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ESSAI SUR LES MOEURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

ET SUR LES PRINCIPAUX FAITS DE L’HISTOIRE,DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQU’A LOUIS XIII.

AVANT-PROPOS

Qui contient le plan de cet ouvrage, avec le précis de ce qu’étaient originairement les nations occidentales, et les raisons pour lesquelles on commence cet essai par l’orient.

Vous voulez enfin surmonter le dégoût que vous cause l’Histoire moderne(1), depuis la décadence de l’empire romain, et prendre une idée générale des nations qui habitent et qui désolent la terre. Vous ne cherchez dans cette immensité que ce qui mérite d’être connu de vous; l’esprit, les moeurs, les usages des nations principales, appuyés des faits qu’il n’est pas permis d’ignorer. Le but de ce travail n’est pas de savoir en quelle année un prince indigne d’être connu succéda à un prince barbare chez une nation grossière. Si l’on pouvait avoir le malheur de mettre dans sa tête la suite chronologique de toutes les dynasties, on ne saurait que des mots. Autant il faut connaître les grandes actions des souverains qui ont rendu leurs peuples meilleurs et plus heureux, autant on peut ignorer le vulgaire des rois, qui ne pourrait que charger la mémoire. A quoi vous serviraient les détails de tant de petits intérêts qui ne subsistent plus aujourd’hui, de tant de familles éteintes qui se sont disputé des provinces englouties ensuite dans de grands royaumes? Presque chaque ville a aujourd’hui son histoire vraie ou fausse, plus ample, plus détaillée que celle d’Alexandre. Les seules annales d’un ordre monastique contiennent plus de volumes que celles de l’empire romain. 

Dans tous ces recueils immenses qu’on ne peut embrasser, il faut se borner et choisir. C’est un vaste magasin où vous prendrez ce qui est à votre usage. 

L’illustre Bossuet, qui dans son Discours sur une partie de l’Histoire universelle en a saisi le véritable esprit, au moins dans ce qu’il dit de l’empire romain, s’est arrêté à Charlemagne. C’est en commençant à cette époque que votre dessein est de vous faire un tableau du monde; mais il faudra souvent remonter à des temps antérieurs. Cet éloquent écrivain, en disant un mot des Arabes, qui fondèrent un si puissant empire et une religion si florissante, n’en parle que comme d’un déluge de barbares. Il paraît avoir écrit uniquement pour insinuer que tout a été fait dans le monde pour la nation juive; que si Dieu donna l’empire de l’Asie aux Babyloniens, ce fut pour punir les Juifs; si Dieu fit régner Cyrus, ce fut pour les venger; si Dieu envoya les Romains, ce fut encore pour châtier les Juifs. Cela peut être; mais les grandeurs de Cyrus et des Romains ont encore d’autres causes; et Bossuet même ne les a pas omises en parlant de l’esprit des nations. 

Il eût été à souhaiter qu’il n’eût pas oublié entièrement les anciens peuples de l’Orient, comme les Indiens et les Chinois, qui ont été si considérables avant que les autres nations fussent formées. 

Nourris de productions de leurs terres, vêtus de leurs étoffes, amusés par les jeux qu’ils ont inventés, instruits même par leurs anciennes fables morales, pourquoi négligerions-nous de connaître l’esprit de ces nations, chez qui les commerçants de notre Europe ont voyagé dès qu’ils ont pu trouver un chemin jusqu’à elles? 

En vous instruisant en philosophe de ce qui concerne ce globe, vous portez d’abord votre vue sur l’Orient, berceau de tous les arts, et qui a tout donné à l’Occident. 

Les climats orientaux, voisins du Midi, tiennent tout de la nature; et nous, dans notre Occident septentrional, nous devons tout au temps, au commerce, à une industrie tardive. Des forêts, des pierres, des fruits sauvages, voilà tout ce qu’a produit naturellement l’ancien pays des Celtes, des Allobroges, des Pictes, des Germains, des Sarmates, et des Scythes. On dit que l’île de Sicile produit d’elle-même un peu d’avoine(2); mais le froment, le riz, les fruits délicieux, croissaient vers l’Euphrate, à la Chine, et dans l’Inde. Les pays fertiles furent les premiers peuplés, les premiers policés. Tout le Levant, depuis la Grèce jusqu’aux extrémités de notre hémisphère, fut longtemps célèbre avant que nous en sussions assez pour connaître que nous étions barbares. Quand on veut savoir quelque chose des Celtes, nos ancêtres, il faut avoir recours aux Grecs et aux Romains, nations encore très postérieures aux Asiatiques. 

Si, par exemple, des Gaulois voisins des Alpes, joints aux habitants de ces montagnes, s’étant établis sur les bords de l’Éridan, vinrent jusqu’à Rome trois cent soixante et un ans après sa fondation, s’ils assiégèrent le Capitole, ce sont les Romains qui nous l’ont appris. Si d’autres Gaulois, environ cent ans après, entrèrent dans la Thessalie, dans la Macédoine, et passèrent sur le rivage du Pont-Euxin, ce sont les Grecs qui nous le racontent, sans nous dire quels étaient ces Gaulois, ni quel chemin ils prirent. Il ne reste chez nous aucun monument de ces émigrations, qui ressemblent à celles des Tartares; elles prouvent seulement que la nation était très nombreuse, mais non civilisée. La colonie des Grecs qui fonda Marseille, six cents ans avant notre ère vulgaire, ne put polir la Gaule la langue grecque ne s’étendit pas même au delà de son territoire(3).

Gaulois, Allemands, Espagnols, Bretons, Sarmates, nous ne savons rien de nous avant dix-huit siècles, sinon le peu que nos vainqueurs ont pu nous en apprendre; nous n’avions pas même de fables: nous n’avions pas osé imaginer une origine. Ces vaines idées que tout cet Occident fut peuplé par Gomer, fils de Japhet, sont des fables orientales. 

Si les anciens Toscans qui enseignèrent les premiers Romains savaient quelque chose de plus que les autres peuples occidentaux, c’est que les Grecs avaient envoyé chez eux des colonies; ou plutôt, c’est parce que, de tout temps, une des propriétés de cette terre a été de produire des hommes de génie, comme le territoire d’Athènes était plus propre aux arts que celui de Thèbes et de Lacédémone. Mais quel monument avons-nous de l’ancienne Toscane? aucun. Nous nous épuisons en vaines conjectures sur quelques inscriptions inintelligibles que les injures du temps ont épargnées, et qui probablement sont des premiers siècles de la république romaine. Pour les autres nations de notre Europe, il ne nous reste d’elles, dans leur ancien langage, aucun monument antérieur à notre ère. 

L’Espagne maritime fut découverte par les Phéniciens, ainsi que l’Amérique le fut depuis par les Espagnols. Les Tyriens, les Carthaginois, les Romains, y trouvèrent tour à tour de quoi s’enrichir dans les trésors que la terre produisait alors. Les Carthaginois y firent valoir des mines, mais moins riches que celles du Mexique et du Pérou; le temps les a épuisées, comme il épuisera celles du nouveau monde. Pline rapporte qu’en neuf ans les Romains en tirèrent huit mille marcs d’or, et environ vingt-quatre mille d’argent. Il faut avouer que ces prétendus descendants de Gomer avaient bien mal profité des présents que leur faisait la terre en tout genre, puisqu’ils furent subjugués par les Carthaginois, par les Romains, par les Vandales, par les Goths, et par les Arabes. 

Ce que nous savons des Gaulois, par Jules César et par les autres auteurs romains, nous donne l’idée d’un peuple qui avait besoin d’être soumis par une nation éclairée. Les dialectes du langage celtique étaient affreux: l’empereur Julien, sous qui ce langage se parlait encore, dit, dans son Misopogon, qu’il ressemblait au croassement des corbeaux. Les moeurs, du temps de César, étaient aussi barbares que le langage. Les druides, imposteurs grossiers faits pour le peuple qu’ils gouvernaient, immolaient des victimes humaines qu’ils brûlaient dans de grandes et hideuses statues d’osier. Les druidesses plongeaient des couteaux dans le coeur des prisonniers, et jugeaient de l’avenir à la manière dont le sang coulait. De grandes pierres un peu creusées, qu’on a trouvées sur les confins de la Germanie et de la Gaule, vers Strasbourg, sont, dit-on, les autels où l’on faisait ces sacrifices. Voilà tous les monuments de l’ancienne Gaule. Les habitants des côtes de la Biscaye et de la Gascogne s’étaient quelquefois nourris de chair humaine. Il faut détourner les yeux de ces temps sauvages, qui sont la honte de la nature. 

Comptons, parmi les folies de l’esprit humain, l’idée qu’on a eue, de nos jours, de faire descendre les Celtes des Hébreux. Ils sacrifiaient des hommes, dit-on, parce que Jephté avait immolé sa fille. Les druides étaient vêtus de blanc, pour imiter les prêtres des Juifs; ils avaient, comme eux, un grand pontife. Leurs druidesses sont des images de la soeur de Moïse et de Débora. Le pauvre qu’on nourrissait à Marseille, et qu’on immolait couronné de fleurs et chargé de malédictions, avait pour origine le bouc émissaire. On va jusqu’à trouver de la ressemblance entre trois ou quatre mots celtiques et hébraïques, qu’on prononce également mal; et l’on en conclut que les Juifs et les nations des Celtes sont la même famille. C’est ainsi qu’on insulte à la raison dans des histoires universelles, et qu’on étouffe sous un amas de conjectures forcées le peu de connaissance que nous pourrions avoir de l’antiquité. 

Les Germains avaient à peu près les mêmes moeurs que les Gaulois, sacrifiaient comme eux des victimes humaines, décidaient comme eux leurs petits différends particuliers par le duel, et avaient seulement plus de grossièreté et moins d’industrie. César, dans ses mémoires, nous apprend que leurs magiciennes réglaient toujours parmi eux le jour du combat. Il nous dit que quand un de leurs rois, Arioviste, amena cent mille de ses Germains errants pour piller les Gaules, lui qui voulait les asservir et non pas les piller, ayant envoyé deux officiers romains pour entrer en conférence avec ce barbare, Arioviste les fit charger de chaînes; que les deux officiers furent destinés à être sacrifiés aux dieux des Germains, et qu’ils allaient l’être, lorsqu’il les délivra par sa victoire. 

Les familles de tous ces barbares avaient en Germanie, pour uniques retraites, des cabanes où, d’un côté, le père, la mère, les soeurs, les frères, les enfants, couchaient nus sur la paille; et, de l’autre côté, étaient leurs animaux domestiques. Ce sont là pourtant ces mêmes peuples que nous verrons bientôt maîtres de Rome. Tacite loue les moeurs des Germains, mais comme Horace chantait celles des barbares nommés Gètes; l’un et l’autre ignoraient ce qu’ils louaient, et voulaient seulement faire la satire de Rome. Le même Tacite, au milieu de ses éloges, avoue que tout le monde savait que les Germains aimaient mieux vivre de rapine que de cultiver la terre et qu’après avoir pillé leurs voisins, ils retournaient chez eux manger et dormir. C’est la vie des voleurs 

de grands chemins d’aujourd’hui et des coupeurs de bourses, que nous punissons de la roue et de la corde; et voilà ce que Tacite a le front de louer, pour rendre la cour des empereurs romains méprisable, par le contraste de la vertu germanique! Il appartient à un esprit aussi juste que le vôtre de regarder Tacite comme un satirique ingénieux, aussi profond dans ses idées que concis dans ses expressions, qui a fait la critique plutôt que l’histoire de son pays, et qui eût mérité l’admiration du nôtre, s’il avait été impartial. 

Quand César passe en Angleterre, il trouve cette île plus sauvage encore que la Germanie. Les habitants couvraient à peine leur nudité de quelques peaux de bêtes. Les femmes d’un canton y appartenaient indifféremment à tous les hommes du même canton. Leurs demeures étaient des cabanes de roseaux, et leurs ornements des figures que les hommes et les femmes s’imprimaient sur la peau en y faisant des piqûres, et en y versant le suc des herbes, ainsi que le pratiquent encore les sauvages de l’Amérique. 

Que la nature humaine ait été plongée pendant une longue suite de siècles dans cet état si approchant de celui des brutes, et inférieur à plusieurs égards, c’est ce qui n’est que trop vrai. La raison en est, comme on l’a dit(4), qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de désirer ce qu’il ne connaît pas. Il a fallu partout, non seulement un espace de temps prodigieux, mais des circonstances heureuses, pour que l’homme s’élevât au-dessus de la vie animale. 

Vous avez donc grande raison de vouloir passer tout d’un coup aux nations qui ont été civilisées les premières. Il se peut que longtemps avant les empires de la Chine et des Indes il y ait eu des nations instruites, polies, puissantes, que des déluges de barbares auront ensuite replongées dans le premier état d’ignorance et de grossièreté qu’on appelle l’état de pure nature. 

La seule prise de Constantinople a suffi pour anéantir l’esprit de l’ancienne Grèce(5). Le génie des Romains fut détruit par les Goths. Les côtes de l’Afrique, autrefois si florissantes, ne sont presque plus que des repaires de brigands. Des changements 

encore plus grands ont dû arriver dans des climats moins heureux. Les causes physiques ont dû se joindre aux causes morales; car si l’Océan n’a pu changer entièrement son lit, du moins il est constant qu’il a couvert tour à tour et abandonné de vastes terrains. La nature a dû être exposée à un grand nombre de fléaux et de vicissitudes. Les terres les plus belles, les plus fertiles de l’Europe occidentale, toutes les campagnes basses arrosées par les fleuves(6) du Rhin, de la Meuse, de la Seine, de la Loire, ont été couvertes des eaux de la mer pendant une prodigieuse multitude de siècles; c’est ce que vous avez déjà vu dans la Philosophie de l’histoire(7).

Nous redirons encore qu’il n’est pas si sûr que les montagnes qui traversent l’ancien et le nouveau monde aient été autrefois des plaines couvertes par les mers, car: 

1° Plusieurs de ces montagnes sont élevées de quinze mille pieds, et plus, au-dessus de l’Océan. 

2° S’il eût été un temps où ces montagnes n’eussent pas existé, d’où seraient partis les fleuves, qui sont si nécessaires à la vie des animaux? Ces montagnes sont les réservoirs des eaux; elles ont, dans les deux hémisphères, des directions diverses: ce sont, comme dit Platon, les os de ce grand animal appelé la Terre. Nous voyons que les moindres plantes ont une structure invariable comment la terre serait-elle exceptée de la loi générale? 

3° Si les montagnes étaient supposées avoir porté des mers, ce serait une contradiction dans l’ordre de la nature, une violation des lois de la gravitation et de l’hydrostatique. 

4° Le lit de l’Océan est creusé, et dans ce creux il n’est point de chaînes de montagnes d’un pôle à l’autre, ni d’orient en occident, comme sur la terre; il ne faut donc pas conclure que tout ce globe a été longtemps mer, parce que plusieurs parties du globe l’ont été. Il ne faut pas dire que l’eau a couvert les Alpes et les Cordillières, parce qu’elle a couvert la partie basse de la Gaule, de la Grèce, de la Germanie, de l’Afrique, et de l’Inde. Il ne faut pas affirmer que le mont Taurus a été navigable, parce que l’archipel des Philippines et des Moluques a été un continent. Il y a grande apparence que les hautes montagnes ont été toujours à peu près ce qu’elles sont(8). Dans combien de livres n’a-t-on pas dit qu’on a trouvé une ancre de vaisseau sur la cime des montagnes de la Suisse? cela est pourtant aussi faux que tous les contes qu’on trouve dans ces livres. 

N’admettons en physique que ce qui est prouvé, et en histoire que ce qui est de la plus grande probabilité reconnue. Il se peut que les pays montagneux aient éprouvé par les volcans et par les secousses de la terre autant de changements que les pays plats; mais partout où il y a eu des sources de fleuves, il y a eu des montagnes. Mille révolutions locales ont certainement changé une partie du globe dans le physique et dans le moral, mais nous ne les connaissons pas; et les hommes se sont avisés si tard d’écrire l’histoire que le genre humain, tout ancien qu’il est, paraît nouveau pour nous. 

D’ailleurs, vous commencez vos recherches au temps où le chaos de notre Europe commence à prendre une forme, après la chute de l’empire romain. Parcourons donc ensemble ce globe; voyons dans quel état il était alors, en l’étudiant de la même manière qu’il paraît avoir été civilisé, c’est-à-dire depuis les pays orientaux jusqu’aux nôtres, et portons notre première attention sur un peuple qui avait une histoire suivie dans une langue déjà fixée, lorsque nous n’avions pas encore l’usage de l’écriture. 

CHAP. I. — De la Chine, de son antiquité, de ses forces de ses lois, de ses usages et de ses sciences.

L’empire de la Chine dès lors était plus vaste que celui de Charlemagne, surtout en y comprenant la Corée et le Tunquin, provinces alors tributaires des Chinois. Environ trente degrés en longitude et vingt-quatre en latitude forment son étendue. Nous avons remarqué(9) que le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis plus de quatre mille ans, sans que les lois, les moeurs, le langage, la manière même de s’habiller, aient souffert d’altération sensible. 

Son histoire, incontestable dans les choses générales, la seule qui soit fondée sur des observations célestes, remonte, par la chronologie la plus sûre, jusqu’à une éclipse observée deux mille cent cinquante-cinq ans avant notre ère vulgaire, et vérifiée par les mathématiciens missionnaires qui, envoyés dans les derniers siècles chez cette nation inconnue, l’ont admirée et l’ont instruite. Le P. Gaubil a examiné une suite de trente-six éclipses de soleil, rapportées dans les livres de Confutzée; et il n’en a trouvé que deux fausses et deux douteuses. Les douteuses sont celles qui en effet sont arrivées, mais qui n’ont pu être observées du lieu où l’on suppose l’observateur; et cela même prouve qu’alors les astronomes chinois calculaient les éclipses, puisqu’ils se trompèrent dans deux calculs. 

Il est vrai qu’Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les observations des Chaldéens, qui remontaient un peu plus haut que les observations chinoises, et c’est sans contredit le plus beau monument de l’antiquité; mais ces éphémérides de Babylone n’étaient point liées à l’histoire des faits: les Chinois, au contraire, ont joint l’histoire du ciel à celle de la terre, et ont ainsi justifié l’une par l’autre. 

Deux cent trente ans au delà du jour de l’éclipse dont on a parlé, leur chronologie atteint sans interruption, et par des 

témoignages authentiques, jusqu’à l’empereur Hiao, qui travailla lui-même à réformer l’astronomie, et qui, dans un règne d’environ quatre-vingts ans, chercha, dit-on, à rendre les hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération à la Chine, comme l’est en Europe celui des Titus, des Trajan, et des Antonins. S’il fut pour son temps un mathématicien habile, cela seul montre qu’il était né chez une nation déjà très policée. On ne voit point que les anciens chefs des bourgades germaines ou gauloises aient réformé l’astronomie: Clovis n’avait point d’observatoire. 

Avant Hiao(10), on trouve encore six rois, ses prédécesseurs mais la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu’on ne peut mieux faire, dans ce silence de la chronologie, que de recourir à la règle de Newton, qui, ayant composé une année commune des années qu’ont régné les rois des différents pays, réduit chaque règne à vingt-deux ans ou environ. Suivant ce calcul, d’autant plus raisonnable qu’il est plus modéré, ces six rois auront régné à peu près cent trente ans; ce qui est bien plus conforme à l’ordre de la nature que les deux cent quarante ans qu’on donne, par exemple, aux sept rois de Rome, et que tant d’autres calculs démentis par l’expérience de tous les temps. 

Le premier de ces rois, nommé Fo-hi, régnait donc plus de vingt-cinq siècles avant l’ère vulgaire, au temps que les Babyloniens avaient déjà une suite d’observations astronomiques; et dès lors la Chine obéissait à un souverain. Ses quinze royaumes, réunis sous un seul homme, prouvent que longtemps auparavant cet État était très peuplé, policé, partagé en beaucoup de souverainetés: car jamais un grand État ne s’est formé que de plusieurs petits; c’est l’ouvrage de la politique, du courage, et surtout du temps: il n’y a pas une plus grande preuve d’antiquité. 

Il est rapporté dans les cinq Kings, le livre de la Chine le plus ancien et le plus autorisé, que sous l’empereur Yo, quatrième successeur de Fo-hi, on observa une conjonction de Saturne, Jupiter, Mars, Mercure, et Vénus. Nos astronomes modernes disputent entre eux sur le temps de cette conjonction, et ne devraient pas disputer. Mais quand même on se serait trompé à la Chine dans cette observation du ciel, il était beau même de se tromper. Les livres chinois disent expressément que de temps immémorial on savait à la Chine que Vénus et Mercure tournaient autour du soleil. Il faudrait renoncer aux plus simples lumières de la raison, pour ne pas voir que de telles connaissances supposaient une multitude de siècles antérieurs, quand même ces connaissances n’auraient été que des doutes. 

Ce qui rend surtout ces premiers livres respectables, et qui leur donne une supériorité reconnue sur tous ceux qui rapportent l’origine des autres nations, c’est qu’on n’y voit aucun prodige, aucune prédiction, aucune même de ces fourberies politiques que nous attribuons aux fondateurs des autres États; excepté peut-être ce qu’on a imputé à Fo-hi, d’avoir fait accroire qu’il avait vu ses lois écrites sur le dos d’un serpent ailé. Cette imputation même fait voir qu’on connaissait l’écriture avant Fo-hi. Enfin ce n’est pas à nous, au bout de notre Occident, à contester les archives d’une nation qui était toute policée quand nous n’étions que des sauvages. 

Un tyran, nommé Chi-Hoangti, ordonna, à la vérité, qu’on brûlât tous les livres; mais cet ordre insensé et barbare avertissait de les conserver avec soin, et ils reparurent après lui. Qu’importe, après tout, que ces livres renferment ou non une chronologie toujours sûre? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne; dès qu’il est certain qu’il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu’il est né chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l’empereur Hiao, qui vivait incontestablement plus de deux mille quatre cents ans avant notre ère, conquit tout le pays de la Corée, il est indubitable que son peuple était de l’antiquité la plus reculée. De plus, les Chinois inventèrent un cycle, un comput, qui commence deux mille six cent deux ans avant le nôtre. Est-ce à nous à leur contester une chronologie unanimement reçue chez eux, à nous, qui avons soixante systèmes différents pour compter les temps anciens, et qui, ainsi, n’en avons pas un? 

Répétons(11) que les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu’on le pense. Le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l’espèce humaine ont remarqué qu’il faut des circonstances favorables et rares pour qu’une nation s’accroisse d’un vingtième au bout de cent années; et très souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d’augmenter. De savants chronologistes ont supputé qu’une seule 

famille, après le déluge, toujours occupée à peupler, et ses enfants s’étant occupés de même, il se trouva en deux cent cinquante ans beaucoup plus d’habitants que n’en contient aujourd’hui l’univers. Il s’en faut beaucoup que le Talmud et les Mille et une Nuits contiennent rien de plus absurde. Il a déjà été dit qu’on ne fait point ainsi des enfants à coups de plume. Voyez nos colonies, voyez ces archipels immenses de l’Asie dont il ne sort personne: les Maldives, les Philippines, les Moluques, n’ont pas le nombre d’habitants nécessaire. Tout cela est encore une nouvelle preuve de la prodigieuse antiquité de la population de la Chine. 

Elle était au temps de Charlemagne, comme longtemps auparavant, plus peuplée encore que vaste. Le dernier dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les quinze provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu’à près de soixante millions d’hommes capables d’aller à la guerre; en ne comptant ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de soixante ans, ni la jeunesse au-dessous de vingt ans, ni les mandarins, ni la multitude des lettrés, ni les bonzes, encore moins les femmes qui sont partout en pareil nombre que les hommes, à un quinzième ou seizième près, selon les observations de ceux qui ont calculé avec plus d’exactitude ce qui concerne le genre humain. A ce compte, il paraît difficile qu’il y ait moins de cent cinquante millions d’habitants à la Chine: notre Europe n’en a pas beaucoup plus de cent millions, à compter vingt millions en France, vingt-deux en Allemagne, quatre dans la Hongrie, dix dans toute l’Italie jusqu’en Dalmatie, huit dans la Grande-Bretagne et dans l’Irlande, huit dans l’Espagne et le Portugal, dix ou douze dans la Russie européane, cinq dans la Pologne, autant dans la Turquie d’Europe, dans la Grèce et les îles, quatre dans la Suède, trois dans la Norvège et le Danemark, près de quatre dans la Hollande et les Pays-Bas voisins(12).

