Auguste Bartholdi
(1834-1904) appartient à cette catégorie d’artistes dont le nom est associé à une
seule œuvre, il est vrai emblématique, en l’occurrence la statue de
la Liberté
à New York, à laquelle on ajoute parfois
le Lion
de Belfort. Sa production est pourtant abondante et, s’il paraît aujourd’hui en
marge de la grande histoire de la sculpture française, il fut considéré de son
vivant comme un de ses représentants les plus éminents, salué à la fois par
l’Empire et la République qui lui passèrent commande de plusieurs monuments
publics.
Le centenaire de sa mort, cette année, permet de porter sur Bartholdi et sur son
œuvre un regard distancié, plus en prise avec la réalité politique et artistique de
son temps, détaché d’une légende pieuse et conformiste qui encombre encore le
personnage et sa statuaire.
Le laboratoire
RECITS
— Recherches et études sur les choix industriels, techno-
logiques et scientifiques — de l’université de technologie de Belfort-
Montbéliard, s’est fortement impliqué dans la célébration de ce centenaire, en
participant au catalogue de l’exposition
Bartholdi
:
le Lion
(édité par le musée
Bartholdi de Colmar) et en animant une équipe d’étudiants pour la création
d’un musée virtuel (en liaison avec le département Génie informatique de
l’
UTBM
). Enfin, Robert Belot, son directeur, publie en collaboration avec Daniel
Bermond, la première biographie historique de cet inconnu célèbre.
Bartholdi sans fard
Issu d’une famille aisée de vieille souche alsacienne et protestante, instal-
lée depuis le milieu du
XVIII
e
siècle à Colmar, Bartholdi ne compte pas de sculpteurs parmi ses ascen-
dants : d’un côté, un père conseiller de préfecture et un grand-père médecin ; de l’autre, une mère
musicienne et un grand-père négociant à Ribeauvillé. Quelques années après la mort, en 1836, de
Jean-Charles Bartholdi, Charlotte, sa veuve, quitte Colmar et vient s’installer à Paris, avec ses deux
fils, Charles, l’aîné et Auguste. C’est rue Chaptal, dans l’atelier d’Ary Scheffer, artiste très couru sous
la monarchie de Juillet, que les deux frères s’initient à la peinture. Très tôt, le maître encourage les dis-
positions du plus jeune pour la sculpture. Si Charles s’oriente vers le droit tout en sombrant dans une
débauche qui va le conduire à la folie et à l’internement jusqu’à la fin de ses jours, Auguste tourne le
dos à toute carrière juridique et s’adonne complètement à la sculpture.
Sa première grande œuvre, il la réalise pour sa ville natale. La statue du général Rapp (1856) a la
fougue d’un jeune talent de vingt deux ans en quête d’appuis et de reconnaissance. Plus tard, il exé-
cutera, en refusant à chaque fois de percevoir des honoraires, d’autres œuvres (
le monument Bruat,
la statue de Martin Schongauer, le Petit Vigneron
) destinées à l’embellissement de Colmar. Mais c’est
au moment où il achève son
Rapp
que se situe, sous la forme d’un voyage de sept mois en Égypte
et au Yémen, un des grands tournants de sa vie.
Artiste d’État ?
À partir de 1857, malgré des déboires ici et là, sa carrière prend son envol.
Pour ce faire, il n’hésite pas à solliciter le concours de grands dignitaires du Second Empire, notam-
ment celui du comte de Nieuwerkerke, le surintendant des Beaux Arts de Napoléon III. Il est son
invité à quelques-unes de ses fameuses et fastueuses soirées au Louvre, de même qu’il est l’hôte du
couple impérial à Compiègne en 1868. Est-il un partisan du régime ? Il n’en est pas un adversaire, en
tout cas. Il est vrai que la politique ne l’intéresse guère, même si la République laïque et patriotique
cherchera à se l’approprier.
