveraineté des Cantons,
rĂ©tablissement qui ne peut sâopĂ©rer, selon lui, que par la
reconnaissance dâun principe fondamental, acquis de la RĂ©volution,
celui de lâĂ©galitĂ©. Câest dâune part lâĂ©galitĂ© en droit entre tous
individus, qui implique en particulier la renonciation par les
familles patriciennes Ă tous leurs privilĂšges et dâautre part lâĂ©galitĂ©
entre tous les Cantons, anciens souverains et anciens sujets. Chaque
Canton doit ĂȘtre constituĂ©, selon le premier Consul, « ⊠suivant sa
langue, sa religion, ses mĆurs, son intĂ©rĂȘt et son opinion »
Effectivement, il sâagit de les former gĂ©ographiquement, de leur
donner une assise territoriale définitive. Néanmoins, malgré la
dĂ©cision prise par Bonaparte de revenir Ă la ConfĂ©dĂ©ration dâEtats,
le premier Consul, voulant faire Ćuvre solide, entend connaĂźtre
lâopinion des Suisses sur ces questions et les encourage Ă lui faire
parvenir leurs projets de Constitution ainsi que leurs vĆux en les
assurant quâil les examinera avec attention
Egalité des territoires
A ceux qui souhaiteraient profiter du changement constitutionnel
opéré par la médiation de Bonaparte pour revenir à la situation
dâavant 1798 et recouvrer leurs territoires sujets, le premier Consul
précise avec clarté le 12 décembre 1802: « Il est indispensable que
vous rĂ©organisiez vos cantons sur lâancien pied, toutefois avec la
20
Lettre de Napoléon Bonaparte du 10 décembre 1802,
Bonaparte et la
Suisse
,
op. cit
., p. 29.
21
Bonaparte et la Suisse, op. cit
., pp. 13-18; Jean-François AUBERT,
Traité de droit constitutionnel suisse, op. cit
., vol. 1
er
, pp. 6-8; Alfred
RUFER,
La Suisse et la Révolution française, op. cit
., pp. 107-145.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
141
diffĂ©rence quâils aient tous les mĂȘmes droits politiques, que les
villes renoncent Ă tous les privilĂšges sur leurs anciens sujets et les
patriciens Ă leurs privilĂšges sur leurs concitoyens. Les anciens
bailliages italiens et le Pays de Vaud doivent former des Cantons
distincts. Berne a demandé le rétablissement des cantons
indĂ©pendants, mais en mĂȘme temps revendiquĂ© pour elle le Pays de
Vaud. Ce pays tient Ă nous par son sang, par ses mĆurs, par sa
langue; jamais je ne consentirai Ă ce quâil redevienne sujet. Notre
honneur est engagé sur ce point, comme celui des Italiens en ce qui
concerne le Tessin. La France est tellement unie au LĂ©man que
jâemploierais jusquâĂ 50.000 hommes pour conserver son
Lâessentiel du travail auquel sâattellent les dĂ©putĂ©s suisses est
dâĂ©tablir la Constitution de leur propre Canton, dans laquelle seront
fixĂ©es son organisation politique ainsi que ses frontiĂšres afin dâen
dĂ©terminer lâexistence gĂ©ographique. Ainsi, par exemple, les deux
anciens Cantons de Glaris et dâAppenzell, associĂ©s par la
RĂ©publique helvĂ©tique Ă des territoires avec lesquels ils nâont que
peu de points communs, aspirent Ă la restauration de leur
souveraineté dans les frontiÚres qui étaient les leurs avant la
RĂ©volution. Pour Johann Caspar Zellweger (1768-1855) le retour
dâAppenzell dans ses anciennes limites sâimpose car moult facteurs
sĂ©parent lâAppenzellois de son voisin: le rĂ©gime politique de
dĂ©mocratie directe dâavant 1798, lâhabitat en montagne, la diversitĂ©
du climat, la stérilité du sol, enfin le caractÚre industrieux de ses
habitants. Pour les pays rattachĂ©s Ă ces deux Cantons, câest
Ă©galement lâoccasion de rĂ©clamer leur sĂ©paration et leur
incorporation Ă un seul Etat voire deux quâil sâagirait alors de crĂ©er.
AprÚs avoir lu les différents mémoires sur cette question et entendu
les aspirations formulĂ©es par les dĂ©putĂ©s reprĂ©sentant ces rĂ©gions Ă
Paris, Bonaparte tranche. La dĂ©cision quâil prend correspond
dâailleurs Ă la volontĂ© des populations concernĂ©es: Glaris et
Appenzell sont restaurĂ©s dans les frontiĂšres quâils avaient sous
lâancien rĂ©gime; les diffĂ©rents territoires ajoutĂ©s Ă ces deux Cantons
22
Actensammlung aus der Zeit der Helvetischen Republik, op. cit
., vol. IX,
pp. 883-884.
142
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
sous la RĂ©publique, qui avaient le rang, soit dâAlliĂ©s des
Confédérés, soit de pays sujets, avant 1798, sont incorporés dans un
nouveau Canton créé pour la circonstance, Saint-Gall. Nous
remarquons de la sorte que lâĂ©tablissement de ces Etats tient compte
des vĆux de leurs populations
A propos de ce que sera le futur Canton dâArgovie, il est
intéressant de remarquer que les députés du Fricktal, région
appartenant Ă la Maison dâAutriche et qui venait dâĂȘtre incorporĂ©e Ă
la République helvétique comme Canton, le 18 août 1802,
réclament le maintien de ce statut. En effet, ils font ressortir dans
leur mĂ©moire quâil est indispensable que cette contrĂ©e forme un
Canton particulier en raison de la religion, des mĆurs, des usages,
de la culture, de la moralité de ses habitants, de son commerce et de
ses rapports avec les autres Cantons suisses
. On assiste Ă une
démarche similaire des habitants de Baden et de Bremgarten pour
ne pas ĂȘtre rattachĂ©s Ă lâArgovie et demander que lâon conserve le
Canton de Baden auquel ils appartenaient officiellement jusquâĂ la
promulgation de la seconde Constitution de la RĂ©publique
helvétique
. En dépit des différences de mentalité du Fricktal, de
Baden, du Freiamt et de leur histoire, ces rĂ©gions nâont pas droit Ă
accéder à la souveraineté et sont incorporées dans le nouvel Etat
dâArgovie. Lâapplication du principe dâĂ©galitĂ© aux entitĂ©s
23
Gallus Jakob BAUMGARTNER,
Geschichte des schweizerischen
Freistaates und Kantons St. Gallen mit besonderer Beziehung auf
Entstehung, Wirksamkeit und Untergang des fĂŒrstlichen Stiftes St. Gallen
,
Zurich, Stuttgart, L. Woerl, 1868, pp. 549-555; Lettre de Johann Caspar
Zellveger du 26 décembre 1802,
Archives du MinistĂšre des Affaires
EtrangĂšres
, Paris,
MAE
, Correspondance politique, sous série: Suisse,
vol. 479, p. 174; Lettre de Niklaus Heer du 11 janvier 1803,
MAE
,
vol. 480, p. 40 et p. 41; Lettre de Philipp-Albert Stapfer de janvier 1803,
MAE
, vol. 480, p. 44; Lettre de Jacob Laurenz Custer et Joseph Blum du
31 décembre 1802,
MAE
, vol. 479, p. 193.
24
Lettre de Johann Baptist Jehle et de Franz Joseph Venerand Friedrich du
24 janvier 2003,
MAE
, vol. 480, p. 120.
25
Lettre de la Municipalité de Baden du 16 décembre 1802,
MAE
,
vol. 479, p. 119; Lettre des bourgeois de Bremgarten du 7 janvier 1803,
MAE
, vol. 480, p. 27.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
143
territoriales ne commandaitâelle pas un traitement diffĂ©rent? Sans
doute, le pragmatisme du premier Consul a eu raison des critĂšres
devant prĂ©sider Ă la crĂ©ation de nouveaux Cantons quâil Ă©nonçait au
dĂ©but de la Consulta. Ne sâagissait-il pas, en effet, dâavoir un
Canton puissant entre Berne et Zurich ainsi que deux Etats
importants, Vaud et Argovie, pour encadrer et limiter, Ă lâEst et Ă
lâOuest, lâinfluence de Berne? Quels furent les effets des arguments
des dĂ©putĂ©s de lâArgovie sur Bonaparte lorsquâils prĂŽnaient un Etat
crĂ©dible et solide dans lâintĂ©rĂȘt de toute la Suisse? Pour eux, il Ă©tait
indispensable que lâArgovie sĂ©pare Berne de Zurich, Cantons qui
sont, Ă©crivent-ils « [âŠ] les plus riches, les plus grands en Ă©tendue et
en population et dont la prépondérance pourrait devenir trÚs
dangereuse pour les autres sâil nâexistait une barriĂšre entre eux
capable de rĂ©sister Ă leurs projets. LâexpĂ©rience des derniers temps
vient Ă lâappui de cette observation, car nous avons vu combien les
deux villes de Zurich et de Berne se sont empressées de se tendre la
main pour opérer la contre-révolution »
. Câest ainsi que lâActe de
Médiation de 1803 établit une Argovie forte, dotée du Fricktal, de
Baden et de la majeure partie de lâancien Freiamt argovien
Nous constatons que Napoléon Bonaparte, en rétablissant la
structure de ConfĂ©dĂ©ration dâEtats, restaure de la sorte lâintĂ©gralitĂ©
des Cantons dâavant 1798. Ce nâest quâaux seuls anciens territoires
sujets émancipés par la République helvétique, Vaud, Argovie,
Thurgovie et le Tessin, dont lâexistence avait Ă©tĂ© reconnue par les
deux Constitutions de 1798 et 1802, quâil confĂšre le rang de
Cantons souverains. Il maintient ainsi lâhĂ©ritage de la RĂ©volution.
En outre, il crĂ©e un Canton de Saint-Gall, formĂ© Ă partir dâAlliĂ©s
des ConfĂ©dĂ©rĂ©s et de diffĂ©rents territoires sous sujĂ©tion dâavant
1798. Lâapplication du principe dâĂ©galitĂ© entre entitĂ©s
géographiques est ainsi limitée en ce qui concerne les anciens
territoires sujets Ă ces cinq Etats, Ă lâexclusion dâautres contrĂ©es qui
26
MĂ©moire supplĂ©mentaire de la dĂ©putation dâArgovie du 27 dĂ©cembre
1802,
MAE
, vol. 479, p. 137.
27
Wilhelm OECHSLI,
Geschichte der Schweiz im neunzehnten
Jahrhundert
, Leipzig, S. Hirzel, 1903, vol 1
er
, p. 431.
144
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
auraient souhaitĂ© ĂȘtre promues Ă la catĂ©gorie de Cantons
souverains.
LâActe de MĂ©diation de 1803 est le rĂ©sultat de lâhabile
transaction quâopĂšre Bonaparte entre lâhĂ©ritage de lâancien rĂ©gime
et les acquis de la RĂ©volution. Il comprend les Constitutions des
dix-neuf Cantons et lâActe fĂ©dĂ©ral qui organise dĂ©sormais le
fonctionnement de cette nouvelle Confédération suisse. Le principe
dâĂ©galitĂ© apportĂ© dans la giberne des soldats de la RĂ©volution figure
Ă lâarticle III de lâActe fĂ©dĂ©ral avec des expressions qui nous
rappellent lâarticle 8 alinĂ©a 1
er
de la Constitution de lâHelvĂ©tique de
1798: « Il nây a plus en Suisse ni pays sujets, ni privilĂšges de lieux,
de naissance, de personnes ou de familles »
lâexception de cette disposition qui reprĂ©sente plutĂŽt une « certaine
concrétisation »
de ce principe, lâĂ©galitĂ© nâest nulle part
proclamĂ©e, ni dans les Constitutions cantonales, ni dâailleurs dans
lâActe fĂ©dĂ©ral. Si dĂ©sormais les Cantons confĂ©dĂ©rĂ©s sont tous Ă©gaux
en droits, nĂ©anmoins certains dâentre eux sont avantagĂ©s Ă la DiĂšte,
assemblée des représentants des Cantons dans laquelle ceux-ci ne
disposent que dâune voix, alors que Berne, Zurich, Vaud, Saint-
Gall, Argovie et les Grisons, en raison de leur population de plus de
cent mille habitants, en ont deux. Cette solution est le rĂ©sultat dâun
compromis entre le parti unitaire qui réclamait la représentation
proportionnelle à la DiÚte et le parti fédéraliste qui ne voulait
quâune voix par Canton. Ainsi le principe de lâĂ©galitĂ© subit-il
encore une entorse
28
Le texte de lâActe fĂ©dĂ©ral figure in
LâActe de MĂ©diation du 19 fĂ©vrier
1803
. Texte intégral édité par Antoine ROCHAT avec la collaboration
dâAlain PICHARD. Introduction de Denis TAPPY, Lausanne, Cahiers de
la Renaissance vaudoise, 2003, pp. 183-92; Alfred KĂLZ,
Neuere
schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der
Alten Eidgenossenschaft bis 1848
,
op. cit
., pp. 98-110
29
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit
.,
p. 148.
30
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit
.,
p. 150; William Emmanuel RAPPARD,
La Constitution fédérale de la
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
145
Egalité entre individus
Penchons-nous sur lâĂ©galitĂ© entre individus, Ă la lumiĂšre des
dispositions de lâActe de MĂ©diation de 1803, en nous attachant plus
particuliĂšrement Ă la question des droits politiques. Avec la
disparition de la citoyenneté helvétique, les habitants et natifs qui
en bĂ©nĂ©ficiaient sous la RĂ©publique helvĂ©tique mais qui nâĂ©taient
pas pour autant citoyens de leur Canton et bourgeois de leur
commune de domicile, sont replacés dans une situation inégalitaire.
A lâexception de Schwyz, il faut ĂȘtre citoyen du Canton pour
exercer les droits politiques. Les habitants et natifs ne lâĂ©tant pas en
sont donc exclus. Cependant dans les nouveaux Cantons, ils ont la
possibilitĂ© de le devenir en sâacquittant dâune somme versĂ©e Ă la
caisse des pauvres de leur commune de domicile
. Quant aux
IsraĂ©lites du Surbtal, ils sâĂ©taient adressĂ©s Ă Talleyrand
Consulta pour obtenir lâĂ©galitĂ© politique en remarquant: « Quoique
habitants depuis des siĂšcles Ă Endingen et Lengnau, les individus
qui composent ces deux communes, sont actuellement traités
comme des Ă©trangers. La rĂ©volution ne leur a procurĂ©, jusquâici que
des charges extraordinaires de tout genre que, dans lâattente dâun
meilleur sort, ils ont supportées patiemment avec tous les habitants
de lâHelvĂ©tie »
. Cette dĂ©marche nâeut aucun succĂšs, et ils furent
maintenus comme les natifs dans la catégorie des aubains
Suisse
, NeuchĂątel, La BaconniĂšre, 1948, pp. 22-23.
31
Art. III des Constitutions des Cantons dâArgovie, de Saint-Gall, de
Thurgovie (1803); art. IV des Constitutions des Cantons du Tessin et de
Vaud (1803).
32
Charles Maurice de Talleyrand-PĂ©rigord (1754-1838), ministre des
relations extérieures.
33
Lettre des habitants des deux communes de Lengnau et dâEndingen,
s.d., in
Archives nationales
, Paris (
AN
) fonds, AP 29, p. 120.
34
Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-
wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der
Mediationsakte »,
op. cit
., pp. 215-216; Eduard HIS,
Geschichte des
neuern Schweizerischen Staatsrechts
,
op. cit
., vol. 1
er
, pp. 335-337; Eugen
BLOCHER, «Die Entwicklung des allgemeinen und gleichen Wahlrechtes
in der neuen Eidgenossenschaft»,
Revue de droit suisse
, 1906, pp. 160-
146
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
Les droits politiques des citoyens sont énoncés dans les dix-neuf
Constitutions des Cantons qui se répartissent en trois groupes:
anciens Cantons pays, ancien Cantons villes et nouveaux Cantons.
