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Nº2276

SEMAINE DU JEUDI 19 Juin 2008

 
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Un ultraorthodoxe séfarade contre un philosophe ashkénaze
Le match des rabbins
Entre Joseph Sitruk, grand rabbin de France depuis vingt et un ans, et Gilles Bernheim, son challenger, tous les coups sont permis. La victoire se jouera aux points


Chaque voix compte. Même celle d'un grand rabbin accusé de violences conjugales. Lorsque Nathalie Cohen-Beizerman s'étonne que cet éminent religieux bordelais, en instance de jugement, puisse participer à la désignation du grand rabbin de France, Joseph Sitruk, candidat à sa propre réélection, la remet à sa place. «Vous êtes une victime des médias, Nathalie», dit-il à cette jeune femme, animatrice d'une association féministe juive (1). Il lui explique que le rabbin mis en cause est «un ami». Que le couple a beaucoup souffert. Que son épouse est dé séquilibrée. Que l'incident était une chamaillerie. La vraie victime, en somme, était l'époux, «arrêté par la police devant ses fidèles !». Et argument suprême : «Que penser d'une femme qui transgresse le shabbat pour porter plainte contre son mari ?» C'était le 22 mai. Joseph Sitruk, grand rabbin de France, planchait devant le Crif, l'instance politique de la communauté juive. Le compte rendu officiel de la réunion a prudemment occulté la réponse du grand rabbin... La communauté juive aussi est un monde de mecs.
C'est le défaut des campagnes électorales : elles sont un révélateur. En apparence, l'élection du grand rabbin de France, le 22 juin, est une sénatoriale feutrée : 313 grands électeurs - 303 leaders communautaires et 10 rabbins ?- doivent départager Joseph Sitruk de son rival Gilles Bernheim. Le débat pourrait être riche entre Sitruk, le meneur d'hommes, et l'agrégé de philosophie Bernheim : sur la place du judaïsme dans la République; sur la dialectique entre le Texte, l'étude et la modernité. Ce sera pour une autre fois. La compétition est une guerre, nourrie de lettres de dénonciation et de clips sur internet. La glissade de Sitruk devant le Crif n'est qu'un épisode. En vrac ? Bernheim a été accusé d'utiliser le handicap de Sitruk - victime d'un accident cardio-vasculaire en 2001 et encore un peu embarrassé dans sa dé marche : Bernheim a expliqué qu'un grand rabbin devait «marcher» à la rencontre des communautés. Marcher ! Aussitôt, des partisans de Sitruk ont parlé de «honte». Plus dommageable ? Une lettre largement diffusée, dans laquelle Bernheim était accusé de complaisance envers le christianisme pour avoir écrit un livre de dialogue (2) avec le cardinal Barbarin ! Yehiel Brand, l'auteur de la lettre, un maître talmudiste, est un homme «estimable», a commenté Joseph Sitruk. En privé, des dirigeants juifs expliquent qu'il va falloir «réparer» les relations avec l'Eglise. Mais les hostilités se poursuivent : les dirigeants de la très droitière Union des Patrons juifs de France expliquent désormais que Gilles Bernheim - un strict rabbin vêtu de noir - est le fourrier du judaïsme libéral : autant dire un apostat !
Les amis de Bernheim en sont persuadés : Sitruk lui-même est en guerre. Il ne veut pas lâcher son poste après vingt et un ans de mandat; quitte, murmurent-ils, à truquer l'élection ? La liste des 313 électeurs est floue. «On y trouvait des personnes décédées», dit Raphy Marciano, directeur de campagne de Bernheim. Des huissiers sont mobilisés. Des recours sont envisagés. Ainsi Dieu entre en politique... Gilles Bernheim était déjà candidat en 1994. Il s'est impliqué dans des débats de société, quand son rival parle d'abord aux seuls juifs. Bernheim veut aider le judaïsme français à se pérenniser dans un monde mouvant... En tête selon des pointages, il mène une campagne de favori. Sur la place des femmes - qu'il veut valoriser -, il est d'une prudence troublante pour ne pas effaroucher. Et il justifie le dialogue avec l'Eglise comme une alliance indispensable face à l'islamisme. L'intégrité, que Bernheim met en avant, n'empêche pas la tactique.
En face, Joseph Sitruk se bat. Lui aussi, lui surtout, est un politique - superbe animal de scène et de pouvoir ! Sa maladie, c'est lui qui en parle; pour conjurer les craintes et rappeler ce qu'on doit au miraculé. «Ai-je l'air d'un homme malade ? provoque-t-il. J'ai en moi une énergie insoupçonnable. J'ai mis vingt et un ans pour instaurer un nouveau judaïsme français. Mon nouveau mandat me permettra de le pérenniser.» Sitruk est détesté par les uns, qui le voient en intégriste divisant la communauté; mais adoré par d'autres pour son charisme et sa chaleur humaine. Longtemps, on appelait «Jo» ce rabbin scout, qui bâtissait des synagogues et savait parler aux coeurs ! Sitruk est un born again du judaïsme. Petit immigré de Tunisie, il a rencontré une jeune fille religieuse, aujourd'hui sa femme, découvrant ensemble et l'amour et la foi (3). Il est entré à l'école rabbinique après son bac. Il ne possède aucun bagage universitaire. Ses référents ne sont que religieux - et d'une école particulière : l'ultraorthodoxie.
