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Les “Biblismes”, un systĂšme de dĂ©finition original 
du lexique dans le discours pĂ©dagogique de la Bible 
Historiale

 

 

X

AVIER

-L

AURENT 

S

ALVADOR

 

UniversitĂ© de Bologne 

 
 
 
 

La problĂ©matique que nous souhaitons aborder est liĂ©e Ă  l’étude des 

procĂ©dĂ©s de traduction du lexique dans la Bible française en prose mĂ©-
diĂ©vale, et plus particuliĂšrement les tensions crĂ©Ă©es dans le discours par 
d’une part le sentiment de respect inhĂ©rent Ă  la lecture de ces mots sa-
crĂ©s jusque dans leur disposition (lorsque saint JĂ©rĂŽme avoue que “con-
finĂ© dans la lecture des textes HĂ©breux [il se sentait] passablement rouil-
lĂ© dans la langue latine [il s’estimait tenu par un respect trĂšs strict du 
texte] sacrĂ© jusque dans l’ordre des mots”

1

) et d’autre part la nĂ©cessitĂ© 

de traduire et de bien traduire, c’est-Ă -dire avant tout de produire des Ă©-
noncĂ©s acceptables tant du point de vue de la syntaxe que des rĂšgles de 
la colocution idĂ©ale qui imposent une vraisemblance stylistique Ă  l’objet 
traduit, dans une langue vernaculaire dialectale Ă  des fins avouĂ©es d’en-
seignement historique. Cette entreprise naĂźt de notre lecture d’un ensem-
ble de phĂ©nomĂšnes dĂ©finitoires dans le corps mĂȘme du texte sacrĂ© de la 
Bible du treiziĂšme siĂšcle et de la Bible Historiale concernant Ă  propre-
ment parler les noms propres, quelques xĂ©nismes et de nombreux cal-
ques en mention autonyme. Dans le prĂ©sent article, nous appellerons 
“lexique” l’ensemble des mots d’une langue soit l’ensemble des unitĂ©s 
codĂ©es signifiantes minimales qui servent d’intĂ©grants Ă  la phrase. Le 
lexique, dans ce contexte, s’oppose au â€œvocabulaire” qui prĂ©sente la par-
ticularitĂ© de parcourir le champ utile d’un domaine cognitif particulier 
au sein mĂȘme du lexique. Nous pourrons donc parler du â€œlexique de la 
Bible”, mais nous parlerons du “vocabulaire religieux”. La “langue” est 
un systĂšme. Pour la pĂ©riode qui nous intĂ©resse, la situation pour le clerc 
entre le latin et le français dĂ©finit une situation de diglossie, c’est-Ă -dire 

 

1

 â€œ

Verborum

, Ă©crit-il, 

ordo

 

mysterium

 

est

”. Voir JĂ©rĂŽme 1949-1954, lettre LII. 

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

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une configuration telle que â€œles deux systĂšmes utilisĂ©s sont hiĂ©rarchi-
quement ordonnĂ©s” (Soutet 1995: 10) et n’entrent pas en concurrence. 
Cette diglossie est en fait un bilinguisme social qui attribue Ă  chacun des 
deux systĂšmes un rĂŽle tantĂŽt vĂ©hiculaire (le latin) et tantĂŽt un rĂŽle verna-
culaire. La traduction de la Bible en français au treiziĂšme siĂšcle inter-
roge tant le systĂšme de traduction en soi du latin au français que l’adap-
tation du dire original aux attentes d’un discours en langue vernaculaire. 
À ce phĂ©nomĂšne de rĂ©partition des codes linguistiques vient se surim-
poser le statut particulier de la langue de la Vulgate affectĂ©e d’un pres-
tige Ă©motionnel qui a Ă  voir avec le rapport de tout un chacun avec une 

lingua sacra

 vĂ©cue comme la langue d’une initiation aux mystĂšres di-

vins. La notion de “sacrĂ©â€, justement, rappelle l’un des paradoxes fonda-
mentaux du christianisme, vĂ©ritable religion de la traduction. En effet, 
nous sommes d’accord avec H. Meschonnic lorsqu’il Ă©crit que:  

 

L’Europe est nĂ©e dans la traduction. Ă€ la diffĂ©rence d’autres cultures vi-

vantes, les grands textes fondateurs sont des traductions [
] Certaines de 
ces traductions sont des originaux seconds (1996). 

 

Ainsi, mĂȘme si les textes fondateurs de la religion du Livre ne sont 

jamais que des traductions, le “sacrĂ©â€ est une plus-value qui vient affec-
ter le discours du texte de la Vulgate, reçue Ă  son tour comme un texte si 
ce n’est original, tout du moins originel, Ă  l’origine de la religion chrĂ©-
tienne. La rĂ©flexion de JĂ©rĂŽme en particulier sur la vĂ©ritĂ© du discours, 
“l’étymologie” en d’autres termes, Ă©tablit le postulat d’une possibilitĂ© de 
la rĂ©vĂ©lation sous sa plume, de sorte que la langue de la Bible, ou plutĂŽt, 
“les langues de la Bible” deviennent un tabou, une arche reçue comme 
le contenant de multiples sens, oĂč les 

idiota

 comme les clercs puissent 

retirer un sens. 
 

L’Histoire de la Bible en France et les premiĂšres Bibles en prose 

 

Il nous a semblĂ© intĂ©ressant de nous demander comment le traduc-

teur concilie son souci de traduire la Bible avec ce sentiment d’abĂźmer 
ce qu’OlivĂ©tan, dans la prĂ©face de sa traduction, appelait avec respect 
“les coffres et armoires grecs et latins” par opposition aux “bougettes” 
françaises. Pour ce qui est de l’étendue de notre champ d’étude, l’his-
toire de la traduction de la Bible Ă  travers le Moyen Ă‚ge constitue une 
Ă©tape importante de l’histoire en gĂ©nĂ©ral, et de l’histoire de la langue en 
particulier notamment parce qu’elle offre un prĂ©cĂ©dent de transgression 

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Les â€œBiblismes”, un systĂšme

 de dĂ©finition original du lexique 

 

 

