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CAHIERS
D'ÉPISTÉMOLOGIE

Publication du

 Groupe de Recherche en ÉpistĂ©mologie ComparĂ©e

Directeur: Robert Nadeau
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal

 

Temps et rationalité selon Jean-Pierre Dupuy :

 Critique et solution de rechange

 

Michel B. Robillard

Cahier nÂș 2009

    

     272e numĂ©ro

http://www.philo.uqam.ca

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Cette publication, la deux cent soixante-douziÚme de la série, a été rendue possible grùce à la contribution
financiĂšre du Fonds pour la Formation de Chercheurs et l’Aide Ă  la Recherche
 du QuĂ©bec ainsi que  du
Programme d’Aide Ă  la Recherche et Ă  la CrĂ©ation
 de l’UQAM.

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DĂ©pĂŽt lĂ©gal – 4

e

 trimestre 2000

BibliothÚque Nationale du Québec
BibliothĂšque Nationale du Canada
ISSN   0228-7080
ISBN: 2-89449-072-0

© 2000 Michel B. Robillard

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3

Temps et rationalitĂ© selon Jean-Pierre Dupuy : 

Critique et solution de rechange

Michel B. Robillard

DĂ©partement de philosophie

Université du Québec à Montréal

Case postale 8888, succursale Centre-Ville

Montréal (Québec) Canada H3C3P8

michelrobillard@sympatico.ca

Je suis trĂšs reconnaissant Ă  mon directeur de recherche, le Professeur Robert Nadeau, pour son soutien, ses conseils
judicieux et ses commentaires pertinents.

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4

l y a une trentaine d’annĂ©es, Robert Nozick (1969) publiait un paradoxe qui a fait couler et

qui continue Ă  faire couler beaucoup d’encre chez les thĂ©oriciens de la dĂ©cision : le paradoxe

de Newcomb.  Voici rapidement ce qu’est ce  paradoxe : il  y  a  deux  boĂźtes,  la  boĂźte  transparente  A

contenant 1000$ et la boĂźte opaque B, laquelle 

pourrait

 contenir 1000000$, et vous avez Ă  choisir ou

bien la seule boĂźte B ou bien les deux boĂźtes.  On vous dit qu’un prĂ©dicteur infaillible a placĂ© le million

de dollars dans la boĂźte B si, et seulement si, il a prĂ©dit que vous choisiriez la boĂźte B, et qu’il l’a laissĂ©

vide  s’il  a  prĂ©dit  que  vous  choisiriez  les  deux  boĂźtes.  Que  faites-vous?  Un  nombre  incroyable

d’arguments ont Ă©tĂ© proposĂ©s en faveur de l’un ou l’autre  de  ces choix,  mais  ce  que le  paradoxe  de

Newcomb fait ressortir, ce sont les tensions au sein mĂȘme de la rationalitĂ© dans la thĂ©orie de la dĂ©cision.

 Quel est le choix le plus rationnel?  Dans ce travail, nous Ă©tudierons un  texte  de  Jean-Pierre  Dupuy

(1994) sur la rationalitĂ© en thĂ©orie de la dĂ©cision.  Nous verrons que la thĂ©orie de la dĂ©cision comporte

plusieurs enjeux, entraĂźnant notamment les dĂ©bats entre les causalistes et les Ă©videntialistes et entre le

compatibilisme  et  l’incompatibilisme  du  dĂ©terminisme  et  du  libre-arbitre.  Dans  ce  texte,  Dupuy

propose une nouvelle solution Ă  ces enjeux;  solution  aussi  compliquĂ©e qu’irrecevable  pour  plusieurs

raisons. Cependant, comme il est nĂ©cessaire de bien comprendre ce dont  on  parle,  et  ce  dont  l’autre

parle, lorsqu’on le critique, il nous faudra reconstruire l’argument de Dupuy pour ensuite attaquer ses

points  faibles.  Nous  verrons  donc  certaines  irrationalitĂ©s  rattachĂ©es  au  choix  Ă©videntialiste,  les

problĂšmes  de  Newcomb  avec  cause  commune,  la  mauvaise  foi  et  le  problĂšme  de  la 

backwards

induction

Les irrationalités

DÚs le début de son texte, Dupuy examine quelques violations du principe métaphysique de

fixitĂ© du passĂ© par rapport Ă  l’action libre.  Notre Ă©tude de certaines de ces irrationalitĂ©s ne sera que

partielle et servira simplement Ă  mettre en place les Ă©lĂ©ments du travail.  Cependant, nous verrons

en profondeur les problĂšmes de Newcomb avec cause commune et la mauvaise foi (

self-deception

). 

S’il est important de faire une telle dĂ©marche, c’est que la thĂ©orie de Dupuy repose sur l’idĂ©e que le

principe de fixitĂ© du passĂ© de Maurice Allais n’est pas universellement valide du  point  de  vue

normatif (de la raison).  Donc, Dupuy, en montrant que le causalisme n’est pas universellement

valide, tente de sauver l’évidentialisme, mais pour cela, il doit tout d’abord identifier les diffĂ©rents

problĂšmes avec la rationalitĂ© qui lui est rattachĂ©e.  Comme nous le disions, la formulation de ce

principe, telle qu’utilisĂ©e par  Dupuy,  revient  Ă   Maurice  Allais :  Â« En  matiĂšre  de  rationalitĂ©,  la

I

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maxime fondamentale est : seul compte l’avenir. »  C’est-Ă -dire que le passĂ© est ce qu’il est et que

nous  n’y  pouvons  rien,  et  que  seules  comptent  les  consĂ©quences  futures  prĂ©visibles  de  nos

dĂ©cisions ou actions.  Bref, cette maxime n’est ni plus ni moins qu’une formulation de ce qu’on

appelle le consĂ©quentialisme en thĂ©orie du choix rationnel, c’est-Ă -dire une thĂ©orie des consĂ©quences

causales de nos décisions ou actions.

 

La premiĂšre forme d’irrationalitĂ©  s’intĂ©resse  Ă   l’imitation.    En  effet,  il  est  gĂ©nĂ©ralement

admis, sauf dans les marchĂ©s financiers et  la spĂ©culation

1

, que la rationalité implique, entre autres,

une  autonomie  des  prĂ©fĂ©rences  et    une  absence  d’influences  mutuelles  entre  les  agents.    Par

consĂ©quent, quelqu’un qui imite le comportement d’autres  est  irrationnel.    De  façon  Ă   illustrer

l’imitation et Ă  faire le lien  avec  le  second  type  d’irrationalitĂ©,  reprenons  l’exemple  utilisĂ©  par

Dupuy: « J’observe qu’un certain club privĂ© Ă  une cote Ă©levĂ©e dans mon entourage.  Pas mal de gens

sont prĂȘts Ă  encourir des coĂ»ts non nĂ©gligeables de toutes sortes pour s’y faire admettre.  J’en infĂšre

que c’est lĂ  un objectif hautement dĂ©sirable.  Je me le fixe Ă  moi-mĂȘme et m’efforce de l’atteindre. »

