Juin 2005 La Revue Maritime N° 472
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Trafalgar, deux siĂšcles aprĂšs
Perdu dans la tourmente de lâHistoire,
le Bucentaure, vaisseau-amiral français
Ă Trafalgar
Henri LachĂšze
Ancien diplomate et historien
Le 22 octobre 1805, le lendemain de la défaite de la flotte combinée franco-espagnole
au large du Cap Trafalgar, le vaisseau-amiral français Bucentaure, qui tentait de rejoindre
Cadix, se jetait sur les roches de la pointe de San-Sebastian et ne put ĂȘtre relevĂ©. Ainsi se
terminait la brĂšve carriĂšre dâun superbe vaisseau au nom Ă©nigmatique qui curieusement nâa
laissé que peu de trace aprÚs lui, que ce soit sous la forme de tableau ou de croquis, et dont
finalement nous savons peu de choses. Pourquoi ce vaisseau est-il entouré de mystÚre comme
sâil avait quelque lourd secret Ă cacher Ă la face du monde ? Ă moins que ce ne soit quelque
honte et que son nom mĂȘme ne soit injustement considĂ©rĂ© comme un affront Ă quelque orgueil
blessé ?
Mais câest justement cet ostracisme, dont les raisons peuvent paraĂźtre obscures, qui
explique la fascination exercée par le Bucentaure.
Pourquoi soudain le nom Bucentaure dans la marine française ?
Et cette fascination commence avec ce nom tout Ă fait inhabituel que jamais un bateau
français nâa portĂ© avant lui et que bien peu porteront aprĂšs.
Une explication de ce mot mystĂ©rieux semble ĂȘtre corroborĂ©e par la figure de proue
qui dĂ©corait le navire et reprĂ©sentait un Centaure, ĂȘtre fabuleux mi-homme, mi-cheval. Les
Centaures Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des ĂȘtres malfaisants et brutaux avec lesquels HĂ©raclĂšs
eut maille à partir et qui entre autres méfaits vinrent troubler les noces de Pirithoos, roi des
Lapithes. Le plus cĂ©lĂšbre dâentre eux est Chiron qui instruisit Achille. Il faut bien avouer que
choisir ce nom pour un vaisseau est pour le moins curieux, mĂȘme si on admet que la syllabe
Bu, prĂ©cĂ©dant le nom de Centaure pourrait ĂȘtre une rĂ©fĂ©rence au cheval dâAlexandre le Grand,
Bucéphale, que seul Alexandre avait pu dompter et qui fut tué au combat. Alexandre fit
célébrer des funérailles grandioses en son honneur et fonda sur son tombeau la ville de
Boukephalia. VoilĂ qui dĂ©jĂ semble plus appropriĂ© pour un vaisseau de la marine dâun
Empereur ! Ne mentionnons surtout pas que certains pourraient tout simplement penser que le
mot viendrait du Grec bous (taureau) et de centaure, câest-Ă -dire que le nom serait une
rĂ©fĂ©rence Ă un centaure Ă corps de taureau. Ă choisir, le cheval Ă©tant tout de mĂȘme la plus
noble conquĂȘte de lâhomme, nous opterions sans hĂ©sitation pour lâĂ©lĂ©gante hypothĂšse de
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la combinaison du cheval dâAlexandre et de lâĂȘtre mythologique mi-homme mi-cheval si
tout simplement cette explication tenait la route.
Puisque nulle explication ne peut ĂȘtre trouvĂ©e dans de quelconques annales maritimes
françaises sur lâorigine du nom de ce navire au destin tragique, tournons-nous vers nos
adversaires de Trafalgar pour lesquels tout ce qui touche Ă la mer et Ă la marine quâelle soit
anglaise, espagnole, hollandaise ou française mĂ©rite dâĂȘtre archivĂ©, Ă©tudiĂ©, analysĂ© et dont les
annales maritimes sont une vĂ©ritable mine lorsquâon veut Ă©tudier des faits concernant des
navires français ou des combats auxquels ils ont pu prendre part. Câest ainsi que dĂšs
novembre 1805, câest-Ă -dire moins dâun mois aprĂšs la disparition du Bucentaure, une lettre
envoyĂ©e Ă lâĂ©diteur de la revue maritime anglaise The Naval Chronicle, sâinterrogeait sur
lâorigine du mot Bucentaure « dont on ne peut trouver rĂ©fĂ©rence dans la plupart des
dictionnaires disponibles actuellement ».
