Quaderni del CIRSIL â 2 (2003) www.limgue.unibo.it/cirsil
Les âBiblismesâ, un systĂšme de dĂ©finition original
du lexique dans le discours pédagogique de la Bible
Historiale
X
AVIER
-L
AURENT
S
ALVADOR
Université de Bologne
La problĂ©matique que nous souhaitons aborder est liĂ©e Ă lâĂ©tude des
procédés de traduction du lexique dans la Bible française en prose mé-
diévale, et plus particuliÚrement les tensions créées dans le discours par
dâune part le sentiment de respect inhĂ©rent Ă la lecture de ces mots sa-
crĂ©s jusque dans leur disposition (lorsque saint JĂ©rĂŽme avoue que âcon-
finé dans la lecture des textes Hébreux [il se sentait] passablement rouil-
lĂ© dans la langue latine [il sâestimait tenu par un respect trĂšs strict du
texte] sacrĂ© jusque dans lâordre des motsâ
1
) et dâautre part la nĂ©cessitĂ©
de traduire et de bien traduire, câest-Ă -dire avant tout de produire des Ă©-
noncés acceptables tant du point de vue de la syntaxe que des rÚgles de
la colocution idĂ©ale qui imposent une vraisemblance stylistique Ă lâobjet
traduit, dans une langue vernaculaire dialectale Ă des fins avouĂ©es dâen-
seignement historique. Cette entreprise naĂźt de notre lecture dâun ensem-
ble de phĂ©nomĂšnes dĂ©finitoires dans le corps mĂȘme du texte sacrĂ© de la
Bible du treiziĂšme siĂšcle et de la Bible Historiale concernant Ă propre-
ment parler les noms propres, quelques xénismes et de nombreux cal-
ques en mention autonyme. Dans le présent article, nous appellerons
âlexiqueâ lâensemble des mots dâune langue soit lâensemble des unitĂ©s
codĂ©es signifiantes minimales qui servent dâintĂ©grants Ă la phrase. Le
lexique, dans ce contexte, sâoppose au âvocabulaireâ qui prĂ©sente la par-
ticularitĂ© de parcourir le champ utile dâun domaine cognitif particulier
au sein mĂȘme du lexique. Nous pourrons donc parler du âlexique de la
Bibleâ, mais nous parlerons du âvocabulaire religieuxâ. La âlangueâ est
un systÚme. Pour la période qui nous intéresse, la situation pour le clerc
entre le latin et le français dĂ©finit une situation de diglossie, câest-Ă -dire
1
â
Verborum
, Ă©crit-il,
ordo
mysterium
est
â. Voir JĂ©rĂŽme 1949-1954, lettre LII.
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une configuration telle que âles deux systĂšmes utilisĂ©s sont hiĂ©rarchi-
quement ordonnĂ©sâ (Soutet 1995: 10) et nâentrent pas en concurrence.
Cette diglossie est en fait un bilinguisme social qui attribue Ă chacun des
deux systÚmes un rÎle tantÎt véhiculaire (le latin) et tantÎt un rÎle verna-
culaire. La traduction de la Bible en français au treiziÚme siÚcle inter-
roge tant le systĂšme de traduction en soi du latin au français que lâadap-
tation du dire original aux attentes dâun discours en langue vernaculaire.
à ce phénomÚne de répartition des codes linguistiques vient se surim-
poser le statut particulier de la langue de la Vulgate affectĂ©e dâun pres-
tige Ă©motionnel qui a Ă voir avec le rapport de tout un chacun avec une
lingua sacra
vĂ©cue comme la langue dâune initiation aux mystĂšres di-
vins. La notion de âsacrĂ©â, justement, rappelle lâun des paradoxes fonda-
mentaux du christianisme, véritable religion de la traduction. En effet,
nous sommes dâaccord avec H. Meschonnic lorsquâil Ă©crit que:
LâEurope est nĂ©e dans la traduction. Ă la diffĂ©rence dâautres cultures vi-
vantes, les grands textes fondateurs sont des traductions [âŠ] Certaines de
ces traductions sont des originaux seconds (1996).
Ainsi, mĂȘme si les textes fondateurs de la religion du Livre ne sont
jamais que des traductions, le âsacrĂ©â est une plus-value qui vient affec-
ter le discours du texte de la Vulgate, reçue à son tour comme un texte si
ce nâest original, tout du moins originel, Ă lâorigine de la religion chrĂ©-
tienne. La réflexion de JérÎme en particulier sur la vérité du discours,
âlâĂ©tymologieâ en dâautres termes, Ă©tablit le postulat dâune possibilitĂ© de
la révélation sous sa plume, de sorte que la langue de la Bible, ou plutÎt,
âles langues de la Bibleâ deviennent un tabou, une arche reçue comme
le contenant de multiples sens, oĂč les
idiota
comme les clercs puissent
retirer un sens.