(Dupuy,  1994,  p.70)  Comme  nous  venons  de  le  voir,  il  semble  qu’un  tel  comportement  soit

irrationnel du fait qu’il est une imitation.  Supposons maintenant, comme le fait Dupuy, qu’une fois

mon objectif atteint, c’est-Ă -dire ĂȘtre admis dans le club, je me rende compte qu’il est banal et qu’il

me dĂ©plaĂźt au plus haut point.  Cependant, en considĂ©rant qu’il m’en a coĂ»tĂ© trĂšs cher pour y ĂȘtre

admis, je me convaincs qu’il n’est peut-ĂȘtre  pas si mal aprĂšs tout.  Ce qu’il y a d’irrationnel dans ce

raisonnement, c’est le fait que le coĂ»t intervienne dans l’évaluation de la dĂ©sirabilitĂ© de l’admission

au club, alors qu’en fait les coĂ»ts que nous sommes prĂȘts Ă  payer pour obtenir quelque chose sont

des signes de leur dĂ©sirabilitĂ©, ils sont en quelques sortes des mesures de dĂ©sirabilitĂ©.  Tversky et

Quattrone expliquent une telle irrationalitĂ© en affirmant qu’il s’agit d’une inversion du lien causal

entre coĂ»t et dĂ©sirabilitĂ©, ou encore, entre une problĂ©matique causale et une problĂ©matique d’effets

de signes (ces deux notions sont importantes, car elles sont au cƓur du dĂ©bat que nous Ă©tudierons, le

dĂ©bat  causalisme-Ă©videntialisme).    Il  existe,  selon  Dupuy,    une  autre  façon  d’interprĂ©ter  cette

irrationalitĂ© de comportement.  On peut dire que le fait que les autres  aient  encouru  des  coĂ»ts

                     

1

. Comme le fait remarquer Dupuy, dans ces deux cas, il est possible de  raisonner  ainsi :  les  autres

disposent peut-ĂȘtre d’informations qui ne me sont pas accessibles et les imiter me permet de tirer parti
de ce savoir.  Ă‰videmment, il se peut qu’ils soient aussi ignorants que moi, mais si tel est le cas, je n’ai
rien Ă  perdre en supposant qu’ils savent quelque chose.  De plus, selon Dupuy,  il semble que l’on puisse
faire un raisonnement bayésien pour étayer cet argument.

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6

importants pour ĂȘtre admis au club me donne une raison de  croire  que  cela  est  dĂ©sirable,  sans

cependant donner une raison au fait que j’aie cru cela.  Bref, un peu Ă  l’image de ce que Davidson

affirme,  ma croyance passĂ©e (la dĂ©sirabilitĂ© d’une chose parce que les autres croient qu’elle l’est) 

ne constitue pas une raison pour ma croyance prĂ©sente (le fait que je la dĂ©sire) si j’ai par ailleurs une

bonne et dĂ©cisive raison de l’abandonner (le dĂ©senchantement face Ă  cette chose pour laquelle j’ai

encouru des coĂ»ts), et ce, mĂȘme si elle peut en ĂȘtre la cause. 

La troisiĂšme irrationalitĂ© rejoint celle dont nous venons de discuter, Ă   ceci  prĂšs :  elle  ne

concerne pas la formation de la croyance, mais l’action elle-mĂȘme ou comme le dit Dupuy «l’action

au service de la croyance » (1994, p.73).  Prenons un exemple trĂšs contemporain : il est trĂšs Ă  la

mode de nos jours de prendre des abonnements Ă  des centres sportifs (des "gyms").  Donc, en

jugeant moi-mĂȘme de maniĂšre rationnelle de la dĂ©sirabilitĂ© d’ĂȘtre en bonne santĂ©, je  m’abonne  Ă 

grands coĂ»ts.  Horreur!  Je dĂ©teste faire de l’entraĂźnement physique.  Que dois-je faire ?  Selon la

thĂ©orie du choix rationnel, les dĂ©penses doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme amorties au moment de leur

effectuation, ce qui veut dire que le fait que j’aie dĂ©boursĂ© une somme considĂ©rable pour m’abonner

ne devrait plus entrer en ligne de compte Ă  partir du moment oĂč l’achat est fait.  En d’autres mots, le

passĂ© est ce qu’il est et il faut dĂ©sormais que je ne tienne compte que des consĂ©quences futures de

mes  dĂ©cisions  ou  actions  (principe  d’Allais).    Dans  cette  optique,  je  devrais  agir  comme  si

l’abonnement  m’avait  Ă©tĂ©  donnĂ©  et  prendre  une  dĂ©cision  en  fonction  des  coĂ»ts  futurs  (pas

nĂ©cessairement monĂ©taires) et des avantages de toutes les options Ă   ma  disposition.    Donc,  en

considĂ©rant que je n’aime pas m’entraĂźner,  que je devrai me dĂ©placer frĂ©quemment et que le fait de

faire quelque chose que je n’aime pas risque de miner mon moral, je pourrais conclure qu’il est

prĂ©fĂ©rable d’assumer les pertes et de juger  que  mon  action  de  dĂ©part  Ă©tait  irrationnelle.  Or,  la

plupart d’entre nous ne raisonnons pas ainsi. En effet, cet abonnement m’a coĂ»tĂ© cher et je dois

l’utiliser, ce qui me permettra d’amortir ce coĂ»t (cette fois-ci, l’amortissement se fait aprĂšs coup), et

ce, mĂȘme si d’autres options seraient prĂ©fĂ©rables.  C’est ce que nous appelons  le  sophisme  de

l’amortissement (

sunk cost fallacy

).  Comme le fait remarquer Dupuy, nous sommes toujours dans

la logique de l’imitation,  mais  plutĂŽt  que  de  copier  les  croyances  des  autres,  ou  mes  propres

croyances comme si elles Ă©taient celles des autres, je copie un comportement qui serait mien si la

situation avait Ă©tĂ© diffĂ©rente, si mes espĂ©rances s’étaient avĂ©rĂ©es justes.  Encore une fois, si l’on se

                                                                     

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fie  Ă   Tversky  et  Quattrone,  il  s’agit  d’une  confusion  entre  une  problĂ©matique  causale  et  une

problĂ©matique en termes d’effets de signes.  En commettant le sophisme de l’amortissement, mon

action ne vise pas ses consĂ©quences causales, mais l’évaluation qu’elle me permet de faire de la

situation.  J’essaie, d’une certaine façon, de me rassurer vis-Ă -vis ma rationalitĂ© en me disant que j’ai

fait le bon choix en prenant cet abonnement, car je vais frĂ©quemment au gymnase. 