« Le Bucentaure », continue le correspondant du Naval Chronicle, « Ă©tait Ă lâorigine
une galéasse ou grande galÚre du doge de Venise, ornée sur chaque bord de fines colonnes et
dorĂ©e de la poupe Ă la proue. Quant au nom, les Anciens donnaient le nom de centaures Ă
certains trĂšs gros navires qui portaient Ă la proue la reprĂ©sentation dâun Centaure. Et certains
pensent que la galĂ©asse de Venise sâappelait Bucentaure, comme pour signifier un grand
Centaure, la particule bu placée devant les mots, signifiant grand en Grec. »
Mais au musĂ©e naval de Venise, câest une autre Ă©tymologie qui est donnĂ©e. Le mot
Bucintoro selon les historiens de ce musée aurait certes une origine incertaine, mais pourrait
venir dâune embarcation mĂ©diĂ©vale Ă plusieurs rames, le bucio ou bucin. Comme la galĂšre du
Doge Ă©tait couverte dâor, au mot bucio se serait ajoutĂ©e lâexpression di oro, donnant le mot
unique bucintoro.
On le voit, les explications ne manquent pas, toutes plus séduisantes les unes que les
autres, mais ce qui semble encore plus Ă©tonnant que lâĂ©tymologie, câest la raison pour laquelle
on voit soudain, un vaisseau français porter ce nom prestigieux. Pour essayer de résoudre
lâĂ©nigme, retournons Ă Venise et au Bucintoro.
Ă partir de lâan 1000, sous le doge Pietro Orseolo et pour fĂȘter la soumission de la
Dalmatie, la coutume avait été établie que le doge, accompagné par les autorités de la ville, le
clergĂ© et le peuple devaient se rendre, le jour de lâAscension, jusquâau port du Lido pour
assister à la bénédiction de la Mer Adriatique.
En 1177, le pape Alexandre III, afin de remercier Venise de lâavoir aidĂ© Ă conclure la
paix avec lâempereur FrĂ©dĂ©ric I
er
Barberousse, donna au doge un anneau nuptial qui
symbolisait son pouvoir sur la mer, une mer qui devait lui ĂȘtre soumise comme une jeune
Ă©pouse lâest Ă son mari.
Le Sénat vénitien décida de renouveler chaque année cette cérémonie des
« Ă©pousailles de la mer », le jour de lâAscension et dĂ©crĂ©ta la construction dâune galĂšre
triomphale, sculptée et dorée dans toutes ses parties. Chaque année donc, le doge
sâembarquait Ă bord de la galĂšre, suivi par les autoritĂ©s et les ambassadeurs. Lui-mĂȘme prenait
place Ă lâarriĂšre de la galĂšre et une fois au large, jetait Ă la mer lâanneau bĂ©ni dâune valeur de
6 ducats en prononçant les mots rituels : « Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique
dominii.
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» Et la mer obĂ©issait Ă Venise jusquâĂ lâannĂ©e suivanteâŠ
Et elle le fit, ou du moins la cérémonie des « épousailles de la mer » fut respectée
jusquâĂ cette annĂ©e 1797 oĂč les Français occupĂšrent Venise et dĂ©truisirent le Bucintoro,
mettant fin Ă la suprĂ©matie vĂ©nitienne sur lâAdriatique. Les superstructures furent brĂ»lĂ©es sur
lâĂźle de San Giorgio aprĂšs en avoir rĂ©cupĂ©rĂ© lâor, la coque, elle, ayant Ă©tĂ© conservĂ©e et
transformée en prison flottante. Triste fin pour cet emblÚme de la République aristocratique
millénaire !
