© L'Histoire - février 2004

NB : la version présente comporte de légères différences avec l'original

 

 

 

La croisade des néoconservateurs

 

 

La guerre en Irak les a rendus célèbres : ils auraient, dit-on, détourné la politique étrangère américaine et conduit le président Bush sur la route de Bagdad.

Mais d'où viennent les néoconservateurs, et quelle est leur vision du monde ?

 

 

Ce n'est pas en politique étrangère qu'il faut chercher l'origine du néoconservatisme, mais en politique intérieure. Et plus précisément dans l'évolution du libéralisme américain qui, dérivant irrémédiablement à gauche à partir des années 1960, s'éloigne du centre politique qu'il avait occupé pendant trois décennies, découvrant ainsi un espace politique pour de "nouveaux conservateurs". (1)

 

Les origines

 

Comment en est-on arrivé là ? Reprenons au New Deal de F. D. Roosevelt. Ce tournant dans la vie politique américaine marque aussi une évolution sensible du libéralisme américain, qui ne se contente plus de prescrire la défense des libertés individuelles et le laissez-faire, mais, face à la grande dépression, soutient désormais que l'intervention gouvernementale est nécessaire à la bonne marche économique et sociale du pays. A travers des relances économiques de type keynésien, des programmes sociaux de redistribution (retraites, assurance médicale, etc.) et le soutien aux syndicats, le libéralisme incorpore désormais une doctrine d'action de l'Etat, qui vise à rendre la démocratie américaine plus efficace et plus juste.

Mais le progrès économique et social à l'intérieur n'est valable que s'il est protégé des menaces extérieures, et les libéraux d'après-guerre, qui étaient jusque là fermement anti-fascistes, deviennent aussi fermement anticommunistes. Ils approuvent en 1946 le renvoi par Truman de son vice-président Henry Wallace qui prônait un accommodement avec l'URSS, et le soutiennent lors de l'entrée dans la guerre froide en 1947.

Deux ans plus tard, l'historien Arthur Schlesinger, inspiré notamment par le théologien Reinhold Niebuhr, publie Le Centre Vital, qui résume la doctrine libérale d'après-guerre et se pose comme l'alternative idéologique au communisme international. L'Amérique doit défendre les peuples démocratiques en endiguant le totalitarisme quel que soit sa forme, en soutenant les Nations unies, en aidant le développement économique des autres nations… c'est son "destin mondial". (2) Le ton n'est pourtant pas triomphal : si à l'intérieur également, les libéraux doivent se protéger du communisme, ils doivent surtout promouvoir le progrès social et lutter contre les conservateurs, sur le maintien de l'Etat-providence, la défense des syndicats, l'égalité civique pour les Noirs, la protection des libertés publiques, etc.

 

Le premier âge

 

Anticommunisme à l'extérieur et progrès social à l'intérieur : ce libéralisme du "centre vital" domine les années d'après-guerre, l'Amérique de Truman, Eisenhower et Kennedy. Mais au cours des années 1960, tout semble dérailler. A l'étranger, la guerre du Vietnam engendre un doute croissant sur la croisade anticommuniste et la supériorité morale de l'Amérique. A l'intérieur surtout, tandis que le pays est secoué par la lute pour les droits civiques, les émeutes urbaines et la contestation étudiante, le libéralisme de la Grande Société, sous L.B. Johnson, s'aventure sur de nouveaux terrains : "l'ingénierie sociale" par des transferts de revenus massifs, des programmes sociaux innombrables dont l'efficacité semble réduite, la mise en place des discriminations positives en faveur des minorités, le "busing" pour faire advenir de manière volontariste la mixité raciale, etc.

Plusieurs intellectuels refusent alors cette dérive du libéralisme vers un interventionnisme gouvernemental inefficace et coûteux, vers un activisme qui perd de vue le principe d'égalité et le primat des libertés, et dont l'inspiration n'est plus la perfectibilité de l'Amérique mais sa culpabilité et le relativisme culturel.

