Le Häuschen de Mahler à Toblach
Qui plus est, le malheur a séparé au lieu de réunir le couple mal assorti que forment Mahler et son épouse, Alma. Ils vivent désormais isolés l'un de l'autre par le chagrin. Pendant l'été de 1907, Mahler se plonge dans la lecture d'un volume de poèmes chinois adaptés en vers allemands, Die chinesische Flöte [La Flûte chinoise], cadeau récent de Theobald Pollak, un vieil et fidèle ami de la famille qui veille sur les deux époux d'un oeil paternel. En effet, Pollak n'a jamais oublié que, bien des années auparavant, le peintre Emil Jakob Schindler, le père d'Alma, lui avait obtenu le poste de haute responsabilité qu'il occupe dans l'administration.
A l'automne de 1907, Mahler quitte l'Europe pour l'Amérique où il a accepté de diriger une saison de quatre mois au Metropolitan Opera. Certes, New York n'est pas le lieu idéal pour exercer son art et le public y est encore terriblement inculte. Cependant, Mahler trouve dans cette nouvelle activité plus de satisfactions qu'on ne l'a souvent prétendu: il se déclarera très vite séduit par la largeur d'esprit et l'absence de préjugés d'un pays neuf. Qui plus est, il se réjouit d'y avoir trouvé la sécurité financière dont il a besoin pour composer en paix plusieurs mois par an et vivre avec sa famille à l'abri du besoin. C'est donc à New York qu'il rapprend à vivre et à travailler et c'est là qu'il retrouve peu à peu ses forces.
Presque chaque année, Mahler a traversé une crise très grave lorsqu'il s'est agi de reprendre son travail de compositeur à la fin d'une saison entière d'Opéra. Jamais, pourtant, la transition n'avait été aussi douloureuse qu'en 1908. La suggestion maladroite de Bruno Walter, qui conseille à Mahler de partir en voyage, l'exaspère et, dans la lettre suivante, son agacement perce au travers de son ironie: "Qu'est-ce que c'est donc que cette histoire d'âme et de maladie de l'âme? Comment devrais-je la soigner? Par un voyage dans les pays du Nord? Mais là je me serais à nouveau laissé 'distraire'. Pour retrouver le chemin et la conscience de moi-même, il fallait que je sois ici et dans la solitude. Car, depuis que cette terreur panique m'a saisi, je n'ai rien tenté que de regarder ailleurs et d'écouter ailleurs. Si je dois retrouver le chemin de moi-même, alors il faut que je me livre à nouveau aux terreurs de la solitude. [...] Il ne s'agit en aucun cas d'une terreur panique de la mort, comme vous semblez le croire. Même auparavant, je savais fort bien que j'allais mourir. Mais [...] j'ai perdu d'un seul coup toute la lumière et toute la sérénité que je m'étais acquises et je me trouve devant le vide. A la fin de ma vie, il me faut rapprendre à me tenir debout et à marcher comme un enfant. Pour ce qui est de mon `travail', il est quelque peu déprimant de devoir tout réapprendre. Je suis incapable de composer à ma table. Pour mon `exercice' intérieur, j'ai besoin d'exercice physique. [...] Lorsque je fais une promenade d'un pas tranquille et modéré, une telle angoisse m'emplit lorsque je rentre, mon pouls bat si vite que je n'atteins absolument pas le but que je m'étais assigné qui était d'oublier mon corps..."
Alma l'affirme, qui fut le principal témoin de cet été de crise: jamais les deux époux ne passèrent des vacances aussi sombres. Partout, "l'anxiété et le chagrin" les harcèlent. Cependant Mahler n'a jamais été homme à se laisser abattre par les coups du destin. Toute sa vie, il a affronté les pires catastrophes avec un courage, une énergie et une volonté sans faille. Une fois de plus, il trouvera le salut dans son travail créateur, c'est-à-dire en composant Le Chant de la Terre. La crise n'aura même pas été de très longue durée, quatre semaines tout au plus. Arrivé à Toblach le 11 juin, Mahler achève en juillet le second Lied, puis coup sur coup, le troisième, le premier; le quatrième et le dernier le 1er septembre. A ses visiteurs de l'été, il apparaît comme transfiguré: il est devenu calme et patient. L'expérience nouvelle, acquise au cours d'une crise dont il est sorti un autre homme, il l'a tout entière exprimée dans Das Lied. Toujours à Bruno Walter, il écrira au début de septembre, avant de quitter Toblach: "J'ai travaillé avec beaucoup de zèle (vous en déduirez que je me suis assez bien 'accclimaté'). Moi-même je suis incapable de dire quel titre aura l'ensemble [de l'oeuvre]. De beaux moments m'ont été accordés et je crois n'avoir jamais rien fait de plus personnel."
Durant l'hiver, Mahler va reprendre son activité au Metropolitan Opera et profiter comme auparavant de ses moments de liberté pour recopier sa nouvelle partition et mettre au point l'orchestration. Mais l'oeuvre n'a toujours pas de titre. Longtemps, au moins un an, elle a porté celui, provisoire, de Die Flöte von Jade [La Flûte de Jade]. L'hiver suivant, de retour à New York après avoir achevé la Neuvième Symphonie, Mahler griffonne enfin sur une feuille de papier à musique: "Le Chant de la Terre tiré du chinois", puis les titres qu'il a donnés aux différents mouvements, et enfin, en bas de la page: "Neuvième Symphonie en quatre mouvements". Grâce à cette ruse innocente, il croit avoir trompé le destin qui n'a permis ni à Beethoven, ni à Schubert, ni à Bruckner de dépasser dans leur création symphonique le chiffre fatidique de neuf.
