Ludwig van Beethoven Biographie

Lorsque l'on survole le vaste monde de la musique, peut-on imaginer qu'un seul compositeur puisse à lui seul représenter toute la musique ? Est-ce vrai que Beethoven est, réellement et une fois pour toutes, le plus grand compositeur de musique ? Le présenter ainsi et d'une façon aussi brutale, dans un âge où tout n'est que scepticisme et pluralisme, la réponse ne peut être que "non". D'autres, tels Bach et Mozart,du moins, pourraient être des prétendants sérieux à ce titre en ce qui concerne la musique occidentale.

Il existe aussi une autre problématique avec la domination traditionnelle de Beethoven: sa réputation rend intimidante toute nouvelle approche voire même toute approche quelle qu'elle soit. L'occident a peur des grands hommes. Nous adulons plus les athlètes et les acteurs que ceux qui ont bouleversé le monde; cette dernière catégorie de héros ou bien nous fait peur ou nous lasse.

Pour approcher Beethoven, il faut oublier le demi-dieu et tenter de saisir l'homme, c'est-à-dire le voir alors qu'il travaille à son bureau, erre dans les rues et les forêts, murmurant ou chantant pour lui-même, ou lorsqu'il rage contre ses tribulations physiques. Il fut un excellent compositeur parce que, même possédant un réel talent inné, il a dû aussi peiner pour réussir. Il a subi la pire épreuve qui puisse s'abattre sur un compositeur – perdre l'ouïe – mais il a décidé de se battre et de continuer de composer; sa musique s'en est trouvée plus élargie et plus profonde et ce, jusqu'à la fin.


Ludwig van Beethoven est né à Bonn, en Allemagne, le 16 ou 17 décembre 1770. En ce temps, la ville était un centre provincial avec un prince et sa cour et une université. Son père, Johann, occupait un poste mineur de chanteur à la cour alors que sa mère, Maria, était la fille d'un cuisinier à la cour. Il faisait partie d'une famille que l'on qualifierait de pauvre. Johann buvait et devenait alors colérique ce qui a produit, durant l'enfance de Ludwig, plusieurs scènes humiliantes. Quant à sa mère, les voisins disaient d'elle qu'ils ne l'avaient jamais vu sourire. Elle défendait Ludwig contre les abus de son père. Toute sa vie, Ludwig honorera la mémoire de sa mère alors qu'il essaiera d'oublier celle de son père. (Il encouragera, pendant plusieurs années, la rumeur voulant qu'il soit le fils illégitime d'un noble.)

Lorsque les premiers talents musicaux de Ludwig se manifestèrent, son père décida de l'exploiter et de créer un enfant prodige à la Mozart. C'est dans cet esprit que commença son apprentissage de la musique. Son père, tentant de fouetter le génie en lui, le renfermait dans une chambre pendant des heures afin qu'il pratique le clavecin et le violon. La première apparition publique de Ludwig se fit lorsqu'il n'avait que six ans (son père disait qu'il n'en avait que quatre), mais il ne fit pas grande impression. Toutefois, l'enfant ne répondit pas à cette cruauté en haïssant la musique. Il s'en servit plutôt comme planche de salut. Quoique ne possédant pas le talent miraculeux de Mozart, son professeur, l'organiste de la cour, C.G. Neefe, réalisa que Ludwig possédait un énorme talent. Il vit à ce que l'enfant se familiarise avec les préludes et fugues de J.S. Bach et supervisa la publication de ses premières œuvres en 1783.

Durant son adolescence, Ludwig était l'assistant de Neefe et devint un professionnel dans le monde musical de Bonn. Cette situation lui permit d'acquérir une bonne expérience, mais pour ce qui est de faire carrière en tant que soliste et compositeur, il se devait de conquérir Vienne, capitale de l'Autriche et capitale musicale de l'Europe. En 1787, Ludwig fit un premier voyage à Vienne où il joua devant un Mozart tout enthousiasmé. Cependant, il dut retourner rapidement à la maison car sa mère était mourante. À partir de ce moment, et comme son père sombrait de plus en plus dans l'alcoolisme et le désespoir, Ludwig devint le support de son père et de ses deux frères.

