Zone de Marcel Dubé

1 12 2009

Dans les années 50, le Québec est plongé dans une grande noirceur culturelle et politique. L’implantation d’un théâtre professionnel et le développement d’une dramaturgie propre au Québec semble donc essentiel à la survie d’un peuple assujettis à une tradition ecclésiastique pesante. Dès lors, des écrivains tels que Marcel Dubé ou Gratien Gélinas dénoncent sur les scènes québécoises des enjeux traditionnels et politiques cruciaux  où « l’homme et la femme d’ici » sont les protagonistes principaux. Ainsi, le public se familiarise avec la scène et se diversifie, la fréquentation des salles augmentent rapidement. L’état préoccupé par l’identité nationale considère désormais le théâtre comme une institution culturelle et doit soutenir son développement. Le 23 janvier 1953, lors du Festival Dramatique de l’Ouest du Québec, la pièce Zone de Marcel Dubé voit le jour dans les débuts de ce foisonnement théâtral et culturel. Au-delà du discours politique sur la place des jeunes dans notre société, l’auteur lie étroitement le destin individuel de ses personnages au destin collectif, l’impuissance personnelle expliquant l’impuissance collective. Ainsi, le caractère social de Dubé établit les bases d’une dramaturgie naissante montrant de ce fait l’importance de son discours. Une écriture qui, même aujourd’hui, est d’une actualité troublante. La pièce de Dubé décrivant ainsi un phénomène social grandissant ; la révolte d’une jeunesse en crise. Cette révolte se traduit aujourd’hui de façon radicale avec l’apparition des gangs de rue où le groupe devient la seule famille d’une jeunesse désœuvrée.

Marcel Dubé est un auteur qui jette les bases d’une dramaturgie québécoise par la création d’œuvres nationales et originales en tout cas personnelles et distinctes de celles des modèles que nous proposent les grandes littératures étrangères. Né à Montréal le 3 janvier 1930, cet auteur remporte dès l’âge de 19 ans le second prix au concours littéraire de l’A.C.J.C. avec les poèmes de son recueil Couleurs des jours mêlés (1949). Deux années plus tard, il participe activement à la création d’une troupe de théâtre, mais l’entreprise se soldera par un échec avec la pièce Le bal Triste qui dénonçait la réalité des femmes des années 50 au Québec. Vers 1953, Marcel Dubé reçoit une bourse du ministère du Bien-Être et de la Jeunesse pour se rendre à Paris où il découvre les écoles  ainsi que les théâtres français. Mûri par ce voyage, il commence à écrire pour Radio-Canada et établit vite son statut d’écrivain vedette pour cette chaîne. De 1951 à 1968, à la télévision comme au théâtre, écrivant des téléromans et des télé-théâtres, son univers fictionnel se développe et se fixe pour donner naissance à de nombreux sujets destinés aux scènes québécoises.

En relation directe avec le milieu social que Marcel Dubé décrit dans ses œuvres, deux périodes resurgissent de son travail. De 1951 à 1960, l’auteur met en scène  la classe ouvrière qui aspire à une vie meilleure. Se sentant démunie, désabusée et assujettie à leur pauvre sort, les personnages de cette période de Dubé ne réussissent pas à se sortir de leur malheur, sauf pour Florence (1960) qui se libère de l’emprise familiale et devient dès lors une figure importante de la nouvelle génération de femmes des années 50. L’écriture de Marcel Dubé est ainsi toujours en symbiose avec le contexte du québécois moyen des années de Duplessis. À partir de Bilan (1961), le monde de la scène bourgeoise d’affaires est ciblé par l’écriture de l’auteur. Les protagonistes de ces pièces décrivent ces hommes aux immenses pouvoirs monétaires qui sont anéantis par leur entourage et surtout par leurs femmes de façon virulente et à la mesure de la déception qu’ils ont engendrée chez leurs pairs.