Mahler mourra en 1911 sans avoir encore fixé la date de la première audition du Chant de la Terre. C'est Bruno Walter qui allait la diriger à sa place à Munich, le 20 novembre 1911, six mois après la mort du compositeur, au cours d'un concert dédié à sa mémoire. Peu d'ouvrages posthumes devaient jamais connaître un triomphe semblable dans les années qui suivirent. Das Lied von der Erde a plus fait pour la gloire de Mahler que le reste de son œuvre.
On trouvera plus loin les Commentaires d'Henry-Louis de La Grange sur Das Lied von der Erde.
Voici les 103 versions référencées du Chant de la Terre, de 1934 à 2007. Les versions pirates japonaises sont indiquées en italique en raison de leur disponibilité réduite.
Year | Conductor | Soloists | Orchestra | Live | Label | Rec. date |
1934 | Vaclav TALICH |
Kerstin THORBORG | Stokholms Filharmoniska Orkester | Live | BIS | 2th & 4th mvt only, Nov.7.1934 |
1936 | Bruno WALTER |
Kerstin THORBORG, Charles KULLMAN |
Wiener Philharmoniker | Live | EMI | May.23 & 24.1936 |
1939 | Carl SCHURICHT |
Kerstin THORBORG, Carl-Martin ÖHMANN |
Koninklijk Concertgebouworkest, Amsterdam | Live | MINERVA | Oct.5.1939 |
1944 | Arthur RODZINSKI |
Kerstin THORBORG, Charles KULLMAN |
New York Philharmonic | Live | A/S DISC | Nov.19.1944 |
1948 | Bruno WALTER |
Kathleen FERRIER, Set SVANHOLM |
New York Philharmonic | Live | NYP Editions | Jan.18.1948 |
1948 | Otto KLEMPERER |
N/A, Endre RÖSLER |
A Magyar Rádió Szimfonikus Zenekarát | Live | ZENEMKIADO | Third mvt only, Nov.2.1948 |
1951 | Otto KLEMPERER |
Elsa CAVELTI, Anton DERMOTA |
Wiener Symphoniker | Live | VOX | May.1951 |
1952 | Sir John BARBIROLLI |
Kathleen FERRIER, Richard LEWIS |
Hallé Orchestra | Live | APR | Apr.2.1952 |
1952 | Bruno WALTER |
Kathleen FERRIER, Julius PATZAK |
Wiener Philharmoniker | DECCA | May.14, 15 & 16.1952 | |
1952 | Bruno WALTER |
Kathleen FERRIER, Julius PATZAK |
Wiener Philharmoniker | Live | ANDANTE | May.17.1952 |
1953 | Bruno WALTER | Elena NIKOLAIDI, Set SVANHOLM |
New York Philharmonic | Live | A/S DISC | Feb.22.1953 |
1954 | Paul KLETZKI |
Oralia DOMINGUEZ, Set SVANHOLM |
Wiener Symphoniker | Live | ORFEO | Dec.12.1954 |
1955 | Hans ROSBAUD | Grace HOFFMAN, Ernst HAEFLIGER |
Kolner Rundfunk Sinfonie Orchester | Live | PHOENIX | Apr.18.1955 |
1956 | Eduard van BEINUM |
Nan MERRIMAN, Ernst HAEFLIGER |
Koninklijk Concertgebouworkest, Amsterdam | EPIC | Dec.3-6.1956 | |
1958 | Hans ROSBAUD |
Grace HOFFMAN, Helmut MELCHERT |
Sudwestdeutschenrundfunk Sinfonie Orchester, Baden Baden | VOX | Mar.1958 | |
1959 | Paul KLETZKI |
Dietrich FISCHER-DIESKAU, Murray DICKIE |
Philharmonia Orchestra | EMI | Oct.23-27.1959 | |
1959 | Fritz REINER |
Maureen FORRESTER, Richard LEWIS |
Chicago Symphony Orchestra | RCA | Nov.7-9.1959 | |
1960 | Bruno WALTER |
Maureen FORRESTER, Richard LEWIS |
New York Philharmonic | Live | MUSIC & ARTS | Apr.16.1960 |
1960 | Bruno WALTER |
Mildred MILLER, Ernst HAEFLIGER |
New York Philharmonic | SONY Classical | Apr.18 & 24.1960 | |
1960 | Karol ŠEJNA |
Marta KRÁSOVÁ, Beno BLACHUT |
Orchestr Národní ho divadla v Praze | Live | CESKÝ ROZHLAS | sung in czech, May.29.1960 |
1960 | Lorin MAAZEL | Kristhine MEYER, Richard LEWIS |
Orchestra del Teatro La Fenice di Venezia | GRANDI CONCERTI | Nov.9.1960 | |
1963 | Eugen JOCHUM |
Nan MERRIMAN, Ernst HAEFLIGER |
Koninklijk Concertgebouworkest, Amsterdam | DGG | Mar.26-Apr.2.1963 | |
1964/6 | Otto KLEMPERER |
Christa LUDWIG, Fritz WUNDERLICH |
Philharmonia/New Philharmonia Orchestra | EMI | Feb & Nov.1964, Jul.1966 |
|
1964 | Joseph KEILBERTH |
Dietrich FISCHER-DIESKAU, Fritz WUNDERLICH |
Bamberger Symphoniker Orchester | Live | MYTO | Apr.2.1964 |
1965 | Hans SCHMIDT-ISSERSTEDT | Nan MERRIMAN, Fritz WUNDERLICH |
Sinfonie Orchester des Norddeutschen Rundfunk | Live | ARLECCHINO | Apr.4.1965 |
1966 | Eugene ORMANDY |
Lily CHOOKASIAN, Richard LEWIS |
Philadelphia Orchestra | SONY | Feb.9.1966 | |
1966 | Leonard BERNSTEIN |
Dietrich FISCHER-DIESKAU, James KING |
Wiener Philharmoniker | DECCA | Mar.1966 | |
1967 | George SZELL |