C'est le premier âge du néoconservatisme, qui se construit autour de deux revues : The Public Interest, fondée par Irving Kristol et Daniel Bell en 1965, et la revue Commentary de Norman Podhoretz. Autour d'eux gravitent de prestigieux intellectuels : Nathan Glazer, Daniel Patrick Moynihan, Martin Seymour Lipset, Midge Decter, James Q. Wilson, Michael Novak… certains sont d'anciens socialistes des années 1930, ou d'anciens trotskystes, tous sont profondément attachés au libéralisme du New Deal, mais refusent le libéralisme de la Grande Société. Michael Harrington traite alors ces renégats de "néoconservateurs", dès les années 1960, même si le terme ne s'imposera que dans les années 1970. En effet, eux-mêmes ne se considèrent pas comme des renégats : ils sont simplement restés fidèles au "centre vital" tandis le libéralisme américain a dérivé vers la gauche ; et ils continuent à soutenir un certain degré d'intervention de l'Etat dans l'économie et la société, contrairement aux conservateurs.

                L'évolution que connaît le libéralisme ne tarde pas à se traduire politiquement. En 1968, lorsque L.B. Johnson décide de ne pas se représenter, son vice-président Hubert Humphrey remporte la candidature démocrate : ce sera le dernier souffle du "centre vital" qu'Humphrey avait, aux côtés d'Arthur Schlesinger, Eleanore Roosevelt ou John K. Galbraith, contribué à définir dans les années d'après-guerre. Mais Humphrey est battu par le républicain R. Nixon, et le parti démocrate, une fois dans l'opposition, bascule à gauche : pour l'élection de 1972, c'est George McGovern, représentant de la "New Politics" – c'est-à-dire la libéralisme nouvelle manière, celui des programmes sociaux extensifs et des quotas pour les minorités, bref l'aile gauche de la famille démocrate – qui emporte la candidature et mène son parti à une défaite retentissante face à Nixon. Car ce tournant à gauche contrarie la "majorité silencieuse" qui votait démocrate, notamment les cols bleus qui considèrent que leur parti délaisse les vraies questions sociales et syndicales – les "bread and butter issues" – pour ne plus se préoccuper que des minorités qui se voient accorder toutes sortes d'avantages, et qu'il embrasse officiellement la contre-culture au lieu de défendre l'ordre et les valeurs familiales.

 

Le deuxième âge

 

                C'est exactement ce que pense la seconde génération des néoconservateurs, celle des années 1970. Alors que la première génération était composée d'intellectuels new-yorkais, parfois d'anciens radicaux, la seconde rassemble surtout des universitaires ou activistes politiques démocrates de Washington qui se considèrent les gardiens d'une tradition, celle du "centre vital" : progrès social et libertés à l'intérieur, anticommunisme à l'extérieur, bref la tradition de Roosevelt, Truman, Kennedy, Johnson et Humphrey. Il faut cependant préciser que les néoconservateurs ne constituent, à aucun stade de leurs avatars, un mouvement politique ou électoral significatif ; ils restent une force exclusivement intellectuelle, agissant par la qualité et l'influence de ses représentants.

Typique de cette génération est la Coalition for a Democratic Majority qui est fondée en 1972 pour réagir à la dérive à gauche du parti démocrate représentée par McGovern. De nombreux néoconservateurs de la première génération y adhèrent, ainsi que des fidèles des démocrates "traditionnels" : Ben Wattenberg, Jeane Kirkpatrick, Max Kampelman, Eugene Rostow, James Woolsey, Peter Rosenblatt, Penn Kemble, etc. Ils sont soutenus par les syndicats, hostiles à la "New Politics", et profondément anticommunistes.

Car cette seconde génération, si elle mène le combat pour reconquérir le cœur du parti démocrate et contrer les excès du libéralisme à l'intérieur – comme les quotas pour les minorités qui sont à ses yeux une perversion de la lutte des droits civiques – est beaucoup plus motivée par les questions de politique étrangère que la première génération. Le mot d'ordre de la Coalition for a Democratic Majority, par exemple, est "Come Home, Democrats", un jeu de mots sur l'un des slogans de campagne de McGovern, "Come Home, America" : tandis que McGovern joue sur la tendance au repli isolationniste et à la baisse des budgets de défense qui suivent l'engagement malheureux au Vietnam, les néoconservateurs, eux, souhaitent voir le parti démocrate revenir à sa tradition de l'endiguement musclé et de la défense de la démocratie dans le monde.