On ne doit donc pas être surpris si les villes chinoises sont immenses; si Pékin, la nouvelle capitale de l’empire, a près de six de nos grandes lieues de circonférence, et renferme environ trois millions de citoyens; si Nankin, l’ancienne métropole, en avait autrefois davantage; si une simple bourgade, nommée Quientzeng, où l’on fabrique la porcelaine, contient environ un million d’habitants. 

Le journal de l’empire chinois, journal le plus authentique et le plus utile qu’on ait dans le monde, puisqu’il contient le détail de tous les besoins publics, des ressources et des intérêts de tous les ordres de l’État; ce journal, dis-je, rapporte que, l’an de notre ère 1725, la femme que l’empereur Yontchin déclara impératrice fit, à cette occasion, selon une ancienne coutume, des libéralités aux pauvres femmes de toute la Chine qui passaient soixante et dix ans. Le journal compte, dans la seule province de Kanton, quatre-vingt-dix-huit mille deux cent vingt-deux femmes(13) de soixante et dix ans qui reçurent ces présents, quarante mille huit cent quatre-vingt-treize qui passaient quatre-vingts ans, et trois mille quatre cent cinquante-trois qui approchaient de cent années. Combien de femmes ne reçurent pas ce présent! En voilà, parmi celles qui ne sont plus comptées au nombre des personnes utiles, plus de cent quarante-deux mille qui le reçurent dans une seule province. Quelle doit donc être la population de l’Ètat! et si chacune d’elles reçut la valeur de dix livres dans toute l’étendue de l’empire, à quelles sommes dut monter cette libéralité 

Les forces de l’État consistent, selon les relations des hommes les plus intelligents qui aient jamais voyagé, dans une milice d’environ huit cent mille soldats bien entretenus. Cinq cent soixante et dix mille chevaux sont nourris, ou dans les écuries, ou dans les pâturages de l’empereur, pour monter les gens de guerre, pour les voyages de la cour, et pour les courriers publics. Plusieurs missionnaires, que l’empereur Kang-hi, dans ces derniers temps, approcha de sa personne par amour pour les sciences, rapportent qu’ils l’ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la Grande-Tartarie, où cent mille cavaliers et soixante mille hommes de pied marchaient en ordre de bataille: c’est un usage immémorial dans ces climats. 

Les villes chinoises n’ont jamais eu d’autres fortifications que celles que le bon sens inspirait à toutes les nations avant l’usage de l’artillerie; un fossé, un rempart, une forte muraille, et des tours; depuis même que les Chinois se servent de canon, ils n’ont point suivi le modèle de nos places de guerre; mais, au lieu qu’ailleurs on fortifie les places, les Chinois fortifièrent leur empire. La grande muraille qui séparait et défendait la Chine des Tartares, bâtie cent trente-sept ans avant notre ère, subsiste encore dans un contour de cinq cents lieues, s’élève sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout vingt de nos pieds de largeur, sur plus de trente de hauteur: monument supérieur aux pyramides d’Égypte, par son utilité comme par son immensité. 

Ce rempart n’a pu empêcher les Tartares de profiter, dans la suite des temps, des divisions de la Chine, et de la subjuguer; mais la constitution de l’État n’en a été ni affaiblie ni changée. Le pays des conquérants est devenu une partie de l’État conquis; et les Tartares Mantchoux, maîtres de la Chine, n’ont fait autre chose que se soumettre, les armes à la main, aux lois du pays dont ils ont envahi le trône. 

On trouve, dans le troisième livre de Confutzée, une particularité qui fait voir combien l’usage des chariots armés est ancien. De son temps, les vice-rois, ou gouverneurs de province, étaient obligés de fournir au chef de l’État, ou empereur, mille chars de guerre à quatre chevaux de front, mille quadriges. Homère, qui fleurit longtemps avant le philosophe chinois, ne parle jamais que de chars à deux ou à trois chevaux. Les Chinois avaient sans doute commencé, et étaient parvenus à se servir de quadriges; mais, ni chez les anciens Grecs, du temps de la guerre de Troie, ni chez les Chinois, on ne voit aucun usage de la simple cavalerie. Il paraît pourtant incontestable que la méthode de combattre à cheval précéda celle des chariots. Il est marqué que les Pharaons d’Égypte avaient de la cavalerie, mais ils se servaient aussi de chars de guerre: cependant il est à croire que dans un pays fangeux, comme l’Égypte, et entrecoupé de tant de canaux, le nombre de chevaux fut toujours très médiocre. 

Quant aux finances, le revenu ordinaire de l’empereur se monte, selon les supputations les plus vraisemblables, à deux cents millions de taels d’argent fin. Il est à remarquer que le tael n’est pas précisément égal à notre once, et que l’once d’argent ne vaut pas cinq livres françaises, valeur intrinsèque, comme le dit l’histoire de la Chine, compilée par le jésuite du Halde: car il n’y a point de valeur intrinsèque numéraire; mais deux cents millions de taels font deux cent quarante-six millions d’onces d’argent, ce qui, en mettant le marc d’argent fin à cinquante-quatre livres dix-neuf sous, revient à environ mille six cent quatre-vingt-dix millions de notre monnaie en 1768. Je dis en ce temps, car cette valeur arbitraire n’a que trop changé parmi nous, et changera peut-être encore: c’est à quoi ne prennent pas assez garde les écrivains, plus instruits des livres que des affaires, qui évaluent souvent l’argent étranger d’une manière très fautive(14).

Les Chinois ont eu des monnaies d’or et d’argent frappées au marteau longtemps avant que les dariques fussent fabriquées en Perse. L’empereur Kang-hi avait rassemblé une suite de trois mille de ces monnaies, parmi lesquelles il y en avait beaucoup des Indes; autre preuve de l’ancienneté des arts dans l’Asie. Mais depuis longtemps l’or n’est plus une mesure commune à la Chine, il y est marchandise comme en Hollande; l’argent n’y est plus monnaie, le poids et le titre en font le prix; on n’y frappe plus que du cuivre, qui seul dans ce pays a une valeur arbitraire. Le gouvernement, dans des temps difficiles, a payé en papier, comme on a fait depuis dans plus d’un État de l’Europe; mais jamais la Chine n’a eu l’usage des banques publiques, qui augmentent les richesses d’une nation, en multipliant son crédit. 

Ce pays, favorisé de la nature, possède presque tous les fruits transplantés dans notre Europe, et beaucoup d’autres qui nous manquent. Le blé, le riz, la vigne, les légumes, les arbres de toute espèce, y couvrent la terre; mais les peuples n’ont fait du vin que dans les derniers temps, satisfaits d’une liqueur assez forte qu’ils savent tirer du riz. 

L’insecte précieux qui produit la soie est originaire de la Chine; c’est de là qu’il passa en Perse assez tard, avec l’art de faire des étoffes du duvet qui le couvre; et ces étoffes étaient si rares, du temps même de Justinien, que la soie se vendait en Europe au poids de l’or. 

Le papier fin et d’un blanc éclatant était fabriqué chez les Chinois de temps immémorial; on en faisait avec des filets de bois de bambou bouilli. On ne connaît pas la première époque de la porcelaine, et de ce beau vernis qu’on commence à imiter et à égaler en Europe. 

Ils savent, depuis deux mille ans, fabriquer le verre, mais moins beau et moins transparent que le nôtre. 

L’imprimerie fut inventée par eux dans le même temps. On sait que cette imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle que Guttenberg la pratiqua le premier à Mayence, au xve siècle. L’art de graver les caractères sur le bois est plus perfectionné à la Chine; notre méthode d’employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure à la leur, n’a point encore été adoptée par eux(15), parce qu’il aurait fallu recevoir l’alphabet et qu’ils n’ont jamais voulu quitter l’écriture symbolique: tant ils sont attachés à toutes leurs anciennes méthodes. 

L’usage des cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Nous n’en avons eu en France qu’au xve siècle de notre ère. Ils ont cultivé la chimie; et, sans devenir jamais bons physiciens, ils ont inventé la poudre; mais ils ne s’en servaient que dans des fêtes, dans l’art des feux d’artifice, où ils ont surpassé les autres nations. Ce furent les Portugais qui, dans ces derniers siècles, leur ont enseigné l’usage de l’artillerie, et ce sont les jésuites qui leur ont appris à fondre le canon. Si les Chinois ne s’appliquèrent pas à inventer ces instruments destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu’ils n’en ont pas moins fait la guerre. 

Ils ne poussèrent loin l’astronomie qu’en tant qu’elle est la science des yeux et le fruit de la patience. Ils observèrent le ciel assidûment, remarquèrent tons les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent, comme nous, le cours du soleil en trois cent soixante-cinq parties et un quart. Ils connurent, mais confusément, la précession des équinoxes et des solstices. Ce qui mérite peut-être le plus d’attention, c’est que, de temps immémorial, ils partagent le mois en semaines de sept jours. Les Indiens en usaient ainsi; la Chaldée se conforma à cette méthode, qui passa dans le petit pays de la Judée; mais elle ne fut point adoptée en Grèce. 

On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux astronomes, mille ans avant notre ère vulgaire, dans une ville qui n’est que du troisième ordre. Nankin, l’ancienne capitale, conserve un globe de bronze que trois hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s’ouvre, et dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce globe, sur lequel sont tracés les méridiens et les parallèles. 

Pékin a un observatoire rempli d’astrolabes et de sphères armillaires; instruments, à la vérité, inférieurs aux nôtres pour l’exactitude, mais témoignages célèbres de la supériorité des Chinois sur les autres peuples d’Asie. 

La boussole, qu’ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage de guider la route des vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes. Possesseurs d’une terre qui fournit tout, ils n’avaient pas besoin d’aller, comme nous, au bout du monde. La boussole, ainsi que la poudre à tirer, était pour eux une simple curiosité, et ils n’en étaient pas plus à plaindre. 

On est étonné que ce peuple inventeur n’ait jamais percé dans la géométrie au delà des éléments. Il est certain que les Chinois connaissaient ces éléments plusieurs siècles avant qu’Euclide les eût rédigés chez les Grecs d’Alexandrie. L’empereur Kang-hi assura de nos jours au P. Parennin, l’un des plus savants et des plus sages missionnaires qui aient approché de ce prince, que l’empereur Yu s’était servi des propriétés du triangle rectangle pour lever un plan géographique d’une province, il y a plus de trois mille neuf cent soixante années; et le P. Parennin lui-même cite un livre, écrit onze cents ans avant notre ère, dans lequel il est dit que la fameuse démonstration attribuée en Occident à Pythagore était depuis longtemps au rang des théorèmes les plus connus. 

On demande pourquoi les Chinois, ayant été si loin dans des temps si reculés, sont toujours restés à ce terme; pourquoi l’astronomie est chez eux si ancienne et si bornée; pourquoi dans la musique ils ignorent encore les demi-tons. Il semble que la nature ait donné à cette espèce d’hommes, si différente de la nôtre, des organes faits pour trouver tout d’un coup tout ce qui leur était nécessaire, et incapables d’aller au-delà. Nous, au contraire, nous avons en des connaissances très tard, et nous avons tout perfectionné rapidement. Ce qui est moins étonnant, c’est la crédulité avec laquelle ces peuples ont toujours joint leurs erreurs de l’astrologie judiciaire aux vraies connaissances célestes. Cette superstition a été celle de tous les hommes; et il n’y a pas longtemps que nous en sommes guéris: tant l’erreur semble faite pour le genre humain. 

Si on cherche pourquoi tant d’arts et de sciences, cultivés sans interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de progrès, il y en a peut-être deux raisons: l’une est le respect prodigieux que ces peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs pères, et qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien; l’autre est la nature de leur langue, le premier principe de toutes les connaissances. 

L’art de faire connaître ses idées par l’écriture, qui devait n’être qu’une méthode très simple, est chez eux ce qu’ils ont de plus difficile. Chaque mot a des caractères différents: un savant, à la Chine, est celui qui connaît le plus de ces caractères; quelques-uns sont arrivés à la vieillesse avant que de savoir bien écrire. 

Ce qu’ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, c’est la morale et les lois. Le respect des enfants pour leurs pères est le fondement du gouvernement chinois. L’autorité paternelle n’y est jamais affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son père qu’avec le consentement de tous les parents, des amis, et des magistrats. Les mandarins lettrés y sont regardés comme les pères des villes et des provinces, et le roi, comme le père de l’empire. Cette idée, enracinée dans les coeurs, forme une famille de cet État immense. 

La loi fondamentale étant donc que l’empire est une famille, on y a regardé, plus qu’ailleurs, le bien public comme le premier devoir. De là vient l’attention continuelle de l’empereur et des tribunaux à réparer les grands chemins, à joindre les rivières, à creuser des canaux, à favoriser la culture des terres et les manufactures. 

Nous traiterons dans un autre chapitre du gouvernement de la Chine; mais vous remarquerez d’avance que les voyageurs, et surtout les missionnaires, ont cru voir partout le despotisme. On juge de tout par l’extérieur: on voit des hommes qui se prosternent, et dès lors on les prend pour des esclaves. Celui devant qui l’on se prosterne doit être maître absolu de la vie et de la fortune de cent cinquante millions d’hommes; sa seule volonté doit servir de loi. Il n’en est pourtant pas ainsi, et c’est ce que nous discuterons. Il suffit de dire ici que, dans les plus anciens temps de la monarchie, il fut permis d’écrire sur une longue table, placée dans le palais, ce qu’on trouvait de répréhensible dans le gouvernement; que cet usage fut mis en vigueur sous le règne de Venti, deux siècles avant notre ère vulgaire; et que, dans les temps paisibles, les représentations des tribunaux ont toujours eu force de loi. Cette observation importante détruit les imputations vagues qu’on trouve dans l’Esprit des lois(16)contre ce gouvernement, le plus ancien qui soit au monde. 

Tous les vices existent à la Chine comme ailleurs, mais certainement plus réprimés par le frein des lois, parce que les lois sont toujours uniformes. Le savant auteur des Mémoires de l’amiral Anson témoigne du mépris et de l’aigreur contre les Chinois, sur ce que le petit peuple de Kanton trompa les Anglais autant qu’il le put; mais doit-on juger du gouvernement d’une grande nation par les moeurs de la populace des frontières? Et qu’auraient dit de nous les Chinois, s’ils eussent fait naufrage sur nos côtes maritimes dans les temps où les lois des nations d’Europe confisquaient les effets naufragés, et que la coutume permettait qu’on égorgeât les propriétaires? 

Les cérémonies continuelles qui, chez les Chinois, gênent la société, et dont l’amitié seule se défait dans l’intérieur des maisons, ont établi dans toute la nation une retenue et une honnêteté qui donnent à la fois aux moeurs de la gravité et de la douceur. Ces qualités s’étendent jusqu’aux derniers du peuple. Des missionnaires racontent que souvent, dans les marchés publics, au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et si odieux, ils ont vu les paysans se mettre à genoux les uns devant les autres, selon la coutume du pays, se demander pardon de l’embarras dont chacun s’accusait, s’aider l’un l’autre, et débarrasser tout avec tranquillité. 

Dans les autres pays les lois punissent le crime; à la Chine elles font plus, elles récompensent la vertu. Le bruit d’une action généreuse et rare se répand-il dans une province, le mandarin est obligé d’en avertir l’empereur; et l’empereur envoie une marque d’honneur à celui qui l’a si bien méritée. Dans nos derniers temps, un pauvre paysan, nommé Chicou, trouve une bourse remplie d’or qu’un voyageur a perdue; il se transporte jusqu’à la province de ce voyageur, et remet la bourse au magistrat du canton, sans vouloir rien pour ses peines. Le magistrat, sous peine d’être cassé, était obligé d’en avertir le tribunal suprême de Pékin; ce tribunal, obligé d’en avertir l’empereur; et le pauvre paysan fut créé mandarin du cinquième ordre: car il y a des places de mandarins pour les paysans qui se distinguent dans la morale, comme pour ceux qui réussissent le mieux dans l’agriculture. Il faut avouer que, parmi nous, on n’aurait distingué ce paysan qu’en le mettant à une taille plus forte, parce qu’on aurait jugé qu’il était à son aise. Cette morale, cette obéissance aux lois, jointes à l’adoration d’un Être suprême, forment la religion de la Chine, celle des empereurs et des lettrés. L’empereur est, de temps immémorial, le premier pontife: c’est lui qui sacrifie au Tien, au souverain du ciel et de la terre. Il doit être le premier philosophe, le premier prédicateur de l’empire ses édits sont presque toujours des instructions et des leçons de morale. 

CHAPITRE II. — De la religion de la Chine. Que le gouvernement n’est point athée; que le christianisme n’y a point été prêché au viie siècle. De quelques sectes établies dans le pays.

Dans le siècle passé, nous ne connaissions pas assez la Chine. Vossius l’admirait en tout avec exagération. Renaudot, son rival, et l’ennemi des gens de lettres, poussait la contradiction jusqu’à feindre de mépriser les Chinois, et jusqu’à les calomnier: tâchons d’éviter ces excès. 

Confutzée, que nous appelons Confucius(17), qui vivait il y a deux mille trois cents ans, un peu avant Pythagore, rétablit cette religion, laquelle consiste à être juste. Il l’enseigna, et la pratiqua dans la grandeur et dans l’abaissement: tantôt premier ministre d’un roi tributaire de l’empereur, tantôt exilé, fugitif, et pauvre. Il eut, de son vivant, cinq mille disciples; et après sa mort ses disciples furent les empereurs, les colao, c’est-à-dire les mandarins, les lettrés, et tout ce qui n’est pas peuple. Il commence par dire dans son livre que quiconque est destiné à gouverner « doit rectifier la raison qu’il a reçue du ciel, comme on essuie un miroir terni; qu’il doit aussi se renouveler soi-même, pour renouveler le peuple par son exemple ». Tout tend à ce but; il n’est point prophète, il ne se dit point inspiré; il ne connaît d’inspiration que l’attention continuelle à réprimer ses passions; il n’écrit qu’en sage: aussi n’est-il regardé par les Chinois que comme un sage. Sa morale est aussi pure, aussi sévère, et en même temps aussi humaine que celle d’Épictète. Il ne dit point Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît; mais: « Fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse. » Il recommande le pardon des injures, le souvenir des bienfaits, l’amitié, l’humilité. Ses disciples étaient un peuple de frères. Le temps le plus heureux et le plus respectable qui fut jamais sur la terre fut celui où l’on suivit ses lois. 

Sa famille subsiste encore: et dans un pays où il n’y a d’autre noblesse que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles, en mémoire de son fondateur. Pour lui, il a tous les honneurs, non pas les honneurs divins, qu’on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former l’esprit humain. C’est pourquoi le P. Le Comte(18) et d’autres missionnaires ont écrit « que les Chinois ont connu le vrai Dieu, quand les autres peuples étaient idolâtres, et qu’ils lui ont sacrifié dans le plus ancien temple de l’univers ». 

Les reproches d’athéisme, dont on charge si libéralement dans notre Occident quiconque ne pense pas comme nous, ont été prodigués aux Chinois. Il faut être aussi inconsidérés que nous le sommes dans toutes nos disputes pour avoir osé traiter d’athée un gouvernement dont presque tous les édits parlent(19) « d’un être suprême, père des peuples, récompensant et punissant avec justice, qui a mis entre l’homme et lui une correspondance de prières et de bienfaits, de fautes et de châtiments ». 

Le parti opposé aux jésuites a toujours prétendu que le gouvernement de la Chine était athée, parce que les jésuites en étaient favorisés; mais il faut que cette rage de parti se taise devant le testament de l’empereur Kang-hi. Le voici: 

« Je suis âgé de soixante et dix ans; j’en ai régné soixante et un; je dois cette faveur à la protection du ciel, de la terre, de mes ancêtres, et au dieu de toutes les récoltes de l’empire: je ne puis l’attribuer à ma faible vertu. » 

Il est vrai que leur religion n’admet point de peines et de récompenses éternelles; et c’est ce qui fait voir combien cette religion est ancienne. Le Pentateuque ne parle point de l’autre vie dans ses lois: les saducéens, chez les Juifs, ne la crurent jamais. 

On a cru que les lettrés chinois n’avaient pas une idée distincte d’un Dieu immatériel; mais il est injuste d’inférer de là qu’ils sont athées. Les anciens Égyptiens, ces peuples si religieux, n’adoraient pas Isis et Osiris comme de purs esprits. Tous les dieux de l’antiquité étaient adorés sous une forme humaine; et ce qui montre bien à quel point les hommes sont injustes, c’est que chez les Grecs on flétrissait du nom d’athées ceux qui n’admettaient pas ces dieux corporels, et qui adoraient dans la Divinité une nature inconnue, invisible, inaccessible à nos sens. 

Le fameux archevêque Navarrète(20) dit que, selon tous les interprètes des livres sacrés de la Chine, « l’âme est une partie aérée, ignée, qui, en se séparant du corps, se réunit à la substance du ciel ». Ce sentiment se trouve le même que celui des stoïciens. C’est ce que Virgile développe admirablement dans son sixième livre de l’Énéide. Or, certainement, ni le Manuel d’Épictète ni l’Énéide ne sont infectés de l’athéisme: tous les premiers pères de l’Église ont pensé ainsi. Nous avons calomnié les Chinois, uniquement parce que leur métaphysique n’est pas la nôtre; nous aurions dû admirer en eux deux mérites qui condamnent à la fois les superstitions des païens et les moeurs des chrétiens. Jamais la religion des lettrés ne fut déshonorée par des fables, ni souillée par des querelles et des guerres civiles. 

En imputant l’athéisme au gouvernement de ce vaste empire, nous avons eu la légèreté de lui attribuer l’idolâtrie par une accusation qui se contredit ainsi elle-même. Le grand malentendu sur les rites de la Chine est venu de ce que nous avons jugé de leurs usages par les nôtres: car nous portons au bout du monde les préjugés de notre esprit contentieux. Une génuflexion, qui n’est chez eux qu’une révérence ordinaire, nous a paru un acte d’adoration; nous avons pris une table pour un autel: c’est ainsi que nous jugeons de tout. Nous verrons, en son temps, comment nos divisions et nos disputes ont fait chasser de la Chine nos missionnaires. 

Quelque temps avant Confucius, Laokium avait introduit une secte qui croit aux esprits malins, aux enchantements, aux prestiges. Une secte semblable à celle d’Épicure fut reçue et combattue à la Chine, cinq cents ans avant Jésus-Christ; mais, dans le ier siècle de notre ère, ce pays fut inondé de la superstition des bonzes. Ils apportèrent des Indes l’idole de Fo ou Foé, adorée sous différents noms par les Japonais et les Tartares, prétendu dieu descendu sur la terre, à qui on rend le culte le plus ridicule, et par conséquent le plus fait pour le vulgaire. Cette religion, née dans les Indes près de mille ans avant Jésus-Christ, a infecté l’Asie orientale; c’est ce dieu que prêchent les bonzes à la Chine, les talapoins à Siam, les lamas en Tartarie. C’est en son nom qu’ils promettent une vie éternelle, et que des milliers de bonzes consacrent leurs jours à des exercices de pénitence qui 

effrayent la nature. Quelques-uns passent leur vie enchaînés, d’autres portent un carcan de fer qui plie leur corps en deux, et tient leur front toujours baissé à terre. Leur fanatisme se subdivise à l’infini. Ils passent pour chasser des démons, pour opérer des miracles; ils vendent au peuple la rémission des péchés. Cette secte séduit quelquefois des mandarins; et, par une fatalité qui montre que la même superstition est de tous les pays, quelques mandarins se sont fait tondre en bonzes par piété. 

Ce sont eux qui, dans la Tartarie, ont à leur tête le dalaï-lama, idole vivante qu’on adore, et c’est là peut-être le triomphe de la superstition humaine. 

