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Émile DURKHEIM (1897-1898)

“ De la définition des

phénomènes religieux ”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Courriel: 

jmt_sociologue@videotron.ca

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http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: 

http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: 

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Émile Durkheim (1897-1898)

“De la définition des phénomènes religieux”

Une édition électronique réalisée à partir du texte d’Émile Durkheim (1897-

1898), « 

De la définition des phénomènes religieux

 » in 

Année sociologique

, vol.

II, 1897-1898, pp. 1 à 28, rubrique: “Mémoires originaux”. Paris: PUF. Texte
reproduit dans 

Journal sociologique

, pp. 140 à 165. Paris: PUF, 1969, 728 pages.

Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001
pour Macintosh.

Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 26 septembre 2002 à Chicoutimi, Québec.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

3

Table des matières

Section I

Section II

Section III

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

4

« De la définition des phénomènes religieux »

in 

Année sociologique

, vol. II, 1897-1898, pp. 1 à 28, rubrique: “Mémoire

originaux”. Paris: PUF. Texte reproduit dans 

Journal sociologique

, pp. 140 à

165. Paris: PUF, 1969, 728 pages. Collection Bibliothèque de philosophie
contemporaine, 728 pp.

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Puisque la sociologie religieuse traite des faits religieux, elle doit com-

mencer par les définir. Nous disons les faits religieux, et non la religion ; car
la religion est un tout de phénomènes religieux, et le tout ne peut être défini
qu'après les parties. D'ailleurs, il y a une multitude de manifestations religieu-
ses qui ne ressortissent à aucune religion proprement dite ; il y a, dans toute
société, des croyances et des pratiques éparses, individuelles ou locales, qui
ne sont intégrées dans aucun système déterminé.

Cette définition initiale ne saurait évidemment avoir pour objet d'exprimer

l'essence de la chose définie. Elle ne peut que délimiter le cercle des faits sur
lesquels va porter la recherche, indiquer à quels signes on les reconnaît et par
où ils se distinguent de ceux avec lesquels ils pourraient être confondus. Mais
quoique cette opération préliminaire ne touche pas directement au fond des
choses, elle est indispensable si l'on veut savoir avec quelque précision de
quoi l'on parle. Pour qu'elle soit utile, il n'est même pas nécessaire qu'elle
donne dès à présent des résultats rigoureusement définis. Il ne peut être
question de trouver d'emblée les frontières exactes qui délimitent le domaine
du religieux, si tant est qu'il y en ait. Nous ne pouvons que reconnaître en gros

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

5

le terrain, en prendre une première vue, dégager et caractériser un groupe
important de phénomènes qui doit appeler avant tout autre l'attention du
savant. Si modeste que soit le problème ainsi posé, on verra que la manière
dont on le résout n'est pas sans influence sur l'orientation générale de la
science.

C'est dire que, pour procéder à cette définition, nous devrons commencer

par laisser complètement de côté l'idée plus ou moins flottante que chacun de
nous peut se faire de la religion ; car c'est le fait religieux lui-même qu'il s'agit
d'atteindre, non la manière dont nous nous le représentons. Il faut sortir de
nous-mêmes et nous mettre en face des choses. La méthode pour y parvenir
est, d'ailleurs, fort simple et nous l'avons assez souvent exposée pour qu'il n'y
ait pas lieu de la justifier à nouveau. Si, parmi les faits sociaux, il s'en rencon-
tre qui présentent en commun des caractères immédiatement apparents, et si
ces caractères ont une suffisante affinité avec ceux que connote vaguement,
dans la langue commune, le mot de religieux, nous les réunirons sous cette
même rubrique ; nous en ferons ainsi un groupe distinct, qui se trouvera tout
naturellement défini par les caractères mêmes qui auront servi à le constituer.
Sans doute, il sera possible que le concept ainsi formé ne coïncide pas de tous
points avec la notion qu'on se fait couramment de la religion. Mais il
n'importe ; car notre but n'est pas simplement de préciser le sens usuel du mot,
mais de nous donner un objet de recherche qui puisse être traité par les
procédés ordinaires de la science. Or, pour cela, il faut et il suffit qu'il puisse
être reconnu et observé du dehors et qu'il comprenne tous les faits suscepti-
bles de s'éclairer les uns les autres, mais ceux-là seulement. Quant à la faculté
que nous nous accordons de conserver néanmoins le terme vulgaire, elle se
justifie sans peine du moment que les divergences ne sont pas assez impor-
tantes pour rendre nécessaire la création d'un mot nouveau 

1

.

Puisque cette définition doit s'appliquer à tous les faits qui présentent les

mêmes caractères distinctifs, nous n'avons pas à faire de choix entre eux,
selon qu'ils appartiennent aux espèces sociales supérieures ou bien, au con-
traire, aux formes les plus humbles de la civilisation. Les uns et les autres
doivent être réunis dans la même formule, s'ils ont les mêmes caractéristiques.
Une telle promiscuité répugne, il est vrai, à certains esprits. Ne voyant dans
les religions des peuples primitifs que des superstitions grossières, ils se
refusent à les rapprocher trop étroitement des cultes idéalistes des peuples
civilisés. Tout au moins, dit-on, ce que les premières peuvent avoir de pro-
prement religieux n'y est encore qu'à l'état rudimentaire. C'est un germe
indistinct qui ne se détermine qu'en se développant. Si donc l'on veut arriver à
en connaître la nature véritable, c'est au plus haut point possible de son
évolution qu'il faudra l'observer ; c'est aux formes les plus épurées du
christianisme, et non pas à la magie puérile des Australiens ou des Iroquois,
qu'il faut demander les éléments de la définition cherchée. C'est seulement
quand la vraie religion aura été définie de cette manière qu'il sera possible de
revenir aux autres, pour y distinguer ce qu'elles peuvent contenir de

                                                  

1

 

V. l'exposé plus complet de cette règle de méthode dans nos Règles de la meth. sociol., p.
43 
et suiv.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

6

religieux 

1

. - Mais à quel signe reconnaîtra-t-on qu'une religion est supérieure

aux autres ? A ce qu'elle est plus récente ? Mais le mahométisme est posté-
rieur au christianisme. A ce qu'elle présente mieux les caractères de la religi-
osité ? Mais pour pouvoir s'en assurer, il faut déjà connaître ces caractères ; on
tourne dans un cercle. En réalité, les définitions que l'on établit par cette
méthode ne font jamais qu'exprimer, sous forme abstraite, les préjugés confes-
sionnels des savants qui les proposent ; elles sont donc dénuées de toute
valeur scientifique. Si nous voulons arriver à des résultats plus impersonnels
et plus objectifs, il faut avoir soin de mettre à l'écart toute prénotion et laisser
les choses se classer, pour ainsi dire, d'elles-mêmes, selon leurs ressemblances
et leurs différences, à quelque époque de l'histoire qu'elles se rapportent et de
quelque manière qu'elles affectent notre sensibilité individuelle.

Mais, avant d'appliquer nous-même ces principes, il n'est pas sans intérêt

d'examiner quelques-unes des définitions qui sont le plus en usage.

I

Retour à la table des matières

Dans son Introduction à la science des religions (p. 17), Max Müller a

donné la définition suivante : « La religion est une faculté de l'esprit qui...
rend l'homme capable de saisir l'infini sous des noms différents et des dégui-
sements changeants. Sans cette faculté, nulle religion ne serait possible, pas
même le culte le plus dégradé d'idoles et de fétiches, et pour peu que nous
prêtions l'oreille, nous pouvons entendre dans toute religion un gémissement
de l'esprit, le bruit d'un effort pour concevoir l'inconcevable, pour exprimer
l'inexprimable, une aspiration vers l'Infini. » Dans un ouvrage ultérieur 

2

, il

maintient cette définition dans ce qu'elle a d'essentiel. La religion consisterait
donc en un système de croyances et de pratiques, relatives à un nescio quid,
impénétrable aux sens comme à la raison ; elle se définirait par son objet, qui
serait le même partout, et cet objet, ce serait le mystère, l'inconnaissable,
l'incompréhensible. C'est à cette même conclusion qu'arrive Spencer et, avec
lui, toute l'école agnosticiste : « Les religions, diamétralement opposées par
leurs dogmes officiels, s'accordent cependant, dit-il, à reconnaître tacitement

                                                  

1

 

V. E. CAIRD, The Evolution of Religion, I, p. 46. Cette préoccupation théologique et
confessionnelle est, d'ailleurs, assez générale dans l'école anthropologique anglaise. V.
également le livre de JEVONS.

2

 

Origine et développement de la religion, Paris, Reinwald, 1879, p. 21. On remarquera
que, dans cette définition et dans celles qui suivent, c'est la religion qui est définie, non le
fait religieux. On suppose que toute religion est une réalité aux contours nettement
déterminés et qu'elle ne laisse pas de fait religieux en dehors d'elle; conception qui est
loin d'être adéquate aux faits.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

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que le monde, avec tout ce qu'il contient et tout ce qui l'entoure, est un mystè-
re qui veut une explication » ; elles consistent donc essentiellement dans « la
croyance à l'omniprésence de quelque chose qui passe l'intelligence » 

1

.