Maureen FORRESTER, Richard LEWIS |
Cleveland Orchestra | Live | LIVING STAGE | Apr.21.1967 |
1967 | Carlos KLEIBER |
Christa LUDWIG, Waldemar KMENTT |
Wiener Symphoniker | Live | NUOVA ERA | Jul.7.1967 |
1969 | George SEBASTIAN | Rita GORR, Kenneth Mac DONALD |
Orchestre National de l'ORTF | Live | CHANT DU MONDE | Sep.10.1969 |
1970 | Rafael KUBELIK |
Janet BAKER, Waldemar KMENTT |
Symphonie-Orchester des Bayerischen Rundfunks | Live | AUDITE | Feb.27.1970 |
1970 | George SZELL | Janet BAKER, Richard LEWIS |
Cleveland Orchestra | Live | ARKADIA | Feb.5 & 7.1970 |
1970 | Herbert von KARAJAN | Christa LUDWIG, Ludovic SPIESS, Horst LAUBENTAL |
Berliner Philharmoniker | Live | HUNT | Dec.15.1970 |
1971? | Vaclav JIRACEK | Olga DORA, Richard MAKOS |
Symfonicky Orchestr Ceskeho Rozhlasu | OLYMPIC | ||
1972 | Jasha HORENSTEIN |
Alfreda HODGSON, John MITCHINSON |
BBC Northern Symphony Orchestra | Live | BBC Legends | Apr.28.1972 |
1972 | Sir Georg SOLTI |
Yvonne MINTON, René KOLLO |
Chicago Symphony Orchestra | DECCA | May.1972 | |
1972 | Leonard BERNSTEIN |
Christa LUDWIG, René KOLLO |
Israel Philharmonic Orchestra | Live | SONY DGG DVD |
May.18, 20 & 23.1972 |
1972 | Josef KRIPS |
Anna REYNOLDS, Jess THOMAS |
Wiener Symphoniker | Live | ORFEO | Jun.24.1972 |
1972 | Herbert von KARAJAN | Christa LUDWIG, René KOLLO |
Berliner Philharmoniker | Live | FOYER | Aug.27.1972 |
1973/4 | Herbert von KARAJAN |
Christa LUDWIG, René KOLLO |
Berliner Philharmoniker | DGG | Dec.7-10.1973, Oct.14.1974 | |
1974 | Alexander GIBSON |
Alfreda HODGSON, John MITCHINSON |
Scottish National Orchestra | CLASSIC for Pleasure | Sep.23 & 24.1974 | |
1975 | Bernard HAITINK |
Janet BAKER, James KING |
Koninklijk Concertgebouworkest, Amsterdam | PHILIPS | Sep.1-3.1975 | |
1975 | Rudolf KEMPE |
Janet BAKER, Ludovic SPIESS |
BBC Symphony Orchestra | Live | BBC Legends | Oct.8.1975 |
1977 | Raymond LEPPARD |
Janet BAKER, John MITCHINSON |
BBC Northern Symphony Orchestra | BBC Radio Classics | Feb.22.1977 | |
1977 | Herbert KEGEL |
Véra SOUKUPOVA, Reiner GOLDBERG |
Rundfunk Symphonie Orchester, Leipzig | Live | WEITBLICK | Apr.5.1977 |
1977 | Walter SUSSKIND | Lili CHOOKASIAN, Richard CASSILY |
Cincinnati Symphony Orchestra | VOX | Nov.1977 | |
1978 | Herbert von KARAJAN | Agnes BALTSA, Hermann WINKLER |
Berliner Philharmoniker | Live | FACHMANN | Jan.4.1978 |
1981 | Colin DAVIS |
Jessye NORMAN, John VICKERS |
London Symphony Orchestra | PHILIPS | Mar.1981 | |
1982 et 84 | Klaus TENNSTEDT |
Agnes BALTSA, Klaus KÖNIG |
London Philharmonic Orchestra | EMI | Dec.1982 & Jul.1984 | |
1983 | Vaclav NEUMANN |
Christa LUDWIG, Thomas MOSER |
Ceska Filharmonie | Live | PRAGA | Apr.7.1983 |
1983 | Kurt SANDERLING |
Birgit FINNILÃ, Peter SCHREIER |
Berliner Sinfonie-Orchester | BERLIN Classics | Feb.6.1983 | |
1984 | Carlo Maria GIULINI | Brigitte FASSBAENDER, Francisco ARAIZA |
Berliner Philharmoniker | Live | SARDANA | Feb.14.1984 |
1984 | Carlo Maria GIULINI |
Brigitte FASSBAENDER, Francisco ARAIZA |
Berliner Philharmoniker | DGG | Feb.15-17.1984 | |
1984 | Takashi ASHAHINA | Naoko IHARA, Makoto HAYASHI |
Osaka Symphony Orchestra | KING | Oct.19.1984 | |
1984 | Hiroshi WAKASUGI |
Gwendollyn KILLEBREW | Kyoto Symphony Orchestra | Live | KYOTO SO | 4th mvt only, Nov.23.1984 |
1986 | Eliahu INBAL |
Jard van NES, Peter SCHREIER |
Radio Sinfonie Orchester Frankfurt | DENON | Mar.24 & 25.1988 | |
1987 | Carlo Maria GIULINI |
Brigitte FASSBAENDER, Francisco ARAIZA |
Wiener Philharmoniker | Live | ORFEO | Aug.2.1987 |
1988 | N/A |
Brigitte FASSBAENDER, Thomas MOSER |
Cyprien KATSARIS, piano | TELDEC | Sep.1989 | |
1989 | Robert H. P. PLATZ |
Ingrid SCHMITHUSEN, Aldo BALDIN |
Ensemble Köln | CANTERINO | Transc. A. Schönberg/R. Riehn | |
1989? | Anton NANUT |
Glenys LINOS, Zeger VANDERSTEENE |
Ljubljana Radio Orchestra | DIGITAL | ||
1991 | Daniel BARENBOÏM |
Waltraud MEIER, Siegfried JERUSALEM |
Chicago Symphony Orchestra | ERATO | Apr-May.1991 | |
1991 | Hiroshi WAKASUGI | Naoko IHARA, Makoto TASHIRO |
Tokyo Metropolitan Symphony Orchestra | Live | FONTEC | Oct.18.1991 |