Ce dalaï-lama, successeur et vicaire du dieu Fo, passe pour immortel. Les prêtres nourrissent toujours un jeune lama, désigné successeur secret du souverain pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu’on croit immortel, est mort. Les princes tartares ne lui parlent qu’à genoux; il décide souverainement tous les points de foi sur lesquels les lamas sont divisés; enfin il s’est depuis quelque temps fait souverain du Thibet, à l’occident de la Chine. L’empereur reçoit ses ambassadeurs, et lui envoie des présents considérables. 

Ces sectes sont tolérées à la Chine pour l’usage du vulgaire, comme des aliments grossiers faits pour le nourrir; tandis que les magistrats et les lettrés, séparés en tout du peuple, se nourrissent d’une substance plus pure; il semble en effet que la populace ne mérite pas une religion raisonnable. Confucius gémissait pourtant de cette foule d’erreurs: il y avait beaucoup d’idolâtres de son temps. La secte de Laokium avait déjà introduit les superstitions chez le peuple. « Pourquoi, dit-il dans un de ses livres, y a-t-il plus de crimes chez la populace ignorante que parmi les lettrés? c’est que le peuple est gouverné par les bonzes. » 

Beaucoup de lettrés sont, à la vérité, tombés dans le matérialisme; mais leur morale n’en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si nécessaire aux hommes et si aimable par elle-même, qu’on n’a pas même besoin de la connaissance d’un Dieu pour la suivre. D’ailleurs il ne faut pas croire que tous les matérialistes chinois soient athées, puisque tant de pères de l’Église croyaient Dieu et les anges corporels. 

Nous ne savons point au fond ce que c’est que la matière encore moins connaissons-nous ce qui est immatériel. Les Chinois n’en savent pas sur cela plus que nous: il a suffi aux lettrés d’adorer un Être suprême, on n’en peut douter. 

Croire Dieu et les esprits corporels est une ancienne erreur métaphysique; mais ne croire absolument aucun dieu, ce serait une erreur affreuse en morale, une erreur incompatible avec un gouvernement sage. C’est une contradiction digne de nous de s’élever avec fureur, comme on a fait, contre Bayle, sur ce qu’il croit possible qu’une société d’athées subsiste(21); et de crier, avec la même violence, que le plus sage empire de l’univers est fondé sur l’athéisme. 

Le P. Fouquet, jésuite, qui avait passé vingt-cinq ans à la Chine, et qui en revint ennemi des jésuites, m’a dit plusieurs fois qu’il y avait à la Chine très peu de philosophes athées. Il en est de même parmi nous. 

On prétend que, vers le viiie siècle, avant Charlemagne, la religion chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos missionnaires ont trouvé dans la province de Kingt-ching ou Quen-sin une inscription en caractères syriaques et chinois. Ce monument, qu’on voit tout au long dans Kircher, atteste qu’un saint homme, nommé Olopuën(22), conduit par des nuées bleues, et observant la règle des vents, vint de Tacin à la Chine, l’an 1092 de l’ère des Séleucides, qui répond à l’an 636 de notre ère; qu’aussitôt qu’il fut arrivé au faubourg de la ville impériale, l’empereur envoya un colao au-devant de lui, et lui fit bâtir une église chrétienne. 

Il est évident, par l’inscription même, que c’est une de ces fraudes pieuses qu’on s’est toujours trop aisément permises. Le sage Navarrète en convient. Ce pays de Tacin, cette ère des Séleucides, ce nom d’Olopuën, qui est, dit-on, chinois, et qui ressemble à un ancien nom espagnol, ces nuées bleues qui servent de guides, cette église chrétienne bâtie tout d’un coup à Pékin pour un prêtre de Palestine, qui ne pouvait mettre le pied à la Chine sans encourir la peine de mort, tout cela fait voir le ridicule de la supposition. Ceux qui s’efforcent de la soutenir ne font pas réflexion que les prêtres dont on trouve les noms dans ce prétendu monument étaient des nestoriens, et qu’ainsi ils ne combattent que pour des hérétiques(23).

Il faut mettre cette inscription avec celle de Malabar, où il est dit que saint Thomas arriva dans le pays en qualité de charpentier, avec une règle et un pieu, et qu’il porta seul une grosse poutre pour preuve de sa mission. Il y a assez de vérités historiques, sans y mêler ces absurdes mensonges. 

Il est très vrai qu’au temps de Charlemagne, la religion chrétienne, ainsi que les peuples qui la professent, avait toujours été absolument inconnue à la Chine. Il y avait des Juifs: plusieurs familles de cette nation, non moins errante que superstitieuse, s’y étaient établies deux siècles avant notre ère vulgaire; elles y exerçaient le métier de courtier, que les Juifs ont fait dans presque tout le monde. 

Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon(24), et sur tout ce qui est situé vers l’orient et le midi, lorsque je serai parvenu au temps où l’industrie des Européans s’est ouvert un chemin facile à ces extrémités de notre hémisphère. 

CHAPITRE III. — Des Indes.

En suivant le cours apparent du soleil, je trouve d’abord l’Inde, ou l’Indoustan, contrée aussi vaste que la Chine, et plus connue par les denrées précieuses que l’industrie des négociants en a tirées dans tous les temps que par des relations exactes. Ce pays est l’unique dans le monde qui produise ces épiceries dont la sobriété de ses habitants peut se passer, et qui sont nécessaires à la voracité des peuples septentrionaux. 

Une chaîne de montagnes, peu interrompue, semble avoir fixé les limites de l’Inde, entre la Chine, la Tartarie, et la Perse; le reste est entouré de mers. L’Inde, en deçà du Gange, fut longtemps soumise aux Persans; et voilà pourquoi Alexandre, vengeur de la Grèce et vainqueur de Darius, poussa ses conquêtes jusqu’aux Indes, tributaires de son ennemi. Depuis Alexandre, les Indiens avaient vécu dans la liberté et dans la mollesse qu’inspirent la chaleur du climat et la richesse de la terre. 

Les Grecs y voyageaient avant Alexandre, pour y chercher la science. C’est là que le célèbre Pilpay écrivit, il y a deux mille trois cents années, ses Fables morales, traduites dans presque toutes les langues du monde. Tout a été traité en fables et en allégories chez les Orientaux, et particulièrement chez les Indiens. Pythagore, disciple des gymnosophistes, serait lui seul une preuve incontestable que les véritables sciences étaient cultivées dans l’Inde. Un législateur en politique et en géométrie n’eût pas resté longtemps dans une école où l’on n’aurait enseigné que des mots. Il est très vraisemblable même que Pythagore apprit chez les Indiens les propriétés du triangle rectangle, dont on lui fait honneur. Ce qui était si connu à la Chine pouvait aisément l’être dans l’Inde. On a écrit longtemps après lui qu’il avait immolé cent boeufs pour cette découverte: cette dépense est un peu forte pour un philosophe. Il est digne d’un sage de remercier d’une pensée heureuse l’Être dont nous vient toute pensée, ainsi que le mouvement et la vie; mais il est bien plus vraisemblable que Pythagore dut ce théorème aux gymnosophistes qu’il ne l’est qu’il ait immolé cent boeufs(25).

Longtemps avant Pilpay, les sages de l’Inde avaient traité la morale et la philosophie en fables allégoriques, en paraboles. Voulaient-ils exprimer l’équité d’un de leurs rois, ils disaient que « les dieux qui président aux divers éléments, et qui sont en discorde entre eux, avaient pris ce roi pour leur arbitre ». Leurs anciennes traditions rapportent un jugement qui est à peu près le même que celui de Salomon. Ils ont une fable qui est précisément la même que celle de Jupiter et d’Amphitryon; mais elle est plus ingénieuse. Un sage découvre qui des deux est le dieu, et qui est l’homme(26). Ces traditions montrent combien sont anciennes les paraboles qui font enfants des dieux les hommes extraordinaires. Les Grecs, dans leur mythologie, n’ont été que des disciples de l’Inde et de l’Égypte. Toutes ces fables enveloppaient autrefois un sens philosophique; ce sens a disparu, et les fables sont restées. 

L’antiquité des arts dans l’Inde a toujours été reconnue de tous les autres peuples. Nous avons encore une relation de deux voyageurs arabes, qui allèrent aux Indes et à la Chine un peu après le règne de Charlemagne, et quatre cents ans avant le célèbre Marco-Polo. Ces Arabes prétendent avoir parlé à l’empereur de la Chine qui régnait alors; ils rapportent que l’empereur leur dit qu’il ne comptait que cinq grands rois dans le monde, et qu’il mettait de ce nombre « le roi des éléphants et des Indiens, qu’on appelle le roi de la sagesse, parce que la sagesse vient originairement des Indes ». 

J’avoue que ces deux Arabes ont rempli leurs récits de fables, comme tous les écrivains orientaux; mais enfin il résulte que les Indiens passaient pour les premiers inventeurs des arts dans tout l’Orient, soit que l’empereur chinois ait fait cet aveu aux deux Arabes, soit qu’ils aient parlé d’eux-mêmes. 

Il est indubitable que les plus anciennes théologies furent inventées chez les Indiens. Ils ont deux livres écrits, il y a environ cinq mille ans, dans leur ancienne langue sacrée, nommée le Hanscrit, ou le Sanscrit. De ces deux livres, le premier est le Shasta, et le second, le Veidam. Voici le commencement du Shasta(27):

« L’Éternel, absorbé dans la contemplation de son existence, résolut, dans la plénitude des temps, de former des êtres participants de son essence et de sa béatitude. Ces êtres n’étaient pas: il voulut, et ils furent(28). » 

On voit assez que cet exorde, véritablement sublime, et qui fut longtemps inconnu aux autres nations, n’a jamais été que faiblement imité par elles. 

Ces êtres nouveaux furent les demi-dieux, les esprits célestes, adoptés ensuite par les Chaldéens, et chez les Grecs par Platon. Les Juifs les admirent, quand ils furent captifs à Babylone; ce fut là qu’ils apprirent les noms que les Chaldéens avaient donnés aux anges, et ces noms n’étaient pas ceux des Indiens. Michaël, Gabriel, Raphaël, Israël même, sont des mots chaldéens qui ne furent jamais connus dans l’Inde. 

C’est dans le Shasta qu’on trouve l’histoire de la chute de ces anges. Voici comme le Shasta s’exprime: 

« Depuis la création des Debtalog (c’est-à-dire des anges), la joie et l’harmonie environnèrent longtemps le trône de l’Éternel. Ce bonheur aurait dure jusqu’à la fin des temps; mais l’envie entra dans le coeur de Moisaor et des anges ses suivants. Ils rejetèrent le pouvoir de perfectibilité dont l’Éternel les avait doués dans sa bonté: ils exercèrent le pouvoir d’imperfection; ils firent le mal à la vue de l’Éternel. Les anges fidèles furent saisis de tristesse. La douleur fut connue pour la première fois. » 

Ensuite la rébellion des mauvais anges est décrite. Les trois ministres de Dieu, qui sont peut-être l’original de la Trinité de Platon, précipitent les mauvais anges dans l’abîme. A la fin des temps, Dieu leur fait grâce, et les envoie animer les corps des hommes. 

Il n’y a rien dans l’antiquité de si majestueux et de si philosophique. Ces mystères des brachmanes percèrent enfin jusque dans la Syrie: il fallait qu’ils fussent bien connus, puisque les Juifs en entendirent parler du temps d’Hérode. Ce fut peut-être alors qu’on forgea, suivant ces principes indiens, le faux livre d’Hénoch, cité par l’apôtre Jude, dans lequel il est dit quelque chose de la chute des anges. Cette doctrine devint depuis le fondement de la religion chrétienne(29).

Les esprits ont dégénéré dans l’Inde. Probablement le gouvernement tartare les a hébétés, comme le gouvernement turc a déprimé les Grecs, et abruti les Égyptiens. Les sciences ont presque péri de même chez les Perses, par les révolutions de l’État. Nous avons vu(30) qu’elles se sont fixées à la Chine, au même point de médiocrité où elles ont été chez nous au moyen âge, par la même cause qui agissait sur nous, c’est-à-dire par un respect superstitieux pour l’antiquité, et par les règlements même des écoles. Ainsi, dans tous pays, l’esprit humain trouve des obstacles à ses progrès. 

Cependant, jusqu’au xiiie siècle de notre ère, l’esprit vraiment philosophique ne périt pas absolument dans l’Inde. Pachimère, dans ce xiiie siècle, traduisit quelques écrits d’un brame, son contemporain. Voici comme ce brame indien s’explique: le passage mérite attention. 

« J’ai vu toutes les sectes s’accuser réciproquement d’imposture; j’ai vu tous les mages disputer avec fureur du premier principe, et de la dernière fin. Je les ai tous interrogés, et je n’ai vu, dans tous ces chefs de factions, qu’une opiniâtreté inflexible, un mépris superbe pour les autres, une haine implacable. J’ai donc résolu de n’en croire aucun. Ces docteurs, en cherchant la vérité, sont comme une femme qui veut faire entrer son amant par une porte dérobée, et qui ne peut trouver la clef de la porte. Les hommes, dans leurs vaines recherches, ressemblent à celui qui monte sur un arbre où il y a un peu de miel; et à peine en a-t-il mangé que les serpents qui sont autour de l’arbre le dévorent. » 

Telle fut la manière d’écrire des Indiens. Leur esprit paraît encore davantage dans les jeux de leur invention. Le jeu que nous appelons des échecs, par corruption, fut inventé par eux, et nous n’avons rien qui en approche: il est allégorique comme leurs fables; c’est l’image de la guerre. Les noms de shak, qui veut dire prince, et de pion, qui signifie soldat, se sont conservés encore dans cette partie de l’Orient. Les chiffres dont nous nous servons, et que les Arabes ont apportés en Europe vers le temps de Charlemagne, nous viennent de l’Inde. Les anciennes médailles, dont les curieux chinois font tant de cas, sont une preuve que plusieurs arts furent cultivés aux Indes avant d’être connus des Chinois. 

On y a, de temps immémorial, divisé la route annuelle du soleil en douze parties, et, dans des temps vraisemblablement encore plus reculés, la route de la lune en vingt-huit parties. L’année des brachmanes et des plus anciens gymnosophistes commença toujours quand le soleil entrait dans la constellation qu’ils nomment Moscham, et qui est pour nous le Bélier. Leurs semaines furent toujours de sept jours, divisions que les Grecs ne connurent jamais. Leurs jours portent les noms des sept planètes. Le jour du soleil est appelé chez eux Mithradinan: reste à savoir si ce mot mithra, qui, chez les Perses, signifie aussi le soleil, est originairement un terme de la langue des mages, ou de celle des sages de l’Inde. 

Il est bien difficile de dire laquelle des deux nations enseigna l’autre; mais s’il s’agissait de décider entre les Indes et l’Égypte, je croirais toujours les sciences bien plus anciennes dans les Indes, comme nous l’avons déjà remarqué. Le terrain des Indes est bien plus aisément habitable que le terrain voisin du Nil, dont les débordements durent longtemps rebuter les premiers colons, avant qu’ils eussent dompté ce fleuve en creusant des canaux. Le sol des Indes est d’ailleurs d’une fertilité bien plus variée, et qui a dû exciter davantage la curiosité et l’industrie humaine. 

Quelques-uns ont cru la race des hommes originaire de l’Indoustan, alléguant que l’animal le plus faible devait naître dans le climat le plus doux, et sur une terre qui produit sans culture les fruits les plus nourrissants, les plus salutaires, comme les dattes et les cocos. Ceux-ci surtout donnent aisément à l’homme de quoi le nourrir, le vêtir, et le loger. Et de quoi d’ailleurs a besoin un habitant de cette presqu’île? tout ouvrier y travaille presque nu; deux aunes d’étoffe, tout au plus, servent à couvrir une femme qui n’a point de luxe. Les enfants restent entièrement nus, du moment où ils sont nés jusqu’à la puberté. Ces matelas, ces amas de plumes, ces rideaux à double contour, qui chez nous exigent tant de frais et de soins, seraient une incommodité intolérable pour ces peuples, qui ne peuvent dormir qu’au frais sur la natte la plus légère. Nos maisons de carnage, qu’on appelle des boucheries, où l’on vend tant de cadavres pour nourrir le nôtre, mettraient la peste dans le climat de l’Inde; il ne faut à ces nations que des nourritures rafraîchissantes et pures; la nature leur a prodigué des forêts de citronniers, d’orangers, de figuiers, de palmiers, de cocotiers, et des campagnes couvertes de riz. L’homme le plus robuste peut ne dépenser qu’un ou deux sous par jour pour ses aliments. Nos ouvriers dépensent plus en un jour qu’un Malabare en un mois. Toutes ces considérations semblent fortifier l’ancienne opinion que le genre humain est originaire d’un pays où la nature a tout fait pour lui, et ne lui a laissé presque rien à faire; mais cela prouve seulement que les Indiens sont indigènes, et ne prouve point du tout que les autres espèces d’hommes viennent de ces contrées. Les blancs, et les nègres, et les rouges, et les Lapons, et les Samoyèdes, et les Albinos, ne viennent certainement pas du même sol. La différence entre toutes ces espèces est aussi marquée qu’entre un lévrier et un barbet; il n’y a donc qu’un brame mal instruit et entêté qui puisse prétendre que tous les hommes descendent de l’indien Adimo et de sa femme. 

L’Inde, au temps de Charlemagne, n’était connue que de nom; et les Indiens ignoraient qu’il y eût un Charlemagne. Les Arabes, seuls maîtres du commerce maritime, fournissaient à la fois les denrées des Indes à Constantinople et aux Francs. Venise les allait déjà chercher dans Alexandrie. Le débit n’en était pas encore considérable en France chez les particuliers; elles furent longtemps inconnues en Allemagne, et dans tout le Nord. Les Romains avaient fait ce commerce eux-mêmes, dès qu’ils furent les maîtres de l’Égypte. Ainsi les peuples occidentaux ont toujours porté dans l’Inde leur or et leur argent, et ont toujours enrichi ce pays déjà si riche par lui-même. De là vient qu’on ne vit jamais les peuples de l’Inde, non plus que les Chinois et les Gangarides, sortir de leur pays pour aller exercer le brigandage chez d’autres nations, comme les Arabes, soit Juifs, soit Sarrasins; les Tartares et les Romains même, qui, postés dans le plus mauvais pays de l’Italie, subsistèrent d’abord de la guerre, et subsistent aujourd’hui de la religion. 

Il est incontestable que le continent de l’Inde a été autrefois beaucoup plus étendu qu’il ne l’est aujourd’hui. Ces îles, ces immenses archipels qui l’avoisinent à l’orient et au midi, tenaient 

dans les temps reculés à la terre ferme. On s’en aperçoit encore par la mer même qui les sépare: son peu de profondeur, les arbres qui croissent sur son fond, semblables à ceux des îles; les nouveaux terrains qu’elle laisse souvent à découvert; tout fait voir que ce continent a été inondé, et il a dû l’être insensiblement, quand l’Océan, qui gagne toujours d’un côté ce qu’il perd de l’autre, s’est retiré de nos terres occidentales. 

L’Inde, dans tous les temps connus commerçante et industrieuse, avait nécessairement une grande police; et ce peuple, chez qui Pythagore avait voyagé pour s’instruire, devait avoir de bonnes lois, sans lesquelles les arts ne sont jamais cultivés; mais les hommes, avec des lois sages, ont toujours eu des coutumes insensées. Celle qui fait aux femmes un point d’honneur et de religion de se brûler sur le corps de leurs maris subsistait dans l’Inde de temps immémorial. Les philosophes indiens se jetaient eux-mêmes dans un bûcher, par un excès de fanatisme et de vaine gloire. Calan, ou Calanus, qui se brûla devant Alexandre, n’avait pas le premier donné cet exemple; et cette abominable dévotion n’est pas détruite encore. La veuve du roi de Tanjaor se brûla, en 1735, sur le bûcher de son époux. M. Dumas, M. Dupleix, gouverneurs de Pondichéry, l’épouse de l’amiral Russel, ont été témoins de pareils sacrifices: c’est le dernier effort des erreurs qui pervertissent le genre humain. Le plus austère des derviches n’est qu’un lâche en comparaison d’une femme de Malabar. Il semblerait qu’une nation, chez qui les philosophes et même les femmes se dévouaient ainsi à la mort, dût être une nation guerrière et invincible; cependant, depuis l’ancien Sésac, quiconque a attaqué l’Inde l’a aisément vaincue. 

Il serait encore difficile de concilier les idées sublimes que les bramins conservent de l’Être suprême avec leurs superstitions et leur mythologie fabuleuse, si l’histoire ne nous montrait pas de pareilles contradictions chez les Grecs et chez les Romains. 

Il y avait des chrétiens sur les côtes de Malabar, depuis douze cents ans, au milieu de ces nations idolâtres. Un marchand de Syrie, nommé Mar-Thomas, s’étant établi sur les côtes de Malabar avec sa famille et ses facteurs, au vie siècle, y laissa sa religion, qui était le nestorianisme; ces sectaires orientaux, s’étant multipliés, se nommèrent les chrétiens de saint Thomas: ils vécurent paisiblement parmi les idolâtres. Qui ne veut point remuer est rarement persécuté. Ces chrétiens n’avaient aucune connaissance de l’Église latine. 

Ce n’est pas certainement le christianisme qui florissait alors dans l’Inde, c’est le mahométisme. Il s’y était introduit par les conquêtes des califes; et Aaron-al-Raschild, cet illustre contemporain de Charlemagne, dominateur de l’Afrique, de la Syrie, de la Perse, et d’une partie de l’Inde, envoya des missionnaires musulmans des rives du Gange aux îles de l’Océan indien, et jusque chez des peuplades de nègres. Depuis ce temps il y eut beaucoup de musulmans dans l’Inde. On ne dit point que le grand Aaron convertît à sa religion les Indiens par le fer et par le feu, comme Charlemagne convertit les Saxons. On ne voit pas non plus que les Indiens aient refusé le joug et la loi d’Aaron-al-Raschild, comme les Saxons refusèrent de se soumettre à Charles. 

Les Indiens ont toujours été aussi mous que nos septentrionaux étaient féroces. La mollesse inspirée par le climat ne se corrige jamais; mais la dureté s’adoucit. 

En général, les hommes du Midi oriental ont reçu de la nature des moeurs plus douces que les peuples de notre Occident; leur climat les dispose à l’abstinence des liqueurs fortes et de la chair des animaux, nourritures qui aigrissent le sang, et portent souvent à la férocité; et, quoique la superstition et les irruptions étrangères aient corrompu la bonté de leur naturel, cependant tous les voyageurs conviennent que le caractère de ces peuples n’a rien de cette inquiétude, de cette pétulance, et de cette dureté, qu’on a eu tant de peine à contenir chez les nations du Nord. 

Le physique de l’Inde différant en tant de choses du nôtre, il fallait bien que le moral différât aussi. Leurs vices étaient plus doux que les nôtres. Ils cherchaient en vain des remèdes aux dérèglements de leurs moeurs, comme nous en avons cherché. C’était, de temps immémorial, une maxime chez eux et chez les Chinois que le sage viendrait de l’Occident. L’Europe, au contraire, disait que le sage viendrait de l’Orient toutes les nations ont toujours eu besoin d’un sage. 

CHAP. IV. — Des brachmanes, du Veidam et de l’Ézour-Veidam.

Si l’Inde, de qui toute la terre a besoin, et qui seule n’a besoin de personne, doit être par cela même la contrée la plus anciennement policée, elle doit conséquemment avoir eu la plus ancienne forme de religion. Il est très vraisemblable que cette religion fut longtemps celle du gouvernement chinois, et qu’elle ne consistait que dans le culte pur d’un Être suprême, dégagé de toute superstition et de tout fanatisme. 

Les premiers brachmanes avaient fondé cette religion simple, telle qu’elle fut établie à la Chine par ses premiers rois; ces brachmanes gouvernaient l’Inde. Lorsque les chefs paisibles d’un peuple spirituel et doux sont à la tête d’une religion, elle doit être simple et raisonnable, parce que ces chefs n’ont pas besoin d’erreurs pour être obéis. Il est si naturel de croire un Dieu unique, de l’adorer, et de sentir dans le fond de son coeur qu’il faut être juste, que, quand des princes annoncent ces vérités, la foi des peuples court au-devant de leurs paroles. Il faut du temps pour établir des lois arbitraires; mais il n’en faut point pour apprendre aux hommes rassemblés à croire un Dieu, et à écouter la voix de leur propre coeur. 