Avec la guerre de 1870, prend naissance la légende vraiment dorée de Bartholdi. À la tête de l’armée
des Vosges qui continue le combat malgré l’effondrement de l’Empire, Garibaldi en fait son aide de
camp. Cinq mois durant, Bartholdi sillonne la France en tous sens, en vue d’obtenir des munitions,
des chevaux et des hommes pour l’armée des Vosges. Une tâche harassante et obscure qu’il assume
avec efficacité et dont le vieux condottiere lui sera toujours reconnaissant.
Mais la perte de l’Alsace est insupportable à l’artiste colmarien. Ses séjours dans sa province, auprès
de sa mère, gardienne de la maison patricienne de la rue des Marchands, sont des arrache-cœur. Et,
désormais, son œuvre va se ressentir de ce deuil et traduire dans une expressivité recherchée, à la
limite de la surcharge, la douleur de l’exil et du sacrifice. Bartholdi porte le message d’une France
meurtrie, amputée, et qui n’oublie pas. On ne peut cependant en faire le porte-parole de la revanche,
puisqu’il s’opposera à toutes les récupérations radicalement antigermaniques et agressivement natio-
nalistes de sa statuaire.
Le Lion
de Belfort, pas plus que
Le monument aux Aéronautes
ou le groupe
de
La Suisse secourant les douleurs de Strasbourg
, ne sont un cri de guerre lancé contre un ennemi
absolu, irrémédiable, mais plutôt un hymne à la résistance et à la liberté. L’ancien protégé de l’en-
tourage impérial, franc-maçon et anticlérical, a rejoint sur le tard la République qui l’a promu héraut
d’un patriotisme blessé sans que lui-même, peu concerné par une vie parlementaire dont il côtoie
pourtant certains des acteurs (Ferry, Gambetta), se reconnaisse dans tous ses combats.
Son réseau d’amitiés le situe résolument parmi les soutiens du nouveau régime : des républicains
modérés, qui souvent ont été anti-communards. Parmi eux, Auguste Scheurer-Kestner, Alsacien,
incarcéré sous l’Empire, qui sera l’une des premières autorités à défendre l’innocence du capitaine
Dreyfus, Auguste Nefftzer, Colmarien, fondateur du très influent
Le Temps
, et, bien sûr, Édouard
Laboulaye, professeur de législation comparée au Collège de France, figure emblématique du libéra-
lisme français, admirateur des institutions américaines. Dès lors, l’auteur de
la Liberté
apparaît
comme un artiste consacré, une icône de l’art officiel. Commandeur de la Légion d’honneur en 1887
et Médaille d’honneur du Salon de 1895, il est le sculpteur de la patrie en deuil (
Malédiction de
l’Alsace
), des grandes gloires du passé national (
Vercingétorix, Vauban, Champollion, Diderot,
Gribeauval, Rouget de Lisle
), et son renom reste associé au sursaut d’un pays humilié qui cherche à
se reconstruire. De fait, seule
la Liberté
gagnera le pari de la postérité. Difficile, au moment de la
mort de Bartholdi, le 4 octobre 1904, il y a cent ans, d’imaginer qu’elle deviendra une icône mon-
diale, qu’elle sera la légende d’un siècle : non pas celui qui a vu naître Auguste Bartholdi, mais celui,
commençant, qui l’a vu mourir et qui l’oubliera.
Bartholdi
,
cet inconnu célèbre
octobr
e 2004 - numér
o 188
1
de ce milieu du XIX
e
siècle que les Européens
apprennent alors à découvrir ou à redécouvrir.
Rencontre avec la monumentalité
En Égypte, le jeune artiste et ses partenaires se
confrontent à la monumentalité des ruines
antiques et à leur mise en scène presque théâ-
trale dans le cadre qui les accueille. Quand on
pense au
Lion
de Belfort ou à
la Liberté
de New
York on ne peut pas ne pas revenir à cette leçon
in situ
apprise au contact des vestiges pharao-
niques, de Gizeh à Assouan, en passant par Kom
Ombo et Louqsor. À bord du Jaffar Pacha, leur
cange qui file le long du Nil, les quatre
Européens vivent sur leurs réserves que vient
agrémenter le produit de leur chasse au fusil,
une activité pour laquelle Auguste montre peu
de dispositions.