1991 | Gary BERTINI |
Marjana LIPOVSEK, Ben HEPPNER |
Kölner Rundfunk Sinfonie Orchester | Live | EMI | Nov.16 & 17.1991 |
1991 | Ronald ZOLLMAN |
Jérôme PRUETT | Orchestre Symphonique de la Radio-Télévision Belge | DMI | 3th mvt only, from the film Le Maître de Musique |
|
1992 | N/A |
Furniko NISHIMATSU, Eiji DATE |
Yasuko FURUKAWA, piano | ONGAKUNOTOMO | Jan.20, 22 & 27.1992 | |
1992 | Michael GIELEN | Doris SOFFEL, Siegfried JERUSALEM |
SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg | Live | SWR | |
1992 | James LEVINE |
Jessye NORMAN, Siegfried JERUSALEM |
Berliner Philharmoniker | Live | DGG | Nov.1992 |
1992 | Sir Georg SOLTI |
Marjana LIPOVSEK, Thomas MOSER |
Concergebouw Orchestra, Amsterdam | Live | DECCA | Dec.1992 |
1993 | Philippe HERREWEGHE |
Birgit REMMERT, Hans Peter BLOCHWITZ |
Ensemble Musique Oblique | HARMONIA MUNDI | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Apr.1993 |
|
1993 | Armin JORDAN | Hedwig FASSBAENDER, James WAGNER |
Ensemble Contrechamps | CASCAVELLE | Transc. A. Schönberg/R. Riehn | |
1993 | Marc WIGGLESWORTH |
Jean RIGBY, Robert TEAR |
The Premiere Ensemble | RCA | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Jun.30-Jul.2.1993 |
|
1994 | Osmo VÃNSKÃ |
Monica GROOP, Jorma SILVASTI |
Orchestre de Chambre de la Sinfonia LAHTI | BIS | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, May.22-24.1994 |
|
1994 | Michel HALASZ |
Ruxandra MOMOSE, Thomas HARPER |
National Symphony Orchestra of Ireland | NAXOS | Apr.11 & 12.1994 | |
1995 | Takashi ASAHINA |
Naoko IHARA, Makoto HAYASHI |
Osaka Philharmonic Orchestra | Live | CANYON | |
1995 | Bernard HAITINK |
Thomas HAMPSON, Ben HEPPNER |
Gustav Mahler Jugend Orchester | Live | RCO | May.14.1995 |
1995 | Sir Simon RATTLE |
Thomas HAMPSON, Peter SEIFFERT |
City of Birmingham Symphony Orchestra | EMI | Dec.1995 | |
1996 | Giuseppe SINOPOLI |
Iris VERMILLION, Keith LEWIS |
Staatskapelle Dresden | DGG | Jan.1996 | |
1996 | N/A |
Thomas HAMPSON | Wolfram RIEGER, piano |
EMI | 2th mvt only, Mar.1996 |
|
1996 | Dietrich FISCHER-DIESKAU |
Yvi JÄNICKE, Christian ELSNER |
Radio-Sinfonieorchester Stuttgart | Live | ORFEO | Jun.22.1996 |
1997 | Dominique DEBART |
Hélène JOSSOUD, Vincent de ROOSTER |
Ensemble Orchestral de Basse Normandie | Live | IMAGE ENTERTAINMENT | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Apr.1997 |
1998 | Robert OLSON |
Julie SIMSON, John GARRISON |
The Colorado MahlerFest Orchestra | MF | Jan.17 & 18.1998 | |
1998/9 | Esa-Pekka SALONEN |
Bo SKOVHUS, Placido DOMINGO |
Los Angeles Philharmonic | SONY | Mar.2 & 4.1998 (mvts 2-4-6) Feb.15 & 17.1999(mvts 1-3-5) |
|
1999 | Eiji OUE |
Michelle DeYOUNG, Jon VILLARS |
Minnesota Orchestra | R & R | Feb.16-18.1999 | |
1999 | Fabio LUISI |
Doris Soffel, Wolfgang Müller-Lorenz |
Sinfonieorchester des Mitteldeutschen Rundfunks | Live | MDR | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Apr.6-9.1999 |
1999 | Michael GIELEN | Doris SOFFEL, Siegfried JERUSALEM |
SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg | Live | TREASURE OF THE EARTH | May.1999 |
1999 | Franz WELSER-MÖST |
Cornelia KALLISCH, Christian ELSNER |
Scharoun Ensemble | Live | IPPNW | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Sep.5.1999 |
1999 | Pierre BOULEZ |
Violeta URMANA, Michael SCHADE |
Wiener Philharmoniker | DGG | Oct.1999 | |
1999/2000 | Lorin MAAZEL |
Waltraud MEIER, Ben HEPPNER |
Symphonie-Orchester des Bayerischen Rundfunks | RCA | Mar.2 & 3.1999, Feb.5 & 6.2000 |
|
2001 | Andrew LITTON |
Nadja MICHAEL | Dallas Symphony Orchestra | Live | DELOS | 6th mvt only, Jan.2001 |
2001 | Daniel KAWKA |
Gilles RAGON, Vincent LE TEXIER |
Ensemble Orchestral Contemporain | SELENA | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Sep.2001 |
|
2001 | Semyon BYCHKOV |
Waltraud MEIER, Torsten KERL |
WDR Sinfonieorchester Köln | Live | TDK DVD |
Sep.14.2001 |
2002 | Armin JORDAN |
Iris VERMILLION, Donald LITAKER |
Orchestre National de Montpellier | Live | ACCORD | Feb.1.2002 |
2002 | Lorin MAAZEL | Lioba BRAUN, Robert-Dean SMITH |