Dans le premier, lâĂ©galitĂ© est assurĂ©e car tout citoyen ĂągĂ© de vingt
ans est en mĂȘme temps membre de la
Landsgemeinde
, le législatif
du pays
. Bonaparte avait imposé cette mesure lors de la Consulta
contre lâavis des reprĂ©sentants de la tendance unitaire qui voulaient
limiter lâadmission Ă cette assemblĂ©e aux seuls propriĂ©taires. Dans
le deuxiĂšme groupe, celui des anciennes villes souveraines, le droit
de suffrage et dâĂ©ligibilitĂ© est limitĂ© par des conditions censitaires
qui varient en fonction de ces deux catégories et en fonction des
Cantons. En outre, pour pouvoir exercer les droits politiques, la
Constitution exige que le citoyen jouisse «
dâun Ă©tat
indépendant »
. Quant au troisiÚme composé des nouveaux
Cantons, on constate Ă©galement la prĂ©sence dâun cens limitant
lâaccĂšs au corps Ă©lectoral ainsi quâĂ celui des charges politiques;
néanmoins ce cens est plus bas que dans les anciens Cantons villes
du deuxiĂšme groupe
. Enfin, si Bonaparte au début janvier 1803
souhaitait instaurer une représentation proportionnelle de la
population du Canton dans ses Conseils, il se prononce en définitive
pour un systÚme électoral compliqué qui de fait avantagera les
villes anciennement souveraines au détriment de leurs campagnes
Ainsi, nous nous rendons bien compte que lâapplication du principe
dâĂ©galitĂ© aux individus dans les institutions suisses de la MĂ©diation
164; Wilhelm OECHSLI,
Geschichte der Schweiz im neunzehnten
Jahrhundert
,
op
.
cit
., vol. 1
er
, pp. 452-453.
35
Art. III des Constitutions des Cantons dâAppenzell, de Glaris, de
Schwyz, dâUri (1803); art. IV des Constitutions des Cantons dâUnterwald
et de Zoug (1803).
36
Art. IV et XVII des Constitutions des Cantons de BĂąle, Fribourg,
Lucerne, Schaffhouse, Soleure de Zurich (1803); art. IV et XVIII de la
Constitution du Canton de Berne (1803).
37
Art. II et XIII des Constitutions des Cantons dâArgovie, de Saint-Gall,
de Thurgovie (1803); art. III et XIV des Constitutions des Cantons du
Canton du Tessin et de Vaud (1803).
38
Voir notamment les articles 1er des Constitutions des Cantons de BĂąle,
Berne, Fribourg, Lucerne, Soleure, Schaffhouse et Zurich (1803).
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
147
souffre de nombreuses imperfections propres Ă remettre en cause
son fondement
. Lâhistorien William Emmanuel Rappard (1883-
1958) pourra constater que ce régime qui, ne violait pas de façon
flagrante lâĂ©galitĂ© de droit, avait pour effet de replacer au pouvoir
les anciens maßtres des anciens Cantons urbains: « Aux privilÚges
de la naissance et de lâhĂ©rĂ©ditĂ© furent substituĂ©s les privilĂšges de la
richesse, de la considĂ©ration et de lâexpĂ©rience dont les
bĂ©nĂ©ficiaires Ă©taient en fait les mĂȘmes. Ainsi les anciens monarques
changÚrent de trÎne. Mais ils ne furent pas détrÎnés »
Malgré les nombreux défauts qui entachent le principe de
lâĂ©galitĂ© de droit dĂ©coulant de lâarticle III de lâActe fĂ©dĂ©ral de 1803,
il nâen reste pas moins que par son Ćuvre, le mĂ©diateur a rĂ©ussi Ă
consacrer ce droit fondamental introduit en Suisse par la RĂ©volution
dans la structure politique de la Confédération et de ses Cantons. La
promotion de territoires sous sujĂ©tion au rang dâEtats souverains,
dans lâordre europĂ©en dâalors, et qui plus est, placĂ©s sur le mĂȘme
pied que les Etats dont ils dépendaient avant 1798, est la marque
indĂ©niable du bouleversement quâopĂšre la mise en Ćuvre de
lâĂ©galitĂ© en droit, mĂȘme si elle se limite Ă quatre ou cinq nouveaux
Cantons. En outre, en rĂ©affirmant lâabolition des privilĂšges,
Bonaparte, donnait Ă tout individu, pour autant quâil remplisse les
exigences prévues par la Constitution de son Canton, la possibilité
dâaccĂ©der Ă la vie politique et Ă la magistrature de lâEtat auquel il
appartenait. Cette égalité des pays et des citoyens, voulue et
confirmée par le médiateur, reconnue et proclamée par les Suisses,
dĂ©coulant de lâarticle III de lâActe fĂ©dĂ©ral de 1803, implique donc
une vĂ©ritable rĂ©volution, qui si elle nâa pas lâampleur thĂ©orique de
celle de 1798, tire nĂ©anmoins un trait final sur lâancien rĂ©gime.
39
Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-
wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der
Mediationsakte »,
op. cit
., p. 215;
Bonaparte et la Suisse
,
op. cit
., pp. 54,
104-105, 113; Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische
Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der Alten
Eidgenossenschaft bis 1848
,
op. cit
., pp. 145-148; Wilhelm OECHSLI,
Geschichte der Schweiz im neunzehnten Jahrhundert
,
op. cit
., vol. 1
er
,
pp. 447-453.
40
William Emmanuel RAPPARD,
Lâindividu et lâEtat
,
op
.
cit
., p. 83.
148
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
De la Restauration Ă 1848
AprÚs la chute de Napoléon Ier, la Restauration voit la Suisse
conserver la structure dâĂ©tat confĂ©dĂ©ral ainsi que les rĂ©gimes
politiques des Cantons, hĂ©ritĂ©s de lâActe de MĂ©diation, en limitant
cependant lâexercice et la jouissance des droits politiques et
Ă©conomiques des citoyens. La tempĂȘte rĂ©actionnaire qui souffle au
cours de cette période ne réussit toutefois pas à éliminer
complĂštement lâĂ©galitĂ© de droit. Si ce principe entre entitĂ©s
territoriales est remis en question par certains Cantons
rĂ©actionnaires, la garantie qui lui sera assurĂ©e, dâabord par les
puissances alliées, puis par les clauses du Pacte fédéral de 1815, le
maintient cependant intact dans le droit public suisse. Quant Ă
lâĂ©galitĂ© de droit entre individus, elle subit encore dâimportantes
restrictions particuliĂšrement dans les anciens Cantons villes
câest dans le paragraphe sept du Pacte fĂ©dĂ©ral de 1815 que rĂ©side
désormais ce principe: « La Confédération consacre le principe, que
comme, aprĂšs la reconnaissance des XXII Cantons, il nâexiste plus
en Suisse de pays sujets, de mĂȘme aussi la jouissance des droits
politiques ne peut jamais, dans aucun Canton, ĂȘtre un privilĂšge
exclusif en faveur dâune classe des citoyens »
caractĂšre quelque peu amphigourique, cette disposition maintient la
survie de lâĂ©galitĂ© dans les institutions politiques suisses de la
Restauration. W. E. Rappard relÚve que cet article, « possÚde donc
un trĂšs particulier intĂ©rĂȘt historique. Câest, en effet, le seul fil par
lequel a pu nous ĂȘtre transmise directement la voix qui, en 1798,
appela la Suisse Ă la dĂ©mocratie et lâindividu Ă la libertĂ©. GrĂące Ă lui
41
Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-
wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der
Mediationsakte »,
op. cit
., pp. 216-217; Alfred KĂLZ,
Neuere
schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der
Alten Eidgenossenschaft bis 1848
,
op. cit
., pp. 185-191; William
MARTIN,
Histoire de la Suisse
,
op. cit.
, pp. 212-213; William Emmanuel
RAPPARD,
La Constitution fédérale de la Suisse
,
op
.
cit
., pp. 26-27.
42
Le texte du Pacte fédéral de 1815 figure in
Quellenbuch zur neueren
schweizerischen Verfassungsgeschichte, op. cit
., pp. 193-203.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
149
lâĂ©cho de cette voix ne se perdit jamais tout Ă fait, mĂȘme en 1815,
au temps de lâorage rĂ©actionnaire »
Il faut attendre la Régénération pour assister à une véritable
remise en question de cet héritage de la Médiation. Au cours des
annĂ©es qui sĂ©parent 1830 de 1848, plusieurs Cantons procĂšdent Ă
une révision totale de leur Constitution. La plupart font figurer dans
leur texte fondamental les principes de la souveraineté du peuple,
dâĂ©galitĂ© de droit, de sĂ©paration des pouvoirs ainsi que des droits
fondamentaux. Câest ainsi que, pour la premiĂšre fois de leur
histoire, plusieurs Cantons proclament lâĂ©galitĂ© de droit reconnue Ă
leurs citoyens. Lâapplication du principe de lâĂ©galitĂ© de droit, dont
découle celui du suffrage universel, aura une répercussion tout à fait
favorable dans le domaine des droits politiques. Ainsi durant ces
annĂ©es, on assiste Ă lâaffaiblissement de la prĂ©pondĂ©rance des villes
sur les campagnes et Ă lâĂ©tablissement de la reprĂ©sentation
proportionnelle de la population de tout le Canton au sein du
lĂ©gislatif cantonal. Cela nâira pas sans heurts dans certains Etats
confédérés, comme à Bùle et à Schwyz. Quant aux conditions qui
restreignaient le droit de vote et dâĂ©ligibilitĂ©, elles sont, au cours de
la Régénération, allégées voire supprimées selon les Cantons, à telle
enseigne, quâon peut, de façon gĂ©nĂ©rale, en 1848, les considĂ©rer
comme abrogées dans la plupart des Etats de la Confédération
AprĂšs avoir procĂ©dĂ© Ă la rĂ©gĂ©nĂ©ration dâune majoritĂ© de
Cantons, il sâagit dâentreprendre celle du Pacte fĂ©dĂ©ral de 1815. La
défaite du Sonderbund en 1847 va désormais assurer le succÚs de
cette entreprise. Et câest grĂące Ă cette toute jeune Constitution du 12
43
William Emmanuel RAPPARD,
Lâindividu et lâEtat
,
op
.
cit
., p. 140.
44
Felix HAFNER, « Der Weg zur Realiesierung der Rechtsgleichheit-
wirkungsgeschichtliche Aspekte von Artikel 3 der Bundesverfassung der
Mediationsakte »,
op. cit
., pp. 217-220; Alfred KĂLZ,
Neuere
schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien vom Ende der
Alten Eidgenossenschaft bis 1848
,
op. cit
., pp. 320-325; Marcel BRIDEL,
Précis de droit constitutionnel et public suisse
, Lausanne, Payot, 1965,
pp.
37-39; Eduard HIS,
Geschichte des neuern Schweizerischen
Staatsrechts
,
op. cit
., vol. 2, pp. 86-87, 90-96, 345-348, 353-362; Eugen
BLOCHER, «Die Entwicklung des allgemeinen und gleichen Wahlrechtes
in der neuen Eidgenossenschaft»,
op. cit
., pp. 183-188.
150
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
septembre 1848
que le principe dâĂ©galitĂ© est, Ă lâarticle 4, enfin
proclamĂ©: « Tous les Suisses sont Ă©gaux devant la loi ». JusquâĂ ce
jour, il nâavait jamais Ă©tĂ© Ă©noncĂ© aussi clairement et avec tant de
force, ni sous la République helvétique, encore moins sous la
Médiation ou lors de la Restauration; sa rédaction était donc
nouvelle et sâappliquait Ă tous les citoyens suisses pris
individuellement. A cette norme positive de lâĂ©galitĂ©, les
constituants ajoutent la rÚgle négative, puisée quant à elle, dans
lâActe fĂ©dĂ©ral de 1803, Ă lâarticle III, dont lâorigine remontait Ă la
Constitution de la RĂ©publique helvĂ©tique: « Il nây a en Suisse ni
sujets, ni privilĂšges de lieux, de naissance, de personnes ou de
familles ». Cette derniĂšre disposition vise tant lâindividu que les
entités territoriales. A ce propos, cette Constitution de 1848 qui crée
lâEtat fĂ©dĂ©ral, voit les Cantons perdre leur souverainetĂ©. Cependant
malgrĂ© cette perte, la structure dâĂ©tat fĂ©dĂ©ral dans laquelle ceux-ci
conservent de nombreuses compétences ainsi que le nouveau
régime parlementaire bicaméral dans lequel les Etats confédérés
sont reprĂ©sentĂ©s, maintiennent lâapplication du principe dâĂ©galitĂ© de
droit entre eux. Ce principe a désormais son ancrage constitutionnel
dont lâune des consĂ©quences, au plan fĂ©dĂ©ral, sera lâĂ©tablissement
du suffrage universel reconnu à tous les citoyens suisses ùgés de
vingt ans révolus ainsi que leur éligibilité sans plus aucune
condition censitaire
Cette proclamation de lâĂ©galitĂ© de droit contenue dans la
Constitution fĂ©dĂ©rale de 1848, de mĂȘme que les articles qui
garantissent la libertĂ© dâĂ©tablissement (art. 41) ou le libre exercice
des cultes (art. 44) notamment, ne concernent, en réalité, que les
seuls Suisses chrétiens et de la sorte excluent de leur champ
dâapplication tous les IsraĂ©lites. Câest Ă la faveur de la conclusion,
en 1864, dâun nouveau traitĂ© dâĂ©tablissement avec la France quâ ils
45
Le texte de la Constitution fédérale de 1848 figure in
Quellenbuch zur
neueren
schweizerischen Verfassungsgeschichte
,
op. cit
., pp. 447-481.
46
Jean-François AUBERT,
Traité de droit constitutionnel suisse, op. cit
.,
vol. 1
er
, pp. 34-38; Marcel BRIDEL,
Précis de droit constitutionnel et
public suisse, op. cit
., pp. 57-61; [Johann CONRAD
KERN et Henri
DRUEY],
Rapport de la commission qui a élaboré le projet de
Constitution fédérale du 8 avril 1848
, Lausanne, Pache, 1848, p. 14.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
151
sont placĂ©s sur pied dâĂ©galitĂ© avec les autres Suisses. Selon ce
traité, les Français, sans aucune distinction de religion, peuvent
sâĂ©tablir en Suisse. Ainsi les IsraĂ©lites français jouissent-ils dâun
droit que la Constitution ne reconnaĂźt pas Ă leurs coreligionnaires de
Suisse. Cette situation choquante déclenche la révision partielle de
la Constitution. AprĂšs le vote favorable du peuple et des Cantons, le
14 janvier 1866, les Israélites suisses peuvent bénéficier de la
libertĂ© dâĂ©tablissement et de lâĂ©galitĂ© politique
A la fin de cet exposé quelque peu simplifié, voire simpliste,
nous avons tenté, en votre compagnie, de retracer, sur une
cinquantaine dâannĂ©es, les pĂ©ripĂ©ties de lâĂ©volution du principe
dâĂ©galitĂ©. Dans la longue progression de ce principe, 1848, nous
venons de nous en rendre compte, nâest pas un terme. Il est, bien au
contraire, le commencement dâune autre Ă©tape qui, sâagissant plus
particuliĂšrement de lâindividu, devrait nous conduire jusquâĂ nos
jours et Ă propos de laquelle il y aurait encore tant Ă direâŠ
47
Alfred KĂLZ,
Neuere schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre
Grundlinien vom Ende der Alten Eidgenossenschaft bis 1848, op. cit
.,
vol.