Une escapade solitaire et imprévue
À peine rentré au Caire, Bartholdi, contrairement
à la mission qui lui imposait en principe de se
diriger vers la Palestine, abandonne ses compa-
gnons et embarque, seul, à Suez à destination du
Yémen. Une décision sur laquelle on s’explique
difficilement, d’autant plus qu’elle n’est pas, à
cette époque, sans périls. Avant de se rendre en
« Arabie Heureuse », Auguste n’est pas sans
savoir que des Européens ont été victimes de
coups de main organisés par des tribus locales.
Le 8 novembre 1855, Bartholdi, alors âgé
de 21 ans, entame un voyage de sept mois au
cours duquel non seulement il remontera puis
descendra le Nil, mais il s’aventurera dans les
régions inhospitalières du Yémen et abordera
même les rives d’Abyssinie. Il part avec un ordre
de mission, signé du ministre de l’Instruction
publique, Hippolyte Fortoul, qui le charge avec
son mentor, le peintre Jean-Léon Gérôme, de
« l’étude des antiquités de l’Égypte, de la Nubie
et de la Palestine ainsi que de la reproduction
photographique des principaux monuments et
des types humains les plus remarquables de ces
différents pays ».
Ce dernier point constitue sans doute une des
curiosités les plus inattendues de l’expédition.
Sur place, le jeune sculpteur va remplir son car-
net de croquis, mais il va surtout rapporter une
moisson photographique impressionnante.
Comme Maxime du Camp et d’autres artistes par-
tis fixer sur leurs plaques les vestiges architectu-
raux des anciens pharaons, Bartholdi fait figure
de pionnier dans l’histoire de la photographie.
Une activité à laquelle il s’est exercé à Paris, pro-
bablement dans un de ces nombreux ateliers de
petits maîtres où les amateurs venaient prendre
des leçons. À côté de ses dessins et caricatures,
essentiellement des portraits, les calotypes de
Bartholdi restent, en tout cas, un témoignage
émouvant — quasi ethnologique — sur l’Égypte
Il demeure quelque temps à Aden, dans la torpeur
étouffante de cette ville encaissée entre deux
montagnes et dont il photographie l’architecture
rudimentaire, puis il se lance dans une longue
errance, à pied et à dos de chameau, qui le
conduit successivement à travers la province
côtière de la Tihâma, à Moka, Zabîd, Bayt al-Faqîh
et Hudayda. Dessins et calotypes, là encore,
alternent entre ses marches et ses étapes. Il veut
s’enfoncer à l’intérieur du royaume de Sanaa,
mais son imprudence faillit lui valoir cher : ren-
contrant un groupe de nomades, il doit rebrousser
chemin précipitamment et peut-être même aban-
donner sur place une partie de son matériel
photographique.
Revenu à Hudayda, il profite de l’embarcation
d’un riche négociant grec de cette cité marchande
pour traverser la mer Rouge et poser pied, deux
jours tout au plus, le temps de quelques croquis
d’indigènes, sur la côte d’Abyssinie. Depuis Aden
où il ne s’attarde pas, il s’apprête à regagner
Suez, Le Caire et Alexandrie d’où, au début de
juin 1856, il embarque pour Marseille.
Treize ans plus tard, Bartholdi reviendra quelques
semaines en Égypte où il s’est fixé un objectif :
convaincre le khédive et Ferdinand de Lesseps, en
train d’achever le canal de Suez, d’ériger à l’entrée
du canal un immense phare dont il a déjà exé-
cuté des maquettes.