Symphonie-Orchester des Bayerischen Rundfunks | Live | EN LARMES | Feb.18.2002 |
2002 | N/A |
Eiko HIRAMATSU | Ichiro NODAIRA, piano | MusicScape | Piano & soprano solo version, May.2002 |
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2002 | N/A |
Konrad JARNOT | Helmut DEUTSCH, piano | OEHMS Classics | 6th mvt only, Sep.23.2002 |
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2003 | John NELSON |
Stephanie BLYTHE, N/A |
Ensemble Orchestral de Paris | VIRGIN Classics | 6th mvt only, Transc. A. Schönberg/R.Riehn, Jul.17,21-23.2003 |
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2003 | Gary BERTINI |
Helen PLATTS, Jorma SILVASTI |
Tokyo Metropolitan Symphony Orchestra | Live | FONTEC | Nov.2003 |
2003 | Kenneth SLOWIK |
Russel BRAUN, John ELWES |
Smithsonian Chamber Players, Santa Fe Pro Musica | DORIAN | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Aug.2003 |
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2005 | N/A |
Iván PALEY, Robert Dean SMITH |
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TELOS |
Mar.-Apr.2005 |
| 2005 | Christian ARMING |
Mihoko FUJIMURA, Berthold SCHMID |
New Japan Philharmonic Orchestra | Live | FONTEC | Jun.30.2005 |
2005 | N/A |
Margriet van REISEN, André POST |
Ensemble Oxalys | FUGA LIBERA | Transc. A. Schönberg/R. Riehn, Aug.2005 |
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2005 | Lan SHUI |
Nin LIANG, Warren MOK |
Singapore Symphony Orchestra | BIS | Sung in Chinese, Aug.2005 |
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2006 | Nicol MATT |
Anna HAASE, Daniel SANS |
European Chamber Soloists | BRILLIANT | Transc. A. Schönberg/R.Riehn, May.2006 |
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2006 | Martin SIEGHART |
Christianne STOTIJN, Donald LITAKER |
Het Gelders Orkest | EXTON | Dec.18-20.2006 | |
2007 | Michael TILSON-THOMAS | Thomas HAMPSON, Stuart SKELTON |
San Francisco Symphony Orchestra | SFS | Sep.2007, tbr in 2008 |
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76/104 |
De Rückert à Bethge, la transition était, pour l'auteur des Kindertotenlieder, toute naturelle. L'un et l'autre étaient orientalistes, l'un et l'autre pratiquaient la même concision de forme et le même raffinement d'expression. Dans le recueil de Bethge, la première place appartient à Li T'ai Po (ou Li Bai). Grand voyageur et haut fonctionnaire de la cour impériale, celui que ses contemporains ont surnommé le "prince de la poésie" est universellement admiré à son époque pour avoir su traduire avec autant de force que de délicatesse, et dans des formes parfaites, les impressions et les sentiments les plus divers, avec toutefois une prédilection marquée pour les plaisirs du vin et les joies de l'amitié. On lui doit les textes des premier, troisième, quatrième et cinquième chants du Lied von der Erde. En revanche, les auteurs des trois autres poèmes, mis en musique dans le second et le quatrième mouvements, Ts'ien Ts'i (ou Qian Qi), Mong-Kao-Jèn (ou Meng Hao-ran) et Wang-Wei, sont moins célèbres. Il s'agit de pour "Le Solitaire en automne", et, de deux poètes différents, d'ailleurs liés d'amitié, pour l'Adieu final:. Ces deux poèmes-là, qui expriment le "message" essentiel de l'ouvrage, Mahler les a faits totalement siens, n'hésitant pas à y ajouter bons nombre de vers de son cru.
Que la mélancolie des poèmes chinois aient éveillé en Mahler des résonances particulièrement fortes à une époque où il est encore mal remis de la mort de sa fille, cela est bien évident. Dans un temps où il lui semble parfois que la vie lui échappe, il est plus conscient que jamais de la beauté de la nature, de la misère de l'homme, et de la brièveté de son séjour ici-bas. Or ce sont là trois des thèmes principaux de l'anthologie. Et il faut ajouter à cela que, dans les lettres et les poèmes de jeunesse de Mahler, on retrouve des phrases entières que Bethge prête aux poètes chinois. Le jeune poète-compositeur qui, à vingt-quatre ans, avait écrit:
Et les hommes las ferment leurs paupières,
Pour rapprendre, en dormant, le bonheur oublié!
