BIOGRAPHIE
Une terrible ascendance
:
Paris, 26 décembre 1883
, au pied de la Butte Montmartre, 8 rue du Poteau, Marie Clémentine Valadon,
dite Suzanne Valadon, accouche vers 13 heures d’un garçon qu’elle prénomme Maurice et nomme
Valadon. Le père est inconnu. C’est un ‘fruit de l’amour’ comme elle le fut, elle-même, dix-huit années
plus tôt. L’héritage familial est lourd puisque pour la mère, comme pour le fils, il se fonde sur l’absence
d’une paternité reconnue, assumée, entière. Il faut donc remonter à la grand-mère de Maurice Utrillo pour
comprendre le contexte familial et social dans lequel l’artiste naît.
Magdeleine Célina Valadon, née en 1830 à Bessines-sur-Gartempe, en Limousin, est lingère lorsqu’elle
épouse Léger Coulaud, un forgeron-mécanicien du village. Ce couple ordinaire, avec deux enfants dont
l’un meurt en bas âge, mène une vie ordinaire jusqu’à ce que Léger se fasse arrêter pour trafic de fausse
monnaie. La sentence est sans appel. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il meurt au bagne deux
ans plus tard. Touchée également par le scandale de cette affaire, Magdeleine s’éloigne un temps du
village et trouve un emploi dans une auberge. Là , devenue veuve mais encore jeune, Magdeleine tâche
de refaire sa vie. Pour son malheur, d’une liaison sans lendemain, lui naît une seconde fille, le 23
septembre 1865. C’est Marie Clémentine Valadon, déclarée à Bessines-sur-Gartempe de père inconnu.
Au déshonneur se mêle la honte.
Une nouvelle fois, sous l’opprobre public, Magdeleine se voit contrainte d’abandonner ses attaches
familiales et son village. Son exil sera à la hauteur de l’ostracisme d’une province conformiste, c’est-à -dire
définitif. Elle n’a d’autre alternative que d’aller tenter sa chance dans une grande ville. Elle décide donc de
‘monter’ à la capitale, emmenant avec elle sa petite Marie Clémentine.
A Paris, Magdeleine finit par s’établir à Montmartre et reprendre son ‘commerce’ de blanchisserie. Il suffit
de voir les représentations contemporaines des blanchisseuses et repasseuse s par Degas pour se faire
une idée de cette existence faite toute de labeur. Le XIX
è
siècle déclinant ne sourit guère aux mères-
célibataires. Aux pénibles conditions de vie et de travail d’ajoutent les difficultés d’élever une enfant qui
très tôt fait montre de caractère.
La petite Marie Clémentine est ainsi placée dans une institution religieuse. Elle y souffre. De ce séjour
forcé, elle conservera toujours le plus mauvais souvenir. Elle s’en échappe dès l’adolescence pour
travailler comme apprentie couturière dans une maison de haute couture. Mais, instable et audacieuse,
elle préfère se lancer à la découverte de la vie animée de l’époque. Elle s’essaie au cirque. Une mauvaise
chute de trapèze la ramène à la réalité. Elle aide alors sa mère à la boutique. Sise impasse Guelma, Ã
Montmartre, celle-ci compte parmi sa clientèle, outre les bourgeois du quartier et les demi-mondaines de
la place Pigalle, les rapins des ateliers d’artistes qui logent à proximité. Une fille belle et désireuse de
croquer la vie de ses jeunes dents avides ne pouvait laisser indifférent ce milieu artiste. Notre jeune
ambitieuse devait être fascinée par cette vie de bohème, apparemment libre, facile et gaie. Toujours est-il
que de poses en aventures, notre grisette devient modèle.
Dans son
Montmartre, hier et aujourd’hui
, Jean-Emile Bayard décrira en 1925 l’étonnante ambiance de ce
quartier : « Vivait à cette époque à Montmartre une population féminine médiocre et débauchée, sale et
criarde, beaucoup de faux modèles, entôleuses le soir. A la place Pigalle, se tenait le rendez-vous de tous
les modèles ; il y avait des « Jésus » et des « Christ », des « saint-Jean » et des « saint-Pierre », des
« Vierge » et des anges de tous les sexes, de tous les âges et de tous les prix. La grisette de Montmartre
m’est toujours apparue introuvable, sans doute se réfugiait-elle dans les bars de la rue Lepic, attendant
les ‘clients’. Avec elle, vivaient le plus souvent les pseudo-rapins, sans moyens d’existence précis. »
Modèle occasionnel, Marie Clémentine apprend vite à se faire apprécier des peintres. Elle intègre leur
atelier et progressivement leur impose son charme et sa jeune beauté. Elle se choisit le surnom de
Suzanne. Convoitée par les hommes, artistes ou pas, elle réussit ainsi à se faire désirer. Elle doit compter
sur son caractère bien trempé pour s’assurer leur respect, voire leur aide.
Notre grisette veut améliorer sa situation matérielle. C’est une femme bien déterminée à se forger une
position sociale. Paradoxalement, c’est dans cet univers d’artistes et de marginaux qu’elle trouve ses
repères et se fixe une conduite. A cet égard, la venue du petit Maurice est malheureuse.
Une enfance malheureuse, une adolescence tumultueuse
:
Fin 1883
, sur l’acte de naissance de Maurice Valadon, Suzanne se déclare encore ‘couturière’, mais elle
a déjà réalisé ses premières études dessinées. Un dessin de sa mère à la sanguine et mine de plomb
atteste de ses débuts prometteurs. La fréquentation des peintres a-t-elle suscité en elle une aspiration,
pour ne pas dire une vocation, ou bien ne voit-elle en cette pratique qu’un moyen de s’assurer la
sympathie, l’amitié, voire le soutien des artistes ? Que la démarche soit intéressée ou purement picturale,
toujours est-il qu’à la naissance de Maurice, notre jeune mère n’a que dix-huit ans, encore un bel avenir
de modèle et une envie folle d’être admirée, reconnue et aimée. Elle rencontre Puvis de Chavannes,
peintre officiel, depuis longtemps établi et couvert de commandes monumentales.
Elle pose ainsi pour la préparation du
Bois sacré, cher aux Arts et aux Muses
, grande décoration que
celui-ci réalisa entre 1884 et 1891 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Elle racontera par la suite
au critique d’art Adolphe Tabarant : « la journée terminée, souvent nous rentrions à pied de Neuilly
jusqu’à la Place Pigalle. Une course ! Alors tout au long du chemin, il ne cessait de parler… Il parlait,
parlait doucement, lentement sans s’arrêter, bavardant de choses et d’autres. Il était curieux comme une
femme. Je l’écoutais marchant auprès de lui sans placer un mot. » Modèle attentif, respectueux du maître,
elle devient sa maîtresse.
Aussi confie-t-elle son fils aux bons soins de la grand-mère. De santé fragile, le petit Maurice est pris de
convulsions, se montre irritable, mais souffre avant tout de l’absence de sa mère. La brave ‘mère
Coulaud’, femme bonne mais faible, ne saura pas plus éduquer son petit-fils qu’elle ne sut éduquer sa
fille. Dépourvue de toute autorité, elle craindra même les colères de Maurice. A deux ans, il manifeste des
crises d’épilepsie dont il conservera toujours quelques séquelles. Il réclame sa mère, et ne vit que dans
son attente.
Le temps s’écoule. Le petit Maurice est scolarisé. Il passe d’une école communale à l’autre. Cet univers
nouveau ne convient guère à son tempérament. Il doit apprendre à vivre avec sa frustration d’enfant
délaissé. Fermement déterminée, sa mère poursuit son chemin dans les ateliers des peintres et
sculpteurs. Entre autres, Suzanne pose pour Renoir, Toulouse-Lautrec et le sculpteur Bartholomé. Elle
pratique toujours le dessin. On lui connaît une sanguine sur papier représentant son fils à deux ans… Elle
multiplie les croquis de son fils ou de sa mère. C’est de l’époque où elle posait pour Renoir que date
l’autoportrait au pastel, aujourd’hui au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Cette vie lui réussit donc
puisqu’elle acquiert les moyens de placer son fils dans une institution privée, l’école de la Flesnelle, rue
Labat. Puis c’est l’école publique de la rue Becquerel. Mais Maurice ne s’adapte toujours pas. Il présente
des difficultés d’apprentissage.
Par la suite, il contera dans son autobiographie : « Je m’y conduis médiocrement, en sors ne sachant pas
encore lire et passe sous silence certaines gamineries inconséquentes. » Il se sent différent. Différent de
se s camarades qui peuvent décliner le nom de leur père et dire ce qu’il fait. Différent surtout de ceux qui
reçoivent toute l’attention et l’affection de leur mère. Lui, à l’âge où l’on veut connaître ses origines, vit
dans l’ignorance et le doute des siennes. Sans père, dépossédé d’une mère qui ne peut lui consacrer tout
son temps et préfère la griserie d’une vie agitée, Maurice supporte de plus en plus mal cette grand-mère
dont il doit subir l’ennui, les souvenirs, les histoires ou les remontrances. Par défaut, ou plutôt par
manque, il sublime sa mère. Il l’imagine aussi idéale qu’elle est absente. En revanche, il hait ses
fréquentations, tous ces hommes qui l’éloignent de lui et l’empêchent d’être heureux avec elle. Prisonnier
de sa frustration, Maurice se laisse emporter par toutes les pulsions contradictoires que peut nourrir sa
sensibilité excessive et quasi maladive.
Maurice a huit ans. L’instabilité de son caractère et ses comportements psychotiques inquiètent de plus
en plus Suzanne. Elle l’emmène à l’hôpital consulter un pédiatre. Là , celui-ci déclare Maurice atteint de
débilité mentale. Il estime qu’il faut l’interner dans un établissement spécialisé. Vexée, Suzanne repart
avec Maurice et le confie de nouveau à sa mère.
Suzanne Valadon reprend ses activités professionnelles et artistiques. Elle pose continûment, dessine,
multiplie les aventures. Par l’intermédiaire du sculpteur Bartholomé, elle rencontre Degas. En découvrant
se s dessins, celui-ci déclare sur le champ : « Ma fille, c’est fait, vous êtes des nôtres… ». Degas lui
accorde et lui conservera toujours une aide indéfectible. Il lui écrit ainsi : « Il faudra bien, malgré la
maladie de votre fils, que vous vous remettiez à m’apporter des dessins méchants et souples. »
A l’occasion de l’exposition universelle de 1889, un certain Miquel Utrillo y Morlius revient à Paris. Cet
ingénieur, peintre, illustrateur, journaliste et critique d’art, a connu Suzanne au début des années 1880.
Par la suite, celle-ci évoquera leur liaison : « Avec Michel, j’ai vécu les meilleures années de ma jeunesse.
A une époque où presque personne ne s’occupait de moi, lui m’encouragea, m’appuya et me soutint… Il
fallait le voir déjà , à l’époque, discuter avec les artistes célèbres… Il étudiait alors à l’Institut Agronomique.
De plus, il peignait, il dessinait… Nous vivions une vie d’art et de bohème. »
Lorsqu’ils se retrouvent à Montmartre, Suzanne et Miquel tentent de renouer les fils de cet amour déchiré.