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3

dans le domaine littĂ©raire. Reprenons de maniĂšre synthĂ©tique les grandes 
Ă©tapes des manifestations de la Bible en France: vers 1090, Rashi (Rabbi 
Shelomo Ishaqi de son vrai nom) propose pour la premiĂšre fois un com-
mentaire de la Bible hĂ©braĂŻque en se servant du champenois (c’est-Ă -dire 
de la langue vulgaire) de son temps pour expliquer les mots hĂ©breux qui 
le nĂ©cessitent. Vers 1190, Herman de Valenciennes est sur le point d’a-
chever sa mise en vers de la premiĂšre histoire sainte, 

Li Romanz de 

Dieu

. Nous devons rajouter qu’aux alentours de 1235 circule la version 

de la Bible du treiziĂšme siĂšcle dont quelques fragments nous sont parve-
nus. En 1290, Guyart-des-Moulins est sur le point de rendre en prose 
française l’Historia Scholastica de Pierre le Mangeur. C’est chose faite 
en 1295 et celle-lĂ  va demeurer pendant deux siĂšcles la version la plus 
complĂšte et sa Bible historiale demeure une rĂ©fĂ©rence. La Bible de Raoul 
de Presle est Ă  placer entre 1375 et 1382. En 1490, il n’existe pas de 
version imprimĂ©e mais en 1495, l’étape est franchie Ă  Paris, lorsque pa-
raĂźt la Bible de Jean de Rely. En 1535 circule la Bible d’Olivetan. En 
1588, ThĂ©odore de BĂšze et les pasteurs d’OrlĂ©ans en publient une ver-
sion rĂ©visĂ©e. En 1690, LemaĂźtre de Sacy est mort et sa traduction est en 
cours de parution. Les cinq siĂšcles allant du onziĂšme au seiziĂšme siĂšcle 
qui nous concernent et qui connaissent une telle effervescence autour 
des parutions des Bibles en français sont une pĂ©riode de bouillonnement 
culturel, religieux et linguistique. Retenons essentiellement pour les 
commoditĂ©s de la prĂ©sentation qu’entre 1250 et 1300 paraissent en Fran-
ce les deux premiĂšres Bibles modernes, Bibles en prose, d’un cĂŽtĂ© la 
Bible que nous connaissons gĂ©nĂ©ralement comme la Bible du treiziĂšme 
siĂšcle et de l’autre la Bible Historiale de Guyart-des-Moulins, vĂ©ritable 
Bible interpolĂ©e en langue vernaculaire, formĂ©e de l’agglomĂ©ration de la 
traduction du texte de la Vulgate  d’un cĂŽtĂ© et de la traduction de l’His-
toria Scholastica du MaĂźtre en Histoires – Petrus Comestor – de l’autre. 
La date de naissance de Guyart-des-Moulins est portĂ©e dans le prologue 
de sa Bible, 1251. Il devient chanoine de Saint Pierre d’Aire

2

 en 1291

3

 

 

2

 Il s’agit de Saint Pierre d’Aire-sur-la-Lys. L’église aujourd’hui paroissiale a Ă©tĂ© 

construite dans le chĂąteau de Baudoin II, comte de Flandres. Cette chapelle castrale 
dĂ©diĂ©e Ă  saint Jacques a Ă©tĂ© construite aux alentours de 1075 et achevĂ©e en 1160 

pour abriter un chapitre de 14 chanoines. 

3

 Pour l’anecdote, notons que l’élĂšve anonyme du pĂšre Rive remarque Ă  juste 

titre que dans l’une des gloses de la GenĂšse, paragraphe 18, l’auteur dit avoir 

commencĂ© sa version en la mĂȘme annĂ©e que Moulech Sapherap de Babylone, sultan 

des Sarrasins qui massacra les chrĂ©tiens de PtolĂ©maĂŻdes de Tripoli en 1289.  

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

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et achĂšve son ouvrage en 1294. Son travail n’est pas une simple tra-
duction du texte de Comestor, mais au contraire, en plusieurs endroits il 
a changĂ© â€œl’économie du travail”, comme il le dit lui-mĂȘme dans sa 
prĂ©face. La Bible historiale dont il est l’unique auteur est non seulement 
une traduction du texte du MaĂźtre Ă©colĂątre, mais en plus une juxta-
position interpolĂ©e du texte traduit de la Vulgate

4

. Il s’agit donc lĂ  vĂ©ri-

tablement d’une Bible glosĂ©e en langue vulgaire proposĂ©e aux laĂŻcs que 
rĂ©dige Guyart-des-Moulins. Le tĂ©moignage de Paulin Paris, familier de 
cette Bible par la position qu’il occupait en 1836, est, de ce point de vue, 
prĂ©cieux: â€œCe fut pour les gens du monde que notre Guyart des Moulins 
traduisit [la Bible] en françois, plus d’un siĂšcle aprĂšs la mort de Petrus 
Comestor” (Paris 1838: I-VIII). Le succĂšs de la Bible historiale ne s’est 
jamais dĂ©menti au cours du temps, c’est 

a

 

priori

 son travail qui inspira 

l’édition de Jean de RĂ©ly

5

 et l’élĂšve de J. J. Rive, dans son ouvrage 

La

 

chasse

 

aux

 

antiquaires

 

et

 

bibliographes

 

mal

 

avisés

 rappelle que: 

 

Pierre François Orsini, Ă©levĂ© sur la chaire de Saint Pierre d’Aire sous le nom 

de BenoĂźt XIII, qui avait conçu dans l’ordre de saint Dominique, oĂč il avait 

fait profession, une si haute vĂ©nĂ©ration pour cette histoire, avait ordonnĂ© 
sous son pontificat, dont la premiĂšre annĂ©e est l’an 1724, au cardinal Quirini 

d’en publier une nouvelle Ă©dition et Ă  tous les ecclĂ©siastiques de son ordre de 

s’en pourvoir, Ă  peine de n’ĂȘtre pas promu aux ordres (Anonyme 1787).  
 

L’histoire de la Bible historiale constitue donc le versant officiel de 

l’histoire de la Bible traduite en français et une poursuite systĂ©matique 
des avatars du texte jusque dans les temps les plus rĂ©cents serait des plus 
profitables pour tous ceux qui s’intĂ©ressent aux Bibles traduites. 