Comment n'eût-il pas été ému, de lire, bien des années plus tard, chez Mong-Kao-Jèn adapté par Bethge:
Les hommes laborieux rentrent chez eux
Pour rapprendre dans le sommeil
La jeunesse et le bonheur oubliés.
Mahler est tellement conscient du parallèle que, en mettant ce poème en musique, il change en "las" le mot "laborieux", faisant ainsi des deux vers de Bethge une citation presque littérale du sien.
Quant aux quatre autres pièces, elles dépeignent les splendeurs fragiles de la vie, le jeunesse, la beauté, l'ivresse, cette ivresse qui, d'après Li Tai Po, peut seule apporter l'oubli des réalités douloureuses du monde des hommes. Comme nous allons le voir, la découverte de la musique chinoise a incité Mahler à adapter certains traits comme la gamme pentatonique et à utiliser quelques instruments proches de ceux de la Chine, comme la mandoline, la harpe, les vents et le tambourin. Il faut cependant souligner que ces touches exotiques sont plus nombreuses dans les mouvements vifs que dans les deux morceaux lents. Le hasard d'une conversation à bâtons rompus m'a appris un jour que Mahler s'était suffisamment intéressé à la musique chinoise authentique pour demander à un de ses amis de lui en faire entendre des cylindres, enregistrés en Chine et conservés à l'Université de Vienne.
Comme toujours chez Mahler, la simplicité et la spontanéité apparentes du discours recouvrent des procédés techniques complexes, et qui le sont plus que jamais à ce stade tardif de sa carrière où son art s'oriente résolument vers l'avenir. Les Rückert Lieder marquaient déjà le début d'une complète intégration de la voix au tissu instrumental, mais, cette fois, Mahler va plus loin: la voix et les instruments sont étroitement imbriqués, ils se reprennent et se rendent sans cesse la parole. Autre innovation fondamentale du Chant de la Terre, les mêmes motifs sont fréquemment utilisés dans la partie principale et dans les parties secondaires: c'est ici la préfiguration d'un des principes essentiels de la composition sérielle de Schoenberg et ses disciples, le "total-thématisme". Sans vouloir aller trop loin dans le domaine technique, j'ajouterai que Le Chant de la Terre inaugure également un procédé que les Rückert Lieder laissaient seulement entrevoir, c'est celui qu'on a appelé l'hétérophonie (ou "unisson imprécis"), principe en vertu duquel on entend soit simultanément une mélodie et sa version ornée ou variée, soit des voix identiques qui divergent légèrement sur le plan rythmique ou sur celui des intervalles. On entend en fait "toutes sortes de mélodies apparemment disparates et qui sont en fait amalgamées en un seul complexe sonore indivisible".
Le dépouillement, la raréfaction du matériau mélodique qui caractérisent la plus grande partie de l'Adieu final s'imposent également comme un phénomène nouveau dans l'histoire de la musique, d'autant plus qu'il s'accompagne d'une absence fréquente de basses et d'une indépendance presque complète des lignes, sur le plan rythmique autant que mélodique. Non seulement on ne compte pas les trois contre deux (chers à Brahms), mais on y trouve des quatre contre trois, des six contre quatre, des cinq contre deux, des trois ou cinq contre huit... Seul un chef d'une rare maîtrise peut faire face à de si redoutables difficultés. Mahler lui-même a un jour désigné un passage du Finale à son disciple Bruno Walter, en lui demandant: "Avez-vous la moindre idée de la manière dont on pourrait diriger cela? Moi pas!" Dernier point essentiel: l'ensemble du matériau mélodique du Chant de la Terre tire toute sa substance d'une cellule unique de trois notes, La-Sol-Mi, qui appartiennent à la gamme pentatonique, donc chinoise.
Si vous suivez le texte des poèmes pendant le concert, ce que je vous recommande vivement car il est indispensable à la compréhension de l'ouvrage, vous noterez que le seul élan de lyrisme véritable intervient dans ce premier chant au moment où le poème annonce un des "thèmes" essentiels de l'ouvrage, c'est-à-dire le "firmament toujours bleu" et la Terre qui refleurit à chaque printemps, aussitôt opposés à la brève durée de la vie humaine et aux "babioles pourries" (morschen Tande) du monde des hommes. Vous remarquerez aussi, vers la fin du Lied, l'apparition saisissante du singe accroupi sur les tombes. Le registre aigu de la voix de ténor y est fortement sollicité pour imiter les hurlements de l'animal, ce qui m'amène à mentionner l'un des problèmes fondamentaux que pose l'exécution du Chant de la Terre. Le premier chant d'une part, et le troisième et le cinquième de l'autre, semblent avoir été écrits pour deux voix différentes. Rares en effet sont les ténors qui possèdent à la fois l'aigu éclatant et le volume suffisant pour les grands tutti du "Chant à boire de la Douleur de la Terre" en même temps que la délicatesse indispensable aux deux autres. Pour tous les ténors, quels qu'ils soient, le premier chant constitue une épreuve particulièrement redoutée.
