CAHIERS
D'ĂPISTĂMOLOGIE
Publication du
Groupe de Recherche en ĂpistĂ©mologie ComparĂ©e
Directeur: Robert Nadeau
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal
Temps et rationalité selon Jean-Pierre Dupuy :
Critique et solution de rechange
Michel B. Robillard
Cahier nÂș 2009
272e numéro
http://www.philo.uqam.ca
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Cette publication, la deux cent soixante-douziÚme de la série, a été rendue possible grùce à la contribution
financiĂšre du Fonds pour la Formation de Chercheurs et lâAide Ă la Recherche du QuĂ©bec ainsi que du
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DĂ©pĂŽt lĂ©gal â 4
e
trimestre 2000
BibliothÚque Nationale du Québec
BibliothĂšque Nationale du Canada
ISSN 0228-7080
ISBN: 2-89449-072-0
© 2000 Michel B. Robillard
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Temps et rationalité selon Jean-Pierre Dupuy :
Critique et solution de rechange
Michel B. Robillard
DĂ©partement de philosophie
Université du Québec à Montréal
Case postale 8888, succursale Centre-Ville
Montréal (Québec) Canada H3C3P8
michelrobillard@sympatico.ca
Je suis trĂšs reconnaissant Ă mon directeur de recherche, le Professeur Robert Nadeau, pour son soutien, ses conseils
judicieux et ses commentaires pertinents.
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l y a une trentaine dâannĂ©es, Robert Nozick (1969) publiait un paradoxe qui a fait couler et
qui continue Ă faire couler beaucoup dâencre chez les thĂ©oriciens de la dĂ©cision : le paradoxe
de Newcomb. Voici rapidement ce quâest ce paradoxe : il y a deux boĂźtes, la boĂźte transparente A
contenant 1000$ et la boĂźte opaque B, laquelle
pourrait
contenir 1000000$, et vous avez Ă choisir ou
bien la seule boĂźte B ou bien les deux boĂźtes. On vous dit quâun prĂ©dicteur infaillible a placĂ© le million
de dollars dans la boĂźte B si, et seulement si, il a prĂ©dit que vous choisiriez la boĂźte B, et quâil lâa laissĂ©
vide sâil a prĂ©dit que vous choisiriez les deux boĂźtes. Que faites-vous? Un nombre incroyable
dâarguments ont Ă©tĂ© proposĂ©s en faveur de lâun ou lâautre de ces choix, mais ce que le paradoxe de
Newcomb fait ressortir, ce sont les tensions au sein mĂȘme de la rationalitĂ© dans la thĂ©orie de la dĂ©cision.
Quel est le choix le plus rationnel? Dans ce travail, nous Ă©tudierons un texte de Jean-Pierre Dupuy
(1994) sur la rationalité en théorie de la décision. Nous verrons que la théorie de la décision comporte
plusieurs enjeux, entraßnant notamment les débats entre les causalistes et les évidentialistes et entre le
compatibilisme et lâincompatibilisme du dĂ©terminisme et du libre-arbitre. Dans ce texte, Dupuy
propose une nouvelle solution Ă ces enjeux; solution aussi compliquĂ©e quâirrecevable pour plusieurs
raisons. Cependant, comme il est nĂ©cessaire de bien comprendre ce dont on parle, et ce dont lâautre
parle, lorsquâon le critique, il nous faudra reconstruire lâargument de Dupuy pour ensuite attaquer ses
points faibles. Nous verrons donc certaines irrationalités rattachées au choix évidentialiste, les
problĂšmes de Newcomb avec cause commune, la mauvaise foi et le problĂšme de la
backwards
induction
.
Les irrationalités
DÚs le début de son texte, Dupuy examine quelques violations du principe métaphysique de
fixitĂ© du passĂ© par rapport Ă lâaction libre. Notre Ă©tude de certaines de ces irrationalitĂ©s ne sera que
partielle et servira simplement à mettre en place les éléments du travail. Cependant, nous verrons
en profondeur les problĂšmes de Newcomb avec cause commune et la mauvaise foi (
self-deception
).
Sâil est important de faire une telle dĂ©marche, câest que la thĂ©orie de Dupuy repose sur lâidĂ©e que le
principe de fixitĂ© du passĂ© de Maurice Allais nâest pas universellement valide du point de vue
normatif (de la raison). Donc, Dupuy, en montrant que le causalisme nâest pas universellement
valide, tente de sauver lâĂ©videntialisme, mais pour cela, il doit tout dâabord identifier les diffĂ©rents
problÚmes avec la rationalité qui lui est rattachée. Comme nous le disions, la formulation de ce
principe, telle quâutilisĂ©e par Dupuy, revient Ă Maurice Allais : « En matiĂšre de rationalitĂ©, la
I
5
maxime fondamentale est : seul compte lâavenir. » Câest-Ă -dire que le passĂ© est ce quâil est et que
nous nây pouvons rien, et que seules comptent les consĂ©quences futures prĂ©visibles de nos
dĂ©cisions ou actions. Bref, cette maxime nâest ni plus ni moins quâune formulation de ce quâon
appelle le consĂ©quentialisme en thĂ©orie du choix rationnel, câest-Ă -dire une thĂ©orie des consĂ©quences
causales de nos décisions ou actions.