Mais, outre que ces formules sont bien vagues, elles ont le tort de prêter

aux peuples primitifs, et même aux couches inférieures de la population chez
les peuples les plus avancés, une idée qui leur est complètement étrangère.
Sans doute, quand nous les voyons attribuer à des objets insignifiants des
vertus extraordinaires, peupler l'univers de principes étranges, faits d'éléments
si disparates qu'ils en sont irreprésentables, doués de je ne sais quelle ubiquité
inintelligible, nous trouvons volontiers à ces conceptions un air de mystère. Il
nous semble que des hommes n'ont pu se résigner à des idées aussi décon-
certantes pour notre raison que par impuissance d'en trouver qui fussent plus
rationnelles. En réalité, pourtant, ces explications qui nous surprennent
paraissent au primitif les plus simples du monde. Il n'y voit pas une sorte
d'ultima ratio à laquelle l'intelligence ne recourt qu'en désespoir de cause,
mais la manière la plus immédiate de se représenter et de comprendre ce qu'il
observe autour de lui. Pour lui, il n'y a aucun miracle à ce qu'on puisse, de la
voix ou du geste, commander aux éléments, arrêter ou précipiter les mouve-
ments des astres, susciter la pluie en imitant le bruit qu'elle fait en tombant,
etc. Aussi, dans certains cas, le premier venu peut-il exercer cet empire sur les
choses, quelque énorme qu'il soit à nos yeux ; il suffit de connaître les recettes
efficaces 

2

. Si, dans d'autres circonstances, on ne peut réussir qu'à condition

de faire intervenir certains êtres particuliers, prêtres, sorciers, devins, etc.,
c'est que ces personnages privilégiés sont directement en communication avec
des sources d'énergies exceptionnellement intenses. Mais ces énergies n'ont
rien de spécialement mystérieux. Ce sont des forces, comme celles que le
savant conçoit aujourd'hui et auxquelles il rapporte les phénomènes qu'il
étudie. Sans doute, elles ont une manière différente de se comporter ; elles ne
se laissent pas manier et discipliner d'après les mêmes procédés. Mais les unes
et les autres sont dans la nature et à la disposition des hommes, quoique tous
ne soient pas en état de s'en servir.

Bien loin de voir du surnaturel partout, le primitif n'en voit nulle part. En

effet, pour qu'il pût en avoir l'idée, il lui faudrait avoir aussi l'idée contraire,
dont la précédente n'est que la négation ; il faudrait qu'il eût le sentiment de ce
qu'est un ordre naturel, et il n'est rien de moins primitif. C'est une conception
qui suppose que nous sommes arrivés à nous représenter les choses comme
liées entre elles suivant des rapports nécessaires, appelés lois ; nous disons
alors d'un événement qu'il est naturel quand il est conforme à celles de ces lois
qui sont connues ou, tout au moins, quand il ne les contredit pas, et nous le
qualifions de surnaturel dans le cas contraire. Mais cette notion de lois
nécessaires est d'origine relativement récente ; il est des règnes de la nature
d'où elle est encore presque complètement absente et surtout il n'y a qu'une
petite minorité d'esprits qui en soient fortement pénétrés. Par conséquent, pour
quelqu'un qui est resté étranger à la culture scientifique, rien n'est en dehors
de la nature, parce que, pour lui, il n'y a pas de nature. Il multiplie incon-
sciemment les miracles, non qu'il se sente entouré de mystères, mais, au
contraire, parce que les choses n'ont pas de secrets pour lui.

                                                  

1

 

Premiers principes, tr. fr., pp. 38-39. V. CAIR, I, p. 60 et suiv.

2

 

V. FRAZER, Golden Bough, p. 13 et suiv.

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De la définition des phénomènes religieux

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Aussi ce qui est miracle pour nous ne l'est-il pas pour lui. Comme son

entendement n'est pas encore formé (car l'entendement ne se forme qu'avec et
par la science), c'est avec son imagination qu'il pense le monde. Or l'imagi-
nation, dans la mesure où elle est abandonnée à elle-même, procède librement
à ses combinaisons, sans rien sentir qui la gêne ; car les états intérieurs qu'elle
élabore, à savoir les images, sont faits d'une matière tellement inconsistante et
plastique, les contours en sont tellement indécis et flottants qu'ils se plient
docilement à tous les caprices du sujet. Celui-ci n'a donc aucun mal à les
disposer dans l'ordre le plus conforme à ses désirs, à ses habitudes, aux
exigences de sa pratique ; c'est dire qu'il n'a aucun mal à expliquer. Si l'intelli-
gence humaine a réellement des limites, il n'en sait rien ; car il ne les a pas
atteintes. Ce qui nous donne cette impression de la limite, de la borne
résistante, c'est l'effort que nous sommes obligés de faire quand, ayant enfin
compris que, pour connaître les choses, il faut sortir de nous-mêmes et nous
mettre à leur école, nous travaillons à nous en saisir, à les ramener à nous, et
que nous les sentons pourtant nous échapper en partie. Cette peine, cette
souffrance, ces explications laborieuses et incomplètes, l'homme ne les con-
naît qu'une fois parvenu à un certain degré de développement mental.
Supposons réalisée, pour un instant, la science la plus parfaite que puisse
rêver l'idéaliste le plus intransigeant; imaginons le monde tout entier traduit
en concepts clairs et définis. Pour quiconque posséderait cette science
intégrale, il n'y aurait évidemment plus de mystère dans l'univers ; toute la
réalité lui apparaîtrait en pleine lumière, puisqu'elle serait réduite tout entière
en un système de notions maniables, qu'il tiendrait, pour ainsi dire, dans le
creux de la main. Eh bien, un esprit tout à fait inculte se trouve dans un état
analogue pour des raisons opposées. Pour lui aussi, tout s'explique aisément,
car, pour lui aussi, l'univers ou, du moins, la partie de l'univers qui l'intéresse
est toute exprimée en un système d'états intérieurs dont il dispose avec la
même facilité. Sans doute, la substance de ces deux esprits est très différente.
L'un est fait exclusivement de vagues et confuses images; l'autre, d'idées
claires. Le premier a conscience que la nature lui cède parce qu'il l'a con-
quise ; le second ne sent pas qu'elle lui résiste, parce qu'il ne l'a pas encore
abordée. Mais, en un sens, le résultat est le même : pour l'un comme pour
l'autre, le mystère n'existe pas.

Ainsi l'idée du mystère n'a rien d'originel. Elle n'est pas donnée à l'homme,

mais c'est l'homme qui l'a forgée de ses propres mains. Il l'a construite
progressivement en même temps que l'idée contraire ; car elles se supposent
l'une l'autre et ne peuvent pas évoluer séparément. Aussi ne joue-t-elle un rôle
important que dans un petit nombre de religions très avancées, et encore n'en
est-elle pas le tout. On ne peut donc en faire la caractéristique des phénomè-
nes religieux sans exclure arbitrairement de la définition la plupart des faits à
définir. C'est singulièrement restreindre le domaine de la religion que de le
réduire à ne comprendre que quelques dogmes chrétiens.

Une autre définition, plus populaire encore, exprime la religion en fonc-

tion de l'idée de Dieu. « La religion, dit M. Réville, est la détermination de la
vie humaine par le sentiment d'un lien unissant l'esprit humain à l'esprit
mystérieux dont il reconnaît la domination sur le monde et sur lui-même et

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De la définition des phénomènes religieux

9

auquel il aime à se sentir uni » 

1

. Le mot de mystère se retrouve, il est vrai,

dans cette formule comme dans la précédente; mais il n'y joue qu'un rôle
secondaire et en pourrait être retiré. Ce qu'elle a de vraiment essentiel, c'est
qu'elle fait consister la religion dans une sorte d'éthique supérieure, ayant pour
objet de régler les rapports de l'homme avec certains êtres, de nature
surhumaine, dont il est censé dépendre. Ce sont les divinités.

Au premier abord, la proposition paraît incontestable comme un truisme.

L'idée de Dieu et l'idée de religion sont, en effet, si étroitement liées dans nos
esprits qu'elles nous semblent inséparables et, d'un autre côté, nous sommes
accoutumés à nous représenter tout dieu comme une puissance qui domine
l'homme et qui lui fait la loi. Il y a pourtant des religions tout entières qui ne
répondent pas à cette définition.