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Mer, nous tâĂ©pousons en signe de souverainetĂ© positive et perpĂ©tuelle.
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Le Bucentaure, vaisseau-amiral français
Le symbolisme de la « mer soumise », avait de quoi séduire Bonaparte qui savait
quâil aurait besoin de toute lâaide possible, mĂȘme magique, pour dominer les vagues et
les puissances qui lui contestaient cette suprématie.
En tous les cas, il peut difficilement sâagir dâune coĂŻncidence si le beau navire que les
ateliers de Toulon mettent en chantier en 1802 porte le nom de la belle galÚre vénitienne.
Câest un deux-ponts de 80 canons type 1787 construit, comme tant dâautres Ă cette Ă©poque,
selon les plans de lâingĂ©nieur en chef des chantiers navals Jacques-NoĂ«l SanĂ©. Ces vaisseaux
représentaient ce qui se faisait de mieux dans la construction navale, au point que les Anglais
que lâon peut considĂ©rer comme de fins connaisseurs en la matiĂšre, ont pu dire que les
meilleurs vaisseaux de leur flotte avaient été construits par des Français et en particulier par
lâingĂ©nieur SanĂ©, faisant bien entendu rĂ©fĂ©rence aux navires français capturĂ©s au cours des
combats.
Ce vaisseau dĂ©cidĂ©ment nâest pas comme les autres, comme si tout se conjuguait pour
quâil soit entourĂ© de mystĂšre. Par exemple, sâavise-t-on de vouloir connaĂźtre les principales
caractéristiques de ce bùtiment comme voulut le faire Monsieur R.M. Smith de Cleadon
Village prÚs de Sutherland en Angleterre en écrivant au musée de la marine le 27 février
1961 ? La lettre du 2 mars 1961 écrite en réponse à ce courrier par le capitaine de vaisseau
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qui occupait Ă lâĂ©poque les fonctions de directeur des MusĂ©es de la Marine est Ă©loquente
quant au peu de documents dont on dispose concernant un navire qui fut le navire amiral de la
flotte française en 1805 : « Monsieur, nous nâavons ni les plans, ni la maquette du Bucentaure
de 80 canons qui porta la marque de lâAmiral Villeneuve, mais nous possĂ©dons des
documents qui permettent de retrouver les principales caractéristiques de ce bùtiment⊠»
Et la lettre continue en Ă©numĂ©rant des navires qui nâont pas connu la gloire du
Bucentaure mais dont le musée de la Marine a conservé des traces, comme le Robuste, le
Friedland, le Tonnant, lâIndomptable, le Sans Pareil, eux aussi construits selon les plans de
SanĂ© et possĂ©dant plus ou moins les mĂȘmes caractĂ©ristiques que le Bucentaure.
Le Robuste avait 58 m 47 de rĂąblure en rĂąblure Ă la flottaison, 15 m 58 de largeur hors
bordage et portait 30 canons de 36 Ă la 1
e
batterie et 32 de 24 Ă la 2
e
batterie. Son grand mĂąt
avait une hauteur de 37 m, son mĂąt de misaine de 33 m 96.
Les vaisseaux français, aussi bien que les vaisseaux anglais dâailleurs, Ă©taient peints
en jaune et noir. Mais, alors que sur les vaisseaux anglais les volets de sabord Ă©taient peints en
noir, les mùts en noir et jaune, les vaisseaux français, eux, avaient les volets de sabord de
couleur jaune et leurs mĂąts Ă©taient peints en blanc et noir.
Le Bucentaure était en fait un vaisseau de 74 canons amélioré, mais en conservait
toutes les qualités essentielles en particulier sa maniabilité et sa trÚs grande stabilité. Son
armement avait Ă©galement Ă©tĂ© renforcĂ©, puisquâen plus des 80 canons de ses batteries, il
portait 6 caronades de 36.