Afin d’autre part de cerner l’enjeu lexical engagĂ© par nos ouvrages, il 

est important de souligner que la traduction de la Bible relĂšve d’un 
genre spĂ©cifique qui s’inscrit dans le goĂ»t d’une Ă©poque, et qu’il con-
vient d’interroger le contexte littĂ©raire dans lequel elle a pris forme dont 

 

4

 Sur le thĂšme des interpolations Ă  l’intĂ©rieur du texte latin, voir Reuss 1979. 

L’auteur Ă©crit en effet que â€œ[Guyart-des-Moulins] se fonde sur le texte authentique 
de Comestor [
]. Cependant le texte littĂ©ral et authentique de la Vulgate n’avait 

point Ă©tĂ© transcrit dans le Comestor [
]. Son ouvrage par l’addition du texte est 

bien devenu une Bible glosĂ©e”.

 

5

 Le Roux de Lincy 1811. L’auteur affirme que â€œNicolas Oresme et Raoul de 

Presles, sur l’ordre de Charles V, traduisent la Bible mais s’inspirent de Guyart-des-

Moulins”. 

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Les â€œBiblismes”, un systĂšme

 de dĂ©finition original du lexique

 

 

 

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5

la chronique est l’autre reprĂ©sentante

6

. Il est en effet nĂ©cessaire de con-

sidĂ©rer que les Bibles en prose de la fin du treiziĂšme siĂšcle, et comme le 
montre parfaitement l’adaptation de l’ouvrage au modĂšle et aux prati-
ques de la chronique qui Ă©tait le genre en vogue Ă  l’époque, sont hĂ©ritiĂš-
res de la tradition pour ainsi dire juridique de la pratique de la prose. 
Nous rejoignons E. Baumgartner lorsqu’elle Ă©crit: 

 

Un moment dĂ©cisif dans l’histoire de la fiction mĂ©diĂ©vale est, au treiziĂšme, 
l’émergence de la prose comme langue littĂ©raire. Tout au long de ce siĂšcle 

cependant, la prose est loin de s’imposer comme la forme canonique du ro-

man. Il est mĂȘme Ă  peine paradoxal d’estimer qu’elle a d’abord Ă©tĂ© un 
moyen de retarder l’entrĂ©e du roman, au sens moderne du mot, dans la 

sphĂšre de la fiction (1995: 145-147 et 150). 

 

L’auteur nous permet de distinguer clairement la pratique de la prose 

dans la traduction, Ă©criture vĂ©ridique Ă  visĂ©e d’enseignement de la prati-
que du vers, qui est quant Ă  elle issue du souci littĂ©raire de raconter. Les 
Bibles en prose appartiennent Ă  la sphĂšre historique, les Bibles en vers 
appartiennent Ă  l’autre sphĂšre, celle de la fiction; la prose est le miroir 
du vrai, elle est du cĂŽtĂ© de la traduction; le vers est du cĂŽtĂ© du conte. En 
somme, pour reprendre les termes de Dominique Boutet, l’histoire du 
vers Ă  la prose, et nous ajouterions des Bibles en vers aux Bibles en pro-
se, est â€œune conquĂȘte de l’épaisseur historique”. L’usage de la prose, 
comme l’ont montrĂ© d’autres analyses Ă  commencer par celle du mĂȘme 
auteur dans son ouvrage 

Formes littĂ©raires et conscience historique

 ou 

P. Zumthor dans ses 

Essais de poĂ©tique mĂ©diĂ©vale

 est donc l’un des 

moyens de connotation du rĂ©cit choisi par les auteurs pour affecter leurs 
ouvrages d’un prĂ©jugĂ© de sincĂ©ritĂ© et d’authenticitĂ©. Pierre de Beauvais 
ne commence-t-il pas par expliciter clairement les raisons de son choix 
en Ă©crivant: “En cest livre translater le latin en romanz mist lonc travail 
Pierre qui volontiers le fist et pour ce que rime se vieut afaitier de moz 
concueilliz hors de veritĂ©, mist il sanz rime cest livre
”? La prose est 
gage d’authenticitĂ©. Mais alors une question se pose sur le mode particu-
lier de la Bible: en vertu de sa notoriĂ©tĂ©, de la connaissance de ses his-
toires, de son statut fondamental d’ouvrage fondateur, elle ne saurait ĂȘtre 
soupçonnĂ©e de mensonge. Elle est en soi le gage d’une certaine authen-
ticitĂ©. C’est donc que l’enjeu de la prose et de son usage dans les cas qui 

 

6

 Pour une transcription du livre de la GenĂšse de la Bible Historiale, voir Salva-

dor 2004: 80-216. 

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

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nous prĂ©occupent se dĂ©place de l’ouvrage lui-mĂȘme et de son auteur Ă  la 
crĂ©dibilitĂ© de la traduction et de son traducteur. Il est donc lĂ©gitime, se-
lon nous, de poser l’hypothĂšse selon laquelle le saut dans l’inconnu que 
constitue le passage des Bibles en vers aux Bibles en prose obĂ©it Ă  une 
dynamique interne et autonome, liĂ©e au systĂšme traductologique, et dont 
nous croyons avoir montrĂ© que le moteur essentiel est la ressemblance. 
La prose dans ce cas lĂ  est toujours un gage d’authenticitĂ©, mais non 
plus en vertu d’une vraisemblance somme toute morphologique et inhĂ©-
rente aux rĂšgles narratologiques qui prĂ©sident Ă  la composition originale 
d’un rĂ©cit d’invention, mais plutĂŽt en vertu d’un effort visant Ă  hisser 
l’ouvrage français au niveau du modĂšle latin dont il est issu – modĂšle 
non pas abstrait, mais clairement identifiable et Ă  qui il peut ĂȘtre explici-
tement comparĂ© comme y invite la prĂ©face de Guyart-des-Moulins – 
dans la composition mĂȘme de la page. Cette dynamique autonome trou-
ve son aboutissement dans les premiĂšres traductions de la Bible en prose 
de sorte qu’elle dĂ©finit un rapport original entre l’auteur et son traduc-
teur, ce dernier Ă©tant lui-mĂȘme confrontĂ© Ă  l’inaccessibilitĂ© sacrĂ©e du 
modĂšle qu’il s’est choisi. À l’intĂ©rieur de ce systĂšme clairement dĂ©fini, 
le lexique reprĂ©sente un enjeu en lui-mĂȘme tout Ă  fait particulier: l’idĂ©e 
de “traduction” est indissociable de celle â€œd’adaptation”, or le caractĂšre 
sacrĂ© de la langue du texte source s’accommode difficilement d’une 
quelconque adaptation aux contingences de la modernitĂ©. Transvaser le 
texte fondamental dans la pensĂ©e moderne ne peut donc pas vouloir dire 
adapter ce dernier aux rĂ©alitĂ©s occidentales. Il y a donc un ensemble de 
mots de la Bible qui sont sans rĂ©fĂ©rents significatifs explicites autre qu’une 
comparaison implicite avec les rĂ©alitĂ©s locales pour le lecteur français et 
dont il serait facile de faire la liste: â€œmanne/pain, pharaon/seigneur, gourde/ 
buitre, locuste/langouste” et nous abrĂ©geons cette liste exemplaire. 
 