La premiĂšre forme dâirrationalitĂ© sâintĂ©resse Ă lâimitation. En effet, il est gĂ©nĂ©ralement
admis, sauf dans les marchés financiers et la spéculation
1
, que la rationalité implique, entre autres,
une autonomie des prĂ©fĂ©rences et une absence dâinfluences mutuelles entre les agents. Par
consĂ©quent, quelquâun qui imite le comportement dâautres est irrationnel. De façon Ă illustrer
lâimitation et Ă faire le lien avec le second type dâirrationalitĂ©, reprenons lâexemple utilisĂ© par
Dupuy: « Jâobserve quâun certain club privĂ© Ă une cote Ă©levĂ©e dans mon entourage. Pas mal de gens
sont prĂȘts Ă encourir des coĂ»ts non nĂ©gligeables de toutes sortes pour sây faire admettre. Jâen infĂšre
que câest lĂ un objectif hautement dĂ©sirable. Je me le fixe Ă moi-mĂȘme et mâefforce de lâatteindre. »
(Dupuy, 1994, p.70) Comme nous venons de le voir, il semble quâun tel comportement soit
irrationnel du fait quâil est une imitation. Supposons maintenant, comme le fait Dupuy, quâune fois
mon objectif atteint, câest-Ă -dire ĂȘtre admis dans le club, je me rende compte quâil est banal et quâil
me dĂ©plaĂźt au plus haut point. Cependant, en considĂ©rant quâil mâen a coĂ»tĂ© trĂšs cher pour y ĂȘtre
admis, je me convaincs quâil nâest peut-ĂȘtre pas si mal aprĂšs tout. Ce quâil y a dâirrationnel dans ce
raisonnement, câest le fait que le coĂ»t intervienne dans lâĂ©valuation de la dĂ©sirabilitĂ© de lâadmission
au club, alors quâen fait les coĂ»ts que nous sommes prĂȘts Ă payer pour obtenir quelque chose sont
des signes de leur désirabilité, ils sont en quelques sortes des mesures de désirabilité. Tversky et
Quattrone expliquent une telle irrationalitĂ© en affirmant quâil sâagit dâune inversion du lien causal
entre coĂ»t et dĂ©sirabilitĂ©, ou encore, entre une problĂ©matique causale et une problĂ©matique dâeffets
de signes (ces deux notions sont importantes, car elles sont au cĆur du dĂ©bat que nous Ă©tudierons, le
dĂ©bat causalisme-Ă©videntialisme). Il existe, selon Dupuy, une autre façon dâinterprĂ©ter cette
irrationalité de comportement. On peut dire que le fait que les autres aient encouru des coûts
1
. Comme le fait remarquer Dupuy, dans ces deux cas, il est possible de raisonner ainsi : les autres
disposent peut-ĂȘtre dâinformations qui ne me sont pas accessibles et les imiter me permet de tirer parti
de ce savoir. Ăvidemment, il se peut quâils soient aussi ignorants que moi, mais si tel est le cas, je nâai
rien Ă perdre en supposant quâils savent quelque chose. De plus, selon Dupuy, il semble que lâon puisse
faire un raisonnement bayésien pour étayer cet argument.
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importants pour ĂȘtre admis au club me donne une raison de croire que cela est dĂ©sirable, sans
cependant donner une raison au fait que jâaie cru cela. Bref, un peu Ă lâimage de ce que Davidson
affirme, ma croyance passĂ©e (la dĂ©sirabilitĂ© dâune chose parce que les autres croient quâelle lâest)
ne constitue pas une raison pour ma croyance prĂ©sente (le fait que je la dĂ©sire) si jâai par ailleurs une
bonne et dĂ©cisive raison de lâabandonner (le dĂ©senchantement face Ă cette chose pour laquelle jâai
encouru des coĂ»ts), et ce, mĂȘme si elle peut en ĂȘtre la cause.
La troisiÚme irrationalité rejoint celle dont nous venons de discuter, à ceci prÚs : elle ne
concerne pas la formation de la croyance, mais lâaction elle-mĂȘme ou comme le dit Dupuy «lâaction
au service de la croyance » (1994, p.73). Prenons un exemple trÚs contemporain : il est trÚs à la
mode de nos jours de prendre des abonnements Ă des centres sportifs (des "gyms"). Donc, en
jugeant moi-mĂȘme de maniĂšre rationnelle de la dĂ©sirabilitĂ© dâĂȘtre en bonne santĂ©, je mâabonne Ă
grands coĂ»ts. Horreur! Je dĂ©teste faire de lâentraĂźnement physique. Que dois-je faire ? Selon la
thĂ©orie du choix rationnel, les dĂ©penses doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme amorties au moment de leur
effectuation, ce qui veut dire que le fait que jâaie dĂ©boursĂ© une somme considĂ©rable pour mâabonner
ne devrait plus entrer en ligne de compte Ă partir du moment oĂč lâachat est fait. En dâautres mots, le
passĂ© est ce quâil est et il faut dĂ©sormais que je ne tienne compte que des consĂ©quences futures de
mes dĂ©cisions ou actions (principe dâAllais). Dans cette optique, je devrais agir comme si
lâabonnement mâavait Ă©tĂ© donnĂ© et prendre une dĂ©cision en fonction des coĂ»ts futurs (pas
nécessairement monétaires) et des avantages de toutes les options à ma disposition. Donc, en
considĂ©rant que je nâaime pas mâentraĂźner, que je devrai me dĂ©placer frĂ©quemment et que le fait de
faire quelque chose que je nâaime pas risque de miner mon moral, je pourrais conclure quâil est
prĂ©fĂ©rable dâassumer les pertes et de juger que mon action de dĂ©part Ă©tait irrationnelle. Or, la
plupart dâentre nous ne raisonnons pas ainsi. En effet, cet abonnement mâa coĂ»tĂ© cher et je dois
lâutiliser, ce qui me permettra dâamortir ce coĂ»t (cette fois-ci, lâamortissement se fait aprĂšs coup), et
ce, mĂȘme si dâautres options seraient prĂ©fĂ©rables. Câest ce que nous appelons le sophisme de
lâamortissement (
sunk cost fallacy
). Comme le fait remarquer Dupuy, nous sommes toujours dans
la logique de lâimitation, mais plutĂŽt que de copier les croyances des autres, ou mes propres
croyances comme si elles Ă©taient celles des autres, je copie un comportement qui serait mien si la
situation avait Ă©tĂ© diffĂ©rente, si mes espĂ©rances sâĂ©taient avĂ©rĂ©es justes. Encore une fois, si lâon se
7
fie Ă Tversky et Quattrone, il sâagit dâune confusion entre une problĂ©matique causale et une
problĂ©matique en termes dâeffets de signes. En commettant le sophisme de lâamortissement, mon
action ne vise pas ses consĂ©quences causales, mais lâĂ©valuation quâelle me permet de faire de la
situation. Jâessaie, dâune certaine façon, de me rassurer vis-Ă -vis ma rationalitĂ© en me disant que jâai
fait le bon choix en prenant cet abonnement, car je vais fréquemment au gymnase.