LâHistoire de la Bible en France et les premiĂšres Bibles en prose
Il nous a semblé intéressant de nous demander comment le traduc-
teur concilie son souci de traduire la Bible avec ce sentiment dâabĂźmer
ce quâOlivĂ©tan, dans la prĂ©face de sa traduction, appelait avec respect
âles coffres et armoires grecs et latinsâ par opposition aux âbougettesâ
françaises. Pour ce qui est de lâĂ©tendue de notre champ dâĂ©tude, lâhis-
toire de la traduction de la Bible Ă travers le Moyen Ăge constitue une
Ă©tape importante de lâhistoire en gĂ©nĂ©ral, et de lâhistoire de la langue en
particulier notamment parce quâelle offre un prĂ©cĂ©dent de transgression
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dans le domaine littéraire. Reprenons de maniÚre synthétique les grandes
Ă©tapes des manifestations de la Bible en France: vers 1090, Rashi (Rabbi
Shelomo Ishaqi de son vrai nom) propose pour la premiĂšre fois un com-
mentaire de la Bible hĂ©braĂŻque en se servant du champenois (câest-Ă -dire
de la langue vulgaire) de son temps pour expliquer les mots hébreux qui
le nĂ©cessitent. Vers 1190, Herman de Valenciennes est sur le point dâa-
chever sa mise en vers de la premiĂšre histoire sainte,
Li Romanz de
Dieu
. Nous devons rajouter quâaux alentours de 1235 circule la version
de la Bible du treiziĂšme siĂšcle dont quelques fragments nous sont parve-
nus. En 1290, Guyart-des-Moulins est sur le point de rendre en prose
française lâHistoria Scholastica de Pierre le Mangeur. Câest chose faite
en 1295 et celle-lĂ va demeurer pendant deux siĂšcles la version la plus
complÚte et sa Bible historiale demeure une référence. La Bible de Raoul
de Presle est Ă placer entre 1375 et 1382. En 1490, il nâexiste pas de
version imprimĂ©e mais en 1495, lâĂ©tape est franchie Ă Paris, lorsque pa-
raĂźt la Bible de Jean de Rely. En 1535 circule la Bible dâOlivetan. En
1588, ThĂ©odore de BĂšze et les pasteurs dâOrlĂ©ans en publient une ver-
sion révisée. En 1690, Lemaßtre de Sacy est mort et sa traduction est en
cours de parution. Les cinq siĂšcles allant du onziĂšme au seiziĂšme siĂšcle
qui nous concernent et qui connaissent une telle effervescence autour
des parutions des Bibles en français sont une période de bouillonnement
culturel, religieux et linguistique. Retenons essentiellement pour les
commoditĂ©s de la prĂ©sentation quâentre 1250 et 1300 paraissent en Fran-
ce les deux premiĂšres Bibles modernes, Bibles en prose, dâun cĂŽtĂ© la
Bible que nous connaissons généralement comme la Bible du treiziÚme
siĂšcle et de lâautre la Bible Historiale de Guyart-des-Moulins, vĂ©ritable
Bible interpolĂ©e en langue vernaculaire, formĂ©e de lâagglomĂ©ration de la
traduction du texte de la Vulgate dâun cĂŽtĂ© et de la traduction de lâHis-
toria Scholastica du MaĂźtre en Histoires â Petrus Comestor â de lâautre.
La date de naissance de Guyart-des-Moulins est portée dans le prologue
de sa Bible, 1251. Il devient chanoine de Saint Pierre dâAire
2
en 1291
3
2
Il sâagit de Saint Pierre dâAire-sur-la-Lys. LâĂ©glise aujourdâhui paroissiale a Ă©tĂ©
construite dans le chĂąteau de Baudoin II, comte de Flandres. Cette chapelle castrale
dédiée à saint Jacques a été construite aux alentours de 1075 et achevée en 1160
pour abriter un chapitre de 14 chanoines.
3
Pour lâanecdote, notons que lâĂ©lĂšve anonyme du pĂšre Rive remarque Ă juste
titre que dans lâune des gloses de la GenĂšse, paragraphe 18, lâauteur dit avoir
commencĂ© sa version en la mĂȘme annĂ©e que Moulech Sapherap de Babylone, sultan
des Sarrasins qui massacra les chrétiens de Ptolémaïdes de Tripoli en 1289.
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et achĂšve son ouvrage en 1294. Son travail nâest pas une simple tra-
duction du texte de Comestor, mais au contraire, en plusieurs endroits il
a changĂ© âlâĂ©conomie du travailâ, comme il le dit lui-mĂȘme dans sa
prĂ©face. La Bible historiale dont il est lâunique auteur est non seulement
une traduction du texte du MaĂźtre Ă©colĂątre, mais en plus une juxta-
position interpolée du texte traduit de la Vulgate
4
. Il sâagit donc lĂ vĂ©ri-
tablement dâune Bible glosĂ©e en langue vulgaire proposĂ©e aux laĂŻcs que
rédige Guyart-des-Moulins. Le témoignage de Paulin Paris, familier de
cette Bible par la position quâil occupait en 1836, est, de ce point de vue,
prĂ©cieux: âCe fut pour les gens du monde que notre Guyart des Moulins
traduisit [la Bible] en françois, plus dâun siĂšcle aprĂšs la mort de Petrus
Comestorâ (Paris 1838: I-VIII). Le succĂšs de la Bible historiale ne sâest
jamais dĂ©menti au cours du temps, câest
a
priori
son travail qui inspira
lâĂ©dition de Jean de RĂ©ly
5
et lâĂ©lĂšve de J. J. Rive, dans son ouvrage
La
chasse
aux
antiquaires
et
bibliographes
mal
avisés
rappelle que:
Pierre François Orsini, Ă©levĂ© sur la chaire de Saint Pierre dâAire sous le nom
de BenoĂźt XIII, qui avait conçu dans lâordre de saint Dominique, oĂč il avait
fait profession, une si haute vénération pour cette histoire, avait ordonné
sous son pontificat, dont la premiĂšre annĂ©e est lâan 1724, au cardinal Quirini
dâen publier une nouvelle Ă©dition et Ă tous les ecclĂ©siastiques de son ordre de
sâen pourvoir, Ă peine de nâĂȘtre pas promu aux ordres (Anonyme 1787).
Lâhistoire de la Bible historiale constitue donc le versant officiel de
lâhistoire de la Bible traduite en français et une poursuite systĂ©matique
des avatars du texte jusque dans les temps les plus récents serait des plus
profitables pour tous ceux qui sâintĂ©ressent aux Bibles traduites.