2, pp. 507-508; Jean-François AUBERT,
Traité de droit
constitutionnel suisse, op. cit
., vol. 1
er
, pp. 42-44; William Emmanuel
RAPPARD,
La Constitution fédérale de la Suisse, op. cit
., pp. 175-178,
274-279.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
153
Dangereuse fraternité?
Mark Hunyadi
TrÚs tÎt, la fraternité a été la mal-aimée de la trilogie « Liberté,
Ă©galitĂ©, fraternitĂ© ». On lâa comme mise Ă lâĂ©cart dĂšs les premiĂšres
annĂ©es rĂ©volutionnaires, Ă lâombre de ces deux grands piliers
rĂ©publicains que sont jusquâĂ aujourdâhui la libertĂ© et lâĂ©galitĂ©. Les
historiens avancent généralement trois types de raisons à cette mise
Ă lâĂ©cart: 1/ lâincompatibilitĂ© de la fraternitĂ© avec la loi de la
Terreur, 2/ le vague dont elle est entourée, et qui la rend peu
opérationnelle (Bernardin de St-Pierre développe par exemple une
vraie mystique de la fraternité, avec sa théorie des Harmonies
fraternelles, qui englobe lâhomme, les animaux, et jusquâaux
végétaux dans « des consonances, et pour ainsi dire des fraternités
du mĂȘme genre »), et 3/ ses origines chrĂ©tiennes, qui en faisaient un
difficile outil de ralliement.
On notera que la fraternitĂ© nâest prĂ©sente ni dans la
DĂ©claration
des Droits de lâhomme et du citoyen
du 26 août 1789, ni dans la
Constitution du 3 septembre 1791 (oĂč lâon parle de libertĂ©,
dâĂ©galitĂ©, de propriĂ©tĂ©, de sĂ»retĂ© â comme le raillait le jeune Marx
dans sa
Question juive: « Liberté, égalité, Bentham! »
), ni dans la
Constitution de 1793. Elle nâapparaĂźtra que dans la Constitution du
4 novembre 1848, oĂč il est dit « (La RĂ©publique française) a pour
principe la libertĂ©, lâĂ©galitĂ© et la fraternitĂ© », et plus loin: « La
RĂ©publique doit, par une assistance fraternelle, assurer lâexistence
des citoyens nécessiteux » et « les citoyens doivent concourir au
bien-ĂȘtre commun en sâentraidant fraternellement les uns les
autres ». Pour le dire vite, la fraternitĂ© a donc Ă©tĂ© dâune maniĂšre
gĂ©nĂ©rale relĂ©guĂ©e au rang des bons sentiments, assimilĂ©e quâelle
Ă©tait plus ou moins tacitement Ă la charitĂ© ou Ă lâassistance, plus
prĂ©cisĂ©ment: Ă lâamour et la charitĂ© du cĂŽtĂ© chrĂ©tien, Ă lâentraide,
lâassistance ou la philanthropie du cĂŽtĂ© laĂŻque. Elle avait donc une
154
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
valeur plus rhétorique et déclamatoire que légale ou institutionnelle,
ce quâon lui reprochera aussi. LorsquâĂ partir de 1848, lâidĂ©e de
fraternitĂ©, aprĂšs une Ă©clipse de plus dâun demi-siĂšcle, connaĂźtra un
vif renouveau, elle sera encore généralement associée à des élans
plus ou moins mystiques, ce qui permettra Ă Flaubert dâironiser
dans son
Dictionnaire des idées reçues
sur « la fraternité des
peuples et autres galettes de cette farine »âŠ
Cette sorte de division du travail implicite dont fut victime la
fraternitĂ© entre la politique institutionnelle dâune part et la politique
des bons sentiments de lâautre se retrouve jusquâĂ aujourdâhui,
puisquâon ne trouvera Ă ma connaissance plus guĂšre de rĂ©fĂ©rence,
dans les Ćuvres de thĂ©orie politique contemporaines, Ă la notion de
fraternité, celle-ci ayant été quasi unanimement supplantée par celle
de
solidarité
ou de justice sociale; chez le plus important théoricien
politique contemporain, John Rawls, dont la grande tĂąche est de
rendre compossibles libertĂ© et Ă©galitĂ©, lâidĂ©e de fraternitĂ© est
absente, intĂ©gralement remplacĂ©e quâelle est par des dispositifs de
justice distributive. De maniÚre caractéristique aussi, chez le
thĂ©oricien du RĂ©publicanisme Philip Pettit, lâidĂ©e de fraternitĂ©,
pourtant explicitement mentionnĂ©e, est tacitement assimilĂ©e non Ă
la justice distributive comme chez John Rawls, mais Ă la
communauté
, notion encore différente sur laquelle je reviendrai.
Ainsi, Pettit intitule lâun des chapitres de son grand livre
au républicanisme «
Liberté, égalité, communauté
», tout en
mentionnant explicitement que la thĂ©orie de la libertĂ© quâil dĂ©fend
dans son livre renvoie « au rapport français entre liberté, égalité et
fraternitĂ© ». En tout Ă©tat de cause, aujourdâhui encore, la fraternitĂ©,
si elle conserve une certaine valeur incantatoire, nâa absolument pas
conquis la mĂȘme dignitĂ© conceptuelle que ses deux grandes sĆurs
liberté et égalité.
Jâaimerais pourtant dans cet exposĂ©, Ă titre simplement
exploratoire, soutenir lâidĂ©e que la notion de fraternitĂ© recĂšle au
regard de la philosophie politique dâimportantes ressources Ă la fois
thĂ©oriques et pratiques. Je ne pense pas quâil faille simplement la
1
Philippe PETTIT,
RĂ©publicanisme
, trad. de Jean-Fabien SPITZ, Paris,
Gallimard, 2004.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
155
relĂ©guer au rang dâune simple survivance dâune rhĂ©torique passĂ©e
qui ne mĂ©riterait quâun intĂ©rĂȘt archĂ©ologique. Dâun point de vue
théorique, elle pourrait permettre me semble-t-il de dépasser la
bipolarité sclérosée du débat bientÎt trentenaire entre Libéraux et
Communautariens, qui achoppe sur la question de lâontologie de
lâindividu, de sa juste comprĂ©hension anthropologique; la
conception « souverainiste » quâont les LibĂ©raux de lâindividu, en
en faisant un atome porteur de droits protecteurs, sâoppose
radicalement à la conception «
intégrée
» quâen ont les
Communautariens, qui font de lâindividu un ĂȘtre nĂ©cessairement
englobé dans un tout culturel qui le dépasse. La notion de fraternité,
en permettant dâenrichir la notion libĂ©rale dâindividu sans la rĂ©ifier
dans une appartenance communautaire prépolitique comme le font
les Communautariens, pourrait permettre de renouveler ce débat
devenu quelque peu insipide. Dâun point de vue pratique ensuite,
jâaimerais rapidement montrer que la nature du concept de fraternitĂ©
est telle que son invocation mĂȘme recĂšle en tant que telle une
efficacité politique. Autrement dit, le dépoussiérage de la notion de
fraternité ne se révélerait pas seulement comme une opération
thĂ©orique intĂ©ressante, mais comme possiblement grosse dâune
certaine opérationnalité politique.
Mais il faut dâabord dĂ©finir le concept de fraternitĂ©, ce qui nâest
pas si facile. Je lâai rappelĂ©, il a Ă©tĂ© Ă©clipsĂ© par des notions telles
que justice, solidaritĂ© ou communautĂ©, et peut-ĂȘtre a-t-il Ă©tĂ© aussi
mis au rancart par les pensées féministes qui devaient le trouver
décidément sexuellement trop connoté. « Sororité » est admis
depuis 1970, et désigne selon Le Petit Robert une communauté de
femmes⊠Par oĂč lâon voit que lâĂ©quivalent fĂ©minisĂ© de fraternitĂ©
manque quelque chose dâessentiel de la fraternitĂ©, qui a prĂ©cisĂ©ment
une visée universalisante, au-delà des distinctions, notamment, de
genre.
Quoi quâil en soit, il est incontestable que la notion de fraternitĂ©
a dâabord Ă©tĂ© rabattue sur celle de
charité
. Cette Ă©quivalence
postulĂ©e entre fraternitĂ© et charitĂ© est dâorigine chrĂ©tienne. On la
trouve par exemple dans toute sa simplicité chez Lamartine, qui
dans son Voyage dâOrient (1835) voit dans le christianisme
lâavĂšnement de «
ces deux grandes vérités pratiques et
156
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
incontestables: charité et fraternité entre tous les hommes. Que dÚs
la Révolution, certains aient pu voir dans la fraternité un avatar de
la charitĂ© chrĂ©tienne, cela semble incontestable, dâautant que cela
pouvait mĂȘme paraĂźtre le grand avantage de la notion de fraternitĂ©:
grùce à elle, les cléricaux pourraient, dans une opération de
récupération idéologique, « raccrocher toute la tradition religieuse
française Ă lâidĂ©e mĂȘme de RĂ©publique
»
assimilation courante ne rĂ©siste pas Ă lâanalyse: elle procĂšde dâun
raccourci conceptuel qui confond dans une mĂȘme dĂ©nomination un
principe et sa mise en Ćuvre. La fraternitĂ© nâest pas la charitĂ©, parce
que la charité est une
vertu
qui peut ĂȘtre exercĂ©e au nom de la
fraternitĂ©, ou au nom dâautre chose comme lâamour du prochain ou
le souci de justice; la fraternité est ce qui commande et non ce qui
est commandé, la fraternité peut commander la charité mais ne se
confond pas avec elle, elle est ce au nom de quoi on commande ou
requiert quelque chose, elle est le principe et non sa mise en Ćuvre.
Câest du mĂȘme genre de raccourci conceptuel que procĂšde
lâassimilation entre fraternitĂ© et
assistance
, connotation chrétienne
en moins. Lâassistance nâest certes pas une vertu au sens oĂč lâest la
charité, mais elle est une
pratique
qui, lĂ encore, met en Ćuvre un
principe qui lui est par nature supérieur, tel la fraternité précisément
ou la justice sociale. Lâassistance nâest pas une vertu, parce quâelle
nâest pas une qualitĂ© ou une disposition que lâon possĂšde mais,
encore une fois, une pratique que lâon met en Ćuvre, ou un
dispositif que lâon met en place, comme lorsque lâon parle de
lâAssistance publique. Rien de tel avec la fraternitĂ©, qui nâest ni une
disposition, ni un dispositif. Lorsque lâon assimile donc, Ă tort,
fraternitĂ© et assistance, on opĂšre le mĂȘme court-circuit entre un
principe et ce qui traduit ce principe que lorsquâon lâassimile Ă la
charitĂ©. En toute rigueur donc, la fraternitĂ© ne peut ĂȘtre assimilĂ©e ni
Ă la charitĂ©, ni Ă lâassistance. La mĂȘme remarque vaut pour
lâentraide et la philanthropie, Ă ceci prĂšs que celle-ci a une forte
connotation paternaliste qui la rend plus dissemblable encore de la
notion de fraternitĂ©. Comme le dit lâhistorien Marcel David, « la
2
Michel BORGETTO,
La devise « Liberté égalité, fraternité », Que sais-
je
, Paris P.U.F., 1997, p. 102.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
157
philanthropie est essentiellement élitiste et paternaliste; la fraternité
est, peu ou prou, empreinte dâĂ©galitĂ© civile et privilĂ©gie lâaspiration
à plus de dignité »
. Et, pour accentuer cette différence, Marcel
David rappelle quâhistoriquement, la philanthropie sâen est tenue
électoralement à un systÚme censitaire, alors que la fraternité a
entraßné dans son sillage le suffrage universel. En tout état de cause,
pas plus que lâassistance, la philanthropie ne devrait ĂȘtre assimilĂ©e Ă
la fraternité.
Mais câest certainement avec la notion de
solidarité
que celle de
fraternitĂ© a le plus dâaffinitĂ©s, et câest ici que lâattention
conceptuelle doit ĂȘtre portĂ©e Ă son comble. Aujourdâhui, il semble
bien, comme je lâai dĂ©jĂ dit, que ce soit la notion de solidaritĂ© qui
ait entiÚrement pris en charge celle de fraternité; sans doute la
solidarité semble-t-elle plus neutre tant du point de vue
métaphysique que du point de vue sexuel. La notion de solidarité
sâest aujourdâhui gĂ©nĂ©ralisĂ©e, elle semble dâailleurs politiquement
bien plus recevable que naguÚre la fraternité, elle est pour ainsi dire
institutionnalisée de toutes parts (cf. impÎt de solidarité, solidarité
des travailleurs, des médecins, solidarité nationale et
internationaleâŠ). Historiquement, de maniĂšre rĂ©currente, on a
préféré la notion de solidarité à celle de fraternité, avec cette idée
trÚs souvent répétée au XIXe siÚcle, et reprise de maniÚre
systématique dans le solidarisme de Léon Bourgeois, que si la
fraternitĂ© pouvait se prĂȘcher et se conseiller, elle ne pouvait pas
cependant se dĂ©crĂ©ter ni faire lâobjet dâune loi Ă©crite; la solidaritĂ© en
revanche, en reflĂ©tant en quelque sorte lâinterdĂ©pendance des
hommes en société, reposait sur des bases quasi scientifiques et
pouvait sâorganiser en dehors de toute affectivitĂ©. On pouvait donc
facilement la traduire en lois. Voici comment Alfred Croiset rendait
compte en 1902 de la supériorité de la notion de solidarité sur celle
de fraternité:
« La fortune du mot solidaritĂ© sâexplique sans peine. Si les
individus ne sont [âŠ] que des cellules de la sociĂ©tĂ©, le mot par
lequel les biologistes expriment lâinterdĂ©pendance des cellules est
celui mĂȘme qui doit exprimer dorĂ©navant lâinterdĂ©pendance des
3
Marcel DAVID,
Le printemps de la fraternité
, Paris, Aubier, 1992, p. 19.
158
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
individus. Les termes de justice, de charitĂ©, de fraternitĂ© mĂȘme, si
chÚre à la démocratie sentimentale de 1848, a le tort justement de
nâĂȘtre quâun sentiment, et nos gĂ©nĂ©rations modernes, avides de
sciences objectives et positives, avaient besoin dâun mot qui
exprimĂąt le caractĂšre scientifique de la loi morale. Le mot de
solidarité, emprunté à la biologie, répondait merveilleusement à ce
besoin obscur et profond [âŠ]. On recueillit ainsi peu Ă peu, sous le
titre de solidaritĂ©, Ă peu prĂšs toutes les idĂ©es morales quâon trouvait
conformes Ă lâidĂ©al prĂ©sent »
La fraternité a donc été trÚs vite fortement menacée, voire
supplantĂ©e par lâidĂ©e de solidaritĂ© dont Alfred Croiset nous dit, de
maniĂšre intĂ©ressante, quâelle est dâorigine biologique. Du coup se
trouve confirmĂ©e, ou renforcĂ©e lâidĂ©e dâune gestion rationnelle de la
sociĂ©tĂ©, ou en tout cas de la possibilitĂ© dâune telle gestion: car si le
corps social est organisĂ© comme un corps organique, alors lâidĂ©e
nâest plus absurde de pouvoir dĂ©couvrir les lois scientifiques et
objectives qui la constituent. LâavĂšnement de lâidĂ©e de solidaritĂ©,
empruntée à la biologie, serait comme la prémonition de cet idéal
de sociologie scientiste. Nul doute alors que la notion de solidarité
soit politiquement plus opérationnelle que la vague et sentimentale
fraternité.
Mais il y a sans doute une autre raison à la méfiance dont est
victime la notion de fraternité que son insuffisante maniabilité
politique, et cette raison est liĂ©e Ă ce quâon pourrait appeler le
systĂšme de valeurs europĂ©en. Nul doute en effet quâau sein de ce
systĂšme de valeurs,
lâautonomie
tienne une place prépondérante.