Les talents de Beethoven, et particulièrement ses extraordinaires improvisations, le rendirent célèbre tout autour de Bonn. L'aristocratie locale l'invita dans leurs résidences et l'embaucha comme professeur de clavier pour leurs enfants. Beethoven développa des amitiés durables parmi certains grands tout-puissants et sophistiqués. Ceux-ci le lui rendirent en lui facilitant l'accès auprès des cercles aristocratiques et en éduquant un jeune homme à peine scolarisé vers la littérature et la poésie. Il devint un lecteur assidu de Shakespeare et des classiques grecs et romains ainsi que des contemporains tels Goethe et Schiller. Au même moment, il s'abreuva de l'esprit révolutionnaire démocratique, issu de la révolution française, qui s'étendait alors à travers l'Europe. Ses amis aristocratiques ne purent jamais polir ses manières, mais ils continuèrent à l'encourager et à alimenter son esprit et son intellect.

Sa meilleure opportunité survint en 1792 lorsque Joseph Haydn, visitant Bonn, fut impressionné par ses œuvres et l'invita à venir étudier avec lui à Vienne. Comme Beethoven quittait sa demeure, son ami, le conte Waldstein, lui donna une lettre portant une grande péroraison "Reçois l'esprit de Mozart des mains de Haydn". (Mozart était mort à Vienne l'année précédente.)

À la longue, Beethoven absorbera la tradition incomparable de Vienne, mais il la révolutionnera. Au début, les choses n'allèrent pas de cette façon car l'ego de Beethoven, déjà très développé, ne se soumit pas facilement à la critique. Quant à Haydn, il se révéla un professeur décousu et souvent exaspéré par un élève impétueux que le vieux maître surnomma satiriquement "Grand Mongol". Pour sa part, Beethoven vit secrètement d'autres professeurs. Il étudia la composition vocale italienne avec le prétendu rival de Mozart, Salieri ainsi que le contrepoint avec le pédant Albrechtsberger qui, après une année, y alla de la prophétie lugubre suivante: "Il n'a rien appris et il ne fera jamais quelque chose correctement".

Ses amis de Bonn l'aidèrent à outrepasser des dizaines de compétiteurs virtuoses pour obtenir l'accès des grands salons de Vienne où bientôt il devint une célébrité pour la crème de la noblesse européenne. De 1794 à 1796, il vivait dans le palais du prince et de la princesse Lichnowsky qui le traitèrent comme un fils. Tout comme à Bonn, les aristocrates lui confièrent leurs enfants pour qu'il leur enseigne le piano. Ses positions radicales ne l'empêchèrent pas d'accepter la manne provenant des riches pas plus que ses politiques – et quelquefois ses comportements grossiers – ne semblèrent nuire à ses patrons.

À cette époque, il était très recherché pour ses improvisations dans lesquelles il démontrait une émotion rarement vue jusque là. Un témoin de cette époque écrivit "Son jeu nous déchirait comme une cataracte; comme un prestidigitateur, il forçait son instrument en une expression si forte que la structure la plus solide n'aurait pu être capable de le contenir et, soudain, il s'effondrait, exténué, se dissolvant dans la mélancolie." La maturité en tant que compositeur allait être atteinte au moment où il commença à contenir cette espèce de feu expressif et de le conjuguer avec le sens classique de la logique. Les œuvres de cette première période reflètent, le plus souvent, le côté bienséant à la Mozart et Haydn, œuvres aussi charmantes que le Septuor, op. 20, les deux premiers concertos pour piano, et la première symphonie de 1800. Très tôt d'ailleurs, vinrent les premières expressions d'une révolution à venir dans des œuvres telles le trio avec piano, en do mineur, Op. 1, no. 3. La sonate Pathétique, composée en 1799, est l'une des premières œuvres dans lesquelles il donna libre cours à une pleine intensité dramatique.

Dans l'espace de quelques années à Vienne, Beethoven avait la réputation d'être un virtuose du piano n'ayant aucun égal en Europe et un compositeur prometteur, mais qu'on qualifiait souvent de perplexe. Toutefois, autour de 1800, il déclara ne pas être satisfait de ce qu'il avait accompli à ce jour: "Je fais maintenant un nouveau départ". Ce nouveau départ fut marqué en 1804 par l'une des œuvres les plus marquantes de l'histoire musicale, la symphonie no. 3, intitulée Eroica, qui allait débuter la seconde période de créativité.