Les joyeux cavaliers disparaissent plus vite encore qu'ils ne sont apparus et la grâce féminine du premier verset envahit à nouveau la scène, lorsque "la plus belle des jeunes filles" lance aux garçons un regard langoureux. Vous allez entendre toute la fin du Lied, et notamment la coda dont l'ineffable poésie peut passer inaperçue lors d'une première audition. Certes, Mahler s'est toujours surpassé lorsqu'il s'agissait de conclure un morceau, mais cette coda transparente et dépouillée n'en est pas moins un modèle du genre, une réflexion attendrie et quelque peu distanciée, légèrement nostalgique aussi, sur cette réalité fragile, sur cette "illusion" qu'est la beauté.
Mais le rêve sera de courte durée, et le buveur dégrisé demande que l'on emplisse à nouveau la coupe de l'oubli. Comme l'a noté Theodor Adorno, "le désespoir se mêle à l'exultation d'une liberté absolue, dans une région déjà voisine de la mort".
Mon coeur est en paix et il attend son heure
ou bien :
Je m'en vais vers mon pays, vers ma demeure
ou bien
ô beauté, ô monde enivré de vie et d'amour éternel!
A l'exception du milieu de la grande Marche funèbre qui sert de transition entre les deux poèmes, l'instrumentation est partout d'une transparence et d'un dépouillement extrêmes, voire presque paradoxaux. La durée de ce Finale égale presque celle des cinq autres morceaux réunis et c'est à tous égards le sommet expressif de l'ouvrage. Chacun des trois grands volets de l'"Adieu" est précédé d'un Prélude orchestral et d'un récitatif vocal. Avant le troisième récitatif qui précède la dernière section, le Prélude s'amplifie, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, et prend la forme d'une longue Marche funèbre quintessentiellement mahlérienne. Mahler unit ici avec une aisance déconcertante la rigueur du symphoniste, et le métier de l'architecte-musicien qui construit ses thèmes à partir de cellules, à la liberté d'un Liederkomponist qui se donne l'air d'improviser au gré du texte. La composition proprement dite atteint ici un degré de liberté et de souplesse telles qu'il est bien difficile de discerner, à l'intérieur de chaque section, des parallélisme et des réexpositions. En fait, on peut interpréter ce morceau entier comme une seule et même entité au cours de laquelle se forme peu à peu le grand thème descendant, puis ascendant que l'on a qualifié de Lebensthema, de "thème de vie", parce qu'il dominera tout à l'heure la conclusion, et couronnera donc l'ouvrage tout entier. (Le même phénomène s'était d'ailleurs produit dans la seconde partie de la Huitième Symphonie, où le Liebensthema, "thème d'amour", n'apparaît complètement achevé que dans la coda finale.) C'est alors et alors seulement, à l'extrême fin de Das Lied, que le Lebensthema, cent fois esquissé, cent fois suggéré, cent fois entr'aperçu auparavant, s'épanouit enfin dans toute sa splendeur.
Dans la première page que vous allez entendre, je vous prie de noter la raréfaction extrême du matériau musical, composé de courtes cellules mélodiques, toutes d'une rare simplicité. Elles nourriront ensuite toute la partie du mouvement que je qualifierais de "négative" ou de "pessimiste". Le dépouillement sonore de ces pages est un phénomène unique à l'époque, et il le restera jusqu'à ce que Webern aille encore plus loin dans cette voie. Appuyé par les cors, les harpes et le tamtam, l'Ut grave initial des cordes basses résonne par deux fois comme un glas. Ensuite, le grupetto rapide du hautbois est suivi d'un autre bref motif répété trois fois, d'abord en triples croches, puis en doubles, puis en croches, tandis que les cors ponctuent le discours de tierces accablées qui peu à peu descendent vers le grave. Les violons esquissent en majeur un troisième motif qui s'achève, lui aussi, en soupirs. A noter enfin, peu avant l'entrée de la voix, la gamme chromatique desdendante rapide, en doubles croches des bois. Vous la retrouverez sans cesse après chaque paragraphe du mouvement, comme un autre leitmotiv pessimiste.
Dans le premier récitatif, vous remarquerez aussitôt l'indépendance frappante, par rapport à la ligne vocale, du "commentaire" de la flûte, qui poursuit obstinément son chant solitaire, tel un rossignol de rêve.
Comme je l'ai déjà souligné, les quelques brefs motifs de la première page seront sans cesse transformés, modifiés, travaillés et retravaillés. Dans l'épisode qui fait contraste ("Der Bach singt"), la harpe et de la clarinette soutiennent d'un simple battement de tierces la longue phrase improvisée par le hautbois avec une liberté rythmique et mélodique qui s'inspire d'une musique populaire. Après l'entrée de la voix, le hautbois déroule lentement ses volutes sonores, qui seront repris plus tard, avec plus d'insistance, par les violons. C'est alors que le cor esquisse une première et rudimentaire version du Lebensthema.
A l'extrême fin de cette première section du Finale, j'aimerais que vous remarquiez encore l'allusion aux oiseaux. Le poème nous les décrit comme silencieux et blottis dans les branchages, mais cela n'empêche pas Mahler de nous suggérer leur présence par des chants stylisés. Ce sont les grupetti lancinants de la première page de l'Adieu, et les battements de tierces qui accompagnaient il y a peu l'improvisation du hautbois, qui signalent la présence de la gent ailée. Reprises par la voix, les mêmes tierces mélodiques achèveront le premier volet: "Le monde s'endort." ("Die Welt schläft ein").