Les problĂšmes de Newcomb avec cause commune

Maintenant que nous connaissons les bases du débat causalistes-évidentialistes, et que nous

sommes en mesure de différencier les deux types de raisonnements (bien que ce ne soit encore que

de façon grossiĂšre), nous sommes prĂȘts Ă  nous attaquer Ă   des  questions  qui  sont  au  cƓur  des

discussions  entre  les  partisans  de  chaque  thĂ©orie.    Ce  que  nous  appelons  les  problĂšmes  de

Newcomb,  ce  sont  toutes  les  situations  qui  impliquent  une  dĂ©pendance  probabiliste  et  une

indĂ©pendance causale entre l’action  et  un  Ă©tat  du  monde.    En  d’autres  mots,  il  y  a  une  forte

dĂ©pendance probabiliste entre l’action et l’état du monde, sans toutefois que cette action soit la

cause de cet Ă©tat du monde, d’oĂč l’indĂ©pendance causale.  Prenons un exemple classique venant d’un

statisticien américain du nom de R.A. Fisher

2

.  Notons tout d’abord, que l’exemple de Fisher se

situe dans une sous-classe de problÚmes de Newcomb appelée problÚmes de Newcomb avec cause

commune (certains ne font pas cette différenciation) et que tout problÚme de cette sous-classe se

prĂ©sente ainsi : « un Ă©tat du monde C, cause, tout Ă  la fois,  d’un Ă©tat de choses trĂšs favorable X et

d’une dĂ©cision modĂ©rĂ©ment coĂ»teuse x » (Dupuy, 1994, p.76).  Voici un schĂ©ma de la façon dont les

problĂšmes de ce type se prĂ©sentent : 

  X : consĂ©quences (fort avantage)

C : cause commune

  

  x : action (faible coĂ»t)

On voit donc trĂšs bien qu’il n’y a pas de lien causal entre l’action x et les consĂ©quences X.  Notons

aussi que non-C cause non-X et non-x, et que le coĂ»t de l’action x est relatif Ă  l’avantage X.

                     

2

. Bien que l’idĂ©e de Fisher n’ait pas obtenu un grand succĂšs dans le milieu mĂ©dical, il n’en demeure pas

moins qu’elle est aujourd’hui considĂ©rĂ©e comme un cas paradigmatique en thĂ©orie du choix rationnel.

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Voyons l’exemple de Fisher.   Nous savons qu’il existe une forte corrĂ©lation entre le fait de

fumer et le cancer du poumon.  Supposons que, contrairement Ă  ce qu’on croyait,  le cancer du

poumon (la consĂ©quence, non-X) n’est pas causĂ© par la consommation du tabac (l’action, non-x),

mais que la cause du cancer soit un gÚne (la cause commune, non-C) qui prédispose les gens à fumer.

 Est-ce qu’une personne qui Ă©prouve un grand plaisir Ă  fumer devrait dĂ©sormais s’abstenir de le

faire, mĂȘme en sachant que sa dĂ©cision n’aura aucune incidence sur le fait qu’elle aie ou non le gĂšne? 

Vous admettrez que s’arrĂȘter de fumer de peur d’avoir le cancer est maintenant quelque chose qui

semble irrationnel Ă  premiĂšre vue.  Or, un problĂšme surgit lorsque l’on applique la rĂšgle d’or de la

thĂ©orie du choix rationnel : agis toujours de façon Ă  maximiser ton espĂ©rance mathĂ©matique d’utilitĂ©.

 Selon cette rĂšgle, il serait rationnel de s’arrĂȘter de fumer, puisque les probabilitĂ©s conditionnelles

(des Ă©tats du monde par rapport Ă  l’action) sont indiffĂ©rentes au fait que ces liens soient causaux ou

non.  Mais puisque le premier raisonnement semble ĂȘtre le plus convaincant pour la plupart des

auteurs contemporains, et puisque que nous savons que les liens entre les Ă©tats du monde et l’action

ne sont pas causaux dans un problĂšme de Newcomb avec cause commune, il faut se demander ce qui

ne va pas avec la thĂ©orie classique du choix rationnel.  L’orthodoxie propose d’utiliser une rĂšgle qui,

en bout de ligne, n’est ni plus ni moins que le principe d’Allais : peu importe ce que le sujet fera, il

ne peut rien changer au fait passĂ© de la prĂ©sence ou de l’absence du gĂšne.  Ceux qui s’opposent Ă 

cette orthodoxie ont recours à une théorie évidentialiste de la décision, laquelle théorie est jugée

inadĂ©quate par les orthodoxes.  En effet,  les Ă©videntialistes raisonnent comme si le fait d’arrĂȘter de

fumer Ă©tait le prix Ă  payer pour obtenir le signe de l’absence du gĂšne.  Voyons comment Dupuy

rĂ©sume l’argument Ă©videntialiste, tel que vue par les orthodoxes :

 Â« Lorsque l’agent maximise son espĂ©rance d’utilitĂ© de la façon habituelle, tout se passe
comme s’il prenait  sur  lui-mĂȘme  un  point  de  vue  extĂ©rieur,  ainsi  qu’il  le  ferait  sur
quelqu’un d’autre, et dĂ©couvrait avec nous sa propre dĂ©cision, sa stratĂ©gie consistant
alors  Ă   agir  de  telle  sorte  Ă   rendre  aussi  bonne  que  possible  la  nouvelle  que  cette
dĂ©couverte lui apporte.  Si je faisais ceci, raisonne le sujet, mon action manifesterait la
prĂ©sence de tel trait dĂ©sirable dans le monde.  Je souhaite que ce soit le cas et j’agis donc
ainsi. » (1994, p.76) 

Bref, les sujets Ă©videntialistes semblent agir comme s’ils avaient un pouvoir quelconque sur le passĂ©,

le  pouvoir  de  le  choisir,  tandis  que  les  tenants  de  la  thĂ©orie  causale  ne  s’intĂ©ressent  qu’aux

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consĂ©quences causales de leurs actions ainsi qu’à leur dĂ©sirabilitĂ©. 

Ce que Dupuy se propose de faire, c’est une dĂ©fense et une illustration de l’évidentialisme,

sans cependant que ce soit contre l’orthodoxie.  Pour ce faire, il n’a d’autre choix que de supposer

l’existence de deux formes de rationalitĂ©s irrĂ©ductibles l’une Ă  l’autre, une rationalitĂ© causaliste et

une rationalitĂ© Ă©videntialiste.  De plus, il admet que ces deux formes de rationalitĂ©s sont rattachĂ©es Ă 

« deux  conceptions  du  temps  diffĂ©rentes  bien  qu’insĂ©parables ».    On  se  doute  bien  qu’il  aura

beaucoup à faire pour nous convaincre que (i) il existe deux formes de rationalités humaines, (ii)

nous avons deux 

expériences

 du temps diffĂ©rentes et (iii) que la thĂ©orie Ă©videntialiste est justifiable

mĂȘme si elle est associĂ©e Ă  toutes les irrationalitĂ©s que nous avons vues jusqu’à maintenant.