De fait, leur lutte des années 1970 va être largement orientée contre la politique de Détente avec l'URSS telle que conduite par Henry Kissinger puis Jimmy Carter. On les appelle alors les "Jackson democrats" car ils ont comme champion Henry Scoop Jackson, le sénateur de l'Etat de Washington. Démocrate faucon, il incarne la persistance du "centre vital", en faveur d'un endiguement militaire sans concession et, à l'intérieur, d'un Etat providence et keynésien de type New Deal. Il attaque sans relâche le gouvernement pour ses accords de désarmement (traités SALT et ABM, SALT II, etc.) et ses compromissions morales avec l'URSS, par exemple sur la question de l'immigration des Juifs soviétiques (amendement Jackson – Vanik, 1974), et dans son entourage gravitent de futurs néoconservateurs célèbres : Richard Perle, Paul Wolfowitz, Carl Gershman, Frank Gaffney, Elliott Abrams…

Avec la Coalition for a Democratic Majority, il invite les dissidents soviétiques ou cubains que le gouvernement snobe et, de l'autre côté, lutte contre le relativisme moral des libéraux : la démocratie est supérieure aux autres systèmes et l'Amérique est sa meilleure chance de survie. C'est aussi ce que claironne Pat Moynihan à la tribune des Nations unies face à un tiers monde, parfois soutenu par l'URSS, qui daube sur l'impérialisme américain et, à l'Assemblée générale, vote une résolution qui assimile le sionisme à du racisme. C'est d'ailleurs dans ce cadre qu'il faut voir le soutien des néoconservateurs à Israël depuis 1967 : la défense d'une démocratie menacée par des pays arabes autoritaires armés par l'URSS. Tous les néoconservateurs ne sont pas juifs, même s'ils sont nombreux à l'être (comme ils étaient fortement représentés parmi les libéraux du "centre vital" après-guerre), mais tous sont des défenseurs d'Israël.

Bref, à cette époque, les faucons sont démocrates. C'est ce que prouve aussi la formation, en 1976, d'un autre groupe, théoriquement sans identité partisane, mais où les démocrates sont plus nombreux que les républicains, et qui devient un repaire de néoconservateurs : le Committee on the Present Danger, qui mène la lutte contre ce qu'il perçoit comme l'affaiblissement militaire et stratégique de l'Amérique face à l'URSS et entend "sonner le tocsin" avant qu'il ne soit trop tard. C'est l'autre aspect du néoconservatisme, le tropisme stratégique : la démocratie et la liberté ne peuvent être protégées que si l'Amérique est forte militairement, voire dominante. Une guerre nucléaire proviendrait d'une faiblesse, et non d'un excès de force, des Etats-Unis : le vrai danger, c'est le syndrome de Munich. C'est pourquoi, s'inspirant de stratèges comme Albert Wohlstetter, le Committee on the Present Danger milite pour un accroissement des dépenses militaires et une méfiance extrême vis-à-vis du contrôle des armements.

De fait, c'est le Committe on the Present Danger qui va constituer le lieu de passage des néoconservateurs vers la droite républicaine de Ronald Reagan. En effet, les "Jackson democrats", après lui avoir accordé le bénéfice du doute, se détournent de Jimmy Carter qu'ils jugent trop mou, et la plupart d'entre eux, en 1980, finissent par soutenir Reagan, lui-même membre du Committee on the Present Danger. Et ils vont fournir son inspiration idéologique à la politique étrangère reaganienne – les "freedom fighters", "l'empire du mal", la création du National Endowment for Democracy visant à soutenir les processus de démocratisation à l'étranger, etc. Les démocrates Jeane Kirkpatrick, Richard Perle, Eugene Rostow, Elliott Abrams, Max Kampelman, Carl Gershman et bien d'autres y travaillent. Les néoconservateurs sont enfin au pouvoir, mais avec un président républicain ! Tandis que certains deviennent eux-même républicains, comme Jeane Kirkpatrick, d'autres restent démocrates par habitude et pour des raisons de politique intérieure, comme Richard Perle.

 

 Le troisième âge

 

Après Reagan, les néoconservateurs connaissent une traversée du désert, ne serait-ce que parce que la fin de la guerre froide leur ôte une partie de leurs arguments. George Bush père les tient à distance et conduit une realpolitik à la Kissinger et non une croisade néoconservatrice, comme en témoigne sa prudence lors de la Guerre du Golfe, quand il laisse Saddam Hussein au pouvoir sans égard pour les Chiites et les Kurdes en révolte qui se font massacrer. Le parti démocrate se positionne plus au centre avec Bill Clinton qui par ses accents moraux parvient à séduire, pour un temps, certains néoconservateurs (Joshua Muravchik, Ben Wattenberg, Penn Kemble, James Woolsey…). Mais globalement, après la guerre froide, on croit le mouvement mort et enterré.