Les origines cachées de la statue de
la Liberté
La statue de
la Liberté
détient un double record : c’est le monument le plus connu au monde et un symbole tou-
jours sollicité par l’actualité malgré ses cent dix huit ans. Sa capacité d’anthropomorphisation n’y est pas pour rien. Au lendemain du 11 sep-
tembre 2001, ce qui résumait le mieux l’âme des Américains était peut-être les caricatures montrant
Miss Liberty
assise, pleurant, la tête dans
les mains. Et pourtant, cette universalité cache une totale méconnaissance aujourd’hui des hommes qui ont inventé et créé cette statue, des des-
seins qui furent les leurs et du contexte géopolitique qui était bien peu propice à cette initiative géniale.
Son évolution politique et sa « découverte » de l’Amérique, Bartholdi les doit à un homme qui incarne le combat libéral sous l’Empire : le
constitutionnaliste Edouard de Laboulaye. Sa philosophie est tout entière dédiée à la croyance en la liberté de l’individu et d’association et à la
foi en la propriété, l’État devant être modeste et décentralisé. Son modèle politique, ce sont les institutions américaines. En 1865, Bartholdi est
introduit dans le cercle des libéraux et rencontre Laboulaye. Au cours d’une discussion sur l’amitié entre les peuples, Laboulaye déclare : « Si
jamais un monument était érigé en Amérique en souvenir de son indépendance, il me semblerait tout naturel qu’il fût érigé par un effort com-
mun des deux nations. » Les deux attributs symboliques majeurs de cette statue sont même évoqués : la flamme, qui chasse les fausses idoles, et
la femme, qui serait tantôt une « sœur » évoquant « la justice et la pitié », tantôt une « mère, de l’égalité, de l’abondance et de la paix ».
Ce concept, Bartholdi tente de lui donner naissance dans un contexte tout autre. En 1869, le sculpteur se rend en Égypte pour soumettre au
khédive Ismaïl Pacha un projet grandiose : un phare monumental de 43 mètres qui dominerait le canal de Suez. À l’exception de la coiffe, la
maquette préfigure clairement
Miss Liberty
. Bartholdi a nié de son vivant que
la Liberté
ait pu être un réemploi de ce projet. À tort. Si le
khédive avait déféré à son désir,
la Liberté
ne monterait pas aujourd’hui la garde devant New York ! Il a fallu le choc de la défaite pour que le
sculpteur songe à l’Amérique. En avril 1871, Auguste a mal à la France et paraît désespéré : Colmar est sous la botte allemande, Paris est
encore sous la menace des Communards. Dans une lettre, il confiera : « Après la guerre, lassé de tout et retrouvant mon pays natal prussifié, j’ai
résolu de faire un voyage aux États-Unis… » Sa renaissance artistique, après le viol de son pays natal, Auguste la voit dans le Nouveau Monde.
Bartholdi effectue son premier voyage aux États-Unis en 1871. Pendant ce séjour de trois mois, le Colmarien a noté régulièrement ses impres-
sions dans un carnet qui avait disparu. C’est à New York que nous avons retrouvé ce document inédit et que nous en savons un peu plus sur la
naissance de
la Liberté
. Auguste apprécie assez peu la « froideur » des Américains et leurs mœurs trop frustres. Mais il est fasciné par la jeu-
nesse de ce pays, par son potentiel et l’âpre beauté de ses paysages. D’emblée, il pressent que son art peut connaître un nouveau développe-
ment. Dans ce pays où tout paraît encore possible, il est persuadé qu’il va pouvoir réaliser son ambition majeure : non pas ajouter une statue
supplémentaire à l’art urbain, mais inventer un site et l’associer à un message qui défiera l’espace et le temps.
Le voyage en Orient :
Bartholdi photographe
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L’invention d’un site
Le mercredi 21 juin 1871, il note dans son carnet intime : « En vue de la terre à 4 h du matin.