La traduction relĂšve-t-elle d’une problĂ©matique de lexicologie bilingue?

 

Le traducteur peut-il ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un lexicographe? 

 

La premiĂšre question posĂ©e par la problĂ©matique du colloque rejoint 

le statut du texte traduit, et plus particuliĂšrement de la traduction du 
lexique conçue comme une recherche plus ou moins approximative d’un 
Ă©quivalent strict, position que les spĂ©cialistes de l’automatisation de la 
recherche lexicographique ont depuis longtemps rĂ©futĂ©e (voir Martin 
1992). La traduction est avant tout une pratique qui ne se donne pas tant 
pour but de travailler sur un lexique que sur un discours au sein duquel 

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Les â€œBiblismes”, un systĂšme

 de dĂ©finition original du lexique

 

 

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7

le lexique ne joue qu’un rĂŽle Ă©lĂ©mentaire dans l’accomplissement de la 
transmission de l’information. Pourtant, dans le contexte de la traduction 
biblique hĂ©ritĂ©e de JĂ©rĂŽme, il est indĂ©niable qu’un travail se fait et 
qu’une rĂ©flexion s’organise autour de la tradition Ă©tymologique, mĂȘme 
si en soi, la traduction sacrĂ©e n’a pas pour but l’enseignement des syno-
nymes par delĂ  une forme d’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© linguistique, comme ce pour-
rait ĂȘtre le cas, justement, dans la lecture des glossaires de la pĂ©riode ca-
rolingienne. Le lexique demeure donc un enjeu thĂ©ologique qui, loin 
d’ĂȘtre le principal, engage la traduction dans une dynamique de rĂ©-
flexion sincĂšre et objective. Le contexte de la traduction fidĂ©iste du texte 
sacrĂ© garantit l’objectivitĂ© fondamentale du texte cible et nous pouvons 
postuler que tous les efforts du traducteur tendent vers la compensation 
de la corruption ressentie par le transvasement linguistique des mots et 
notions du texte original dans une langue sentie comme infĂ©rieure. Ce 
sentiment garantit en quelque sorte l’effort de compensation fourni par 
le traducteur pour dire aussi bien que son original. Nous voyons que le 
traducteur biblique est amenĂ© dans sa rĂ©daction Ă  compenser ce senti-
ment de dĂ©perdition informative provoquĂ©e par le changement de sys-
tĂšme linguistique. Cet effort caractĂ©rise Ă©galement la visĂ©e didactique de 
la traduction française: le traducteur cherche Ă  bien dire, c’est-Ă -dire Ă  
dire vrai mais Ă  enseigner Ă©galement qu’il dit vrai. Au sein de cette en-
treprise, le lexique joue un rĂŽle considĂ©rable, et le travail effectuĂ© par le 
traducteur est d’un genre trĂšs prĂ©cis.  

Nous partirons tout d’abord de la rĂ©flexion de J. Rey-Debove, Ă  sa-

voir que “toute phrase a un sujet de l’énoncĂ© et un sujet de l’énonciation 
[
] Le sujet de l’énonciation est hors Ă©noncĂ© mais en constante relation 
avec lui” (1978: 213). Dans le cadre de la dĂ©finition des rapports entre-
tenus par le traducteur avec l’énonciation du texte traduit, le traducteur 
est indĂ©niablement un sujet de l’énonciation. Il devient une forme d’in-
terface de coĂŻncidence entre le vouloir dire du texte source et les hori-
zons d’attente du texte traduit. La rĂ©flexion du traducteur sur le lexique 
de la langue source s’apparente fortement Ă  celle d’un lexicographe dans 
la recherche de la nature, du sens et des conditions syntaxiques d’a-
vĂšnement de ce dernier dans la langue cible. Non seulement nous fai-
sons du traducteur un lexicographe Ă  part entiĂšre, chaque emploi de cha-
que unitĂ© du systĂšme Ă©tant le fruit d’une rĂ©flexion issue d’une enseigne-
ment thĂ©ologique et d’un souci d’enseignement du vrai, mais nous n’hĂ©-
sitons pas Ă  faire du texte traduit un recueil de prises de position lexico-

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

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graphique, Ă  charge cependant pour le lecteur de savoir reconstruire le 
processus instaurĂ© par l’auteur dans la construction de son ouvrage. La 
traduction se conçoit 

a fortiori

 comme un discours rapportĂ© sur le mode 

“La Bible dit que 

biblia dixit quod

” (voir Salvador 2005) caractĂ©risĂ©e 

par la mise entre parenthĂšse de l’autoritĂ© de l’auteur/traducteur sur sa 
propre production puisque le traducteur, dont nous avons fait un lexi-
cographe, n’emploie les mots du lexique que sous la responsabilitĂ© de 
l’auteur premier. Or, nous ne pouvons ĂȘtre que d’accord avec Josette 
Rey-Debove lorsque cette derniĂšre Ă©crit que “la disparitĂ© la plus spec-
taculaire entre le discours direct et le discours indirect est le rejet des pa-
roles rapportĂ©es dans une autre langue”. Ainsi, entre paroles rapportĂ©es 
et appropriation du discours d’un autre, la traduction de la Bible engagĂ©e 
dans une rĂ©flexion mĂ©talinguistique sur le lexique construit un discours 
autonome. À l’intĂ©rieur de ce discours, nous remarquons des nƓuds 
opaques qui posent le problĂšme de la mention autonymique de quelques 
unitĂ©s sĂ©mantiques. Un tel phĂ©nomĂšne dĂ©finit le paradoxe des unitĂ©s 
lexicales placĂ©es en mention autonyme

7

 en contexte traductologique.  