Un troisième âge du néoconservatisme arrive pourtant à la fin de la décennie 1990 et sous George Bush fils. Il n'a pas grand-chose à voir avec les deux âges précédents :  premièrement, le néoconservatisme devient une famille de la droite à part entière. Les nouveaux venus, tels William Kristol (fils d'Irving Kristol) et Robert Kagan, qui éditent la revue phare du néoconservatisme actuel, The Weekly Standard, ou encore Charles Krauthammer, Lawrence Kaplan, Max Boot, Douglas Feith, Michael Ledeen, ne sont pas d'anciens trotskystes ni même d'anciens démocrates : ce sont des hommes de droite, des conservateurs, même s'ils sont souvent plus à gauche que d'autres conservateurs sur les questions de société.

Mais ils diffèrent des autres familles conservatrices – et c'est la deuxième distinction essentielle – par des opinions de politique étrangère qui reposent sur l'importance accordée à la force militaire et à la croisade démocratique : l'Amérique doit être forte et respectée pour pouvoir défendre voire exporter la démocratie dans le monde ; les organisation multilatérales comme l'ONU n'ont ni la légitimité morale, ni la légitimité démocratique, ni la force nécessaire pour assurer l'ordre mondial et la défense de la liberté ; seule l'Amérique peut et doit le faire. Ce "wilsonisme botté" (Pierre Hassner), trouvant son inspiration dans l'exceptionnalisme américain et l'esprit patriotique et missionnaire, les a conduit, depuis longtemps, à défendre une intervention militaire en Iraq, prélude à une révolution démocratique au Moyen Orient. Le 11 septembre et la guerre contre le terrorisme leur en ont fourni l'occasion : la présence dans l'administration Bush de nombreux néoconservateurs (Paul Wolfowitz, Richard Perle, Lewis Libby, John Bolton, Elliott Abrams) et de leurs alliés (Dick Cheney, Donald Rumsfeld), jointe à un climat nouveau dans l'opinion publique, leur ont permis de faire valoir leurs vues.

Cette victoire à propos de l'Iraq ne doit cependant pas faire oublier que leur position de force à Washington est précaire et conjoncturelle ; les néoconservateurs doivent lutter non seulement contre les démocrates et les libéraux, mais aussi contre d'autres familles conservatrices puissantes – telle l'aile réaliste du parti républicain, celle de George Bush père et de Colin Powell, ou encore la droite chrétienne. Et ils restent une force essentiellement intellectuelle, appuyée sur des idées, des journaux (le Weekly Standard, Le Wall Street Journal, le New Republic, etc.) et des centres de recherche (American Enterprise Institute, Project for a New American Century, etc.), et non une force électorale. Surtout, il reste à cette heure difficile de prévoir si l'aventure iraquienne sera finalement leur Austerlitz ou bien leur Waterloo, le prélude à l'effacement du néoconservatisme de la vie politique américaine. Avant qu'un quatrième âge n'advienne ?

 

Justin Vaïsse

 

(1)Antoine Coppolani, dans "La résistible évolution du libéralisme américain : du consensus libéral au mouvement néoconservateur", in Hélène Fréchet, La démocratie aux Etats-Unis et en Europe, 1918-1989, Editions du Temps, 1999, fournit l'analyse la plus compète des origines intérieures du néoconservatisme.

(2) John Ehrman, The Rise of Neoconservatism – Intellectuals and Foreign Affairs, 1945 – 1994, Yale University Press, 1995.

 

 

Pour en savoir plus

 

- Antoine Coppolani, "La résistible évolution du libéralisme américain : du consensus libéral au mouvement néoconservateur", in Hélène Fréchet, La démocratie aux Etats-Unis et en Europe, 1918-1989, Editions du Temps, 1999

- John Ehrman, The Rise of Neoconservatism – Intellectuals and Foreign Affairs, 1945 – 1994, Yale University Press, 1995.

- Norman Podhoretz, Breaking Ranks – A Political Memoir, Harper & Row, 1979.

- Irving Kristol, NeoConservatism : The Autobiography of an Idea, Free Press, 1995.

- Arthur Schlesinger, The Vital Center. The Politics of Freedom, Da Capo, 1988 (première édition 1949)

- William Kristol, Lawrence Kaplan, Notre route commence à Badgad, Saint-Simon, Paris, 2003.