Le 27 janvier 1891, Miquel accepte même de reconnaître officiellement pour son fils l’enfant de Suzanne.
Maurice s’est enfin trouvé un père. Il s’appellera désormais Maurice Utrillo. Plus tard il signera ses
peintures de ce nom qu’il fera suivre d’un V., l’initiale originelle, l’abréviation pudique, l’aveu d’un manque.
Malheureusement pour le garçon, la relation entre Suzanne et Miquel redevient tumultueuse. En janvier
1893, Suzanne Valadon devient la maîtresse d’Erik Satie dont elle fit la connaissance par l’intermédiaire
de Miquel. L’amant malheureux se retire définitivement, laissant derrière lui une belle sanguine sur papier
de Suzanne avec cette dédicace : « Souvenir de la guerre de sept ans ». Il n’émane plus de ce visage aux
traits sévères, durcis par les épreuves, cet éclat et ce charme qu’on lui reconnaissait sur la photographie
de ses seize ans.
La liaison avec Satie dure quelques mois, juste le temps pour Suzanne de peindre son portrait,
aujourd’hui conservé au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Depuis quelques temps, en effet, elle
est passée à l’huile. Sa technique reste encore proche de celle du pastel.
A partir de la seconde moitié de l’année 1894, Suzanne vit en ménage avec Paul Mousis, au 11, rue
Girardon. Celui-ci, négociant en tissu, puis attaché à la Banque de France, est un homme riche et bon.
Outre la respectabilité, il offre à Suzanne le confort et la possibilité de garantir à son fils une meilleure
éducation. La famille y gagne une stabilité nouvelle. Suzanne renonce aux amours sans lendemain, et se
consacre davantage à la peinture. En novembre, le couple s’établit au 2-4 rue Cortot, dans une maison
qui permet à Suzanne d’y aménager un atelier.
Ses progrès artistiques sont encouragés par Toulouse-Lautrec et Degas, qui la surnomme
affectueusement « cette diablesse de Maria ». Afin de participer à l’exposition de la Nationale de 1895,
Degas engage Suzanne à soumettre ses dessins à Puvis de Chavannes. Le verdict du vieux maître est
méprisant : « exposer à la Nationale, vous n’y pensez pas ! D’abord, de qui êtes-vous l’élève ? Vous êtes
modèle, vous n’êtes pas une artiste. » Qu’à cela ne tienne, Suzanne se passera de son soutien et sera
reçue à l’exposition.
En 1896
, Maurice est présent au mariage de Suzanne Valadon et Paul Mousis. célébré à la mairie du
XVIII
è
arrondissement. Depuis leur rencontre, Suzanne a acquis une certaine maturité et amélioré sa
situation sociale et économique. Grâce à la fortune de Paul, elle peut inscrire Maurice en pension dans
une école primaire privée, l’institution Molin, à Pierrefitte. Dans cette petite ville au Nord de Paris, Paul
loue une maison, 18 avenue de Saint-Denis. Suzanne et lui viennent chaque dimanche rendre visite à la
mère de Suzanne et au petit Maurice. Le cordon ombilical semble renoué. A l’école, où son accoutrement
de citadin le fait distinguer de ses camarades, Maurice se révèle un enfant capable mais sans motivation.
Il demeure agité, voire insupportable. En 1897, il obtient son certificat d’études primaires à Aubervilliers.
L’année suivante (1897-1898), il intègre la cinquième du collège Rollin, avenue Trudaine, à Paris. Il réside
toujours à Pierrefitte chez sa grand-mère. Il réussit une bonne année, reçoit quelques prix et passe en
4
ème
. Malgré une année 1898-1899 assez médiocre, il décroche une mention de « Morale Pratique » et un
prix d’excellence ! Admis dans la classe supérieure, Maurice se fait dès lors remarquer par ses absences,
son indiscipline, sa négligence en cours, son irrégularité. Il passe en conseil de discipline, le 9 janvier
1900. On le juge incapable de poursuivre ses études. Il quitte le collège.
Les tentatives commerciales et l’apprentissage de l’alcool
:
Fév rier 1900
, grâce à l’entregent de Paul Mousis, Utrillo entre en qualité de surnuméraire au service d’un
représentant de commerce. Il n’y reste que quatre mois. Son beau-père devra ainsi le recommander à de
multiples reprises auprès des banques et des établissements commerciaux. A chaque fois, Maurice s’y
fait remarquer par son mauvais caractère et ses accès de colère. Dans son autobiographie, Utrillo conte
une version romanesque de ses « débuts dans le commerce ». Il n’y mentionne pas le rôle pourtant
bienveillant de Paul Mousis, mais reconnaît qu’il était « alors un jeune homme terrible, incompatible à la
carrière commerciale sous quelque forme qu’elle se présente ». Il était d’autant moins disposé Ã
embrasser la « carrière commerciale » qu’il découvrait au même moment les mystères de la dive bouteille
et ses effets secondaires. Sa fragile santé en est immédiatement affectée. Alcoolique, cédant facilement Ã
la colère, le jeune homme devient un « terrible » perturbateur.
En 1901
, la fréquence et la violence accrue des crises de Maurice obligent sa famille à déménager. Elle
s’installe à Sarcelles, près de Montmagny et Pierrefitte. En 1914, Utrillo décrira cet épisode : « …m’étant
fait remarquer un peu partout par ma jeune originalité, les braves P. [Pierrefittois] commencèrent à jaser
sérieusement et à me considérer quelque peu comme déséquilibré. Heureusement, on partit habiter une
commune distante d’environ deux à trois kilomètres de P. [Pierrefitte]. » Là , Utrillo se laisse gagner par
l’oisiveté et l’alcoolisme. « Je commençais au cabaret à prendre la goutte en quelque amitié », écrit-il
dans son autobiographie. Involontairement ou pas, il provoque des « algarades » ou terrifie sa grand-
mère, qui n’est plus à même de veiller sur lui. Parallèlement, Paul Mousis acquiert une petite vigne sur la
Butte Pinson à Montmagny. Il y fait construire un pavillon de trois étages, que la famille aménage en
1905.
En 1902
, Utrillo est installé au 2, rue Cortot, sur la Butte Montmartre. Il reste oisif. Il se souviendra plus
tard que « dès cette époque, ou peu avant mon entrée chez le fabricant d’abat-jour, je m’exerçais déjà Ã
confectionner quelques aquarelles, mais d’ailleurs fort détestables ». Empruntant le matériel de Suzanne
Valadon, il dessine ou peint, sans grande conviction. Peu lui importe, il est proche de sa mère et se
montre plus calme. Un médecin, ami de la famille, le docteur Ettlinger, invite Suzanne à le laisser faire :
« Qu’il porte son intérêt sur quelque chose, puisque rien ne l’intéresse ! » Ses premiers essais picturaux
sont maladroits. Maurice ne s’accroche pas.
Toutefois, à l’occasion des séjours à Montmagny, en compagnie de Suzanne et Paul Mousis, Maurice
réalise ses premiers paysages. Ils ne constituent encore qu’un dérivatif au même titre que l’alcool. Ce
dernier, d’ailleurs, se révèle beaucoup plus puissant. Son pouvoir de séduction lui procure des sensations
de bien-être que le quotidien ne lui offre pas. Il s’y évade. Il s’y libère autant qu’il se soumet à son
emprise. Son état mental empire. Ses accès de colère sont plus fréquents ; ses cri ses, chaque jour, plus
violentes. Paul Mousis, dont la bienveillance, la patience et l’indulgence sont mises à rude épreuve, est
excédé.
Le premier internement
:
Début 1904
, il faut convenir d’une décision et agir. Paul Mousis sollicite l’internement de Maurice. A cet
effet il convie un médecin de quartier, le docteur Willette, le prie d’examiner son beau-fils et de rédiger le
rapport d’examen qui doit faciliter son enfermement : « Le 9 janvier 1904, je soussigné docteur en
médecine de la faculté de Paris, demeurant rue Lepic, ai été appelé rue Cortot, 12, pour examiner
Monsieur Maurice Utrillo, âgé de vingt ans, demeurant chez son beau-père, Monsieur Mousis. […] Il est
mince, de taille moyenne, d’apparence délicate. Le visage est amaigri, le regard mobile, inquiet, l’air
soupçonneux. La parole est brève, impérieuse, légèrement saccadée. On sent pendant l’examen que je
lui fais subir, l’impatience et la mauvaise humeur. Comme antécédents de famille, le père est alcoolique,
la grand-mère paternelle s’est suicidée. Comme antécédents personnels : élevé au biberon, Monsieur
Utrillo s’est bien porté jusque vers deux ans, époque où il a été atteint d’une gastro-entérite grave. Peu de
temps après cette affection, il a commencé à avoir des crises de convulsions survenant toutes les
semaines et ayant duré jusqu’à l’âge de cinq ans. Depuis, son état s’est aggravé ; il est devenu vulgaire
et grossier dans son langage, négligé dans sa toilette et dédaigneux des soins de propreté. Il y a une
huitaine de jours, il s’est plaint de vertiges et a eu de fréquents accès de colère et de fureur qui ont été en
augmentant au point qu’aujourd’hui, il s’est jeté, un couteau à la main, sur sa mère. Puis, il s’est mis à tout
briser dans sa chambre et à jeter des débris par la fenêtre. Un de ses accès de colère a été motivé par le
fait qu’on lui avait pris un pistolet et de la poudre qu’il s’était procuré. Le jeune Utrillo, en raison de son
état de santé, des symptômes qu’il présente, constitue un danger permanent pour les personnes qui
l’entourent et il paraît nécessaire et urgent de le faire admettre dans une maison spécialisée où il pourra
recevoir les soins que nécessite son état et qu’il ne peut recevoir dans sa famille. »
Muni de ce rapport et accompagné de deux témoins, Mousis se rend au commissariat du quartier de
Clignancourt et obtient du commissaire la rédaction d’un procès-verbal qui déclare que Maurice « est
atteint d’aliénation mentale et que son état est de nature à compromettre l’ordre public et la sûreté des
personnes ». Mis à l’infirmerie du dépôt, Maurice est peu après mené à l’hôpital Sainte-Anne à Paris,
dans le servie de psychiatrie du docteur Vallon. Une décennie plus tard, Utrillo inscrira cet épisode sur le
compte de l’alcool : « A la suite de réitérées et nombreuses ingurgitations d’alcool dues au noir marasme
où m’avaient plongé les inconsidérations des humains, j’en étais arrivé à l’état d’alcoolique pur. Bientôt, il
fut de toute nécessité de me faire admettre dans une clinique payante et ce, à seule cause de calmer mes
nerfs,
une maladie nerveuse enfin
. »
Le séjour de Maurice à l’hôpital Sainte-Anne a vraisemblablement ébranlé le couple Valadon-Mousis. On
le voit, Suzanne ne joue aucun rôle dans l’internement de son fils. Elle en est certainement affectée. Nous
ne savons pas quelle fut son attitude ou sa réaction. Toujours est-il qu’à partir de cette époque, les époux
se séparent, se retrouvent, vivent ensemble. Mais les liens demeurent distants. Quelque chose s’est
brisé…
Mi-mai
, le docteur Vallon certifie que « son état est très amélioré » et qu’il « peut être rendu à sa famille ».