En premier lieu, il s'en faut que les dieux aient toujours été conçus de cette

manière ; l'homme, très souvent, les traite sur le pied de la plus parfaite
égalité. Sans doute, il dépend d'eux, mais ils ne dépendent pas moins de lui. Il
a besoin de leur concours, mais ils ont besoin de ses sacrifices. Aussi, quand il
n'est pas content de leurs services, leur supprime-t-il toute offrande ; il leur
coupe les vivres. Les relations qu'il soutient avec eux sont d'ordre contractuel
et ont pour base le do ut des. « Une fois que le sauvage a offert à son fétiche
ses offrandes selon ses moyens, en retour, il exige très fermement la
prestation réciproque. C'est que, quelque grande que soit sa peur du fétiche,
cependant il ne faut pas se représenter le rapport qui existe entre eux comme
si le sauvage était nécessairement et dans tous les cas soumis à son fétiche,
comme si le fétiche était au-dessus du sauvage. Ce n'est pas un être de nature
supérieure à son adorateur; c'est un sauvage lui aussi et qui doit être, le cas
échéant, traité comme tel » 

2

. Aussi, se refuse-t-il à faire de bonne volonté ce

qu'on lui demande, malgré les prières qu'on lui adresse et les dons qu'on lui
présente. Alors, il faut le contraindre en le maltraitant : par exemple, si la
chasse n'a pas été heureuse, on lui donne le fouet. Ce n'est pas toutefois qu'on
doute de son pouvoir ; car, une fois la punition infligée, on se réconcilie avec
lui, on l'habille de nouveau, on lui fait de nouvelles offrandes. On suspecte
seulement sa bonne volonté et on espère qu'une correction opportune le fera
revenir à de meilleures dispositions. En Chine, quand le pays souffre d'une
sécheresse trop prolongée, on construit un énorme dragon de papier qui
représente le dieu de la pluie et on le porte solennellement en procession ;
mais, si la pluie ne vient pas, on l'accable d'injures et on le met en pièces 

3

. En

pareil cas, les Comanches fouettent un esclave qui est censé représenter le
dieu. Une autre manière de forcer le dieu de la pluie à sortir de son inaction
est d'aller le troubler dans ses retraites : pour cela on jette des pierres dans le
lac sacré où il est censé séjourner 

4

.

On pourrait multiplier les exemples où l'on voit que l'homme ne se fait

souvent pas une très haute idée des dieux qu'il adore. C'est ce que prouve
aussi la facilité avec laquelle il s'attribue à lui-même ou confère à ses sem-
blables un caractère divin. Les Hommes-Dieux sont, en effet, très fréquents

                                                  

1

 

Prolégomènes à l'histoire des religions, p. 34.

2

 

SCHULTZE, Fetichismus, p. 129.

3

 

Hug, L'Empire chinois, 1, p. 266.

4

 

Golden Bough, 1, p. 19.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

10

dans les sociétés inférieures ; il faut si peu de chose pour avoir droit à cette
dignité qu'elle est quelque peu prodiguée. Dans l'Inde, quiconque est un peu
remarquable par sa valeur, par sa force ou par quelque autre qualité person-
nelle, obtient facilement les honneurs de la divinisation. Parmi les Todas, la
laiterie est considérée comme un sanctuaire ; aussi le laitier qui en est chargé
est-il regardé comme un dieu. Au Tonkin, il arrive très souvent qu'un gueux,
un mendiant, arrive à persuader aux habitants du village qu'il est leur dieu
protecteur. On dit de l'ancienne religion des Fidjiens qu'elle n'établit pas une
ligne de démarcation bien nette entre les dieux et les hommes 

1

. - La manière

dont le primitif se représente le monde explique, d'ailleurs, cette conception
de la divinité. Aujourd'hui, comme nous savons mieux ce qu'est la nature et ce
que nous sommes, nous avons conscience de notre petitesse et de notre
faiblesse en face des forces cosmiques. Par conséquent, nous ne pouvons pas
concevoir qu'un être ait sur elles l'empire que nous prêtons à la Divinité, sans
le doter d'un pouvoir supérieur à celui que nous possédons, sans le mettre
infiniment au-dessus de nous, sans nous sentir sous sa dépendance. Mais tant
qu'on ne connaît pas suffisamment la force de résistance des choses, tant
qu'on ne sait pas que leurs manifestations sont nécessairement prédéterminées
par leur nature, il ne semble pas qu'il faille une puissance bien extraordinaire
pour leur faire la loi.

Ainsi, à supposer que l'idée de Dieu fût réellement le centre où viennent

aboutir tous les phénomènes religieux, pour qu'elle pût servir à définir la
religion, encore faudrait-il avoir donné de Dieu lui-même une autre définition.
Mais il y a plus ; il est inexact que cette idée ait, dans toutes les manifestations
de la vie religieuse, le rôle prépondérant qu'on lui attribue.

En effet, il y a des religions d'où toute idée de Dieu est absente. Tel est le

bouddhisme, dont tout le programme tient dans les quatre propositions
suivantes, appelées par les fidèles les quatre nobles vérités : 1°L'existence de
la douleur. 
Exister, c'est souffrir. Tout est dans un perpétuel écoulement en
nous et autour de nous. Or, il ne peut y avoir de bonheur là ou l'insécurité est
continuelle. La félicité ne peut consister que dans la possession tranquille et
assurée de quelque chose qui dure. Donc la vie ne peut être que souffrance
parce qu'elle est toute instabilité. 2° La cause de la douleur. C'est le désir qui
grandit par sa satisfaction même. Puisque la vie, c'est la douleur, la cause de
la douleur, c'est le vouloir vivre, c'est l'amour de l'existence. 3° La cessation
de la douleur. 
Elle est obtenue par la suppression du désir. 4° La voie qui
conduit à celle suppression. 
Elle comprend trois étapes. Il y a d'abord la
droiture qui tient essentiellement dans les cinq préceptes suivants : ne pas tuer
d'être vivant, ne pas prendre ce qui ne nous appartient pas, ne pas toucher à la
femme d'un autre, ne pas dire ce qui n'est pas la vérité, ne pas boire de liqueur
enivrante. Le second stade est la méditation par laquelle le bouddhiste se
détourne du monde extérieur pour se replier sur lui-même « et goûter par
avance dans le calme de son moi la cessation du périssable ». Enfin, au-dessus
de la méditation, il y a la sagesse, c'est-à-dire la possession des quatre vérités.
Ces trois étapes traversées on arrive au terme du chemin ; c'est la délivrance,
le salut par le Nirvâna 

2

.

                                                  

1

 

Golden Bough, 1, pp. 30-56.

2

 

V. OLDENBERG, Le Bouddha, p. 214 et suiv.

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De la définition des phénomènes religieux

11

Tels sont les dogmes essentiels du Bouddhisme. On voit qu'il n'y est

question d'aucune divinité. C'est par lui-même et sans aucun secours extérieur
que le saint se délivre de la souffrance. Au lieu de prier, au lieu de se tourner
vers un être supérieur à lui, dont il implore l'assistance, il se replie sur lui-
même et médite ; et l'objet de sa méditation n'est pas la bonté, la gloire, la
grandeur d'un dieu, c'est son moi en lequel il s'absorbe par le fait même de sa
méditation. Ce n'est pas à dire qu'il nie de front l'existence d'êtres appelés
Indra, Agni, Varuna, mais il estime qu'en tout cas, s'ils existent, il ne leur doit
rien ; car leur pouvoir ne peut s'étendre que sur les biens du monde, qui, pour
lui, sont sans valeur. Il est donc athée en ce sens qu'il se désintéresse de la
question de savoir s'il y a ou non des dieux. D'ailleurs, alors même qu'il y en
aurait et de quelque puissance qu'ils fussent armés, le saint, le délivré s'estime
supérieur à eux ; car ce qui fait la dignité des êtres, ce n'est pas l'étendue de
l'action qu'ils exercent sur les choses ni l'intensité de la vie qu'ils mènent; c'est
exclusivement le degré de leur avancement sur le chemin du salut.

Une autre grande religion de l’Inde, le Jaïnisme, présente le même carac-

tère. Les deux doctrines ont, d'ailleurs, la même conception du monde et la
même philosophie de la vie. L'une et l'autre offrent aux hommes un idéal tout
humain : atteindre l'état de sagesse et de béatitude réalisé, suivant les uns, par
le Buddha et, suivant les autres, par le Jina. « Comme les Bouddhistes, les
Jaïnistes sont athées. Ils n'admettent pas l'existence d'un créateur ; le monde
est éternel et il nient expressément qu'il puisse y avoir un être parfait de toute
éternité » 

1

. Sans doute, comme les Bouddhistes du Nord, certains Jaïnistes

revinrent à une sorte de déisme ; le Jina fut comme divinisé, mais ils se
mettaient ainsi en contradiction avec leurs écrivains les plus autorisés.