Pour Kant, qui a donnĂ© de lâautonomie sa version la plus achevĂ©e,
lâautonomie est la capacitĂ© de se donner Ă soi-mĂȘme sa propre loi,
câest-Ă -dire cette capacitĂ© quâa la volontĂ© humaine de pouvoir se
laisser déterminer par la seule force de la raison; cette capacité
exprime le sens mĂȘme de lâautonomie comprise comme
autodĂ©termination. Cette maniĂšre kantienne de voir â qui porte Ă un
plus haut degrĂ© de conceptualitĂ© ce qui Ă©tait dĂ©jĂ au principe mĂȘme
4
Alfred CROISET,
Essai dâune philosophie de la solidaritĂ©
, Paris, 1902,
pp. 9-10; cité par Michel BORGETTO,
La devise « Liberté égalité,
fraternité », op. cit
., p. 84.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
159
de la pensĂ©e de Rousseau â procĂšde la reprĂ©sentation, si importante
dans notre imaginaire politique et dans la constitution symbolique
de notre espace politique, dâindividus libres et Ă©gaux qui se mettent
en sociĂ©tĂ© par un acte volontaire. Câest lĂ la symbolique du contrat
social, qui est au principe mĂȘme de nos Ătats constitutionnels
modernes. Sous ses aspects de fiction fondatrice, le contrat social
exprime en fait le sens continuĂ©, câest-Ă -dire toujours implicitement
Ă lâĆuvre, de la relation sociale elle-mĂȘme, telle quâelle existe
effectivement dans lâespace juridico-politique de tous les jours. Cet
espace est pour nous constituĂ© par lâidĂ©e dâautonomie, dont le
contrat social métaphorise la mise en exercice. Or, face à cette
symbolique si prĂ©gnante de lâautonomie, la fraternitĂ© reprĂ©sente une
menace
, la plus haute menace mĂȘme dans cette Ă©chelle de valeur,
puisque câest une menace
dâhĂ©tĂ©ronomie
. Face Ă lâindividu
autonome et porteur de droits, la fraternitĂ© reprĂ©sente une menace Ă
sa souverainetĂ© mĂȘme, reprĂ©sente donc une menace dâaliĂ©nation,
une sorte de vestige mĂ©taphysique qui vient saper lâindividu dans sa
splendide capacité à sans cesse affirmer ses droits. Autonomie et
fraternitĂ© semblent incompatibles sur lâautel de la libre disposition
de soi, parce que la fraternité semble affirmer un lien de
dĂ©pendance antĂ©rieur Ă lâaffirmation de soi. La fraternitĂ© apparaĂźt
donc comme hĂ©tĂ©ronomie et aliĂ©nation. Câest sans doute pourquoi,
aussi, la solidaritĂ© sâest substituĂ©e Ă la fraternitĂ©, parce quâĂ
lâinverse de cette derniĂšre, lâexigence de solidaritĂ© ne se rĂ©fĂšre pas
à un lien obscurément antérieur qui lierait le moi à autrui et qui
mâencombrerait dans lâautonomie de mes choix, mais Ă un systĂšme
organisé de juste distribution des ressources qui est parfaitement
compatible avec la rĂ©ciprocitĂ© intĂ©ressĂ©e dâun contrat social. En
dâautres termes, lâexigence de solidaritĂ© ne contrevient pas Ă
lâexigence dâautonomie, puisquâelle se traduit dans un dispositif
institutionnel qui
résulte
dâun contrat social et peut donc sâaffirmer
comme librement consenti. La fraternité, en revanche, semble
concurrencer
le projet mĂȘme dâun contrat social, en menaçant
lâautonomie individuelle qui est en son cĆur.
Chemin faisant, en retraçant ainsi les entrelacs des rapports entre
fraternité et solidarité, nous avons simultanément posé les jalons de
la distinction entre ces deux notions. Il apparaĂźt maintenant quâils
160
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
avaient au fond raison, les critiques historiques de la fraternité, qui
lui reprochaient son manque de maniabilité politique. Car la
fraternitĂ© nâest pas un concept politique au sens institutionnel du
terme, alors que la solidaritĂ© lâest. La solidaritĂ© se rĂ©fĂšre Ă un
ensemble de dispositifs de justice distributive
positive
, pourrait-on
dire (comme on parle de droit positif), lĂ oĂč la fraternitĂ© est
effectivement
prépolitique
, toujours dans cette acception
institutionnelle du politique. La fraternité se réfÚre à un lien
antérieur, ou extérieur à la politique institutionnelle, un lien qui
serait censĂ© subsister par-delĂ lâeffondrement des institutions. Câest
pourquoi lâassimilation aujourdâhui quasiment accomplie entre
fraternitĂ© et solidaritĂ© est dâune part fallacieuse, comme je viens de
le montrer, et dâautre part
symptomatique
: elle révÚle en effet cette
sorte dâhypertrophie de lâautonomie qui nous fait rejeter
viscĂ©ralement, de maniĂšre irrĂ©flĂ©chie tout ce qui nâest pas
immĂ©diatement congruent avec elle. La fraternitĂ© nâest dĂ©sormais
acceptée que si elle est convertie en solidarité, mais, convertie en
solidaritĂ©, elle est dans le mĂȘme mouvement dĂ©naturĂ©e, puisquâon
fait dâelle ce quâelle nâest pas, câest-Ă -dire une institution politique.
La fraternitĂ© nâest pas la solidaritĂ© gestionnaire.
Câest lĂ prĂ©cisĂ©ment ce quâon lui reproche, car le prĂ©politique
nâest pas rĂ©putĂ© compatible avec la politique dĂ©mocratique. Câest le
principe mĂȘme dâune politique dĂ©mocratique fondĂ©e sur
lâautonomie des sujets que tout ce qui est prĂ©-donnĂ© (les caractĂšres
ethniques, culturels, gĂ©ographiques, âŠ), tout ce qui est vĂ©hiculĂ© par
la tradition sur le mode de lâhĂ©ritage ne doit son autoritĂ© quâĂ un
acte de reconnaissance toujours prĂ©supposĂ© chez les citoyens, câest-
Ă -dire Ă une forme dâallĂ©geance rationnelle dans laquelle sâexprime
lâautonomie du sujet. Comme le dit Alain Renaut, « la tradition
reconnue par celui qui la reçoit, lâidentitĂ© assumĂ©e par celui qui sây
retrouve, ce nâest dĂ©jĂ plus la tradition comme telle: la
reconnaissance fait déjà échapper au modÚle pur et simple de
lâhĂ©ritage, et cet Ă©cart entre hĂ©ritage et reconnaissance correspond
exactement Ă ce que nous ne pouvons penser que par rĂ©fĂ©rence Ă
lâidĂ©e de subjectivitĂ© et non pas de sujĂ©tion
5
Charles LARMORE et Alain RENAUT,
DĂ©bat sur lâĂ©thique
, Paris,
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
161
est au cĆur mĂȘme du dispositif du contrat social â câest cette
reconnaissance exprimée dans le contrat social qui nous fait
décoller du modÚle du pur et simple héritage. Tout héritage
prĂ©politique est censĂ© pouvoir ĂȘtre « politisĂ© » par la reconnaissance
autonome des citoyens. La dĂ©mocratie veut lâempire de la loi, et la
loi nâest censĂ©e puiser quâĂ la seule source de lâautonomie, la
faculté politique par excellence. Tout ce qui est prépolitique doit en
ĂȘtre, idĂ©alement, banni.
Cela est patent jusquâĂ la caricature dans un certain discours
politique français dominant, oĂč le terme de « communautarisme »
vaut aujourdâhui comme une insulte, exactement comme le terme
de racisme, et ne nécessitant dans son usage péjoratif aucune
justification supplĂ©mentaire. Il suffit aujourdâhui de qualifier une
posture de « communautariste » pour la disqualifier sans appel.
Pourquoi? Parce que ce qui est communautaire est supposé
prépolitique, donc inégalitaire et particulariste puisque non filtré par
la force égalisante de la loi républicaine. Toute référence à du
donnĂ© prĂ©politique (quâon pense Ă la Corse!) est
a priori
fonciÚrement suspecte de vouloir subvertir la belle égalité
rĂ©publicaine, et contrevient ce faisant au principe mĂȘme de la
politique démocratique.
Ce nâest pas le lieu ici dâexaminer la justesse ou non de cette
disqualification
a priori
du prépolitique communautarien en tant
que tel, mais on peut en revanche constater quâen thĂ©orie politique,
la mouvance dite communautarienne a fortement contribuĂ© Ă
polariser le débat entre deux termes réputés insurmontables,
lâindividu et la communautĂ©. Depuis une trentaine dâannĂ©es
maintenant que dure lâopposition LibĂ©raux/Communautariens, on
nâarrĂȘte pas de dĂ©battre sur les mĂ©rites et dĂ©ficits de la conception
libĂ©rale de lâindividu, quâon oppose Ă la conception communautaire
dâun individu dĂšs toujours (câest-Ă -dire avant toute relation
proprement politique) enchùssé dans des liens communautaires que
sa volonté ne choisit pas. Au-delà de toutes les différences qui
sĂ©parent, du cĂŽtĂ© des Communautariens, une Sandel dâun Walzer ou
dâun Taylor par exemple, lâenjeu est toujours, de leur cĂŽtĂ©,
Grasset, 2004, p. 33.
162
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
dâassigner sa juste place, au sein des institutions politiques, Ă
lâidentitĂ© communautaire, puisque leur thĂšse centrale est que
lâidentitĂ© personnelle ne peut prĂ©cisĂ©ment ĂȘtre que communautaire,
et que lâindividu libĂ©ral atomisĂ©, dĂ©sencombrĂ©, maĂźtre de ses choix
est une fiction rationaliste dépourvue de pertinence. Leur retour au
prépolitique consiste donc, pour le dire vite, en une réification de la
part communautaire de lâidentitĂ© personnelle, quâils veulent voir, le
plus souvent, consignĂ©e dans le droit. De lâidentitĂ©, on ne discute
pas, elle est indiscutable, contrairement, précisément, aux opinions
et postures politiques dont la nature mĂȘme est dâĂȘtre objet de
délibération. Ce qui est prépolitique est soustrait à toute
délibération. De ce point de vue, les Communautariens sont des
promoteurs de la sĂ©curitĂ© identitaire, quâils veulent voir primer sur
les acquis modernes mais dĂ©lĂ©tĂšres de lâautonomie libĂ©rale.
Pour les Communautariens donc, le prĂ©politique est identifiĂ© Ă
du communautaire, que le politique doit ensuite consigner dans ses
institutions. Le lien prépolitique est un lien communautaire, avec,
évidemment, toutes les conséquences exclusivistes que cela
suppose: car si le
nous
communautarien est fortement inclusiviste
pour les membres de la communauté, il est symétriquement
fortement exclusiviste de ceux qui ne le sont pas. Câest lĂ le
paradoxe du pronom
nous
, à la fois intégrateur et exclusif; il est
bien Ă©vident quâun
nous
communautaire fort sâaccommode fort bien
de lâexclusion de tous les
eux
qui ne font précisément pas partie de
ce
nous
. Cette ambivalence est inhĂ©rente Ă lâusage du pronom
nous
,
elle est donc inhérente à la pensée communautarienne.
Le lien prĂ©politique de fraternitĂ© court-il le mĂȘme risque, porte-
t-il aux mĂȘmes consĂ©quences exclusivistes? Câest ce que redoutent
nombre de ses critiques, aujourdâhui comme naguĂšre. Aujourdâhui
encore, les critiques de la fraternité soulignent la dissymétrie qui
caractérise la devise « Liberté-égalité-fraternité », avec ses deux
premiers termes, formels et universalistes, et le troisiĂšme, plus
substantiel et communautaire, gros donc dâexclusion possible. Mais
cette critique ne date pas dâaujourdâhui: lâhumanisme de la
Renaissance europĂ©enne a lui aussi Ă©tĂ© trĂšs mĂ©fiant Ă lâĂ©gard de
lâusage de la notion de fraternitĂ©, et lâa parfois rejetĂ© avec une
extrĂȘme virulence. Ici mĂȘme, la communication de lâhistorien de la
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
163
pensée Yves Hersant a montré comment les auteurs de la
Renaissance, pourtant imprégnés de christianisme et donc familiers
de la fraternité christo-centrée, en sont venus à se défier de la notion
de fraternité
. Il a montré de maniÚre à mon sens convaincante que
la valorisation de lâindividu tel que le comprenait la Renaissance
Ă©tait fonciĂšrement incompatible avec lâidĂ©e de fraternitĂ©: lâindividu
renaissant se constituant en effet dans la sĂ©paration dâavec son
essence, conquérant sa liberté et sa plasticité contre toute essence
humaine, il refuse dans le mĂȘme mouvement tout paradigme de
filiation et donc de fraternité. En valorisant ce qui sépare et ce qui
individue, la Renaissance ne pouvait que rejeter la définition de
lâhumain comme frĂšre. Ce refus de la ressemblance est donc aussi
un refus de la communautĂ©, mais non pas tant, comme aujourdâhui,
par peur de lâexclusion de tous ceux qui nâappartiennent pas Ă la
communautĂ© que par peur dâĂ©touffer dans
tout
individu ce qui en
fait un ĂȘtre humain, câest-Ă -dire sa capacitĂ© Ă se diffĂ©rencier.
Comme on le voit, pour des raisons différentes, la fraternité a
toujours été soupçonnée de receler une « composante homicide »
(Yves Hersant), soit de lâindividu extĂ©rieur qui nâest pas couvert par
le nous, soit par lâindividu intĂ©rieur qui est Ă©touffĂ© par lui.
Jâaimerais dĂ©fendre la thĂšse que cette mĂ©fiance est injustifiĂ©e, et
quâelle repose sur une assimilation indue et non critique entre
fraternitĂ© et communautĂ©. Jâaimerais donc dĂ©coupler les notions de
fraternitĂ© et de communautĂ©. Il faut dâabord voir comment
fonctionne la logique exclusiviste du nous communautaire. Ce qui
constitue la communautĂ© du nous communautaire, câest un
lien
identificatoire partagé
, une marque positive et surtout distinctive
que partagent ou se reconnaissent les membres de la communauté
dâappartenance; ils forment donc une communautĂ© au sens dâun
quelque chose
quâils ont en commun et qui les distingue dâautres
communautés possibles. Leur marque identificatoire est une marque
6
La communication présentée par Yves Hersant au colloque « Justice,
liberté, égalité: sur quelques valeurs fondamentales de la démocratie
europĂ©enne » sâintitulait « DĂ©bats sur la fraternitĂ© dans lâItalie de la
Renaissance ». Nous regrettons quâYves Hersant nâait pas pu participer Ă
cette publication (
note de lâĂ©diteur
).