Afin dâautre part de cerner lâenjeu lexical engagĂ© par nos ouvrages, il
est important de souligner que la traduction de la Bible relĂšve dâun
genre spĂ©cifique qui sâinscrit dans le goĂ»t dâune Ă©poque, et quâil con-
vient dâinterroger le contexte littĂ©raire dans lequel elle a pris forme dont
4
Sur le thĂšme des interpolations Ă lâintĂ©rieur du texte latin, voir Reuss 1979.
Lâauteur Ă©crit en effet que â[Guyart-des-Moulins] se fonde sur le texte authentique
de Comestor [âŠ]. Cependant le texte littĂ©ral et authentique de la Vulgate nâavait
point Ă©tĂ© transcrit dans le Comestor [âŠ]. Son ouvrage par lâaddition du texte est
bien devenu une Bible glosĂ©eâ.
5
Le Roux de Lincy 1811. Lâauteur affirme que âNicolas Oresme et Raoul de
Presles, sur lâordre de Charles V, traduisent la Bible mais sâinspirent de Guyart-des-
Moulinsâ.
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5
la chronique est lâautre reprĂ©sentante
6
. Il est en effet nécessaire de con-
sidérer que les Bibles en prose de la fin du treiziÚme siÚcle, et comme le
montre parfaitement lâadaptation de lâouvrage au modĂšle et aux prati-
ques de la chronique qui Ă©tait le genre en vogue Ă lâĂ©poque, sont hĂ©ritiĂš-
res de la tradition pour ainsi dire juridique de la pratique de la prose.
Nous rejoignons E. Baumgartner lorsquâelle Ă©crit:
Un moment dĂ©cisif dans lâhistoire de la fiction mĂ©diĂ©vale est, au treiziĂšme,
lâĂ©mergence de la prose comme langue littĂ©raire. Tout au long de ce siĂšcle
cependant, la prose est loin de sâimposer comme la forme canonique du ro-
man. Il est mĂȘme Ă peine paradoxal dâestimer quâelle a dâabord Ă©tĂ© un
moyen de retarder lâentrĂ©e du roman, au sens moderne du mot, dans la
sphĂšre de la fiction (1995: 145-147 et 150).
Lâauteur nous permet de distinguer clairement la pratique de la prose
dans la traduction, Ă©criture vĂ©ridique Ă visĂ©e dâenseignement de la prati-
que du vers, qui est quant à elle issue du souci littéraire de raconter. Les
Bibles en prose appartiennent Ă la sphĂšre historique, les Bibles en vers
appartiennent Ă lâautre sphĂšre, celle de la fiction; la prose est le miroir
du vrai, elle est du cÎté de la traduction; le vers est du cÎté du conte. En
somme, pour reprendre les termes de Dominique Boutet, lâhistoire du
vers Ă la prose, et nous ajouterions des Bibles en vers aux Bibles en pro-
se, est âune conquĂȘte de lâĂ©paisseur historiqueâ. Lâusage de la prose,
comme lâont montrĂ© dâautres analyses Ă commencer par celle du mĂȘme
auteur dans son ouvrage
Formes littéraires et conscience historique
ou
P. Zumthor dans ses
Essais de poétique médiévale
est donc lâun des
moyens de connotation du récit choisi par les auteurs pour affecter leurs
ouvrages dâun prĂ©jugĂ© de sincĂ©ritĂ© et dâauthenticitĂ©. Pierre de Beauvais
ne commence-t-il pas par expliciter clairement les raisons de son choix
en Ă©crivant: âEn cest livre translater le latin en romanz mist lonc travail
Pierre qui volontiers le fist et pour ce que rime se vieut afaitier de moz
concueilliz hors de veritĂ©, mist il sanz rime cest livreâŠâ? La prose est
gage dâauthenticitĂ©. Mais alors une question se pose sur le mode particu-
lier de la Bible: en vertu de sa notoriété, de la connaissance de ses his-
toires, de son statut fondamental dâouvrage fondateur, elle ne saurait ĂȘtre
soupçonnĂ©e de mensonge. Elle est en soi le gage dâune certaine authen-
ticitĂ©. Câest donc que lâenjeu de la prose et de son usage dans les cas qui
6
Pour une transcription du livre de la GenĂšse de la Bible Historiale, voir Salva-
dor 2004: 80-216.
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nous prĂ©occupent se dĂ©place de lâouvrage lui-mĂȘme et de son auteur Ă la
crédibilité de la traduction et de son traducteur. Il est donc légitime, se-
lon nous, de poser lâhypothĂšse selon laquelle le saut dans lâinconnu que
constitue le passage des Bibles en vers aux Bibles en prose obéit à une
dynamique interne et autonome, liée au systÚme traductologique, et dont
nous croyons avoir montré que le moteur essentiel est la ressemblance.