Si cette indifférence pour le divin est absolue dans le Bouddhisme et dans

le Jaïnisme, c'est qu'elle était déjà en germe dans le Brahmanisme d'où l'une et
l'autre religion sont dérivées. En effet, la métaphysique brahmaniste consiste
très souvent, suivant le mot de M. Barth, « dans une explication franchement
matérialiste et athée de l'univers » 

2

. Il est vrai que, le plus généralement, elle

affecte la forme panthéistique ; mais ce panthéisme est de telle nature qu'il se
résout presque complètement en athéisme. Il affirme l'identité fondamentale
des choses, l'unité de l'être ; mais cet être unique n'est pas un principe qui
déborde l'homme de tous les côtés, qui l'enveloppe et le dépasse de toute son
immensité, qui, par suite, attire naturellement l'amour ou impose l'adoration.
C'est simplement la substance dont chacun de nous est fait et qui se répète
partout identique à elle-même ; c'est ce qu'il y a de durable et de constant en
nous. Aussi, pour parvenir à la sagesse, qui consiste à se retirer de la multi-
plicité éphémère en vue de retrouver ce fond un et immuable, il nous suffit de
nous concentrer sur nous-mêmes et de méditer. L'élan vers la divinité est
remplacé par un retour de l'individu sur soi. Aussi l'idée de Dieu est-elle
absente de la conduite et de la morale : « Quand le Bouddhiste, dit Oldenberg,
s'engage dans cette grande entreprise d'imaginer un monde de salut où l'hom-
me se sauve lui-même et de créer une religion sans Dieu, la spéculation
brahmanique a déjà préparé le terrain pour cette tentative. La notion de la
divinité a reculé pas à pas, les figures des anciens dieux s'effacent pâlissantes ;

                                                  

1

 

BARTH, The Religions of India, p. 146.

2

 

Encyclopédie des sciences religieuses, VI, p. 548.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

12

le Brahma trône dans son éternelle quiétude, très haut au-dessus du monde
terrestre, et, en dehors de lui, il ne reste plus qu'une seule personne à prendre
une part active à la grande œuvre de la délivrance : c'est l'homme » 

1

. Aussi le

Brahmane qui est arrivé à cet état se regarde-t-il comme l'égal des dieux ;
même, dit Tiele, « les solitaires pénitents se considèrent comme leur étant
supérieurs en puissance et en dignité » 

2

.

Ces cas sont particulièrement frappants ; mais il en existe bien d'autres qui

seraient restés moins inaperçus si l'on avait pris soin de préciser un peu le sens
du mot dieu. Si, en effet, on veut s'entendre soi-même et ne pas confondre
sous la même rubrique les choses les plus différentes, il ne faut pas étendre
cette expression à tout ce qui inspire, d'une manière un peu marquée, ce
sentiment spécial qu'on est convenu d'appeler le respect religieux. Un dieu
n'est pas simplement un objet éminemment sacré ; les temples, les instruments
du culte, les prêtres qui y président, etc., ne sont pas des dieux. Un trait
notamment distingue les dieux des autres êtres religieux : c'est que chacun
d'eux constitue une individualité sui generis. Ce n'est pas une sorte de choses
en général, une espèce animale, végétale ou minérale ; c'est tel animal, tel
astre, telle pierre, tel esprit, telle personnalité mythique. Et c'est parce qu'il est
cet arbre-là, cette plante-là, ce héros légendaire, qu'il est un dieu et qu'il est ce
dieu. Le caractère ou les caractères qui en font une divinité et auxquels
s'adressent les pratiques religieuses ne lui sont pas communs avec d'autres
êtres ; il les possède en propre. Du moins, s'ils se retrouvent ailleurs, c'est
toujours à un moindre degré et d'une autre manière ; il n'en communique
jamais que des reflets et des parcelles. Ce sont même ces attributs caractéristi-
ques qui le constituent essentiellement, qui sont le fond de la substance
divine. Le pouvoir de faire jaillir les feux du ciel, c'était tout Zeus 

3

, comme le

pouvoir de présider à la vie des champs, c'était tout Cérès. Un dieu, c'est donc
une puissance de produire certaines manifestations, plus ou moins clairement
définies, mais rapportées toujours à un sujet particulier et déterminé. Quand,
au contraire, cette même propriété, au lieu de S'incarner ainsi dans un indi-
vidu, reste diffuse dans une classe indéterminée de choses, il y a simplement
des objets sacrés, par opposition aux objets profanes, mais pas de dieu. Pour
qu'un dieu se constitue dans ce cas, il faut que la vertu obscure qui confère
aux premiers de ces objets leur nature religieuse en soit dégagée, conçue à
part et substantialisée. Peu importe, d'ailleurs, qu'elle soit imaginée sous les
espèces d'un pur esprit, ou qu'elle soit attachée à un substrat matériel ;
l'essentiel, c'est qu'elle soit individualisée.

Nous ne songeons pas, sans doute, à présenter ces quelques remarques

comme une véritable définition. Elles suffisent, cependant, à montrer que la
notion de la divinité, loin d'être ce qu'il y a de fondamental dans la vie reli-
gieuse, n'en est, en réalité, qu'un épisode secondaire. C'est le produit d'un
processus spécial en vertu duquel un ou des caractères religieux se con-
centrent et se concrétisent sous la forme d'une individualité plus ou moins

                                                  

1

 

Encyclopédie des sciences religieuses, VI, p. 51.

2

 

Histoire des religions, p. 175.

3

 

Bien entendu, nous ne voulons pas dire que chaque Dieu, Jupiter ou un autre, se définit
par un attribut et un seul : on sait au contraire comme les attributs les plus divers peuvent
fusionner et s'unir en une même divinité. C'est simplement pour simplifier l'exposé que
nous supposons un cas élémentaire.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

13

définie. Or il peut très bien arriver que cette concrétisation n'ait pas lieu. C'est
le cas de toutes les pratiques qui constituent le culte totémique. Le totem, en
effet, ce n'est pas tel ou tel membre de l'espèce animale ou végétale qui sert
d'emblème au groupe ; c'est toute l'espèce indistinctement. Dans un clan qui a
pour totem le loup, tous les loups sont également vénérés, ceux qui existent
aujourd'hui, comme ceux qui existaient hier, comme ceux qui naîtront
demain. Les mêmes honneurs leur sont rendus à tous indifféremment. Il n'y a
donc là ni un dieu, ni des dieux, mais une vaste catégorie de choses sacrées.
Pour qu'on pût prononcer le mot de dieu, il faudrait que le principe commun à
tous ces êtres particuliers s'en fût séparé, et que, hypostasié sous une forme
quelconque, il fût devenu lui-même le centre du culte. Il est vrai que certaines
peuplades se sont élevées à l'idée d'un être fabuleux d'où seraient descendus, à
la fois, et le clan et l'espèce adoptée comme totem. Mais cet ancêtre éponyme
n'est l'objet d'aucuns rites spéciaux ; il ne joue pas de rôle actif et personnel
dans la vie religieuse du groupe ; ce n'est pas lui qu'on invoque ; ce n'est pas
lui dont on recherche ou dont on retrouve la présence. C'est simplement une
manière pour les esprits de se figurer l'unité de l'espèce totémisée et les
rapports de parenté que le clan est censé soutenir avec elle. Bien loin qu'une
telle représentation soit à la base même du totémisme, elle n'a été évidemment
forgée qu'après coup pour permettre aux hommes de s'expliquer un système
de pratiques préexistantes.

On en pourrait dire autant des cultes agraires. Ils ont pour but d'assurer le

renouvellement régulier de la végétation sous toutes ses formes, arbres
fruitiers et autres, plantations de toute sorte. Or il s'en faut que les opérations
diverses qui constituent ces cultes se soient toujours adressées à des dieux.
Très souvent, c'est sur la végétation elle-même, sur le sol qui la porte et qui la
nourrit, que s'exerce directement l'action religieuse, sans qu'aucun intermé-
diaire divin soit invoqué par le fidèle. Le principe d'où est censée dériver la
vie de la forêt ou celle du champ ne réside ni dans tel bouquet de blé, ni dans
tel arbre, ni dans telle personnalité idéale, distincte de tous les arbres et de
tous les champs particuliers ; il est diffus dans toute l'étendue des champs et
des bois 

1

. Ce n'est pas un dieu, c'est simplement un caractère commun à toute

une classe de choses, dont il ne s'est dégagé que progressivement pour devenir
une entité divine.

Il n'y a pas de religion, d'ailleurs, où il ne se rencontre des rites dont

l'efficacité est indépendante de tout pouvoir divin. Le rite agit par lui-même,
en vertu d'une action sympathique; il suscite comme mécaniquement le phé-
nomène qu'on se propose de produire. Ce n'est ni une invocation, ni une prière
adressée à un être de la bonne grâce duquel le résultat dépend. Mais ce
résultat est obtenu par le jeu automatique de l'opération rituelle. Tel est le cas
notamment des sacrifices dans la religion védique. « Le sacrifice, dit M.
Bergaigne, exerce une influence directe sur les phénomènes célestes » 

2

 ; il est

tout-puissant par lui-même et sans aucune intervention divine. C'est lui, par
exemple, qui brisa les portes de la caverne où étaient enfermées les aurores et
qui fit jaillir la lumière du jour (p. 133) ; ce sont des hymnes appropriées qui
ont fait couler sur la terre, et malgré les dieux, les eaux du ciel (p. 135).
« Aucun texte ne témoigne mieux de la conscience d'une action magique de

                                                  

1

 

Voir les faits dans MANNHARDT. V. aussi PHILPOT, The sacred Tree, Londres, 1897.