Les problĂšmes de Newcomb avec cause commune
Maintenant que nous connaissons les bases du débat causalistes-évidentialistes, et que nous
sommes en mesure de différencier les deux types de raisonnements (bien que ce ne soit encore que
de façon grossiĂšre), nous sommes prĂȘts Ă nous attaquer Ă des questions qui sont au cĆur des
discussions entre les partisans de chaque théorie. Ce que nous appelons les problÚmes de
Newcomb, ce sont toutes les situations qui impliquent une dépendance probabiliste et une
indĂ©pendance causale entre lâaction et un Ă©tat du monde. En dâautres mots, il y a une forte
dĂ©pendance probabiliste entre lâaction et lâĂ©tat du monde, sans toutefois que cette action soit la
cause de cet Ă©tat du monde, dâoĂč lâindĂ©pendance causale. Prenons un exemple classique venant dâun
statisticien américain du nom de R.A. Fisher
2
. Notons tout dâabord, que lâexemple de Fisher se
situe dans une sous-classe de problÚmes de Newcomb appelée problÚmes de Newcomb avec cause
commune (certains ne font pas cette différenciation) et que tout problÚme de cette sous-classe se
prĂ©sente ainsi : « un Ă©tat du monde C, cause, tout Ă la fois, dâun Ă©tat de choses trĂšs favorable X et
dâune dĂ©cision modĂ©rĂ©ment coĂ»teuse x » (Dupuy, 1994, p.76). Voici un schĂ©ma de la façon dont les
problÚmes de ce type se présentent :
X : conséquences (fort avantage)
C : cause commune
x : action (faible coût)
On voit donc trĂšs bien quâil nây a pas de lien causal entre lâaction x et les consĂ©quences X. Notons
aussi que non-C cause non-X et non-x, et que le coĂ»t de lâaction x est relatif Ă lâavantage X.
2
. Bien que lâidĂ©e de Fisher nâait pas obtenu un grand succĂšs dans le milieu mĂ©dical, il nâen demeure pas
moins quâelle est aujourdâhui considĂ©rĂ©e comme un cas paradigmatique en thĂ©orie du choix rationnel.
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Voyons lâexemple de Fisher. Nous savons quâil existe une forte corrĂ©lation entre le fait de
fumer et le cancer du poumon. Supposons que, contrairement Ă ce quâon croyait, le cancer du
poumon (la consĂ©quence, non-X) nâest pas causĂ© par la consommation du tabac (lâaction, non-x),
mais que la cause du cancer soit un gÚne (la cause commune, non-C) qui prédispose les gens à fumer.
Est-ce quâune personne qui Ă©prouve un grand plaisir Ă fumer devrait dĂ©sormais sâabstenir de le
faire, mĂȘme en sachant que sa dĂ©cision nâaura aucune incidence sur le fait quâelle aie ou non le gĂšne?
Vous admettrez que sâarrĂȘter de fumer de peur dâavoir le cancer est maintenant quelque chose qui
semble irrationnel Ă premiĂšre vue. Or, un problĂšme surgit lorsque lâon applique la rĂšgle dâor de la
thĂ©orie du choix rationnel : agis toujours de façon Ă maximiser ton espĂ©rance mathĂ©matique dâutilitĂ©.
Selon cette rĂšgle, il serait rationnel de sâarrĂȘter de fumer, puisque les probabilitĂ©s conditionnelles
(des Ă©tats du monde par rapport Ă lâaction) sont indiffĂ©rentes au fait que ces liens soient causaux ou
non. Mais puisque le premier raisonnement semble ĂȘtre le plus convaincant pour la plupart des
auteurs contemporains, et puisque que nous savons que les liens entre les Ă©tats du monde et lâaction
ne sont pas causaux dans un problĂšme de Newcomb avec cause commune, il faut se demander ce qui
ne va pas avec la thĂ©orie classique du choix rationnel. Lâorthodoxie propose dâutiliser une rĂšgle qui,
en bout de ligne, nâest ni plus ni moins que le principe dâAllais : peu importe ce que le sujet fera, il
ne peut rien changer au fait passĂ© de la prĂ©sence ou de lâabsence du gĂšne. Ceux qui sâopposent Ă
cette orthodoxie ont recours à une théorie évidentialiste de la décision, laquelle théorie est jugée
inadĂ©quate par les orthodoxes. En effet, les Ă©videntialistes raisonnent comme si le fait dâarrĂȘter de
fumer Ă©tait le prix Ă payer pour obtenir le signe de lâabsence du gĂšne. Voyons comment Dupuy
rĂ©sume lâargument Ă©videntialiste, tel que vue par les orthodoxes :
« Lorsque lâagent maximise son espĂ©rance dâutilitĂ© de la façon habituelle, tout se passe
comme sâil prenait sur lui-mĂȘme un point de vue extĂ©rieur, ainsi quâil le ferait sur
quelquâun dâautre, et dĂ©couvrait avec nous sa propre dĂ©cision, sa stratĂ©gie consistant
alors Ă agir de telle sorte Ă rendre aussi bonne que possible la nouvelle que cette
découverte lui apporte. Si je faisais ceci, raisonne le sujet, mon action manifesterait la
prĂ©sence de tel trait dĂ©sirable dans le monde. Je souhaite que ce soit le cas et jâagis donc
ainsi. » (1994, p.76)
Bref, les sujets Ă©videntialistes semblent agir comme sâils avaient un pouvoir quelconque sur le passĂ©,
le pouvoir de le choisir, tandis que les tenants de la thĂ©orie causale ne sâintĂ©ressent quâaux
9
consĂ©quences causales de leurs actions ainsi quâĂ leur dĂ©sirabilitĂ©.
Ce que Dupuy se propose de faire, câest une dĂ©fense et une illustration de lâĂ©videntialisme,
sans cependant que ce soit contre lâorthodoxie. Pour ce faire, il nâa dâautre choix que de supposer
lâexistence de deux formes de rationalitĂ©s irrĂ©ductibles lâune Ă lâautre, une rationalitĂ© causaliste et
une rationalitĂ© Ă©videntialiste. De plus, il admet que ces deux formes de rationalitĂ©s sont rattachĂ©es Ă
« deux conceptions du temps diffĂ©rentes bien quâinsĂ©parables ». On se doute bien quâil aura
beaucoup à faire pour nous convaincre que (i) il existe deux formes de rationalités humaines, (ii)
nous avons deux
expériences
du temps différentes et (iii) que la théorie évidentialiste est justifiable
mĂȘme si elle est associĂ©e Ă toutes les irrationalitĂ©s que nous avons vues jusquâĂ maintenant.