Les premiers brachmanes, étant donc à la fois rois et pontifes, ne pouvaient guère établir la religion que sur la raison universelle. Il n’en est pas de même dans les pays où le pontificat n’est pas uni à la royauté. Alors les fonctions religieuses, qui appartiennent originairement aux pères de famille, forment une profession séparée; le culte de Dieu devient un métier; et, pour faire valoir ce métier, il faut souvent des prestiges, des fourberies, et des cruautés. 

La religion dégénéra donc chez les brachmanes dès qu’ils ne furent plus souverains. 

Longtemps avant Alexandre, les brachmanes ne régnaient plus dans l’Inde; mais leur tribu, qu’on nomme Caste, était toujours la plus considérée, comme elle l’est encore aujourd’hui et c’est dans cette même tribu qu’on trouvait les sages vrais ou faux, que les Grecs appelèrent gymnosophistes. Il est difficile de nier qu’il n’y eût parmi eux, dans leur décadence, cette espèce de vertu qui s’accorde avec les illusions du fanatisme. Ils reconnaissaient toujours un Dieu suprême à travers la multitude de divinités subalternes que la superstition populaire adoptait dans tous les pays du monde. Strabon dit expressément qu’au fond les brachmanes n’adoraient qu’un seul Dieu. En cela ils étaient semblables à Confucius, à Orphée, à Socrate, à Platon, à Marc Aurèle, à Épictète, à tous les sages, à tous les hiérophantes des mystères. Les sept années de noviciat chez les brachmanes, la loi du silence pendant ces sept années, étaient en vigueur du temps de Strabon. Le célibat pendant ce temps d’épreuves, l’abstinence de la chair des animaux qui servent l’homme, étaient des lois qu’on ne transgressa jamais, et qui subsistent encore chez les brames. Ils croyaient un Dieu créateur, rémunérateur et vengeur. Ils croyaient l’homme déchu et dégénéré, et cette idée se trouve chez tous les anciens peuples. Aurea prima sala est aetas (Ovide., Met., I, 89) est la devise de toutes les nations. 

Apulée, Quinte-Curce, Clément d’Alexandrie, Philostrate, Porphyre, Pallade, s’accordent tous dans les éloges qu’ils donnent à la frugalité extrême des brachmanes, à leur vie retirée et pénitente, à leur pauvreté volontaire, à leur mépris de toutes les vanités du monde. Saint Ambroise préfère hautement leurs moeurs à celles des chrétiens de son temps. Peut-être est-ce une de ces exagérations qu’on se permet quelquefois pour faire rougir ses concitoyens de leurs désordres. On loue les brachmanes pour corriger les moines; et si saint Ambroise avait vécu dans l’Inde, il aurait probablement loué les moines pour faire honte aux brachmanes. Mais enfin il résulte de tant de témoignages que ces hommes singuliers étaient en réputation de sainteté dans toute la terre. 

Cette connaissance d’un Dieu unique, dont tous les philosophes leur savaient tant de gré, ils la conservent encore aujourd’hui au milieu des pagodes et de toutes les extravagances du peuple. Un de nos poètes(31) a dit, dans une de ses épîtres où le faux domine presque toujours: 

L’Inde aujourd’hui voit l’orgueilleux brachmane 
Déifier, brutalement zélé 
Le diable même en bronze ciselé. 
Certainement des hommes qui ne croient point au diable ne peuvent adorer le diable. Ces reproches absurdes sont intolérables; on n’a jamais adoré le diable dans aucun pays du monde; les manichéens n’ont jamais rendu de culte au mauvais principe: on ne lui en rendait aucun dans la religion de Zoroastre. Il est temps que nous quittions l’indigne usage de calomnier toutes les sectes, et d’insulter toutes les nations. 

Nous avons, comme vous savez, l’Ézour-Veidam, ancien commentaire composé par Chumontou sur ce Veidam, sur ce livre sacré que les brames prétendent avoir été donné de Dieu aux hommes. Ce commentaire a été abrégé par un brame très savant, qui a rendu beaucoup de services à notre compagnie des Indes; et il l’a traduit lui-même de la langue sacrée en français(32).

Dans cet Ézour-Veidam, dans ce commentaire, Chumontou combat l’idolâtrie; il rapporte les propres paroles du Veidam. « C’est l’Être suprême qui a tout créé, le sensible et l’insensible; il y a eu quatre âges différents; tout périt à la fin de chaque âge, tout est submergé, et le déluge est un passage d’un âge à l’autre, etc. 

« Lorsque Dieu existait seul, et que nul autre être n’existait avec lui, il forma le dessein de créer le monde; il créa d’abord le temps, ensuite l’eau et la terre; et du mélange des cinq éléments, à savoir la terre, l’eau, le feu, l’air, et la lumière, il en forma les différents corps, et leur donna la terre pour leur base. Il fit ce globe, que nous habitons, en forme ovale comme un oeuf. Au milieu de la terre est la plus haute de toutes les montagnes, nommée Mérou (c’est l’Immaüs). Adimo, c’est le nom du premier homme sorti des mains de Dieu: Procriti est le nom de son épouse. D’Adimo naquit Brama(33), qui fut le législateur des nations et le père des brames. » 

Que de choses curieuses dans ce peu de paroles! On y aperçoit d’abord cette grande vérité, que Dieu est le créateur du monde; on voit ensuite la source primitive de cette ancienne fable des quatre âges, d’or, d’argent, d’airain et de fer. Tous les principes de la théologie des anciens sont renfermés dans le Veidam. On y voit ce déluge de Deucalion, qui ne figure autre chose que la peine extrême qu’on a éprouvée dans tous les temps à dessécher les terres que la négligence des hommes a laissées longtemps inondées. Toutes les citations du Veidam, dans ce manuscrit, sont étonnantes; on y trouve expressément ces paroles admirables: « Dieu ne créa jamais le vice, il ne peut en être l’auteur. Dieu, qui est la sagesse et la sainteté, ne créa jamais que la vertu. » 

Voici un morceau des plus singuliers du Veidam: « Le premier homme, étant sorti des mains de Dieu, lui dit: Il y aura sur la terre différentes occupations, tous ne seront pas propres à toutes; comment les distinguer entre eux? Dieu lui répondit: Ceux qui sont nés avec plus d’esprit et de goût pour la vertu que les autres seront les brames. Ceux qui participent le plus du rosogoun, c’est-à-dire de l’ambition, seront les guerriers. Ceux qui participent le plus du tomogun, c’est-à-dire de l’avarice, seront les marchands. Ceux qui participeront du comogun, c’est-à-dire qui seront robustes et bornés, seront occupés aux oeuvres serviles. » 

On reconnaît dans ces paroles l’origine véritable des quatre castes des Indes, ou plutôt les quatre conditions de la Société humaine. En effet, sur quoi peut être fondée l’inégalité de ces conditions, sinon sur l’inégalité primitive des talents? Le Veidam poursuit, et dit: « L’Être suprême n’a ni corps ni figure; » et l’Ézour-Veidam ajoute: « Tous ceux qui lui donnent des pieds et des mains sont insensés. » Chumontou cite ensuite ces paroles du Veidam: « Dans le temps que Dieu tira toutes choses du néant, il créa séparément un individu de chaque espèce, et voulut qu’il portât dans lui son germe, afin qu’il pût produire: il est le principe de chaque chose; le soleil n’est qu’un corps sans vie et sans connaissance; il est entre les mains de Dieu comme une chandelle entre les mains d’un homme. » 

Après cela l’auteur du commentaire, combattant l’opinion des nouveaux brames, qui admettaient plusieurs incarnations dans le dieu Brama et dans le dieu Vitsnou, s’exprime ainsi: 

« Dis-moi donc, homme étourdi et insensé, qu’est-ce que ce Kochiopo et cette Odité, que tu dis avoir donné naissance à ton Dieu? Ne sont-ils pas des hommes comme les autres? Et ce Dieu, qui est pur de sa nature, et éternel de son essence, se serait-il abaissé jusqu’à s’anéantir dans le sein d’une femme pour s’y revêtir d’une figure humaine? Ne rougis-tu pas de nous présenter ce Dieu en posture de suppliant devant une de ses créatures? As-tu perdu l’esprit? ou es-tu venu à ce point d’impiété, de ne pas rougir de faire jouer à l’Être suprême le personnage de fourbe et de menteur?... Cesse de tromper les hommes, ce n’est qu’à cette condition que je continuerai à t’expliquer le Veidam; car si tu restes dans les mêmes sentiments, tu es incapable de l’entendre, et ce serait le prostituer que de te l’enseigner. » 

Au livre troisième de ce commentaire, l’auteur Chumontou réfute la fable que les nouveaux brames inventaient sur une incarnation du dieu Brama, qui, selon eux, parut dans l’Inde sous le nom de Kopilo, c’est-à-dire de pénitent; ils prétendaient qu’il avait voulu naître de Déhobuti, femme d’un homme de bien, nommé Kordomo. 

« S’il est vrai, dit le commentateur, que Brama soit né sur la terre, pourquoi portait-il le nom d’Éternel? Celui qui est souverainement heureux, et dans qui seul est notre bonheur, aurait-il voulu se soumettre à tout ce que souffre un enfant? etc. » 

On trouve ensuite une description de l’enfer, toute semblable a celle que les Égyptiens et les Grecs ont donnée depuis sous le nom de Tartare. « Que faut-il faire, dit-on, pour éviter l’enfer? il faut aimer Dieu, » répond le commentateur Chumontou; « il faut faire ce qui nous est ordonné par le Veidam, et le faire de la façon dont il nous le prescrit. Il y a, dit-il, quatre amours de Dieu. Le premier est de l’aimer pour lui-même, sans intérêt personnel; le second, de l’aimer par intérêt; le troisième, de ne l’aimer que dans les moments où l’on n’écoute pas ses passions; le quatrième, de ne l’aimer que pour obtenir l’objet de ces passions mêmes; et ce quatrième amour n’en mérite pas le nom(34). » 

Tel est le précis des principales singularités du Veidam, livre inconnu jusques aujourd’hui à l’Europe, et à presque toute l’Asie. 

Les brames ont dégénéré de plus en plus. Leur Cormo-Veidam, qui est leur rituel, est un ramas de cérémonies superstitieuses, qui font rire quiconque n’est pas né sur les bords du Gange et de l’Indus, ou plutôt quiconque, n’étant pas philosophe, s’étonne des sottises des autres peuples, et ne s’étonne point de celles de son pays. 

Le détail de ces minuties est immense: c’est un assemblage de toutes les folies que la vaine étude de l’astrologie judiciaire a pu inspirer à des savants ingénieux, mais extravagants ou fourbes. Toute la vie d’un brame est consacrée à ces cérémonies superstitieuses. Il y en a pour tous les jours de l’année. Il semble que les hommes soient devenus faibles et lâches dans l’Inde, à mesure qu’ils ont été subjugués. Il y a grande apparence qu’à chaque conquête, les superstitions et les pénitences du peuple vaincu ont redoublé. Sésac, Madiès, les Assyriens, les Perses, Alexandre, les Arabes, les Tartares, et, de nos jours, Sha-Nadir, en venant les uns après les autres ravager ces beaux pays, ont fait un peuple pénitent d’un peuple qui n’a pas su être guerrier. 

Jamais les pagodes n’ont été plus riches que dans les temps d’humiliation et de misère; toutes ces pagodes ont des revenus considérables, et les dévots les enrichissent encore de leurs offrandes. Quand un raya passe devant une pagode, il descend de son cheval, de son chameau, ou de son éléphant, ou de son palanquin, et marche à pied jusqu’à ce qu’il ait passé le territoire du temple. 

Cet ancien commentaire du Veidam, dont je viens de donner l’extrait, me paraît écrit avant les conquêtes d’Alexandre; car on n’y trouve aucun des noms que les vainqueurs grecs imposèrent aux fleuves, aux villes, aux contrées, en prononçant à leur manière, et soumettant aux terminaisons de leurs langues les noms communs du pays. L’Inde s’appelle Zomboudipo; le mont Immaüs est Mérou; le Gange est nommé Zanoubi. Ces anciens noms ne sont plus connus que des savants dans la langue sacrée. 

L’ancienne pureté de la religion des premiers brachmanes ne subsiste plus que chez quelques-uns de leurs philosophes; et ceux-là ne se donnent pas la peine d’instruire un peuple qui ne veut pas être instruit, et qui ne le mérite pas. Il y aurait même du risque à vouloir les détromper: les brames ignorants se soulèveraient; les femmes, attachées à leurs pagodes, à leurs petites pratiques superstitieuses, crieraient à l’impiété. Quiconque veut enseigner la raison à ses concitoyens est persécuté, à moins qu’il ne soit le plus fort; et il arrive presque toujours que le plus fort redouble les chaînes de l’ignorance au lieu de les rompre. 

La religion mahométane seule a fait dans l’Inde d’immenses progrès, surtout parmi les hommes bien élevés, parce que c’est la religion du prince, et qu’elle n’enseigne que l’unité de Dieu, conformément à l’ancienne doctrine des premiers brachmanes. Le christianisme n’a pas eu dans l’Inde le même succès, malgré l’évidence et la sainteté de sa doctrine, et malgré les grands établissements des Portugais, des Français, des Anglais, des Hollandais. des Danois. C’est même le concours de ces nations qui a nui au progrès de notre culte. Comme elles se haïssent toutes, et que plusieurs d’entre elles se font souvent la guerre dans ces climats, elles y ont fait haïr ce qu’elles enseignent. Leurs usages d’ailleurs révoltent les Indiens; ils sont scandalisés de nous voir boire du vin et manger des viandes qu’ils abhorrent. La conformation de nos organes, qui fait que nous prononçons si mal les langues de l’Asie, est encore un obstacle presque invincible; mais le plus grand est la différence des opinions qui divisent nos missionnaires. Le catholique y combat l’anglican, qui combat le luthérien combattu par le calviniste. Ainsi tous contre tous, voulant annoncer chacun la vérité, et accusant les autres de mensonge, ils étonnent un peuple simple et paisible, qui voit accourir chez lui, des extrémités occidentales de la terre, des hommes ardents pour se déchirer mutuellement sur les rives du Gange. 

Nous avons eu dans ces climats, comme ailleurs, des missionnaires respectables par leur piété, et auxquels on ne peut reprocher que d’avoir exagéré leurs travaux et leurs triomphes. Mais tous n’ont pas été des hommes vertueux et instruits, envoyés d’Europe pour changer la croyance de l’Asie. Le célèbre Niecamp, auteur de l’histoire de la mission de Tranquebar, avoue(35) que les Portugais remplirent le séminaire de Goa de malfaiteurs condamnés au bannissement; qu’ils en firent des missionnaires; et que ces missionnaires n’oublièrent pas leur premier métier. » Notre religion a fait peu de progrès sur les côtes, et nul dans les États soumis immédiatement au Grand-Mogol. La religion de Mahomet et celle de Brama partagent encore tout ce vaste continent. Il n’y a pas deux siècles que nous appelions toutes ces nations la paganie, tandis que les Arabes, les Turcs, les Indiens, ne nous connaissaient que sous le nom d’idolâtres. 

CHAP. V. — De la Perse au temps de Mahomet le prophète, et de l’ancienne religion de Zoroastre.

En tournant vers la Perse, on y trouve, un peu avant le temps qui me sert d’époque, la plus grande et la plus prompte révolution que nous connaissions sur la terre. 

Une nouvelle domination, une religion et des moeurs jusqu’alors inconnues, avaient changé la face de ces contrées; et ce changement s’étendait déjà fort avant en Asie, en Afrique et en Europe. 

Pour me faire une idée du mahométisme, qui a donné une nouvelle forme à tant d’empires, je me rappellerai d’abord les parties du monde qui lui furent les premières soumises. 

La Perse avait étendu sa domination, avant Alexandre, de l’Égypte à la Bactriane, au delà du pays où est aujourd’hui Samarcande, et de la Thrace jusqu’au fleuve de l’Inde. 

Divisée et resserrée sous les Séleucides, elle avait repris des accroissements sous Arsaces le Parthien, deux cent cinquante ans avant notre ère. Les Arsacides n’eurent ni la Syrie, ni les contrées qui bordent le Pont-Euxin; mais ils disputèrent avec les Romains de l’empire de l’Orient, et leur opposèrent toujours des barrières insurmontables. 

Du temps d’Alexandre Sévère, vers l’an 226 de notre ère, un simple soldat persan, qui prit le nom d’Artaxare, enleva ce royaume aux Parthes, et rétablit l’empire des Perses, dont l’étendue ne différait guère alors de ce qu’elle est de nos jours. 

Vous ne voulez pas examiner ici quels étaient les premiers Babyloniens conquis par les Perses, ni comment ce peuple se vantait de quatre cent mille ans d’observations astronomiques, dont on ne put retrouver qu’une suite de dix-neuf cents années du temps d’Alexandre. Vous ne voulez pas vous écarter de votre sujet pour vous rappeler l’idée de la grandeur de Babylone, et de ces monuments plus vantés que solides dont les ruines mêmes sont détruites. Si quelque reste des arts asiatiques mérite un peu notre curiosité, ce sont les ruines de Persépolis, décrites dans plusieurs livres et copiées dans plusieurs estampes. Je sais quelle admiration inspirent ces masures échappées aux flambeaux dont Alexandre et la courtisane Thaïs mirent Persépolis en cendre. Mais était-ce un chef-d’oeuvre de l’art qu’un palais bâti au pied d’une chaîne de rochers arides? Les colonnes qui sont encore debout ne sont assurément ni dans de belles proportions, ni d’un dessin élégant. Les chapiteaux, surchargés d’ornements grossiers, ont presque autant de hauteur que les fûts mêmes des colonnes. Toutes les figures sont aussi lourdes et aussi sèches que celles dont nos églises gothiques sont encore malheureusement ornées. Ce sont des monuments de grandeur, mais non pas de goût; et tout nous confirme que si l’on s’arrêtait à l’histoire des arts, on ne trouverait que quatre siècles dans les annales du monde: ceux d’Alexandre, d’Auguste, des Médicis, et de Louis XIV. 

Cependant les Persans furent toujours un peuple ingénieux. Lokman, qui est le même qu’Ésope, était né à Casbin. Cette tradition est bien plus vraisemblable que celle qui le fait originaire d’Éthiopie, pays où il n’y eut jamais de philosophes. Les dogmes de l’ancien Zerdust, appelé Zoroastre par les Grecs, qui ont changé tous les noms orientaux, subsistaient encore. On leur donne neuf mille ans d’antiquité; car les Persans, ainsi que les Égyptiens, les Indiens, les Chinois, reculent l’origine du monde autant que d’autres la rapprochent. Un second Zoroastre, sous Darius, fils d’Hystaspe, n’avait fait que perfectionner cette antique religion. C’est dans ces dogmes qu’on trouve, ainsi que dans l’Inde, l’immortalité de l’âme, et une autre vie heureuse ou malheureuse. C’est là qu’on voit expressément un enfer. Zoroastre, dans les écrits abrégés dans le Sadder, dit que Dieu lui fit voir cet enfer, et les peines réservées aux méchants. Il y voit plusieurs rois, un entre autres auquel il manquait un pied; il en demande à Dieu la raison; Dieu lui répond: « Ce roi pervers n’a fait qu’une action de bonté en sa vie. Il vit, en allant à la chasse, un dromadaire qui était lié trop loin de son auge, et qui, voulant y manger, ne pouvait y atteindre; il approcha l’auge d’un coup de pied: j’ai mis son pied dans le ciel, tout le reste est ici. » Ce trait, peu connu, fait voir l’espèce de philosophie qui régnait dans ces temps reculés, philosophie toujours allégorique, et quelquefois très profonde. Nous avons rapporté ailleurs ce trait singulier, qu’on ne peut trop faire connaître(36).

Vous savez que les Babyloniens furent les premiers, après les Indiens, qui admirent des êtres mitoyens entre la Divinité et l’homme. Les Juifs ne donnèrent des noms aux anges que dans le temps de leur captivité à Babylone. Le nom de Satan paraît pour la première fois dans le livre de Job; ce nom est persan, et l’on prétend que Job l’était. Le nom de Raphaël est employé par l’auteur, quel qu’il soit, de Tobie, qui était captif de Ninive, et qui écrivit en chaldéen. Le nom d’Israël même était chaldéen, et signifiait voyant Dieu. Ce Sadder est l’abrégé du Zenda-Vesta, ou du 

Zend, l’un des trois plus anciens livres qui soient au monde, comme nous l’avons dit dans la philosophie de l’histoire qui sert d’introduction à cet ouvrage. Ce mot Zenda-Vesta signifiait chez les Chaldéens le culte du feu; le Sadder est divisé en cent articles, que les Orientaux appellent Portes ou Puissances: il est important de les lire, si l’on vent connaître quelle était la morale de ces anciens peuples. Notre ignorante crédulité se figure toujours que nous avons tout inventé, que tout est venu des Juifs et de nous, qui avons succédé aux Juifs; on est bien détrompé quand on fouille un peu dans l’antiquité. Voici(37) quelques-unes de ces portes qui serviront à nous tirer d’erreur. 

ire Porte. Le décret du très juste Dieu est que les hommes soient jugés par le bien et le mal qu’ils auront fait: leurs actions seront pesées dans les balances de l’équité. Les bons habiteront la lumière; la foi les délivrera de Satan. 

iie. Si tes vertus l’emportent sur tes péchés, le ciel est ton partage; si tes péchés l’emportent, l’enfer est ton châtiment. 

ve. Qui donne l’aumône est véritablement un homme: c’est le plus grand mérite dans notre sainte religion, etc. 

vie. Célèbre quatre fois par jour le soleil; célèbre la lune au commencement du mois. 

N. B. Il ne dit point: Adore comme des dieux le soleil et la lune; mais: Célèbre le soleil et la lune comme ouvrages du Créateur. Les anciens Perses n’étaient point ignicoles, mais déicoles, comme le prouve invinciblement l’historien de la religion des Perses. 

viie. Dis: Ahunavar, et Ashim Vuhu, quand quelqu’un éternue. 

N. B. On ne rapporte cet article que pour faire voir de quelle prodigieuse antiquité est l’usage de saluer ceux qui éternuent. 

ixe. Fuis surtout le péché contre nature; il n’y en a point de plus grand. 

N. B. Ce précepte fait bien voir combien Sextus Empiricus se trompe quand il dit que cette infamie était permise par les lois de Perse. 

xie. Aie soin d’entretenir le feu sacré; c’est l’âme du monde, etc. 

N. B. Ce feu sacré devint un des rites de plusieurs nations. 

xiie. N’ensevelis point les morts dans des draps neufs, etc. 

N. B. Ce précepte prouve combien se sont trompés tous les auteurs qui ont dit que les Perses n’ensevelissaient point leurs morts. L’usage d’enterrer ou de brûler les cadavres, ou de les exposer à l’air sur des collines, a varié souvent. Les rites changent chez tous les peuples, la morale seule ne change pas. 

xiiie. Aime ton père et ta mère, si tu veux vivre à jamais. 

N. B. Voyez le Décalogue.

xve. Quelque chose qu’on te présente, bénis Dieu. 

xixe. Marie-toi dans ta jeunesse; ce monde n’est qu’un passage: il faut que ton fils te suive, et que la chaîne des êtres ne soit point interrompue. 

xxxe. Il est certain que Dieu a dit à Zoroastre: Quand on sera dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, qu’on ne la fasse pas. 

N. B. Ceci est un peu contre la doctrine des opinions probables. 

xxxiiie. Que les grandes libéralités ne soient répandues que sur les plus dignes: ce qui est confié aux indignes est perdu. 

xxxve. Mais s’il s’agit du nécessaire, quand tu manges, donne aussi à manger aux chiens. 

xle. Quiconque exhorte les hommes à la pénitence doit être sans péché: qu’il ait du zèle, et que ce zèle ne soit point trompeur; qu’il ne mente jamais; que son caractère soit bon, son âme sensible à l’amitié, son coeur et sa langue toujours d’intelligence; qu’il soit éloigné de toute débauche, de toute injustice, de tout péché; qu’il soit un exemple de bonté, de justice devant le peuple de Dieu. 

N. B. Quel exemple pour les prêtres de tout pays! et remarquez que, dans toutes les religions de l’Orient, le peuple est appelé le peuple de Dieu. 

xlie. Quand les Fervardagans viendront, fais les repas d’expiation et de bienveillance; cela est agréable au Créateur. 