Aujourd'hui, Sitruk lie sa guérison à son changement de nom : il a ajouté Haïm («vie» en hébreu) à son prénom. Un conseil du Rav Kadouri, explique-t-il. Kadouri ? Un grand maître israélien de la kabbale, décédé en janvier. Le vieil homme était aussi propagandiste pour un parti politique israélien, le Shass : les gardiens séfarades de la Torah. Le Shass joue la carte ethnique et sociale; ses électeurs viennent des classes populaires orientales, ses dirigeants sont des rabbins. Populisme et foi du charbonnier : Kadouri appuyait ses campagnes électorales en faisant distribuer des talismans. En 1996, ses amulettes ont sans doute fait basculer l'élection législative israélienne !
Etrange guérisseur pour un grand rabbin de la République ? Avec Joseph Sitruk affleure une planète populiste, orthodoxe et folklorique, en mouvement de conquête. «Rejudaïser les juifs», c'était son slogan; c'est la pratique du Shass auprès du prolétariat israélien. Sitruk est de cette école. D'une intransigeance pointilleuse sur les formes, fussent-elles les plus archaïques. Sous son mandat, les synagogues se sont remplies, mais la séparation entre hommes et femmes ?- pistes de danse séparées lors des fêtes, conférences non mixtes - s'est accentuée. Sitruk bénéficie du soutien public du grand rabbin séfarade d'Israël Chlomo Amar : une intrusion inédite d'un judaïsme étranger dans les débats. Selon les partisans de Sitruk, Amar aurait été horrifié par les tendances «chrétiennes» de Bernheim. En réalité, c'est un soutien clanique. Il contrôle le grand rabbinat israélien pour le Shass !
Les allers-retours sont fascinants. Le directeur de campagne de Sitruk, Michael Abizdid, était directeur de campagne du Shass lors des dernières législatives israéliennes. «J'aide mon peuple partout où je peux», dit-il. Abizdid est un quadragénaire incandescent, investisseur à la ville, passionnément attaché au grand rabbin de France. «On veut tuer mon maître», explique-t-il. «On» ? Les partisans de Bernheim. «Quatre millionnaires qui ont inventé un candidat comme un produit marketing.» Pour lui, la lutte entre Bernheim et Sitruk est une lutte entre le peuple et les élites méprisantes. «Ils trouvent qu'on sent l'huile», a-t-il lancé sur Radio J, parodiant une réplique du «Grand Pardon» ! Un message clair pour les auditeurs : Abizdid, délibérément, joue de l'opposition entre juifs séfarades et le candidat ashkénaze. «On ne volera pas cette élection au peuple, insiste-t-il. Le rabbinat n'appartient pas aux philosophes !»
Michael Abizdid veut porter l'élection à incandescence, mettre les grands électeurs sous la pression populaire. Il n'a pas totalement tort. Les «élites» ont du mal avec Sitruk. «Un culte de la personnalité, un show à la Mylène Farmer», maugrée l'universitaire Raphaël Draï, grand érudit biblique, quand il évoque les rassemblements de masse autour de Sitruk. Les tenants d'une confrontation avec le monde sont avec Bernheim. Et même Simone Veil, conscience laïque des juifs de France : «Pour l'image du judaïsme français et parce que je ne me sens pas représentée par le rabbin Sitruk, je soutiens Gilles Bernheim, affirme-t-elle. D'ailleurs, si je devais devenir religieuse, je le deviendrais grâce à lui !»
Flatteur, mais ambigu. En 1994, Gilles Bernheim s'était fait enfermer dans une équation impossible : le rabbin ashkénaze, un Allemand froid en somme, soutenu par les non-religieux ! Cette année, c'est plus complexe. L'usure du pouvoir joue contre Joseph Sitruk. «Il frôle le népotisme en voulant se représenter à tout prix, dit l'ancien président du Crif Roger Cukierman. Moi, j'ai arrêté après deux mandats.» Des communautés de province, majoritairement séfarades et traditionalistes, ont basculé. Et Bernheim met l'accent sur l'authenticité du judaïsme. «On a décidé de soutenir Bernheim à la quasi-unanimité de nos cercles, dit Raphaël Haddad, président de l'Union des Etudiants juifs de France. Il veut ramener le judaïsme à sa réalité : l'étude, l'éthique, et un message au monde.» Réflexe d'intello ? «Je suis tunisien, mon père tient un fast-food cacher, je suis pratiquant et je suis pour Bernheim. Laissez tomber les clichés !» Dimanche dernier, pour relancer la machine de «Jo», Michael Abizdid avait organisé une grande fête autour de son héros au Zénith de Paris. Au même moment, Bernheim animait une journée d'études dans une synagogue parisienne sur «La survie du peuple d'Israël».

(1)NOA-Oser le dire : 01-47-07-39-55.
(2) "Le rabbin et le cardinal" (Stock, 2008)
(3) "Chemin faisant" (Flammarion, 1999)

 

Claude Askolovitch, Alain Chouffan
Le Nouvel Observateur

 

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