Avant dâavancer ses arguments, Dupuy nous prĂ©sente un cas paradigmatique de problĂšme
de Newcomb avec cause commune, lâexemple de Max Weber sur les consĂ©quences Ă©thiques de la
doctrine de la prĂ©destination, et lâ « esprit du capitalisme ». Il est important de noter ici que
Dupuy, comme il le fait remarquer, ne sâintĂ©resse quâĂ la forme logique de lâargument et non pas Ă
sa validitĂ© empirique. Voici lâexemple tel que tirĂ© du texte de Dupuy (1994, p.77-78) :
« En vertu dâune dĂ©cision divine prise de toute Ă©ternitĂ©, chacun appartient Ă un
camp, celui des élus ou celui des damnés, sans savoir lequel. Les hommes ne
peuvent absolument rien Ă ce dĂ©cret. Il nây a rien quâils puissent faire pour gagner
ou mériter leur salut. La grùce divine, cependant, se manifeste par des
signes
. La
chose importante, ici, est que ces signes ne sâobservent pas par introspection, ils
sâ
acquiĂšrent par lâaction
. Le principal dâentre eux est le succĂšs que lâon obtient
en
mettant Ă lâĂ©preuve
sa foi dans une activité professionnelle (
Beruf
). Cette
épreuve est coûteuse, elle exige de travailler sans relùche, méthodiquement, sans
jamais se reposer dans la possession, sans jamais jouir de la richesse [âŠ] La
rĂ©pugnance au travail est le symptĂŽme dâune absence de la grĂące. »
La structure logique du problĂšme est la suivante :
X : Salut Ă©ternel
C : DĂ©cret divin
x : DĂ©cision coĂ»teuse dâacquĂ©rir les signes
de la grĂące
10
Du point de vue de lâorthodoxie, le choix rationnel serait le fatalisme, puisque quoi quâun individu
fasse, il ne peut rien changer au passĂ©, câest-Ă -dire au fait quâil soit ou non Ă©lu, il est donc prĂ©fĂ©rable
quâil vive dans lâoisivetĂ©. Selon la doctrine calviniste, chacun devait se considĂ©rer comme Ă©lu et tout
doute Ă ce sujet consistait en une confiance en soi dĂ©ficiente, et le seul moyen dâobtenir cette
confiance Ă©tait le travail sans relĂąche dans un mĂ©tier. Donc, le travail assurait les gens dâĂȘtre parmi
les Ă©lus. Le problĂšme avec ce type de raisonnement, nous lâavons vu, est que les Calvinistes
agissaient comme si x Ă©tait la cause de X, ce qui est irrationnel, car cela consiste Ă prendre le signe x
pour la chose C. Or, Dupuy nous met en garde contre lâĂ©tiquetage trop rapide de la thĂ©orie
Ă©videntialiste, car il semble, selon Weber, que lâĂ©videntialisme soit Ă la base du rationalisme
Ă©conomique moderne, lequel est considĂ©rĂ© comme le summum de la Raison dans lâhistoire. Par
consĂ©quent, rejeter lâun consisterait, en quelque sorte, Ă rejeter lâautre.
DĂ©terminisme, compatibilisme et mauvaise foi
Avant dâen arriver Ă lâargument de Dupuy, voyons comment la mauvaise foi (
self-deception
)
joue un rĂŽle important dans le dĂ©bat, en tant quâelle est le summum de lâincohĂ©rence personnelle. La
question que se pose Dupuy est de savoir si effectivement les Calvinistes se mentaient Ă eux-
mĂȘmes, et il entend montrer que non, de façon Ă faire apparaĂźtre la rationalitĂ© du choix Ă©videntialiste.
Notons que Tversky et Quattrone ont proposé une interprétation acceptable du choix
Ă©videntialiste. Cependant, puisque cette interprĂ©tation sâen tient Ă la mauvaise foi, elle ne permet
pas, selon Dupuy, de faire ressortir la rationalitĂ© du choix. Nous reviendrons Ă cette interprĂ©tation Ă
la fin de la présente section, car elle sera la base de ma solution pour sauver la rationalité du choix
Ă©videntialiste. Selon Dupuy, les Calvinistes ont les deux croyances suivantes (lesquelles, selon lui,
ne sont pas nécessairement incompatibles) :
(1) Les Calvinistes croient quâils nâont pas procĂ©dĂ© eux-mĂȘmes Ă leur Ă©lection, parce quâils
croient que câest Dieu qui les a Ă©lus;
(2) Les Calvinistes croient quâils Ă©taient libres de choisir x ou Non-x lorsquâils ont choisi x.
Il faut donc rĂ©soudre le problĂšme de lâincohĂ©rence entre le dĂ©terminisme de (1) et le libre-
arbitre de (2). Bien que (2) ne fasse pas partie des données du problÚme, Dupuy nous demande
11
« quel sens cela aurait-il de sâinterroger sur la rationalitĂ© de lâagent si celui-ci nâĂ©tait pas dotĂ©, et ne
se dotait pas lui-mĂȘme, de la facultĂ© de libre-arbitre, entendue dans son sens minimal de pouvoir agir
autrement quâon ne le fait? » (Dupuy, 1994, p.81) Dupuy nous propose alors deux maniĂšres de
défendre le compatibilisme suivant le degré de la menace que le déterminisme fait peser sur le libre-
arbitre. Nous verrons que les deux formes de rationalité et de temporalité qui leur sont associées
sâenracinent, selon Dupuy, dans la distinction entre deux conceptions du dĂ©terminisme.
Voyons tout dâabord ce quâest la thĂ©orie incompatibiliste et ce quâelle implique. C est un
événement se produisant à t
1
, x est lâaction en t
2
que C annonce, S désigne le sujet et S
t
est
lâopĂ©rateur logique de nĂ©cessitĂ© tel que: S
t
(p) signifie que p est vraie et S nâest pas libre en t de
faire une action qui rendrait p fausse. Nous avons donc lâargument incompatibiliste suivant :
N1 :
S
t2
(C sâest produit Ă t
1
)
N2 :
S
t2
(Si C sâest produit Ă t
1
, alors S fait x Ă t
2
)
DâoĂč N3 :
S
t2
(S fait x Ă t
2
)
Il est important de noter, ainsi que le fait Dupuy (1994, p.83-84), que N1 exprime le principe de
fixité du passé (elle est nécessaire de façon contingente) et que N2 est une proposition exprimant la
fixitĂ© de la chaĂźne temporelle qui relie C Ă x, câest-Ă -dire quâelle donne Ă C le rĂŽle annonciateur de x.