Avant d’avancer ses arguments, Dupuy nous prĂ©sente un cas paradigmatique de problĂšme

de Newcomb avec cause commune, l’exemple de Max Weber sur les consĂ©quences Ă©thiques de la

doctrine de la prĂ©destination, et l’ « esprit du  capitalisme ».    Il  est  important  de  noter  ici  que

Dupuy, comme il le fait remarquer, ne s’intĂ©resse qu’à la forme logique de l’argument et non pas Ă 

sa validitĂ© empirique.  Voici l’exemple tel que tirĂ© du texte de Dupuy (1994, p.77-78) :

 Â« En vertu d’une dĂ©cision divine prise de toute Ă©ternitĂ©, chacun appartient Ă  un
camp, celui des Ă©lus ou celui des damnĂ©s, sans savoir lequel.  Les hommes ne
peuvent absolument rien Ă  ce dĂ©cret. Il n’y a rien qu’ils puissent faire pour gagner
ou mĂ©riter leur salut.  La grĂące divine, cependant, se manifeste par des 

signes

.  La

chose importante, ici, est que ces signes ne s’observent pas par introspection, ils
s’

acquiùrent par l’action

.  Le principal d’entre eux est le succĂšs que l’on obtient

en 

mettant Ă  l’épreuve

 sa foi dans une activitĂ© professionnelle (

Beruf

).   Cette

épreuve est coûteuse, elle exige de travailler sans relùche, méthodiquement, sans
jamais se reposer dans la possession, sans jamais jouir de la richesse  [
]  La
rĂ©pugnance au travail est le symptĂŽme d’une absence de la grĂące. »  

La structure logique du problĂšme est la suivante :

 X : Salut Ă©ternel

    C : DĂ©cret divin

  x : DĂ©cision coĂ»teuse d’acquĂ©rir les signes
       de   la grĂące

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10

Du point de vue de l’orthodoxie,  le choix rationnel serait le fatalisme, puisque quoi qu’un individu

fasse, il ne peut rien changer au passĂ©, c’est-Ă -dire au fait qu’il soit ou non Ă©lu, il est donc prĂ©fĂ©rable

qu’il vive dans l’oisivetĂ©.  Selon la doctrine calviniste, chacun devait se considĂ©rer comme Ă©lu et tout

doute Ă  ce sujet consistait en une confiance en soi  dĂ©ficiente,  et  le  seul  moyen  d’obtenir  cette

confiance Ă©tait le travail sans relĂąche dans un mĂ©tier.  Donc, le travail assurait les gens d’ĂȘtre parmi

les Ă©lus.  Le problĂšme avec ce type de raisonnement,  nous  l’avons  vu,  est  que  les  Calvinistes

agissaient comme si x Ă©tait la cause de X, ce qui est irrationnel, car cela consiste Ă  prendre le signe x

pour la chose C.  Or, Dupuy  nous  met  en  garde  contre  l’étiquetage  trop  rapide  de  la  thĂ©orie

Ă©videntialiste,  car  il  semble,  selon  Weber,  que  l’évidentialisme  soit  Ă   la  base  du  rationalisme

Ă©conomique moderne, lequel est considĂ©rĂ© comme le summum de la Raison dans l’histoire.   Par

consĂ©quent, rejeter l’un consisterait, en quelque sorte, Ă  rejeter l’autre.

DĂ©terminisme, compatibilisme et mauvaise foi

Avant d’en arriver à l’argument de Dupuy, voyons comment la mauvaise foi (

self-deception

)

joue un rĂŽle important dans le dĂ©bat, en tant qu’elle est le summum de l’incohĂ©rence personnelle.  La

question que se pose Dupuy est de savoir si effectivement les  Calvinistes  se  mentaient  Ă   eux-

mĂȘmes, et il entend montrer que non, de façon Ă  faire apparaĂźtre la rationalitĂ© du choix Ă©videntialiste.

 Notons  que  Tversky  et  Quattrone  ont  proposĂ©  une  interprĂ©tation  acceptable  du  choix

Ă©videntialiste.  Cependant, puisque cette interprĂ©tation s’en tient Ă  la mauvaise foi, elle ne permet

pas, selon Dupuy, de faire ressortir la rationalitĂ© du choix.  Nous reviendrons Ă  cette interprĂ©tation Ă 

la fin de la présente section, car elle sera la base de ma solution pour sauver la rationalité du choix

Ă©videntialiste.  Selon Dupuy, les Calvinistes ont les deux croyances suivantes (lesquelles, selon lui,

ne sont pas nécessairement incompatibles) :

(1) Les Calvinistes croient qu’ils n’ont pas procĂ©dĂ© eux-mĂȘmes Ă  leur Ă©lection, parce qu’ils

croient que c’est Dieu qui les a Ă©lus;

(2) Les Calvinistes croient qu’ils Ă©taient libres de choisir x ou Non-x lorsqu’ils ont choisi x.

Il faut donc rĂ©soudre le problĂšme de l’incohĂ©rence entre le dĂ©terminisme de (1) et le libre-

arbitre de (2).  Bien que (2) ne fasse pas partie des donnĂ©es du problĂšme, Dupuy nous demande

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« quel sens cela aurait-il de s’interroger sur la rationalitĂ© de l’agent si celui-ci n’était pas dotĂ©, et ne

se dotait pas lui-mĂȘme, de la facultĂ© de libre-arbitre, entendue dans son sens minimal de pouvoir agir

autrement qu’on ne le fait? » (Dupuy, 1994, p.81)  Dupuy nous propose alors deux maniĂšres de

défendre le compatibilisme suivant le degré de la menace que le déterminisme fait peser sur le libre-

arbitre.  Nous verrons que les deux formes de rationalitĂ© et de temporalitĂ© qui leur sont associĂ©es

s’enracinent, selon Dupuy, dans la distinction entre deux conceptions du dĂ©terminisme. 

Voyons tout d’abord ce qu’est la thĂ©orie incompatibiliste et ce qu’elle implique.  C est un

événement se produisant à t

1

, x est l’action en t

2

 que C annonce, S dĂ©signe le sujet et     S

est

l’opĂ©rateur logique de nĂ©cessitĂ© tel que:    S

t

 (p) signifie que p est vraie et S n’est pas libre en t de

faire une action qui rendrait p fausse.  Nous avons donc l’argument incompatibiliste suivant :

N1 :

         S

t2

 (C s’est produit Ă  t

1

)

N2 :

         S

t2

 (Si C s’est produit Ă  t

1

, alors S fait x Ă  t

2

)

   D’oĂč N3 :

         S

t2

 (S fait x Ă  t

2

)

Il est important de noter, ainsi que le fait Dupuy (1994, p.83-84), que N1 exprime le principe de

fixité du passé (elle est nécessaire de façon contingente) et que N2 est une proposition exprimant la

fixitĂ© de la chaĂźne temporelle qui relie C Ă  x, c’est-Ă -dire qu’elle donne Ă  C le rĂŽle annonciateur de x. 