Nous entrons en rade. Aspect merveilleux de mouvement, d’animation. Débarquement. […]
Je cours jeter un premier coup d’œil à mon projet. La batterie, le parc central, les îles. Puis,
un bain et reposé. » Ce « projet » sera son obsession de tous les instants. Avec une éton-
nante prescience, il identifie d’emblée l’île de Bedloe (aujourd’hui Liberty Island) comme le
lieu qui doit accueillir son œuvre. Dès le lendemain matin, il note : « La petite île me paraît
le point favorable. » Cette intuition de génie ne le quittera plus.
Autant son intuition est brève, autant la réalisation sera longue : 15 ans, jusqu’à l’inaugura-
tion en 1886. Longue et difficile. Difficultés financières d’abord. Un comité franco-américain
est créé qui a en charge de lancer une souscription pour le financement de la statue. L’argent
tarde à venir. Il faut innover, organiser des dîners dans la tête de la statue exposée à Paris,
lancer des loteries, monter des concerts dans le nouvel opéra Garnier. Difficultés techniques
aussi. Comment faire tenir une Dame de près de 50 mètres de hauteur sur un port, qui devra
affronter vents et intempéries ? Bartholdi opte pour du cuivre repoussé, afin d’alléger l’en-
semble. Pour la structure interne, Viollet-le-Duc pense à des sacs de sable. L’ingénieur
Gustave Eiffel le remplace et choisit une structure métallique, une innovation technique
majeure, qu’il reprendra dans la
Tour Eiffel
inaugurée deux ans après
la Liberté
. Difficultés
politiques enfin. L’Amérique n’est guère populaire alors, à gauche comme à droite. On n’ou-
blie pas que le président américain a salué la victoire de la Prusse. Pourquoi l’honorer d’un
présent si coûteux ? Du côté américain, on n’oublie pas l’aventure mexicaine de la France et
le fait que celle-ci a opté pour les sudistes lors de la guerre civile.
Les Américains doivent payer le piédestal auquel la statue doit être arrimée. Pire que de
l’hostilité, ce projet rencontre l’indifférence. Et c’est finalement le peuple américain qui
finance le socle par souscription publique (cf. encart). L’inauguration a enfin lieu, le
28 octobre 1886, en présence du président américain, Cleveland.
Un symbole qui échappe à ses créateurs
Les discours prononcés à cette occasion témoignent déjà de la diversité des sens qu’on prête
à
la Liberté
. Le sens premier, et avéré, est le rappel de l’aide apportée par les Français à l’in-
dépendance américaine. Mais dès l’inauguration, cette dimension est dépassée : liberté du
commerce et de l’industrie pour les uns, liberté individuelle et politique pour les autres, mais
toujours une liberté non libertaire et non révolutionnaire, bien encadrée par les lois et le res-
pect du consensus. Plus discrètement, et sans que les auteurs l’aient vraiment souhaité,
la
Liberté
commence à incarner le drame et l’espérance des immigrés venant en Amérique. Née
des idées libérales et conservatrices, la statue symbolisera longtemps le monde des persécu-
tés, avant de s’identifier à l’Amérique, pour le meilleur et pour le pire. Mais son auteur n’a
pas délivré une clé interprétative unique.
La Liberté
, une icône vide ? Une œuvre polysé-
mique, qui finalement autorise toute… liberté d’interprétation.
On a beaucoup glosé sur le modèle qui aurait
inspiré à Bartholdi les traits de
Miss Liberty
.
Aucune des hypothèses, disons-le tout net, n’est
satisfaisante et surtout authentifiée par une
source fiable. Faut-il ajouter que leur diversité et
la légende qui entoure chacune d’entre elles ne
militent pas en faveur de la crédibilité de l’une
plus que de l’autre ?
On a souvent évoqué Charlotte, la mère
d’Auguste, au prétexte qu’un sénateur, Jules
Bozérian, aurait reçu la confidence de la bouche
même du sculpteur lors d’une soirée à l’opéra.