Maurice regagne Montmagny. Là , apaisé, il surprend par sa nouvelle attitude. Il se promène, erre dans la
campagne, ne s’intéresse véritablement à rien. Pour autant, on ne voudrait pour rien au monde troubler
son « calme ». On le laisse faire, ou plutôt ne rien faire…
1905-1906. La période de Montmagny ou les débuts prometteurs
:
Toutefois, c’est, semble-t-il, dans cette période d’oisiveté, qu’Utrillo va s’orienter vers la peinture. Il peint Ã
Montmartre, mais plus encore à Montmagny et ses environs. Suzanne Valadon l’encourage de quelques
conseils. Mais, pour l’essentiel, il découvre la peinture en autodidacte. Il utilise des petits cartons sur
lesquels il pose ses couleurs par empâtements. Il emprunte sa technique aux impressionnistes – des
touches en virgules à la manière d’un Pissarro ou d’un Sisley. Mais, il emploie des couleurs sombres, des
ocres vertes et des ocres bleues.
‘Il réalise ainsi un
Paysage de Montmagny
, vers 1905, et
Les Toits
, en 1906, aujourd’hui conservés
respectivement au musée des Beaux-Arts de Lyon et au musée d’Art Moderne du Centre Georges-
Pompidou.
Les Toits
représente un paysage de la banlieue Nord de Paris, noyé entre la végétation et les
cheminées d’usine. Utrillo ne s’occupe guère du dessin. Il n’effectue aucune recherche de composition
particulière. Le
Paysage de Montmagny
est abordé de front et
Les Toits
sont vus en plongée.
C’est alors qu’il se lie d’amitié avec André Utter, tout jeune artiste, de deux ans son cadet. En 1938, celui-
ci rapportera leur rencontre :
« J’avais vingt ans à peine et j’étais venu me reposer d’une vie montmartroise assez dissolue dans la
région, à l’époque très champêtre, de Pierrefitte-Montmagny, la banlieue Nord de Paris. C’est là que je
retrouvais en 1904-1905 un certain « Maurice », ainsi qu’on l’appelait à Montmartre sur la Butte – celui-lÃ
même qui devait devenir Maurice Utrillo […] Il avait à l’époque, et garda cet aspect pendant près de trente
ans, d’un Hamlet de tragi-comédie de tréteaux – figure hâve, cheveux épars, coiffé d’un feutre bossué ; il
allait gesticulant, vociférant – on le sentait en proie à une nervosité congénitale précoce que rien ne
pourrait calmer. Cependant, il peignait… »
1907-1908. La période impressionniste
:
Les deux amis s’accordent pour aller peindre ensemble sur la Butte Montmartre. Ils s’accordent
également parfaitement pour aller boire ensemble. Selon la légende, à la suite d’un après-midi trop bien
célébré, Utter se serait vu obligé de raccompagner son camarade jusque chez lui. Il aurait ainsi fait la
connaissance de Suzanne, dont la relation sentimentale avec Paul Mousis se détériorait progressivement.
A l’avenir, Utter accompagnera toujours plus volontiers son camarade dans le dédale montmartrois, quitte
à l’abandonner ensuite pour rejoindre Suzanne… Utrillo a-t-il déjà conscience de perdre son unique ami ?
Par chance, Utrillo apprécie sa nouvelle existence de peintre. Nourri, logé, entretenu, il échappe aux
préoccupations et aux contraintes du quotidien. Par la pratique de la peinture, il peut vivre plus
sereinement sa marginalité. C’est un artiste !
Du même coup, il évite l’enfermement, tant physique – il va peindre dans les rues de Montmartre et dans
la région de Montmagny – que psychologique – la peinture est une fenêtre ouverte sur le monde. Aussi
met-il plus d’application à se perfectionner. De recherches en tâtonnements, il sent qu’il conquiert sur la
toile et sur lui-même un espace dans lequel il parvient à s’exprimer. Demeurant sous l’influence de Sisley
dont il vient de voir le récente exposition rétrospective, il structure davantage ses compositions. Leur
profondeur est plus étudiée. Les lignes gagnent en fermeté. Le dessin est approfondi. La facture reste
épaisse. Le blanc va devenir la matière à partir de laquelle il déploiera son art.
Pour l’heure, il ne se préoccupe guère de la vente de ses tableaux. Il n’a pas vraiment de marchand. Il
dépose ses peintures, à droite ou à gauche, chez qui veut bien les vendre. Sur la Butte Montmartre,
Anzoli, l’encadreur, établi rue de la Vieuville, le père Sérat, l’ancien boucher Jacobi et Clovis Sagot, les
proposent pour une somme encore très modique. Utrillo ne se fait aucune illusion et se soucie donc peu
de leur valeur marchande. Il aspire surtout aux encouragements et à la reconnaissance.
1909-1914. La période blanche
:
C’est la grande époque d’Utrillo. En ces quelques années, il va exprimer la quintessence de son art.
Pourtant, cette période n’est pas la moins agitée de la vie d’Utrillo.
1909
, au printemps, Utrillo se découvre un premier amateur. Il rapporte l’anecdote quelques années plus
tard :
« Un certain jour de Prairial 1909, j’eus l’heur de plaire à un certain mécène, en l’époque célèbre
commissaire-priseur qui eut l’heureuse inspiration de m’acheter quelques paysages. Moyennant quelques
références que j’avais obtenues par la suite de la complaisance sympathique d’un peintre partisan de mes
œuvres, j’eus l’incommensurable bonheur d’obtenir de deux de mes paysages la somme de deux cents
francs. Ce fut le premier amateur sérieux et intelligent qui s’intéressa vivement à mes productions d’Art. »
Ce mécène qui deviendra l’année suivante son marchand, c’est Louis Libaude. Visitant la galerie de
Clovis Sagot, il remarque une représentation de
Notre-Dame de Paris
par Utrillo. Aussitôt, il s’enquiert de
la vente de la peinture auprès de Suzanne Valadon. On conserve cette correspondance :
« Madame, n’ayant pas de nouvelles de mon ami Emile Bernard, je ne sais s’il vous a fait la commission
dont je l’avais chargé, avant son départ. Je l’avais prié de vous dire que je serais acquéreur du tableau de
votre fils,
Cathédrale N.-D. de Paris
, vu par moi chez Sagot, au prix de cinquante francs.
Ce prix vous paraîtra peut-être modique, mais les tableaux m’ont déjà été offerts par un marchand à 75
francs.
Il serait nécessaire, bien entendu, que je revoie ce tableau pour le reconnaître et éviter toute confusion.
Ce prix resterait entre nous – je n’achète plus guère d’œuvres de jeunes, mais je fais exception pour
Monsieur votre fils parce que son talent m’intéresse particulièrement. »
C’est en effet de cette dernière époque que datent les premières représentations de cathédrales,
notamment celles de Paris et de Reims. On relève dans le même temps l’attitude de Libaude qui tente de
négocier directement l’achat de la peinture avec Suzanne plutôt que de reverser une commission à Sagot
qui avait reçu le tableau en dépôt-vente.
1909
, c’est également la première participation de Maurice Utrillo à une exposition publique. Il présente
deux peintures au Salon d’Automne, dont un
Pont Notre-Dame
. Même si les œuvres passent inaperçues,
l’événement est capital dans la vie de Maurice. Il effectue à cette occasion son entrée officielle dans le
monde des arts. C’est déjà une certaine forme de reconnaissance. En outre, cela signifie qu’Utrillo a
acquis une maturité certaine dans l’expression picturale. Il n’est donc pas surprenant que 1909 soit une
année de grande production tant par la quantité que par la qualité.
1909
enfin, marque la rupture du couple Valadon-Mousis. Les époux sont séparés. André Utter qui a
réussi la conquête de Suzanne, vit à ses côtés en permanence. Les amants occupent l’atelier du 12 rue
Cortot, juste en face de l’appartement de Paul Mousis ! Blessé, ce dernier entame une procédure de
divorce. Dans le courant de l’année, Suzanne, André, Maurice et la grand-mère Coulaud, emménagent
dans le pavillon de la Butte Pinson, Ã Montmagny.
1910
, l’année débute assez mal pour Suzanne. Paul Mousis lui reproche ses dépenses. Depuis qu’il se
sait trompé, il lui refuse tout, attendant que le divorce soit prononcé. A Montmagny, les difficultés
financières, résultant de cette rupture, s’accumulent. Suzanne et Maurice n’ont guère de ressources.
André Utter est un jeune peintre sans fortune personnelle. Il semble bien qu’Utrillo soit obligé de travailler
un temps aux carrières de plâtre de Montmagny. Ce qui ne l’empêche aucunement d’assurer toutes les
stations de son chemin de croix éthylique, allant de provocations publiques en postes de police. Utter doit
souvent intervenir comme camarade et comme père protecteur. Quand il ne travaille, ni ne peint, Utrillo
essaye de vendre ses peintures.
Adolphe Tabarant fait remonter à 1910 la rencontre anecdotique entre Maurice Utrillo et Francis Jourdain.
De retour à Paris, un après-midi d’ivresse, Utrillo se rend à la galerie Druet, rue Royale, pour proposer ses
tableaux. Tabarant rapporte la scène :
« Utrillo fit une apparition chancelante et complètement avinée portant sous le bras des cartons peints.
Francis Jourdain se trouvait là . Il voyait devant lui cet individu se raidissant et marchant comme un
automate qui fit le tour de la salle en présentant à qui voulait les lui acheter ses œuvres sans dire un mot.
Personne ne prenait le temps de jeter un coup d’œil.
On s’amusait de son intervention inopinée. L’une de ses peintures,
Arbres en fleurs à Montmagny
(un
carton de 10), attira l’attention de Francis Jourdain qui la fit remarquer à Druet en lui conseillant de
l’acheter. Mais, c’est Monsieur Chappedelaine, le comptable de la maison, qui offrit quarante francs Ã
Utrillo qui s’empressa d’accepter. »
Parallèlement, Louis Libaude qui sent s’épanouir le talent d’Utrillo, tente, de son côté, d’acquérir ses
tableaux. Il fait le tour des dépôts-vente de Montmartre dans lesquels l’artiste a pu laisser quelques
œuvres, et les achète sur le champ. Il s’en procure une bonne demi-douzaine qu’il revend avec succès…
1911
, la séparation entre Paul Mousis et Suzanne est confirmée par la Cour d’Appel du tribunal de la
Seine. Le divorce est prononcé aux torts de Suzanne qui parvient néanmoins à conserver le pavillon de la
Butte Pinson, Ã Montmagny, ainsi que la maison-atelier du 12, rue Cortot, Ã Montmartre. Elle a donc
réussi à sauver plus que les meubles. Et, à l’âge où la beauté perd de son éclat, elle redécouvre le grand
amour avec André Utter, d’une vingtaine d’années plus jeune qu’elle. Cet épanouissement se ressentira
jusque dans sa palette qui gagne en intensité et coloris. Elle emploie plus d’une dizaine de couleurs pour
se s natures mortes.