2

 

La religion védique, p. 122.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

14

l'homme sur les eaux du ciel que le vers X, 32, 7 où cette croyance est
exprimée en termes généraux, applicables à l'homme actuel, aussi bien qu'à
ses ancêtres réels ou mythologiques : L'ignorant a interrogé le savant ;
instruit par le savant, il agit et voici le profil de l'instruction, il obtient l'écou-
lement des rapides. »
 La pratique de certaines austérités a le même pouvoir
que les cérémonies du sacrifice. Il y a plus : « Le sacrifice est si bien le
principe par excellence qu'on lui rapporte non seulement l'origine des hom-
mes, mais encore celle des dieux... Une telle conception peut à bon droit
paraître étrange. Elle s'explique cependant comme une des dernières consé-
quences de l'idée de la toute-puissance du sacrifice » 

1

. Aussi, dans toute la

première partie du travail de M. Bergaigne, n'est-il question que de sacrifices
où les divinités ne jouent aucun rôle. - Si d'ailleurs, nous empruntons notre
exemple à la religion védique, ce n'est pas que le fait lui soit spécial ; il est, au
contraire, d'une très grande généralité. Dans tout culte, il y a des pratiques qui
agissent par elles-mêmes, par une vertu qui leur est propre, et sans qu'aucun
dieu s'intercale entre l'individu qui exécute le rite et le but poursuivi. C'est ce
qui explique l'importance primordiale attachée par presque tous les cultes à la
partie matérielle des cérémonies. Ce formalisme religieux, forme première,
très vraisemblablement, du formalisme juridique, vient de ce que la formule à
prononcer, les mouvements à exécuter, ayant en eux-mêmes la source de leur
efficacité, la perdraient nécessairement s'ils n'étaient pas exactement confor-
mes au type consacré par le succès.

En résumé, la distinction des choses en sacrées et en profanes est très

souvent indépendante de toute idée de dieu. Cette idée n'a donc pu être le
point de repère originel d'après lequel cette distinction s'est faite ; mais elle
s'est formée ultérieurement, pour introduire dans la masse confuse des choses
sacrées un commencement d'organisation. Chaque dieu est, en effet, devenu
une sorte de centre autour duquel gravitait une portion du domaine religieux,
et ces différentes sphères d'influence divine se sont elles-mêmes coordonnées
et subordonnées progressivement les unes aux autres. La notion de la divinité
a ainsi joué, dans la vie religieuse des peuples, un rôle assez analogue à celui
de l'idée du moi dans la vie psychique de l'individu : c'est un principe de grou-
pement et d'unification. Mais de même qu'il existe des phénomènes psycho-
logiques qui ne sont attribués à aucun moi, il y a des phénomènes religieux
qui ne sont rattachés à aucun dieu. On s'explique mieux maintenant comment
il peut y avoir des religions athées, telles que le Bouddhisme et le Jaïnisme.
C'est que, pour des raisons diverses, cette organisation n'y a pas été néces-
saire. Il s'y trouve des choses saintes (l'affranchissement de la douleur est
chose sainte comme toute la vie qui y prépare), mais elles ne sont rapportées à
aucun être divin comme à leur source.

                                                  

1

 

Op. cit., pp. 137-139.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

15

II

Retour à la table des matières

Le tort commun de toutes ces définitions est de vouloir exprimer d'emblée

le contenu de la vie religieuse. Or, outre que ce contenu varie infiniment
suivant les temps et les sociétés, il ne peut être déterminé que lentement et
progressivement à mesure que la science avance ; c'est l'objet même de la
sociologie religieuse que d'arriver à le connaître, et, par conséquent, il ne
saurait fournir la matière d'une définition initiale. Seule, la forme extérieure et
apparente des phénomènes religieux est immédiatement accessible à l'obser-
vation ; c'est donc à elle qu'il faut nous adresser.

Il y a une catégorie de faits religieux qui passe pour être particulièrement

caractéristique de la religion et qui, par suite, semble devoir nous offrir ce que
nous cherchons : c'est le culte. Mais, quand on essaie de définir le culte, on
s'aperçoit que, par lui-même et si on ne le rapporte pas à quelque autre chose,
il n'a rien de spécifique. Il consiste, en effet, en pratiques, c'est-à-dire en
manières d'agir définies. Or, il n'est pas de pratiques sociales qui ne présentent
la même détermination ; il faudrait donc indiquer ce qui singularise les pre-
mières. Dira-t-on qu'elles sont, au moins pour la plupart, obligatoires ? Mais
le droit et la morale ne sont pas d'une autre nature. Comment donc distinguer
les prescriptions rituelles des maximes morales et juridiques ? Certains ont cru
pouvoir les différencier en disant que les unes règlent les rapports des
hommes entre eux, les autres, les rapports des hommes avec les dieux. Mais
nous venons de voir qu'il y a des cultes qui ne s'adressent pas à des dieux. La
distinction est même d'autant plus irréalisable que, jusqu'à des temps récents,
la morale religieuse et la morale humaine, le droit laïque et le droit divin n'ont
fait qu'un. Dans une multitude de sociétés, les offenses envers nos semblables
ont été regardées comme des offenses envers la divinité. Même aujourd'hui,
pour le croyant éclairé, la pratique des devoirs envers le prochain fait partie
du culte ; c'est la meilleure manière d'honorer Dieu. On échappe, il est vrai, à
tous ces inconvénients, si l'on dit d'une manière générale que le culte, c'est
l'ensemble des pratiques qui concernent les choses sacrées ;  car s'il y a des
rites sans dieux, les objets auxquels ils se rapportent sont toujours, par défi-
nition, de nature religieuse. Seulement on ne fait ainsi que remplacer un mot
par un autre et cette substitution n'apporte, par elle-même, aucune clarté. Car
encore faudrait-il savoir en quoi consistent ces choses sacrées et comment on
les reconnaît. C'est précisément le problème qui nous occupe. Le poser dans
des termes différents, ce n'est pas le résoudre.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

16

Mais voici un groupe de phénomènes qui est irréductible à tout autre.

Certaines communautés qui, parfois, se confondent avec la société politique,
mais, parfois, s'en distinguent, présentent toutes ce même caractère : les
membres dont elles sont formées, non seulement adhèrent à une foi commune,
mais sont tenus d'y adhérer. Non seulement l'Israélite croit que Iahveh est
Dieu, qu'il est le Dieu unique, le créateur du monde, le révélateur de la Loi ;
mais il doit y croire. Il doit croire également que Iahveh a sauvé ses ancêtres
de l'esclavage d'Égypte, comme l'Athénien doit croire qu'Athènes a été fondée
par Athéné et ne pas mettre en doute les mythes fondamentaux de la Cité,
comme l'Iroquois doit admettre que son clan est descendu de tel ou tel animal,
comme le Chrétien doit accepter les dogmes essentiels de son Église. Ces
croyances varient en nature et en importance. Parfois, l'objet auquel elles
attachent la foi du fidèle est un être purement idéal, construit de toutes pièces ;
parfois, c'est une réalité concrète, directement observable, et l'obligation de
croire porte seulement sur certaines propriétés qui lui sont attribuées. Tantôt,
elles forment un credo savant et systématisé ; tantôt, elles se réduisent à
quelques articles très simples. Ici, elles sont d'ordre moral, constituent une
doctrine de la vie (bouddhisme, christianisme) ; là, elles sont purement cos-
mogoniques ou historiques. Dans le premier cas, on les appelle plus spéciale-
ment des dogmes, dans le second, des mythes ou des légendes religieuses.
Mais, sous toutes ces formes, elles présentent la même particularité distinc-
tive : la société qui les professe ne permet pas à ses membres de les nier.