164
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
distinctive, et elle est en lâoccurrence prĂ©politique au sens oĂč elle
est
soustraite à toute délibération possible
. Or, il nâen va pas de
mĂȘme avec la notion de fraternitĂ©, et ceci permet de la distinguer
maintenant de la notion de communautĂ©, aprĂšs lâavoir distinguĂ©e de
la charitĂ©, de lâassistance puis de la solidaritĂ©. Elle partage
toutefois, il est vrai, avec la notion de communauté le refus de
vouloir considĂ©rer lâindividu comme une monade isolĂ©e, toute-
puissante et maĂźtresse dâelle-mĂȘme; comme la notion de
communauté, celle de fraternité fait fond sur des liens
intersubjectifs qui dĂ©passent la notion dâun simple individu boule
de billard. Mais ces liens intersubjectifs, elle ne les considĂšre pas
sur le mĂȘme mode que la version communautarienne. Les liens
prĂ©politiques de fraternitĂ© ne sont pas prĂ©politiques au sens oĂč ils
dĂ©termineraient des marques positives dâappartenance
a priori
soustraites Ă toute discussion, et oĂč ils fixeraient une identitĂ© Ă
partir dâune quelconque marque distinctive; ils sont prĂ©politiques au
sens oĂč
ils se nouent en-deçà des institutions positives
, sans quâils
soient â et ceci est dĂ©cisif â naturels pour autant. Je reviendrai Ă
lâinstant sur ce point. Mais si la notion de fraternitĂ© peut enrichir
celle dâindividu, et tout particuliĂšrement celle dâindividu libĂ©ral,
elle le fait non pas comme on le fait du cÎté communautarien, en
lâenchĂąssant dans un rĂ©seau de relations qui le dĂ©passe, le dĂ©finit et
lâenserre â crĂ©ant ainsi une boule de billard en gros â, mais
en
lâouvrant au contraire sur autrui
, non par un signe dâappartenance
prépolitiquement donné, mais par simple reconnaissance. Je parle
ici de
simple
reconnaissance, pour lâopposer Ă la reconnaissance
rĂ©ciproque chĂšre Ă Hegel et Ă la tradition qui sâensuit, qui est un
processus dâune tout autre nature. La simple reconnaissance peut
ĂȘtre unilatĂ©rale, elle peut ĂȘtre effectuĂ©e par un seul et nâa pas besoin
de la symĂ©trie dâun acte rĂ©ciproque: je peux, si je veux, Ă©prouver un
sentiment de fraternité avec les plantes, sans que je doive
nĂ©cessairement postuler que les plantes Ă©prouvent de mĂȘme. Câest
là à mon sens la part de vérité des excÚs mystiques auxquels a
donnĂ© lieu la notion de fraternitĂ© â cette possibilitĂ© unilatĂ©rale de
sâouvrir indiffĂ©remment sur tout ce qui nâest pas soi.
Que dans la fraternitĂ©, lâouverture Ă autrui ne soit pas par
principe conditionnée par un signe identificatoire positif (positif au
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
165
sens oĂč il est objectivement identifiable), mais ouvre Ă autrui par
son invocation mĂȘme, on peut encore en voir la confirmation dans
les résistances
républicaines
quâa suscitĂ©es le troisiĂšme terme de la
devise « LibertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ© », Ă lâimage des sarcasmes de
Marx qui dénonçait dans la fraternité républicaine « cet équilibre
sentimental des intĂ©rĂȘts de classe contradictoires, cette exaltation
enthousiaste au-dessus de la lutte des classes ». Lâopposition
rĂ©publicaine Ă lâinvocation politique de la fraternitĂ© contestait en
effet de plus en plus lâopportunitĂ© du recours Ă un tel concept au
moment mĂȘme oĂč la sociĂ©tĂ© Ă©tait dĂ©chirĂ©e par les antagonismes les
plus vifs, des journées de juin 1848 à la répression de la Commune,
en passant par les nombreuses fusillades dâouvriers en grĂšve. La
rĂ©alitĂ© sociale offrait donc un dĂ©menti quotidien Ă lâexigence de
fraternitĂ©, au point justement que certains sâopposaient Ă son
invocation, parce quâil sâagissait dans lâurgence politique du
moment de vaincre lâennemi, non de fraterniser avec lui. Mais en
contestant lâopportunitĂ© politique de lâinvocation de la fraternitĂ©, ils
affirmaient dans le mĂȘme mouvement, lĂ aussi, cette part de vĂ©ritĂ©
du concept de fraternité, qui vise au-delà , précisément, des
antagonismes sociaux, au-delĂ des marques identificatoires
positives et exclusives. Câest parce quâelle a cette visĂ©e
intrinsĂšquement universalisante quâelle paraissait impropre Ă
mobiliser une fraction de la population contre lâautre.
La fraternité comme ouverture à visée potentiellement
universelle, câest donc tout autre chose que la fermeture
communautaire scellĂ©e par une marque dâappartenance qui est
simultanĂ©ment porteuse dâexclusion. Le simple appel, cette
injonction silencieuse
en quoi consiste la fraternité décloisonne
toutefois suffisamment lâindividu pour le doter dâune dimension
relationnelle et intersubjective que lâindividu libĂ©ral nâa pas. Le
sentiment de fraternité révÚlerait donc une couche intersubjective
du soi, une couche relationnelle antĂ©rieure Ă la communication et Ă
sa thématisation explicites. Du coup, on voit que la fraternité
complĂšte la paire LibertĂ©-EgalitĂ© dâune maniĂšre singuliĂšre: alors
que la libertĂ© et lâĂ©galitĂ© nĂ©cessitent des institutions pour prendre
corps et leur donner expression, la fraternité se déploie sur une
couche nécessairement préinstitutionnelle, sous peine de retomber
166
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
dans ce quâelle nâest pas â ralliement communautaire ou dispositif
dâassistance. En cela, la fraternitĂ© nâest donc pas Ă mettre sur le
mĂȘme plan que la libertĂ© et lâĂ©galitĂ©, puisque la fraternitĂ© au sens
que nous avons dit ne saurait recevoir de traduction institutionnelle,
sauf Ă ĂȘtre dĂ©naturĂ©e. Son invocation a une force subversive propre,
une force subversive
des institutions elles-mĂȘmes
. Alors que liberté
et égalité ont une force subversive par rapport à des institutions
dĂ©terminĂ©es qui nient ces valeurs, en lâoccurrence celles de
lâAncien RĂ©gime, la fraternitĂ© a une force subversive par rapport
aux institutions en tant que telles et Ă leur logique de
cloisonnement. Ce nâest donc Ă mon sens pas par hasard si câest le
troisiĂšme terme de la devise dont lâopportunitĂ© politique a Ă©tĂ© le
plus souvent contestĂ©e et mise en cause; car lâexigence de fraternitĂ©
sâaccommode mal des exigences dâappareil politiques rigides, et
lâon peut se demander dans le mĂȘme Ă©lan si lâaccusation de vague
dont a fait lâobjet la notion de fraternitĂ© ne rĂ©vĂšle pas au fond
lâouverture potentiellement infinie que recĂšle sa prĂ©tention Ă
lâuniversalitĂ©. Du coup, la fraternitĂ© apparaĂźt effectivement comme
une menace rĂ©elle Ă toutes les ossifications institutionnelles et Ă
toutes les scléroses du pouvoir. Il me semble que là -dessus encore,
les critiques rĂ©currentes du troisiĂšme terme de la devise ne sây sont
pas trompĂ©s â lĂ encore, les critiques de la fraternitĂ© en ont rĂ©vĂ©lĂ©
une part de vĂ©ritĂ©. Lâhistorienne Mona Ozouf a retracĂ© de maniĂšre
trĂšs instructive cette dissymĂ©trie entre, dâune part, libertĂ© et Ă©galitĂ©,
et, dâautre part, fraternitĂ©, lorsquâelle demande: « Peut-on marier la
fraternitĂ© aux valeurs individualistes de la libertĂ© et de lâĂ©galitĂ©? »
en montrant comment cette dissymĂ©trie a Ă©tĂ© lâobjet mĂȘme dâun
débat engagé dÚs la Révolution sur le bon ordre à adopter pour les
trois termes de la devise: pour ceux qui la placent en troisiĂšme, la
fraternitĂ© ne peut se construire quâĂ partir des individus libres et
Ă©gaux, elle est donc lâobjet dâun pacte libre; pour dâautres, elle est
originaire, et la devise doit alors se dire « fraternité, liberté,
égalité », renvoyant à un lien social primitif, lavé de tout conflit,
proche en cela dâune vision chrĂ©tienne que cette interprĂ©tation de la
7
Mona OZOUF, « Liberté, égalité, fraternité », in Pierre NORA (sous la
dir. de),
Les lieux de mémoire
, Paris, Gallimard, 1984, t. III, p. 597.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
167
fraternité pourrait rattacher à la Révolution. Ces deux
interprétations possibles de la notion de fraternité, cette hésitation
sur la place Ă lui accorder dans la scansion de la devise montre bien
lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de la fraternitĂ© par rapport Ă ses deux sĆurs
individualistes, liberté et égalité.
Contrairement donc à la communauté qui se laisse toujours saisir
dans un quelque chose que ses membres ont en commun, la
fraternitĂ© procĂšde dâune ouverture essentielle qui reprĂ©sente une
menace pour toutes les clĂŽtures institutionnelles. Contrairement
encore à la communauté et à ses marques identificatoires, la
fraternitĂ© nâest pas un donnĂ©, pas un fait quâon pourrait en quelque
maniĂšre objectivement Ă©tablir, mais une injonction; elle ne confĂšre
pas un statut, mais rĂ©vĂšle des liens; elle se rĂ©sume tout entiĂšre Ă ĂȘtre
un appel, dont ses critiques nâont que trop senti la force subversive.
Sa force est dans cet effet mĂȘme de subversion, que lâon neutralise
dâailleurs savamment lorsque lâon rabat, comme aujourdâhui, lâidĂ©e
de fraternité sur la gestion de la solidarité.
En déplorant la seule force incantatoire et purement effusive de
la notion de fraternitĂ©, les critiques lâont lĂ encore rĂ©vĂ©lĂ©e en la
dĂ©nonçant: car câest vrai, la fraternitĂ© est une injonction, non un
fait, un appel, non un constat. DâoĂč vient sa force subversive,
comment lâexpliquer? Elle vient me semble-t-il dâune
caractĂ©ristique spĂ©cifique Ă lâusage politique de certains concepts.
Le concept de fraternité, de par sa nature injonctive, fait partie de
ces concepts quâon ne peut pas continuellement invoquer en vain. Il
arrive en effet un moment oĂč on ne peut plus invoquer la fraternitĂ©
sans que cet appel ne modifie lâauto-perception de ceux auxquels il
est destinĂ©. DĂ©signer lâautre comme frĂšre, se
désigner
soi-mĂȘme
comme frĂšre de tout autre, câest
ipso facto
se comprendre comme
frĂšre, câest se
percevoir
comme frĂšre et donc agir sur la perception
que lâon a de soi-mĂȘme. Parler de la table comme table ne modifie
pas la table, car il nây a aucune interaction rĂ©elle entre la table et le
concept qui la désigne. En revanche, déclarer par exemple que la
femme est lâĂ©gale de lâhomme modifie certainement en profondeur
la perception quâont dâeux-mĂȘmes Ă la fois les hommes et les
femmes. Câest pourquoi jâaimerais appeler ce type de concepts des
concepts
performatifs
, en un sens trĂšs proche de celui que la
168
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
linguistique donne Ă ce terme: câest-Ă -dire que leur dĂ©claration est
par elle-mĂȘme porteuse dâune certaine efficacitĂ©. Cette efficacitĂ©
nâest Ă©videmment pas celle de la baguette magique â il ne sâagit pas
de dire que la dĂ©claration dâĂ©galitĂ©
réalise
lâĂ©galitĂ©, mais que la
dĂ©claration dâĂ©galitĂ© modifie lâauto-perception de ceux qui en sont
les destinataires. Ainsi, pour prendre un autre exemple, dans la
constitution de la notion moderne dâindividu, la rupture avec
lâAncien RĂ©gime telle quâelle sâest concrĂ©tisĂ©e dans la rĂ©daction de
Constitutions a certainement marquĂ© une Ă©tape cruciale, car câest
tout autre chose de se comprendre comme sujet du Roi que comme
sujet de droits; et ce passage de sujet du Roi Ă sujet de droits est un
passage entre deux maniÚres fort différentes de se
percevoir
soi-
mĂȘme et, partant, autrui. La DĂ©claration des droits de lâhomme ne
laisse donc pas intacte la comprĂ©hension que lâon a de soi-mĂȘme, et
câest en cela que cette dĂ©claration est un acte performatif, comme
sont performatifs dans ma terminologie les concepts corollaires de
droits, dâĂ©galitĂ©, de libertĂ©. Marx sâest donc donnĂ© â soit dit en
passant â la tĂąche quelque peu facile lorsquâil raillait le caractĂšre
formel de la trilogie rĂ©volutionnaire, alors quâil me semble que sa
simple dĂ©claration est par elle-mĂȘme porteuse dâune certaine
efficacité politique, en modifiant la perception que ses destinataires
pouvaient avoir dâeux-mĂȘmes. Câest une efficacitĂ© certes modeste,
mais sans doute nĂ©cessaire Ă lâaccomplissement de changements
plus grandioses.
A lâinverse, il ne faudrait pas faire preuve dâune sorte
dâidĂ©alisme performatif en pensant quâune simple dĂ©claration peut
modifier lâauto-perception de ses destinataires. Une telle
modification de la perception de soi-mĂȘme ne peut avoir lieu que si
le concept performatif invoqué est en phase avec les aspirations des
destinataires. Câest la raison pour laquelle, pour ĂȘtre rĂ©ellement
efficace, un concept performatif doit ĂȘtre
Ă©mergent
, câest-Ă -dire
cristalliser les aspirations morales du temps prĂ©sent, et ĂȘtre le
produit de celles-ci, coller Ă elles, sous peine de tourner Ă vide dans
un éther philosophique. Les trois termes de la trilogie républicaine
ont certainement été émergents en ce sens. Mais ils ne sont
certainement pas performatifs chacun de la mĂȘme maniĂšre. Comme
jâai essayĂ© de le montrer, il me semble que libertĂ© et Ă©galitĂ©
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
169
prennent sens comme des négations déterminées de situations
historiques et contingentes, donc de certaines pratiques
institutionnelles auxquelles elles promettent dâen substituer
dâautres. Leur visĂ©e est donc prĂ©cisĂ©ment institutionnelle, puisquâil
sâagit dâinstaurer les institutions qui garantiront libertĂ© et Ă©galitĂ©, et
ce contre les pratiques en usage Ă une Ă©poque donnĂ©e. Il sâagit donc
de les mettre en exercice par des dispositifs institutionnels
appropriés.
Il nâen va pas de mĂȘme avec la fraternitĂ©, qui nâa ni cette finalitĂ©
institutionnelle, ni ce caractÚre de négation déterminée de tel ou tel
usage en vigueur. Bien que la notion de fraternité soit elle aussi
Ă©mergente Ă partir dâun certain contexte oĂč elle a pris sens, elle ne
doit pas son caractÚre performatif à des références historiques et
contingentes dont elle voudrait ĂȘtre la nĂ©gation (abolir ceci ou cela,
comme lâĂ©galitĂ© voulait abolir lâarbitraire), car de par sa visĂ©e, elle
transcende de telles rĂ©fĂ©rences; sa visĂ©e est celle dâune ouverture Ă
autrui pas forcément ressemblant. La compréhension de soi
quâindique la fraternitĂ© est celle dâune ouverture principielle, et
donc celle dâun accueil de cet autrui non ressemblant, non identifiĂ©
Ă du mĂȘme. Cette comprĂ©hension de soi accueillante est dans son
principe mĂȘme diffĂ©rente de celle du sujet atomisĂ©, souverain,
affirmatif de ses droits et maßtre de ses choix qui caractérise
lâindividu libĂ©ral moderne, un individu qui au demeurant
suffit
Ă la
mise en exercice des principes de libertĂ© et dâĂ©galitĂ©. La question
est de savoir sâil suffit aussi Ă une authentique mise en Ćuvre de la
citoyennetĂ©. La libertĂ© et lâĂ©galitĂ© telles quâon les connaĂźt, sous leur
forme constitutionnelle, se contentent bien de cet individu
rachitique, de ces individus pauvres en autrui et riches en droits, des
individus compétitifs dont il faut rendre mutuellement compossibles
les libertés et égalités respectives. Cet individu suffit sans doute à la
démocratie gestionnaire et administrative, à la démocratie
bureaucratique et disciplinaire qui fait son chemin dans tous les
Etats constitutionnels modernes, en Europe et ailleurs. On ne peut
sur ce point manquer dâĂȘtre frappĂ© par la standardisation de
lâindividu moderne, par la
faiblesse
de cet individu au moment
mĂȘme oĂč partout on proclame ses droits.