Cette troisième symphonie avait tout un bagage derrière elle. Pendant des années, Beethoven avait soutenu les idéaux démocratiques de la révolution française et était déterminé à attacher une de ses œuvres à cette cause. Cette détermination se répercutera tout au long de sa période de maturité de bien des façons, mais l'Eroica fut spécifiquement identifiée, durant sa composition, à Napoléon Bonaparte. Dans la personne du conquérant français, Beethoven voyait un libérateur des peuples d'Europe, ce genre de figure qu'il voulait devenir dans la musique. Le titre original de la 3è symphonie était Bonaparte.

L'histoire du rejet de ce titre a été contée bien des fois: comment l'élève de Beethoven, Ries, arrive une journée avec la nouvelle que Napoléon s'est proclamé empereur alors que Beethoven pleure de rage en disant : "Alors, il n'est qu'un homme ordinaire! Maintenant il va piétiner les droits de tous les hommes pour servir ses propres ambitions!". Sur la page titre du manuscrit original, on peut encore voir le nom de Napoléon rayé et remplacé par Sinfonia Eroica (Symphonie héroïque).

Tel que prévu, l'œuvre eut un impact considérable sur la musique tout comme Napoléon en a eu un sur l'Europe – rien ne fut comme auparavant. Beethoven a pris la forme symphonique classique de Haydn et Mozart et en a élargi les proportions, remplissant ce grand espace avec plus de contrastes, de thèmes et d'une section de développement plus grande et plus dramatique. Il a donné du volume et du poids au dernier mouvement alors que les finales chez Haydn et Mozart avaient tendance à être légères. Chez Beethoven, la finale caractéristique est la contrepartie du poids et de l'intensité du premier mouvement, de sorte que la symphonie repose sur les deux piliers que sont les mouvements externes. Pour compenser, il a allégé le troisième mouvement en substituant l'agile scherzo au menuet traditionnel.

Avant qu'il ne commence à transformer la vie musicale, Beethoven était déjà marqué pour une vie de souffrances. Il a toujours paru robuste de figure mais faible dans sa santé. Au tournant du siècle, c'est avec stupéfaction qu'il prit conscience qu'il perdait l'ouïe. Un compositeur sourd, c'était impossible, absurde et insupportable.

Pendant des vacances à Heiligenstadt, en 1802, il se confia dans une lettre adressée à ses frères, mais il ne l'a jamais postée et la conserva tout le reste de sa vie. Elle est devenue le Testament d'Heiligenstadt. Dans cette lettre, il écrit qu'il veut mourir mais "Seul l'Art, et seulement l'Art me retient car il me semble impossible de quitter ce monde avant d'avoir produit tout ce que je sens devoir produire et c'est pourquoi j'épargne cette vie ruinée". Il termine avec des pleurs incohérents "O Providence – donnez-moi un jour de pure joie – la réverbération intérieure de la vraie joie m'est tellement inconnue – oh! quand – oh! quand ô Dieu – puis-je la ressentir encore une fois dans le temple de la nature et de l'humanité – jamais? – oh! ce serait trop difficile".

Il a eu à endurer non seulement la surdité, mais aussi une panoplie de malaises humiliants et affaiblissants, des troubles intestinaux douloureux qui menèrent à une diarrhée chronique et, éventuellement, à l'élargissement du pancréas, une cirrhose du foie, une détérioration des os dans son crâne et un nombre incessant d'autres malaises. Pendant des années on a cru qu'il était atteint de syphilis, comme des millions d'autres en ce temps-là, mais la science moderne spécule sur le fait qu'il avait une forme de lupus.

Choisissant la vie sur la mort lors de cet été à Heiligenstadt, il a créé sa propre résurrection. Au même moment, il lançait, à travers l'Eroica, l'extraordinaire musique d'une seconde période qui sera appelée la période "héroïque".