Notons aussi, pour bien suivre le raisonnement de Dupuy, que N2 est Ă©quivalente Ă :
(3)
(Si C sâest produit Ă t
1
) < (S fait x Ă t
2
)
oĂč < reprĂ©sente lâimplication stricte. Par consĂ©quent, (3) ne fait quâexprimer le fait que dans
tous les mondes possibles oĂč C sâest produit Ă t
1,
S fait x Ă t
2
. Il est extrĂȘmement important ici de
bien comprendre que le caractÚre nécessaire de N2 est essentiel. En effet, une proposition comme :
A2 :
Si C sâest produit Ă t
1
, alors S fait x Ă t
2
12
ne saurait exclure le fait quâil soit possible dans un monde autre que le nĂŽtre que mĂȘme si C sâest
produit Ă t
1
, que S ne fasse pas x Ă t
2
. Câest lĂ , selon Dupuy, quâorigine la bifurcation entre les deux
formes de temporalitĂ© quâil utilise dans son argument. Notons finalement que N3 ne fait
quâexprimer le fait que S fait effectivement x Ă t
2
, tel quâannoncĂ© en t
1
, mais que S nâa pas dâautre
choix (il est nécessaire que S fasse x en t
2
étant donné N1 et N2).
Dupuy affirme quâil y a deux possibilitĂ©s de contrer cet argument. Soit lâon admet N1 et
lâon se doit de rejeter N2, soit lâon admet N2 et lâon se doit de rejeter N1. La seconde solution est
celle quâutilise Dupuy, et câest sur cette derniĂšre que nous nous concentrerons. Disons seulement
que la premiĂšre solution correspond Ă lâorthodoxie et quâelle repose sur le principe de
fixité du passé
par rapport Ă lâaction prĂ©sente
(principe dâAllais). Donc, il va de soi que Dupuy se propose de
dĂ©montrer que le passĂ© nâest pas nĂ©cessairement fixe et quâil doit ĂȘtre possible de le changer.
Ăvidemment, le pouvoir que possĂšde lâagent sur le passĂ© (si une telle chose est possible) ne peut
ĂȘtre un pouvoir causal. Selon Dupuy, il sâagit dâun pouvoir contrefactuel dâinvalider le passĂ© qui
nâest possible que si lâon suppose que lâagent est libre dâagir. Voici le raisonnement que lâagent doit
faire selon Dupuy :
« Je suppose que C a eu lieu à t
1
et, donc, que je vais décider de faire x à t
2
. Bien
que faisant x Ă t
2
, je sais quâil est dans mon pouvoir de faire Non-x. Il est donc
dans mon pouvoir Ă t
2
de faire quelque chose (Ă savoir Non-x) tel que,
si je le
faisais
, C ne se serait pas produit Ă t
1
puisque le lien entre le passé et mon action
Ă©tant fixe, si C sâĂ©tait produit Ă t
1
, câest x que je ferais. En agissant autrement
que je le fais, jâaccĂ©derais Ă un autre monde
possible
(puisque je suis libre), dans
lequel le passĂ© serait diffĂ©rent de ce quâil est dans notre monde. » (p.85)
Bien que cela ne soit que le dĂ©but de lâargument de Dupuy, une premiĂšre critique sâimpose.
Au plan logique, le raisonnement ci-dessus est impeccable. Cependant, je crois quâil ne sâagit ni
plus ni moins que dâune belle machine Ă rĂ©soudre les problĂšmes de Newcomb avec cause commune :
on entre le problÚme dans la machine et une solution évidentialiste est produite de façon
(supposĂ©ment) rationnelle. Or, bien quâelle soit bien roulĂ©e, je crois que cette machine est tout
simplement superflue et quâelle a Ă©tĂ© construite de toutes piĂšces pour satisfaire les thĂšses de
Dupuy. Prenons une analogie : imaginez que vous faites la visite dâune usine de pĂątes et papier et
quâau bout de la ligne de production vous apercevez une Ă©norme machine. Vous interrogez alors le
13
contremaßtre et lui demandez à quoi elle sert et comment elle fonctionne. Sa réponse est la suivante :
« Au prix que nous avons payĂ© pour lâacquĂ©rir, personne ne lâa encore ouverte, de peur de
lâendommager, mais je sais quâelle peut couper une feuille de papier au format quâon lui indique en
une heure. » Vous lui demandez alors pourquoi ils nâutilisent pas un simple travailleur muni de
ciseaux qui pourrait facilement faire le mĂȘme travail, Ă moindre coĂ»t et beaucoup plus rapidement.
La seule chose que le contremaĂźtre vous rĂ©pond alors est : « Ăa fonctionne, non? » Lâargument de
Dupuy possĂšde le mĂȘme problĂšme que cette machine : il fonctionne selon les donnĂ©es quâon lui
fournit (câest-Ă -dire des problĂšmes de Newcomb correspondant avec les thĂšses de Dupuy), mais il
est extrĂȘmement coĂ»teux au plan ontologique. En effet, il oblige Dupuy Ă supposer deux types de
rationalité humaine, deux expériences de la temporalité et un pouvoir contrefactuel sur le passé.
Lâargument que je vais maintenant proposer vise Ă dĂ©montrer que lâappareillage conçu par Dupuy
pour rendre rationnel le choix Ă©videntialiste nâest pas nĂ©cessaire et quâil est facilement remplaçable Ă
moindre coût ontologique.
La vie de l'agent se déroule sans qu'il ait conscience de ce qui s'est produit (par exemple, le
décret divin). à un moment donné de sa vie, l'agent se demande ce qu'il doit faire (Est-il élu ou non?
A-t-il le fameux gĂšne ou non? Doit-il travailler sans relĂąche ou non? Doit-il arrĂȘter de fumer ou
non?). à cet instant précis, lequel je nomme t
1,5
, commence le raisonnement, la prise de décision (si
C se produit alors je fais x ou Non-x). Câest aussi Ă ce moment que, dans un certain sens, t
1
et
lâĂ©vĂ©nement lui Ă©tant reliĂ© (câest-Ă -dire C, en ce qui nous concerne) surviennent
pour lâagent
. Le
raisonnement ne commence pas, comme semble le laisser croire Dupuy, lorsque Dieu prend sa
décision (ou lorsque C se produit), il commence lorsque l'agent se remet en question, instant qui
correspond Ă lâoccurrence de t
1
du point de vue de lâagent, oĂč Dieu prend sa dĂ©cision selon lâagent.
Bref, jâaffirme quâun Ă©vĂ©nement nâa de consĂ©quence sur le processus dĂ©cisionnel dâun agent quâĂ
partir de lâinstant oĂč ce dernier rĂ©alise que cet Ă©vĂ©nement Ă eu lieu. Ainsi, câest comme si
lâĂ©vĂ©nement avait lieu Ă lâinstant oĂč lâagent se questionne sur lâoccurrence de cet Ă©vĂ©nement, câest-Ă -
dire Ă lâinstant oĂč commence la prise de dĂ©cision en rapport Ă cet Ă©vĂ©nement.