1911
, pour Utrillo, c’est la poursuite de ses déambulations alcooliques. Il peint, certes ; mais se grise
toujours d’alcool à outrance. De l’outrance à l’outrage, il n’y a qu’un verre qu’Utrillo descend allègrement.
Le 10 mai, la 11
è
Chambre du tribunal correctionnel de Paris l’accuse d’ivresse et d’outrage à la pudeur
pour avoir, le 12 avril précédent, place du Tertre, mis « à nu ses parties sexuelles sur la voie publique aux
regards des passants ». Le jour du jugement, le peintre se rappelait-il avoir commis cet attentat à la
pudeur ? C’est peu probable. La cour le condamne « à cinquante francs d’amende pour le délit et à cinq
francs d’amende pour la contravention. »
En automne
, Utrillo fait la connaissance d’un personnage singulier, César Gay. Cet ancien gardien de la
paix tient sur la Butte Montmartre, 1 rue Paul Féval, un débit de boisson, le ‘Casse-Croûte’. Il est
également propriétaire d’un restaurant, 33 rue du Mont-Cenis, que lui loue Marie Vizier sous l’enseigne de
‘La Belle Gabrielle’. Là , Maurice Utrillo trouve gîte, couvert et boisson. Le père Gay et Marie Vizier lui
permettent de peindre dans l’arrière-salle de leur café. Pour le contraindre à travailler sérieusement, ils le
‘bouclent’ parfois et le privent de vin. Dans l’impossibilité de s’échapper, il s’applique alors à terminer ses
peintures. Le père Gay les accroche alors dans la salle de son café. La vente heureuse de ses tableaux
permet à Maurice Utrillo de bénéficier de sa protection. Il passe ainsi jour et nuit de l’un à l’autre de ces
estaminets. Par affection pour Marie Vizier qu’il surnomme la ‘Belle Gabrielle’, il refait toute la décoration
picturale de son restaurant. Tabarant nous rapporte qu’il ira jusqu’à peindre une composition sur les murs
des toilettes ! Utrillo conserva toujours à l’égard de César Gay une sincère amitié, qui était réciproque. Il
lui enseigna un certain temps sa manière de peindre et lui dédicaça, beaucoup plus tard, son
autobiographie.
En ces lieux, Utrillo se découvre, en quelque sorte, une seconde famille qui non seulement l’accepte, mais
lui reconnaît également du talent. Sa notoriété d’artiste s’étend sur toute la Butte Montmartre et tend Ã
égaler celle, non moins importante, d’alcoolique invétéré. A la suite de Clovis Sagot et de Louis Libaude,
d’autres marchands se disputent ses tableaux. Henri Delloue, marchand établi 66 rue de Clignancourt,
remarque à son tour ses peintures, lors d’une visite au ‘Casse-Croûte’. Paris s’apprête à accueillir Utrillo.
1912
Libaude, qui a parfaitement senti la valeur montante des peintures d’Utrillo, décide de passer Ã
l’échelle supérieure et traite directement avec le peintre. Utrillo devient une affaire commerciale. Aussi,
Libaude lui établit-il une convention d’exclusivité, par laquelle Utrillo s’engage à lui remettre toute sa
production en échange de revenus modestes, mais réguliers. Cette rente mensuelle va assurer la stabilité
financière de la famille. Les prix des peintures de Maurice rivalisent déjà avec ceux que Suzanne obtient
pour ses toiles. André Utter, quant à lui, ne croit guère en son propre talent, et va progressivement
abandonner la peinture pour veiller avec Suzanne aux intérêts de Maurice. Mais force est de constater
que l’accord passé entre le peintre et le marchand ne sera pas respecté, du fait de chamailleries entre
Valadon et Libaude…
En av ril
, Maurice Utrillo expose six peintures chez Druet. C’est Jourdain qui, à la suite d’un tirage au sort,
désigne Utrillo pour participer à la troisième exposition de groupe de la galerie Druet. Les six paysages de
retiennent guère l’attention des visiteurs. Libaude demeure le marchand qui croit le plus en l’avenir
d’Utrillo. Adolphe Tabarant rapporte que « Francis Jourdain accompagnant le docteur Elie Faure chez
Libaude à quelques jours de là , fut surpris d’y voir quantité de tableaux en provenance de chez Druet. Il
en acquit deux pour deux cent cinquante francs. Il fut si content qu’il amena tous ses amis chez Libaude,
à commencer par Mirbeau qui arrêta son choix sur un Utrillo rappelant, disait-il, les Pissarro de la
meilleure époque. Il amena Paul Gallimard, puis les frères Kapferer. Tous achetèrent chez Libaude des
Utrillo ».
Mais Libaude a des prétentions de chef d’entreprise et s’imagine régler la production d’Utrillo en fonction
de la demande. Le 18 avril 1912, il écrit à l’artiste :
« Depuis les premiers jours d’avril vous m’apportez un tableau tous les deux jours. Cela est beaucoup
trop et je crains que cette production hâtive ne nuise à votre peinture. Je crois qu’on ne peut acquérir une
réputation sérieuse qu’avec un travail assidu. »
De telles recommandations déplaisent à Suzanne qui accepte d’autant plus mal les exigences du
marchand qu’elle estime son fils mal rétribué. Elle menace Libaude de divulguer ses prix. Et, craignant
que l’œuvre de Maurice ne soit monopolisée dans les mains d’un seul marchand, elle n’hésite pas Ã
cacher quelques tableaux afin de les vendre sur la Butte Montmartre, en cas de nécessité. Finalement,
Suzanne Valadon consent à les céder à Libaude pour une centaine de francs.
Fin av ril-début mai
, la santé de Maurice se dégrade à vue d’œil. Tabarant fait appel à Libaude pour qu’il
prenne en charge l’hospitalisation de l’artiste. Le marchand récuse tout engagement à son égard et tient
même à préciser par courrier qu’ « il n’y a jamais eu de traité régulier entre Utrillo et moi. Il n’y a eu – et il
n’y aura jamais – qu’une convention morale ». Envenimées, les relations entre Suzanne et Libaude
deviennent vite exécrables. Après quelques rencontres houleuses, Libaude accepte de payer
l’internement de Maurice. Il écrit à Valadon : « Le docteur Elie Faure m’indique la Maison du docteur
Revertégat à Sannois qui consentirait à se charger de votre malade pour 300 francs par mois. » Elie
Faure démentira, plus tard, avoir été l’intermédiaire entre Libaude et Revertégat. Fin mai, Maurice Utrillo
intègre docilement sa clinique, sise 17 rue Rozée, à Sannois. Accueilli avec chaleur, traité avec
bienveillance, Utrillo recouvre vite sérénité et santé. Dans ses mémoires, il ne manque pas de rappeler ce
séjour dont il conservera toujours l’heureux souvenir :
« Là -haut, sur les hauteurs de la colline de Sannois, la vue s’étend vaste et profonde dans un cercle
visuel d’un rayon d’au moins sept lieues terrestres, mais en reportant ses regards sur le village cité plus
haut, on aperçoit une maison quelque peu bourgeoise que nulle enseigne ou plaque de publicité ne
dépare.
C’est là que las des humains, de leurs tracasseries et quelque peu fatigué par les abus de l’alcool,
réglementaires en ce charmant quartier de Montmartre, c’est dans ce séjour hospitalier, calme et
silencieux, que je dirigeai mes pas vers le courant de ce printemps fleuri de cette année 1912. Cette
maison médicale dirigée par un docteur d’élite excluait toutes maladies mentales (voire fous
inguérissables), épileptiques, morphinomanes, furieux et autres infirmités qui déparent par suite des
débauches des hommes, la triste humanité.
On m’y reçut très bien, nourriture excellente, comme boisson de l’eau pure, aseptisée, chambre très
confortable, parc conséquent et toutes sortes de distractions. Permission de fumer et café après le
déjeuner et l’après-midi à quatre heures. Hélas, que n’ai-je profité des conseils humanitaires de cet
aimable docteur qui me recommandait d’une manière formelle de m’abstenir de toute liqueur alcoolique.
Je n’aurais été entraîné par la suite dans le tourbillon des turpitudes humaines. »
En attendant, il lui est permis de sortir de la clinique. Se référant au système de l’‘open-door’, qui traite les
malades mentaux comme des pensionnaires de passage, le docteur Revertégat essaye, dans les limites
de l’acceptable, de préserver l’autonomie de ses patients. Puisqu’Utrillo est un artiste, il l’encourage donc
à aller peindre dans les environs. Ainsi Utrillo en profite-t-il pour se promener et exécuter des peintures
dans les rues de Sannois, sur la butte du mont Trouillet ou sur la route de Saint-Ouen-l’Aumône. Cette
liberté encadrée lui est agréable. Qui plus est, la thérapie se révèle efficace. Fin juillet, sur la proposition
d’un ami de la famille, le médecin accepte qu’Utrillo aille en Bretagne finir sa convalescence.
Louis Libaude, qui apprend la nouvelle, tient immédiatement à rappeler au peintre ses engagements. Il lui
adresse la lettre suivante, le 27 juillet 1912 :
« J’ai appris que vous alliez quitter Sannois pour aller en Bretagne. Je tiens à vous rappeler, avant votre
départ, que je serai heureux désormais d’avoir exclusivement des toiles de 25. Les tableaux que je vous
ai achetés, tout récemment, sont déjà piqués, et je serais obligé de vous demander pour ce motif
quelques petites retouches, lors de votre retour à Paris. Il est entendu que vous voudrez bien me livrer six
toiles par mois et que vous n’en ferez pas d’autres pour personne. Je pense que nous sommes bien
d’accord, j’espère que nous le resterons longtemps, ce qui sera profitable à vous comme à moi. »
Richmond Chaudois, l’inspirateur du voyage, Suzanne Valadon et André Utter emmènent ainsi Maurice
Utrillo se reposer sur l’île d’Ouessant. Les estivants séjourneront plus de deux mois dans l’île. Là ,
respectant la volonté de Libaude – pas plus de six peintures par mois – Utrillo ne semble pas avoir peint
plus d’une douzaine de paysages ainsi que deux petits cartons. Suzanne Valadon signa ces tableaux du
nom de son fils conformément au désir du marchand qui trouvait la signature d’Utrillo trop empâtée…
Fin octobre
, tout le monde est de retour à Paris. Utrillo participe alors au Salon d’Automne. Il y expose
deux peintures : une
Rue à Sannois
, et une
Rue au Conquet
. Nous ne connaissons pas la réaction du
public, si réaction il y eut.
Décembre 1912
, la santé d’Utrillo se dégrade. Il faut de nouveau l’admettre dans la clinique de Sannois.
1913
, excepté un voyage de deux mois en Corse, en automne, Maurice Utrillo passe pratiquement toute
l’année dans la clinique du docteur Revertégat à Sannois. Pour autant, 1913 n’est pas une année morte
puisque ses œuvres vont être exposées, notamment au Salon des Artistes Indépendants. Suzanne
Valadon et André Utter, qui participent personnellement à l’exposition, se chargent de présenter ses
tableaux.