Notons aussi, pour bien suivre le raisonnement de Dupuy, que N2 est Ă©quivalente Ă  :

(3) 

(Si C s’est produit à t

1

) < (S fait x Ă  t

2

)

oĂč < reprĂ©sente l’implication stricte.  Par consĂ©quent, (3) ne fait qu’exprimer le fait que dans

tous les mondes possibles oĂč C s’est produit Ă  t

1, 

S fait x Ă  t

2

.  Il est extrĂȘmement important ici de

bien comprendre que le caractĂšre nĂ©cessaire de N2 est essentiel.  En effet, une proposition comme :

A2 :

Si C s’est produit à t

1

, alors S fait x Ă  t

2

background image

12

ne saurait exclure le fait qu’il soit possible dans un monde autre que le nĂŽtre que mĂȘme si C s’est

produit Ă  t

1

, que S ne fasse pas x Ă  t

2

.  C’est lĂ , selon Dupuy, qu’origine la bifurcation entre les deux

formes  de  temporalitĂ©  qu’il  utilise  dans  son  argument.    Notons  finalement  que  N3  ne  fait

qu’exprimer le fait que S fait effectivement x à t

2

, tel qu’annoncĂ© en t

1

, mais que S n’a pas d’autre

choix (il est nécessaire que S fasse x en t

2

 Ă©tant donnĂ© N1 et N2).

Dupuy affirme qu’il y a deux possibilitĂ©s de contrer cet argument.  Soit l’on admet N1 et

l’on se doit de rejeter N2, soit l’on admet N2 et l’on se doit de rejeter N1.  La seconde solution est

celle qu’utilise Dupuy, et c’est sur cette derniĂšre que nous nous concentrerons.  Disons seulement

que la premiĂšre solution correspond Ă  l’orthodoxie et qu’elle repose sur le principe de 

fixité du passé

par rapport Ă  l’action prĂ©sente

 (principe d’Allais).   Donc, il va de soi que Dupuy se propose de

dĂ©montrer que le passĂ© n’est pas nĂ©cessairement fixe et qu’il doit ĂȘtre possible  de  le  changer. 

Évidemment, le pouvoir que possĂšde l’agent sur le passĂ© (si une telle chose est possible) ne peut

ĂȘtre un pouvoir causal.  Selon Dupuy, il s’agit d’un pouvoir contrefactuel d’invalider le passĂ© qui

n’est possible que si l’on suppose que l’agent est libre d’agir.  Voici le raisonnement que l’agent doit

faire selon Dupuy :

« Je suppose que C a eu lieu à t

1

 et, donc, que je vais dĂ©cider de faire x Ă  t

2

.  Bien

que faisant x Ă  t

2

, je sais qu’il est dans mon pouvoir de faire Non-x.  Il est donc

dans mon pouvoir Ă  t

2

 de faire quelque chose (Ă  savoir Non-x) tel que, 

si je le

faisais

, C ne se serait pas produit Ă  t

1

 puisque le lien entre le passĂ© et mon action

Ă©tant fixe, si C s’était produit Ă  t

1

, c’est x que je ferais.  En agissant autrement

que je le fais, j’accĂ©derais Ă  un autre monde 

possible

 (puisque je suis libre), dans

lequel le passĂ© serait diffĂ©rent de ce qu’il est dans notre monde. » (p.85)

Bien que cela ne soit que le dĂ©but de l’argument de Dupuy, une premiĂšre critique s’impose. 

Au plan logique, le raisonnement ci-dessus est impeccable.  Cependant, je crois qu’il ne s’agit ni

plus ni moins que d’une belle machine Ă  rĂ©soudre les problĂšmes de Newcomb avec cause commune :

on  entre  le  problĂšme  dans  la  machine  et  une  solution  Ă©videntialiste  est  produite  de  façon

(supposĂ©ment) rationnelle.  Or, bien qu’elle soit bien roulĂ©e, je crois que cette machine est tout

simplement superflue et qu’elle  a  Ă©tĂ©  construite  de  toutes  piĂšces  pour  satisfaire  les  thĂšses  de

Dupuy.  Prenons une analogie : imaginez que vous faites la visite d’une usine de pĂątes et papier et

qu’au bout de la ligne de production vous apercevez une Ă©norme machine.  Vous interrogez alors le

background image

13

contremaĂźtre et lui demandez Ă  quoi elle sert et comment elle fonctionne.  Sa rĂ©ponse est la suivante :

« Au  prix  que  nous  avons  payĂ©  pour  l’acquĂ©rir,  personne  ne  l’a  encore  ouverte,  de  peur  de

l’endommager, mais je sais qu’elle peut couper une feuille de papier au format qu’on lui indique en

une heure. »  Vous lui demandez alors pourquoi ils n’utilisent pas un simple travailleur muni de

ciseaux qui pourrait facilement faire le mĂȘme travail, Ă  moindre coĂ»t et beaucoup plus rapidement. 

La seule chose que le contremaĂźtre vous rĂ©pond alors est :  Â« Ça fonctionne, non? »  L’argument de

Dupuy possĂšde le mĂȘme problĂšme que cette machine : il fonctionne selon les donnĂ©es qu’on lui

fournit (c’est-à-dire des problùmes de Newcomb correspondant avec les thùses de Dupuy), mais il

est extrĂȘmement coĂ»teux au plan ontologique.  En effet, il oblige Dupuy Ă  supposer deux types de

rationalitĂ© humaine, deux expĂ©riences de la temporalitĂ© et un pouvoir contrefactuel sur le passĂ©. 

L’argument que je vais maintenant proposer vise Ă  dĂ©montrer que l’appareillage conçu par Dupuy

pour rendre rationnel le choix Ă©videntialiste n’est pas nĂ©cessaire et qu’il est facilement remplaçable Ă 

moindre coĂ»t ontologique. 

La vie de l'agent se déroule sans qu'il ait conscience de ce qui s'est produit (par exemple, le

dĂ©cret divin). À un moment donnĂ© de sa vie, l'agent se demande ce qu'il doit faire (Est-il Ă©lu ou non?

 A-t-il le fameux gĂšne ou non?  Doit-il travailler sans relĂąche ou non?  Doit-il arrĂȘter de fumer ou

non?).  Ă€ cet instant prĂ©cis, lequel je nomme t

1,5

, commence le raisonnement, la prise de décision (si

C se produit alors je fais x ou Non-x).  C’est aussi Ă  ce moment que, dans un certain sens, t

1

 et

l’évĂ©nement lui Ă©tant reliĂ© (c’est-Ă -dire C, en ce qui nous concerne) surviennent 

pour l’agent

.  Le

raisonnement ne commence pas, comme semble le laisser croire  Dupuy,  lorsque  Dieu  prend  sa

décision (ou lorsque C se produit), il commence lorsque l'agent se remet en question, instant qui

correspond à l’occurrence de t

du point de vue de l’agent, oĂč Dieu prend sa dĂ©cision selon l’agent. 