Il me semble que Dupuy assimile t
1,5
et t
2
, oĂč t
1,5
reprĂ©sente lâinstant auquel, selon moi,
lâagent commence son raisonnement, et t
2
reprĂ©sente lâinstant oĂč Dupuy fait dĂ©buter le
raisonnement de son agent, câest-Ă -dire Ă lâextĂ©rieur de la prise de dĂ©cision elle-mĂȘme. Donc, Ă partir
14
de ce moment, t
1,5
, l'agent a le choix de faire x ou Non-x, et ce, mĂȘme sâil croit, ou sâil veut croire,
quâil nâa dâautre choix que de faire x. Il est primordial de comprendre que t
1,5
est, dans mon
raisonnement, un amalgame des instants t
1
et t
2
chez lâagent de Dupuy, et que le t
2
de mon argument
est lâinstant oĂč lâagent agit. Ce que Dupuy fait, câest mettre son agent hors de la temporalitĂ©,
comme sâil observait le dĂ©roulement des choses lors de la prise de dĂ©cision: « le sujet se dotant
dâune forme de pouvoir sur le passĂ©, et se regardant de lâextĂ©rieur, comme Ă distance de lui-mĂȘme »
(Dupuy, 1992). Mais Ă quoi cela peut-il servir, puisquâil ne sera jamais en mesure de connaĂźtre ce
qui sâest produit en t
1
sauf, selon Dupuy, lorsquâil agira? Je mâexplique : dans un tel raisonnement,
S
ne peut tenir compte
du fait que C sâest produit en t
1
que sâil le suppose ou en acquiĂšre le savoir
en t
1,5
, autrement il ne pourrait se faire une idĂ©e complĂšte du raisonnement tel quâil semble le faire
dans le passage cité plus haut. Si effectivement il conçoit le raisonnement complet seulement en t
2
,
comme semble le croire Dupuy, câest comme sâil se donnait un point de vue extĂ©rieur sur lui-mĂȘme
lui permettant de savoir ce quâil doit faire en t
2
si C sâest produit en t
1
.
Imaginons que S est Ă t
2
, il rĂ©flĂ©chit et suppose que C sâest produit en t
1
, réfléchissant
encore, il se demande quels sont ses choix maintenant en t
2
. Il a le choix de faire x ou Non-x.
Cependant, il ne peut savoir quâen principe il devrait faire x que sâil se lâest lui-mĂȘme imposĂ© en t
1,5
,
sinon il ne pourrait connaĂźtre la proposition nĂ©cessaire «si C sâest produit Ă t
1
, alors je fais x Ă
t
2
», et sâil se lâest effectivement imposĂ© en t
1,5
, alors il savait en t
1,5
quâil aurait le choix en t
2
de
faire x ou Non-x. Il semble donc impossible quâun agent puisse se dire en t
2
« si C sâest produit en
t
1
, alors (
de façon nécessaire
) je fais x en t
2
», car il nâa aucun moyen lors de la prise de dĂ©cision de
savoir ce qui sâest effectivement produit en t
1
(nâoubliez pas le cadre dĂ©terministe de lâargument).
Autrement dit, son raisonnement ne peut ĂȘtre que le suivant en t
1,5
(non pas en t
2
): « Si C se produit
en t
1,5
[lâagent supposant ici lâoccurrence de C], alors je ferai x en t
2
, mais je sais que jâaurai le choix
de faire Non-x en t
2
», quâil fasse Non-x en t
2
ne signifie plus quâil invalide le lien temporel entre C
et x, car il sait en t
1,5
quâil pourra faire x en t
2
. Bref, câest comme si en t
1,5
lâagent effectuait le
raisonnement « [si C se produit en t
1,5
, alors je ferai Non-x en t
2
] et [si C se produit en t
1,5
, alors je
ferai x en t
2
] ». VoilĂ qui est irrationnel, me direz-vous, car lâagent possĂšde deux croyances
contradictoires. Cependant, nous pouvons traduire de façon logiquement valide
3
ces deux
3
. On sait que (( P
â
~Q) & (P
â
Q))
â
(P
â
(Q v ~Q)).
15
propositions par : « si C se produit en t
1,5
, alors je ferai x ou Non-x en t
2
». Cela nâa plus rien de
bien extraordinaire. Ce quâil faut retenir de ma critique, câest que lâagent ne peut, Ă t
2
, concevoir le
raisonnement de Dupuy, car il ne possĂšde aucun moyen de vĂ©rifier ce qui sâest effectivement
produit en t
1
. La seule façon dont il peut le concevoir ainsi est sâil se lâest imposĂ© Ă lui-mĂȘme en
t
1,5
. En dâautres mots, lâagent en t
1,5
ne fait rien de plus que de formuler ce que nous appelons un
futur contingent. Mais la proposition de lâagent de Dupuy « je suppose que C a eu lieu Ă t
1
et,
donc, que je vais décider de faire x à t
2
» ne saurait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un futur contingent, car
elle porte sur un Ă©vĂ©nement passĂ©, et sa valeur est dĂšs lors dĂ©terminĂ©e, câest-Ă -dire vraie, car elle
valide la premiĂšre partie de la disjonction. Or, Dupuy affirme que lâagent est en mesure de se donner
un pouvoir contrefactuel sur cette proposition et de faire en sorte que sâil faisait Non-x elle serait
invalidĂ©e, mais selon ce que nous avons dit, elle serait tout de mĂȘme vraie, car elle sâappliquerait
alors Ă la deuxiĂšme partie de la disjonction. VoilĂ pourquoi jâaffirme que Dupuy assimile t
1,5
et t
2
.
En t
1,5
lorsque nous avons un futur contingent, lâagent possĂšde un tel pouvoir, mais lorsque nous
sommes en t
2
Dupuy se doit de postuler les principes que nous voulons Ă©liminer pour arriver Ă un
rĂ©sultat semblable. Une autre remarque sâimpose : le seul pouvoir quâun agent peut possĂ©der sur le
futur est celui de faire en sorte quâil soit diffĂ©rent de ce quâil
aurait été autrement
, ce qui ne veut pas
dire quâil peut
changer
le futur. Alors quoi dâautre? me direz-vous. Il ne sâagit pas de modifier le
cours du futur ou de modifier le cours dâun futur en devenir dĂ©jĂ Ă©crit sur le Grand Rouleau. Il sâagit
simplement du fait quâun futur possible survienne plutĂŽt quâun autre selon que lâagent agisse dâune
façon plutĂŽt que dâune autre.