La prose dans ce cas lĂ est toujours un gage dâauthenticitĂ©, mais non
plus en vertu dâune vraisemblance somme toute morphologique et inhĂ©-
rente aux rÚgles narratologiques qui président à la composition originale
dâun rĂ©cit dâinvention, mais plutĂŽt en vertu dâun effort visant Ă hisser
lâouvrage français au niveau du modĂšle latin dont il est issu â modĂšle
non pas abstrait, mais clairement identifiable et Ă qui il peut ĂȘtre explici-
tement comparĂ© comme y invite la prĂ©face de Guyart-des-Moulins â
dans la composition mĂȘme de la page. Cette dynamique autonome trou-
ve son aboutissement dans les premiĂšres traductions de la Bible en prose
de sorte quâelle dĂ©finit un rapport original entre lâauteur et son traduc-
teur, ce dernier Ă©tant lui-mĂȘme confrontĂ© Ă lâinaccessibilitĂ© sacrĂ©e du
modĂšle quâil sâest choisi. Ă lâintĂ©rieur de ce systĂšme clairement dĂ©fini,
le lexique reprĂ©sente un enjeu en lui-mĂȘme tout Ă fait particulier: lâidĂ©e
de âtraductionâ est indissociable de celle âdâadaptationâ, or le caractĂšre
sacrĂ© de la langue du texte source sâaccommode difficilement dâune
quelconque adaptation aux contingences de la modernité. Transvaser le
texte fondamental dans la pensée moderne ne peut donc pas vouloir dire
adapter ce dernier aux réalités occidentales. Il y a donc un ensemble de
mots de la Bible qui sont sans rĂ©fĂ©rents significatifs explicites autre quâune
comparaison implicite avec les réalités locales pour le lecteur français et
dont il serait facile de faire la liste: âmanne/pain, pharaon/seigneur, gourde/
buitre, locuste/langousteâ et nous abrĂ©geons cette liste exemplaire.
La traduction relĂšve-t-elle dâune problĂ©matique de lexicologie bilingue?
Le traducteur peut-il ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un lexicographe?
La premiÚre question posée par la problématique du colloque rejoint
le statut du texte traduit, et plus particuliĂšrement de la traduction du
lexique conçue comme une recherche plus ou moins approximative dâun
Ă©quivalent strict, position que les spĂ©cialistes de lâautomatisation de la
recherche lexicographique ont depuis longtemps réfutée (voir Martin
1992). La traduction est avant tout une pratique qui ne se donne pas tant
pour but de travailler sur un lexique que sur un discours au sein duquel
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le lexique ne joue quâun rĂŽle Ă©lĂ©mentaire dans lâaccomplissement de la
transmission de lâinformation. Pourtant, dans le contexte de la traduction
biblique hĂ©ritĂ©e de JĂ©rĂŽme, il est indĂ©niable quâun travail se fait et
quâune rĂ©flexion sâorganise autour de la tradition Ă©tymologique, mĂȘme
si en soi, la traduction sacrĂ©e nâa pas pour but lâenseignement des syno-
nymes par delĂ une forme dâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© linguistique, comme ce pour-
rait ĂȘtre le cas, justement, dans la lecture des glossaires de la pĂ©riode ca-
rolingienne. Le lexique demeure donc un enjeu théologique qui, loin
dâĂȘtre le principal, engage la traduction dans une dynamique de rĂ©-
flexion sincÚre et objective. Le contexte de la traduction fidéiste du texte
sacrĂ© garantit lâobjectivitĂ© fondamentale du texte cible et nous pouvons
postuler que tous les efforts du traducteur tendent vers la compensation
de la corruption ressentie par le transvasement linguistique des mots et
notions du texte original dans une langue sentie comme inférieure. Ce
sentiment garantit en quelque sorte lâeffort de compensation fourni par
le traducteur pour dire aussi bien que son original. Nous voyons que le
traducteur biblique est amené dans sa rédaction à compenser ce senti-
ment de déperdition informative provoquée par le changement de sys-
tÚme linguistique. Cet effort caractérise également la visée didactique de
la traduction française: le traducteur cherche Ă bien dire, câest-Ă -dire Ă
dire vrai mais Ă enseigner Ă©galement quâil dit vrai. Au sein de cette en-
treprise, le lexique joue un rÎle considérable, et le travail effectué par le
traducteur est dâun genre trĂšs prĂ©cis.
Nous partirons tout dâabord de la rĂ©flexion de J. Rey-Debove, Ă sa-
voir que âtoute phrase a un sujet de lâĂ©noncĂ© et un sujet de lâĂ©nonciation
[âŠ] Le sujet de lâĂ©nonciation est hors Ă©noncĂ© mais en constante relation
avec luiâ (1978: 213). Dans le cadre de la dĂ©finition des rapports entre-
tenus par le traducteur avec lâĂ©nonciation du texte traduit, le traducteur
est indĂ©niablement un sujet de lâĂ©nonciation. Il devient une forme dâin-
terface de coĂŻncidence entre le vouloir dire du texte source et les hori-
zons dâattente du texte traduit. La rĂ©flexion du traducteur sur le lexique
de la langue source sâapparente fortement Ă celle dâun lexicographe dans
la recherche de la nature, du sens et des conditions syntaxiques dâa-
vĂšnement de ce dernier dans la langue cible. Non seulement nous fai-
sons du traducteur un lexicographe Ă part entiĂšre, chaque emploi de cha-
que unitĂ© du systĂšme Ă©tant le fruit dâune rĂ©flexion issue dâune enseigne-
ment thĂ©ologique et dâun souci dâenseignement du vrai, mais nous nâhĂ©-
sitons pas Ă faire du texte traduit un recueil de prises de position lexico-
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graphique, Ă charge cependant pour le lecteur de savoir reconstruire le
processus instaurĂ© par lâauteur dans la construction de son ouvrage. La
traduction se conçoit
a fortiori
comme un discours rapporté sur le mode
âLa Bible dit que
biblia dixit quod
â (voir Salvador 2005) caractĂ©risĂ©e
par la mise entre parenthĂšse de lâautoritĂ© de lâauteur/traducteur sur sa
propre production puisque le traducteur, dont nous avons fait un lexi-
cographe, nâemploie les mots du lexique que sous la responsabilitĂ© de
lâauteur premier. Or, nous ne pouvons ĂȘtre que dâaccord avec Josette
Rey-Debove lorsque cette derniĂšre Ă©crit que âla disparitĂ© la plus spec-
taculaire entre le discours direct et le discours indirect est le rejet des pa-
roles rapportĂ©es dans une autre langueâ. Ainsi, entre paroles rapportĂ©es
et appropriation du discours dâun autre, la traduction de la Bible engagĂ©e
dans une réflexion métalinguistique sur le lexique construit un discours
autonome. Ă lâintĂ©rieur de ce discours, nous remarquons des nĆuds
opaques qui posent le problĂšme de la mention autonymique de quelques
unités sémantiques. Un tel phénomÚne définit le paradoxe des unités
lexicales placées en mention autonyme
7
en contexte traductologique.