Dramaturge considéré comme réaliste, il sera cependant attiré par le côté poétique au théâtre. D’abord, de façon très humble, authentique et quotidienne dans la pièce Zone (1960) et davantage poétique dans Le Réformiste (1977). Son rapport au langage et à la façon d’abordé les multiples thèmes découlant de son œuvre change tout au long de sa carrière. Au départ, il délaisse le français universel pour donner un caractère plus proche aux protagonistes qu’il porte sur la scène. Toutefois, ces dialogues n’insistent pas trop sur la langue courante au Québec, mais cette approche demeure d’avant-garde pour ce temps. Dans la deuxième période de son œuvre, Dubé fait un retour vers le français normatif et universel, le ton de son écriture change aussi. D’une écriture simple, touchante et d’une parole qui n’effleurait pas toujours la réelle conscience des personnages, Marcel Dubé impose maintenant des affrontements impitoyable qui font état de la total conscience des protagonistes ce qui était contre la tendance de ce temps où l’on évitait les dialogues ouverts et les conflits directes. Pour cette fracture dans ses réalisations artistiques, Dubé explique par lui-même : [1]« Le langage du peuple. Celui que tout le monde comprenait, les mots simples, concrets et quotidiens, agencés de telle manière que personne ne pourrait demeurer sourd ». Vers 1960, il prend conscience que ses œuvres sont difficilement exportable et il saisi que « la langue est une condition déterminante, primordiale et indispensable de notre survivance. » Il réalise donc « la nécessité d’apprendre à écrire en français. »   Le but et le rêve visés étant de doté le Québec d’une forme de tragédie presque international, mais propre à la nation québécoise.

Dans cette visée, Dubé laissera tomber la télévision pour se consacrer entièrement au théâtre et fonder une dramaturgie classique avec une action plus dense comme dans ses premières pièces. Dans les années 60, Dubé connaîtra une forte résistance de la part de ses pairs pour son choix d’un langage plus universel. La plus jeune génération revendiquant l’usage du joual en littérature avec Michel Tremblay et ses merveilleuses Belles-Sœurs (1965). Même s’il nage à contre-courant, Marcel Dubé est alors emporté par la vague.

L’œuvre de Marcel Dubé a défini la dramaturgie québécoise à un tel point que pendant plusieurs années le théâtre québécois signifiait implicitement théâtre réaliste. Dans le mouvement de cette pensée réaliste, la fonction référentielle pour Marcel dubé dans ses écritures est primordiale. Il fait appel à des lieux communs généralement urbains et populaires, mais aussi à une rupture avec les valeurs traditionnelles de l’époque de Duplessis. Cette esthétique que s’impose Dubé a une fonction sociale, l’auteur vise une reconnaissance et une identification collective du peuple québécois. Ces valeurs deviendront fondamentales dans l’esprit québécois des années 70 avec l’arrivée des indépendantistes politiques. L’urgence de dire [2]« l’homme d’ici » est à la source de l’œuvre de Dubé se donnant pour tâche d’édifier la première œuvre dramatique propre au Québec.

La pièce Zone(1960) se mérite plusieurs prix à la création dont les trophées Calvert et Arthur B. Wood au concours régional du festival dramatique, lors duquel Monique Miller (Ciboulette) et Raymond Lévesque (Moineau) remportent les prix d’interprétation chez les comédiens français. Suite à ce succès, Zone demeure en salle pour deux semaines supplémentaires au Théâtre des Compagnons. Puis, la pièce est montée dans une adaptation de l’auteur à Londres et une autre adaptation de 45 minutes voit le jour dans le cadre d’un enregistrement pour le Service International des Antilles et pour le Service d’Amérique latine. En France, quelques extraits sont transmis sur les ondes courtes. Au cours de l’été 1960, la pièce est à l’affiche dans les différents Festivals d’art de Montréal ainsi qu’à Sainte-Adèle. Enfin, la pièce est portée au Radio-Théâtre canadien à l’automne.