Le traducteur travaille sans cesse Ă  rendre son Ă©noncĂ© pertinent dans 

le cadre d’un enseignement thĂ©ologique fondĂ© sur la transmission du 
sens du lexique. Nous retrouvons dans ce phĂ©nomĂšne la problĂ©matique 
du dictionnaire bilingue, Ă  savoir construire un vocabulaire spĂ©cialisĂ© 
(une dĂ©finition) dont le sens est donnĂ© explicitement par l’introduction 
de xĂ©nismes en mention autonymique (l’entrĂ©e principale) dont le con-
texte alors se charge de saturer le signifiĂ© par le biais de mentions cor-
rectives. Or, il est important de souligner que dans l’importation en lan-
gue de xĂ©nismes, J. Rey-Debove distingue Ă  proprement parler une 
Ă©tape, le â€œstade autonyme”, qu’elle dĂ©finit ainsi: 

 

Il s’agit d’une phrase oĂč une rĂ©alitĂ© exprimĂ©e par M1 sur lequel porte le fo-

cus est dite s’appeler M2 dans une autre langue. Le thĂšme du discours n’est 
pas mĂ©talinguistique mais apporte un supplĂ©ment d’information. Cet emploi 

est intĂ©ressant parce qu’il reproduit la formule du dictionnaire bilingue dans 

le sens du thĂšme. Le producteur du discours est soucieux d’apprendre au dĂ©-
codeur un signe; il signifie le signe Ă  signifiĂ© nul dans un contexte qui vient 

 

7

 Sur le thĂšme de la dĂ©finition de la mention autonymique, voir 

ibid.

 255. 

L’auteur Ă©crit que â€œla connotation autonymique pose tous les problĂšmes du discours 

indirect. Si l’on veut rapporter une sĂ©quence Ă©trangĂšre Ă  L1, l’énoncĂ© devient bilin-
gue [
] pour Ă©viter le bilinguisme, on peut traduire les paroles rapportĂ©es mais la 

phrase est fausse [
] Le â€˜comme dit’ peut excuser un Ă©noncĂ© opaque, mais ne le 

rend nullement acceptable”. 

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Les â€œBiblismes”, un systĂšme

 de dĂ©finition original du lexique

 

 

Quaderni del CIRSIL â€“ 2 (2003) â€“ www.lingue.unibo.it/cirsil

 

9

saturer le contenu (

ibid.

: 283). 

 

Cette dĂ©finition convient Ă  toute l’étendue du phĂ©nomĂšne de la tra-

duction en prose puisque l’un des enjeux problĂ©matiques de ces ouvra-
ges est que le traducteur est soucieux d’apprendre au dĂ©codeur le sens de 
certains mots. Nous identifierons dans nos exemples les sĂ©quences ren-
versĂ©es du type “comme dit X”qui sont caractĂ©ristiques de ce dĂ©place-
ment de focus sur M2. Nous verrons alors que l’enjeu de l’étude du 
lexique placĂ© en mention autonyme plus ou moins explicitement rĂ©side 
dans l’individualisation d’un discours autonome. 
 

Les opacitĂ©s de l’emploi de M2 en mention autonymique rĂ©solues ou 
non par la traduction pĂ©dagogique du texte 

 

Dans ces exemples qui concernent principalement les noms propres 

des personnages ou des lieux de la GenĂšse, nous distinguons tout d’a-
bord les faits de bilinguisme qui affectent le texte français mais qui sont 
liĂ©s Ă  la traduction latine et qui entraĂźnent une perte de sens. La tra-
duction de 

quoniam

 dans le verset Gn 

2

,23 (“

dixitque

 

Adam

hoc

 

nunc

 

os

 

ex

 

ossibus

 

meis

et

 

caro

 

de

 

carne

 

mea;

 

haec

 

vocabitur

 virago 

quo-

niam

 

de

 viro 

sumpta

 

est

”) est conforme Ă  l’idĂ©e d’une recherche de 

structuration du rĂ©cit Ă  valeur logique et chronologique. Nous sommes 
confrontĂ©s Ă  une traduction d’un jeu de mot Ă©tymologique de la part de 
JĂ©rĂŽme. Nous trouvons dans l’oeuvre de MacĂ©-de-la-CharitĂ© une ex-
cellente traduction de ce passage. Nous savons en effet que le texte 
hĂ©breu est basĂ© sur un jeu de mot du nom hĂ©breu de l’homme (“

‘iơ

”, 

“l’homme”) auquel Adam ajoute la marque du fĂ©minin pour former le 
nom de la femme“‘

iĆĄĆĄa

8

”. JĂ©rĂŽme, dans sa traduction latine, mime le 

mĂȘme jeu de mot que le texte samaritain en jouant sur la paronomase 
“

viro

”/“

virago

”. MacĂ©-de-la-CharitĂ© traduit le passage en manifestant 

une remarquable intelligence du jeu Ă©tymologique:  

 

Icete est 

barone

 nomee, 

Enssit pour voyr la nomeron 

Quar ele est prise de 

baron 

(Smeets 1964-1986, vv. 354-356). 

 

8

 Voir le commentaire Ă©rudit proposĂ© par les auteurs des commentaires de la Ge-

nĂšse (Pirot / Clamer 1995). Ils expliquent que â€œIl [l’]appelle [
] ainsi [en] y ajoutant 
la terminaison fĂ©minine, comme s’il avait parlĂ© hĂ©breu. Philologiquement, les mots 

proviennent de deux racines diffĂ©rentes: 

‘iơơa

 viendrait de la racine 

‘nơ

ĂȘtre

 

faible

 

tandis que 

‘iơ

 viendrait ou de 

‘ws

ĂȘtre

 

fort

 ou plus probablement de 

‘ys

se

 

lier

 

Ă 

”. 