Le Bucentaure devait ĂȘtre un trĂšs beau navire avec sa figure de proue reprĂ©sentant la
figure mythique dâun centaure et sa poupe richement sculptĂ©e et dĂ©corĂ©e abritant la chambre
de lâamiral de la flotte et celle du capitaine. Nous nâavons que trĂšs peu de renseignements sur
lâartiste qui exĂ©cuta, dans la note de lâĂ©cole de Puget, la figure de proue. Ce que lâon sait câest
que chaque chantier naval avait son Ă©quipe de sculpteurs sur bois dont la tĂąche Ă©tait de rendre
les vaisseaux aussi superbes que possible puisquâils devaient reprĂ©senter dans tous les ports
du monde, la puissance et la munificence des souverains auxquels ils appartenaient.
2
CV (r) Vichot. Ndlr.
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Quoi quâil en soit, dĂšs sa conception, le Bucentaure avait une vocation de vaisseau-
amiral et câest comme tel quâil fut choisi par le vice-amiral La Touche-TrĂ©ville lorsquâil prit
le commandement de la flotte de Toulon.
Le grand rĂȘve et la mauvaise fortune
Lâamiral La Touche-TrĂ©ville Ă©tait un remarquable marin, sans doute le meilleur
officier supĂ©rieur de la Marine française Ă lâĂ©poque. Il avait dĂ©jĂ livrĂ© bataille Ă Nelson et
lâavait repoussĂ© de Boulogne quâil menaçait. Aussi NapolĂ©on nâavait-il pas hĂ©sitĂ© Ă le charger
de mettre en Ćuvre le plan audacieux quâen cette annĂ©e 1804, il avait conçu avec son ministre
DecrĂšs, pour mettre un terme Ă la rĂ©sistance de lâAngleterre. Il sâagissait ni plus ni moins que
dâenvahir lâAngleterre. Pour rĂ©aliser ce rĂȘve grandiose, il fallait avoir la maĂźtrise de la
Manche pendant 36 heures, au plus 48 heures. La tùche pour la Marine française était claire :
à défaut de vaincre la flotte anglaise qui, placée sous le commandement de Nelson, lui avait
infligĂ© la dĂ©route navale dâAboukir, il fallait lâĂ©loigner du dĂ©troit du Pas-de-Calais, pendant le
temps nĂ©cessaire au dĂ©barquement de la flotte dâinvasion.
Une fois le champ libre, « lâarmĂ©e dâAngleterre » que lâon appelait
Ă©galement « lâarmĂ©e des cĂŽtes de lâOcĂ©an » qui attendait, massĂ©e au Camp de Boulogne,
pourrait embarquer dans la flottille de chaloupes canonniĂšres sous les ordres du trĂšs capable
amiral Eustache Bruix, traverser la Manche et débarquer en Angleterre.
Afin de leurrer la flotte anglaise, La Touche-Tréville devait attirer la flotte anglaise au
loin aux Antilles pour crĂ©er une diversion et revenir ensuite Ă toutes voiles sur lâEurope avec
la flotte alliĂ©e et espagnole de Gravina jointe Ă Cadix, en ralliant celle de lâamiral Ganteaume
bloquĂ©e jusque-lĂ Ă Brest. Ces jonctions successives porteraient lâeffectif de la flotte française
Ă 50 vaisseaux dont lâapparition dans le dĂ©troit du Pas-de-Calais couvrirait et protĂšgerait la
traversĂ©e du dĂ©troit et empĂȘcherait Nelson de couper la communication avec le continent.
On le voit, ce plan grandiose nécessitait un chef capable de charisme pour motiver ses
capitaines, dâaudace et dâesprit de dĂ©cision. Il devait bien sĂ»r ĂȘtre persuadĂ© de la rĂ©ussite de
ce plan.
Premier coup du sort : le 14 aoĂ»t 1804, lâamiral La Touche-TrĂ©ville meurt dâune crise
cardiaque Ă bord du Bucentaure. Signe avant-coureur de lâorage qui sâamoncelle Ă lâhorizon !