Dans la pièce Zone (1960), Marcel Dubé met en scène un groupe de jeune qui tente de tirer profit de la contrebande de cigarettes. Cependant, leur engagement envers leur chef sera mis à rude épreuve lorsque leur magouille sera dévoilée au grand jour. Selon Dubé, le nœud de la pièce réside dans sa tragédie quotidienne et humaine, il écrit dans une courte préface : [3] « Les cinq adolescents de Zone (…) portent en eux les thèmes et les drames qui composent le paysage humain et lunaire de la vie. (…) Au premier regard, ils n’ont rien de tragique. Leurs allures quotidiennes nous détourneraient facilement d’eux, mais comme ils se demandent devant nous pourquoi ils vivent, leurs dialogues et leurs gestes nous poussent à la compréhension et peut-être à la pitié. »   Cette pièce relate un comportement humain propre aux adolescents et aux jeunes adultes qui à cause de certains facteurs, comme la pauvreté, les difficultés d’adaptation, les familles désunies et le manque d’autorité parentale, ainsi que le décrochage scolaire fuient le nid familial pour se regrouper en bande. De ce fait, La bande remplace la famille, c’est l’occasion de jouer un rôle, d’être quelqu’un, d’y sentir une chaleur affective, de vivre un sentiment de sécurité et de solidarité apaisant l’inquiétude et l’anxiété. Les membres sont présents, ils soutiennent et écoutent sans juger. Chacun veille sur l’autre et peu importe ce qui arrive, le groupe sera une des dernières choses que le jeune remettra en question. D’ailleurs, l’enjeu de la pièce tourne autour de la fidélité d’un des membres du groupe (Passe-partout) qui, par jalousie, tente de faire tomber le chef de la bande (Tarzan). Le phénomène ne diffère que très peu entre les bandes des années 50 et ceux d’aujourd’hui. À ce moment, les gangs étaient un phénomène de «blancs», la contrebande était le lien entre les délinquants. De nos jours, le phénomène a surtout une connotation de confrontation de territoires et d’ethnies. Selon la S.P.V.M., [4]« Un gang de rue est un regroupement plus ou moins structuré d’adolescents ou de jeunes adultes qui privilégient la force de l’intimidation du groupe et la violence pour accomplir des actes criminels dans le but d’obtenir pouvoir et reconnaissance et/ou de contrôler des sphères d’activités lucratives ».  Le Service de Police de la ville de Montréal établit trois types de  gangs de rue : La bande de jeune, le Gang émergeant et le Gang majeur. La bande de jeune étant un groupe d’adolescent qui fait entrave à la justice avec des infractions mineures comme le vandalisme. Le Gang émergeant est davantage violent et les membres ont pour modèles les groupes officiels, ils sont souvent recrutés par les Gangs majeurs, les membres sont impliqués dans des guerres de territoires et font du taxage. Les Gang majeurs, pour leur part, sont des regroupements qui commettent des délits violents et ciblés, ainsi que des infractions majeures. Habituellement, les jeunes garçons sollicitent les gangs pour en devenir membres alors que les filles sont le plus souvent recrutées. L’adhésion à un gang de rue est attrayante pour certains jeunes plus vulnérables parce qu’il répond à leurs besoins. 

La pièce de Dubé traite aussi d’un phénomène majeur dans la vie d’un adolescent  qui est implicitement présenté dans Zone ; l’identification a un groupe. La trame narrative de la pièce fait état de cette quête identitaire lorsque le chef de la bande demande aux membres du groupe à quel point ils sont solidaires et unis. Pour réussir leur coup, ils doivent compter les uns sur les autres. Cependant, Passe-partout, ne se considérant pas comme un membre à part entière, trahit leur chef pour son compte personnel. La quête identitaire à l’adolescence, hors du contexte familial, est un phénomène naturel dans l’évolution de l’homme, une tendance essentielle pour trouver sa place comme individu dans la société. L’adhésion (à différent niveau) à un groupe, criminalisé ou non, semble donc nécessaire pour se forger, se construire. L’affirmation de l’identité du groupe passant par la confrontation avec les valeurs traditionnelles, le groupe devant être anticonformiste pour montrer sa différence et s’établir comme étant unique et à part entière. Cette thématique après très moderniste dans la mesure où cette quête identitaire n’apparait que lorsque le modèle familial traditionnel explose, où la rupture avec le monde religieux s’impose. À ce moment, l’homme se retrouve sans base, il ne sait plus d’où il vient et où il va, rejoindre un groupe et s’identifié à ses pairs devient donc une source de sécurité et de valorisation en dehors des religions ou de la famille.         