N. B. Ce précepte a quelque ressemblance avec les agapes. 

lxviiie. Ne mens jamais; cela est infâme, quand même le mensonge serait utile. 

N. B. Cette doctrine est bien contraire à celle du mensonge officieux. 

lxixe. Point de familiarité avec les courtisanes. Ne cherche à séduire la femme de personne. 

lxxe. Qu’on s’abstienne de tout vol, de toute rapine. 

lxxie. Que ta main, ta langue, et ta pensée, soient pures de tout péché. Dans tes afflictions, offre à Dieu ta patience; dans le bonheur, rends-lui des actions de grâce. 

xcie. Jour et nuit, pense à faire du bien: la vie est courte. Si, devant servir aujourd’hui ton prochain, tu attends à demain, fais pénitence. Célèbre les six Gahambârs: car Dieu a créé le monde en six fois dans l’espace d’une année, etc. Dans le temps des six Gahambârs ne refuse personne. Un jour le grand roi Giemshid ordonna au chef de ses cuisines de donner à manger à tous ceux qui se présenteraient; le mauvais génie ou Satan se présenta sous la forme d’un voyageur; quand il eut dîné, il demanda encore à manger, Giemshid ordonna qu’on lui servît un boeuf; Satan ayant mangé le boeuf, Giemshid lui fit servir des chevaux; Satan en demanda encore d’autres. Alors le juste Dieu envoya l’ange Behman, qui chassa le diable; mais l’action de Giemshid fut agréable à Dieu. 

N. B. On reconnaît bien le génie oriental dans cette allégorie. 

Ce sont là les principaux dogmes des anciens Perses. Presque tous sont conformes à la religion naturelle de tous les peuples du monde; les cérémonies sont partout différentes; la vertu est partout la même; c’est qu’elle vient de Dieu, le reste est des hommes. 

Nous remarquerons seulement que les Parsis eurent toujours un baptême, et jamais la circoncision. Le baptême est commun à toutes les anciennes nations de l’Orient; la circoncision des Égyptiens, des Arabes et des Juifs, est infiniment postérieure: car rien n’est plus naturel que de se laver; et il a fallu bien des siècles avant d’imaginer qu’une opération contre la nature et contre la pudeur pût plaire à l’Être des êtres. 

Nous passons tout ce qui concerne des cérémonies inutiles pour nous, ridicules à nos yeux, liées à des usages que nous ne connaissons plus. Nous supprimons aussi toutes les amplifications orientales, et toutes ces figures gigantesques, incohérentes et fausses, si familières à tous ces peuples, chez lesquels il n’y a peut-être jamais eu que l’auteur des fables attribuées à Ésope qui ait écrit naturellement. 

Nous savons assez que le bon goût n’a jamais été connu dans l’Orient, parce que les hommes, n’y ayant jamais vécu en société avec les femmes, et ayant presque toujours été dans la retraite, n’eurent pas les mêmes occasions de se former l’esprit qu’eurent les Grecs et les Romains. Otez aux Arabes, aux Persans, aux Juifs, le soleil et la lune, les montagnes et les vallées, les dragons et les basilics, il ne leur reste presque plus de poésie. 

Il suffit de savoir que ces préceptes de Zoroastre, rapportés dans le Sadder, sont de l’antiquité la plus haute, qu’il y est parlé de rois dont Bérose lui-même ne fait pas mention. 

Nous ne savons pas quel était le premier Zoroastre, en quel temps il vivait, si c’est le Brama des Indiens, et l’Abraham des Juifs; mais nous savons, à n’en pouvoir douter, que sa religion enseignait la vertu. C’est le but essentiel de toutes les religions; elles ne peuvent jamais en avoir eu d’autre; car il n’est pas dans la nature humaine, quelque abrutie qu’elle puisse être, de croire d’abord à un homme qui viendrait enseigner le crime. 

Les dogmes du Sadder nous prouvent encore que les Perses n’étaient point idolâtres. Notre ignorante témérité accusa longtemps d’idolâtrie les Persans, les Indiens, les Chinois, et jusqu’aux mahométans, si attachés à l’unité de Dieu qu’ils nous traitent nous-mêmes d’idolâtres. Tous nos anciens livres italiens, français, espagnols, appellent les mahométans païens, et leur empire la paganie. Nous ressemblions, dans ces temps-là, aux Chinois, qui se croyaient le seul peuple raisonnable, et qui n’accordaient pas aux autres hommes la figure humaine. La raison est toujours venue tard; c’est une divinité qui n’est apparue qu’à peu de personnes. 

Les Juifs imputèrent aux chrétiens des repas de Thyeste, et des noces d’Oedipe, comme les chrétiens aux païens; toutes les sectes s’accusèrent mutuellement des plus grands crimes: l’univers s’est calomnié. 

La doctrine des deux principes est de Zoroastre. Orosmade, ou Oromaze, le dieu des jours, et Arimane, le génie des ténèbres, sont l’origine du manichéisme. C’est l’Osiris et le Typhon des Égyptiens, c’est la Pandore des Grecs; c’est le vain effort de tous les sages pour expliquer l’origine du bien et du mal. Cette théologie des mages fut respectée dans l’Orient sous tous les gouvernements; et, au milieu de toutes les révolutions, l’ancienne religion s’était toujours soutenue en Perse: ni les dieux des Grecs, ni d’autres divinités n’avaient prévalu. 

Noushirvan, ou Cosroès le Grand, sur la fin du vie siècle, avait étendu son empire dans une partie de l’Arabie Pétrée, et de celle que l’on nommait Heureuse. Il en avait chassé les Abyssins, demi-chrétiens qui l’avaient envahie. Il proscrivit, autant qu’il le put, le christianisme de ses propres États, forcé à cette sévérité par le crime d’un fils de sa femme, qui, s’étant fait chrétien, se révolta contre lui(38).

Les enfants du grand Noushirvan, indignes d’un tel père, désolaient la Perse par des guerres civiles et par des parricides. Les successeurs du législateur Justinien avilissaient le nom de l’empire. Maurice venait d’être détrôné par les armes de Phocas, par les intrigues du patriarche Cyriaque, par celles de quelques évêques, que Phocas punit ensuite de l’avoir servi. Le sang de Maurice et de ses cinq fils avait coulé sous la main du bourreau; et le pape Grégoire le Grand, ennemi des patriarches de Constantinople, tâchait d’attirer le tyran Phocas dans son parti, en lui prodiguant des louanges, et en condamnant la mémoire de Maurice, qu’il avait loué pendant sa vie. 

L’empire de Rome en Occident était anéanti. Un déluge de barbares, Goths, Hérules, Huns, Vandales, Francs, inondait l’Europe, quand Mahomet jetait, dans les déserts de l’Arabie, les fondements de la religion et de la puissance musulmanes. 

CHAP. VI. — De l’Arabie et de Mahomet(39).

De tous les législateurs et de tous les conquérants, il n’en est aucun dont la vie ait été écrite avec plus d’authenticité et dans un plus grand détail par ses contemporains que celle de Mahomet. Otez de cette vie les prodiges dont cette partie du monde fut toujours infatuée, le reste est d’une vérité reconnue. Il naquit dans la ville de Mecca, que nous nommons la Mecque, l’an 569 de notre ère vulgaire, au mois de mai. Son père s’appelait Abdalla, sa mère Émine: il n’est pas douteux que sa famille ne fut une des plus considérées de la première tribu, qui était celle des Coracites. Mais la généalogie qui le fait descendre d’Abraham en droite ligne est une de ces fables inventées par ce désir si naturel d’en imposer aux hommes. 

Les moeurs et les superstitions des premiers âges que nous connaissons s’étaient conservées dans l’Arabie. Ou le voit par le voeu que fit son grand-père Abdalla-Moutaleb de sacrifier un de ses enfants. Une prêtresse de la Mecque lui ordonna de racheter ce fils pour quelques chameaux, que l’exagération arabe fait monter au nombre de cent. Cette prêtresse était consacrée au culte d’une étoile, qu’on croit avoir été celle de Sirius, car chaque tribu avait son étoile ou sa planète(40). On rendait aussi un culte à des génies, à des dieux mitoyens; mais on reconnaissait un dieu supérieur, et c’est en quoi presque tous les peuples se sont accordés. 

Abdalla-Moutaleb vécut, dit-on, cent dix ans. Son petit-fils Mahomet porta les armes dès l’âge de quatorze ans dans une guerre sur les confins de la Syrie; réduit à la pauvreté, un de ses oncles le donna pour facteur à une veuve nommée Cadige, qui faisait en Syrie un négoce considérable: il avait alors vingt-cinq ans. Cette veuve épousa bientôt son facteur, et l’oncle de Mahomet, qui fit ce mariage, donna douze onces d’or à son neveu: environ neuf cents francs de notre monnaie furent tout le patrimoine de celui qui devait changer la face de la plus grande et de la plus belle partie du monde. Il vécut obscur avec sa première femme Cadige jusqu’à l’âge de quarante ans. Il ne déploya qu’à cet âge les talents qui le rendaient supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte, dépouillée d’art et de méthode, telle qu’il la fallait à des Arabes; un air d’autorité et d’insinuation, animé par des yeux perçants et par une physionomie heureuse; l’intrépidité d’Alexandre, sa libéralité, et la sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand homme en tout. 

L’amour, qu’un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui donna tant de femmes et de concubines, n’affaiblit ni son courage, ni son application, ni sa santé c’est ainsi qu’en parlent les contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions. 

Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance, leur crédulité, et leur disposition à l’enthousiasme, il vit qu’il pouvait s’ériger en prophète. Il forma le dessein d’abolir dans sa patrie le sabisme, qui consiste dans le mélange du culte de Dieu et de celui des astres; le judaïsme, détesté de toutes les 

nations, et qui prenait une grande supériorité dans l’Arabie; enfin le christianisme, qu’il ne connaissait que par les abus de plusieurs sectes répandues autour de son pays. Il prétendait rétablir le culte simple d’Abraham ou Ibrahim, dont il se disait descendu, et rappeler les hommes à l’unité d’un dieu, dogme qu’il s’imaginait être défiguré dans toutes les religions. C’est en effet ce qu’il déclare expressément dans le troisième Sura ou chapitre de son Koran. « Dieu connaît, et vous ne connaissez pas. Abraham n’était ni juif ni chrétien, mais il était de la vraie religion. Son coeur était résigné à Dieu; il n’était point du nombre des idolâtres. » 

Il est à croire que Mahomet, comme tous les enthousiastes, violemment frappé de ses idées, les débita d’abord de bonne foi, les fortifia par des rêveries, se trompa lui-même en trompant les autres, et appuya enfin, par des fourberies nécessaires, une doctrine qu’il croyait bonne. Il commença par se faire croire dans sa maison, ce qui était probablement le plus difficile; sa femme et le jeune Ali mari de sa fille, Fatime, furent ses premiers disciples. Ses concitoyens s’élevèrent contre lui; il devait bien s’y attendre: sa réponse aux menaces des Coracites marque à la fois son caractère et la manière de s’exprimer commune de sa nation. « Quand vous viendriez à moi, dit-il, avec le soleil à la droite et la lune à la gauche, je ne reculerais pas dans ma carrière. » 

Il n’avait encore que seize disciples, en comptant quatre femmes, quand il fut obligé de les faire sortir de la Mecque, où ils étaient persécutés, et de les envoyer prêcher sa religion en Éthiopie. Pour lui, il osa rester à la Mecque, où il affronta ses ennemis, et il fit de nouveaux prosélytes qu’il envoya encore en Éthiopie, au nombre de cent. Ce qui affermit le plus sa religion naissante, ce fut la conversion d’Omar, qui l’avait longtemps persécuté. Omar, qui depuis devint un si grand conquérant, s’écria, dans une assemblée nombreuse: « J’atteste qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’il n’a ni compagnon ni associé, et que Mahomet est son serviteur et son prophète. » 

Le nombre de ses ennemis l’emportait encore sur ses partisans. Ses disciples se répandirent dans Médine; ils y formèrent une faction considérable. Mahomet, persécuté dans la Mecque, et condamné à mort, s’enfuit à Médine. Cette fuite, qu’on nomme hégire(41), devint l’époque de sa gloire et de la fondation de son empire. De fugitif il devint conquérant. S’il n’avait pas été persécuté, il n’aurait peut-être pas réussi. Réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l’asservit. Il battit d’abord, avec cent treize hommes, les Mecquois, qui étaient venus fondre sur lui au nombre de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses sectateurs, les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la première victoire, ils espérèrent la conquête du monde. Mahomet prit la Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans, par la parole et par les armes, toute l’Arabie, pays aussi grand que la Perse, et que les Perses ni les Romains n’avaient pu conquérir. Il se trouvait à la tête de quarante mille hommes tous enivrés de son enthousiasme. Dans ses premiers succès, il avait écrit au roi de Perse Cosroès Second; à l’empereur Héraclius; au prince des Cophtes, gouverneur d’Égypte; au roi des Abyssins; à un roi nommé Mondar, qui régnait dans une province près du golfe Persique. 

Il osa leur proposer d’embrasser sa religion; et, ce qui est étrange, c’est que de ces princes il y en eut deux qui se firent mahométans: ce furent le roi d’Abyssinie, et ce Mondar. Cosroès déchira la lettre de Mahomet avec indignation. Héraclius répondit par des présents. Le prince des Cophtes lui envoya une fille qui passait pour un chef-d’oeuvre de la nature, et qu’on appelait la belle Marie. 

Mahomet, au bout de neuf ans, se croyant assez fort pour étendre ses conquêtes et sa religion chez les Grecs et chez les Perses, commença par attaquer la Syrie, soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques villes. Cet empereur, entêté de disputes métaphysiques de religion, et qui avait pris le parti des monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien singulières, l’une de la part de Cosroès Second, qui l’avait longtemps vaincu, et l’autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu’Héraclius embrassât la religion des mages, et Mahomet qu’il se fît musulman. 

Le nouveau prophète donnait le choix à ceux qu’il voulait subjuguer d’embrasser sa secte, ou de payer un tribut. Ce tribut était réglé par l’Alcoran à treize dragmes d’argent par an pour chaque chef de famille. Une taxe si modique est une preuve que les peuples qu’il soumit étaient pauvres. Le tribut a augmenté depuis. De tous les législateurs qui ont fondé des religions, il est le seul qui ait étendu la sienne par les conquêtes. D’autres peuples ont porté leur culte avec le fer et le feu chez des nations étrangères; mais nul fondateur de secte n’avait été conquérant. Ce privilège unique est aux yeux des musulmans l’argument le plus fort que la Divinité prit soin elle-même de seconder leur prophète. 

Enfin Mahomet, maître de l’Arabie, et redoutable à tous ses voisins, attaqué d’une maladie mortelle à Médine, à l’âge de soixante-trois ans et demi(42), voulut que ses derniers moments parussent ceux d’un héros et d’un juste: « Que celui à qui j’ai fait violence et injustice paraisse, s’écria-t-il, et je suis prêt à lui faire réparation. » Un homme se leva, qui lui redemanda quelque argent; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé comme un grand homme par ceux même qui le connaissaient pour un imposteur, et révéré comme un prophète par tout le reste. 

Ce n’était pas sans doute un ignorant, comme quelques-uns l’ont prétendu. Il fallait bien même qu’il fût très savant pour sa nation et pour son temps, puisqu’on a de lui quelques aphorismes de médecine, et qu’il réforma le calendrier des Arabes, comme César celui des Romains. Il se donne, à la vérité, le titre de prophète non lettré; mais on peut savoir écrire, et ne pas s’arroger le nom de savant. Il était poète; la plupart des derniers versets de ses chapitres sont rimés; le reste est en prose cadencée. La poésie ne servit pas peu à rendre son Alcoran respectable. Les Arabes faisaient un très grand cas de la poésie; et lorsqu’il y avait un bon poète dans une tribu, les autres tribus envoyaient une ambassade de félicitations à celle qui avait produit un auteur, qu’on regardait comme inspiré et comme utile. On affichait les meilleures poésies dans le temple de la Mecque; et quand on y afficha le second chapitre de Mahomet, qui commence ainsi: « Il ne faut point douter; c’est ici la science des justes, de ceux qui croient aux mystères, qui prient quand il le faut, qui donnent avec générosité, etc. » alors le premier poète de la Mecque, nommé Abid(43), déchira ses propres vers affichés au temple, admira Mahomet, et se rangea sous sa loi(44). Voilà des moeurs, des usages, des faits si différents de tout ce qui se passe parmi nous qu’ils doivent nous montrer combien le tableau de l’univers est varié, et combien nous devons être en garde contre notre habitude de juger de tout par nos usages. 

Les Arabes contemporains écrivirent la vie de Mahomet dans le plus grand détail. Tout y ressent la simplicité barbare des temps qu’on nomme héroïques. Son contrat de mariage avec sa première femme Cadige est exprimé en ces mots: « Attendu que Cadige est amoureuse de Mahomet, et Mahomet pareillement amoureux d’elle. » On voit quels repas apprêtaient ses femmes: on apprend le nom de ses épées et de ses chevaux. On peut remarquer surtout dans son peuple des moeurs conformes à celles des anciens Hébreux (je ne parle ici que des moeurs); la même ardeur à courir au combat, au nom de la Divinité; la même soif du butin, le même partage des dépouilles, et tout se rapportant à cet objet. 

Mais, en ne considérant ici que les choses humaines, et en faisant toujours abstraction des jugements de Dieu et de ses voies inconnues, pourquoi Mahomet et ses successeurs, qui commencèrent leurs conquêtes précisément comme les Juifs, firent-ils de si grandes choses, et les Juifs de si petites? Ne serait-ce point parce que les musulmans eurent le plus grand soin de soumettre les vaincus à leur religion, tantôt par la force, tantôt par la persuasion? Les Hébreux, au contraire, associèrent rarement les étrangers à leur culte. Les musulmans arabes incorporèrent à eux les autres nations; les Hébreux s’en tinrent toujours séparés. Il paraît enfin que les Arabes eurent un enthousiasme plus courageux, une politique plus généreuse et plus hardie. Le peuple hébreu avait en horreur les autres nations, et craignit toujours d’être asservi; le peuple arabe, au contraire, voulut attirer tout à lui, et se crut fait pour dominer. 

Si ces Ismaélites ressemblaient aux Juifs par l’enthousiasme et la soif du pillage, ils étaient prodigieusement supérieurs par le courage, par la grandeur d’âme, par la magnanimité: leur histoire, ou vraie, ou fabuleuse, avant Mahomet, est remplie d’exemples d’amitié tels que la Grèce en inventa dans les fables de Pylade et d’Oreste, de Thésée et de Pirithoüs. L’histoire des Barmécides n’est qu’une suite de générosités inouïes qui élèvent l’âme. Ces traits caractérisent une nation. On ne voit, au contraire, dans toutes les annales du peuple hébreu, aucune action généreuse. Ils ne connaissent ni l’hospitalité, ni la libéralité, ni la clémence. Leur souverain bonheur est d’exercer l’usure avec les étrangers; et cet esprit d’usure, principe de toute lâcheté, est tellement enraciné dans leurs coeurs, que c’est l’objet continuel des figures qu’ils emploient dans l’espèce d’éloquence qui leur est propre. Leur gloire est de mettre à feu et à sang les petits villages dont ils peuvent s’emparer. Ils égorgent les vieillards et les enfants; ils ne réservent que les filles nubiles; ils assassinent leurs maîtres quand ils sont esclaves; ils ne savent jamais pardonner quand ils sont vainqueurs; ils sont les ennemis du genre humain. Nulle politesse, nulle science, nul art perfectionné dans aucun temps chez cette nation atroce. Mais, dès le second siècle de l’hégire, les Arabes deviennent les précepteurs de l’Europe dans les sciences et dans les arts, malgré leur loi qui semble l’ennemie des arts. 

La dernière volonté de Mahomet ne fut point exécutée. Il avait nommé Ali, son gendre, époux de Fatime, pour l’héritier de son empire. Mais l’ambition, qui l’emporte sur le fanatisme même, engagea les chefs de son armée à déclarer calife, c’est-à-dire vicaire du prophète, le vieux Abubéker, son beau-père, dans l’espérance qu’ils pourraient bientôt eux-mêmes partager la succession. Ali resta dans l’Arabie, attendant le temps de se signaler. 

Cette division fut la première semence du grand schisme qui sépare aujourd’hui les sectateurs d’Omar et ceux d’Ali, les Sunni et les Chias, les Turcs et les Persans modernes. 

Abubéker rassembla d’abord en un corps les feuilles éparses de l’Alcoran. On lut, en présence de tous les chefs, les chapitres de ce livre, écrits les uns sur des feuilles de palmier, les autres sur du parchemin; et on établit ainsi son authenticité invariable. Le respect superstitieux pour ce livre alla jusqu’à se persuader que l’original avait été écrit dans le ciel. Toute la question fut de savoir s’il avait été écrit de toute éternité, ou seulement au temps de Mahomet: les plus dévots se déclarèrent pour l’éternité. 

Bientôt Abubéker mena ses musulmans en Palestine, et y défit le frère d’Héraclius. Il mourut peu après, avec la réputation du plus généreux de tous les hommes, n’ayant jamais pris pour lui qu’environ quarante sous de notre monnaie par jour, de tout le butin qu’on partageait, et ayant fait voir combien le mépris des petits intérêts peut s’accorder avec l’ambition que les grands intérêts inspirent. 

Abubéker passe chez les Osmanlis pour un grand homme et pour un musulman fidèle: c’est un des saints de l’Alcoran. Les Arabes rapportent son testament, conçu en ces termes: « Au nom de Dieu très miséricordieux, voici le testament d’Abubéker, fait dans le temps qu’il est prêt à passer de ce monde à l’autre; dans le temps où les infidèles croient, où les impies cessent de douter, et où les menteurs disent la vérité. » Ce début semble être d’un homme persuadé. Cependant Abubéker, beau-père de Mahomet, avait vu ce prophète de bien près. Il faut qu’il ait été trompé lui-même par le prophète, ou qu’il ait été le complice d’une imposture illustre, qu’il regardait comme nécessaire. Sa place lui ordonnait d’en imposer aux hommes pendant sa vie et à sa mort. 

Omar, élu après lui, fut un des plus rapides conquérants qui aient désolé la terre. Il prend d’abord Damas, célèbre par la fertilité de son territoire, par les ouvrages d’acier les meilleurs de l’univers, par ces étoffes de soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie et de la Phénicie les Grecs qu’on appelait Romains(45). Il reçoit à composition, après un long siège, la ville de Jérusalem, presque toujours occupée par des étrangers qui se succédèrent les uns aux autres, depuis que David l’eut enlevée à ses anciens citoyens: ce qui mérite la plus grande attention, c’est qu’il laissa aux juifs et aux chrétiens, habitants de Jérusalem, une pleine liberté de conscience. 

Dans le même temps, les lieutenants d’Omar s’avançaient en Perse. Le dernier des rois persans, que nous appelons Hormisdas IV, livre bataille aux Arabes, à quelques lieues de Madain, devenue la capitale de cet empire. Il perd la bataille et la vie. Les Perses passent sous la domination d’Omar, plus facilement qu’ils n’avaient subi le joug d’Alexandre. 

Alors tomba cette ancienne religion des mages que le vainqueur de Darius avait respectée; car il ne toucha jamais au culte des peuples vaincus. 

Les mages, adorateurs d’un seul dieu, ennemis de tout simulacre, révéraient dans le feu, qui donne la vie à la nature, l’emblème de la Divinité. Ils regardaient leur religion comme la plus ancienne et la plus pure. La connaissance qu’ils avaient des mathématiques, de l’astronomie, et de l’histoire, augmentait leur mépris pour leurs vainqueurs, alors ignorants. Ils ne purent abandonner une religion consacrée par tant de siècles, pour une secte ennemie qui venait de naître. La plupart se retirèrent aux extrémités de la Perse et de l’Inde. C’est là qu’ils vivent aujourd’hui, sous le nom de Gaures ou de Guèbres, de Parsis, d’Ignicoles; ne se mariant qu’entre eux, entretenant le feu sacré, fidèles à ce qu’ils connaissent de leur ancien culte; mais ignorants, méprisés, et, à leur pauvreté près, semblables aux Juifs si longtemps dispersés sans s’allier aux autres nations, et plus encore aux Banians, qui ne sont établis et dispersés que dans l’Inde et en Perse. Il resta un grand nombre de familles guèbres ou ignicoles à Ispahan, jusqu’au temps de Sha-Abbas qui les bannit, comme Isabelle chassa les Juifs d’Espagne. Ils ne furent tolérés dans les faubourgs de cette ville que sous ses successeurs. Les ignicoles maudissent depuis longtemps dans leurs prières Alexandre et Mahomet; il est à croire qu’ils y ont joint Sha-Abbas. 