Bref, j’affirme qu’un Ă©vĂ©nement n’a de consĂ©quence sur le processus dĂ©cisionnel d’un agent qu’à

partir  de  l’instant  oĂč  ce  dernier  rĂ©alise  que  cet  Ă©vĂ©nement  Ă   eu  lieu.    Ainsi,  c’est  comme  si

l’évĂ©nement avait lieu Ă  l’instant oĂč l’agent se questionne sur l’occurrence de cet Ă©vĂ©nement, c’est-Ă -

dire Ă  l’instant oĂč commence la prise de dĂ©cision en rapport Ă  cet Ă©vĂ©nement.

Il me semble que Dupuy assimile t

1,5

 et t

2

, oĂč t

1,5

 reprĂ©sente l’instant auquel, selon moi,

l’agent  commence  son  raisonnement,  et  t

2

  reprĂ©sente  l’instant  oĂč  Dupuy  fait  dĂ©buter  le

raisonnement de son agent, c’est-Ă -dire Ă  l’extĂ©rieur de la prise de dĂ©cision elle-mĂȘme.  Donc, Ă  partir

background image

14

de ce moment, t

1,5

, l'agent a le choix de faire x ou Non-x, et ce, mĂȘme s’il croit, ou s’il veut croire,

qu’il n’a d’autre choix que  de  faire  x.  Il  est  primordial  de  comprendre  que  t

1,5

  est,  dans  mon

raisonnement, un amalgame des instants t

1

 et t

2

 chez l’agent de Dupuy, et que le t

de mon argument

est l’instant oĂč l’agent agit.  Ce que Dupuy fait, c’est mettre son agent hors de la temporalitĂ©,

comme s’il observait le dĂ©roulement des choses lors de la prise de dĂ©cision: « le sujet se dotant

d’une forme de pouvoir sur le passĂ©, et se regardant de l’extĂ©rieur, comme Ă  distance de lui-mĂȘme »

(Dupuy, 1992).  Mais Ă  quoi cela peut-il servir, puisqu’il ne sera jamais en mesure de connaĂźtre ce

qui s’est produit en t

1

 sauf, selon Dupuy, lorsqu’il agira?  Je m’explique : dans un tel raisonnement,

ne peut tenir compte 

du fait que C s’est produit en t

1

 que s’il le suppose ou en acquiĂšre le savoir

en t

1,5

, autrement il ne pourrait se faire une idĂ©e complĂšte du raisonnement tel qu’il semble le faire

dans le passage citĂ© plus haut.  Si effectivement il conçoit le raisonnement complet seulement en t

2

,

comme semble le croire Dupuy, c’est comme s’il se donnait un point de vue extĂ©rieur sur lui-mĂȘme

lui permettant de savoir ce qu’il doit faire en t

2

 si C s’est produit en t

1

Imaginons que S est Ă  t

2

, il rĂ©flĂ©chit et suppose que C s’est produit en  t

1

,  rĂ©flĂ©chissant

encore, il se demande quels sont ses choix maintenant en t

2

.  Il a le choix de faire x ou Non-x. 

Cependant, il ne peut savoir qu’en principe il devrait faire x que s’il se l’est lui-mĂȘme imposĂ© en t

1,5

,

sinon il ne pourrait connaĂźtre la proposition nĂ©cessaire «si C s’est produit Ă  t

1

, alors je fais x Ă 

t

2

 Â», et s’il se l’est effectivement imposĂ© en t

1,5

, alors il savait en t

1,5

 qu’il aurait le choix en t

2

 de

faire x ou Non-x.  Il semble donc impossible qu’un agent puisse se dire en t

2

 Â« si C s’est produit en

t

1

, alors (

de façon nécessaire

) je fais x en t

2

 Â», car il n’a aucun moyen lors de la prise de dĂ©cision de

savoir ce qui s’est effectivement produit en t

1

 (n’oubliez pas le cadre dĂ©terministe de l’argument).

Autrement dit, son raisonnement ne peut ĂȘtre que le suivant en t

1,5

 (non pas en t

2

): « Si C se produit

en t

1,5 

[l’agent supposant ici l’occurrence de C], alors je ferai x en t

2

, mais je sais que j’aurai le choix

de faire Non-x en t

2

 Â», qu’il fasse Non-x en t

2

 ne signifie plus qu’il invalide le lien temporel entre C

et x, car il sait en t

1,5

 qu’il pourra faire x en t

2

.  Bref, c’est comme si en t

1,5

 l’agent effectuait le

raisonnement « [si C se produit en t

1,5

, alors je ferai Non-x en t

2

]  et  [si C se produit en t

1,5

, alors je

ferai  x  en  t

2

] ».    VoilĂ   qui  est  irrationnel,  me  direz-vous,  car  l’agent  possĂšde  deux  croyances

contradictoires.    Cependant,  nous  pouvons  traduire  de  façon  logiquement  valide

3

  ces  deux

                     

3

. On sait que (( P

⊃

 ~Q) & (P

⊃

Q)) 

⊃

 (P

⊃

 (Q v ~Q)).

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15

propositions par : « si C se produit en t

1,5

, alors je ferai x ou Non-x en t

2

 Â».    Cela n’a plus rien de

bien extraordinaire.  Ce qu’il faut retenir de ma critique, c’est que l’agent ne peut, Ă  t

2

, concevoir le

raisonnement de Dupuy, car il ne  possĂšde  aucun  moyen  de  vĂ©rifier  ce  qui  s’est  effectivement

produit en t

1

.  La seule façon dont il peut le concevoir ainsi est s’il se l’est imposĂ© Ă  lui-mĂȘme en

t

1,5

.  En d’autres mots, l’agent en t

1,5

 ne fait rien de plus que de formuler ce que nous appelons un

futur contingent.  Mais la proposition de l’agent de Dupuy « je suppose que C a eu lieu Ă  t

1

 et,

donc, que je vais décider de faire x à t

2

 Â» ne saurait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un futur contingent, car

elle porte sur un Ă©vĂ©nement passĂ©, et sa valeur est dĂšs lors dĂ©terminĂ©e, c’est-Ă -dire vraie, car elle

valide la premiùre partie de la disjonction. Or, Dupuy affirme que l’agent est en mesure de se donner

un pouvoir contrefactuel sur cette proposition et de faire en sorte que s’il faisait Non-x elle serait

invalidĂ©e, mais selon ce que nous avons dit, elle serait tout de mĂȘme vraie, car elle s’appliquerait

alors Ă  la deuxiĂšme partie de la disjonction.  VoilĂ  pourquoi j’affirme que Dupuy assimile t

1,5

 et t

2

En t

1,5

 lorsque nous avons un futur contingent, l’agent possĂšde un tel pouvoir, mais lorsque nous

sommes en t

2

 Dupuy se doit de postuler les principes que nous voulons Ă©liminer pour arriver Ă  un

rĂ©sultat semblable.  Une autre remarque s’impose : le seul pouvoir qu’un agent peut possĂ©der sur le

futur est celui de faire en sorte qu’il soit diffĂ©rent de ce qu’il 

aurait été autrement

, ce qui ne veut pas

dire qu’il peut 

changer

 le futur.  Alors quoi d’autre? me direz-vous.  Il ne s’agit pas de modifier le

cours du futur ou de modifier le cours d’un futur en devenir dĂ©jĂ  Ă©crit sur le Grand Rouleau.  Il s’agit

simplement du fait qu’un futur possible survienne plutît qu’un autre selon que l’agent agisse d’une

façon plutît que d’une autre.