Le traducteur travaille sans cesse à rendre son énoncé pertinent dans
le cadre dâun enseignement thĂ©ologique fondĂ© sur la transmission du
sens du lexique. Nous retrouvons dans ce phénomÚne la problématique
du dictionnaire bilingue, à savoir construire un vocabulaire spécialisé
(une dĂ©finition) dont le sens est donnĂ© explicitement par lâintroduction
de xĂ©nismes en mention autonymique (lâentrĂ©e principale) dont le con-
texte alors se charge de saturer le signifié par le biais de mentions cor-
rectives. Or, il est important de souligner que dans lâimportation en lan-
gue de xénismes, J. Rey-Debove distingue à proprement parler une
Ă©tape, le âstade autonymeâ, quâelle dĂ©finit ainsi:
Il sâagit dâune phrase oĂč une rĂ©alitĂ© exprimĂ©e par M1 sur lequel porte le fo-
cus est dite sâappeler M2 dans une autre langue. Le thĂšme du discours nâest
pas mĂ©talinguistique mais apporte un supplĂ©ment dâinformation. Cet emploi
est intĂ©ressant parce quâil reproduit la formule du dictionnaire bilingue dans
le sens du thĂšme. Le producteur du discours est soucieux dâapprendre au dĂ©-
codeur un signe; il signifie le signe à signifié nul dans un contexte qui vient
7
Sur le thÚme de la définition de la mention autonymique, voir
ibid.
255.
Lâauteur Ă©crit que âla connotation autonymique pose tous les problĂšmes du discours
indirect. Si lâon veut rapporter une sĂ©quence Ă©trangĂšre Ă L1, lâĂ©noncĂ© devient bilin-
gue [âŠ] pour Ă©viter le bilinguisme, on peut traduire les paroles rapportĂ©es mais la
phrase est fausse [âŠ] Le âcomme ditâ peut excuser un Ă©noncĂ© opaque, mais ne le
rend nullement acceptableâ.
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saturer le contenu (
ibid.
: 283).
Cette dĂ©finition convient Ă toute lâĂ©tendue du phĂ©nomĂšne de la tra-
duction en prose puisque lâun des enjeux problĂ©matiques de ces ouvra-
ges est que le traducteur est soucieux dâapprendre au dĂ©codeur le sens de
certains mots. Nous identifierons dans nos exemples les séquences ren-
versĂ©es du type âcomme dit Xâqui sont caractĂ©ristiques de ce dĂ©place-
ment de focus sur M2. Nous verrons alors que lâenjeu de lâĂ©tude du
lexique placé en mention autonyme plus ou moins explicitement réside
dans lâindividualisation dâun discours autonome.
Les opacitĂ©s de lâemploi de M2 en mention autonymique rĂ©solues ou
non par la traduction pédagogique du texte
Dans ces exemples qui concernent principalement les noms propres
des personnages ou des lieux de la GenĂšse, nous distinguons tout dâa-
bord les faits de bilinguisme qui affectent le texte français mais qui sont
liés à la traduction latine et qui entraßnent une perte de sens. La tra-
duction de
quoniam
dans le verset Gn
2
,23 (â
dixitque
Adam
:
hoc
nunc
os
ex
ossibus
meis
,
et
caro
de
carne
mea;
haec
vocabitur
virago
quo-
niam
de
viro
sumpta
est
â) est conforme Ă lâidĂ©e dâune recherche de
structuration du récit à valeur logique et chronologique. Nous sommes
confrontĂ©s Ă une traduction dâun jeu de mot Ă©tymologique de la part de
JĂ©rĂŽme. Nous trouvons dans lâoeuvre de MacĂ©-de-la-CharitĂ© une ex-
cellente traduction de ce passage. Nous savons en effet que le texte
hĂ©breu est basĂ© sur un jeu de mot du nom hĂ©breu de lâhomme (â
âiĆĄ
â,
âlâhommeâ) auquel Adam ajoute la marque du fĂ©minin pour former le
nom de la femmeââ
iĆĄĆĄa
8
â. JĂ©rĂŽme, dans sa traduction latine, mime le
mĂȘme jeu de mot que le texte samaritain en jouant sur la paronomase
â
viro
â/â
virago
â. MacĂ©-de-la-CharitĂ© traduit le passage en manifestant
une remarquable intelligence du jeu Ă©tymologique:
Icete est
barone
nomee,
Enssit pour voyr la nomeron
Quar ele est prise de
baron
(Smeets 1964-1986, vv. 354-356).
8
Voir le commentaire érudit proposé par les auteurs des commentaires de la Ge-
nĂšse (Pirot / Clamer 1995). Ils expliquent que âIl [lâ]appelle [âŠ] ainsi [en] y ajoutant
la terminaison fĂ©minine, comme sâil avait parlĂ© hĂ©breu. Philologiquement, les mots
proviennent de deux racines différentes:
âiĆĄĆĄa
viendrait de la racine
ânĆĄ
,
ĂȘtre
faible
tandis que
âiĆĄ
viendrait ou de
âws
,
ĂȘtre
fort
ou plus probablement de
âys
,
se
lier
Ă
â.