Il écrivit alors "Je prendrai le destin à la gorge de façon telle qu'il ne pourra pas m'abattre complètement". Son art devint la façon de maîtriser le destin. Dans son travail, il s'élèvera au-dessus des souffrances et il atteindra le triomphe et, finalement, la joie. Avec cela, il se transforma en cette sorte de figure qui dominait l'imagination au 19è siècle, incarnée dans les surhommes et conquérants de Nietzsche tels Napoléon et Bismarck. Le génie surhumain, la couronne de l'espèce, le héros révolutionnaire, le maître de son propre destin et transformateur du monde, telles sont les qualités qui font de Beethoven le héros artistique du siècle, le modèle pour Berlioz et Wagner, cette grande icône dans la mythologie du romantisme.

Après l'Eroica, le progrès de Beethoven sur la nouvelle décennie en fut une de productivité toujours croissante et une célébrité qui se répandit à travers le monde entier. Tous n'approuvèrent pas ses innovations et Vienne n'en raffolait pas; la ville avait une façon de bouder ses grands noms, comme en fut témoin Mozart. En 1809, Beethoven considéra même de quitter Vienne pour un poste à la cour de Westphalie de Jérôme Bonaparte, mais ses riches amis lui créèrent une rente pour qu'il reste (elle s'épuisa rapidement). L'apogée de son acclamation populaire survint lors du Congrès de Vienne en 1814. Ce congrès était appelé à rétablir le pouvoir des aristocraties après les guerres napoléoniennes. Les princes et les rois courtisèrent Beethoven et il présenta en concert, et en première, Wellingtons Sieg (Victoire de Wellington) et la cantate Der glorreiche Augenblick (Moments glorieux), ainsi que la septième symphonie qui fut largement acclamée (acclamée pour faire changement car la plupart de ses symphonies étaient reçues avec stupéfaction).

Plusieurs observateurs ont caricaturé Beethoven tant en mots qu'en images. Il était petit (5'4", même grandeur que Napoléon), large de poitrine et d'épaules, cheveux foncés épais et en broussaille, une figure rude et marquée par la variole durant l'enfance, un menton carré et imposant. Pour les Viennois, son accent provincial apparaissait comme grossier. À première vue, on remarquait ses yeux, ils étaient resplendissants au repos et étincelants dans les moments d'excitation. Dans ses moments d'hilarité, toute sa figure faisait éruption d'énergie et il pouvait entrer en délire. Il avait un sourire charmant et était capable de grâce et de chaleur lorsqu'en bonne compagnie, mais il avait un gros rire bruyant. Il riait comme un homme qui n'était pas habitué de rire.

Il vivait dans la saleté, une véritable terreur pour les ménagères. Souvent, en errant dans les rues, tout en fredonnant et en marmottant pour lui-même, les enfants le prenaient pour un clochard et l'interpellaient. Avec les intimes, il était souvent généreux, vidant ses poches pour eux. En d'autres temps, il pouvait être cruel et arrogant; il existe plusieurs lettres où il s'excuse de son tempérament. Lorsque jovial en bonne compagnie, son humour était grossier et enfantin. Habituellement, il avait l'air triste; dans les dernières années de sa vie, sa figure malade et de couleur jaune était tellement lacérée que ses amis le regardaient à peine. Lorsque ces choses étaient observées par ceux qui le connaissaient, ceux-ci s'empressaient d'ajouter que la noblesse de son esprit éclatait même à travers tous ces désordres.

Ses esquisses et manuscrits racontent la même histoire. Rien ne lui fut facile, pas même la composition. Alors que Mozart pouvait concevoir toute une œuvre dans son esprit alors qu'il jouait au billard, Beethoven devait se morfondre pour placer chaque note dans ses esquisses. Les livres d'esquisses sont des documents étonnants: tout comme l'or est raffiné à partir d'un métal vulgaire, les idées de la rue deviennent des concepts révolutionnaires, l'incohérence est forgée en clarté et préméditation. Même les derniers manuscrits sont des marais de griffonnages, de taches et de révisions par-dessus révisions. Pendant qu'il composait, il chantait, hurlait, maudissait et frappait avec ses poings comme s'il était tourmenté par des démons.