Son témoignage paraît aussi peu naturel qu’il est
possible. Sans compter que, dans leur corres-
pondance abondante des années 1870, alors
que le visage de
la Liberté
est déjà fixé, ni l’un
ni l’autre n’y fait allusion. Jeanne, l’épouse, est
citée également. Ce n’est pourtant pas la res-
semblance entre le modèle supposé et le
monument qui frappe au premier abord. Et que
dire de la jeune fille aperçue sur une barricade,
le 3 décembre 1851, au deuxième jour du coup
d’État de Louis-Napoléon Bonaparte ? Elle tenait,
raconte-t-on, une torche à la main et aurait crié
« En avant ! » au moment où une balle la trans-
perçait. Belle et pieuse image, mais totalement
incompatible avec l’idée que Bartholdi se fait de
l’Empire et de la politique. Il faudrait parler aussi
d’une prostituée qui aurait posé pour Bartholdi.
En ce temps-là, tous les artistes, c’est bien
connu, puisaient dans leurs mauvaises fréquen-
En 1885, alors que la statue est prête, le piédes-
tal qui doit l’accueillir est dans les limbes.
Bartholdi est au bord du désespoir. La France res-
sent comme un affront cette froideur des
Américains. C’est Joseph Pulitzer, un juif d’ori-
gine hongroise, patron de l’influent
The World
,
qui donne l’impulsion décisive. Comme il a beau-
coup fait pour que Cleveland, le démocrate, soit
élu président, il est convaincu que la presse peut
agir sur l’opinion. Le 16 mars 1885, il publie un
éditorial agressif où il joue la carte populaire :
« De l’argent doit être recueilli pour terminer le
piédestal de la statue de Bartholdi. Ce serait une
honte ineffaçable pour la ville de New York et la
République américaine si la France nous
envoyait ce splendide cadeau sans que nous
ayons même préparé un emplacement pour le
poser... Le Congrès, par son refus de voter les
crédits nécessaires pour terminer les préparatifs
pour la recevoir et l’ériger comme il convient, en
a rejeté la responsabilité sur le peuple améri-
cain… Les deux cent cinquante mille dollars que
la statue a coûté ont été donnés par la masse du
tations les motifs de leurs chefs d’œuvre. Il s’agit
d’un cliché qui vise peut-être la vie sexuelle
du sculpteur et son inappétence étonnante pour
les femmes.
Tentons une dernière possibilité, rarement agitée
et peu exploitée. La duchesse de Camposelice,
femme d’une grande beauté, épouse d’un faux
aristocrate belge et veuve d’Isaac Singer, l’inven-
teur des machines à coudre, a peut-être été l’ins-
piratrice secrète de Bartholdi. À partir du début
de 1878, elle l’aurait reçu avec d’autres artistes
dans son hôtel particulier et aurait accepté de
poser pour lui. On dit même que les amis de la
duchesse reconnurent ses traits quand ils virent
la tête de la statue. Pourquoi pas ? Une objection
tout de même : au début de cette année-là,
c’est-à-dire quelques semaines à peine avant
l’Exposition, Bartholdi, on l’a dit, avait donné un
visage à
la Liberté
… Alors ? Sans doute ne faut-
il rien exclure
a priori,
mais, en retour, doit-on
consentir à tout ? Il est une dernière hypothèse,
vraiment ultime, que l’on évite de signaler parce
qu’elle n’invite guère au rêve : le visage de
la
Liberté
est un produit de synthèse qui ne renvoie
à personne en particulier mais à plusieurs
femmes en général. Décevant, bien sûr, mais, au
fond, tellement plus vraisemblable !
peuple français, par les ouvriers, les commer-
çants, les vendeuses de magasin, les artisans,
par tous quelle que fût leur condition sociale.
Répondons de la même manière. N’attendons
pas que les millionnaires donnent l’argent. […]
Nous publierons les noms de tous les donateurs,
même si le don est infime. Allons, que le peuple
fasse entendre sa voix. »
Si l’Amérique « d’en haut » a failli, l’Amérique
« d’en bas » doit relever le défi.