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Comestor avait en fait révélé dans son Historia Scholastica les rai-
sons du jeu de mot Ă©tymologique. Il Ă©crit en effet dans le chapitre 18
â
De
nominibus
mulieris
â: â
Et
imposuit
Adam
uxori
suae
nomen
tan-
quam
dominus
ejus
,
et
ait
:
Haec
vocabitur
virago
[âŠ]
id est a viro
acta,
et
est
sumptum
nomen
a
viri
nomine
,
ut
materia
de
materia
sumpta
fuerat
â. Il est curieux de constater alors que le plus maladroit des tra-
ducteurs se trouve ĂȘtre Guyart-des-Moulins qui nâa pas du tout compris
lâexplication de Comestor ou qui a prĂ©fĂ©rĂ© protester une fidĂ©litĂ© sympto-
matique de la nature archéologique et sacrée de sa traduction en conser-
vant dans le texte le mot latin
virago
âEt Adam dit: âCâest oz est ozes de
mes os et câest char de ma char. Ceste sera appellĂ©e
virago car
elle est
prise et faite dâommeââ. La maniĂšre de la traduction par
car
de
quoniam
en latin peut paraĂźtre illusoire: lâĂ©noncĂ© ainsi introduit dans le discours,
Ă©noncĂ© dont la fonction de justification dâemploi du mot
virago
est ma-
nifeste, Ă©noncĂ© dont la prĂ©sence est perceptible, nâa pas sa place dans le
discours. Le lien de cause explicité par
car
nâa rien Ă voir, dâun point de
vue sĂ©mantique qui envisagerait la pertinence de lâinformation apportĂ©e,
avec le lien manifesté par
quoniam
. Dans la Vulgate, lâĂ©noncĂ© introduit
par
quoniam
justifie lâemploi de
virago
en mention autonymique par un
jeu de référence morphologique qui amÚne le lecteur à établir le lien en-
tre le nom et la matiĂšre de la femme, tous deux issus dâAdam. Dans le
texte français, il ne reste quâun simulacre de justification, un indice, un
reflet pĂąli, soulignant quâil âse passeâ quelque chose dans le texte ori-
ginal. Il est un signe adressé au lecteur que ce passage révÚle, à la sour-
ce, une information; mais cette information nâest pas livrĂ©e dans le texte,
elle reste inaccessible aux profanes. Peut-ĂȘtre Guyart-des-Moulins a-t-il
trouvĂ© lâidĂ©e de sa traduction dans lâouvrage de son prĂ©dĂ©cesseur qui de
son cĂŽtĂ© avait Ă©galement Ă©crit: âEle sera apelee
virago
por ce quâ
ele est
prise dâhomeâ. Un autre phĂ©nomĂšne dâopacitĂ© lexicale non rĂ©solue par
le texte français se trouve dans la succession des diffĂ©rents baptĂȘmes,
quâil sâagisse des deux baptĂȘmes de Jacob-IsraĂ«l, voleur et fort contre
son Dieu, ou de celui du passage dâAbram Ă Abraham, pĂšre des peuples.
Le sens étymologique, le sens hébraïque des noms toujours composés
sur des racines identifiables pour un hébraïsant, ne se retrouve pas dans
le calque français qui est fait du prénom. La différence par exemple en-
tre
Abram
et
Abraham
est une différence orthographique et non pas éty-
mologique. Dans les deux formes, on reconnaĂźt âla racine [âŠ]
ab
signi-
fiant le pĂšre et
ram
(de la racine
rûm
) élevé, le pÚre est élevé, ou il est
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élevé quant à son pÚre; la présence de h (
hé
hébreu) dans
Abraham
pro-
viendrait dâun simple signe de lecture [âŠ] pour indiquer la prĂ©sence
dâune voyelle. [Il sâagirait dâune] assonance qui rapproche lâexpression
âab
hamĂŽn
(âpĂšre des peuplesâ) de
Abraham
9
â. Les deux traductions des
deux Bibles mĂ©diĂ©vales prĂ©sentent un mĂȘme fait de justification mĂ©ta-
linguistique: la Bible Historiale Ă©crit âSi ne sera plus tes noms appellĂ©s
âAbramâ
pource que
Je te ay fait pĂšre de moult de gentâ alors que la
Bible du XIII
e
siĂšcle traduit, quant Ă elle, âtu ne seras plus apelez
âAbramâ, ainz avras non âAbrahamâ,
car
Je tâai establi a estre peres de
maintes genzâ. Cette commutation dans les deux textes entre
car
et
por
ce
que
est classique et relĂšve de lâanalyse du âcar justificatifâ de lâasser-
tion. Dans ce cas précis, la neutralité que nous croyons pouvoir discer-
ner dans lâĂ©noncĂ© de la Bible historiale, qui repose moins sur lâexpres-
sion dâune forme de subjectivitĂ©
10
, est probablement liée au contexte de
cette Ă©nonciation. Nous sommes dans une situation de baptĂȘme oĂč le
nom mĂȘme du baptisĂ© est en relation avec le contenu significatif de lâĂ©-
noncé. Or le texte français ne reflÚte que difficilement le jeu de mot pro-
bable qui est Ă lâorigine de ce changement de nom. La traduction de
quia
par
por
ce
que
ici est un indice du vrai en tant que signe dâobjectivitĂ©
protestée du texte; Guyart-des-Moulins rend en quelque sorte à César ce
qui lui appartient, enfin ici, Ă Dieu ce qui Lui appartient en Lui rendant
la lĂ©gitimitĂ© de sa parole. Le problĂšme est Ă©videmment le mĂȘme dans le
cas de Jacob. Selon nos auteurs, lâĂ©tymologie de Jacob est une Ă©tymo-
logie populaire:
Le nom du frĂšre dâEsaĂŒ, selon une Ă©tymologie populaire, lui viendrait du
geste quâil fait en saisissant le talon dâEsaĂŒ comme pour lâempĂȘcher dâĂȘtre le
premier nĂ©; câest ainsi que Jacob reçoit son nom de
`aqĂȘbh
, âtalonâ; [âŠ]
lâautre explication du nom de Jacob le fait venir du verbe `
aqabh
, qui
9
Pirot / Clamer 1995: 275. Les auteurs, nous semble-t-il, reprennent le com-
mentaire de JĂ©rĂŽme dans la Glossa Ordinaria, commentaire qui devait ĂȘtre connu de
nos deux auteurs: â
Dicunt
Hebraei
quod
Deus
ex
nomine
suo
,
quod
apud
illos
tetra-
grammaton
est
,
h
litteram
Abrahae
,
et
Sarae
addiderit
.