Finalement, si l’on accepte mon argument, il n’est plus nĂ©cessaire de faire entrer en ligne de

compte le dĂ©terminisme, car cela n’a plus aucune importance.  En effet, Dupuy se devait de postuler

le dĂ©terminisme afin que son agent agisse, de façon nĂ©cessaire, en fonction de ce qui s’est produit en

t

1

.  Or, nous avons vu que les Ă©vĂ©nements n’entrent en ligne de compte lors de la prise de dĂ©cision

d’un agent qu’à partir de l’instant ou se dernier rĂ©alise l’occurrence de l’évĂ©nement en question ou

qu’il en suppose l’occurrence. 

Il  n’est  plus  nĂ©cessaire  non  plus  de  postuler  deux  temporalitĂ©s,  les  Ă©videntialistes

raisonnement dĂ©sormais en fonction du futur, tout comme les causalistes; et, par consĂ©quent, il n’est

plus besoin de postuler deux rationalitĂ©s.  Nous verrons dans ce  qui  suit  comment  alors  il  est

background image

16

possible de justifier le choix Ă©videntialiste (x) sans avoir recours aux postulats de Dupuy.

Dupuy poursuit : « On peut alors montrer que, se dotant de ce pouvoir sur le passĂ©, l’agent,

dans le problùme de Newcomb avec cause commune, est rationnellement conduit à choisir x, c’est-à-

dire le choix évidentialiste, ou calviniste [
] la démonstration, toutefois, requiert que Non-C cause

Non-x. » (1994, p.85)   Selon ma critique, le choix rationnel est maintenant celui des causalistes, ou

des  consĂ©quentialistes.    Or,  nous  verrons  maintenant  une  autre  façon  d’interprĂ©ter  le  choix

Ă©videntialiste pour le rendre rationnel. 

Comme nous l’avons mentionnĂ©, c’est Ă  Tversky et Quattrone (1986) que revient l’idĂ©e de

base de cette interprĂ©tation.  Voici ce qu’ils nous proposent :

P1 : Les Calvinistes croient qu’ils ont procĂ©dĂ© eux-mĂȘmes Ă  leur Ă©lection en choisissant x;

P2 : Les Calvinistes croient qu’ils n’ont pas procĂ©dĂ© eux-mĂȘmes Ă  leur Ă©lection.

P1 et P2 sont Ă©videmment des propositions contradictoires et Tversky et Quattrone concluent que

les Calvinistes se cachent P1 parce qu’ils veulent croire que Dieu les a Ă©lus.  En postulant que la

premiĂšre croyance est la cause de la seconde, on obtient un cas de 

self-deception

.  VoilĂ  qui semble

une  interprĂ©tation  tout  Ă   fait  justifiable  du  choix  Ă©videntialiste,  et  Tversky  et  Quattrone  ont

dĂ©montrĂ©  empiriquement  qu’une  majoritĂ©  de  sujets  font  le  choix  Ă©videntialiste  sur  des  bases

semblables.  Cependant, comme nous le disions plus haut, cette interprĂ©tation ne permet  pas de

faire ressortir la rationalitĂ© du choix Ă©videntialiste.  Au contraire, elle le fait paraĂźtre encore plus

irrationnel, et c’est pourquoi je vais maintenant proposer une nouvelle interprĂ©tation basĂ©e sur la

self-deception

 qui, je l’espĂšre, nous permettra de faire ressortir cette rationalitĂ©.

La notion de 

self-deception

 que j’utilise est essentiellement la mĂȘme que Kent Bach utilise

dans  "

(Apparent)  Paradoxes  of  Self-Deception  and  Decision

"  (1998)  dont  en  voici  les  traits

principaux :

- elle n’est pas constituĂ©e de croyances contradictoires

- elle n’est pas considĂ©rĂ©e comme intentionnelle

- on Ă©carte l’hypothĂšse de l’homoncule et de la partition de l’esprit

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17

Comment alors expliquer celle-ci?  Mis Ă  part la rationalisation, laquelle entraĂźne trop de problĂšmes,

Bach identifie deux processus permettant Ă  la 

self-deception

 d’empĂȘcher certaines pensĂ©es de venir Ă 

l’esprit de l’agent :

 Â« This can be accomplished by evasion : one avoids the thought 

that p

 by avoiding the

thought 

of p 

(avoiding the thought of p does not count as self-deception unless  one

would be disposed to avoid the thought that p even  if one did not avoid the thought of
p).  There is also what I call “jamming”, so-called because of the radio/radar analogy. 
Whereas with evasion one keeps one’s attention off the touchy subject by focusing it
elsewhere, in jamming one clutters one’s mind with toughts contrary to the unpleasant
belief or contrary to evidence one has in support of that belief [...] For example, the rich
old man thinks of his mistress’s sweet words and other displays of affection but not of
her motives, which are obvious to others.» (Bach, 1998, p.169)

Ayant  caractĂ©risĂ©  la  self-deception  ainsi,  voici  l’interprĂ©tation  que  je  fais  du  choix

Ă©videntialiste.  Selon moi, on peut schĂ©matiser la conduite des Calvinistes ainsi :

P3 : Les Calvinistes croient qu’ils sont Ă©lus ;

P4 : Les Calvinistes croient que les Ă©lus doivent travailler sans relĂąche (faire x) ;

P5 : Les Calvinistes ne veulent pas croire qu’ils ont le choix de faire x ou Non-x.

Donc, les Calvinistes travaillent sans relĂąche, non pas pour se donner les signes de la grĂące divine,

mais parce qu’ils ne voient pas (ou ne veulent pas voir) qu’ils ont une autre option (

self-deception

).

 En effet, puisqu’ils sont Ă©lus par Dieu, pourquoi voudraient-ils avoir Ă  faire un tel choix ?  Ce qui

est dĂ©sirable Ă  leurs yeux, c’est de penser qu’ils n’ont pas le choix de faire x, 

parce qu

’ils sont Ă©lus. 

Donc, ils se cachent non pas P1, comme l’affirme Tversky et Quattrone, mais plutît le fait d’avoir

un libre-arbitre.  Or, comme nous l’avons dit plus haut, Dupuy pose la question suivante : « Quel

sens cela aurait-il de s’interroger sur la rationalitĂ© de l’agent si celui-ci n’était pas dotĂ©, et ne se

dotait pas lui-mĂȘme, de la facultĂ© de libre-arbitre, entendue dans son sens minimal de pouvoir agir

autrement qu’on ne le fait? »   En interprĂ©tant le choix Ă©videntialiste comme nous l’avons fait, nous

ne rejetons pas la rationalitĂ©  des  agents,  nous  ne  faisons  que  la  cacher  d’eux-mĂȘmes  selon  les

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18

processus cognitifs proposĂ©s par Bach, ce qui n’empĂȘche en rien les sujets d’ĂȘtre rationnels.  Ce que

nous  disons,  c’est  que  d

ans  ce  cas  particulier

,  les  Calvinistes  se  cachent  (pas  de  maniĂšre

intentionnelle)  leur  libre-arbitre,  donc  leur  rationalitĂ©,  parce  que  cela  est  dĂ©sirable.    Autre

consĂ©quence de mon interprĂ©tation: la position compatibiliste est toujours possible et nous n’avons

pas besoin de  postuler  deux  temporalitĂ©s  comme  le  fait  Dupuy,  ce  qui  constitue  un  avantage

considérable.