Tandis qu’un lieutenant d’Omar subjugue la Perse, un autre enlève l’Égypte entière aux Romains, et une grande partie de la Libye. C’est dans cette conquête que fut brûlée la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, monument des connaissances et des erreurs des hommes, commencé par Ptolémée Philadelphe, et augmenté par tant de rois. Alors les Sarrasins ne voulaient de science que l’Alcoran, mais ils faisaient déjà voir que leur génie pouvait s’étendre à tout. L’entreprise de renouveler en Égypte l’ancien canal creusé par les rois, et rétabli ensuite par Trajan, et de rejoindre ainsi le Nil à la mer Rouge, est digne des siècles les plus éclairés. Un gouverneur d’Égypte entreprend ce grand travail sous le califat d’Omar, et en vient à bout. Quelle différence entre le génie des Arabes et celui des Turcs! Ceux-ci ont laissé périr un ouvrage dont la conservation valait mieux que la conquête d’une grande province. 

Les amateurs de l’antiquité, ceux qui se plaisent à comparer les génies des nations, verront avec plaisir combien les moeurs, les usages du temps de Mahomet, d’Abubéker, d’Omar, ressemblaient aux moeurs antiques dont Homère a été le peintre fidèle. On voit les chefs défier à un combat singulier les chefs ennemis; on les voit s’avancer hors des rangs et combattre aux yeux des deux armées, spectatrices immobiles. Ils s’interrogent l’un l’autre, ils se parlent, ils se bravent, ils invoquent Dieu avant d’en venir aux mains. On livra plusieurs combats singuliers dans ce genre au siège de Damas. 

Il est évident que les combats des Amazones, dont parlent Homère et Hérodote, ne sont point fondés sur des fables. Les femmes de la tribu d’Imiar, de l’Arabie Heureuse, étaient guerrières, et combattaient dans les armées d’Abubéker et d’Omar. On ne doit pas croire qu’il y ait jamais eu un royaume des Amazones, où les femmes vécussent sans hommes; mais dans les temps et dans les pays où l’on menait une vie agreste et pastorale, il n’est pas surprenant que des femmes, aussi durement élevées que les hommes, aient quelquefois combattu comme eux. On voit surtout au siège de Damas une de ces femmes, de la tribu d’Imiar, venger la mort de son mari tué à ses côtés, et percer d’un coup de flèche le commandant de la ville. Rien ne justifie plus l’Arioste et le Tasse, qui dans leurs poèmes font combattre tant d’héroïnes. 

L’histoire vous en présentera plus d’une dans le temps de la chevalerie. Ces usages, toujours très rares, paraissent aujourd’hui incroyables, surtout depuis que l’artillerie ne laisse plus agir la valeur, l’adresse, l’agilité de chaque combattant, et que les armées sont devenues des espèces de machines régulières qui se meuvent comme par des ressorts. 

Les discours des héros arabes à la tête des armées, ou dans les combats singuliers, ou en jurant des trêves, tiennent tous de ce naturel qu’on trouve dans Homère; mais ils ont incomparablement plus d’enthousiasme et de sublime. 

Vers l’an 11 de l’hégire, dans une bataille entre l’armée d’Héraclius et celle des Sarrasins, le général mahométan, nommé Dérar, est pris; les Arabes en sont épouvantés. Rasi, un de leurs capitaines, court à eux: « Qu’importe, leur dit-il, que Dérar soit pris ou mort? Dieu est vivant et vous regarde: combattez. » Il leur fait tourner tête, et remporte la victoire. 

Un autre s’écrie: « Voilà le ciel, combattez pour Dieu, et il vous donnera la terre. » 

Le général Kaled prend dans Damas la fille d’Héraclius et la renvoie sans rançon: on lui demande pourquoi il en use ainsi: « C’est, dit-il, que j’espère reprendre bientôt la fille avec le père dans Constantinople. » 

Quand le calife Moavia, prêt d’expirer, l’an 60 de l’hégire, fit assurer à son fils Iesid le trône des califes, qui jusqu’alors était électif, il dit: « Grand Dieu! si j’ai établi mon fils dans le califat, parce que je l’en ai cru digne, je te prie d’affermir mon fils sur le trône; mais si je n’ai agi que comme père, je te prie de l’en précipiter. » 

Tout ce qui arrive alors caractérise un peuple supérieur. Les succès de ce peuple conquérant semblent dus encore plus à l’enthousiasme qui l’anime qu’à ses conducteurs: car Omar est assassiné par un esclave perse, l’an 653 de notre ère. Othman, son successeur, l’est en 655, dans une émeute. Ali, ce fameux gendre de Mahomet, n’est élu et ne gouverne qu’au milieu des troubles. Il meurt assassiné au bout de cinq ans, comme ses prédécesseurs et cependant les armes musulmanes sont toujours heureuses. Ce calife Ali, que les Persans révèrent aujourd’hui, et dont ils suivent les principes, en opposition à ceux d’Omar, avait transféré le siège des califes de la ville de Médine, où Mahomet est enseveli, dans celle de Cufa, sur les bords de l’Euphrate: à peine en reste-t-il aujourd’hui des ruines. C’est le sort de Babylone, de Séleucie, et de toutes les anciennes villes de la Chaldée, qui n’étaient bâties que de briques. 

Il est évident que le génie du peuple arabe, mis en mouvement par Mahomet, fit tout de lui-même pendant près de trois siècles, et ressembla en cela au génie des anciens Romains. C’est en effet sous Valid, le moins guerrier des califes, que se font les plus grandes conquêtes. Un de ses généraux étend son empire jusqu’à Samarcande, en 707. Un autre attaque en même temps l’empire des Grecs vers la mer Noire. Un autre, en 711, passe d’Égypte en Espagne, soumise aisément tour à tour par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et les Vandales, et enfin par ces Arabes qu’on nomme Maures. Ils y établirent d’abord le royaume de Cordoue. Le sultan d’Égypte secoue à la vérité le joug du grand calife de Bagdad; et Abdérame, gouverneur de l’Espagne conquise, ne reconnaît plus le sultan d’Égypte: cependant, tout plie encore sous les armes musulmanes. 

Cet Abdérame, petit-fils du calife Hescham, prend les royaumes de Castille, de Navarre, de Portugal, d’Aragon. Il s’établit en Languedoc; il s’empare de la Guienne et du Poitou, et sans Charles Martel, qui lui ôta la victoire et la vie, la France était une province mahométane. 

Après le règne de dix-neuf califes de la maison des Ommiades commence la dynastie des califes Abassides, vers l’an 752 de notre ère. Abougiafar-Almanzor, second calife Abasside, fixa le siège de ce grand empire à Bagdad, au delà de l’Euphrate, dans la Chaldée. Les Turcs disent qu’il en jeta les fondements. Les Persans assurent qu’elle était très ancienne, et qu’il ne fit que la réparer. C’est cette ville qu’on appelle quelquefois Babylone, et qui a été le sujet de tant de guerres entre la Perse et la Turquie. 

La domination des califes dura six cent cinquante-cinq ans. Despotiques dans la religion comme dans le gouvernement, ils n’étaient point adorés ainsi que le grand lama, mais ils avaient une autorité plus réelle; et dans le temps même de leur décadence, ils furent respectés des princes qui les persécutaient. Tous ces sultans, turcs, arabes, tartares, reçurent l’investiture des califes avec bien moins de contestation que plusieurs princes chrétiens ne l’ont reçue des papes. On ne baisait point les pieds du calife; mais on se prosternait sur le seuil de son palais. 

Si jamais puissance a menacé toute la terre, c’est celle de ces califes; car ils avaient le droit du trône et de l’autel, du glaive et de l’enthousiasme. Leurs ordres étaient autant d’oracles, et leurs soldats autant de fanatiques. 

Dès l’an 671, ils assiégèrent Constantinople, qui devait un jour devenir mahométane; les divisions, presque inévitables parmi tant de chefs audacieux, n’arrêtèrent pas leurs conquêtes. Ils ressemblèrent en ce point aux anciens Romains, qui parmi leurs guerres civiles avaient subjugué l’Asie Mineure. 

A mesure que les mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces califes, toujours reconnus pour souverains de la religion, et, en apparence, de l’empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin, tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font bientôt renaître les arts. Aaron-al-Raschild, contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu’en Espagne et aux Indes, ranima les sciences, fit fleurir les arts agréables et utiles, attira les gens de lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États la politesse à la barbarie. Sous lui les Arabes, qui adoptaient déjà les chiffres indiens, les apportèrent en Europe. Nous ne connûmes, en Allemagne et en France, le cours des astres que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le mot seul d’Almanach en est encore un témoignage. 

L’Almageste de Ptolémée fut alors traduit du grec en arabe par l’astronome Ben-Honaïn. Le calife Almamon fit mesurer géométriquement un degré du méridien, pour déterminer la grandeur de la terre: opération qui n’a été faite en France que plus de huit cents ans après, sous Louis XIV. Ce même astronome, Ben-Honaïn, poussa ses observations assez loin, reconnut ou que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du soleil trop au septentrion, ou que l’obliquité de l’écliptique avait changé. Il vit même que la période de trente-six mille ans, qu’on avait assignée au mouvement prétendu des étoiles fixes d’occident en orient, devait être beaucoup raccourcie. 

La chimie et la médecine étaient cultivées par les Arabes. La chimie, perfectionnée aujourd’hui par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons de nouveaux remèdes, qu’on nomme les minoratifs, plus doux et plus salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l’école d’Hippocrate et de Galien. L’algèbre fut une de leurs inventions. Ce terme le montre encore assez; soit qu’il dérive du mot Algiabarat, soit plutôt qu’il porte le nom du fameux Arabe Geber, qui enseignait cet art dans notre viiie siècle. Enfin, dès le second siècle de Mahomet, il fallut que les chrétiens d’Occident s’instruisissent chez les musulmans. 

Une preuve infaillible de la supériorité d’une nation dans les arts de l’esprit, c’est la culture perfectionnée de la poésie. Je ne parle pas de cette poésie enflée et gigantesque, de ce ramas de lieux communs et insipides sur le soleil, la lune et les étoiles, les montagnes et les mers; mais de cette poésie sage et hardie, telle qu’elle fleurit du temps d’Auguste, telle qu’on l’a vue renaître sous Louis XIV. Cette poésie d’image et de sentiment fut connue du temps d’Aaron-al-Raschild. En voici, entre autres exemples, un qui m’a frappé, et que je rapporte ici parce qu’il est court. Il s’agit de la célèbre disgrâce de Giafar le Barmécide. 

Mortel, faible mortel, à qui le sort prospère 
Fait goûter de ses dons les charmes dangereux, 
Connais quelle est des rois la faveur passagère; 
Contemple Barmécide, et tremble d’être heureux. 
Ce dernier vers surtout est traduit mot à mot. Rien ne me paraît plus beau que tremble d’être heureux. La langue arabe avait l’avantage d’être perfectionnée depuis longtemps; elle était fixée avant Mahomet, et ne s’est point altérée depuis. Aucun des jargons qu’on parlait alors en Europe n’a pas seulement laissé la moindre trace. De quelque côté que nous nous tournions, il faut avouer que nous n’existons que d’hier. Nous allons plus loin que les autres peuples en plus d’un genre; et c’est peut-être parce que nous sommes venus les derniers. 

CHAP. VII(46). — De l’Alcoran, et de la loi musulmane. Examen si la religion musulmane était nouvelle, et si elle a été persécutante.

Le précédent chapitre a pu nous donner quelque connaissance des moeurs de Mahomet et de ses Arabes, par qui une grande partie de la terre éprouva une révolution si grande et si prompte: il faut tracer à présent une peinture fidèle de leur religion. 

C’est un préjugé répandu parmi nous que le mahométisme n’a fait de si grands progrès que parce qu’il favorise les inclinations voluptueuses. On ne fait pas réflexion que toutes les anciennes religions de l’Orient ont admis la pluralité des femmes. Mahomet en réduisit à quatre le nombre illimité jusqu’alors. Il est dit que David avait dix-huit femmes, et Salomon sept cents, avec trois cents concubines. Ces rois buvaient du vin avec leurs compagnes. C’était donc la religion juive qui était voluptueuse, et celle de Mahomet était sévère. 

C’est un grand problème parmi les politiques, si la polygamie est utile à la société et à la propagation. L’Orient a décidé cette question dans tous les siècles, et la nature est d’accord avec les peuples orientaux, dans presque toute espèce animale chez qui plusieurs femelles n’ont qu’un mâle. Le temps perdu par les grossesses, par les couches, par les incommodités naturelles aux femmes, semble exiger que ce temps soit réparé. Les femmes, dans les climats chauds, cessent de bonne heure d’être belles et fécondes. Un chef de famille, qui met sa gloire et sa prospérité dans un grand nombre d’enfants, a besoin d’une femme qui remplace une épouse inutile. Les lois de l’Occident semblent plus favorables aux femmes; celles de l’Orient, aux hommes et à l’État: il n’est point d’objet de législation qui ne puisse être un sujet de dispute. Ce n’est pas ici la place d’une dissertation; notre objet est de peindre les hommes plutôt que de les juger. 

On déclame tous les jours contre le paradis sensuel de Mahomet; mais l’antiquité n’en avait jamais connu d’autre. Hercule épousa Hébé dans le ciel, pour récompense des peines qu’il avait éprouvées sur la terre. Les héros buvaient le nectar avec les dieux; et, puisque l’homme était supposé ressusciter avec ses sens, il était naturel de supposer aussi qu’il goûterait, soit dans un jardin, soit dans quelque autre globe, les plaisirs propres aux sens, qui doivent jouir puisqu’ils subsistent. Cette créance fut celle des pères de l’Église du iie et du iiie siècle. C’est ce qu’atteste précisément saint Justin, dans la seconde partie de ses Dialogues: « Jérusalem, dit-il, sera agrandie et embellie pour recevoir les saints, qui jouiront pendant mille ans de tous les plaisirs des sens. » Enfin le mot de paradis ne désigne qu’un jardin planté d’arbres fruitiers. 

Cent auteurs, qui en ont copié un, ont écrit que c’était un moine nestorien qui avait composé l’Alcoran. Les uns ont nommé ce moine Sergius, les autres Boheïra; mais il est évident que les chapitres de l’Alcoran furent écrits suivant l’occurrence, dans les voyages de Mahomet, et dans ses expéditions militaires. Avait-il toujours ce moine avec lui? On a cru encore, sur un passage équivoque de ce livre, que Mahomet ne savait ni lire ni écrire. Comment un homme qui avait fait le commerce vingt années, un poète, un médecin, un législateur, aurait-il ignoré ce que les moindres enfants de sa tribu apprenaient? 

Le Koran, que je nomme ici Alcoran, pour me conformer à notre vicieux usage, veut dire le livre ou la lecture. Ce n’est point un livre historique dans lequel on ait voulu imiter les livres des Hébreux et nos Évangiles; ce n’est pas non plus un livre purement de lois, comme le Lévitique ou le Deutéronome, ni un recueil de psaumes et de cantiques, ni une vision prophétique et allégorique dans le goût de l’Apocalypse; c’est un mélange de tous ces divers genres, un assemblage de sermons dans lesquels on trouve quelques faits, quelques visions, des révélations, des lois religieuses et civiles. 

Le Koran est devenu le code de la jurisprudence, ainsi que la loi canonique, chez toutes les nations mahométanes. Tous les interprètes de ce livre conviennent que sa morale est contenue dans ces paroles: « Recherchez qui vous chasse; donnez à qui vous ôte; pardonnez à qui vous offense; faites du bien à tous; ne contestez point avec les ignorants. » 

Il aurait dû bien plutôt recommander de ne point disputer avec les savants; mais dans cette partie du monde, on ne se doutait pas qu’il y eût ailleurs de la science et des lumières. 

Parmi les déclamations incohérentes dont ce livre est rempli, selon le goût oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent paraître sublimes. Mahomet, par exemple, parlant de la cessation du déluge, s’exprime ainsi: « Dieu dit: Terre, engloutis tes eaux; ciel, puise les ondes que tu as versées: le ciel et la terre obéirent. » 

Sa définition de Dieu est d’un genre plus véritablement sublime. On lui demandait quel était cet Alla qu’il annonçait: « C’est celui, répondit-il, qui tient l’être de soi-même, et de qui les autres le tiennent; qui n’engendre point et qui n’est point engendré, et à qui rien n’est semblable dans toute l’étendue des êtres. » Cette fameuse réponse, consacrée dans tout l’Orient, se trouve presque mot à mot dans l’antépénultième chapitre du Koran.

Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes, sont répandus en foule dans ce livre. On y voit surtout une ignorance profonde de la physique la plus simple et la plus connue. C’est là la pierre de touche des livres que les fausses religions prétendent écrits par la Divinité, car Dieu n’est ni absurde, ni ignorant; mais le peuple, qui ne voit pas ces fautes, les adore, et les imans emploient un déluge de paroles pour les pallier(47).

Les commentateurs du Koran distinguent toujours le sens positif et l’allégorique, la lettre et l’esprit. On reconnaît le génie arabe dans les commentaires, comme dans le texte. Un des plus autorisés commentateurs dit que « le Koran porte tantôt une face d’homme, tantôt une face de bête », pour signifier l’esprit et la lettre. 

Une chose qui peut surprendre bien des lecteurs, c’est qu’il n’y eut rien de nouveau dans la loi de Mahomet, sinon que Mahomet était prophète de Dieu. 

En premier lieu, l’unité d’un être suprême, créateur et conservateur, était très ancienne. Les peines et les récompenses dans une autre vie, la croyance d’un paradis et d’un enfer, avaient été admises chez les Chinois, les Indiens, les Perses, les Égyptiens, les Grecs, les Romains, et ensuite chez les Juifs; et surtout chez les chrétiens, dont la religion consacra cette doctrine. 

L’Alcoran reconnaît des anges et des génies, et cette créance vient des anciens Perses. Celle d’une résurrection et d’un jugement dernier était visiblement puisée dans le Talmud et dans le christianisme. Les mille ans que Dieu emploiera, selon Mahomet, à juger les hommes, et la manière dont il y procédera, sont des accessoires qui n’empêchent pas que cette idée ne soit entièrement empruntée. Le pont aigu sur lequel les ressuscités passeront, et du haut duquel les réprouvés tomberont en enfer, est tiré de la doctrine allégorique des mages. 

C’est chez ces mêmes mages, c’est dans leur Jannat que Mahomet a pris l’idée d’un paradis, d’un jardin, où les hommes, revivant avec tous leurs sens perfectionnés, goûteront par ces sens mêmes toutes les voluptés qui leur sont propres, sans quoi ces sens leur seraient inutiles. C’est là qu’il a puisé l’idée de ces houris, de ces femmes célestes qui seront le partage des élus, et que les mages appelaient hourani, comme on le voit dans le Sadder. Il n’exclut point les femmes de son paradis, comme on le dit souvent parmi nous. Ce n’est qu’une raillerie sans fondement, telle que tous les peuples en font les uns des autres. Il promet des jardins, c’est le nom du paradis; mais il promet pour souveraine béatitude la vision, la communication de l’Être suprême. 

Le dogme de la prédestination absolue, et de la fatalité, qui semble aujourd’hui caractériser le mahométisme, était l’opinion de toute l’antiquité: elle n’est pas moins claire dans l’Iliade que dans l’Alcoran.

A l’égard des ordonnances légales, comme la circoncision, les ablutions, les prières, le pèlerinage de la Mecque, Mahomet ne fit que se conformer, pour le fond, aux usages reçus. La circoncision était pratiquée de temps immémorial chez les Arabes, chez les anciens Égyptiens, chez les peuples de la Colchide, et chez les Hébreux. Les ablutions furent toujours recommandées dans l’Orient comme un symbole de la pureté de l’âme. 

Point de religion sans prières. La loi que Mahomet porta, de prier cinq fois par jour, était gênante, et cette gêne même fut respectable. Qui aurait osé se plaindre que la créature soit obligée d’adorer cinq fois par jour son créateur? 

Quant au pèlerinage de la Mecque, aux cérémonies pratiquées dans le Kaaba et sur la pierre noire, peu de personnes ignorent que cette dévotion était chère aux Arabes depuis un grand nombre de siècles. Le Kaaba passait pour le plus ancien temple du monde; et, quoiqu’on y vénérât alors trois cents idoles, il était principalement sanctifié par la pierre noire, qu’on disait être le tombeau d’Ismaël. Loin d’abolir ce pèlerinage, Mahomet, pour se concilier les Arabes, en fit un précepte positif. 

Le jeûne était établi chez plusieurs peuples, et chez les Juifs, et chez les chrétiens. Mahomet le rendit très sévère, en l’étendant à un mois lunaire, pendant lequel il n’est pas permis de boire un verre d’eau, ni de fumer, avant le coucher du soleil; et ce mois lunaire, arrivant souvent au plus fort de l’été, le jeûne devint par là d’une si grande rigueur qu’on a été obligé d’y apporter des adoucissements, surtout à la guerre. 

Il n’y a point de religion dans laquelle on n’ait recommandé l’aumône. La mahométane est la seule qui en ait fait un précepte légal, positif, indispensable. L’Alcoran ordonne de donner deux et demi pour cent de son revenu, soit en argent, soit en denrées. 

On voit évidemment que toutes les religions ont emprunté tous leurs dogmes et tous leurs rites les unes des autres. 

Dans toutes ces ordonnances positives, vous ne trouverez rien qui ne soit consacré par les usages les plus antiques. Parmi les préceptes négatifs, c’est-à-dire ceux qui ordonnent de s’abstenir, vous ne trouverez que la défense générale à toute une nation de boire du vin, qui soit nouvelle et particulière au mahométisme. Cette abstinence, dont les musulmans se plaignent, et se dispensent souvent dans les climats froids, fut ordonnée dans un climat brûlant, où le vin altérait trop aisément la santé et la raison. Mais, d’ailleurs, il n’était pas nouveau que des hommes voués au service de la Divinité se fussent abstenus de cette liqueur. Plusieurs collèges de prêtres en Égypte, en Syrie, aux Indes, les nazaréens, les récabites, chez les Juifs, s’étaient imposé cette mortification(48).

Elle ne fut point révoltante pour les Arabes: Mahomet ne prévoyait pas qu’elle deviendrait un jour presque insupportable à ses musulmans dans la Thrace, la Macédoine, la Bosnie, et la Servie. Il ne savait pas que les Arabes viendraient un jour jusqu’au milieu de la France, et les Turcs mahométans devant les bastions de Vienne. 

Il en est de même de la défense de manger du porc, du sang, et des bêtes mortes de maladies; ce sont des préceptes de santé: le porc surtout est une nourriture très dangereuse dans ces climats, aussi bien que dans la Palestine, qui en est voisine. Quand le mahométisme s’est étendu dans les pays plus froids, l’abstinence a cessé d’être raisonnable, et n’a pas cessé de subsister. 

La prohibition de tous les jeux de hasard est peut-être la seule loi dont on ne puisse trouver d’exemple dans aucune religion. Elle ressemble à une loi de couvent plutôt qu’à une loi générale d’une nation. Il semble que Mahomet n’ait formé un peuple que pour prier, pour peupler, et pour combattre. 

Toutes ces lois qui, à la polygamie près, sont si austères, et sa doctrine qui est si simple, attirèrent bientôt à sa religion le respect et la confiance. Le dogme surtout de l’unité d’un Dieu, présenté sans mystère, et proportionné à l’intelligence humaine, rangea sous sa loi une foule de nations, et jusqu’à des nègres dans l’Afrique, et à des insulaires dans l’Océan indien. 