Louis Libaude reconnaît sincèrement la valeur et le talent de son artiste. Pour cette raison et compte tenu
de leur accord, il n’accepte pas d’être la dupe des manigances d’Utrillo et encore moins de celles de
Suzanne Valadon. Aussi, début mars 1913, lui adresse-t-il ce courrier :
« Il y a tableau et tableau comme il y a fagot et fagot. Il est bien entendu que dans le cas où vous
m’offririez des toiles de la même qualité que celle que je vous ai achetées à vous ou à Madame Valadon,
les 13 et 14 janvier derniers, et que vous avez mises en réserve (
Une rue à Sannois
, l’
Eglise du Conquet
,
Villepreux
, etc.), toiles que je considère évidemment comme supérieures, je n’hésiterais pas à vous les
payer le même prix (50 francs). J’espère que vous voudrez bien me réserver la première vue. »
Afin d’être parfaitement compris, Libaude croit bon d’assurer sa mainmise sur le peintre et l’avertit une fois
de plus :
« Vous savez que nous n’avons intérêt ni l’un ni l’autre à laisser tomber les cours que j’étais arrivé Ã
établir pour vos tableaux. Or, cela se produira forcément si vous vendez des toiles à des marchands qui
ne peuvent les garder, et qui sont obligés pour vivre, de les réaliser dans un bref délai. »
Puisqu’il bénéficie du quasi monopole de sa production, Libaude décide l’organisation à la Galerie Eugène
Blot de la première exposition particulière de Maurice Utrillo. Cette galerie est bien située dans le 8
è
arrondissement, au 11, rue Richepanse. Qui plus est, c’est un ami de Libaude. Aussi celui-ci n’éprouve-t-il
guère de difficultés pour le convaincre de l’intérêt d’une exposition Maurice Utrillo. Libaude prend en
charge la rédaction du catalogue qu’il préface sous le pseudonyme de Louis Lormel. 31 peintures des
années 1912-1913 sont ainsi exposées du 26 mai au 1
er
juin 1913.
Seul Adolphe Tabarant, dans
L’Action
du 31 mai 1913, rédige, sous le pseudonyme de ‘l’amateur avisé’
une critique de l’exposition. Deux peintures, seulement, trouvent un acquéreur. Le public ne boude pas
l’exposition ; il reste indifférent. C’est donc un échec. Libaude est désemparé. Il estime une nouvelle fois
qu’Utrillo produit trop et que cette abondance de peintures dessert tout le monde. Aussi adresse-t-il Ã
Suzanne Valadon le 28 juin 1913 la lettre suivante :
« Pour vous être agréable ainsi qu’à votre fils, je m’étais engagé à lui prendre six tableaux par mois, à la
condition, bien entendu, que ces tableaux me plaisent et qu’il n’en fasse pas davantage. Or, en avril, j’ai
eu 8 tableaux ; en mai, j’en ai eu 10 (dont un de 100 francs) ; en juin, j’en ai eu 15 !… C’est vraiment trop.
La peinture d’Utrillo m’intéresse beaucoup, vous le savez, mais enfin, je ne peux me laisser entraîner Ã
des achats qui sont, pour moi, exagérés, puisque je n’en vends pas ou si peu !
Chez moi, depuis un an, je n’ai vendu qu’un seul tableau : à Monsieur Ducker, envoyé par vous.
J’ai voulu parler de ces choses ce matin à Utrillo, mais il m’a dit que cette question d’affaire lui était
désagréable.
Je crois donc devoir m’adresser à vous pour vous rappeler qu’il doit faire six tableaux par mois, et pas
plus, suivant nos conventions, pendant son séjour de deux mois en Corse, et sans engagement de ma
part pour l’avenir, bien entendu. »
Le voyage fut retardé. Ce n’est qu’en octobre que Maurice Utrillo, Suzanne Valadon et André Utter partent
pour la Corse. Ils s’établissent à Belgodère en Haute-Corse. Dans son autobiographie, Utrillo retient de ce
séjour une carte postale littéraire :
« La Corse est un pays pittoresque et agréable à parcourir. Rien n’y manque, la Mer, les Montagnes
principalement et la forêt, le maquis où maints brigands célèbres s’illustrèrent. J’ai souvenance de
certaines femmes en apparence, et peut-être en réalité, innocentes qui me plaisaient quelque peu. En
Corse, le vin est bon, la nourriture quoique épicée est potable et supérieure à celle de beaucoup de
restaurants parisiens. »
Outre le souvenir d’avoir évité de justesse une chute dans un précipice, Utrillo ramène de ses excursions
à dos de mulet en Haute-Corse, une vingtaine de toiles parmi lesquelles on relève des représentations de
l’
Eglise de Murato
, du
Couvent de Piedicroce
, du
Couvent au pied du Mont Cinto
, d’une
Rue à Corte
.
Peu après son retour, par l’intermédiaire de sa mère, Utrillo fait la rencontre d’un nouveau marchand d’art,
Monsieur Marseille. Ce propriétaire d’une galerie de la rue de Seine se montre vivement intéressé par
l’œuvre d’Utrillo et lui propose un généreux contrat. Découvrant le danger de cette concurrence, Libaude
s’empresse d’écrire à Suzanne Valadon :
« Je suis en pourparlers pour vendre plusieurs Utrillo. Cela me redonne du courage et je vous demande
de ne rien conclure avec Monsieur Marseille avant l’expiration de notre convention. »
Mais l’offre de Marseille qui prévoit à Maurice Utrillo un revenu mensuel de 400 francs contre l’ensemble
de sa production, sans limite d’aucune sorte, ne peut souffrir la comparaison avec les exigences de
Libaude. L’accord est promptement conclu. Pour son malheur, Utrillo profite de cette entrée d’argent frais
pour reprendre ses pérégrinations alcooliques sur la Butte Montmartre. On le retrouve au ‘Casse-Croûte’
ou chez la ‘Belle Gabrielle’. La sanction ne se fait pas attendre. A Noël, Utrillo doit de nouveau subir une
cure de désintoxication dans la clinique du docteur Revertégat.
1914
, tout le premier semestre de l’année, Maurice Utrillo est à Sannois. Retrouvant l’atmosphère sereine
de l’hôpital, Utrillo se remet à peindre avec entrain. Sa production est abondante. Qui plus est, ses
peintures trouvent des acquéreurs. En effet, le 2 mars 1914, sous la responsabilité du directeur des docks
de Marseille, plusieurs particuliers mettent aux enchères leurs collections. Divers Utrillo sont ainsi mis en
vente par Maître Henri Beaudoin, commissaire-priseur, assisté de MM. Josse, Bernheim-Jeune et Druet.
Sous le curieux titre de « La Peau de l’Ours », la vente à l’hôtel Drouot à Paris dépassa toutes les
espérances.
Louis Libaude croit pouvoir en profiter pour renouer de bonnes relations avec Utrillo et ses proches. Il écrit
ainsi à André Utter, ce même mois de mars :
« J’espère que Maurice Utrillo ne me traitera pas moins bien que Monsieur Marseille, à qui il a livré 24
toiles en trois mois. »
Visiblement, Libaude a changé d’attitude puisqu’il souhaite que « le malade ne soit pas remis en liberté ».
Il s’en explique dans une lettre datée du 17 avril : « Il est évident, que si Utrillo sortait de sa maison de
santé et recommençait à inonder Montmartre de productions hâtives, je ne pourrais continuer de
m’entendre avec lui. » Et il exige « au moins quatre toiles par mois de 20 ou de 25 ».
Fin av ril
il renouvelle ses inquiétudes à Suzanne Valadon :
« Je ne peux que vous confirmer ce que je vous ai déjà dit souvent : Maurice Utrillo est un malade,
probablement inguérissable, plusieurs médecins me l’ont dit, l’on ne peut tabler sur la production régulière
d’un malade, non plus que sur l’exécution stricte de ses engagements. Voilà pourquoi je suis obligé de
faire toutes réserve s pour le cas où Maurice Utrillo sortirait de sa maison de santé et ne serait plus sous la
tutelle bienveillante de sa mère. Vous n’ignorez pas qu’il a été jusqu’à signer des toiles qui n’étaient pas
de lui. »
Le 15 j uin 1914
, abusé par le succès de « La Peau de l’Ours », le marchand Delloue propose quelques
Utrillo à l’Hôtel Drouot. Cette fois, la vente est un échec. L’
Eglise de Montmagny
ne dépasse pas les 60
francs. Delloue est même contraint de racheter une dizaine d’œuvres.
Loin de ces spéculations, Utrillo demeure à Sannois. Réitérant sans cesse ses impératifs, Libaude réussit
à contrarier définitivement Suzanne Valadon et André Utter qui décident de mettre un terme à leurs
relations d’affaires. Le marchand en prend acte et leur écrit le 14 juillet 1914 qu’il « rend sa liberté Ã
Utrillo ». Il est possible que l’échec de la récente ventre Delloue ait influencé cette séparation.
A divers titres, 1914 marque la fin d’une époque. L’accord avec Libaude est brisé. Utrillo perd sa rente.
Peu après, il quitte la clinique du docteur Revertégat pour se présenter aux autorités militaires. Le 29
août, il est exempté pour raison médicale. Mais la guerre est dans tous les esprits. Dans ses souvenirs,
Utrillo note : « Que vouliez-vous que je fisse, me croiser les bras à l’heure où tant de braves vont offrir en
holocauste leur sang pour le sol natal ? Je m’adonnai à mon Art et peignis de nouveau la Cathédrale de
Reims. Ici, amis lecteurs, la plume m’est d’un secours impuissant pour expliquer le sentiment d’atroce
amertume qui s’empara de mon âme et de tout mon être à la nouvelle de la destruction de cet admirable
édifice… » Le 1
er
septembre, Suzanne Valadon et André Utter s’épousent. Maurice perd un ami pour un
beau-père. A la fin du mois, celui-ci s’engage sous les drapeaux. Suzanne se retrouve seule. Egalement
seul, Maurice s’en va rejoindre ses amis du ‘Casse-Croûte’ et de la ‘Belle-Gabrielle’…
1914
enregistre donc la fin de cette période dite « blanche ». Elle aura été productive : on recense
plusieurs centaines d’œuvres entre 1909 et 1914.
1915-1924. La période colorée
:
Le 7 décembre 1914
, sous l’emprise de « ce démon pernicieux et fauteur de folie », ainsi qu’Utrillo l’écrira
lui-même à sa mère quelques jours plus tard, il frappe une dame François à coups de casserole et brise la
glace d’un avertisseur d’incendie ! Aussitôt arrêté et mené au commissariat du XVIII
ème
arrondissement, il
est peu après placé à l’hôpital Sainte-Anne. Il y reste interné trois semaines. Il est alors transféré à l’asile
clinique de Villejuif. Sur le bulletin d’admission, le docteur Colin mentionne que « M. Maurice Utrillo est
atteint d’alcoolisme chronique. Ethéromanie. Calme en ce moment, ne paraît pas présenter de délire ». Le
18 janvier 1915, il sort officiellement « guéri des troubles mentaux qui avaient motivé son entrée » ! Il est
probable qu’Utrillo ait été remis en liberté pour être immédiatement incorporé dans les armées en guerre.
A peine sorti, Utrillo est en effet convoqué à Argentan par les autorités militaires. Cependant le 20 janvier,
compte tenu de ses antécédents et à la suite d’un examen médical, il est définitivement exempté, par le
Conseil de révision qui le déclare inapte au service national en raison de ‘maladie nerveuse’.