Finalement, si lâon accepte mon argument, il nâest plus nĂ©cessaire de faire entrer en ligne de
compte le dĂ©terminisme, car cela nâa plus aucune importance. En effet, Dupuy se devait de postuler
le dĂ©terminisme afin que son agent agisse, de façon nĂ©cessaire, en fonction de ce qui sâest produit en
t
1
. Or, nous avons vu que les Ă©vĂ©nements nâentrent en ligne de compte lors de la prise de dĂ©cision
dâun agent quâĂ partir de lâinstant ou se dernier rĂ©alise lâoccurrence de lâĂ©vĂ©nement en question ou
quâil en suppose lâoccurrence.
Il nâest plus nĂ©cessaire non plus de postuler deux temporalitĂ©s, les Ă©videntialistes
raisonnement dĂ©sormais en fonction du futur, tout comme les causalistes; et, par consĂ©quent, il nâest
plus besoin de postuler deux rationalités. Nous verrons dans ce qui suit comment alors il est
16
possible de justifier le choix Ă©videntialiste (x) sans avoir recours aux postulats de Dupuy.
Dupuy poursuit : « On peut alors montrer que, se dotant de ce pouvoir sur le passĂ©, lâagent,
dans le problĂšme de Newcomb avec cause commune, est rationnellement conduit Ă choisir x, câest-Ă -
dire le choix Ă©videntialiste, ou calviniste [âŠ] la dĂ©monstration, toutefois, requiert que Non-C cause
Non-x. » (1994, p.85) Selon ma critique, le choix rationnel est maintenant celui des causalistes, ou
des consĂ©quentialistes. Or, nous verrons maintenant une autre façon dâinterprĂ©ter le choix
Ă©videntialiste pour le rendre rationnel.
Comme nous lâavons mentionnĂ©, câest Ă Tversky et Quattrone (1986) que revient lâidĂ©e de
base de cette interprĂ©tation. Voici ce quâils nous proposent :
P1 : Les Calvinistes croient quâils ont procĂ©dĂ© eux-mĂȘmes Ă leur Ă©lection en choisissant x;
P2 : Les Calvinistes croient quâils nâont pas procĂ©dĂ© eux-mĂȘmes Ă leur Ă©lection.
P1 et P2 sont Ă©videmment des propositions contradictoires et Tversky et Quattrone concluent que
les Calvinistes se cachent P1 parce quâils veulent croire que Dieu les a Ă©lus. En postulant que la
premiĂšre croyance est la cause de la seconde, on obtient un cas de
self-deception
. VoilĂ qui semble
une interprétation tout à fait justifiable du choix évidentialiste, et Tversky et Quattrone ont
dĂ©montrĂ© empiriquement quâune majoritĂ© de sujets font le choix Ă©videntialiste sur des bases
semblables. Cependant, comme nous le disions plus haut, cette interprétation ne permet pas de
faire ressortir la rationalité du choix évidentialiste. Au contraire, elle le fait paraßtre encore plus
irrationnel, et câest pourquoi je vais maintenant proposer une nouvelle interprĂ©tation basĂ©e sur la
self-deception
qui, je lâespĂšre, nous permettra de faire ressortir cette rationalitĂ©.
La notion de
self-deception
que jâutilise est essentiellement la mĂȘme que Kent Bach utilise
dans "
(Apparent) Paradoxes of Self-Deception and Decision
" (1998) dont en voici les traits
principaux :
- elle nâest pas constituĂ©e de croyances contradictoires
- elle nâest pas considĂ©rĂ©e comme intentionnelle
- on Ă©carte lâhypothĂšse de lâhomoncule et de la partition de lâesprit
17
Comment alors expliquer celle-ci? Mis Ă part la rationalisation, laquelle entraĂźne trop de problĂšmes,
Bach identifie deux processus permettant Ă la
self-deception
dâempĂȘcher certaines pensĂ©es de venir Ă
lâesprit de lâagent :
« This can be accomplished by evasion : one avoids the thought
that p
by avoiding the
thought
of p
(avoiding the thought of p does not count as self-deception unless one
would be disposed to avoid the thought that p even if one did not avoid the thought of
p). There is also what I call âjammingâ, so-called because of the radio/radar analogy.
Whereas with evasion one keeps oneâs attention off the touchy subject by focusing it
elsewhere, in jamming one clutters oneâs mind with toughts contrary to the unpleasant
belief or contrary to evidence one has in support of that belief [...] For example, the rich
old man thinks of his mistressâs sweet words and other displays of affection but not of
her motives, which are obvious to others.» (Bach, 1998, p.169)
Ayant caractĂ©risĂ© la self-deception ainsi, voici lâinterprĂ©tation que je fais du choix
évidentialiste. Selon moi, on peut schématiser la conduite des Calvinistes ainsi :
P3 : Les Calvinistes croient quâils sont Ă©lus ;
P4 : Les Calvinistes croient que les Ă©lus doivent travailler sans relĂąche (faire x) ;
P5 : Les Calvinistes ne veulent pas croire quâils ont le choix de faire x ou Non-x.
Donc, les Calvinistes travaillent sans relĂąche, non pas pour se donner les signes de la grĂące divine,
mais parce quâils ne voient pas (ou ne veulent pas voir) quâils ont une autre option (
self-deception
).
En effet, puisquâils sont Ă©lus par Dieu, pourquoi voudraient-ils avoir Ă faire un tel choix ? Ce qui
est dĂ©sirable Ă leurs yeux, câest de penser quâils nâont pas le choix de faire x,
parce qu
âils sont Ă©lus.
Donc, ils se cachent non pas P1, comme lâaffirme Tversky et Quattrone, mais plutĂŽt le fait dâavoir
un libre-arbitre. Or, comme nous lâavons dit plus haut, Dupuy pose la question suivante : « Quel
sens cela aurait-il de sâinterroger sur la rationalitĂ© de lâagent si celui-ci nâĂ©tait pas dotĂ©, et ne se
dotait pas lui-mĂȘme, de la facultĂ© de libre-arbitre, entendue dans son sens minimal de pouvoir agir
autrement quâon ne le fait? » En interprĂ©tant le choix Ă©videntialiste comme nous lâavons fait, nous
ne rejetons pas la rationalitĂ© des agents, nous ne faisons que la cacher dâeux-mĂȘmes selon les
18
processus cognitifs proposĂ©s par Bach, ce qui nâempĂȘche en rien les sujets dâĂȘtre rationnels. Ce que
nous disons, câest que d
ans ce cas particulier
, les Calvinistes se cachent (pas de maniĂšre
intentionnelle) leur libre-arbitre, donc leur rationalité, parce que cela est désirable. Autre
consĂ©quence de mon interprĂ©tation: la position compatibiliste est toujours possible et nous nâavons
pas besoin de postuler deux temporalités comme le fait Dupuy, ce qui constitue un avantage
considérable.