Cette religion s’appela l’Islamisme, c’est-à-dire résignation à la volonté de Dieu; et ce seul mot devait faire beaucoup de prosélytes. Ce ne fut point par les armes que l’Islamisme s’établit dans plus de la moitié de notre hémisphère, ce fut par l’enthousiasme, 

par la persuasion, et surtout par l’exemple des vainqueurs, qui a tant de force sur les vaincus. Mahomet; dans ses premiers combats en Arabie contre les ennemis de son imposture, faisait tuer sans miséricorde ses compatriotes rénitents. Il n’était pas alors assez puissant pour laisser vivre ceux qui pouvaient détruire sa religion naissante; mais sitôt qu’elle fut affermie dans l’Arabie par la prédication et par le fer, les Arabes, franchissant les limites de leur pays, dont ils n’étaient point sortis jusqu’alors, ne forcèrent jamais les étrangers à recevoir la religion musulmane. Ils donnèrent toujours le choix aux peuples subjugués d’être musulmans, ou de payer tribut. Ils voulaient piller, dominer, faire des esclaves, mais non pas obliger ces esclaves à croire. Quand ils furent ensuite dépossédés de l’Asie par les Turcs et par les Tartares, ils firent des prosélytes de leurs vainqueurs mêmes; et des hordes de Tartares devinrent un grand peuple musulman. Par là on voit en effet qu’ils ont converti plus de monde qu’ils n’en ont subjugué. 

Le peu que je viens de dire dément bien tout ce que nos historiens, nos déclamateurs et nos préjugés nous disent; mais la vérité doit les combattre. 

Bornons-nous toujours à cette vérité historique: le législateur des musulmans, homme puissant et terrible, établit ses dogmes par son courage et par ses armes; cependant sa religion devint indulgente et tolérante. L’instituteur divin du christianisme, vivant dans l’humilité et dans la paix, prêcha le pardon des outrages; et sa sainte et douce religion est devenue, par nos fureurs, la plus intolérante de toutes, et la plus barbare(49).

Les mahométans ont eu comme nous des sectes et des disputes scolastiques; il n’est pas vrai qu’il y ait soixante et treize sectes chez eux, c’est une de leurs rêveries. Ils ont prétendu que les mages en avaient soixante et dix, les juifs soixante et onze, les chrétiens soixante et douze, et que les musulmans, comme plus parfaits, devaient en avoir soixante et treize: étrange perfection, et bien digne des scolastiques de tous les pays! 

Les diverses explications de l’Alcoran formèrent chez eux les sectes qu’ils nommèrent orthodoxes, et celles qu’ils nommèrent hérétiques. Les orthodoxes sont les sonnites, c’est-à-dire les traditionnistes, docteurs attachés à la tradition la plus ancienne, laquelle sert de supplément à l’Alcoran. Ils sont divisés en quatre sectes, dont l’une domine aujourd’hui à Constantinople, une autre en Afrique, une troisième en Arabie, et une quatrième en Tartarie et aux Indes; elles sont regardées comme également utiles pour le salut. 

Les hérétiques sont ceux qui nient la prédestination absolue, ou qui diffèrent des sonnites sur quelques points de l’école. Le mahométisme a eu ses pélagiens, ses scotistes, ses thomistes, ses molinistes, ses jansénistes: toutes ces sectes n’ont pas produit plus de révolutions que parmi nous. Il faut, pour qu’une secte fasse naître de grands troubles, qu’elle attaque les fondements de la secte dominante, qu’elle la traite d’impie, d’ennemie de Dieu et des hommes, qu’elle ait un étendard que les esprits les plus grossiers puissent apercevoir sans peine, et sous lequel les peuples puissent aisément se rallier. Telle a été la secte d’Ali, rivale de la secte d’Omar; mais ce n’est que vers le xvie siècle que ce grand schisme s’est établi; et la politique y a eu beaucoup plus de part que la religion. 

CHAP. VIII. — De l’Italie et de l’Église avant Charlemagne. Comment le christianisme s’était établi. Examen s’il a souffert autant de persécutions qu’on le dit.

Rien n’est plus digne de notre curiosité que la manière dont Dieu voulut que l’Église s’établît, en faisant concourir les causes secondes à ses décrets éternels. Laissons respectueusement ce qui est divin à ceux qui en sont les dépositaires, et attachons-nous uniquement à l’historique. Des disciples de Jean s’établissent d’abord dans l’Arabie voisine de Jérusalem; mais les disciples de Jésus vont plus loin. Les philosophes platoniciens d’Alexandrie, où il y avait tant de Juifs, se joignent aux premiers chrétiens, qui empruntent des expressions de leur philosophie, comme celle du Logos, sans emprunter toutes leurs idées. Il y avait déjà quelques chrétiens à Rome du temps de Néron: on les confondait avec les Juifs, parce qu’ils étaient leurs compatriotes, parlant la même langue, s’abstenant comme eux des aliments défendus par la loi mosaïque. Plusieurs même étaient circoncis, et observaient le sabbat. Ils étaient encore si obscurs que ni l’historien Josèphe ni Philon n’en parlent dans aucun de leurs écrits. Cependant on voit évidemment que ces demi-juifs demi-chrétiens étaient, dés le commencement, partagés en plusieurs sectes, ébionites, marcionites, carpocratiens, valentiniens, caïnites. Ceux d’Alexandrie étaient fort différents de ceux de Syrie; les Syriens différaient des Achaïens. Chaque parti avait son évangile, et les véritables Juifs étaient les ennemis irréconciliables de tous ces partis. 

Ces Juifs, également rigides et fripons, étaient encore dans Rome au nombre de quatre mille. Il y en avait eu huit mille du temps d’Auguste; mais Tibère en fit passer la moitié en Sardaigne pour peupler cette île, et pour délivrer Rome d’un trop grand nombre d’usuriers. Loin de les gêner dans leur culte, on les laissait jouir de la tolérance qu’on prodiguait dans Rome à toutes les religions. Ou leur permettait des synagogues et des juges de leur nation, comme ils en ont aujourd’hui dans Rome chrétienne, où ils sont en plus grand nombre. On les regardait du même oeil que nous voyons les Nègres, comme une espèce d’hommes inférieure. Ceux qui dans les colonies juives n’avaient pas assez de talents pour s’appliquer à quelque métier utile, et qui ne pouvaient couper du cuir et faire des sandales, faisaient des fables. Ils savaient les noms des anges, de la seconde femme d’Adam et de son précepteur, et ils vendaient aux dames romaines des philtres pour se faire aimer. Leur haine pour les chrétiens, ou galiléens, ou nazaréens, comme on les nommait alors, tenait de cette rage dont tous les superstitieux sont animés contre tous ceux qui se séparent de leur communion. Ils accusèrent les Juifs chrétiens de l’incendie qui consuma une partie de Rome sous Néron. Il était aussi injuste d’imputer cet accident aux chrétiens qu’à l’empereur: ni lui, ni les chrétiens, ni les Juifs, n’avaient aucun intérêt à brûler Rome; mais il fallait apaiser le peuple, qui se soulevait contre des étrangers également haïs des Romains et des Juifs. On abandonna quelques infortunés à la vengeance publique. Il semble qu’on n’aurait pas dû compter, parmi les persécutions faites à leur foi, cette violence passagère: elle n’avait rien de commun avec leur religion, qu’on ne connaissait pas, et que les Romains confondaient avec le judaïsme, protégé par les lois autant que méprisé. 

S’il est vrai qu’on ait trouvé en Espagne des inscriptions où Néron est remercié « d’avoir aboli dans la province une superstition nouvelle, » l’antiquité de ces monuments est plus que suspecte. S’ils sont authentiques, le christianisme n’y est pas désigné; et si enfin ces monuments outrageants regardent les chrétiens, à qui peut-on les attribuer qu’aux Juifs jaloux établis en Espagne, qui abhorraient le christianisme comme un ennemi né dans leur sein? 

Nous nous garderons bien de vouloir percer l’obscurité impénétrable qui couvre le berceau de l’Église naissante, et que l’érudition même a quelquefois redoublée. 

Mais ce qui est très certain, c’est qu’il n’y a que l’ignorance, le fanatisme, l’esclavage des écrivains copistes d’un premier imposteur, qui aient pu compter parmi les papes l’apôtre Pierre, Lin, Clet, et d’autres, dans le ier siècle. 

Il n’y eut aucune hiérarchie pendant près de cent ans parmi les chrétiens. Leurs assemblées secrètes se gouvernaient comme celles des primitifs ou quakers d’aujourd’hui. Ils observaient à la lettre le précepte de leur maître: « Les princes des nations dominent, il n’en sera pas ainsi entre vous: quiconque voudra être le premier sera le dernier. » La hiérarchie ne put se former que quand la société devint nombreuse, et ce ne fut que sous Trajan qu’il y eut des surveillants, episcopoi, que nous avons traduit par le mot d’évêque; des presbyteroi, des pistoi, des énergumènes, des catéchumènes. Il n’est question du terme pape dans aucun des auteurs des premiers siècles. Ce mot grec était inconnu dans le petit nombre des demi-juifs qui prenaient à Rome le nom de chrétiens. 

Il est reconnu par tous les savants que Simon Barjone, surnommé Pierre, n’alla jamais à Rome(50). On rit aujourd’hui de la preuve que des idiots tirèrent d’une épître attribuée à cet apôtre, né en Galilée. Il dit dans cette épître qu’il est à Babylone. Les seuls qui parlent de son prétendu martyre sont des fabulistes décriés, un Hégésippe, un Marcel, un Abdias, copiés depuis par 

Eusèbe. Ils content que Simon Barjone, et un autre Simon, qu’ils appellent le magicien, disputèrent sous Néron à qui ressusciterait un mort, et à qui s’élèverait le plus haut dans l’air; que Simon Barjone fit tomber l’autre Simon, favori de Néron, et que cet empereur irrité fit crucifier Barjone, lequel, par humilité, voulut être crucifié la tête en bas. Ces inepties sont aujourd’hui méprisées de tous les chrétiens instruits; mais depuis Constantin, elles furent autorisées jusqu’à la renaissance des lettres et du bon sens. 

Pour prouver que Pierre ne mourut point à Rome, il n’y a qu’à observer que la première basilique bâtie par les chrétiens dans cette capitale est celle de Saint-Jean de Latran: c’est la première église latine; l’aurait-on dédiée à Jean si Pierre avait été pape? 

La liste frauduleuse des prétendus premiers papes est tirée d’un livre apocryphe, intitulé le Pontifical de Damase, qui dit en parlant de Lin, prétendu successeur de Pierre, que Lin fut pape jusqu’à la treizième année de l’empereur Néron. Or c’est précisément cette année 13 qu’on fait crucifier Pierre: il y aurait donc eu deux papes à la fois. 

Enfin ce qui doit trancher toute difficulté aux yeux de tous les chrétiens, c’est que ni dans les Actes des Apôtres, ni dans les Épîtres de Paul, il n’est pas dit un seul mot d’un voyage de Simon Barjone à Rome. Le terme de siège, de pontificat, de papauté, attribué à Pierre, est d’un ridicule sensible. Quel siège qu’une assemblée inconnue de quelques pauvres de la populace juive! 

C’est cependant sur cette fable que la puissance papale est fondée, et se soutient encore aujourd’hui après toutes ses pertes. Qu’on juge après cela comment l’opinion gouverne le monde, comment le mensonge subjugue l’ignorance, et combien ce mensonge a été utile pour asservir les peuples, les enchaîner, et les dépouiller. 

C’est ainsi qu’autrefois les annalistes barbares de l’Europe comptaient parmi les rois de France un Pharamond, et son père Marcomir, et des rois d’Espagne, de Suède, d’Écosse, depuis le déluge. Il faut avouer que l’histoire, ainsi que la physique, n’a commencé à se débrouiller que sur la fin du xvie siècle. La raison ne fait que de naître. 

Ce qui est encore certain, c’est que le génie du sénat ne fut jamais de persécuter personne pour sa croyance; que jamais aucun empereur ne voulut forcer les Juifs à changer de religion, ni après la révolte sous Vespasien, ni après celle qui éclata sous Adrien. On insulta toujours à leur culte; ou s’en moqua; on érigea des statues dans leur temple avant sa ruine; mais jamais il ne vint dans l’idée d’aucun César, ni d’aucun proconsul, ni du sénat romain, d’empêcher les Juifs de croire à leur loi. Cette seule raison sert à faire voir quelle liberté eut le christianisme de s’étendre en secret, après s’être formé obscurément dans le sein du judaïsme. 

Aucun des Césars n’inquiéta les chrétiens jusqu’à Domitien. Dion Cassius dit qu’il y eut sous cet empereur quelques personnes condamnées comme athées, et comme imitant les moeurs des Juifs. Il paraît que cette vexation, sur laquelle on a d’ailleurs si peu de lumières, ne fut ni longue ni générale. On ne sait précisément ni pourquoi il y eut quelques chrétiens bannis, ni pourquoi ils furent rappelés. Comment croire Tertullien, qui, sur la foi d’Hégésippe, rapporte sérieusement que Domitien interrogea les petits-fils de l’apôtre saint Jude, de la race de David, dont il redoutait les droits au trône de Judée, et que, les voyant pauvres et misérables, il cessa la persécution? S’il eût été possible qu’un empereur romain craignît des prétendus descendants de David quand Jérusalem était détruite, sa politique n’en eût donc voulu qu’aux Juifs, et non aux chrétiens. Mais comment imaginer que le maître de la terre connue ait eu des inquiétudes sur les droits de deux petits-fils de saint Jude au royaume de la Palestine, et les ait interrogés? Voilà malheureusement comme l’histoire a été écrite par tant d’hommes plus pieux qu’éclairés(51).

Nerva, Vespasien, Tite, Trajan, Adrien, les Antonins, ne furent point persécuteurs. Trajan, qui avait renouvelé les défenses portées par la loi des Douze Tables contre les associations particulières, écrit à Pline: « Il ne faut faire aucune recherche contre les chrétiens. » Ces mots essentiels, il ne faut faire aucune recherche, prouvent qu’ils purent se cacher, se maintenir avec prudence, quoique souvent l’envie des prêtres et la haine des Juifs les traînât aux tribunaux et aux supplices. Le peuple les haïssait, et surtout le peuple des provinces, toujours plus dur, plus superstitieux et plus intolérant que celui de la capitale: il excitait les magistrats contre eux; il criait qu’on les exposât aux bêtes dans les cirques. Adrien non seulement défendit à Fondanus, proconsul de l’Asie Mineure, de les persécuter, mais son ordonnance porte: « Si on calomnie les chrétiens, châtiez sévèrement le calomnialeur. » 

C’est cette justice d’Adrien qui a fait si faussement imaginer qu’il était chrétien lui-même. Celui qui éleva un temple à Antinoüs en aurait-il voulu élever à Jésus-Christ? 

Marc-Aurèle ordonna qu’on ne poursuivit point les chrétiens pour cause de religion. Caracalla, Héliogabale, Alexandre, Philippe, Gallien, les protégèrent ouvertement. Ils eurent donc tout le temps d’étendre et de fortifier leur Église naissante. Ils tinrent cinq conciles dans le ier siècle, seize dans le iie, et trente-six dans le iiie. Les autels étaient magnifiques dès le temps de ce iiie siècle. L’histoire ecclésiastique en remarque quelques-uns ornés de colonnes d’argent, qui pesaient ensemble 3,000 marcs. Les calices, faits sur le modèle des coupes romaines, et les patènes, étaient d’or pur. 

Les chrétiens jouirent d’une si grande liberté, malgré les cris et les persécutions de leurs ennemis, qu’ils avaient publiquement, dans plusieurs provinces, des églises élevées sur les débris de quelques temples tombés ou ruinés. Origène et saint Cyprien l’avouent; et il faut bien que le repos de l’Église ait été long, puisque ces deux grands hommes reprochent déjà à leurs contemporains le luxe, la mollesse, l’avarice, suite de la félicité et de l’abondance. Saint Cyprien se plaint expressément que plusieurs évêques, imitant mal les saints exemples qu’ils avaient sous leurs yeux, « accumulaient de grandes sommes d’argent, s’enrichissaient par l’usure, et ravissaient des terres par la fraude ». Ce sont ses propres paroles elles sont un témoignage évident du bonheur tranquille dont on jouissait sous les lois romaines. L’abus d’une chose en démontre l’existence. 

Si Décius, Maximin, et Dioclétien, persécutèrent les chrétiens, ce fut pour des raisons d’État: Décius, parce qu’ils tenaient le parti de la maison de Philippe, soupçonné, quoique à tort, d’être chrétien lui-même; Maximin, parce qu’ils soutenaient Gordien. Ils jouirent de la plus grande liberté pendant vingt années sous Dioclétien. Non seulement ils avaient cette liberté de religion que le gouvernement romain accorda de tout temps à tous les peuples, sans adopter leurs cultes; mais ils participaient à tous les droits des Romains. Plusieurs chrétiens étaient gouverneurs de provinces. Eusèbe cite deux chrétiens, Dorothée et Gorgonius, officiers du palais, à qui Dioclétien prodiguait sa faveur. Enfin il avait épousé une chrétienne. Tout ce que nos déclamateurs écrivent contre Dioclétien n’est donc qu’une calomnie fondée sur l’ignorance. Loin de les persécuter, il les éleva au point qu’il ne fut plus en son pouvoir de les abattre. 

En 303, Maximien Galère, qui les haïssait, engage Dioclétien à faire démolir l’église cathédrale de Nicomédie, élevée vis-à-vis le palais de l’empereur. Un chrétien plus qu’indiscret déchire publiquement l’édit; on le punit. Le feu consume quelques jours après une partie du palais de Galère; on en accuse les chrétiens: cependant il n’y eut point de peine de mort décernée contre eux. L’édit portait qu’on brûlât leurs temples et leurs livres, qu’on privât leurs personnes de tous leurs honneurs. 

Jamais Dioclétien n’avait voulu jusque-là les contraindre en matière de religion. Il avait, après sa victoire sur les Perses, donné des édits contre les manichéens attachés aux intérêts de la Perse, et secrets ennemis de l’empire romain. La seule raison d’État fut la cause de ces édits. S’ils avaient été dictés par le zèle de la religion, zèle que les conquérants ont si rarement, les chrétiens y auraient été enveloppés. Ils ne le furent pas; ils eurent par conséquent vingt années entières sous Dioclétien même pour s’affermir, et ne furent maltraités sous lui que pendant deux années; encore Lactance, Eusèbe, et l’empereur Constantin lui-même, imputent ces violences au seul Galère, et non à Dioclétien. Il n’est pas en effet vraisemblable qu’un homme assez philosophe pour renoncer à l’empire l’ait été assez peu pour être un persécuteur fanatique. 

Dioclétien n’était à la vérité qu’un soldat de fortune; mais c’est cela même qui prouve son extrême mérite. On ne peut juger d’un prince que par ses exploits et par ses lois. Ses actions guerrières furent grandes, et ses lois justes. C’est à lui que nous devons la loi qui annule les contrats de vente dans lesquels il y a lésion d’outre-moitié. Il dit lui-même que l’humanité dicte cette loi, humanum est.

Il fut le père des pupilles trop négligés; il voulut que les capitaux de leurs biens portassent intérêt. 

C’est avec autant de sagesse que d’équité qu’en protégeant les mineurs il ne voulut pas que jamais ces mineurs pussent abuser de cette protection, en trompant leurs créanciers ou leurs débiteurs. Il ordonna qu’un mineur qui aurait usé de fraude serait déchu du bénéfice de la loi. Il réprima les délateurs et les usuriers. Tel est l’homme que l’ignorance se représente d’ordinaire comme un ennemi armé sans cesse contre les fidèles, et son règne comme une Saint-Barthélemy continuelle, ou comme la persécution des Albigeois. C’est ce qui est entièrement contraire à la vérité. L’ère des martyrs, qui commence à l’avènement de Dioclétien, n’aurait donc dû être datée que deux ans avant son abdication, puisqu’il ne fit aucun martyr pendant vingt ans. 

C’est une fable bien méprisable qu’il ait quitté l’empire de regret de n’avoir pu abolir le christianisme. S’il l’avait tant persécuté, il aurait au contraire continué à régner pour tâcher de le détruire; et s’il fut forcé d’abdiquer, comme on l’a dit sans preuve, il n’abdiqua donc point par dépit et par regret. Le vain plaisir d’écrire des choses extraordinaires, et de grossir le nombre des martyrs, a fait ajouter des persécutions fausses et incroyables à celles qui n’ont été que trop réelles. On a prétendu que du temps de Dioclétien, en 287, le César Maximilien Hercule envoya au martyre, au milieu des Alpes, une légion entière appelée Thébéenne, composée de six mille six cents hommes, tous chrétiens, qui tous se laissèrent massacrer sans murmurer. Cette histoire si fameuse ne fut écrite que près de deux cents ans après par l’abbé Eucher, qui la rapporte sur des ouï-dire. Mais comment Maximilien Hercule aurait-il, comme on le dit, appelé d’Orient cette légion pour aller apaiser dans les Gaules une sédition réprimée depuis une année entière! Pourquoi se serait-il défait de six mille six cents bons soldats dont il avait besoin pour aller réprimer cette sédition? Comment tous étaient-ils chrétiens sans exception! Pourquoi les égorger en chemin? Qui les aurait massacrés dans une gorge étroite, entre deux montagnes, près de Saint-Maurice en Valais, où l’on ne peut ranger quatre cents hommes en ordre de bataille, et où une légion résisterait aisément à la plus grande armée? A quel propos cette boucherie dans un temps où l’on ne persécutait pas, dans l’époque de la plus grande tranquillité de l’Église, tandis que sous les yeux de Dioclétien même, à Nicomédie, vis-à-vis son palais, les chrétiens avaient un temple superbe? « La profonde paix et la liberté entière dont nous jouissions, dit Eusèbe, nous fit tomber dans le relâchement. » Cette profonde paix, cette entière liberté s’accorde-t-elle avec le massacre de six mille six cents soldats? Si ce fait incroyable pouvait être vrai(52), Eusèbe l’eût-il passé sous silence? Tant de vrais martyrs ont scellé l’Évangile de leur sang qu’on ne doit point faire partager leur gloire à ceux qui n’ont pas partagé leurs souffrances. 

Il est certain que Dioclétien, les deux dernières années de son empire, et Galère, quelques années encore après, persécutèrent violemment les chrétiens de l’Asie Mineure et des contrées voisines. Mais dans les Espagnes, dans les Gaules, dans l’Angleterre, qui étaient alors le partage de Constance Chlore, loin d’être poursuivis, ils virent leur religion dominante; et Eusèbe dit que Maxence, élu empereur à Rome en 306, ne persécuta personne. 

Ils servirent utilement Constance Chlore, qui les protégea, et dont la concubine Hélène embrassa publiquement le christianisme. Ils firent donc alors un grand parti dans l’État. Leur argent et leurs armes contribuèrent à mettre Constantin sur le trône. C’est ce qui le rendit odieux au sénat, au peuple romain, aux prétoriens, qui tous avaient pris le parti de Maxence, son concurrent à l’empire. Nos historiens appellent Maxence tyran, parce qu’il fut malheureux. Il est pourtant certain qu’il était le véritable empereur, puisque le sénat et le peuple romain l’avaient proclamé. 

CHAP. IX. — Que les fausses légendes des premiers chrétiens n’ont point nui à l’établissement de la religion chrétienne(53).

Jésus-Christ avait permis que les faux évangiles se mêlassent aux véritables dès le commencement du christianisme; et même, pour mieux exercer la foi des fidèles, les évangiles qu’on appelle aujourd’hui apocryphes précédèrent les quatre ouvrages sacrés qui sont aujourd’hui les fondements de notre foi; cela est si vrai que les pères des premiers siècles citent presque toujours quelqu’un de ces évangiles qui ne subsistent plus. Barnabé, Clément, Ignace, enfin tous, jusqu’à Justin, ne citent que ces évangiles apocryphes. Clément, par exemple, dans le viiie chapitre, épître II, s’exprime ainsi: « Le Seigneur dit dans son Évangile: si vous ne gardez pas le petit, qui vous confiera le grand? » Or ces paroles ne sont ni dans Matthieu, ni dans Marc, ni dans Luc, ni dans Jean. Nous avons vingt exemples de pareilles citations. 