De retour à Paris, Utrillo regagne son domicile du 12, rue Cortot, et reprend ses fréquentations sur la
Butte Montmartre… Auprès de César Gay et de la ‘Belle Gabrielle’, il exécute ses tableaux en recherchant
de nouveaux accords de couleurs. Son autobiographie témoigne de cette évolution :
« Parmi les productions ou tentatives d’Art issues de mon cerveau, je retiendrai les productions que je
confectionnai pour Monsieur Gay. Parmi les nouvelles nuances mauves et roses d’un ciel printanier, au
contact dur et terne de plâtre rugueux, s’allie un franc caractère montmartrois. »
Le 20 j uin 1915
, à l’âge de 85 ans, la grand-mère Coulaud meurt.
Tout au long de l’année, Maurice Utrillo égrène ainsi les tableaux, les bistrots et les esclandres. Il n’est
donc pas surprenant de le retrouver, ce 27 décembre 1915, à l’hôpital de Villejuif. C’est André Utter, alors
en permission, qui l’y conduit directement. Il est muni d’un certificat du docteur Revertégat qui décrit le
peintre « atteint de dégénérescence mentale avec impulsions dipsomaniaques ayant amené un état
d’alcoolisme chronique avec des accès subaigus, accompagnés d’idées de persécution, d’interprétations
délirantes, d’illusions sensorielles et d’excitations avec violences contre son entourage et bris d’objets. Il
prétend que la bande de Montmartre le poursuit partout, envoie des émissaires pour l’injurier ; que les
femmes se moquent de lui dans la rue ou le provoquent. Il se voit entouré d’esprits malfaisants et le soir
aperçoit des figures grimaçantes »… Utrillo reste interné plus de dix mois.
C’est dire que Maurice Utrillo passe pratiquement toute l’année 1916 à l’ombre des murs de l’hôpital de
Villejuif. On demeure peu informé sur son séjour. On sait qu’il y peint. Une lettre qu’il adresse à César
Gay, le 28 septembre 1916, nous renseigne sur sa déplorable condition d’interné :
« Ici, la vie n’est pas drôle du tout. Il faut s’y faire et se raisonner, dans ce milieu maladif… vous qui,
privilégié, êtes resté sur cette pittoresque butte, qu’y a-t-il de nouveau ? Que se passe-t-il ? Quels sont les
potins du quartier ? […] Il est regrettable que les tristes faits qui m’ont conduit ici se soient passé s. Je
serais à mon aise près de vous, installé dans votre chambre, à composer un motif de route aux maisons
peintes à la chaux, ou tout autre ! »
Le 8 novembre 1916
, le docteur Colin autorise enfin sa sortie. Utrillo « ne présente plus les troubles
mentaux qui avaient motivé son entrée » et peut « être rendu à sa mère qui le réclame et s’engage à le
surveiller ».
Afin de le protéger, il semble bien que Suzanne ait envisagé de le marier à son modèle, Gaby. Elle
annonce ce mariage à Tabarant. Cet espoir ne connaîtra aucune suite…
Parallèlement, le milieu artistique parisien s’intéresse de plus en plus à sa peinture. En mai 1917,
Bernheim-Jeune présente à l’occasion d’une exposition de groupe quelques-unes de se toiles dans sa
galerie. Le marchand Delloue profite de la rupture entre Utrillo et Libaude pour nouer des liens plus
solides. Il parvient à devenir son principal marchand et lui loue une chambre d’hôtel, 70 rue des
Poissonniers.
En j uin 1917
, Suzanne Valadon part pour Belleville-sur-Saône rejoindre André Utter qui, blessé par un
éclat d’obus, y séjourne en convalescence. Utrillo se retrouve seul.
Il regagne sa Butte Montmartre et se fixe auprès de son ami César Gay. Redécouvrant l’alcool et son
emprise, il se fait arrêter, le 18 août, rue Feurtrier, pour avoir brisé la vitrine d’une boulangère. Une fois de
plus, Utrillo doit reconnaître son ivresse. Neuf jours plus tard, la 10
è
Chambre correctionnelle le libère
après l’avoir condamné à une simple contravention.
Le 30 j anvier 1918
, Utrillo désespéré s’adresse à Delloue :
« Très cher Monsieur, je suis dans un état maladif d’énervement et de dépression physique, intellectuelle
et morale, tout ce qu’il y a de plus inquiétant. Il faut absolument me faire soigner. Je ne peux travailler
vraiment. J’ai écrit à ma mère pour qu’elle vous dise par lettre, elle qui me connaît si bien, l’état de
déchéance dans lequel je suis. Je ne saurais assez reconnaître vos bontés, mais il me faut faire soigner
dans une maison de santé. Cela est rigoureux. »
Bien qu’il soit alors mobilisé sur le front, Delloue parvient à le faire admettre dans la clinique du docteur
Vicq à Aulnay-sous-Bois. Il prend à sa charge les frais d’internement. Utrillo y séjourne six mois à partir du
1
er
mars. Malgré des soins attentifs et la liberté surveillée dont il bénéficie, Utrillo s’en évade, fin août.
A la fin de l’année, sans argent et endetté vis-à -vis de Delloue qui a payé ses soins, Utrillo conclut le
contrat suivant :
« Paris, le 19 novembre 1918, je soussigné, m’engage à peindre, pour M. Henri Delloue, domicilié 66 rue
de Clignancourt, à partir de ce jour et jusqu’au 31 décembre de la présente année, 10 tableaux sur carton
n°20, à raison de 30 francs chacun. En foi de quoi, je signe de sang-froid et de bonne foi. Maurice Utrillo »
Début 1919
, les prix des peintures d’Utrillo sont très bas. Gaston Bolâtre, marchand de la rue des
Batignolles, les propose pour une trentaine de francs. Mais la guerre est terminée et les affaires
reprennent. A la Galerie Durand-Ruel, Maître Lair-Dubreuil, commissaire-priseur, assisté de MM.
Bernheim-Jeune, Durand-Ruel et Vollard, mettent aux enchères la collection Octave Mirbeau.
La Maison
rose, rue de l’Abreuvoir
, acheté à Libaude en 1910, est vendu à présent 1000 francs !
Peu après, passe en vente à l’Hôtel Drouot, la collection d’Eugène Descaves. Celle-ci comprend cinq
Utrillo.
Notre-Dame de Paris
est adjugé 1580 francs ;
Carrefour Ternes
, 800 francs ; l’
Eglise d’Eaubonne
,
950 francs ; un
Moulin de la Galette
, 650 francs, et une
Route à Fontainebleau
, 910 francs. Eugène
Descaves avait acquis ces Utrillo sur le conseil de son ami, le critique d’art Gustave Coquiot.
Outre Delloue, divers marchand recherchent des Utrillo. Zborowski, le marchand de tableaux de
Modigliani, entre en relation avec Maurice Utrillo. Il l’héberge dans un hôtel, 10 rue de Vaugirard. C’est
cette adresse que mentionne Suzanne Valadon, le 9 juillet, lorsqu’elle décide de placer son fils à la
clinique du docteur Revault d’Allonnes, 10 rue de Picpus. Le 27 septembre, Utrillo en ressort dans un état
« très amélioré ».
A peine sorti, un amateur d’art, par ailleurs inventeur du premier moteur d’avion, Pierre Levasseur,
soumet un contrat à Maurice Utrillo que celui-ci s’empresse de ratifier et de signer le 10 octobre 1919. Ce
contrat stipule :
Art. 1 – Monsieur Utrillo s’engage à remettre à Monsieur Levasseur toute sa production de toiles revêtues
de sa signature, étant bien spécifié que cette production sera au minimum de sept toiles par mois, toiles
de 12 à 30 (…)
Art. 2 – Au cas où cette production n’atteindrait pas mensuellement la quantité de toiles ci-dessus
indiquée, le présent contrat serait résilié de plein droit si bon semble à Monsieur Levasseur, et ce, sur
simple lettre recommandée sans qu’il soit besoin d’aucune formalité judiciaire et sans qu’aucune
indemnité soit de ce fait due à Monsieur Utrillo.
Art. 3 – Monsieur Levasseur versera mensuellement et d’avance à Monsieur Utrillo la somme de deux
mille francs (…)
Art. 5 – (…) [la] durée [du présent contrat] sera de six mois au minimum.
Somme toute, ce contrat est pour le moins équitable, compte tenu de notre artiste et de ses turpitudes…
Maurice Utrillo demeure insupportable avec ses proches. Le contrat signé, André Utter se voit contraint de
ramener son beau-fils à l’asile de Picpus, dès le 12 octobre ! Le certificat d’internement rappelle son
internement précédent, sa sortie le 27 septembre dernier, et précise : « Cette amélioration passagère ne
s’e st pas maintenue. » Cet enfermement est très mal vécu par le peintre. Ces crises régulières inquiètent
les médecins. L’un d’eux note dans son rapport du 17 octobre que ces états de violence « survenaient
brusquement tous les quelques jours » ! Frustration, détresse, révolte, Utrillo connaît toutes les épreuves
et les souffrances du prisonnier. Il semble également que des infirmiers lui aient volé des peintures
réalisées dans la clinique… Aussi s’évade-t-il, dès le 28 octobre, pour regagner le domicile maternel après
une belle escapade.
Les frasques de l’artiste n’affectent guère les marchands. Son talent est à présent reconnu. Ses tableaux
atteignent des prix élevés comme en témoignent les récentes ventes aux enchères. C’est dans ce
contexte que le marchand Lepoutre, qui a rencontré Utrillo dès 1910 et vu ses tableaux au ‘Casse-
Croûte’, organise la deuxième exposition particulière du peintre. Pour une somme importante, il achète
quelques tableaux du maître à son confrère Libaude, rédige un catalogue qu’il fait préfacer par l’écrivain
Albert Flament. Le 5 décembre 1919, il présente quarante-six peintures des années 1910-1915, dans sa
galerie du 23, rue de la Boétie. L’exposition qui se tient jusqu’au 24 décembre remporte un vif succès
auprès du public. L’harmonie et la luminosité des blancs fascinent les visiteurs. Le 8 décembre, Adolphe
Tabarant rend compte de la manifestation par un article enthousiaste publié dans
l’Oeuvre.
Maurice Utrillo était-il présent au vernissage ? S’est-il inquiété de l’accueil du public ou de la critique ?