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

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10 

Comestor avait en fait rĂ©vĂ©lĂ© dans son Historia Scholastica les rai-

sons du jeu de mot Ă©tymologique. Il Ă©crit en effet dans le chapitre 18 
“

De

 

nominibus

 

mulieris

”: “

Et

 

imposuit

 

Adam

 

uxori

 

suae

 

nomen

 

tan-

quam

 

dominus

 

ejus

et

 

ait

Haec

 

vocabitur

 

virago

 [
] 

id est a viro 

acta,

 

et

 

est

 

sumptum

 

nomen

 

a

 

viri

 

nomine

ut

 

materia

 

de

 

materia

 

sumpta

 

fuerat

”. Il est curieux de constater alors que le plus maladroit des tra-

ducteurs se trouve ĂȘtre Guyart-des-Moulins qui n’a pas du tout compris 
l’explication de Comestor ou qui a prĂ©fĂ©rĂ© protester une fidĂ©litĂ© sympto-
matique de la nature archĂ©ologique et sacrĂ©e de sa traduction en conser-
vant dans le texte le mot latin 

virago 

“Et Adam dit: ‘C’est oz est ozes de 

mes os et c’est char de ma char. Ceste sera appellĂ©e 

virago car

 elle est 

prise et faite d’omme’”. La maniĂšre de la traduction par 

car

 de 

quoniam

 

en latin peut paraĂźtre illusoire: l’énoncĂ© ainsi introduit dans le discours, 
Ă©noncĂ© dont la fonction de justification d’emploi du mot 

virago

 est ma-

nifeste, Ă©noncĂ© dont la prĂ©sence est perceptible, n’a pas sa place dans le 
discours. Le lien de cause explicitĂ© par 

car

 n’a rien Ă  voir, d’un point de 

vue sĂ©mantique qui envisagerait la pertinence de l’information apportĂ©e, 
avec le lien manifestĂ© par 

quoniam

. Dans la Vulgate, l’énoncĂ© introduit 

par 

quoniam

 justifie l’emploi de 

virago

 en mention autonymique par un 

jeu de rĂ©fĂ©rence morphologique qui amĂšne le lecteur Ă  Ă©tablir le lien en-
tre le nom et la matiĂšre de la femme, tous deux issus d’Adam. Dans le 
texte français, il ne reste qu’un simulacre de justification, un indice, un 
reflet pĂąli, soulignant qu’il â€œse passe” quelque chose dans le texte ori-
ginal. Il est un signe adressĂ© au lecteur que ce passage rĂ©vĂšle, Ă  la sour-
ce, une information; mais cette information n’est pas livrĂ©e dans le texte, 
elle reste inaccessible aux profanes. Peut-ĂȘtre Guyart-des-Moulins a-t-il 
trouvĂ© l’idĂ©e de sa traduction dans l’ouvrage de son prĂ©dĂ©cesseur qui de 
son cĂŽtĂ© avait Ă©galement Ă©crit: “Ele sera apelee 

virago

 

por ce qu’

ele est 

prise d’home”. Un autre phĂ©nomĂšne d’opacitĂ© lexicale non rĂ©solue par 
le texte français se trouve dans la succession des diffĂ©rents baptĂȘmes, 
qu’il s’agisse des deux baptĂȘmes de Jacob-IsraĂ«l, voleur et fort contre 
son Dieu, ou de celui du passage d’Abram Ă  Abraham, pĂšre des peuples. 
Le sens Ă©tymologique, le sens hĂ©braĂŻque des noms toujours composĂ©s 
sur des racines identifiables pour un hĂ©braĂŻsant, ne se retrouve pas dans 
le calque français qui est fait du prĂ©nom. La diffĂ©rence par exemple en-
tre 

Abram

 et 

Abraham

 est une diffĂ©rence orthographique et non pas Ă©ty-

mologique. Dans les deux formes, on reconnaĂźt â€œla racine [
] 

ab

 signi-

fiant le pĂšre et 

ram

 (de la racine 

rûm

) Ă©levĂ©, le pĂšre est Ă©levĂ©, ou il est 

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11 

Ă©levĂ© quant Ă  son pĂšre; la prĂ©sence de h (

hé

 hĂ©breu) dans 

Abraham

 pro-

viendrait d’un simple signe de lecture [
] pour indiquer la prĂ©sence 
d’une voyelle. [Il s’agirait d’une] assonance qui rapproche l’expression 

‘ab

 

hamĂŽn

 (“pĂšre des peuples”) de 

Abraham

9

”. Les deux traductions des 

deux Bibles mĂ©diĂ©vales prĂ©sentent un mĂȘme fait de justification mĂ©ta-
linguistique: la Bible Historiale Ă©crit â€œSi ne sera plus tes noms appellĂ©s 
“Abram” 

pource que 

Je te ay fait pĂšre de moult de gent” alors que la 

Bible du XIII

e

 siĂšcle traduit, quant Ă  elle, “tu ne seras plus apelez 

‘Abram’, ainz avras non ‘Abraham’, 

car 

Je t’ai establi a estre peres de 

maintes genz”. Cette commutation dans les deux textes entre 

car

 et 

por

 

ce

 

que

 est classique et relĂšve de l’analyse du “car justificatif” de l’asser-

tion. Dans ce cas prĂ©cis, la neutralitĂ© que nous croyons pouvoir discer-
ner dans l’énoncĂ© de la Bible historiale, qui repose moins sur l’expres-
sion d’une forme de subjectivitĂ©

10

, est probablement liĂ©e au contexte de 

cette Ă©nonciation. Nous sommes dans une situation de baptĂȘme oĂč le 
nom mĂȘme du baptisĂ© est en relation avec le contenu significatif de l’é-
noncĂ©. Or le texte français ne reflĂšte que difficilement le jeu de mot pro-
bable qui est Ă  l’origine de ce changement de nom. La traduction de 

quia

 

par 

por

 

ce

 

que

 ici est un indice du vrai en tant que signe d’objectivitĂ© 

protestĂ©e du texte; Guyart-des-Moulins rend en quelque sorte Ă  CĂ©sar ce 
qui lui appartient, enfin ici, Ă  Dieu ce qui Lui appartient en Lui rendant 
la lĂ©gitimitĂ© de sa parole. Le problĂšme est Ă©videmment le mĂȘme dans le 
cas de Jacob. Selon nos auteurs, l’étymologie de Jacob est une Ă©tymo-
logie populaire: 

 

Le nom du frĂšre d’EsaĂŒ, selon une Ă©tymologie populaire, lui viendrait du 
geste qu’il fait en saisissant le talon d’EsaĂŒ comme pour l’empĂȘcher d’ĂȘtre le 

premier nĂ©; c’est ainsi que Jacob reçoit son nom de 

`aqĂȘbh

, “talon”; [
] 

l’autre explication du nom de Jacob le fait venir du verbe `

aqabh

, qui 

 