Qui allait succéder à ce chef malencontreusement éliminé ? Et le deuxiÚme coup de la
mauvaise fortune voulut que tous les amiraux qui auraient eu les qualités requises pour
prendre la relÚve étaient soit déjà affectés à un commandement important, soit ne jouissaient
pas de la faveur de lâEmpereur. Câest ainsi que Ganteaume, Trugent, Bruix furent Ă©cartĂ©s et
que Decrés, le ministre de la Marine put choisir son ami, Villeneuve à qui furent conférés en
mĂȘme temps que la mission dont avait Ă©tĂ© chargĂ© La Touche-TrĂ©ville avant lui, le grade de
vice-amiral et la croix de Grand Officier de la LĂ©gion dâHonneur.
Jean-Baptiste Sylvestre de Villeneuve avait combattu Ă Aboukir oĂč il commandait le
vaisseau de 80 canons Guillaume Tell Ă lâarriĂšre-garde de la flotte française. Il avait rĂ©ussi Ă
sâĂ©chapper de la bataille, accompagnĂ© dâun autre vaisseau de ligne et de deux frĂ©gates et Ă
trouver refuge Ă Malte. Depuis, NapolĂ©on en parlant de lui, faisait rĂ©fĂ©rence à « lâhomme qui a
de la chance », bien que sâĂȘtre Ă©chappĂ© sans avoir combattu puisse difficilement ĂȘtre assimilĂ©
Ă un acte de bravoure. Quoi quâil en soit, il avait rĂ©ussi Ă se forger une rĂ©putation dâhabile
tacticien et accepta avec enthousiasme la promotion, la Grand croix et la responsabilité. «
Toute pensée touchant aux difficultés de la tùche à entreprendre fut écartée, pour ne laisser
la place quâaux espĂ©rances de gloire. » Ă©crit DecrĂšs.
Mais Villeneuve ne possédait pas la détermination et la foi en son étoile que doit
possĂ©der tout meneur dâhommes. Tout au long de cette campagne, il passera son temps en
tergiversations et Napoléon finira par dire : « Je crois que cet amiral ne sait pas
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commander. » Pourquoi nâa-t-il pas Ă©tĂ© remplacĂ© tant quâil Ă©tait encore temps ? Peut-ĂȘtre
DecrĂšs nâavait-il personne Ă proposer Ă NapolĂ©on ? Ou bien NapolĂ©on qui ne connaissait rien
aux choses de la mer, ne pouvait souffrir quelquâun qui lui tenait tĂȘte et donc avait du
caractĂšre, câest-Ă -dire le type dâhomme quâil aurait fallu pour exĂ©cuter le plan hors des
sentiers battus conçu par lâEmpereur.
Bref, le 19 décembre 1804, Villeneuve arrive à Toulon et hisse son pavillon sur le
Bucentaure et dÚs lors le sort du beau navire est scellé. Son capitaine est depuis le 15 fructidor
an XI (2 septembre 1803), le capitaine Jean-Jacques Magendie, né à Bordeaux le 21 mai
1776. Câest un marin aguerri qui a dĂ©jĂ rencontrĂ© les Anglais dans cinq combats de mer et il a
déjà été fait prisonnier deux fois. Un record qui sera porté à cinq fois dans les années à venir !
Câest La Touche-TrĂ©ville qui le propose au grade de capitaine de vaisseau le 26 aoĂ»t 1803. Le
6 fĂ©vrier 1804 il est nommĂ© Chevalier de la LĂ©gion dâHonneur. Câest un bon marin et le
commandement du Bucentaure est pour lui une trĂšs belle promotion.
VoilĂ donc le Bucentaure prĂȘt Ă participer Ă une campagne qui peut changer (et
changera, mais pas dans le sens souhaitĂ© par les Français !), le cours de lâHistoire. Lâamiral
qui tient entre ses mains tant de pouvoir est prĂȘt « Ă exĂ©cuter les ordres de lâEmpereur Ă la
lettre ».