Vox populi, vox
dei
. Le piédestal de
la Liberté
pouvait tout aussi
bien être le piédestal du peuple qui, ainsi, se
l’approprierait. Pulitzer suggère que chacun des
lecteurs du
World
donne 25 cents et engage ses
amis à faire de même, assurant qu’en une
semaine la somme requise sera réunie. Le jour-
nal publie des lettres émouvantes de ces « gens
de peu » prêts à apporter leur obole à l’œuvre et
à l’idéal, lettres peut-être écrites par… lui-même.
Comme ce Jimmy Palmer qui écrit : « Depuis que
j’ai cessé de fumer des cigarettes, j’ai grossi de
25 livres, aussi, je vous envoie un penny pour
chacune des livres que j’ai obtenues. »
L’appel aux
Américains pour qu’ils sauvent l’honneur
À qui appartient le visage de
la Liberté
?
11
12
L’apaisement du
Lion
Contrairement à ce qu’on a pu croire longtemps,
le Lion
de Belfort n’est pas pourtant, à l’ori-
gine, une œuvre que Bartholdi créa de toutes pièces pour commémorer la défense de la ville !
On sait depuis peu, grâce aux recherches du conservateur du musée Bartholdi de Colmar,
qu’il a réemployé en partie un groupe qu’il avait conçu en 1864 pour un monument en hom-
mage au maréchal Moncey, un des défenseurs de Paris au moment de la débâcle de Napoléon
en 1814. Une maquette montre un lion rugissant, une patte antérieure en l’air, prête à griffer.
Ce modèle fut modifié progressivement par Bartholdi avant d’en arriver à l’animal que l’on
connaît, « acculé et terrible encore en sa fureur », mais beaucoup moins agressif qu’il ne
l’était au départ.
C’est au Jardin des Plantes, à Paris, que l’artiste se mit à l’étude des lions. Dans ses lettres à sa
mère, il raconte comment il les observe derrière les barreaux de leur cage. Une anecdote veut,
par ailleurs, qu’un lion célèbre, Brutus, qui faisait l’admiration des Parisiens de la butte
Montmartre sous la baguette du dompteur Baptiste Pezon, ait été son modèle favori. Toujours
est-il qu’en septembre 1875, enfin, les plans de son « monstre » — ou de son « nourrisson »,
disait-il aussi — étaient terminés. Mais ce n’est qu’au printemps 1876, alors que Bartholdi est
sur le point de se rendre à l’Exposition universelle de Philadelphie, que les premiers échafau-
dages apparaissent, au soulagement des Belfortains qui, les retards s’accumulant, désespé-
raient de voir jamais le monument tant promis. Le chantier allait prendre quatre ans encore.
Inauguré en toute discrétion
L’absence de toute inauguration officielle n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire de
cette œuvre. À la fin de l’été 1880, craignant qu’une cérémonie tapageuse n’excite le courroux
de l’Allemagne, vite portée à accuser la France de préparer une revanche, le gouvernement
fait pression sur la municipalité belfortaine pour que
le Lion
soit salué sans tambour ni trom-
pette. Bartholdi se charge de tirer quelques feux de Bengale, et ce sera tout ! Trois semaines
plus tard,
le Lion
de la place Denfert-Rochereau à Paris, la réplique, en bronze et réduite au
tiers, de son cousin de Belfort, n’a droit, lui aussi qu’à un feu d’artifice de quartier ponctué par
une maigre et silencieuse parade militaire.
Bartholdi n’avait pas voulu que son
Lion
fût annexé par les esprits échauffés du revanchisme.