Quelquefois passionnément an amour, il a toujours été désappointé. Parmi ses amantes, il y eut des filles de maisons princières et des paysannes. Il en demanda quelques unes en mariage, mais qui aurait voulu marier un homme aussi indompté et aussi criblé de maladies ? Quelques fois, ce fut ses propres standards impossibles qui mirent fin aux romances. Autant il était à la recherche d'une âme sœur, aucune ne survint. Il reste une lettre adressée à l'Immortelle Bien-Aimée, reliquat d'une autre passion exaltée et funeste.

Son ouïe ne se tarit pas tout d'un coup, mais sa perte s'échelonna sur plusieurs années avec, tout au long, certains répits. Sa dernière performance en tant que pianiste fut en 1814 alors qu'il devenait apparent qu'il ne pouvait plus entendre ce qu'il jouait. Au fil des ans, il accumula toute une panoplie de cornets de toutes formes; quelques fois, lorsqu'il composait, il tenait un crayon entre ses dents et s'en servait pour toucher les cordes du piano afin d'en ressentir les vibrations. À compter de 1819, toute conversation avec lui devait lui être soumise par écrit. Comme sa surdité empirait, il devint plus morose, plus méfiant, excentrique, et glissait dans un monde de solitude et de silence.

C'est le paradoxe même de la vie de Beethoven qui surprenait tous ses contemporains et tous ceux qui le connurent: comment une vie aussi chaotique et tordue ait pu abrité un esprit aussi magnifique et complet ?

Après 1814, tout sembla aller mal tout d'un coup. Sa santé se détériora encore plus et les troubles monétaires le pourchassaient (apparemment sans raison, puisque ses œuvres se vendaient bien.) Plusieurs de ses riches amis et mécènes avaient quitté la ville, étaient morts, perdaient leur fortune ou s'en étaient éloignés à cause de ses excès de mauvaise humeur. Se fatiguant de ses profondeurs, le public viennois se tourna vers les plaisirs plus doux que procuraient les opéras de Rossini. Beethoven aussi commença à se diriger vers une nouvelle direction artistique, il mis la pression sur son imagination pour découvrir de nouveaux horizons et de nouvelles possibilités en musique. La relation qu'il eut, à partir de 1815, avec son neveu, s'avéra être un autre grand malheur.

Son frère Karl mourut cette année-là laissant un fils du même prénom. Le compositeur, vieillissant et solitaire, a conçu une obsession pour l'enfant et obtint, de la cour, de devenir son tuteur alors que durant ce processus, il diffama grossièrement la mère du garçon. Il prit le jeune Karl sous son aile et ce, avec des conséquences qui s'avérèrent dévastatrices pour les deux. Alternativement, il entourait Karl d'affection et s'oubliait alors qu'en d'autres temps il pouvait laisser le garçon pendant des journées sans argent pour se nourrir. Karl, avec sans trop d'intelligence ou de force de caractère, dévia dans un limbo déroutant, échoua dans ses études, et commença à boire et à côtoyer de mauvaises compagnies. Son célèbre oncle n'était, pour Karl, qu'un vieux fou. En 1826, après une décennie de friction constante, le jeune, désespéré, tenta de se suicider mais échoua ne réussissant qu'à se blesser avec deux coups de feu. Beethoven réagit avec hystérie, mais cette tentative précipita le jeune Karl à se joindre à l'armée, au grand soulagement de chacun.

Les disputes avec Karl ont drainé l'énergie et la créativité de Beethoven pendant presque toute une décennie. Seules quelques œuvres comme l'énigmatique sonate Hammerklavier de 1819 furent produites. En réaction, le monde musical en vint à la conclusion que le maître était devenu fou ou que son génie s'était tari. Mais, pour la seconde fois, Beethoven tourna son isolation et son angoisse en moyens de renaissance.