En définitive, Marcel Dubé offre dans Zone une vision réaliste et percutante d’une société en plein changement. Encore aujourd’hui, cet auteur des années 50 brûle d’actualité par les thèmes et les enjeux abordés par sa plume intemporelle. Le caractère social de son œuvre reflétant l’individu face à la société et vice-versa assure la pertinence de ses écrits. Dubé traite du phénomène grandissant, même aujourd’hui, qui est celui de l’exode des jeunes du milieu scolaire et familial vers les regroupements criminels et vers une « nouvelle famille » unis par des valeurs et des buts communs. Le besoin d’identification à un groupe et l’éclosion du noyau familial ne sont que quelques facteurs qui engendrent ce désordre social. Par sa langue et par son écriture, l’écrivain transporte le spectateur dans un univers troublant de vraisemblance, tout en gardant un caractère poétique et imagé. Les thèmes devenant ainsi implicite et donc plus frappant puisqu’ils sont abordés de façon sensible. Si le théâtre est le reflet de la société porté à la scène, il faut avoir espoir que Zone ne sera plus jouée d’ici 20 ans, le problème des gangs criminalisés dans nos rues et le désœuvrement de la jeunesse de demain étant ainsi réglé pour de bon. Pour l’instant, Zone a connue un grand succès auprès des adolescents lorsque la pièce a été présentée  en ouverture de saison au Théâtre Denise-Pelletier en 2005.

Bibliographie

Dubé, Marcel. Zone. 1968. Montréal : Leméac éditeur, 152 p.

Bourassa, Maurice. L’idéologie dans la cellule de Marcel Dubé. 1980. Montréal : Édition Presses de l’Université du Québec, 127 p.

Laroche, Maximilien. Marcel Dubé. 1970. Montréal : Coll. Écrivain canadiens d’aujourd’hui, édition Fides, 191 p.

Simoneau, Guy. 1996. Marcel Dubé : aimer, écrire. Cinéma libre, Montréal 1 vidéocassette  VHS (55 min) son, couleur.

Bernard, Jean-Pierre. 2000. Le lien groupal à l’adolescence. Paris : Coll.  « Inconscient et culture », édition Dunos. 244p.

Esterle-Hedibel, Maryse. La Bande, le risque et l’accident. 1997. Paris; Montréal : Coll. « Logiques sociales », édition L’Harmattan, 260p.

Mathews, Frederick. Les bandes de jeunes vues par leurs membres. 1993. Ottawa : Édition Ottawa Solliciteur général du Canada, 126p.

Mourani, Maria. La face cachée des gangs de rue. 2006. Montréal : Édition de l’Homme, 211p.

Barreau, Jean-Claude. Bande à part : pour en finir avec la violence. 2003. Paris : Édition Plon, 215p.

Munzeck, Pathy. Le mal être des cités. 2005. Paris : Édition Colomiers, 112 p.

Greffard, Madeline et Sabourin, Jean-Guy. Le Théâtre québécois. 1997.  Montréal : édition Boréal, 122 p.


[1] Greffard, Madeline et Sabourin, Jean-Guy. Le Théâtre québécois. 1997.  Montréal : édition Boréal, p. 66.

2 Greffard, Madeline et Sabourin, Jean-Guy. Le Théâtre québécois. 1997.  Montréal : édition Boréal, p. 67.

[3] Dubé, Marcel. Zone. 1968. Montréal : Leméac éditeur,  p. 7

[4] Définition générale, validée en 1991 par le Service canadien de renseignements criminels et révisée en 2003 conjointement avec le ministère de la Sécurité publique du Québec.


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