En exécution de ce plan audacieux, le vaisseau-amiral le Bucentaure prend la mer
avec lâescadre le 30 mars 1805. Ă bord de lâescadre se trouvaient 6 330 hommes de troupes
sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Lauriston, aide de camp de lâEmpereur, chargĂ© de surveiller
lâexĂ©cution des instructions donnĂ©es Ă Villeneuve en qui lâEmpereur nâavait pas entiĂšrement
confiance.
Ces troupes encombraient les ponts. Villeneuve nâavait aucune confiance en ses
Ă©quipages quâil trouvait fort infĂ©rieurs aux Ă©quipages anglais et de ce que les Français avaient
Ă©tĂ© jadis au temps de la guerre dâAmĂ©rique. Il se plaignait Ă©galement de ses navires dont
plusieurs marchaient lentement, de lâinexpĂ©rience de ses Ă©quipages, des dĂ©fauts de
lâarmement.
Nelson cherche lâescadre française sur les cĂŽtes de Sardaigne puis plus tard au fond du
golfe du Mexique alors quâelle franchit le dĂ©troit de Gibraltar. Villeneuve nâayant pu joindre
lâescadre de Missiessy qui Ă©tait arrivĂ© le premier aux Antilles et Ă©tait dĂ©jĂ retournĂ© Ă
Rochefort, sâĂ©tait prĂ©sentĂ© Ă Cadix oĂč il avait ralliĂ© Gravina et sa division de six vaisseaux et
sâĂ©tait dirigĂ© vers la Martinique. Ne trouvant pas Missiessy et son escadre de Rochefort,
craignant dâĂȘtre rejoint par Nelson sâil prolongeait son sĂ©jour, il mit la voile pour lâEurope.
En arrivant sur la cĂŽte dâEspagne, Villeneuve rencontra lâescadre de lâAmiral Calder prĂšs
du Ferrol et eut avec elle un engagement qui fut relativement heureux. Mais au lieu de
continuer sa route, il revint rĂ©parer ses avaries Ă Cadix oĂč il fut bientĂŽt bloquĂ©.
Le rendez-vous du Bucentaure avec son destin : lâinutile bataille de Trafalgar
Pressé par des instructions venant de Paris qui lui parvinrent dans ce port, il en sortit
avec toute sa flotte le 27 vendémiaire (19 octobre) et le lendemain, prÚs du Cap Trafalgar,
livra la bataille qui décida de la maßtrise des mers pour les cent années à venir.
Mais ce combat acharnĂ© qui mit fin aux rĂȘves dâun Empereur et Ă la brĂšve carriĂšre du
Bucentaure qui sâacheva dans la poudre et le sang dâune farouche rĂ©sistance et se prolongea
par une interminable agonie, était-il vraiment nécessaire ? Ou ne fut-il que la réaction de
lâorgueil blessĂ© de lâamiral Villeneuve ?
En effet, en août, alors que Villeneuve avait trouvé refuge au Ferrol, Napoléon pensait
quâil serait capable de rejoindre la flotte de Ganteaume Ă Brest et faire voiles vers le Pas-de-
Calais. Lâinvasion de lâAngleterre Ă©tait encore rĂ©alisable. Mais la flotte de Ganteaume Ă©tait Ă
nouveau bloquée, Villeneuve avait pris le chemin du Sud, de Cadix, et des nouvelles
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alarmantes Ă©taient parvenues Ă NapolĂ©on : lâAutriche et la Russie se prĂ©paraient Ă sâallier Ă
lâAngleterre contre la France. Les plans de lâempereur durent ĂȘtre modifiĂ©s et lâinvasion de
lâAngleterre remise Ă plus tard. Ă la fin aoĂ»t, la Grande ArmĂ©e quittait le camp de Boulogne
et commença sa longue marche vers lâAllemagne.
Juste avant de quitter Paris pour prendre la tĂȘte de ses armĂ©es, NapolĂ©on envoya de
nouvelles instructions à Villeneuve, celles qui décidÚrent celui-ci à appareiller le
27 vendémiaire (19 octobre).