Dicebatur
autem
Abram
,
quod
est
pater
excelsus
;
postea
dictus
est
Abraham
,
quod
est
pater
multarum
,
nam
gentium
in
nomine
non
habetur
,
sed
subauditur
.
Nec
mirandum
quod
cum
apud
Graecos
et
nos
a
littera
videatur
addita
,
h
littera
addita
dicatur:
idioma
enim
Hebraeae
linguae
h
consuevit
scribere
et
a
legere:
sicut
econtrario
,
h
pronuntiare
et
a
scribere
â.
10
Les énoncés
car
q
sont des procédés justificatifs qui prennent fondement sur
la personne qui assume lâĂ©nonciation. Câest elle qui sâengage vis-Ă -vis de lâin-
terlocuteur au contraire de âpor ce queâ ou de âpuisqueâ. Voir Ducrot 1980: 48.
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signifie âsupplanter, tromperâ. [âŠ] Ă cĂŽtĂ© de ces Ă©tymologies populaires,
qui dĂ©peignent les personnages dâaprĂšs telle attitude ou caractĂ©ristique, il
faut observer que ce nom de Jacob, tout comme celui dâIsaac, est un nom
thĂ©ophore apocopĂ©, dont la forme complĂšte devait ĂȘtre
Ya`qob-el
, composé
dâun verbe Ă lâimparfait et dâun nom divin,
El
, qui est tombé et exprime un
attribut ou une action de la divinité (Pirot / Calmer 1995: 346)
11
.
La confrontation avec des noms propres relevant dâune pratique hĂ©tĂ©-
rogĂšne oĂč le nom en soi porte un contenu significatif tĂ©moigne de la
réalité biblique en rappelant un contraste avec les attentes du lecteur oc-
cidental et dans ce cas précis les traducteurs se trouvent confrontés à une
véritable bifurcation car les attentes du lecteur moderne du XIII
e
siĂšcle,
ne sont pas celles dâun lecteur hĂ©breu pour qui le sens du nom est inhĂ©-
rent Ă la condition de la personne. Pour le lecteur occidental, le nom
propre est une chose invariante et telle que:
Les noms propres ont un contenu dénotatif qui relÚve de la connaissance du
monde et non pas de la connaissance de la langue. La parenté entre noms
propres et autonymes est Ă©vidente: ils sont interlinguaux, intraduisibles, non
codés et tolérés par le discours qui les accueille (Rey-Debove 1978: 271).
Dans la langue hébraïque au contraire, les noms propres, et parti-
culiĂšrement ceux des patriarches doivent ĂȘtre signifiants. VoilĂ com-
ment se définit le paradoxe des noms propres de la Bible qui sont quant
à eux codés, signifiants et, surtout traduisibles. Le choix de nos traduc-
teurs de juxtaposer un xénisme (le nom propre) et une justification méta-
linguistique de son Ă©nonciation en langue originale reflĂšte une pratique
hybride du discours oĂč le souci de tĂ©moigner de la richesse du texte
dâorigine prĂ©vaut sur celui de traduire.
Deux exemples de représentation schématique de la modification du
sens du texte traduit par lâintrusion de sĂ©quences correctives
métalinguistiques
Lâexemple illustrĂ© par la figure 1 montre un autre effet des modifica-
tions attachĂ©es Ă lâemploi particulier de corrections du lexique. En Gn
34
,14, La Vulgate disait â
Non possumus facere quod petitis [âŠ] quod
11
Les mĂȘmes auteurs citent enfin un article du R. de Vaux extrĂȘmement complet
sur la question de lâĂ©tymologie et de la localisation dâorigine du nom de Jacob. Il
ressort de sa recherche que âle nom de Jacob paraĂźt signifier
Que
Dieu
ProtĂšge
â
(R. de Vaux,
Revue
Biblique
, 1946: 323-324).
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illicitum et nefarium est apud nos
â pour rendre le grec Gn
34
,14
e[stin ga;r o[neido" hJmi'n
â. Cette expression, Guyart-des-Moulins la
traduit dans sa Bible â[...], car câest chose contre droit et desloial entre
nosâ. Nous remarquons parfaitement ici que lâexpression â
illicitum et
nefarium
â du latin rendue par deux mots en français est issue du souci
de traduire le grec â
o[neido"
ïą
â, câest-Ă -dire un mot et un seul qui lui mĂȘ-
me ne traduisait quâun seul mot de lâhĂ©breu,
hP;râj,AyK
, âhâerepaâ, la honte.