9

 Pirot / Clamer 1995: 275. Les auteurs, nous semble-t-il, reprennent le com-

mentaire de JĂ©rĂŽme dans la Glossa Ordinaria, commentaire qui devait ĂȘtre connu de 
nos deux auteurs: â€œ

Dicunt

 

Hebraei

 

quod

 

Deus

 

ex

 

nomine

 

suo

quod

 

apud

 

illos

 

tetra-

grammaton

 

est

h

 

litteram

 

Abrahae

et

 

Sarae

 

addiderit

Dicebatur

 

autem

 

Abram

quod

 

est

 

pater

 

excelsus

postea

 

dictus

 

est

 

Abraham

quod

 

est

 

pater

 

multarum

nam

 

gentium

 

in

 

nomine

 

non

 

habetur

sed

 

subauditur

Nec

 

mirandum

 

quod

 

cum

 

apud

 

Graecos

 

et

 

nos

 

a

 

littera

 

videatur

 

addita

h

 

littera

 

addita

 

dicatur:

 

idioma

 

enim

 

Hebraeae

 

linguae

 

h

 

consuevit

 

scribere

 

et

 

a

 

legere:

 

sicut

 

econtrario

h

 

pronuntiare

 

et

 

a

 

scribere

”. 

10

 Les Ă©noncĂ©s 

car

 

q

 sont des procĂ©dĂ©s justificatifs qui prennent fondement sur 

la personne qui assume l’énonciation. C’est elle qui s’engage vis-Ă -vis de l’in-

terlocuteur au contraire de â€œpor ce que” ou de â€œpuisque”. Voir Ducrot 1980: 48.  

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

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12 

signifie â€œsupplanter, tromper”. [
] Ă€ cĂŽtĂ© de ces Ă©tymologies populaires, 

qui dĂ©peignent les personnages d’aprĂšs telle attitude ou caractĂ©ristique, il 

faut observer que ce nom de Jacob, tout comme celui d’Isaac, est un nom 
thĂ©ophore apocopĂ©, dont la forme complĂšte devait ĂȘtre 

Ya`qob-el

, composĂ© 

d’un verbe Ă  l’imparfait et d’un nom divin, 

El

, qui est tombĂ© et exprime un 

attribut ou une action de la divinitĂ© (Pirot / Calmer 1995: 346)

11

.  

 

La confrontation avec des noms propres relevant d’une pratique hĂ©tĂ©-

rogĂšne oĂč le nom en soi porte un contenu significatif tĂ©moigne de la 
rĂ©alitĂ© biblique en rappelant un contraste avec les attentes du lecteur oc-
cidental et dans ce cas prĂ©cis les traducteurs se trouvent confrontĂ©s Ă  une 
vĂ©ritable bifurcation car les attentes du lecteur moderne du XIII

e

 siĂšcle, 

ne sont pas celles d’un lecteur hĂ©breu pour qui le sens du nom est inhĂ©-
rent Ă  la condition de la personne. Pour le lecteur occidental, le nom 
propre est une chose invariante et telle que: 

 

Les noms propres ont un contenu dĂ©notatif qui relĂšve de la connaissance du 

monde et non pas de la connaissance de la langue. La parentĂ© entre noms 
propres et autonymes est Ă©vidente: ils sont interlinguaux, intraduisibles, non 

codĂ©s et tolĂ©rĂ©s par le discours qui les accueille (Rey-Debove 1978: 271). 

 

Dans la langue hĂ©braĂŻque au contraire, les noms propres, et parti-

culiĂšrement ceux des patriarches doivent ĂȘtre signifiants. VoilĂ  com-
ment se dĂ©finit le paradoxe des noms propres de la Bible qui sont quant 
Ă  eux codĂ©s, signifiants et, surtout traduisibles. Le choix de nos traduc-
teurs de juxtaposer un xĂ©nisme (le nom propre) et une justification mĂ©ta-
linguistique de son Ă©nonciation en langue originale reflĂšte une pratique 
hybride du discours oĂč le souci de tĂ©moigner de la richesse du texte 
d’origine prĂ©vaut sur celui de traduire. 

 
Deux exemples de reprĂ©sentation schĂ©matique de la modification du 
sens du texte traduit par l’intrusion de sĂ©quences correctives 
mĂ©talinguistiques 

 

L’exemple illustrĂ© par la figure 1 montre un autre effet des modifica-

tions attachĂ©es Ă  l’emploi particulier de corrections du lexique. En Gn 

34

,14, La Vulgate disait â€œ

Non possumus facere quod petitis [
] quod 

 

11

 Les mĂȘmes auteurs citent enfin un article du R. de Vaux extrĂȘmement complet 

sur la question de l’étymologie et de la localisation d’origine du nom de Jacob. Il 

ressort de sa recherche que â€œle nom de Jacob paraĂźt signifier 

Que

 

Dieu

 

ProtĂšge

” 

(R. de Vaux, 

Revue

 

Biblique

, 1946: 323-324). 

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13 

illicitum et nefarium est apud nos

” pour rendre le grec Gn 

34

,14 

e[stin ga;r o[neido" hJmi'n

”. Cette expression, Guyart-des-Moulins la 

traduit dans sa Bible “[...], car c’est chose contre droit et desloial entre 
nos”. Nous remarquons parfaitement ici que l’expression “

illicitum et 

nefarium

” du latin rendue par deux mots en français est issue du souci 

de traduire le grec “

o[neido"

ï€ą

”, c’est-Ă -dire un mot et un seul qui lui mĂȘ-

me ne traduisait qu’un seul mot de l’hĂ©breu,

 

hP;r“j,AyK

, “h’erepa”, la honte. 