 Devons-nous conclure que les Ă©videntialistes sont tous des 

self-deceivers

 ?  Que tous ces

gens dans les expĂ©riences de Tversky et Quattrone sont des 

self-deceivers

 ?  Je ne saurais rĂ©pondre

de façon gĂ©nĂ©rale, mais pour ce qui est des problĂšmes de Newcomb,  je  crois  que  nous  devons

admettre cela.  Qu’est-ce que se cachent les 

one-boxers

 dans le problĂšme de Newcomb originel ? 

Leur rationalitĂ© (au sens oĂč celle-ci implique le libre-arbitre).  Bach (1998) croit que la dĂ©cision de

choisir la seule boĂźte opaque est une dĂ©cision que l’on ne peut considĂ©rer comme rationnelle du

dĂ©but Ă  la fin.   Elle semble rationnelle lorsqu’elle est prise, mais lorsque vient le temps d’agir, elle

nous paraĂźt irrationnelle et une tentation survient de choisir les deux boĂźtes Ă  la derniĂšre minute. 

Donc, ce que les 

one-boxers

 se cachent, c’est le fait qu’ils aient ce choix de derniĂšre minute, tout

comme les Calvinistes se cachent le fait d’avoir le choix de faire x ou Non-X, en se disant quelque

chose comme « Si je change ma dĂ©cision, le prĂ©dicteur l’aura prĂ©dit et je n’aurai pas le million de

dollars ».

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19

Références bibliographiques

Bach, K. (1998), « (Apparent) Paradoxes of Self-Deception and Decision », in Dupuy,

J.-P., ed., 

Self-deception and paradoxes of rationality

.  Stanford, CA : CSLI

Publications, p.163-189.

Dupuy, J.-P. (1990), « Temps du projet et temps de l’histoire », 

Cahiers d’épistĂ©mologie

N

o

 9017, MontrĂ©al, Presses de l’UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al, 59 p.

    

Dupuy, J.-P. (1994),  Â« Temps et rationalitĂ© », in Roger Frydman, Ă©d., 

Quelles hypothĂšse

de rationalitĂ© pour la thĂ©orie Ă©conomique ? 

Cahiers d’économie politique, Paris,

l’Harmattan, p.69-104.

Dupuy, J.-P. (1999), « Éthique et rationalitĂ© », 

Éthique et philosophie de l’action

, Paris,

Ellipses, École Polytechnique, p.9-28.

Ferejohn, J. (1998), « Cooperation and Time », in Dupuy, J.-P., ed., 

Self-deception and

paradoxes of rationality

.  Stanford, CA : CSLI Publications, p.151-161.

Nozick, R. (1969), « Newcomb’s Problem and Two Principles of Choice », in N. Rescher

et al.,Ă©ds., 

Essays in Honor of Carl G. Hempel

, D. Reidel, Dordrecht, Pays-Bas,

P.114-146.

Quattrone, G. A. and Tversky A. (1986), « Self-Deception and the Voter’s Illusion », in

J.Elster, Ă©d., The Multiple Self, Cambridge University Press.

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20

Les numĂ©ros parus Ă  compter de l’annĂ©e 1996 peuvent ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©s en format PDF Ă  partir du site Internet du
dĂ©partement de philosophie de l’UQÀM [http://www.philo.uqam.ca]. On  trouvera Ă©galement Ă  ce lien  une  liste
complÚte de tous les numéros parus depuis le début de la collection en 1981.

Tous les cahiers de recherche parus dans cette série

 

sont par ailleurs disponibles à la Bibliothùque centrale ainsi qu’au

Centre  de  documentation  des  sciences humaines.

NUMÉROS RÉCENTS

François Blais :

 

L’allocation universelle et la rĂ©conciliation de l’efficacitĂ© et de l’équitĂ©

 (No. 9901);

Michel Rosier :

  

Max U 

versus

 Ad hoc

 (No. 9902);

Luc Faucher :

  

Émotions fortes, constructionnisme faible et Ă©liminativisme

 (No. 9903);

Claude Panaccio :

 

La philosophie analytique et l’histoire de la philosophie

 (No. 9904);

Jean Robillard :

 

L’analyse et l’enquĂȘte en sciences sociales : trois problĂšmes

 (No. 9905);

Don Ross : Philosophical aspects of the Hayek-Keynes debate on monetary policy and theory, 1925-1937

 (No. 9906);

Daniel Vanderveken : The Basic Logic of Action

 (No. 9907);

Daniel Desjardins :

 

Aspects épistémologiques de la pensée de J.A. Schumpeter

 (No 9908);

Daniel Vanderveken :

 

Success, Satisfaction and Truth in the Logic of Speech Acts and Formal Semantics

 

(No 9909);

Luc Faucher : L'histoire de la folie Ă  l'Ăąge de la construction sociale: Étude critique de

 L'Ăąme rĂ©Ă©crite de Ian

Hacking (No 9910);

Jean-Pierre Cometti :

 

Activating Art

 followed by

 Â« Further remarks  on art and “ arthood ”  in contemporary

French aesthetics »

 (No 9911);

Daniel Vanderveken :

 

Illocutionary Logic and Discourse Typology

 (No 9912);

Dominique Lecourt :

 

Sciences, mythes et Ă©thique

 (No 2001);

Claude Panaccio :

 

Aquinas on Intellectual Representation

 (No 2002);

Luc Faucher, Ron Mallon :

 

L’autre en lui-mĂȘme : psychologie zombie et schizophrĂ©nie

 (No 2003) ;

Luc Faucher, Pierre Poirier :

 

Psychologie évolutionniste et théories interdomaines

 (No 2004) ;

Christian Arnsperger : De l’altruisme mĂ©thodologique Ă  l’animisme transcendantal : le capitalisme comme

pathologie du corps et de l’ñme

 (No 2005) ;

Claude Panaccio : 

 

Subordination et singularité. La théorie ockhamiste des propositions singuliÚres

 (No 2006) ;

Philippe Nemo : Miettes pour une philosophie de l’histoire post-historiciste

 (No 2007);

Pierre Milot :

  

Nuages interstellaires dĂ©formĂ©s par des jets de matiĂšre – Culture scientifique et culture littĂ©raire

(No 2008);

Michel B. Robillard : Temps et rationalitĂ© selon Jean-Pierre Dupuy : critique et solution de rechange 

(No 2009).