Partout il est né libre,
mais partout il est le mĂȘme
â ce qui est aussi une maniĂšre, certes
170
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
ironique et triste, de composer liberté et égalité. Le paradoxe de
lâindividualisme moderne, câest que lâindividualisme partout
proclamé consacre en réalité la victoire du systÚme: la victoire de
lâindividu, câest la victoire du systĂšme, parce que le systĂšme a
fabriquĂ© un individu libre et Ă©gal quâil maĂźtrise et discipline
parfaitement. Lâindividu dâaujourdâhui est en parfaite congruence
avec le systĂšme, parce que câest le systĂšme qui a fabriquĂ© cet
individu-lĂ .
Le problĂšme avec cette harmonie paradoxale de lâindividu et du
systĂšme Ă laquelle on assiste aujourdâhui, câest quâelle fonctionne
en vase clos et que ses termes polaires se renforcent mutuellement:
car plus lâindividu renforce son statut dâindividu, plus câest le
systĂšme qui se renforce. Or, câest prĂ©cisĂ©ment cette clĂŽture du
systĂšme sur lui-mĂȘme que vient me semble-t-il fissurer lâinjonction
de fraternitĂ©, en brisant cette logique dâauto-perpĂ©tuation, oĂč le
systĂšme renforce lâindividu qui par lĂ mĂȘme renforce le systĂšme.
Lâinjonction de fraternitĂ© instille une modeste transcendance dans
le systÚme, en contribuant à la compréhension de soi comme soi
accueillant.
La question qui se pose est celle de savoir dans quelle mesure la
citoyenneté démocratique peut véritablement se contenter de cette
clĂŽture sur soi du systĂšme qui est en mĂȘme temps une clĂŽture sur
soi des individus, et jusquâoĂč elle le peut. En dâautres termes, la
question est de savoir si une citoyenneté démocratique authentique
peut se contenter de la gestion des libertés et des égalités, sans
recourir Ă la fraternitĂ© et Ă son potentiel dâouverture. La clĂŽture du
systÚme démocratique engendre des effets disciplinaires qui
affadissent lâindividu jusquâĂ les rendre interchangeables. Il nây a
pas besoin du pathos nietzschéen du dernier homme, puis du
surhomme pour dĂ©plorer la standardisation de lâindividu
dĂ©mocratique. Il est tout de mĂȘme frappant de constater comme
lâindividu proclamĂ© libre est partout semblable Ă tous les autres:
nous avons tous lâobligation lĂ©gale dâavoir un domicile fixe, un
emploi et un compte bancaire, ce qui induit des effets disciplinaires
considérables, en dépit du fait que nous avons tendance à ne plus
les voir parce que nous les vivons sur un mode quasi naturel. Que
lâon songe seulement aux farouches rĂ©sistances que rencontre
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
171
aujourdâhui une proposition comme celle de lâinstauration dâune
allocation universelle, dont le principe est dâassurer Ă chaque
citoyen un revenu dâexistence qui du mĂȘme coup rendrait le travail
facultatif. Par là se trouverait pourtant réalisée une liberté
élémentaire, celle de ne
pas
travailler. Mais cette libération du
travail apparaĂźt aujourdâhui comme politiquement impossible, tant
il reste vrai que lâhomme libre doit ĂȘtre un homme travailleur. Le
travail nous semble tellement naturel que nous ne voyons plus ses
gigantesques effets disciplinaires.
Le problÚme de ces renforcements réciproques opérant en vase
clos entre individu et systĂšme, câest quâils ne connaissent pas de
limites de principe, puisque, prĂ©cisĂ©ment, lâeffet de renforcement
est rĂ©ciproque. LâĂ©tau systĂ©mique se resserre Ă mesure mĂȘme que
lâindividu se voit confirmĂ© dans son statut dâindividu. Face Ă ce
resserrement progressif et potentiellement illimitĂ©, lâinjonction de
fraternité, dans sa dimension subversive des institutions et dans sa
dimension performative au sens qui a Ă©tĂ© dit, opĂšre un rappel â Ă
mon sens rien moins que salutaire â dâune
extériorité des
institutions
, en lâoccurrence de toutes les institutions dĂ©mocratiques
et social-démocratiques qui font de la société un objet à gérer. Dans
leur clĂŽture, elles sont menacĂ©es dâaveuglement, de cĂ©citĂ© par
rapport Ă une extĂ©rioritĂ© quâelles occultent.
Il ne sâagit pas bien sĂ»r de reconduire une version dĂ©naturante de
la fraternitĂ©, en lâinstitutionnalisant par exemple, ou en la
consignant dâune maniĂšre ou dâune autre dans le droit, mais de lui
préserver au contraire sa fonction de rappel, sa dimension
invocatoire qui mobilise cette dimension prĂ©politique dâune
extériorité aux institutions. Elle ne gardera au fond son efficacité
performative que si elle reste tout ce quâon lui reprochait dâĂȘtre:
invocatoire
, pour quâelle ne se sclĂ©rose pas dans des institutions, et
vague
, si lâon consent Ă comprendre ce vague comme une ouverture
potentiellement illimitée à un autrui non ressemblant.
Sans vouloir ici me justifier plus avant, je pense quâil est bon
que les institutions démocratiques, et leurs piliers constitutionnels
que sont la libertĂ© et lâĂ©galitĂ©, soient rappelĂ©es Ă cette couche
prĂ©politique de la fraternitĂ©, pour que lâeffet disciplinaire de la
démocratie ne tourne pas à vide et ne se resserre pas indéfiniment
172
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
sur lui-mĂȘme. La fraternitĂ© offre aux grandes valeurs
institutionnelles liberté et égalité cette petite transcendance de la
simple ouverture Ă autrui qui devraient les empĂȘcher de se fossiliser
en purs outils de gestion des droits subjectifs. Ainsi, au terme de ce
parcours, la fraternité apparaßt bien comme dangereuse, oui, mais
pas comme lâentendent ses dĂ©tracteurs dâaujourdâhui: elle nâest pas
tant en danger dâexclure quâen danger de rassembler, de relier et
donc de rappeler les individus au lien élémentaire qui les unit, ce
qui représente effectivement une menace permanente pour des
institutions qui tendent Ă les isoler pour mieux sâautonomiser et
donc, finalement, mieux les dominer.
Conclusions
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
175
FantĂŽmes de lâimaginaire
Jenaro Talens
Sâil y a une raison pour demander Ă quelquâun comme moi de jouer
le rÎle de rapporteur des interventions que nous avons écoutées au
ChĂąteau de Coppet pendant les deux jours que lâIEUG a consacrĂ©s Ă
la discussion thĂ©orique et politique dâune certaine idĂ©e de lâEurope
et des quatre principes qui sembleraient lui servir de base (
Justice,
Liberté, Egalité, Fraternité
), câest probablement la volontĂ© explicite
dâaccepter dâune maniĂšre publique cette notion si vague et, en
mĂȘme temps, si peu intĂ©riorisĂ©e parmi nous, collĂšgues
académiques, de
volontĂ© dâinterdisciplinaritĂ©
.
En effet, quâest-ce quâun sĂ©mioticien qui sâoccupe du type de
textes que Philippe Roger a défini lors du débat comme « textes
impurs »? Quâest-ce que la littĂ©rature, le cinĂ©ma, la musique
populaire, pourraient offrir dans un colloque comme celui-ci, en
dehors dâun regard « autre »?
Le vieux Jurij Mijailovitch Lotman aurait proposé de suivre un
fil conducteur, seul capable de développer avec un regard unitaire la
multiplicité et la variété des interventions. Ce fil aurait à voir avec
le caractĂšre discursif, avant mĂȘme quâune volontĂ© rĂ©fĂ©rentielle, qui
est à la base de toutes les présentations.
Tant si on discute de la Constitution suisse et/ou genevoise, que
si on le fait sur des idées mises en place par la Révolution française,
sur lâambiguĂŻtĂ© de certains concepts au moment de traverser les
frontiÚres de la traduction ou sur les fondements théoriques des
concepts de justice, liberté, égalité ou fraternité, on discute toujours,
mais pas autant des s
ignifiés
prĂ©supposĂ©s Ă lâintĂ©rieur des mots, que
des
effets de sens
. Câest-Ă -dire que lâon a Ă voir avec des
productions discursives qui fonctionnent au sein de la réalité sociale
176
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
comme si elles Ă©taient en quelque sorte
naturelles
. Câest lĂ que la
rhétorique (normalement associée aux soi-disant textes impurs)
trouve son lieu « politique », dans la mesure oĂč elle peut nous aider
Ă rĂ©flĂ©chir sur la mĂ©diation (câest-Ă -dire, la non-transparence) de
lâĂ©criture. On ne peut pas parler de politique sans y inclure la
rhétorique.
En Ă©coutant les intervenants, je me souvenais de deux exemples,
tous deux tirĂ©s dâun mĂȘme « littĂ©raire », lâĂ©crivain allemand exilĂ©
en SuĂšde, Peter Weiss. Lâun appartient Ă sa rĂ©flexion radicale sur la
période qui a occupé la plupart des conférenciers,
Marat-Sade
;
lâautre Ă un texte ultĂ©rieur intitulĂ©
Hölderlin
. Dans le premier,
comme chacun sait (mĂȘme si Weiss nâest plus malheureusement Ă
la mode), le marquis de Sade, déjà enfermé à Charenton, écrit une
piĂšce de thĂ©Ăątre sur la façon quâutilise Charlotte Corday pour
assassiner Jean-Paul Marat. Cette piĂšce sera mise en scĂšne sous sa
direction, devant un public auquel on veut montrer par les autorités
post-révolutionnaires comment la culture est utile en tant que
« médecine mentale » pour aider à la réinsertion sociale des
internes. Tous les acteurs de la représentation sont des malades. La
femme qui joue le rĂŽle de Charlotte Corday a la maladie du
sommeil; celui qui joue le rĂŽle de son amant est un perverti sexuel
qui attaque sans contrĂŽle les femmes Ă la moindre occasion; Jean-
Paul Marat doit incarner son personnage depuis lâintĂ©rieur dâune
baignoire, vu que lâacteur a une maladie de la peau qui lâoblige Ă
rester toujours dans lâeau. Les Français sont jouĂ©s par un groupe de
soi-disant « fous », sous la surveillance dâinfirmiers munis de gros
bĂątons, et de religieuses aussi prĂȘtes Ă utiliser la violence si
nécessaire. De son cÎté, Sade se réserve le rÎle de narrateur et
directeur de la reprĂ©sentation. Entre la scĂšne (montĂ©e Ă lâintĂ©rieur
de lâĂ©tablissement hospitalier) et le public, les autoritĂ©s ont placĂ©
une Ă©norme grille en fer, ce qui donne aux acteurs lâaspect dâun
groupe dâanimaux enfermĂ©s dans une cage. Au fur et Ă mesure que
lâhistoire avance, les acteurs intĂ©riorisent de plus en plus les
personnages et quand, aprÚs la mort de Marat, ils crient « Liberté,
Egalité, Fraternité », ce ne sont plus leurs personnages qui répÚtent
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
177
mécaniquement une phrase écrite dans la piÚce du Marquis de Sade,
mais des prisonniers qui veulent sortir de la cage oĂč ils sont
enfermés et qui manifestent une volonté « réelle » de faire tomber
les grilles qui les entourent.
Lors de la mise en scĂšne de la piĂšce par la Royal Shakespeare
Company, sous la direction de Peter Brook, en 1966, on pouvait
voir lâacteur Patrick MacGee, qui jouait Sade, rire ouvertement,
tandis que le thĂ©Ăątre devenait un champ de bataille. Lâart, le mĂ©tier
de comédien, la littérature pouvaient « produire » une action.
Lâ
effet de sens
des concepts
transformait des mots sans vie en
armes réelles.
Le deuxiĂšme exemple vient dâune autre piĂšce Ă©galement de
Peter Weiss. Cette fois, lâaction a lieu dans la tour de Zimmer, oĂč
Friedrich Hölderlin a vĂ©cu les derniĂšres annĂ©es de sa vie. Lâaction
se situe vers 1842 (Hölderlin meurt un an aprÚs). Le vieux poÚte fou
(fou?) reçoit de temps en temps la visite dâadmirateurs qui viennent
lui rendre hommage. Weiss met en scĂšne une de ces visites-lĂ . Cette
fois, le visiteur est un jeune philosophe qui sâappelle Karl Marx et
qui a déjà écrit des poÚmes et un roman inachevé. Le jeune homme
explique au vieil homme que lui, et dâautres comme lui, vont
travailler pour faire possible le monde que ses textes (ceux de
Hölderlin) incarnent. «
Warum Dichter in dĂŒrftiger Zeit
? » se
demandait lâĂ©crivain. Pas pour dĂ©truire un mur, mais pour faire
penser au besoin de lâessayer, rĂ©pondrait le jeune Marx.
Se non Ăš
vero, Ăš ben trovato.
La métaphore du lien existant entre pratique
littĂ©raire (en tant que modĂšle dâorganisation du monde et dont un
autre exemple aurait pu ĂȘtre
The Defence of Poetry
, de Percy
B. Shelley) et pratique rĂ©volutionnaire reste quand mĂȘme claire. Il
sâagit dâun modĂšle qui, vu depuis la perspective dâune Europe trĂšs
diffĂ©rente, au centre mĂȘme dâune rĂ©alitĂ© mondialisĂ©e et dâun
capitalisme sauvage, nous pousserait Ă nous soumettre, en nous
invitant Ă saisir un
lieu
, Ă produire une lecture du monde, dont le
plan dâarticulation ne peut plus rĂ©sider dans un sujet, ni
individualisé ni collectif, comme celui qui servit de référence pour
une Modernité maintenant en crise, mais dans ce que Deleuze, dans
178
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
ses
Pourparlers
de 1999 définit comme un
processus de
subjectivation
.
Le volume qui réunit les exposés du colloque organisé par Olga
Inkova se répartit en trois sections, selon trois axes bien
différenciés. Dans la premiÚre, Philippe Roger et Keith Michael
Baker sâoccupent des aspects conceptuels tels quâils se sont
manifestés en relation avec la Révolution française. Roger analyse
brillamment les contradictions sous-jacentes Ă la devise tripartie
républicaine. Pour sa part, Baker étudie la figure de Condorcet, non
pas en tant que
théoricien européen
de la notion de démocratie,
mais comme théoricien (le premier) de la
démocratie européenne
,
un modÚle qui se séparera de ce qui plus tard sera assumé comme
générique (et dont le paradigme plus important pourrait représenter
la référence au concept incarné aux Etats-Unis, selon le fameux
livre de Alexis de Tocqueville). Dans un sens, son texte complĂšte et
discute sur certains points celui qui le prĂ©cĂ©dait, dans la mesure oĂč
lâincongruitĂ© remarquĂ©e par Roger au sujet de lâinclusion de la
justice à cÎté des trois autres termes, se résoudrait, en suivant
Condorcet, Ă lâaffirmation explicite de ce dernier, citĂ© par Baker,
selon laquelle: « si lâon me demande quelle est la premiĂšre rĂšgle de
la politique?
Câest dâĂȘtre juste
. Quelle est la seconde?
Câest dâĂȘtre
juste
. Et la troisiĂšme?
Câest encore dâĂȘtre juste
».
La deuxiÚme partie aborde trois aspects différents sous
lâĂ©pigraphe gĂ©nĂ©rale de
Un dĂ©bat dâidĂ©es europĂ©ennes
.