Nulle part ailleurs il n’était fait mention de la Loi, mention ajoutĂ©e lors 
de l’occidentalisation de la GenĂšse afin d’adapter le contenu de cette 
honte, honte du clan liĂ©e Ă  la perversion Ă©ventuelle de la puretĂ© de 
l’engeance Ă©lue Ă  un impĂ©ratif thĂ©ologique perçu dans une perspective 
eschatologique de l’annonce de l’avĂšnement de la Nouvelle Loi. 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Nous reprĂ©sentons avec la figure 1 un tel phĂ©nomĂšne en insistant sur 

la perte progressive du sens original par glissements successifs aboutis-
sant Ă  une refonte de l’énoncĂ© original par le biais des corrections appor-
tĂ©es par les auteurs successifs. Ainsi, de l’énonciation originale en hĂ©-
breu passĂ©e fidĂšlement en grec, nous retrouvons dans le discours latin un 
syntagme nominal â€œ

illicitum et nefarium

” dont l’association trahit l’idĂ©e 

implicitement contenue et dans l’emploi du mot en hĂ©breu et dans le 
contexte culturel qui accompagnait sa lecture: ainsi, le viol de Dine est 
une honte pour la jeune fille (

nefarium

) mais Ă©galement la transgression 

1 sĂšme commun disjoint 

hP;r“j,AyKi 

 

o[neido"  

illicitum et nefarium 

Contre  droit et   desloial 

 

Figure 1 

Les rectifications 

lexicales empruntĂ©es 

dans le discours de la 

Bible

 

Historiale

 

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

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14 

de l’interdit qui est fait au peuple Ă©lu de trahir son engeance (

illicitum

). 

Les espagnols ont deux termes qui permettraient de rendre cette idĂ©e, Ă  
la fois transgression de l’“

honor

” mais Ă©galement de la “

honra

”. La 

mention française de la loi amĂšne une traduction fidĂšle dans le domaine 
occidental, traduction fidĂšle qui conserve le doublĂ© sĂ©mantique, mais 
qui Ă©vacue le sens fondamental de honte au profit d’une insistance sur le 
sens, moderne et, nous insistons, occidental et apocalyptique, de l’an-
nonce de la Nouvelle Alliance. 

Nous relevons par ailleurs dans le discours de la Bible Historiale un 

ensemble de corrections â€œcomme dit X” ayant pour effet de marquer une 
disjonction masquant l’opacitĂ© du texte sans pour autant le rendre accep-
table tout en imitant la rigueur d’un exposĂ© capable de citer sa source 
(Comestor), elle-mĂȘme citant de seconde main la Glossa Ordinaria. 
Nous ne prendrons qu’un seul exemple d’un tel phĂ©nomĂšne, il s’agit du 
verset Gn 

28,

18 “[Il] prist la pierre [
] si la dreca en tiltre (

M2

), c’est a 

dire en commendable memoire de celle vision ce dist le Maistre en His-
toyres (

M1

) [
]” dont nous voudrions proposer la reprĂ©sentation en 

figure 2. 

 

 
 

SĂ©quence 

mĂ©talinguistique 

SĂ©quence 

mĂ©talinguistique 

 

Et lapidem, quem supposuerat 

capiti suo, crexit ibi in titu-

lum, id est in commendabilem 

memoriam hujus visioni. 

A

UTONYME

 

CONNOTATION

 

AUTONYMIQUE

 

Discours rapportĂ© de la

 

Vulgate 

Discours

 

rapporté

 

de

 

l’Historia 

 

M2 c’est-Ă -dire M1 comme dit X 

Figure 2 

Double dĂ©mission de l’énonciateur français 

Surgens ergo Jacob mane, tulit 
lapidem quem supposuerat 

capiti suo, et erexit in titulum, 

fundens oleum desuper.

 

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Les â€œBiblismes”, un systĂšme

 de dĂ©finition original du lexique

 

 

Quaderni del CIRSIL â€“ 2 (2003) â€“ www.lingue.unibo.it/cirsil

 

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Dans ce dernier exemple, le calque â€œen tiltre” illustre parfaitement le 

jeu de correction autonymique mis en place par la traduction de la Bible 
mĂ©diĂ©vale: un respect du texte sacrĂ© entraĂźne la conservation du mot latin, 
sĂ©quence autonyme en langue hĂ©tĂ©rogĂšne insignifiante. La correction 
attribuĂ©e au MaĂźtre en Histoires Ă©lucide le sens du calque latin dont nous 
comprenons 

a posteriori

 que le traducteur pouvait se dispenser, puis-

qu’il ne rĂ©pugne ni Ă  amender le texte original, ni Ă  traduire le mot latin. 
Cependant, si le traducteur ne recourt pas directement Ă  la solution â€œil la 
dreça en comendable memoire”, c’est parce qu’il tient Ă  rester fidĂšle Ă  
l’entrĂ©e lexicale du texte original. Quant Ă  la correction qu’il apporte, la 
confrontation avec la source montre bien qu’elle est bien loin d’ĂȘtre ori-
ginale, mais qu’elle est en fait une correction de seconde main, fidĂšle Ă  
l’autoritĂ© de Comestor. DĂšs lors, le sens du calque naĂźt de la confronta-
tion et de la juxtaposition fidĂšle de la traduction de deux autoritĂ©s con-
currentes qui aboutissent Ă  la formation d’un sens original, celui d’une 
version autorisĂ©e d’une Bible pĂ©dagogique destinĂ©e Ă  l’enseignement du 
sens Ă  proprement parler du lexique, dans une perspective thĂ©ologique. 

 
Biblisme, dĂ©finition 

 

La traduction de Guyart-des-Moulins prĂ©sente un ensemble de traits 

caractĂ©ristiques qui sont le fruit d’une rĂ©flexion sur les enjeux didacti-
ques de la traduction du lexique aboutissant Ă  la constitution d’un vo-
cabulaire sacrĂ© en langue vernaculaire. Le sacrĂ©, en l’occurrence, repose 
sur la dĂ©mission de l’énonciateur qui confĂšre Ă  la cible un caractĂšre 
atemporel et anonyme Ă  l’Ɠuvre française. Nous appellerons donc “bi-
blisme” un ensemble d’unitĂ©s Ă  l’intĂ©rieur d’un lexique actualisĂ©es dans 
le discours d’une Bible traduite provoquant l’illusion d’un sens, tout en 
conservant l’opacitĂ© Ă©tymologique. C’est ainsi que la Bible, quoique tra-
duite, demeure un sanctuaire fermĂ© aux profanes. 

 
 

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Xavier-Laurent Salvador 

 

 

Quaderni del CIRSIL â€“ 2 (2003) â€“ www.lingue.unibo.it/cirsil 

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