Il est bien évident que dans les dix ou douze sectes qui partageaient les chrétiens dès le ier siècle, un parti ne se prévalait pas des évangiles de ses adversaires, à moins que ce fut pour les combattre; chacun n’apportait en preuves que les livres de son parti. Comment donc les pères de notre véritable Église ont-ils pu citer les évangiles qui ne sont point canoniques? Il faut bien que ces écrits fussent regardés alors comme authentiques et comme sacrés. 

Ce qui paraîtrait encore plus singulier, si l’on ne savait pas de quels excès la nature humaine est capable, ce serait que dans toutes les sectes chrétiennes réprouvées par notre Église dominante, il se fût trouvé des hommes qui eussent souffert la persécution pour leurs évangiles apocryphes. Cela ne prouverait que trop que le faux zèle est martyr de l’erreur, ainsi que le véritable zèle est martyr de la vérité. 

On ne peut dissimuler les fraudes pieuses que malheureusement les premiers chrétiens de toutes les sectes employèrent pour soutenir notre religion sainte, qui n’avait pas besoin de cet appui honteux. On supposa une lettre de Pilate à Tibère, dans laquelle Pilate dit à cet empereur: « Le Dieu des Juifs leur ayant promis de leur envoyer son saint du haut du ciel, qui serait leur roi à bien juste titre, et ayant promis qu’il naîtrait d’une Vierge, le Dieu des Juifs l’a envoyé en effet, moi étant président en Judée. » 

On supposa un prétendu édit de Tibère, qui mettait Jésus au rang des dieux; on supposa des Lettres de Sénèque à Paul, et de Paul à Sénèque; on supposa le Testament des douze patriarches, qui passa très longtemps pour authentique, et qui fut même traduit en grec par saint Jean Chrysostome; on supposa le Testament de Moïse, celui d’Énoch, celui de Joseph; on supposa le célèbre livre d’Énoch, que l’on regarde comme le fondement de tout le christianisme, puisque c’est dans ce seul livre qu’on rapporte l’histoire de la révolte des anges précipités dans l’enfer, et changés en diables pour tenter les hommes. Ce livre fut forgé dès le temps des apôtres, et avant même qu’on eût les Épîtres de saint Jude, qui cite les prophéties de cet Énoch septième homme après Adam. C’est ce que nous avons déjà indiqué dans le chapitre des Indes. 

On supposa une lettre(54) de Jésus-Christ à un prétendu roi d’Édesse, dans le temps qu’Édesse n’avait point de roi et qu’elle appartenait aux Romains(55).

On supposa les Voyages de saint Pierre, l’Apocalypse de saint Pierre, les Actes de saint Pierre, les Actes de saint Paul, les Actes de Pilate, on falsifia l’histoire de Flavien Josèphe, et l’on fut assez malavisé pour faire dire à ce Juif, si zélé pour sa religion juive, que Jésus était le Christ, le Messie. 

On écrivit le roman de la querelle de saint Pierre avec Simon le magicien, d’un mort, parent de Néron, qu’ils se chargèrent de ressusciter, de leur combat dans les airs, du chien de Simon qui apportait des lettres à saint Pierre, et qui rapportait les réponses. 

On supposa des vers des sibylles, qui eurent un cours si prodigieux qu’il en est encore fait mention dans les hymnes que les catholiques romains chantent dans leurs églises: 

Teste David cum sibylla. 

Enfin on supposa un nombre prodigieux de martyrs que l’on confondit, comme nous l’avons déjà dit, avec les véritables. 

Nous avons encore les Actes du martyre de saint André l’apôtre, qui sont reconnus pour faux par les plus pieux et les plus savants critiques, de même que les Actes du martyre de saint Clément.

Eusèbe de Césarée, au ive siècle, recueillit une grande partie de ces légendes. C’est là qu’on voit d’abord le martyre de saint Jacques, frère aîné de Jésus-Christ, qu’on prétend avoir été un bon Juif, et même récabite, et que les Juifs de Jérusalem appelaient Jacques le Juste. Il passait les journées entières à prier dans le temple. Il n’était donc pas de la religion de son frère. Ils le pressèrent de déclarer que son frère était un imposteur; mais Jacques leur répondit: « Sachez qu’il est assis à la droite de la souveraine puissance de Dieu, et qu’il doit paraître au milieu des nuées, pour juger de là tout l’univers. » 

Ensuite vient un Siméon, cousin germain de Jésus-Christ, fils d’un nommé Cléophas, et d’une Marie, soeur de Marie, mère de Jésus. On le fait libéralement évêque de Jérusalem. On suppose qu’il fut déféré aux Romains comme descendant en droite ligne du roi David; et l’on fait voir par là qu’il avait un droit évident au royaume de Jérusalem, aussi bien que saint Jude. On ajoute que Trajan, craignant extrêmement la race de David, ne fut pas si clément envers Siméon que Domitien l’avait été envers les petits-fils de Jude, et qu’il ne manqua pas de faire crucifier Siméon, de peur qu’il ne lui enlevât la Palestine. Il fallait que ce cousin germain de Jésus-Christ fût bien vieux, puisqu’il vivait sous Trajan dans la cent septième année de notre ère vulgaire. 

On supposa une longue conversation entre Trajan et saint Ignace, à Antioche. Trajan lui dit: « Qui es-tu, esprit impur, démon infernal? » Ignace lui répondit: « Je ne m’appelle point esprit impur; je m’appelle Porte-Dieu! » Cette conversation est tout à fait vraisemblable. 

Vient ensuite une sainte Symphorose avec ses sept enfants qui allèrent voir familièrement l’empereur Adrien, dans le temps qu’il bâtissait sa belle maison de campagne à Tibur. Adrien, quoiqu’il ne persécutât jamais personne, fit fendre en sa présence le cadet des sept frères, de la tête en bas, et fit tuer les six autres avec la mère par des genres différents de mort, pour avoir plus de plaisir. 

Sainte Félicité et ses sept enfants, car il en faut toujours sept, est interrogée avec eux, jugée et condamnée par le préfet de Rome dans le champ de Mars, où l’on ne jugeait jamais personne. Le préfet jugeait dans le prétoire; mais on n’y regarda pas de si près. 

Saint Polycarpe étant condamné au feu, on entend une voix du ciel qui lui dit: « Courage, Polycarpe, sois ferme »; et aussitôt les flammes du bûcher se divisent et forment un beau dais sur sa tête, sans le toucher. 

Un cabaretier chrétien, nommé saint Théodote, rencontre dans un pré le curé Fronton auprès de la ville d’Ancyre, on ne sait pas trop quelle année, et c’est bien dommage; mais c’est sous l’empereur Dioclétien. « Ce pré, dit la légende recueillie par le révérend père Bollandus, était d’un vert naissant, relevé par les nuances diverses que formaient les divers coloris des fleurs. « Ah! le beau pré, s’écria le saint cabaretier, pour y bâtir une chapelle! — Vous avez raison, dit le curé Fronton, mais il me faut des reliques. — Allez, allez, reprit Théodote, je vous en fournirai. » Il savait bien ce qu’il disait. Il y avait dans Ancyre sept vierges chrétiennes d’environ soixante-douze ans chacune. Elles furent condamnées par le gouverneur à être violées par tous les jeunes gens de la ville, selon les lois romaines; car ces légendes supposent toujours qu’on faisait souffrir ce supplice à toutes les filles chrétiennes. 

Il ne se trouva heureusement aucun jeune homme qui voulût être leur exécuteur; il n’y eut qu’un jeune ivrogne qui eut assez de courage pour s’attaquer d’abord à sainte Técuse, la plus jeune de toutes, qui était dans sa soixante-douzième année. Técuse se jeta à ses pieds, lui montra la peau flasque de ses cuisses décharnées, et toutes ses rides pleines de crasse, etc.: cela désarma le jeune homme. Le gouverneur, indigné que les sept vieilles eussent conservé leur pucelage, les fit sur-le-champ prêtresses de Diane et de Minerve; et elles furent obligées de servir toutes nues ces deux déesses, dont pourtant les femmes n’approchaient jamais que voilées de la tête aux pieds. 

Le cabaretier Théodote, les voyant ainsi toutes nues, et ne pouvant souffrir cet attentat fait à leur pudeur, pria Dieu avec larmes qu’il eût la bonté de les faire mourir sur-le-champ: aussitôt le gouverneur les fit jeter dans le lac d’Ancyre, une pierre au cou. 

La bienheureuse Técuse apparut la nuit à saint Théodote. « Vous dormez, mon fils, lui dit-elle, sans penser à nous. Ne souffrez pas, mon cher Théodote, que nos corps soient mangés par les truites. » Théodote rêva un jour entier à cette apparition. 

La nuit suivante il alla au lac avec quelques-uns de ses garçons. Une lumière éclatante marchait devant eux, et cependant la nuit était fort obscure. Une pluie épouvantable tomba, et fit enfler le lac. Deux vieillards dont les cheveux, la barbe et les habits étaient blancs comme la neige, lui apparurent alors, et lui dirent: « Marchez, ne craignez rien, voici un flambeau céleste, et vous trouverez auprès du lac un cavalier céleste armé de toutes pièces, qui vous conduira. » 

Aussitôt l’orage redoubla. Le cavalier céleste se présenta avec une lance énorme. Ce cavalier était le glorieux martyr Sosiandre lui-même, à qui Dieu avait ordonné de descendre du ciel sur un beau cheval pour conduire le cabaretier. Il poursuivit les sentinelles du lac, la lance dans les reins: les sentinelles s’enfuirent. Théodote trouva le lac à sec, ce qui était l’effet de la pluie; on emporta les sept vierges, et les garçons cabaretiers les enterrèrent. 

La légende ne manque pas de rapporter leurs noms: c’étaient sainte Técuse, sainte Alexandra, sainte Phainé, hérétiques; et sainte Claudia, sainte Euphrasie, sainte Matrone, et sainte Julite, catholiques. 

Dès qu’on sut dans la ville d’Ancyre que ces sept pucelles avaient été enterrées, toute la ville fut en alarmes et en combustion, comme vous le croyez bien. Le gouverneur fit appliquer Théodote à la question. « Voyez, disait Théodote, les biens dont Jésus-Christ comble ses serviteurs; il me donne le courage de souffrir la question, et bientôt je serai brûlé. » Il le fut en effet. Mais il avait promis des reliques au curé Fronton, pour mettre dans sa chapelle, et Fronton n’en avait point. Fronton monta sur un âne pour aller chercher ses reliques à Ancyre, et chargea son âne de quelques bouteilles d’excellent vin, car il s’agissait d’un cabaretier. Il rencontra des soldats, qu’il fit boire. Les soldats lui racontèrent le martyre de saint Théodote. Ils gardaient son corps, quoiqu’il eût été réduit en cendres. Il les enivra si bien qu’il eut le temps d’enlever le corps. Il l’ensevelit, et bâtit sa chapelle. « Eh bien! lui dit saint Théodote, ne t’avais-je pas bien dit que tu aurais des reliques? » 

Voilà ce que les jésuites Bollandus et Papebroc ne rougirent pas de rapporter dans leur Histoire des saints: voilà ce qu’un moine, nommé dom Ruinart, a l’insolente imbécillité d’insérer dans les Actes sincères(56).

Tant de fraudes, tant d’erreurs, tant de bêtises dégoûtantes, dont nous sommes inondés depuis dix-sept cents années, n’ont pu faire tort à notre religion. Elle est sans doute divine, puisque dix-sept siècles de friponneries et d’imbécillités n’ont pu la détruire; et nous révérons d’autant plus la vérité que nous méprisons le mensonge. 

CHAP. X. — Suite de l’établissement du christianisme. Comment Constantin en fit la religion dominante. Décadence de l’ancienne Rome.

Le règne de Constantin est une époque glorieuse pour la religion chrétienne, qu’il rendit triomphante. On n’avait pas besoin d’y joindre des prodiges, comme l’apparition du labarum dans les nuées, sans qu’on dise seulement en quel pays cet étendard apparut. Il ne fallait pas écrire que les gardes du labarum ne pouvaient jamais être blessés. Le bouclier tombé du ciel dans l’ancienne Rome, l’oriflamme apportée à saint Denis par un ange, toutes ces imitations du Palladium de Troie ne servent qu’à donner à la vérité l’air de la fable. De savants antiquaires ont suffisamment réfuté ces erreurs que la philosophie désavoue, et que la critique détruit. Attachons-nous seulement à voir comment Rome cessa d’être Rome. 

Pour développer l’histoire de l’esprit humain chez les peuples chrétiens, il fallait remonter jusqu’à Constantin, et même au-delà. C’est une nuit dans laquelle il faut allumer soi-même le flambeau dont on a besoin. On devrait attendre des lumières d’un homme tel qu’Eusèbe, évêque de Césarée, confident de Constantin, ennemi d’Athanase, homme d’État, homme de lettres, qui le premier fit l’histoire de l’Église. 

Mais qu’on est étonné quand on veut s’instruire dans les écrits de cet homme d’État, père de l’histoire ecclésiastique! 

On y trouve, à propos de l’empereur Constantin, que « Dieu a mis les nombres dans son unité; qu’il a embelli le monde par le nombre de deux, et que par le nombre de trois il le composa de matière et de forme; qu’ensuite ayant doublé le nombre de deux, il inventa les quatre éléments; que c’est une chose merveilleuse qu’en faisant l’addition d’un, de deux, de trois, et de quatre, on trouve le nombre de dix, qui est la fin, le terme et la perfection de l’unité; et que de ce nombre dix si parfait, multiplié par le nombre plus parfait de trois, qui est l’image sensible de la Divinité, il en résulte le nombre des trente jours du mois(57). » 

C’est ce même Eusèbe qui rapporte la lettre dont nous avons déjà parlé(58), d’un Abgare, roi d’Édesse, à Jésus-Christ, dans laquelle il lui offre sa petite ville, qui est assez propre; et la réponse de Jésus-Christ au roi Abgare. 

Il rapporte, d’après Tertullien, que sitôt que l’empereur Tibère eut appris par Pilate la mort de Jésus-Christ, Tibère, qui chassait les Juifs de Rome, ne manqua pas de proposer au sénat d’admettre au nombre des dieux de l’empire celui qu’il ne pouvait connaître encore que comme un homme de Judée; que le sénat n’en voulut rien faire, et que Tibère en fut extrêmement courroucé. 

Il rapporte, d’après Justin, la prétendue statue élevée à Simon le magicien; il prend les Juifs thérapeutes pour des chrétiens. 

C’est lui qui, sur la foi d’Hégésippe, prétend que les petits-neveux de Jésus-Christ par son frère Jude furent déférés à l’empereur Domitien comme des personnages très dangereux qui avaient un droit tout naturel au trône de David; que cet empereur prit lui-même la peine de les interroger; qu’ils répondirent qu’ils étaient de bons paysans, qu’ils labouraient de leurs mains un champ de trente-neuf arpents, le seul bien qu’ils possédassent. 

Il calomnie les Romains autant qu’il le peut, parce qu’il était Asiatique. Il ose dire que, de son temps, le sénat de Rome sacrifiait tous les ans un homme à Jupiter. Est-il donc permis d’imputer aux Titus, aux Trajan, aux divins Antonins, des abominations dont aucun peuple ne se souillait alors dans le monde connu? 

C’est ainsi qu’on écrivait l’histoire dans ces temps où le changement de religion donna une nouvelle face à l’empire romain. Grégoire de Tours ne s’est point écarté de cette méthode, et on peut dire que jusqu’à Guichardin et Machiavel, nous n’avons pas eu une histoire bien faite; mais la grossièreté même de tous ces monuments nous fait voir l’esprit du temps dans lequel ils ont été faits, et il n’y a pas jusqu’aux légendes qui ne puissent nous apprendre à connaître les moeurs de nos nations. 

Constantin, devenu empereur malgré les Romains, ne pouvait être aimé d’eux. Il est évident que le meurtre de Licinius, son beau-frère, assassiné malgré la foi des serments; Licinien, son neveu, massacré à l’âge de douze ans; Maximien, son beau-père, égorgé par son ordre à Marseille; son propre fils Crispus, mis à mort après lui avoir gagné des batailles; son épouse Fausta, étouffée dans un bain; toutes ces horreurs n’adoucirent pas la haine qu’on lui portait. C’est probablement la raison qui lui fit transférer le siège de l’empire à Byzance. On trouve dans le code Théodosien un édit de Constantin, où il déclare « qu’il a fondé Constantinople par ordre de Dieu. » Il feignait ainsi une révélation pour imposer silence aux murmures: ce trait seul pourrait faire connaître son caractère. Notre avide curiosité voudrait pénétrer dans les replis du coeur d’un homme tel que Constantin, par qui tout changea bientôt dans l’empire romain: séjour du trône, moeurs de la cour, usages, langage, habillements, administration, religion. Comment démêler celui qu’un parti a peint comme le plus criminel des hommes, et un autre comme le plus vertueux? Si l’on pense qu’il fit tout servir à ce qu’il crut son intérêt, on ne se trompera pas. 

De savoir s’il fut cause de la ruine de l’empire, c’est une recherche digne de votre esprit. Il paraît évident qu’il fit la décadence de Rome. Mais en transportant le trône sur le Bosphore de Thrace, il posait dans l’Orient des barrières contre les invasions des barbares qui inondèrent l’empire sous ses successeurs, et qui trouvèrent l’Italie sans défense. Il semble qu’il ait immolé l’Occident à l’Orient. L’Italie tomba quand Constantinople s’éleva. Ce serait une étude curieuse et instructive que l’histoire politique de ces temps-là. Nous n’avons guère que des satires et des panégyriques. C’est quelquefois par les panégyriques mêmes qu’on peut trouver la vérité. Par exemple, on comble d’éloges Constantin, pour avoir fait dévorer par les bêtes féroces, dans les jeux du cirque, tous les chefs des Francs, avec tous les prisonniers qu’il avait faits dans une expédition sur le Rhin. C’est ainsi que furent traités les prédécesseurs de Clovis et de Charlemagne. Les écrivains qui ont été assez lâches pour louer des actions cruelles constatent au moins ces actions, et les lecteurs sages les jugent. Ce que nous avons de plus détaillé, sur l’histoire de cette révolution, est ce qui regarde l’établissement de l’Église et ses troubles. 

Ce qu’il y a de déplorable, c’est qu’à peine la religion chrétienne fut sur le trône que la sainteté en fut profanée par des chrétiens qui se livrèrent à la soif de la vengeance, lors même que leur triomphe devait leur inspirer l’esprit de paix. Ils massacrèrent dans la Syrie et dans la Palestine tous les magistrats qui avaient sévi contre eux; ils noyèrent la femme et la fille de Maximin; ils firent périr dans les tourments ses fils et ses parents. Les querelles au sujet de la consubsantialité du Verbe troublèrent le monde et l’ensanglantèrent. Enfin Ammien Marcellin dit que « les chrétiens de son temps se déchiraient entre eux comme des bêtes féroces(59) ». Il y avait de grandes vertus qu’Ammien ne remarque pas: elles sont presque toujours cachées, surtout à des yeux ennemis, et les vices éclatent. 

L’Église de Rome fut préservée de ces crimes et de ces malheurs; elle ne fut d’abord ni puissante, ni souillée; elle resta longtemps tranquille et sage au milieu d’un sénat et d’un peuple qui la méprisaient. Il y avait dans cette capitale du monde connu sept cents temples, grands ou petits, dédiés aux dieux majorum et minorurn gentium. Ils subsistèrent jusqu’à Théodose, et les peuples de la campagne persistèrent longtemps après lui dans leur ancien culte. C’est ce qui fit donner aux sectateurs de l’ancienne religion le nom de païens, pagani, du nom des bourgades appelées pagi, dans lesquelles on laissa subsister l’idolâtrie jusqu’au viiie siècle; de sorte que le nom de païen ne signifie que paysan, villageois. 

On sait assez sur quelle imposture est fondée la donation de Constantin; mais cette pièce est aussi rare que curieuse. Il est utile de la transcrire ici pour faire connaître l’excès de l’absurde insolence de ceux qui gouvernaient les peuples, et l’excès de l’imbécillité des gouvernés. C’est Constantin qui parle(60):

« Nous, avec nos satrapes et tout le sénat, et le peuple soumis au glorieux empire, nous avons jugé utile de donner au successeur du prince des apôtres une plus grande puissance que celle que notre sérénité et notre mansuétude ont sur la terre. Nous avons résolu de faire honorer la sacro-sainte Église romaine plus que notre puissance impériale, qui n’est que terrestre; et nous attribuons au sacré siège du bienheureux Pierre toute la dignité, toute la gloire, et toute la puissance impériale. Nous possédons les corps glorieux de saint Pierre et de saint Paul, et nous les avons honorablement mis dans des caisses d’ambre, que la force des quatre éléments ne peut casser. Nous avons donné plusieurs grandes possessions en Judée, en Grèce, dans l’Asie, dans l’Afrique, et dans l’Italie, pour fournir aux frais de leurs luminaires. Nous donnons, en outre, à Silvestre et à ses successeurs notre palais de Latran, qui est plus beau que tous les autres palais du monde. 

« Nous lui donnons notre diadème, notre couronne, notre mitre, tous les habits impériaux que nous portons, et nous lui remettons la dignité impériale, et le commandement de la cavalerie. Nous voulons que les révérendissimes clercs de la sacrosainte romaine Église jouissent de tous les droits du sénat. Nous les créons tous patrices et consuls. Nous voulons que leurs chevaux soient toujours ornés de caparaçons blancs, et que nos principaux officiers tiennent ces chevaux par la bride, comme nous avons conduit nous-même par la bride le cheval du sacré pontife. 

« Nous donnons en pur don au bienheureux pontife la ville de Rome et toutes les villes occidentales de l’Italie, comme aussi les autres villes occidentales des autres pays. Nous cédons la place au saint-père; nous nous démettons de la domination sur toutes ces provinces; nous nous retirons de Rome, et transportons le siège de notre empire en la province de Byzance, n’étant pas juste qu’un empereur terrestre ait le moindre pouvoir dans les lieux où Dieu a établi le chef de la religion chrétienne. 

« Nous ordonnons que cette nôtre donation demeure ferme jusqu’à la fin du monde, et que si quelqu’un désobéit à notre décret, nous voulons qu’il soit damné éternellement, et que les apôtres Pierre et Paul lui soient contraires en cette vie et en l’autre, et qu’il soit plongé au plus profond de l’enfer avec le diable. Donné sous le consulat de Constantin et de Gallicanus. » 

Croira-t-on un jour qu’une si ridicule imposture, très digne de Gille et de Pierrot, ou de Nonotte, ait été généralement adoptée pendant plusieurs siècles? Croira-t-on qu’en 1478 on brûla dans Strasbourg des chrétiens qui osaient douter que Constantin eût cédé l’empire romain au pape? 

Constantin donna en effet, non au seul évêque de Rome, mais à la cathédrale qui était l’église de Saint-Jean, mille marcs d’or, et trente mille d’argent, avec quatorze mille sous de rente, et des terres dans la Calabre. Chaque empereur ensuite augmenta ce patrimoine. Les évêques de Rome en avaient besoin. Les missions qu’ils envoyèrent bientôt dans l’Europe païenne, les évêques chassés de leurs sièges, auxquels ils donnèrent un asile, les pauvres qu’ils nourrirent, les mettaient dans la nécessité d’être très riches. Le crédit de la place, supérieur aux richesses, fit bientôt du pasteur des chrétiens de Rome l’homme le plus considérable de l’Occident. La piété avait toujours accepté ce ministère; l’ambition le brigua. On se disputa la chaire; il y eut deux antipapes dès le milieu du ive siècle; et le consul Prétextat, idolâtre, disait, en 466: « Faites-moi évêque de Rome, et je me fais chrétien. » 

Cependant cet évêque n’avait d’autre pouvoir que celui que peut donner la vertu, le crédit, ou l’intrigue dans des circonstances favorables. Jamais aucun pasteur de l’Église n’eut la juridiction contentieuse, encore moins les droits régaliens. Aucun n’eut ce qu’on appelle jus terrendi, ni droit de territoire, ni droit de prononcer do, dico, addico. Les empereurs restèrent les juges suprêmes de tout, hors du dogme. Ils convoquèrent les conciles. Constantin, à Nicée, reçut et jugea les accusations que les évêques portèrent les uns contre les autres. Le titre de souverain pontife resta même attaché à l’empire.