En premier lieu, Jackie Pigeaud réfléchit sur la relation entre la
notion de liberté et de création artistique par le biais du concept
classique de Sublime, élaboré par Longin, de la maniÚre dont il est
assumé dans la pensée esthétique de Winckelmann. Au-delà de
lâĂ©tude dĂ©taillĂ©e de lâappropriation des postulats classiques par
lâauteur moderne, ce qui intĂ©resse Pigeaud, câest de souligner le
caractĂšre polĂ©mique dâune telle appropriation, Ă travers son
influence sur des auteurs comme André Chénier, pour qui, comme
chacun le sait, la poésie ne peut se détacher de la politique. Si,
comme le rappelle Pigeaud, lâaffirmation dâĂdouard Pommier,
selon laquelle lâĂ©quation libertĂ©/crĂ©ation se transforme en une
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
179
banalité vulgaire durant la révolution, est certaine, réfléchir sur le
lieu de la littĂ©rature et de lâart, non seulement comme symptĂŽme,
mais fondamentalement comme
mode dâintervention
dans lâhistoire
au travers de son incidence dans lâimaginaire culturel devient
absolument nĂ©cessaire. Câest de cette nĂ©cessitĂ© que nous parle
Pigeaud dans ce contexte.
Olga Inkova amÚne la discussion sur un terrain différent, mais
également lié à la structure
discursive
de lâimaginaire culturel. Son
intervention au sujet de la notion de
justice
Ă lâintĂ©rieur de la
culture russe expose les ressemblances et les énormes différences
quâil peut y avoir dans la discussion des concepts lorsquâon les
scinde de lâintĂ©rieur de leur particuliĂšre inscription dans chaque
culture (je veux dire, langue) spécifique. Le rÎle de médiation de la
linguistique, et plus spécifiquement, de la traductologie dans le
dĂ©bat politique est ainsi soulignĂ©, surtout si lâon pense Ă la structure
babĂ©lique de lâEurope, oĂč lâ
articulation des différences
nâa rien Ă
voir avec lâhomogĂ©nĂ©isation Ă laquelle on les soumet dans le
modĂšle des
melting pot
. Dans le carrefour des langues et des
traditions culturelles européennes, le dialogisme (dans son sens
bakhtinien) apparaĂźt, non seulement comme indispensable, mais
aussi comme constitutif.
Depuis Defoe et son
Robinson Crusoé
(qui a
narrativisé
, pour
ainsi dire, les idées de Locke)
, on sait que lâorganisation sociale se
reproduit par (et dans) lâinconscient discursif, ce qui nous mĂšne Ă
dire que le politique est aussi, et principalement, de lâordre du
sĂ©miotique. Il est curieux et significatif de signaler que lâun des
textes fondamentaux utilisé comme matériel de ses discours dans la
campagne électorale qui mena François Mitterrand à la présidence
de la RĂ©publique, fut un recueil de maximes de Baltasar GraciĂĄn
1
Cf. Giulia COLAIZZI, « La construcciÎn del sujeto moderno »,
BoletĂn
Hispånico Helvético
, 3, 2003, pp. 75-103.
2
Baltasar GRACIĂN,
Manuel de poche dâhier pour hommes politiques
dâaujourdâhui et quelques autres
. Traduction, introduction, notes et
classement des aphorismes par Benito PELEGRIN. Paris, Hallier, 1978.
Cf. mon « The Practice of Worldly Wisdom. Rereading Graciån from the
180
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
le célÚbre jésuite baroque espagnol. Et si, comme remarquait
ironiquement Philippe Sollers dans
Vision de New York
, les jésuites
sont les seuls athées conséquents, la contextualisation du débat sur
lâidĂ©e mĂȘme de justice au sein de ses implications linguistico-
culturelles est une forme de sĂ©parer lâapproximation politique de
celle purement religieuse de
vérité
. Comme Inkova remarque dans
son travail, « [i]l devient clair que si le droit est élevé au rang de
vĂ©ritĂ© religieuse, le problĂšme de son application ne se pose mĂȘme
pas ».
Le sujet choisi par Wladimir Bérélowitch se centre sur
lâhistoriographie russe, Ă propos du rĂŽle jouĂ© par la ville, â en tant
quâ« espace prĂ©sumĂ© de libertĂ© et dâapprentissage des libertĂ©s
politiques en Europe » â Ă lâintĂ©rieur de lâEmpire russe. Son bilan
des études historiques à partir de la deuxiÚme moitié du XIXe siÚcle
montre la progressive « européanisation » de la Russie, non tant par
le fait de reproduire des schĂ©mas que par la volontĂ© de « vivre Ă
lâheure des pays europĂ©ens, mĂȘme si son itinĂ©raire lâen avait sĂ©parĂ©
pendant longtemps ».
Si, comme lâaffirme Elisabeth Grosz
, lâune des caractĂ©ristiques
qui dĂ©finissent la modernitĂ© est que « la ville est faite [âŠ] comme
simulacre du corps et le corps, Ă son tour, est transformĂ©, ââdevenu
villeââ, urbanisĂ© comme un corps mĂ©tropolitain », peut-ĂȘtre que ce
quâil faut se demander en premier lieu est si ce qui caractĂ©rise le
« corps » europĂ©en est la cartographie dâun voyage ou la dispersion
fragmentaire dâune errance.
La ville comme toute invention ou création humaine est, à la
fois, un Ă©chantillon de la beautĂ© et de lâangoisse de la sociĂ©tĂ© dans
laquelle elle se situe et lâempreinte de lâidentitĂ© que lui imprime son
histoire. Le peuplement humanise lâespace en le transformant en un
New World Order », in Nicolas SPADACCINI et Jenaro TALENS (eds.),
Rhetorics and Politics
, Minneapolis, Londres, The University of
Minnesota Press, 2000.
3
Elizabeth GROSZ, « Bodies-Cities », in Beatriz COLOMINA (ed.).
Sexuality and Space
, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1992,
pp. 241-253.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
181
territoire occupé
par le développement culturel et économique
consubstantiel Ă qui lâhabite. Les villes europĂ©ennes, en tant que
dĂ©pĂŽt informatif et en tant quâempreinte culturelle de lâhistoire qui
les traverse, subissent les mĂȘmes contrastes sociaux, sectoriels,
géopolitiques et de dénaturalisation démographique. La distribution
de son espace extĂ©rieur, lâespace public, est la clef pour Ă©tudier ses
ségrégations: des barriÚres urbanistiques qui sont, à la fois,
symboliques et symptomatiques. Dâune part, elles organisent et
distribuent les groupes en ghettos parfaitement différenciés,
symbolisant leur irrĂ©ductibilitĂ© Ă un modĂšle Ă©galitaire. Dâautre part,
elles révÚlent les symptÎmes des effets sociaux de sens implicites
dans une telle ghettoĂŻsation, dans la mesure oĂč elles constituent les
frontiĂšres de pouvoir, en mettant des obstacles Ă la libre circulation
et Ă lâaccĂšs aux centres de connaissance et de richesse, et ont donc
toujours gĂ©nĂ©rĂ© lâinĂ©galitĂ©. Depuis cette perspective, Ă©tudier le
thĂšme des villes, de leur structure est une maniĂšre dâaborder de
façon effective, bien que cela ne paraisse se faire que de maniÚre
tangente, le lieu rĂ©el oĂč sâinscrivent les quatre Ă©lĂ©ments
articulateurs de ce volume. Dans peu de contextes ne peuvent
sâappliquer de maniĂšre plus claires les cĂ©lĂšbres rĂ©fĂ©rences
marxiennes dans son
Critique du programme de Gotha
Ă la triade
de la Révolution française. La ville peut se lire comme un livre. Le
rĂ©pertoire des rues de chaque ville nâest pas seulement un guide
pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de lâasphalte, mais câest
surtout la carte de son génome de ciment, et pour cela, pas tant la
cartographie de son identité que le livre de bord des sujets civiques,
rhizomatiques
et interchangeables, qui circulent parmi elle.
De mĂȘme, peu dâespaces conceptuels peuvent mieux
mĂ©taphoriser une idĂ©e certaine de lâEurope, depuis sa diffĂ©rence
radicale avec le modÚle hégémonique américain.
En effet, la différence fondamentale entre la ville européenne et
la ville nord-américaine est celle qui existait entre une culture de
dialogue collectif sur la place publique (lâagora grecque, mais aussi
la cathédrale chrétienne, autour de laquelle, en cercles
concentriques, lâhabitat urbain grandissait) et les monologues
182
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
entrecroisés de groupes seulement mis en contact par la nécessité
Ă©conomique de lâĂ©change (les grandes autoroutes unissant les
ranchs ou les faux « nouveaux centres » â
downtowns â
citadins,
construits à la maniÚre des européens, toutefois non pas autour des
cathédrales, mais autour des banques, les nouvelles « cathédrales »
de notre monde depuis la deuxiÚme moitié du XIXe siÚcle). Cette
diffĂ©rence a rendu possible lâopposition parallĂšle entre lâidĂ©e de
métropole machiniste et déshumanisée, et la ville à taille humaine,
qui a laissé tant de traces dans la littérature depuis Baudelaire, et
qui a transformé les premiÚres en des
non-lieux
Ă travers lesquels
circulent des sujets vides, ou, comme dirait Marc Augé
espaces de lâanonymat.
La troisiĂšme partie du volume rassemble, sous lâĂ©pigraphe
Les
fondements théoriques
, trois textes de Benedict Winiger, Victor
Monnier et Marc Hunyadi respectivement. Le premier réfléchit sur
la lecture que Leibniz fait de la notion de justice Ă partir de
lâ
Ăthique Ă Nicomaque
, dâAristote et les
Institutions
, de Justinien.
Comme le souligne Winiger, la proposition leibnizienne dâune idĂ©e
de justice déjà donnée, car déterminée par les lois de la raison,
laisse de cĂŽtĂ© le fait que la « volontĂ© » nous est Ă©trangĂšre: « MĂȘme
si nous dĂ©clarons toujours que les droits de lâhomme ont une portĂ©e
universelle, nous avons sans doute perdu une bonne partie de la foi
en la raison qui imposerait une justice une et immuable [âŠ]. Si ce
nâest pas par une raison universelle que nous dĂ©fendons les droits
de lâhomme, câest en vertu de notre volontĂ© de faire respecter une
certaine image que nous nous faisons de lâhomme ».
Si on pense Ă lâusage abusif quâon fait de nos jours du concept
de « liberté » (soit comme
Freedom
, soit comme
Liberty
) dans les
discours, tant politiques que médiatiques ou plus largement
culturels nord-américains (de Bush II aux films hollywoodiens pré-
et post-Guerre du Golfe, sans oublier les mises en scĂšne des
informaticiens tĂ©lĂ©visuels des grandes chaĂźnes, oĂč la frontiĂšre entre
reality show
et
western
reste Ă clarifier), lâabsence systĂ©matique du
4
Marc AUGE,
Non-lieux,
Paris, Seuil, 1992.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
183
mot « justice » devrait attirer notre attention. La réflexion de
Winiger met lâaccent sur lâ«
ĂȘtre-construit
», câest-Ă -dire,
rhétorique, idéologique et discursif qui est à la base de toutes ces
notions.
Câest aussi, de ce point de vue, la position relevĂ©e par lâanalyse
de Monnier sur les pĂ©ripĂ©ties de lâidĂ©e dâĂ©galitĂ© en Suisse Ă
lâĂ©poque de la RĂ©volution française. Si le droit Ă lâĂ©galitĂ© est
explicitement convoqué, bien que comme reconnaissance implicite,
en acceptant le principe dâĂ©galitĂ© de droit entre les citoyens suisses
et la suppression de toute distinction, il est aussi vrai que ce
principe dâĂ©galitĂ© nâa pas Ă©tĂ© Ă©tendu aux juifs habitant certaines
communes. Câest le mĂȘme jeu rhĂ©torique dâune des plus anciennes
dĂ©mocraties sud-amĂ©ricaines, lâEquateur, oĂč tous les citoyens, sans
exclusion, jusquâĂ une bonne partie du XXe siĂšcle, jouissaient de
droits politiques, saufs les indiens Ă cause de la question peut-ĂȘtre
« mineure »: ils nâĂ©taient pas « citoyens ». Donc, comme dans le
cas du texte de Winiger, une approche Ă lâhistoire constitutionnelle
suisse (en tant quâexemple dâune dĂ©mocratie moderne) ne peut
échapper à la réflexion sémiotico-discursive.
Marc Hunyadi, pour sa part, aborde le troisiĂšme membre de la
triade républicaine, la fraternité, vue comme « la mal-aimée de la
trilogie », mise Ă lâĂ©cart, bien Ă cause de son incompatibilitĂ© avec la
loi de la Terreur, bien Ă cause de lâimprĂ©cision qui a entourĂ©e
depuis toujours, bien par ses origines chrétiennes. Le sarcasme
mĂȘme de Marx, qui voyait dans cette devise quelque chose de
sentimental, une « exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte des
classes » montre jusquâĂ quel point la notion de « fraternitĂ© » doit
ĂȘtre approfondie. Hunyadi, dans ce sens, soutient sa force
subversive et dangereuse. Son explication me semble une hypothĂšse
forte y bien formulée: « Le concept de fraternité, de par sa nature
injonctive, fait partie de ces concepts quâon ne peut pas
continuellement invoquer en vain.
Il arrive en effet un moment oĂč
on ne peut plus invoquer la fraternité sans que cet appel ne modifie
lâauto-perception de ceux auxquels il est destinĂ©. DĂ©signer lâautre
comme frĂšre, se
désigner
soi-mĂȘme comme frĂšre de tout autre, câest
184
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
ipso facto se comprendre comme frĂšre, câest se
percevoir
comme
frĂšre et donc agir sur la perception que lâon a de soi-mĂȘme
» (mes
italiques).
Câest, donc, dans le territoire de lâĂ©change communicatif, des
rĂšgles dialectiques de construction dâun sens non naturel, mais
rĂ©sultat dâun travail de production, que se joue le dialogue
politique, historique et discursif de ce volume, malgré la différence
disciplinaire qui est sous-jacente Ă la plupart des travaux du recueil.
Que cette réflexion soit faite, non comme un regard sur le passé,
mais comme un regard sur le présent à travers le passé, me semble
une vertu non mineure. Câest au moins, ma perspective lectrice: une
structure transversale non temporelle, mais structurelle qui permet
de relever un enjeu des problĂšmes encore vivant de nos jours,
quand on pense Ă la possibilitĂ© dâune Europe qui puisse aller au-
delĂ dâun simple
Marché commun
.
Un texte, malheureusement non disponible en français, dâun
philosophe espagnol, Quintin Racionero
ce que je veux dire. Dans ce texte, Racionero montre lâĂ©mergence
de ce qui peut se définir comme le grand malentendu pour ce qui est
du concept de « postmodernité ». Ce malentendu réside dans le fait
de faire de la postmodernité une notion fondamentalement
historico-chronologique, non pas parce que, depuis un niveau
pragmatique la postmodernitĂ© ne puisse ĂȘtre lue dans ces termes (ce
qui en termes historicistes est parfaitement possible et pertinent)
mais parce que le fait de situer la question de sa spécificité dans ce
sens pragmatique implique de penser la condition postmoderne
depuis lâhermĂ©neutique de la modernitĂ©, en neutralisant les
potentialités effectives de celle-là et en la faisant fonctionner sous
une logique qui lui est fondamentalement Ă©trangĂšre. Câest
précisément autour de la logique moderne du continuum
5
Quintin RACIONERO, « No
después
, sino
distinto
: notas para un debate
sobre ciencia moderna y postmoderna » [« Non aprĂšs, mais diffĂ©rent: Ă
propos dâun dĂ©bat sur la science moderne et postmoderne
»],
http://www.uned.es/dpto_fil/seminarios/polemos/
;
Revista de FilosofĂa
,
21, 1999, pp. 13-155.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
185
autorĂ©flexif, dans une configuration de lâhistoire basĂ©e sur la ligne
de succession ou linĂ©aritĂ© temporelle, quâil est indispensable
dâĂ©tablir clairement les termes de notre rĂ©flexion, puisque câest Ă
partir dâelle que, dans le fond, toutes les lectures jouent leur rĂŽle,
avec toutes les nuances et variantes possibles, et finissent par
rĂ©duire lâespace de la postmodernitĂ© Ă un temps historique, Ă savoir,
ce temps â le nĂŽtre â successif Ă la crise de la modernitĂ© et par
rapport à laquelle le vrai problÚme réside dans le fait de savoir si on
peut la considérer ou non comme terminée.