Cette interdiction n'est pas toujours sanctionnée par des peines proprement

dites. Dans toute religion commune à une société déterminée 

1

, il y a des

croyances dont la négation ne constitue pas des crimes expressément punis.
Mais, même dans ce cas, il y a toujours une pression exercée par la société sur
ses membres pour empêcher qu'ils ne dévient de la foi commune. Quiconque
tend à s'en écarter, même sur ces points secondaires, est plus ou moins blâmé,
tenu à distance, exilé à l'intérieur. Les dissidents ne jouissent jamais que d'une
tolérance très relative. Ce qui montre bien à quel point ce caractère impératif
est inhérent à tout ce qui est opinion religieuse, c'est que, partout, les dogmes
essentiels sont protégés contre les audaces de la critique par les châtiments les
plus sévères. Là où la société religieuse ne fait qu'un avec la société politique,
c'est au nom de l'État, et souvent même c'est par l'État que ces peines sont
appliquées. Là où les deux communautés sont dissociées, il y a des peines
proprement religieuses qui sont entre les mains de l'autorité spirituelle et qui
vont de l'excommunication à la pénitence. Mais il y a toujours un parallélisme
exact entre le caractère religieux des croyances et l'intensité de la répression
qui en impose le respect : c'est-à-dire que plus elles sont religieuses, plus elles
sont obligatoires. Cette obligation tient donc bien à leur nature et peut, par
suite, servir à les définir.

Ainsi les représentations d'ordre religieux s'opposent aux autres comme les

opinions obligatoires aux libres opinions. A cette différence entre les repré-
sentations en correspond une autre entre leurs objets. Des mythes, des dogmes
sont des états mentaux sui generis que nous reconnaissons aisément, sans qu'il
soit même nécessaire d'en donner une définition scientifique, et qui ne
sauraient être confondus avec les produits de nos conceptions privées. Ils

                                                  

1

 

On voit que nous ne parlons pour l'instant que des religions communes à un groupe. Nous
parlerons plus bas des religions individuelles.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

17

n'ont pas les mêmes caractères, n'ayant pas la même origine. Les uns sont des
traditions que l'individu trouve toutes faites et auxquelles il conforme respec-
tueusement sa pensée ; les autres sont notre oeuvre et, pour cette raison,
n'enchaînent pas notre liberté. Des choses qui parviennent à notre esprit par
des voies si différentes ne peuvent nous apparaître sous le même aspect. Toute
tradition inspire un respect très particulier et ce respect se communique
nécessairement à son objet, quel qu'il soit, réel ou idéal. C'est pourquoi nous
sentons dans ces êtres dont les mythes et les dogmes nous enseignent
l'existence ou nous décrivent la nature, quelque chose d'auguste qui les met à
part. La manière spéciale dont nous apprenons à les connaître les sépare de
ceux que nous connaissons par les procédés ordinaires de la représentation
empirique. Voilà d'où vient cette division des choses en sacrées et en profanes
qui est à la base de toute organisation religieuse. On a dit, il est vrai, que le
trait distinctif du sacré se trouvait dans l'intensité exceptionnelle des énergies
qu'il est censé révéler. Mais ce qui prouve l'insuffisance de cette caractéris-
tique, c'est qu'il est des forces naturelles, extraordinairement intenses, aux-
quelles nous ne reconnaissons pas un caractère religieux, et qu'inversement il
est des objets religieux dont les vertus actives sont assez faibles ; une amu-
lette, un rite d'importance secondaire sont choses religieuses sans rien avoir de
terrible. Le sacré se distingue donc du profane par une différence, non simple-
ment de grandeur, mais de qualité. Ce n'est pas seulement une force tem-
porelle dont l'abord est redoutable à cause des effets qu'elle peut produire ;
c'est autre chose. La ligne de démarcation qui sépare ces deux mondes vient
de ce qu'ils ne sont pas de même nature, et cette dualité n'est que l'expression
objective de celle qui existe dans nos représentations.

Cette fois, nous sommes en présence d'un groupe de phénomènes suffi-

samment déterminé. Aucune confusion n'est possible avec le droit et la
morale ; des croyances obligatoires sont tout autre chose que des pratiques
obligatoires. Sans doute, les unes et les autres sont impératives par définition.
Mais les premières nous obligent à certaines manières de penser, les secondes
à certaines manières de se conduire. Les unes nous astreignent à certaines
représentations, les autres à certaines actions. Il y a donc entre elles toute la
différence qu'il y a entre penser et agir, entre les fonctions représentatives et
les fonctions motrices ou pratiques. D'un autre côté, si la science est, elle
aussi, faite de représentations, et de représentations collectives, les représen-
tations qui la constituent se distinguent des précédentes en ce qu'elles ne sont
pas expressément obligatoires. Il est sensé d'y croire ; mais on n'y est pas
moralement ni juridiquement tenu. Même il en est bien peu qui puissent être
mises complètement au-dessus du doute. Il est vrai qu'entre la science et la foi
religieuse il existe des intermédiaires ; ce sont les croyances communes de
toute sorte, relatives à des objets laïques en apparence, tels que le drapeau, la
patrie, telle forme d'organisation politique, tel héros ou tel événement histo-
rique, etc. Elles sont obligatoires en quelque sens, par cela seul qu'elles sont
communes ; car la communauté ne tolère pas sans résistance qu'on les nie
ouvertement. Il semble donc qu'elles rentrent dans la définition précédente.
Mais c'est qu'en effet elles sont, dans une certaine mesure, indiscernables des
croyances proprement religieuses. La patrie, la Révolution française, Jeanne
d'Arc, etc., sont pour nous des choses sacrées auxquelles nous ne permettons
pas qu'on touche. L'opinion publique ne tolère pas volontiers qu'on conteste la
supériorité morale de la démocratie, la réalité du progrès, l'idée d'égalité, de
même que le chrétien ne laisse pas mettre en discussion ses dogmes fonda-

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

18

mentaux. Du moins, si entre ces deux sortes de croyances collectives il y a des
différences, elles ne peuvent être aperçues que par rapport à un troisième
ordre de faits dont il va maintenant être question.

Les croyances ne sont pas, en effet, les seuls phénomènes qu'on doive

appeler religieux ; il y a, en outre, les pratiques. Le culte est un élément de
toute religion, non moins essentiel que la foi. Si nous n'avons pu en faire le
premier élément de notre définition, c'est que, considéré en lui-même et dans
ses caractères intrinsèques, il est indistinct de la morale et du droit. Les
pratiques religieuses sont des manières d'agir définies et obligatoires, comme
les pratiques morales et juridiques ; elles ne s'en différencient que par leur
objet. Or, au début de notre recherche, tout moyen nous manquait pour
pouvoir dire ce que cet objet a de spécifique. C'est cette question que nous
venons de résoudre. Nous savons maintenant ce que sont les choses reli-
gieuses. Ce qui les distingue d'entre toutes les autres, c'est la manière dont
elles sont représentées dans les esprits : nous ne sommes pas libres d'y croire
ou de n'y pas croire ; les états mentaux qui nous les donnent s'imposent à nous
obligatoirement. La physionomie des pratiques correspondantes se trouve par
cela même déterminée. Ce qui empêche de les confondre avec les autres
pratiques obligatoires, c'est que les êtres, sur lesquels elles agissent ou sont
censées agir, ne sont connus de nous qu'à travers ces représentations
collectives très particulières qu'on appelle des mythes et des dogmes et dont
nous avons dit plus haut la caractéristique. Il en est autrement de l'éthique.
Dans la mesure où elle n'a pas de caractère religieux, elle n'a à sa base ni
mythologie ni cosmogonie d'aucune sorte 

1

. Ici, le système de règles qui

prédéterminent la conduite n'est pas lié à un système de règles qui prédé-
terminent la pensée. Puisque donc les pratiques religieuses sont à ce point
solidaires des croyances religieuses, elles n'en peuvent être séparées par la
science et doivent ressortir à une même étude. Les unes et les autres ne sont
que deux aspects différents d'une même réalité. Les pratiques traduisent les
croyances en mouvements et les croyances ne sont souvent qu'une interpré-
tation des pratiques. C'est pourquoi, les réunissant dans une même définition,
nous dirons : On appelle phénomènes religieux les croyances obligatoires
ainsi que les pratiques relatives aux objets donnés dans ces croyances 

2

.

Il y a pourtant un caractère des phénomènes religieux que cette formule ne

met pas assez en évidence. Elle montre bien comment les pratiques sont
solidaires des croyances ; elle ne fait pas ressortir assez la solidarité inverse

                                                  

1

 

Mais dans la mesure où la morale repose encore sur quelque dogme, par exemple sur
cette idée que la personnalité humaine est chose sacrée parce qu'elle a été créée par Dieu,
la morale cesse d'être laïque, d'être la morale à pro renient parler, pour devenir une partie
du culte.