« Il n’y a rien de violent, et je crois que les bavards qui veulent croire que cela pourrait offen-
ser les Allemands en seront pour leurs frais » (lettre à sa mère, 3 septembre 1875). Il ne sera pas
toujours entendu, surtout à Paris où, dans les années 1880 et 1890, les nationalistes font du
fauve de Denfert un point de ralliement. La désillusion, il la connaîtra à Belfort même, pour-
tant, où la municipalité, détournant le reliquat de la souscription au profit d’un autre monu-
ment, se montrera à son égard, avec l’aide de la justice, d’une goujaterie sans nom.
La célébrité du
Lion
ne résistera pas à la fin de la « guerre de Trente ans » (1914-1944). Il
incarne une époque révolue, un fait historique trop particulier. À l’échelon local, il intervient
de temps à autre, à la faveur d’un événement important. Par exemple, à l’automne 2003, il
apparaît dans un dépliant intitulé « Pour que vive l’Alstom », entreprise dont l’histoire, préci-
sément, est liée à la perte de l’Alsace.
Le Lion
est écrasé par l’autre œuvre emblématique du
Colmarien, la statue de
la Liberté
qui elle, comme l’a dit Victor Hugo, représente « la Paix ».
La Liberté
, contrairement au
Lion
, est moins attachée au contexte de sa création et son uni-
versalisme autorise une appropriation sans limite.
P o u r e n s a v o i r p l u s
Inscrite par le président de la République sur la liste des célébra-
tions nationales, la commémoration du 100
e
anniversaire de la mort de
Bartholdi se traduit, entre autres, par une exposition inaugurée au musée
Bartholdi (à Colmar) le 5 juin 2004, puis transférée à Belfort au musée d’Art
et d’Histoire (Tour 46) où elle y restera jusqu’au 2 janvier 2005.
Robert Belot (professeur d’Histoire contemporaine à l’
UTBM
) et Daniel
Bermond (auteur d’une biographie de Gustave Eiffel), auteurs des textes de
ce numéro, viennent de publier la première biographie historique consa-
crée au sculpteur colmarien :
Barthold
i, Paris, Editions Perrin,
ISBM
: 2262019916.
Crédits photographiques
1-2-3-4-5-6-7-9-10-11-14
—
Musée B
ARTHOLDI
- Colmar - reproduction Christian K
EMPF
8
—
Reproduction du carnet de voyage de Bartholdi
12-13-15
—
Musée B
ARTHOLDI
- Colmar - photo Christian K
EMPF
en direct est édité par :
Université de Franche-Comté
1, rue Goudimel
25030 Besançon cedex
Président :
Françoise Bévalot
tél. : 03 81 66 50 03
en association avec :
Université de Neuchâtel
avenue du 1
er
mars 26
CH-2000 Neuchâtel
Recteur
Alfred Strohmeier
tél. : 41 32 718 10 20
Université de technologie
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de presse : 2262 ADEP
11 numéros par an
Le Lion
de Belfort
D’un simple mémorial voulu par la municipalité de Belfort en hommage aux héros du
siège de la ville face aux Prussiens, entre le 3 novembre 1870 et le 18 février 1871, Bartholdi a
fait une œuvre monumentale, le fameux
Lion
, dont il a eu le génie du choix de l’emplacement.
Dressée contre la paroi de la citadelle, elle domine Belfort dont elle fut l’emblème avant
même que les habitants ne l’aient vue. Dès 1872, ils avaient su qu’un
Lion
formidable serait
construit là — en pierre blanche, avait prévu son créateur qui se rabattit ensuite sur le grès des
Vosges — et, alors que les travaux n’avaient pas encore commencé, ils parlaient du grand
fauve comme d’un mythe déjà familier. Des poèmes et des chansons lui étaient consacrés et
des commerçants empruntaient sa silhouette pour séduire le chaland. Une souscription natio-
nale fut lancée, qui remporta un succès rapide, à la mesure de la vague de patriotisme que ce
monument, sitôt le projet annoncé, avait soulevée dans toute la France, celle des républicains
comme celle des monarchistes.
c o n t a c t
Robert Belot
Laboratoire
RECITS
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