Nous ne le savons pas. Ayant franchi le dernier cercle de la dipsomanie, il semble alors ne pouvoir que
partager son enfer avec son entourage. Il y réussit fort bien puisque le 2 avril 1920, André Utter le conduit
une nouvelle fois aux portes de l’asile de Picpus. Nous sommes loin de Sannois. Du vin à coulé dans les
verres. L’accueil n’est guère chaleureux. L’établissement – il est vrai – retrouve son évadé ! Il est alors
traité comme un fou et dangereux récidiviste. Qui plus est, compte tenu des précédents, le préfet de
police décide de remplacer son internement volontaire en placement d’office ! Cette nouvelle situation
inquiète ses proches. Pour obtenir l’abrogation de cet arrêté, Suzanne Valadon et Utter interviennent
auprès de leurs amis. Francis Carco nous rapporte une de ses démarches :
« J’habitais alors quai du Louvre où Suzanne Valadon vint m’exposer avec Utter la misérable situation
dans laquelle se trouvait Utrillo. Fou ! clamait-elle, en tirant d’un carton plusieurs gouaches de son fils et
les étalant par terre pour me les montrer. Est-ce qu’un garçon capable de produire de tels chefs-d’œuvre
est fou ? Protestons ! Alertez la presse ! On vous croira puisque vous connaissez Maurice. Il faut agir. »
Le 27 avril
, déterminée, animée par cette terrible volonté et vraisemblablement aussi par un sentiment de
culpabilité, Suzanne réclame directement au préfet de police qu’une enquête soit ordonnée, « enquête au
cours de laquelle seront entendues les personnes qui vivent depuis longtemps dans l’entourage d’Utrillo
et qui vous diront combien il est peu dangereux ». Cette démarche aboutit. Des rapports sont exigés.
Celui que signe le docteur Marcel Briand, médecin traitant, est accablant. Il estime qu’ « il y a d’autant
plus lieu de le maintenir en traitement dans les mêmes conditions qu’il a fait récemment une tentative de
suicide » ! Le docteur Revault d’Allonnes, directeur de l’hôpital psychiatrique explique : « Actuellement,
depuis plusieurs jours, il est dans un état d’obnubilation, il a des impulsions violentes, il a fait une tentative
de suicide, en cherchant à s’ouvrir les veines à l’aide d’un éclat de verre. Il a fait autrefois une tentative
analogue, étant à l’asile de Villejuif. Peut être transféré. » Suzanne s’enquiert immédiatement d’une
clinique privée et découvre celle du docteur Blanche, 12 rue Berton, dans le XVI
è
arrondissement. Le 15
mai, le préfet de police autorise son transfert. Mais la famille abandonne subitement sa démarche. La
clinique Paris-Passy est trop coûteuse. Un mois plus tard, le 23 juin, Suzanne demande son transfert Ã
l’hôpital Sainte-Anne, asile public et gratuit.
Le 5 j uillet
, Maurice Utrillo retrouve l’hôpital psychiatrique du docteur Vallon. Peu après, Suzanne
réclame sa sortie. Celle-ci est conditionnée par la prise en charge formelle et constante du malade par sa
mère. Le 3 août 1920 André Utter certifie au préfet de police : « Nous déclarons ma femme et moi
qu’aussitôt la sortie de Monsieur Maurice Utrillo effectuée, nous sommes à même de l’héberger et de le
garder sous notre surveillance et sous celle d’un tiers, infirmier de profession, en notre domicile, 12 rue
Cortot à Paris, dans lequel une pièce lui est réservée. Notre intention est aussi d’aller faire avec lui un
séjour à Saint-Martin-en-Vercors (Drôme) toujours dans les mêmes conditions précitées […] Nous nous
engageons aussi qu’à la moindre velléité qu’il aurait de boire, nous userions de toute notre influence pour
le faire entrer à nouveau dans une maison de santé… » Le 10 août, Utrillo quitte Sainte-Anne. Le 12, il
intègre Picpus… Nous ne connaissons pas les raisons de ce nouvel internement. Le 29 août, il sort de
Picpus.
Pendant neuf mois, Maurice Utrillo ‘jouit’ d’une liberté surveillée. En abuse-t-il ? Toujours est-il qu’André
Utter est obligé de le rappeler à l’ordre, le 27 mai 1921 :
« Je me suis engagé formellement par écrit, envers Monsieur le Préfet de Police à te garder en mon
domicile avec un tiers à tes soins, moyennant quel engagement tu fus extrait des maisons de santé et
rendu à la vie familiale. En conséquence, je ne puis favoriser tes désirs de boire, ni les faciliter en t’en
donnant les moyens, par exemple en te donnant une de tes toiles ou de l’argent. S’il te plaît de vendre
une peinture à X. plutôt qu’à Y., écris à cette personne et fais-la venir ici, et avec cet argent si tu as besoin
de faire un achat quelconque nous le ferons ensemble. Conséquemment je ne puis te laisser partir
librement car tu ne dois sortir qu’accompagné ou d’ici pour une maison de santé. Voilà la situation sans
ambages. »
Afin de responsabiliser son beau-fils, Utter lui demande de dater et de signer le texte. Ce à quoi Utrillo se
soumet en paraphant : « Le matin du 27 mai 1921, Paris, 12, rue Cortot. Je reconnais avoir vu et lu. …
Mais non point approuvé… »
Comme par provocation, Maurice Utrillo se fait prendre le lendemain, Place de la Bourse. Selon le rapport
du docteur Clérambault, il urinait « contre la paroi extérieure d’un urinoir […] Emmené au poste, il a frappé
ou s’est rebellé et, d’un coup porté à la tête de l’agent qui le conduisait, il a fait tomber son képi. […] De
plus, quelques minutes auparavant, il a été vu s’approchant d’une femme assi se sur un banc et, sans la
moindre provocation de la part de cette dernière, essayant de l’embrasser. A ce moment, d’après les dires
mêmes de l’agent, le prévenu semblait en état d’ivresse ». Il est placé au dépôt. Le 30 mai, le tribunal le
déclare « irresponsable ». Néanmoins, il est maintenu en détention à la Santé. Le 29 juin, il est mené Ã
Sainte-Anne. Le lendemain, Utter engage une procédure de transfert vers la clinique psychiatrique d’Ivry.
Le 7 juillet, Utrillo y est admis.
Le 2 août
, Suzanne et André Utter engagent une nouvelle procédure de remise en liberté. Un médecin-
inspecteur rend alors un avis bienveillant : « Malgré que [sic], dans un rapport d’une précision et d’une
netteté lumineuse, M. le docteur de Clérambault fasse remarquer que la durée des intervalles de calme
relatif tende à diminuer, j’estime que Monsieur Utrillo est aussi près que possible de l’état normal et qu’il
peut être remis en liberté, à la condition stricte que ses parents prennent toutes les mesures de prudence
(éloignement de Paris surtout) que commandent les circonstances. » Le 25 août, Utrillo est remis en
liberté.
Ses déboires, inconnus du public, n’ont aucune répercussion sur le marché de l’art. Les galeries se
disputent ses œuvre s. Les expositions se succèdent. Alors qu’il est à l’hôpital Sainte-Anne, Berthe Weill
organise en juin une exposition de ses œuvres. Utrillo s’y montre sensible et lui adresse la lettre suivante :
« Je suis content que vous ayez eu du succès à mon exposition et que vous ayez vendu un certain
nombre de tableaux qui y figuraient. Je regrette vivement de ne pas avoir pu la visiter car il y avait des
toiles de ma mère et c’est toujours pour moi un immense plaisir de voir ou de revoir les admirables
œuvres qu’elle peint avec tant de génie, car c’est une artiste de tout premier ordre et qui peint
merveilleusement bien. »
Rien ne peut lui procurer un plaisir plus grand que d’exposer en compagnie de sa mère. Mais, pour le
public et les marchands, la valeur de ses œuvres dépasse celle de Suzanne Valadon. Celle-ci n’en prend
aucunement ombrage. Au contraire, elle s’attache avec son époux André Utter, qui lui, en revanche, a
définitivement abandonné la peinture, à gérer au mieux les intérêts de Maurice. Vers la fin de l’année
1921, ils décident, pour sa santé et son bien, de l’installer chez des amis, dans la région lyonnaise. Alors
que son talent est définitivement reconnu, ses peintures recherchées, Utrillo est donc éloigné de la scène
artistique parisienne, et de la Butte Montmartre. Il en sera ainsi pratiquement jusqu’à la fin de sa vie. Loin
des scandales, des prisons et des asiles. Les légendes se façonnent mieux autour de la disparition des
êtres. La Renommée n’aime guère s’encombrer de la présence de ses élus. Maurice absent, on se met Ã
écrire. Au terme de cette année 1921, paraît ainsi la première étude critique de l’œuvre de Maurice Utrillo.
Publiée à la Nouvelle Revue Française, elle est signée par Francis Carco. Elle est par ailleurs
accompagnée de vingt-sept productions.
L’année suivante
, pas moins de sept expositions présentent des peintures de Maurice Utrillo ! Le succès
est tel que le peintre commence à se méfier des faussaires. De fait, il insère dans ses compositions des
affiches, des enseignes de boutiques, toutes sortes de plaques sur lesquelles il mentionne des
avertissements qui ne manquent pas d’un certain humour… Sur un
Moulin de la Galette
de 1922, on peut
ainsi lire sur un écriteau cloué sur la palissade : « Fabrique de Tableaux Artistiques. Spécialité de
paysages. Couleurs fines. Chez Maurice Utrillo V. 12, rue Cortot. Paris 18
è
. Se méfier des contrefaçons. »
En 1923
, six galeries et deux Salons se disputent ses toiles. On s’arrache les Utrillo. Avec le produit des
ventes, André Utter acquiert le château de Saint-Bernard au bord de la Saône. L’année suivante, la vente
du
Village de Maixe
(toile également dénommée la
Mairie au drapeau
) assure définitivement le paiement
du château. Par ailleurs, il est bon de relever, dès à présent, la dédicace de cette peinture : « Vendu avec
joie cette toile à Monsieur et Madame Robert Pauwels, mes fervents admirateurs. Paris, le 13 février
1924. Maurice Utrillo V. » Nous retrouverons bientôt le « fervente admiratrice ». Elle va jouer un rôle
essentiel dans la vie de l’artiste.
Mai 1924
, alors que la galerie Bernheim-Jeune organise une nouvelle exposition de ses Å“uvres, Maurice
Utrillo tente de se suicider. Enfermé dans un réduit, il se fracasse la tête contre les murs. La police doit
intervenir et l’arrêter. Libéré, il est alors soigné, puis envoyé en convalescence au château de Saint-
Bernard.
Pendant cette décennie, la peinture de Maurice Utrillo suit une orientation nouvelle. On qualifie cette
période de « colorée ». Au cours de « l’époque blanche », le peintre assurait l’unité de ses compositions
par l’utilisation subtile de la lumière et l’harmonisation des tons. A présent, il équilibre ses représentations
par la géométrisation des formes. Des lignes noires, dures et sèches structurent ainsi tout l’espace
pictural. Enserrées dans cette architecture, les couleurs gagnent en intensité. Leur vivacité est
proportionnelle à la rigidité de la composition. On est tenté d’établir un parallèle entre les quatre années
d’internement de l’artiste et sa peinture. Dans l’orthogonale rigueur de l’univers carcéral, c’est en ayant
recours aux crises, aux évasions et aux tentatives de suicide, qu’Utrillo manifestait sa volonté de sortir,
son besoin de liberté, sa soif de vie. Dans la stricte délimitation des plans, l’exacerbation des couleurs
n’exprime-t-elle pas une semblable aspiration ? Par la suite, une certaine lassitude se fait sentir. La
facture est moins soignée. La touche se relâche. Utrillo n’a plus rien à conquérir.