Devons-nous conclure que les Ă©videntialistes sont tous des
self-deceivers
? Que tous ces
gens dans les expériences de Tversky et Quattrone sont des
self-deceivers
? Je ne saurais répondre
de façon générale, mais pour ce qui est des problÚmes de Newcomb, je crois que nous devons
admettre cela. Quâest-ce que se cachent les
one-boxers
dans le problĂšme de Newcomb originel ?
Leur rationalitĂ© (au sens oĂč celle-ci implique le libre-arbitre). Bach (1998) croit que la dĂ©cision de
choisir la seule boĂźte opaque est une dĂ©cision que lâon ne peut considĂ©rer comme rationnelle du
dĂ©but Ă la fin. Elle semble rationnelle lorsquâelle est prise, mais lorsque vient le temps dâagir, elle
nous paraĂźt irrationnelle et une tentation survient de choisir les deux boĂźtes Ă la derniĂšre minute.
Donc, ce que les
one-boxers
se cachent, câest le fait quâils aient ce choix de derniĂšre minute, tout
comme les Calvinistes se cachent le fait dâavoir le choix de faire x ou Non-X, en se disant quelque
chose comme « Si je change ma dĂ©cision, le prĂ©dicteur lâaura prĂ©dit et je nâaurai pas le million de
dollars ».
19
Références bibliographiques
Bach, K. (1998), « (Apparent) Paradoxes of Self-Deception and Decision », in Dupuy,
J.-P., ed.,
Self-deception and paradoxes of rationality
. Stanford, CA : CSLI
Publications, p.163-189.
Dupuy, J.-P. (1990), « Temps du projet et temps de lâhistoire »,
Cahiers dâĂ©pistĂ©mologie
N
o
9017, MontrĂ©al, Presses de lâUniversitĂ© du QuĂ©bec Ă MontrĂ©al, 59 p.
Dupuy, J.-P. (1994), « Temps et rationalité », in Roger Frydman, éd.,
Quelles hypothĂšse
de rationalité pour la théorie économique ?
Cahiers dâĂ©conomie politique, Paris,
lâHarmattan, p.69-104.
Dupuy, J.-P. (1999), « Ăthique et rationalitĂ© »,
Ăthique et philosophie de lâaction
, Paris,
Ellipses, Ăcole Polytechnique, p.9-28.
Ferejohn, J. (1998), « Cooperation and Time », in Dupuy, J.-P., ed.,
Self-deception and
paradoxes of rationality
. Stanford, CA : CSLI Publications, p.151-161.
Nozick, R. (1969), « Newcombâs Problem and Two Principles of Choice », in N. Rescher
et al.,Ă©ds.,
Essays in Honor of Carl G. Hempel
, D. Reidel, Dordrecht, Pays-Bas,
P.114-146.
Quattrone, G. A. and Tversky A. (1986), « Self-Deception and the Voterâs Illusion », in
J.Elster, Ă©d., The Multiple Self, Cambridge University Press.
20
Les numĂ©ros parus Ă compter de lâannĂ©e 1996 peuvent ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©s en format PDF Ă partir du site Internet du
dĂ©partement de philosophie de lâUQĂM [http://www.philo.uqam.ca]. On trouvera Ă©galement Ă ce lien une liste
complÚte de tous les numéros parus depuis le début de la collection en 1981.
Tous les cahiers de recherche parus dans cette série
sont par ailleurs disponibles Ă la BibliothĂšque centrale ainsi quâau
Centre de documentation des sciences humaines.
NUMĂROS RĂCENTS
François Blais :
Lâallocation universelle et la rĂ©conciliation de lâefficacitĂ© et de lâĂ©quitĂ©
(No. 9901);
Michel Rosier :
Max U
versus
Ad hoc
(No. 9902);
Luc Faucher :
Ămotions fortes, constructionnisme faible et Ă©liminativisme
(No. 9903);
Claude Panaccio :
La philosophie analytique et lâhistoire de la philosophie
(No. 9904);
Jean Robillard :
Lâanalyse et lâenquĂȘte en sciences sociales : trois problĂšmes
(No. 9905);
Don Ross : Philosophical aspects of the Hayek-Keynes debate on monetary policy and theory, 1925-1937
(No. 9906);
Daniel Vanderveken : The Basic Logic of Action
(No. 9907);
Daniel Desjardins :
Aspects épistémologiques de la pensée de J.A. Schumpeter
(No 9908);
Daniel Vanderveken :
Success, Satisfaction and Truth in the Logic of Speech Acts and Formal Semantics
(No 9909);
Luc Faucher : L'histoire de la folie Ă l'Ăąge de la construction sociale: Ătude critique de
L'ùme réécrite de Ian
Hacking (No 9910);
Jean-Pierre Cometti :
Activating Art
followed by
« Further remarks on art and â arthood â in contemporary
French aesthetics »
(No 9911);
Daniel Vanderveken :
Illocutionary Logic and Discourse Typology
(No 9912);
Dominique Lecourt :
Sciences, mythes et Ă©thique
(No 2001);
Claude Panaccio :
Aquinas on Intellectual Representation
(No 2002);
Luc Faucher, Ron Mallon :
Lâautre en lui-mĂȘme : psychologie zombie et schizophrĂ©nie
(No 2003) ;
Luc Faucher, Pierre Poirier :
Psychologie évolutionniste et théories interdomaines
(No 2004) ;
Christian Arnsperger : De lâaltruisme mĂ©thodologique Ă lâanimisme transcendantal : le capitalisme comme
pathologie du corps et de lâĂąme
(No 2005) ;
Claude Panaccio :
Subordination et singularité. La théorie ockhamiste des propositions singuliÚres
(No 2006) ;
Philippe Nemo : Miettes pour une philosophie de lâhistoire post-historiciste
(No 2007);
Pierre Milot :
Nuages interstellaires dĂ©formĂ©s par des jets de matiĂšre â Culture scientifique et culture littĂ©raire
(No 2008);
Michel B. Robillard : Temps et rationalité selon Jean-Pierre Dupuy : critique et solution de rechange
(No 2009).