Emprisonné dans un monde de silence depuis une décennie, il trouva à l'intérieur de lui-même les ressources spirituelles et techniques pour mener son travail encore plus loin. Tout comme il allait au-delà de ses propres tragédies, sa musique semblait aussi aller au-delà de la musique. Dans les années 1820, de nouvelles œuvres jaillirent de façon précipitée. Ses derniers quatuors pour cordes et les sonates pour piano sont de pures expressions de cette troisième période, une liberté apparemment sans effort, la musique semble voguer d'une idée à une autre, d'une beauté à une autre, mais avec la même inévitabilité de ses premières œuvres. Le ton est quelquefois surnaturel, quelquefois enfantin comme cette petite marche qui brise la nature sérieuse du quatuor pour cordes en la mineur, Op. 132. Aussi, dans ses dernières œuvres, il poursuit une obsession pour le contrepoint, peut-être inspiré par ses études de Bach alors qu'il était enfant ; il créa les fugues massives à la Handel pour la Messe solennelle et la polyphonie presque folle furieuse de la Grosse fugue pour quatuor à cordes. Dans ses dernières œuvres, il semble rejoindre chaque auditeur pour lui dire quelque chose de grand dont la portée reste toutefois indéfinissable.

Cette troisième période fut l'apogée final de ce qu'il avait appris de la maîtrise des formes instrumentales classiques développées par Haydn et Mozart. Beethoven possédait des habiletés musicales très profondes: il pouvait, à partir de chaque note, chaque phrase ou passage, nous amener vers la suivante et la suivante pour, ultimement, former un tout unifié, créer un petit monde où il fait bon vivre. Une œuvre qui a pu prendre plusieurs années à écrire semble prendre forme à mesure qu'elle se déroule, tout comme une improvisation. Cette habileté de façonner des formes musicales de grandes dimensions peut être considérée comme un don rare en ce monde. Comme preuve, considérons qu'à partir des dizaines de milliers de compositeurs occidentaux, au cours des derniers cinq siècles, seulement à peu près une douzaine eurent une telle maîtrise pendant de longues périodes. Haydn et Mozart possédaient ce don, Bach et quelques autres ici et là. Plusieurs grands compositeurs, parmi eux, Schubert et Schumann, n'ont pas réellement pu maîtriser l'architecture musicale à grand déploiement.

L'œuvre qui annonçait cette troisième période de création symbolise aussi le triomphe personnel et spirituel de Beethoven. Après une vie de regrets, le vieux compositeur réalisa un rêve souvent caressé, celui d'écrire un hymne à la joie, la joie du testament d'Heiligenstadt datant de 1802, cette joie qu'il croyait à jamais perdue pour lui. Cette œuvre est la 9è symphonie, complétée en 1823, dont le dernier mouvement est un arrangement choral de poème de Schiller, "Hymne à la Joie". Malgré toutes ses faiblesses (elle se déroule peut-être de façon décousue), la finale de la neuvième est l'incarnation touchante du triomphe final du compositeur, sa réclamation de joie. Il est possible que le poème ait encore été présent dans son esprit lorsqu'il écrivit cette déclaration: "Je suis le Bacchus qui produit le vin glorieux pour l'humanité. Quiconque comprend réellement ma musique, il sera libéré de toutes les misères qui l'oppressent".

La fin survint au milieu du travail et de plans. Ses amis avaient noté que son esprit s'était allégé, peut–être un sens d'avoir passé au travers toutes les épreuves et d'avoir accompli un bon travail. Une dixième symphonie était en esquisse. Il avait amené Karl en visite chez son frère Johann à Gniexendorf, où il écrivit le léger quatuor pour cordes en fa majeur, Op. 135. En décembre 1826, pour retourner chez lui, il voyagea à bord d'un chariot à lait non recouvert dans une température humide et il prit un rhume. À partir de ce moment, ses forces déclinèrent alors qu'il dut s'aliter pour des semaines. Finalement, il tomba dans un coma alors qu'il était veillé par des amis.

Rien ne peut être plus beethovennien que ces derniers moments, le 26 mars 1827 (du moins, selon ce que racontent les témoins). Le temps était orageux alors qu'il gisait inconscient. Soudain, il y eut un éclair suivi d'un retentissant coup de tonnerre. Soudainement Beethoven s'assied sur son lit et, brandissant son poing furieusement vers le ciel, il retomba mort.


Des dizaines de milliers de personnes vinrent de toute l'Europe, à Vienne, pour les funérailles. Parmi les porte-flambeau, il y avait Franz Schubert. Là, symboliquement, la torche de la tradition viennoise était passée.


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