2

 

Cette définition permet de distinguer les rites proprement religieux des rites proprement
magiques. Une distinction radicale est impossible en ce sens qu'il y a des rites religieux
qui sont magiques, et en grand nombre. Il arrive très souvent qu'on sollicite d'un dieu
l'événement qu'on désire au moyen d'une cérémonie qui imite cet événement : les fêtes
symboliques n'ont peut-être pas d'autre origine. Mais il y a des rites qui ne sont que
magiques : ce sont ceux qui ne portent ni sur des dieux ni sur des choses sacrées, c'est-à-
dire qui ne sont solidaires d'aucune croyance obligatoire. Tel est l'envoûtement. Ni la
statuette ni le malheureux qu'on veut atteindre n'ont de caractère sacré, et, très générale-
ment, le sorcier ne fait intervenir ni divinité ni démon. Le semblable est censé susciter de
lui-même le semblable, mécaniquement.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

19

qui n'est pas moins réelle. On peut se demander, en effet, si des croyances qui
n'aboutissent pas à des pratiques sont vraiment religieuses. La religion n'est
exclusivement ni une philosophie obligatoire ni une discipline pratique : elle
est l'une et l'autre à la fois. La pensée et l'action y sont étroitement unies, au
point d'être inséparables. Elle correspond à un stade du développement social
où ces deux fonctions ne sont pas encore dissociées et constituées à part l'une
de l'autre, mais se trouvent encore tellement confondues l'une dans l'autre qu'il
est impossible de marquer entre elles une ligne de démarcation très tranchée.
Les dogmes ne sont pas de purs états spéculatifs, de simples phénomènes
d'idéation. Ils se relient toujours et directement à des pratiques définies : le
dogme de la transsubstantiation à la communion chrétienne, celui de la Trinité
aux fêtes et aux prières qui s'adressent au Dieu triple et un, etc. Voilà par où
ils se distinguent des croyances communes d'ordre laïque, comme la foi au
progrès, en la démocratie, etc. C'est que ces croyances, tout en exerçant une
action très générale sur la conduite, ne sont pas liées à des manières d'agir
définies, qui les expriment. Sans doute, on ne peut croire fortement au progrès
sans que la façon dont on se comporte dans la vie s'en ressente ; cependant, il
n'y a pas de pratiques précises attachées à cette idée. C'est une foi à laquelle
ne correspond pas de culte. Nous trouvons ici un phénomène inverse de celui
que nous observions tout à l'heure, à propos de l'éthique. Les préceptes du
droit et de la morale sont identiques à ceux de la religion, sauf qu'ils ne
reposent pas sur un système de croyances obligatoires. Les croyances collec-
tives, qui ne sont pas religieuses, sont de tous points semblables aux dogmes
proprement dits, sauf qu'elles ne se traduisent pas avec la même nécessité en
un système de pratiques déterminées. Nous proposerons donc finalement la
définition suivante :  Les phénomènes dits religieux consistent en croyances
obligatoires, connexes de pratiques définies qui se rapportent à des objets
donnés dans ces croyances
 

1

. - Quant à la religion, c'est un ensemble, plus ou

moins organisé et systématisé, de phénomènes de ce genre.

                                                  

1

 

Cette définition se tient à égale distance des deux théories contraires qui se partagent
actuellement la science des religions. D'après les uns, c'est le mythe qui serait le
phénomène religieux essentiel; d'après les autres, ce serait le rite. Mais il est clair qu'il ne
peut y avoir de rite sans mythe ; car un rite suppose nécessairement que des choses sont
représentées comme sacrées et cette représentation ne peut être que mythique. Mais, d'un
autre côté, il faut reconnaître que, dans les religions inférieures, les rites sont déjà
développés et déterminés alors que les mythes sont encore rudimentaires. D'ailleurs, il
paraît également peu probable qu'il y ait des mythes qui ne soient solidaires d'aucuns
rites. Il y a entre ces deux sortes de faits une étroite connexité. Peut-être la discussion
vient-elle en partie de ce qu'on réserve le mot de mythes pour les représentations
religieuses développées et plus ou moins systématisées. Cette restriction est légitime, si
l'on veut; mais alors, il faudrait un autre mot pour désigner les représentations religieuses
plus simples, qui ne se distinguent des mythes proprement dits que par leur moindre
complexité.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

20

III

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Si formel que soit le caractère par lequel la religion vient d'être définie, il

tient étroitement au fond des choses. Aussi, une fois cette définition admise, la
science des religions se trouve, par cela seul, orientée dans un sens déterminé
et qui en fait une science vraiment sociologique.

En effet, ce qui caractérise les croyances comme les pratiques religieuses,

c'est qu'elles sont obligatoires. Or tout ce qui est obligatoire est d'origine
sociale. Car une obligation implique un commandement et, par conséquent,
une autorité qui commande. Pour que l'individu soit tenu de conformer sa
conduite à certaines règles, il faut que ces règles émanent d'une autorité
morale qui les lui impose ; et pour qu'elle les lui impose, il faut qu'elle le
domine. Autrement, d'où lui viendrait l'ascendant nécessaire pour faire plier
les volontés ? Nous ne déférons spontanément à des ordres que s'ils viennent
de quelque chose de plus élevé que nous. Mais, si l'on s'interdit de dépasser le
domaine de l'expérience, il n'y a pas de puissance morale au-dessus de
l'individu, sauf celle du groupe auquel il appartient. Pour la connaissance
empirique, le seul être pensant qui soit plus grand que l'homme, c'est la
société. Elle est infiniment supérieure à chaque force individuelle, puisqu'elle
est une synthèse de forces individuelles. L'état de perpétuelle dépendance où
nous sommes vis-à-vis d'elle nous inspire pour elle un sentiment de respect
religieux. C'est donc elle qui prescrit au fidèle les dogmes qu'il doit croire et
les rites qu'il doit observer ; et s'il en est ainsi, c'est que rites et dogmes sont
son œuvre.

C'est donc un corollaire de notre définition que la religion a pour origine,

non des sentiments individuels, mais des états de l'âme collective et qu'elle
varie comme ces états. Si elle était fondée dans la constitution de l'individu,
elle ne se présenterait pas à lui sous cet aspect coercitif; des manières d'agir
ou de penser qui sont directement selon la pente de nos dispositions naturelles
ne sauraient nous apparaître comme investies d'une autorité supérieure à celle
que nous nous attribuons. Par conséquent, ce n'est pas dans la nature humaine
en général qu'il faut aller chercher la cause déterminante des phénomènes
religieux ; c'est dans la nature des sociétés auxquelles ils se rapportent, et s'ils
ont évolué au cours de l'histoire, c'est que l'organisation sociale elle-même
s'est transformée. Du coup, les théories traditionnelles qui croient découvrir la
source de la religiosité dans des sentiments privés, comme la crainte
révérentielle qu'inspireraient à chacun de nous soit le jeu des grandes forces
cosmiques soit le spectacle de certains phénomènes naturels comme la mort,

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

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doivent nous devenir plus que suspectes. On peut dès maintenant préjuger
avec quelque assurance que les recherches doivent être conduites dans un tout
autre esprit. Le problème se pose en termes sociologiques. Les forces devant
lesquelles s'incline le croyant ne sont pas de simples énergies physiques, telles
qu'elles sont données aux sens et à l'imagination ; ce sont des forces sociales.
Elles sont le produit direct de sentiments collectifs qui ont été amenés à
prendre un revêtement matériel. Quels sont ces sentiments, quelles causes
sociales les ont éveillés et les ont déterminés à s'exprimer sous telle ou telle
forme, à quelles fins sociales répond l'organisation qui prend ainsi naissance ?
Telles sont les questions que doit traiter la science des religions ; et, pour les
résoudre, ce sont les conditions de l'existence collective qu'il faut observer.

De ce point de vue, la religion, tout en conservant, par rapport aux raisons

individuelles, cette transcendance qui la caractérise, devient quelque chose de
naturel et d'explicable pour l'intelligence humaine. Si elle émane de l'individu,
elle constitue un mystère incompréhensible. Car puisque, par définition, elle
exprime les choses autrement qu'elles ne sont, elle apparaît comme une sorte
de vaste hallucination et de fantasmagorie dont l'humanité aurait été la dupe et
dont on n'aperçoit pas la raison d'être. On comprend que, dans ces conditions,
certains penseurs aient cru devoir en chercher l'origine première dans le
sommeil et dans le rêve ; car elle fait réellement l'effet d'une sorte de songe,
tantôt riant et tantôt sombre, qu'aurait vécu l'humanité. Seulement, on ne
s'explique pas alors que l'expérience ne soit pas venue rapidement apprendre
aux hommes de quelle erreur ils étaient les victimes. - Mais admettez que la
religion soit essentiellement une chose sociale, et ces difficultés s'évanouis-
sent. Il n'y a plus à se demander pourquoi les choses à l'existence desquelles
elle nous demande de croire ont un aspect si déconcertant pour les raisons
individuelles ; c'est tout simplement que la représentation qu'elle nous en offre
n'est pas l'œuvre de ces raisons, mais de l'esprit collectif 

1

. Or il est naturel

que cet esprit se représente la réalité autrement que ne fait le nôtre, puisqu'il
est d'une autre nature. La société a sa manière d'être qui lui est propre ; donc,
sa manière de penser. Elle a ses passions, ses habitudes, ses besoins qui ne
sont pas ceux des particuliers et qui marquent de leur empreinte tout ce qu'elle
conçoit. Il n'est donc pas surprenant que nous, individus, nous ne nous
retrouvions pas dans ces conceptions qui ne sont pas nôtres et qui ne nous
expriment pas. C'est pourquoi elles ont un air mystérieux qui nous trouble.
Mais ce mystère n'est pas inhérent à l'objet même qu'elles représentent. Il est
dû tout entier à notre ignorance. C'est un mystère provisoire comme ceux que
toute science dissipe progressivement à mesure qu'elle avance. Il vient
uniquement de ce que la religion appartient à un monde où la science humaine
commence seulement à pénétrer et qui est encore pour nous l'inconnu. Mais
que nous arrivions à trouver les lois de l'idéation collective, et ces représen-
tations étranges perdront leur étrangeté.