1925-1955. Des premiers séj ours au château de Saint-Bernard à sa mort
:
1925
. La gloire de Maurice Utrillo traverse les frontières. Des expositions se tiennent à Bruxelles, Berlin,
Düsseldorf et Hambourg. Utrillo est une véritable affaire commerciale. Les ventes des tableaux dégagent
une fortune. Au début de l’année, le marchand Josse Bernheim, qui veut préserver les intérêts de l’artiste,
aide Suzanne Valadon à acquérir un pavillon, avenue Junot. Parallèlement, les études critiques se
multiplient. Adolphe Basler publie une
Lettre sur Maurice Utrillo
. Robert Rey présente un
Maurice Utrillo,
Peintre et Lithographe
, qui rend compte des premières lithographies de l’artiste. Enfin, le critique d’art
Gustave Coquiot, consacre un ouvrage sur le peintre. Il possèdera, par ailleurs, jusqu’à cent quatre-vingts
toiles d’Utrillo.
Pour autant, Utrillo reste à l’écart de cette agitation artistique. Il réside au château de Saint-Bernard. Il y
demeurera jusqu’à son mariage en 1935. Nous sommes assez bien informés sur sa nouvelle existence :
Annette Jacquinot, employée par les Utter pour veiller sur la santé et les activités du peintre, a noté tous
se s souvenirs. En voici quelques extraits :
« Je rentre donc au château de ces grands peintres. Voilà que Madame et Monsieur Utter partent pour
l’avenue Junot et me laissent seule avec le maître en me faisant un tas de recommandations : ni courrier,
ni colis. Tout ce qui pouvait venir, le mettre de côté et ne recevoir personne.
[…] Il m’a fait plusieurs escapades mais il s’en est toujours bien tiré.
Une autre fois, il passe par une lucarne, trébuche au-dessus d’une porte, va dans le cabinet de toilette de
Valadon, boit du marc, Dubonnet. Il était dans un état…
[…] On avait des hiboux et des chouettes pour nous tenir compagnie et, tous les jours, il écrivait à sa
mère, Madame Utter, et lui disait les tableaux et les gouaches qu’il était après lui faire [sic]. Tous les
quinze jours, j’envoyais se s peintures à Valadon. Il travaillait beaucoup pour lui faire plaisir. Il ne s’est
jamais couché sans faire sa prière à genoux, devant sa Vierge. Quand je repense à Saint-Bernard où il y
avait : ménage, infirmier, des enfants, je comprends la grande nervosité du Maître. Madame Utter aimait
sa maison pleine de domestiques, chauffeurs. M. Utter et Suzanne Valadon avaient tous les jours des
scènes formidables. […] Enfin, Utter flanquait tout le monde dehors. Je restais seule avec mon grand
maître qui ne demandait que la tranquillité pour bien travailler pour sa mère ! ! ! »
Outre les relations picturales entre Maurice et sa mère, et la dégradation des relations affectives entre
celle-ci et son mari, ce que nous révèle ce dernier passage, c’est la quête religieuse dans laquelle
s’engage notre peintre. Son mysticisme ira croissant avec les années. Il se fera même baptiser en juin
1933.
Une lettre, adressée à André Utter en date du 21 octobre 1925, nous apprend que Diaghilev souhaite
rencontrer Utrillo afin de lui commander le décor du ballet
Barabau
, que le célèbre chorégraphe doit
monter l’année suivante à Paris. Une telle démarche témoigne de la notoriété internationale que l’artiste a
acquise à cette époque. En 1926, Utrillo vient donc à Paris, avenue Junot, peindre les décors et les
costumes de
Barabau
. Cette même année, Adolphe Tabarant publie, chez Bernheim-Jeune, une ample et
sérieuse monographie sur la vie et l’œuvre du peintre.
Utrillo réside le plus souvent au château de Saint-Bernard où il exerce son art, suivant son humeur, et
s’intéresse aussi peu que possible à ses affaires artistiques et commerciales. Dans une lettre qu’il
adresse à sa mère, le 12 octobre 1927, il écrit ainsi : « J’ai reçu ou plutôt adressé à André Utter un
télégramme venant de Paris et signé Ponchon où il me félicite de mon exposition picturale. Je ne sais pas
où elle se trouve ne m’occupant nullement de ces choses. » Il s’agit pourtant d’une exposition organisée
par la galerie Bernheim-Jeune qui, ainsi que nous l’avons vu, gère sa peinture et ses intérêts !
En 1928
, Maurice Utrillo est décoré de la Légion d’Honneur dans la cour du château de Saint-Bernard.
L’année suivante, Bernheim-Jeune, pour des raisons que nous ignorons, abandonne Utrillo.
Au début des années 30, un
modus vivendi
régit les relations du couple Valadon-Utter. Tandis qu’André
Utter fréquente quelques maîtresse s, Suzanne se répand dans les expositions et reçoit les honneurs du
milieu artistique.
En mars 1933
, Madame Lucie Pauwels-Valore perd son époux. Maurice Utrillo, très respectueusement,
lui adresse se s condoléances. Il semble que dès leur première rencontre, Utrillo se soit pris d’affection
pour celle qui allait devenir Madame Utrillo. Celle-ci contera, plus tard, qu’à l’issue de cette entrevue,
Maurice aurait supplié sa mère : « Trouve-moi, trouve-moi une femme comme Madame Pauwels ! » Après
deux années de rapprochements et de tergiversations mêlés, l’ancienne sociétaire de la Comédie
française veuve d’un riche financier belge acceptait de prendre pour époux le peintre de Montmartre. Le
mariage civil se déroule le 3 avril 1935 à la mairie du XVIII
è
arrondissement. La cérémonie religieuse est
célébrée en l’Eglise Saint-Ausonne d’Angoulême, le 5 mai 1935. Malheureusement, les relations entre la
mère et la bru s’enveniment immédiatement. Suzanne Valadon qui vient de perdre l’amour d’André Utter,
doit à présent se séparer de son fils.
En effet, une nouvelle vie commence pour Maurice Utrillo. Dans un premier temps, le couple s’installe Ã
Angoulême. Maurice peint. Lucie s’occupe du reste. Dans une lettre à Lucie Valore-Utrillo, du 8 octobre
1936, André Utter lui assène diverses recommandations : « La cohabitation Suzanne-Maurice, avec vous
au milieu, est pratiquement impossible. Montmartre, en outre, pour un séjour excédant deux jours est
interdit à Maurice. Croyez-moi et ne tentez pas l’expérience. Ce qu’il faut à Maurice et ce jusqu’à la fin de
se s jours, c’est l’isolement. Ne l’avez-vous pas encore compris ? ? ? ! Si depuis quelques temps vous
avez une satisfaction avec un semblant de calme dans la vie de Maurice, c’est dû à l’isolement dans
lequel vous le tenez et à une vie régulière et organisée. » La crise mystique, que manifeste l’artiste depuis
quelques années, entre pour une bonne part dans l’organisation de cette vie régulière.
Suzanne, de son côté, s’enferme progressivement dans une solitude orgueilleuse. Dans la lettre que nous
venons de citer, André Utter s’en montre surpris : « Suzanne reste de plus en plus incompréhensible et
traverse une crise d’orgueil et de prétention incommensurable, la modestie lui seyait si bien – mais je
crois que cette modestie n’était qu’apparente et que seule une timidité maladive cachait un orgueil
insensé. Tant pis. » Elle vit, recluse, dans son atelier de l’avenue Junot. C’est donc éloignée des siens
que meurt Suzanne Valadon, le 7 avril 1938. Ne pouvant supporter la disparition de sa mère, Maurice
refuse d’assister à son enterrement au cimetière parisien de Saint-Ouen. Il s’enferme dans son oratoire et
prie toute la journée…
En 1937
, un marchand de tableaux vient à Angoulême rendre visite à Maurice Utrillo. Une heureuse
entente s’établit aussitôt entre le peintre, le marchand et Lucie Valore. Ce collectionneur et marchand,
c’est Paul Pétridès. Il décide d’acheter toute la production de l’artiste à partir de cette date, et s’engage Ã
veiller sur la diffusion mondiale de son œuvre. Dès cette époque, il multiplie donc les expositions
nationales et internationales, avant de s’attacher à la rédaction du premier catalogue raisonné de l’œuvre
peint de Maurice Utrillo.
Peu avant la guerre, Lucie Valore acquiert une maison au Vésinet, rue des Bouleaux. Maurice la baptise :
‘A la bonne Lucie’. Le peintre s’installe dans le confort d’une vie bourgeoise sans contrainte, ni souci.
Quelques critiques s’en étonnent, et Francis Carco s’écrira : « Lucie Utrillo-Valore avait soustrait Utrillo Ã
Montmartre pour le confiner au Vésinet ! »
En 1947
, à l’occasion d’une exposition à la Galerie Pétridès, Maurice Utrillo exécute vingt-deux gouaches
qui sont lithographiées en couleur pour le livre de Francis Carco,
Montmartre vécu
. La même année, il fait
l’objet d’un documentaire,
La vie dramatique de Maurice Utrillo
. Réalisé par Pierre-Gaspar-Huit, le film
bénéficie des commentaires de Roland Dorgelès.
En 1948
, meurt André Utter. La même année, Utrillo est de nouveau invité à réaliser les décors d’un
opéra. Cette fois, il peint les décors de
Louise
de Gustave Charpentier. La première est jouée à l’Opéra-
Comique, le 2 février 1950.
Peu avant sa mort, Maurice Utrillo participe au tournage de
Si Paris nous était conté
, de Sacha Guitry.
Toujours sensible aux honneurs, c’est avec joie qu’il reçoit, le 17 octobre 1955, la Médaille d’Or de la Ville
de Paris. En cure annuelle à Dax, il décède le 5 novembre 1955 au Grand Hôtel, à l’âge de 72 ans.
Quatre jours plus tard, 50 000 personnes suivent le cortège funèbre jusqu’au cimetière Saint-Vincent de
Montmartre.
Cette dernière période qui s’étend sur les trente dernières années de la vie du peintre, se caractérise par
une production abondante reprenant indéfiniment les mêmes thèmes. Maintenu constamment sous
surveillance au château de Saint-Bernard, puis à Angoulême et au Vésinet, Maurice Utrillo recourt aux
cartes postales pour réaliser ses compositions. Ce fait vaudra, en 1939, aux organisateurs de l’exposition
Maurice Utrillo à New-York une surprenante déconvenue. A l’arrivée des œuvres en douane,
l’administration américaine considéra ces peintures comme des reproductions puisqu’elles s’inspiraient de
photographies, et décida de les taxer comme telles ! Leur facture, quant à elle, trahit une certaine
inconstance qui parfois confine au relâchement. De manière générale, Utrillo abandonne les noirs
contours qui délimitaient chaque élément de ses compositions.
Les lignes s’affinent lorsque le peintre s’applique. Il émane de l’ensemble de cette production une certaine
sécheresse qu’un choix réduit de couleurs vives n’anime que trop rarement. Somme toute, il faut convenir
qu’il est difficile d’être le peintre de paysages que l’on ne voit plus qu’en reproduction.
Ce relatif appauvrissement de la dernière période ne saurait en aucun cas faire oublier cette « âme » des
paysages urbains que Maurice Utrillo parvint à exprimer avec tant de bonheur au cours de sa « période
blanche ».