Au lieu de tenter une quelconque analyse qui ne vous serait pas d'une grande utilité, je vous ferai encore entendre deux dernières citations, tout d'abord l'épisode qui intervient après le second récitatif. La couleur particulièrement "extrême-orientale" découle ici de la gamme strictement pentatonique et de la sonorité grêle de la mandoline. Ces quelques mesures introduisent une seconde esquisse, bien plus élaborée, du Lebensthema. Il modifie totalement le climat et amorce déjà une ascension vers la lumière et la victoire - ou plutôt l'acceptation - finale sur la désolation du début.
Ma dernière citation sera empruntée à la coda de l'"Adieu". Il s'agit du moment que je vous ai annoncé, celui où le Lebensthema s'épanouit dans toute sa plénitude pour chanter "la Terre bien aimée qui refleurit au printemps". Notez s'il vous plaît que le chant est toujours partagé entre la voix et l'orchestre, et notez aussi les nombreux contrechants qui ornent, entourent, prolongent, amplifient cette mélodie sublime, et qui lui donnent une dimension "ouverte".
Cette dimension "ouverte", qui est fondamentale dans le Chant de la Terre, Mahler saura la maintenir jusqu'au bout de l'ouvrage, grâce à ce célèbre La maintenu par la flûte et la clarinette dans l'accord final de Do majeur, ce La qui jamais ne descendra au sol, et qui donne ainsi à toute cette conclusion un caractère intemporel. Cet accord final est d'ailleurs constitué de quatre notes dont trois appartiennent au Leitmotiv de l'ouvrage, La-Sol-Mi. Vous serez envoûtés, j'en suis sûr, par la transparence sonore de cette conclusion et par la magie de l'accord pianissimo des trois trombones, et par celle des fragments d'arpèges égrenés par la harpe, la mandoline et le célesta.
Cette conclusion bouleversante de douceur, de retenue, de foi paisible, apporte une réponse positive à la poignante déploration funèbre qui, avant le dernier poème, chantait la lassitude et le désespoir de l'homme, prisonnier de ce bas monde. Comme je vous l'ai dit en commençant, les vers magnifiques qui achèvent l'ouvrage sont de Mahler lui-même:
La terre bien-aimée
Refleurit au Printemps et reverdit!
Partout et toujours une lumière bleutée à l'horizon
Toujours, toujours, toujours...
A la fin de sa courte vie, au moment où sa prodigieuse maîtrise se joue de tous les problèmes de forme et de toutes les contraintes, la musique de Mahler atteint ici à de nouveaux sommets de dépouillement et de lyrisme contemplatif. C'est alors que se confirme le tournant amorcé avec l'Adagio de la Quatrième et le Finale (également Adagio) de la Troisième, et c'est alors qu'il compose les grands Finale apaisés du Chant de la Terre et de la Neuvième Symphonie. La résignation, ou plutôt l'acceptation de la destinée humaine y prend une teinte mystique, plus encore qu'auparavant, tout en préservant une dimension cosmique. Dans ces grands mouvements lents, la matière musicale finit par se raréfier, les voix s'espacent et planent dans l'éther, libérées des lois de la pesanteur et des contraintes habituelles du contrepoint, apparemment indépendantes les unes des autres. Le temps paraît définitivement suspendu et la loi des contrastes abolie.
Theodor Adorno a fait remarquer que, depuis Beethoven, Mahler est vraiment le premier compositeur qui ait eu un "dernier style" caractérisé. Dans les derniers Adagio mahlériens, l'acceptation sereine est comme illuminée, en effet, d'une lumière venue d'ailleurs. Mahler s'est enfin libéré totalement des contingences terrestres qu'il a si douloureusement ressenties. Plus que jamais, sa musique s'ouvre alors sur l'éternité et sur l'infini, surtout dans les codas, qui sont tellement douces et tellement immatérielles qu'elles donnent l'impression de planer dans l'éther, en attendant que chaque note reprenne sa place au sein de l'accord parfait. (Comme on l'a vu, d'ailleurs, toutes ne retrouvent pas leur place puisque, à la fin du Chant de la Terre, le La "ajouté" reste comme suspendu dans l'éther.
L' "Adieu" du Chant de la Terre est comme l'expression quintessenciée d'une conviction que Mahler avait à cette époque de sa vie, celle de "la grande progression vers la perfection, de la purification qui progresse à chaque incarnation". Dans ce moment unique de la musique occidentale, éclairée d'une lumière orientale qui pourrait, dans les premiers mouvements, faire l'effet d'une simple décor chinois, la consolation, la paix soufflent sur l'être humain, résolu à se fondre dans cette nature qui, éternelle, refleurit à chaque printemps. Comment un musicien a-t-il pu, avec des moyens aussi raréfiés - une voix d'alto répétant les deux mêmes notes, quelques instruments bien choisis, un accord parfait d'ut majeur et une sixte "ajoutée" - suggérer, en quelques mesures et de manière aussi forte, le temps et l'espace sans limites, et avec des accents tout à la fois si douloureux et pourtant habités d'espoir et de sérénité ? Il y a, bien sûr, que la musique est le seul de tous les arts à pouvoir exprimer dans le même instant l'élément et le tout, les sensations les plus différentes, les sentiments les plus opposés, les pensées les plus contradictoires. Mais encore faut-il, comme Mahler, être parvenu à un degré supérieur de conscience pour dominer, organiser et sublimer cette matière insaisissable. Depuis le sommet de lumière où l'a conduit son ascèse lucide, le musicien contemple la totalité du paysage visible et invisible. Il l'assume, il l'incarne et nous le restitue.
[Ces commentaires ont été reproduits ici avec l'aimable autorisation d'Henry-Louis de La Grange]
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