Et ainsi prend tout son sens cette distinction des choses en sacrées et en

profanes que l'on trouve dans toutes les religions. Les choses sacrées, ce sont
celles dont la société elle-même a élaboré la représentation; il y entre toute
sorte d'états collectifs, de traditions et d'émotions communes, de sentiments
qui se rapportent à des objets d'intérêt général, etc., et tous ces éléments sont

                                                  

1

 

Faut-il encore répéter que, par là, nous désignons seulement la manière sui generis  dont
pensent les nommes, quand ils pensent collectivement ?

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

22

combinés d'après les lois propres de la mentalité sociale. Les choses profanes,
au contraire, ce sont celles que chacun de nous construit avec les données de
ses sens et de son expérience ; les idées que nous en avons ont pour matière
des impressions individuelles toutes nues, et de là vient qu'elles n'ont pas à
nos yeux le même prestige que les précédentes. Nous n'y mettons et n'y
voyons rien de plus que ce que nous fait saisir l'observation empirique. - Or
ces deux sortes d'états mentaux constituent deux espèces de phénomènes
intellectuels, puisque les uns sont produits par un seul cerveau et un seul
esprit, les autres par une pluralité de cerveaux et d'esprits, agissant et réagis-
sant les uns sur les autres. Cette dualité du temporel et du spirituel n'est donc
pas une invention sans raison et sans fondement dans la réalité ; elle exprime
en un langage symbolique la dualité de l'individuel et du social, de la
psychologie proprement dite 

1

  et de la sociologie. Voilà pourquoi, pendant

longtemps, l'initiation aux choses sacrées était en même temps l'opération par
laquelle s'accomplissait la socialisation de l'individu. L'homme, en entrant
dans la vie religieuse, prenait du même coup une autre nature, devenait un
autre homme.

On objectera qu'il y a des croyances et des pratiques qui semblent bien être

religieuses et qui, pourtant, sont en partie le fruit de spontanéités indivi-
duelles. En effet, il n'y a pas de sociétés religieuses où, à côté des dieux dont
l'adoration est imposée à tout le monde, il n'y en ait d'autres que chacun se
crée librement, pour son usage personnel. Dès le principe, à côté du totem
collectif que tout le clan vénère, il y a les totems privés que chacun choisit à
son gré et qui, pourtant, sont l'objet d'un véritable culte. De même aujourd'hui,
il n'est guère de croyant qui ne conçoive plus ou moins à sa façon le Dieu
commun et ne modifie pour cela, sur tels ou tels points particuliers, la con-
ception traditionnelle. Certains mêmes se refusent à reconnaître d'autre
divinité que celle dont une libre méditation a pu les amener à poser l'exis-
tence ; et, dans ce cas, ils sont les propres législateurs du culte qu'ils obser-
vent. Enfin, alors même que le fidèle s'adresse au Dieu qu'adore la commu-
nauté, il ne s'en tient pas toujours aux pratiques qui lui sont rigoureusement
prescrites ; il s'en impose d'autres, il s'astreint de lui-même à des sacrifices ou
à des privations que la loi religieuse ne réclame pas impérativement. - Mais si
tous ces faits sont incontestables et quelque rapport qu'ils soutiennent avec
ceux dont nous avons parlé jusqu'ici, ils demandent néanmoins à en être
distingués. Si l'on ne veut pas s'exposer à de graves méprises, il faut se garder
de confondre une religion libre, privée, facultative, que l'on se fait à soi-même
comme on l'entend, avec une religion que l'on reçoit de la tradition, qui est
faite pour tout un groupe et que l'on pratique obligatoirement. Deux disci-
plines aussi différentes ne sauraient répondre aux mêmes besoins ; l'une est
tournée tout entière vers l'individu, l'autre vers la société.

Il reste vrai pourtant qu'il y a entre elles quelque parenté. De part et

d'autre, en effet, on trouve également des dieux, des choses sacrées, et le com-
merce que nous nouons soit avec les uns soit avec les autres est sensiblement
le même dans les deux cas : ce sont toujours des sacrifices, des offrandes, des
prières, des lustrations, etc. Mais si, pour cette raison, il convient d'intégrer
ces faits dans la définition générale des phénomènes religieux, ce ne peut être

                                                  

1

 

Rappelons que, par psychologie, nous entendons la science de la mentalité individuelle,
réservant le nom de sociologie pour ce qui regarde la mentalité collective.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

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qu'à titre secondaire. D'abord, il est certain que, de tout temps et dans tout
pays, le gros des faits religieux a été formé par ceux que nous avons définis en
premier lieu. Les croyances et les pratiques individuelles 

1

  ont toujours été

peu de chose à côté des croyances et des pratiques collectives. De plus, s'il y a
entre ces deux sortes de religions un rapport de filiation, comme il est
vraisemblable a priori, c'est évidemment la foi privée qui est dérivée de la foi
publique. En effet, la religion obligatoire ne saurait avoir des origines indivi-
duelles, par définition pour ainsi dire ; l'obligation qui la caractérise serait
inexplicable si elle n'émanait pas de quelque autorité supérieure à l'individu.
Au contraire, la dérivation inverse se conçoit sans peine. L'individu n'assiste
pas en témoin passif à cette vie religieuse qu'il partage avec son groupe. Il se
la représente, y réfléchit, cherche à la comprendre et, par cela même, la
dénature. En la pensant, il la pense à sa façon et l'individualise partiellement.
Ainsi, par la force des choses, il y a dans toute Église presque autant d'hétéro-
doxes que de croyants, et ces hétérodoxies se multiplient et s'accentuent à
mesure que les intelligences s'individualisent davantage. Il est même
inévitable que le fidèle en vienne, par imitation, à se construire à lui-même et
pour son usage propre à un système analogue à celui qu'il voit fonctionner
sous ses yeux dans l'intérêt de la société ; c'est pourquoi il imagine des totems,
des dieux, des génies qui soient faits exclusivement pour lui. Cette religion
intime et personnelle n'est donc que l'aspect subjectif de la religion extérieure,
impersonnelle et publique. Et pour admettre cette conception, il n'est pas du
tout nécessaire d'imaginer que ces deux religions correspondent à deux phases
historiques, distinctes et successives. Selon toute vraisemblance, elles sont
sensiblement contemporaines. L'individu, en effet, est affecté par les états
sociaux qu'il contribue à élaborer, au moment même où il les élabore. Ils le
pénètrent à mesure qu'ils se forment et il les dénature à mesure qu'il en est
pénétré. Il n'y a pas là deux temps distincts. Si absorbé qu'il soit dans la
société, il garde toujours quelque personnalité ; la vie sociale à laquelle il
collabore devient donc chez lui, à l'instant même où elle se produit, le germe
d'une vie intérieure et personnelle qui se développe parallèlement  à la pre-
mière. Du reste, il n'y a pas de formes de l'activité collective qui ne s'indivi-
dualisent de cette manière. Chacun de nous a sa morale personnelle, sa
technique personnelle, qui, tout en dérivant de la morale commune et de la
technique générale, en diffèrent.

Ainsi, pour faire à ces faits la place qui leur convient dans l'ensemble des

phénomènes religieux, il suffira d'ajouter à la définition que nous avons
proposée plus haut les mots suivants : Subsidiairement, on appelle également
phénomènes religieux les croyances et les pratiques facultatives qui concer-
nent des objets similaires ou assimilés aux précédents. 
Cette correction laisse
intactes les conclusions méthodologiques auxquelles nous étions arrivés. Il
reste que la notion du sacré est d'origine sociale et ne peut s'expliquer que
sociologiquement. Si elle pénètre les esprits individuels et s'y développe d'une
manière originale, c'est par une sorte de contrecoup. Les formes qu'elle y

                                                  

1

 

Nous parlons des croyances strictement individuelles, et non de celles qui sont communes
à de petits groupes au sein de l’Église. La religion d'un groupe, même petit, est encore
collective; telle, la religion domestique.

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Émile Durkheim (1897-1898), “ 

De la définition des phénomènes religieux

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prend ne peuvent se comprendre si on ne les rattache aux institutions publi-
ques dont elles ne sont que le prolongement.

Fin de l’article.