La dimension constitutive de la postmodernité comme notion
non pas historique mais polémique est le premier point que
Racionero souligne. Depuis la perspective quâil propose, câest cette
dimension controversée et agonistique qui, avec plus de poids,
marquerait le texte de Lyotard. La condition postmoderne
prĂ©cisĂ©ment Ă travers lâidĂ©e de « condition », prĂ©cĂ©demment ajustĂ©e
Ă lâobjectif de dissoudre le malentendu dâune interprĂ©tation
historique: non pas une époque, mais une attitude, une sensibilité,
une culture. Cette « condition » se présente donc non pas comme le
rĂ©sultat dâun transit de la « modernitĂ© » Ă la « postmodernitĂ© », mais
comme le lieu depuis lequel on peut opposer la « modernité » à ce
qui est « moderne »: « Lâorigine latine du mot sert ici de piste:
« moderne » dérive de
modo
, « maintenant, Ă lâinstant », quelque
chose qui décrit ce qui vient de se produire, mais justement pour
faire remarquer que câest dĂ©jĂ fini, quâen rĂ©alitĂ© câest dĂ©jĂ tout ce
qui par la suite
peut se passer
. Ainsi, ce qui est moderne nâest pas
ce qui est en opposition avec un certain passé, mais en opposition
avec lui-mĂȘme, quâil faut seulement affirmer comme postĂ©rieur,
non pas Ă nâimporte quel passĂ©, mais Ă lui-mĂȘme; ceci ne se rĂ©alise
donc seulement comme contre et aprĂšs lui-mĂȘme. Ce qui est
moderne ne désigne, en conséquence, aucune réalité substantive; au
contraire, cela mentionne la rĂ©alitĂ© dans lâaspect de lâapparition, du
choix multiple des possibilitĂ©s qui, prĂ©cisĂ©ment par le fait de nâĂȘtre
sujettes Ă aucune constriction, sâoffrent comme constitutivement
ouvertes, comme essentiellement disponibles. De lĂ , il apparaĂźt que
pour habiter ce qui est moderne, pour le vivre comme forme
186
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
dâexpĂ©rience qui en tous les cas nous est contemporaine, il faut se
situer dans la dynamique spécifique de ce contre, de ce post du
maintenant. Cependant, formulé de cette maniÚre, le problÚme
dâ
habiter
de qui est moderne signifie exactement de ne pas pouvoir
lâĂȘtre. Cela signifie dâĂȘtre obligĂ© dâagir, de vivre, de penser, en ne
paralysant pas le maintenant, en ne remplaçant pas le libre jeu des
possibilités pour un discours qui, au moment de les fixer et de les
ordonner, efface sa pluralitĂ© effective; en ne donnant pas Ă lâoubli
quâun tel discours ne peut quâintroduire un dĂ©sajustement, un
dĂ©calage de la rĂ©alitĂ©, dont le rĂ©sultat devra toujours ĂȘtre la
soumission de cette derniÚre à un seul systÚme de compréhension
et, pour cela mĂȘme, Ă une structure de domination. Ce sont ces
freins, ces substitutions, ces oublis qui conforment lâessence de la
modernitĂ©. Tandis quâau contraire, sa restauration, son retour Ă la
mĂ©moire constitue lâobjectif que prĂ©tend la postmodernitĂ© »
6
El origen latino del vocablo sirve aquà de pista: « moderno » procede de
modo, « ahora mismo », algo que denota lo que acaba de suceder, pero
justamente para hacer notar que ya no sucede, que en realidad es ya todo
lo que a continuaciĂłn puede suceder. Lo moderno es, asĂ, lo que estĂĄ en
pugna no con algĂșn pasado, sino consigo mismo, lo que sĂłlo cabe afirmar
como posterior, no a cualquier pasado, sino a sĂ mismo; lo que sĂłlo se
realiza, pues, como contra y post de sĂ mismo. Lo moderno no designa, en
consecuencia, ninguna realidad sustantiva; al contrario, menciona la
realidad en el aspecto de la apariciĂłn, de la dĂĄdiva mĂșltiple de las
posibilidades que, precisamente por no estar sujetas a ninguna
constricción, por hallarse siempre ya después de cualquier modo de
clausura, se ofrecen como constitutivamente abiertas, como esencialmente
disponibles. De aquĂ se sigue que, para habitar lo moderno, para vivirlo
como la forma de experiencia que en cada caso nos es contemporĂĄnea,
hay que situarse en la dinamicidad especĂfica de ese contra, de ese post
del ahora. Pero entonces, formulado asĂ el problema habitar lo moderno
significa exactamente no poder serlo. Significa tener que actuar, vivir,
pensar, no paralizando el ahora; no sustituyendo el libre juego de las
posibilidades por un discurso que, al fijarlas y ordenarlas, cancele su
pluralidad efectiva; no dando al olvido que un tal discurso sĂłlo puede
introducir un desajuste, un décalage de la realidad, cuyo resultado habrå
de ser siempre el sometimiento de esta Ășltima a un Ășnico sistema de
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
187
Il est clair quâune telle position implique de combattre nettement
lâidĂ©e traditionnelle de lâhistoire, celle-ci Ă©tant comprise comme
une succession chronologique de faits, qui sâĂ©tendent selon des
principes immanents dâordre et dont lâensemble est dotĂ© de sens. Ă
partir des thÚses de Foucault, Racionero présente comment, tandis
que pour cette idée
positiviste
de lâhistoire, le problĂšme le plus
important réside dans le fait de déterminer les rapports significatifs
entre différents événements ou situations, en les situant
linĂ©airement autour dâun axe structurel qui les articule « avant » et
« aprĂšs », lâargument de Foucault permet de nous poser les
questions cruciales: quelle valeur a ce que se propose cet axe? et,
qui ou quâest-ce qui le lĂ©gitime en lui
octroyant une signification
propre
?: « Il est certain que le point ou laps de temps quâun tel axe
doit localiser est purement imaginaire: il exprime ce « maintenant »,
duquel on parlait précédemment, dont la fonction, depuis le point
de vue du discours historique, consiste Ă introduire une instance
purement organisatrice, capable de générer une topologie de la
distribution des faits. En tant quâexpression du « maintenant », cette
instance sâoffre, elle aussi, instable et frontaliĂšre ; elle apparaĂźtrait
mĂȘme contradictoire, si on veut la penser matĂ©riellement,
puisquâelle doit se concevoir Ă la fois statique, dans le but de rendre
possible le partage des faits, et Ă©galement dynamique, dans le but de
servir de gond aux respectifs « avant » et « aprĂšs ». Elle nâa donc
aucune rĂ©alitĂ©, ou, en dâautres termes, elle ne se rĂ©fĂšre Ă aucun fait
concret, en tenant compte que sur tout cela, il faut faire retomber la
mĂȘme fonction axiale et organiser lâordre de lâhistoire. MalgrĂ© tout,
il est Ă©galement indiscutable que dans lâoptique du discours
historique ce laps de temps imaginaire ne se présente pas vide
devant nos yeux. On dit « maintenant » (par rapport Ă nâimporte
quel laps de temps chronologique choisi), mais immédiatement, on
comprend « ce qui se passe maintenant », « lâĂ©tat dans lequel sont
comprensiĂłn y, por ello mismo, a una estructura de dominaciĂłn. Son estos
frenos, estas sustituciones, estos olvidos que conforman la esencia de la
modernidad. Mientras que, al contrario, su restauraciĂłn, su vuelta a la
memoria constituye el objetivo que pretende la postmodernidad.
188
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
les choses maintenant », « la situation qui se vit maintenant ». Ce
qui constituait une opération formelle, une pure configuration
topologique, se présente ainsi à nous comme une réalité
objective
dotée de signification »
Le problÚme est que, une fois conçu ce « maintenant » comme
une réalisation de son espace seulement imaginaire, il ne peut ni
tomber sous la responsabilitĂ© de lâhistoire ni ĂȘtre la rĂ©fĂ©rence de son
fondement, et en Ă©tant ainsi, il faut le comprendre, avec rigueur,
comme lâexpression dâune
Ă©pistĂšme
déterminée, comme un
« systÚme de compréhension, une structure de codes et préjugés au
sujet de lâordre, du sens et de la relevance des choses, qui ne
constituent pas lâhistoire mais qui se trouve en elle â dans le pur
passage du temps â dans le but dâĂ©tablir les mĂ©canismes
inconscients de prescription de ce qui est valable et non valable, de
ce qui est inévitable et accessoire, de ce qui est compréhensible et
incomprĂ©hensible, dans les rĂ©seaux oĂč les sociĂ©tĂ©s façonnent leur
7
Que el punto o trecho de tiempo que debe localizar un tal eje es
puramente imaginario, estå fuera de duda: expresa ese « ahora », de que
antes hablĂĄbamos, cuya funciĂłn, desde el punto de vista del discurso
histĂłrico, no consiste sino en introducir una instancia meramente
organizativa, capaz de generar una topologĂa de la distribuciĂłn de los
sucesos. En tanto que expresión del « ahora », esta instancia se ofrece,
ella tambiĂ©n inestable y fronteriza; incluso resultarĂa contradictoria, si se
la quisiera pensar materialmente, puesto que debe concebirse a la vez
como estĂĄtica, a fin de hacer posible el reparto de los sucesos, y como
dinåmica, a fin de servir de gozne a los respectivos « antes » y
« después ». No tiene, por tanto, realidad alguna o, dicho de otra forma,
no refiere a ningĂșn hecho concreto, habida cuenta de que sobre todos
ellos cabe hacer recaer la misma funciĂłn axial de organizar el orden de la
historia. Con todo, que en la Ăłptica del discurso histĂłrico ese trecho de
tiempo imaginario no se ofrece vacĂo ante nuestros ojos, es igualmente
indiscutible. Decimos « ahora » (respecto de cualquier corte cronológico
elegido), pero inmediatamente entendemos « lo que ahora sucede », « el
estado como ahora estån las cosas », « la situación que ahora se vive ».
Lo que constituĂa una operaciĂłn formal, una mera configuraciĂłn
topolĂłgica, se nos ofrece asĂ como una realidad objetiva, dotada de
significado.
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
189
cohésion et forgent leur identité ». Il est donc nécessaire de
conclure, avec Foucault, « que
lâhistoire
nâexiste pas, mais quâil y a
de multiples séries (parfois consécutives, parfois superposées) de
discours au sujet de ce qui est légitime et contraire à ce qui est
interdit, chacune desquelles aspire Ă sâidentifier avec lâhistoire,
puisque de toutes façons, elle a le rÎle de générer une topologie des
ses propres reconstructions et projections dans le temps ».
De cette maniĂšre, ce que nous appelons histoire devient le
récit
que les discours de légitimation de leur autorité et de leur constance
font dâeux-mĂȘmes. De lĂ , il va de soi que lâon devra accepter quâil y
ait tellement dâhistoires comme des discours de domination et que
le rapport de chacune dâelles en relation avec les autres soit de
négation et violence, de par le fait que toutes sont en compétition
pour la domination. Le point décisif à considérer est que, une fois
présenté le problÚme dans ces termes, la tùche critique
serait
dâanalyser quelles relations inconscientes maintiennent les discours
du savoir par rapport au pouvoir
. Ce schĂ©ma nâest pas applicable
au rĂ©cit de la modernitĂ© dans la mesure oĂč lâĂ©pistĂšme moderne se
constitue précisément sur la reconnaissance de la réflexion comme
sa valeur fondamentale, de sorte que le récit de la modernité
est
,
lui-mĂȘme, le rĂ©cit de la rĂ©flexion, en occupant dans la continuitĂ© de
son dĂ©veloppement le contrĂŽle de lâhistoire elle-mĂȘme.
Depuis cette perspective, on peut déjà établir que lorsque ici, on
parle de postmodernité, le préfixe
post
ne renvoie pas Ă un nouvel
Ă©pisode de la distension temporelle, ni ne sâappuie sur un
aprĂšs
avec lequel codifier la situation qui suit lâĂ©poque de la modernitĂ©.
En revanche, pour ce qui est de lâhistoire, elle Ă©tablit lâessentiel de
son espace sur «
un effondrement du discours qui structurait ledit
concept dâhistoire comme partie centrale du dispositif intĂ©grateur
du systÚme de significations de la modernité
» et dont la
conséquence immédiate est de rendre possible la libération de la
rĂ©flexion dans la mesure oĂč, avec cela : «
lâhistoire mĂȘme de la
pensée se libÚre à son tour de son propre récit.
Il suffit dâaccepter
que le lieu de la rĂ©flexion nâest pas temporel (sans que cela signifie
quâil soit en dehors de toute condition). Il est donc essentiellement
190
Justice, Liberté, Egalité, Fraternité
symbolique et transitif, pour que lâhistoire de la pensĂ©e se montre
non comme le
processus
de sédimentation de la vérité, que le
concept fixe et la volonté animent, mais comme la
mémoire
de
lâensemble de jeux linguistico-pragmatiques (de thĂ©ories, pratiques
et productions) dans lesquels la réalité prend effet, plurielle,
contingentement, sous les circonstances concrĂštes de lâauto-
compréhension humaine. Il est évident que cela ne signifie pas que
tous ces jeux puissent ou doivent ĂȘtre lâobjet dâune acceptation
Ă©quivalente; mais tous doivent pouvoir ĂȘtre remĂ©morĂ©s, sâil est vrai
que lâexercice de la rĂ©flexion veut ĂȘtre menĂ© Ă sa plĂ©nitude. Ceci
est, en rĂ©sumĂ©, ce que lâattitude postmoderne, comprise comme
culture
, cherche à mettre en relief »
De ce point de vue, ce volume peut ĂȘtre lu comme un livre
dâhistoire (mais aussi de thĂ©orie) de la culture, ce qui, dans le
contexte dâune rĂ©flexion sur lâEurope, veut dire quâil participe,
dâune certaine maniĂšre Ă la logique qui accepte que lâEurope sera
de la
culture, ou ne le sera pas.
8
se libera a su vez de su propio relato a la historia misma del
pensamiento. Basta con aceptar que el lugar de la reflexiĂłn no es
temporal (sin que ello signifique que estĂĄ fuera de toda condiciĂłn), que es,
por tanto, esencialmente simbĂłlico y transitivo, para que Ă©sta, la historia
del pensamiento, se muestre, no como el proceso de sedimentaciĂłn de la
verdad que el concepto fija y la voluntad anima, sino como la memoria del
conjunto de juegos lingĂŒĂstico-pragmĂĄticos (de teorĂas, prĂĄcticas y
producciones) en los que la realidad se efectĂșa, plural, contingentemente,
bajo las circunstancias concretas de la autocomprensiĂłn humana. Esto no
significa, claro es, que todos esos juegos puedan o deban ser objeto de
una aceptaciĂłn equiparable; pero sĂ que todos tienen que poder ser
rememorados, si es que de verdad quiere llevarse a plenitud el ejercicio
de la reflexiĂłn. Y esto es, en resumen, lo que busca poner de relieve la
actitud postmoderna, entendida como cultura.