Nulle part ailleurs il nâĂ©tait fait mention de la Loi, mention ajoutĂ©e lors
de lâoccidentalisation de la GenĂšse afin dâadapter le contenu de cette
honte, honte du clan liée à la perversion éventuelle de la pureté de
lâengeance Ă©lue Ă un impĂ©ratif thĂ©ologique perçu dans une perspective
eschatologique de lâannonce de lâavĂšnement de la Nouvelle Loi.
Nous représentons avec la figure 1 un tel phénomÚne en insistant sur
la perte progressive du sens original par glissements successifs aboutis-
sant Ă une refonte de lâĂ©noncĂ© original par le biais des corrections appor-
tĂ©es par les auteurs successifs. Ainsi, de lâĂ©nonciation originale en hĂ©-
breu passée fidÚlement en grec, nous retrouvons dans le discours latin un
syntagme nominal â
illicitum et nefarium
â dont lâassociation trahit lâidĂ©e
implicitement contenue et dans lâemploi du mot en hĂ©breu et dans le
contexte culturel qui accompagnait sa lecture: ainsi, le viol de Dine est
une honte pour la jeune fille (
nefarium
) mais Ă©galement la transgression
1 sĂšme commun disjoint
hP;râj,AyKi
o[neido"
illicitum et nefarium
Contre droit et desloial
Figure 1
Les rectifications
lexicales empruntées
dans le discours de la
Bible
Historiale
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de lâinterdit qui est fait au peuple Ă©lu de trahir son engeance (
illicitum
).
Les espagnols ont deux termes qui permettraient de rendre cette idĂ©e, Ă
la fois transgression de lââ
honor
â mais Ă©galement de la â
honra
â. La
mention française de la loi amÚne une traduction fidÚle dans le domaine
occidental, traduction fidÚle qui conserve le doublé sémantique, mais
qui Ă©vacue le sens fondamental de honte au profit dâune insistance sur le
sens, moderne et, nous insistons, occidental et apocalyptique, de lâan-
nonce de la Nouvelle Alliance.
Nous relevons par ailleurs dans le discours de la Bible Historiale un
ensemble de corrections âcomme dit Xâ ayant pour effet de marquer une
disjonction masquant lâopacitĂ© du texte sans pour autant le rendre accep-
table tout en imitant la rigueur dâun exposĂ© capable de citer sa source
(Comestor), elle-mĂȘme citant de seconde main la Glossa Ordinaria.
Nous ne prendrons quâun seul exemple dâun tel phĂ©nomĂšne, il sâagit du
verset Gn
28,
18 â[Il] prist la pierre [âŠ] si la dreca en tiltre (
M2
), câest a
dire en commendable memoire de celle vision ce dist le Maistre en His-
toyres (
M1
) [âŠ]â dont nous voudrions proposer la reprĂ©sentation en
figure 2.
SĂ©quence
métalinguistique
SĂ©quence
métalinguistique
Et lapidem, quem supposuerat
capiti suo, crexit ibi in titu-
lum, id est in commendabilem
memoriam hujus visioni.
A
UTONYME
CONNOTATION
AUTONYMIQUE
Discours rapporté de la
Vulgate
Discours
rapporté
de
lâHistoria
M2 câest-Ă -dire M1 comme dit X
Figure 2
Double dĂ©mission de lâĂ©nonciateur français
Surgens ergo Jacob mane, tulit
lapidem quem supposuerat
capiti suo, et erexit in titulum,
fundens oleum desuper.
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Dans ce dernier exemple, le calque âen tiltreâ illustre parfaitement le
jeu de correction autonymique mis en place par la traduction de la Bible
médiévale: un respect du texte sacré entraßne la conservation du mot latin,
séquence autonyme en langue hétérogÚne insignifiante. La correction
attribuée au Maßtre en Histoires élucide le sens du calque latin dont nous
comprenons
a posteriori
que le traducteur pouvait se dispenser, puis-
quâil ne rĂ©pugne ni Ă amender le texte original, ni Ă traduire le mot latin.
Cependant, si le traducteur ne recourt pas directement Ă la solution âil la
dreça en comendable memoireâ, câest parce quâil tient Ă rester fidĂšle Ă
lâentrĂ©e lexicale du texte original. Quant Ă la correction quâil apporte, la
confrontation avec la source montre bien quâelle est bien loin dâĂȘtre ori-
ginale, mais quâelle est en fait une correction de seconde main, fidĂšle Ă
lâautoritĂ© de Comestor. DĂšs lors, le sens du calque naĂźt de la confronta-
tion et de la juxtaposition fidÚle de la traduction de deux autorités con-
currentes qui aboutissent Ă la formation dâun sens original, celui dâune
version autorisĂ©e dâune Bible pĂ©dagogique destinĂ©e Ă lâenseignement du
sens à proprement parler du lexique, dans une perspective théologique.
Biblisme, définition
La traduction de Guyart-des-Moulins présente un ensemble de traits
caractĂ©ristiques qui sont le fruit dâune rĂ©flexion sur les enjeux didacti-
ques de la traduction du lexique aboutissant Ă la constitution dâun vo-
cabulaire sacrĂ© en langue vernaculaire. Le sacrĂ©, en lâoccurrence, repose
sur la dĂ©mission de lâĂ©nonciateur qui confĂšre Ă la cible un caractĂšre
atemporel et anonyme Ă lâĆuvre française. Nous appellerons donc âbi-
blismeâ un ensemble dâunitĂ©s Ă lâintĂ©rieur dâun lexique actualisĂ©es dans
le discours dâune Bible traduite provoquant lâillusion dâun sens, tout en
conservant lâopacitĂ© Ă©tymologique. Câest ainsi que la Bible, quoique tra-
duite, demeure un sanctuaire fermé aux profanes.
Xavier-Laurent Salvador
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