Ces instructions stipulaient que Villeneuve avec la flotte combinée, devait débarquer
des troupes Ă Naples, afin dâempĂȘcher toute tentative anglaise de renforcer les Autrichiens par
le Sud ; puis il devait rejoindre Toulon. Ces instructions ne pouvaient que satisfaire
Villeneuve qui se voyait confier une mission bien moins délicate que celle de rejoindre le Pas-
de-calais. Il pouvait mĂȘme choisir la date dâappareillage.
Et de nouveau, la mauvaise fortune sâabattit sur la flotte combinĂ©e. En effet,
Villeneuve avait Ă©galement reçu la nouvelle que lâamiral Rosily, venait lui apporter son aide
et ses conseils, mais bien vite, il apprit quâen fait, Rosily avait Ă©tĂ© envoyĂ© Ă Cadix pour
prendre le commandement de la flotte. Rosily était déjà à Madrid et le mauvais hasard des
circonstances voulut quâil fut bloquĂ© lĂ temporairement par une rupture dâamortisseur de sa
calĂšche.
Villeneuve, piquĂ© dans son honneur et se sentant humiliĂ©, dĂ©cida contre lâavis de ses
collĂšgues amiraux français et espagnols et de ses capitaines, dâappareiller et de gagner la
MĂ©diterranĂ©e, mĂȘme au prix de prĂ©senter la bataille Ă Nelson, tant quâil Ă©tait encore
commandant de la flotte.
Le 19 au matin, il sortait de Cadix. La bataille inutile de Trafalgar sâannonçait
inévitable.
La mise Ă mort du Bucentaure
La flotte combinée franco-espagnole allait à la bataille en formation classique en ligne,
mais en raison de lâinexpĂ©rience des Ă©quipages et des difficultĂ©s de transmissions dâordres,
parfois confus, donnĂ©s par Villeneuve, la formation telle quâelle Ă©tait quand les deux colonnes
de Nelson lâabordĂšrent, Ă©tait en rĂ©alitĂ© une ligne en forme de croissant avec dâimportants
espaces entre les vaisseaux ou, certains vaisseaux formant parfois deux ou trois rangs de
profondeur.
La flotte anglaise se présenta en deux colonnes à angle droit de la formation franco-
espagnole, visant à pénétrer la ligne aussi prÚs que possible du vaisseau-amiral et de le
submerger ainsi que les vaisseaux qui lâentouraient. CâĂ©tait une manĆuvre peu orthodoxe qui
plaçait les vaisseaux de tĂȘte des colonnes dans une position oĂč ils ne pouvaient pas retourner
le feu de leurs adversaires. Il fallait donc que cette manĆuvre se dĂ©roule aussi rapidement que
possible. LâexpĂ©rience des Ă©quipages anglais et le tir hasardeux des canonniers français et
espagnols permirent le succÚs de cette opération à haut risque.
à 13 h 30, Villeneuve hissa le signal « Ouvrez le feu » et avant que le Bucentaure ne
disparaisse derriĂšre un Ă©cran de fumĂ©e, il envoya son dernier signal « Tout navire qui nâest
pas en action nâest pas Ă son poste et doit rejoindre son poste pour se trouver rapidement et
aussitÎt que possible au feu. »
Nelson sâĂ©tait dâabord dirigĂ© vers lâavant-garde ennemie puis avait donnĂ© lâordre de
virer pour diriger le Victory et les navires qui le suivaient vers le numéro 12 de la ligne
franco-espagnole. Il cherchait le vaisseau-amiral français dans lâintention de se mesurer Ă lui
en combat singulier, mais il ne put dĂ©couvrir de pavillon signalant un amiral, si ce nâest celui
hissé sur le colossal Santissima Trinidad, un quatre ponts de 140 canons. DerriÚre le
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Santissima, il y avait un français de 80 canons et un autre de 74 canons. CâĂ©taient le
Bucentaure et le Redoutable.
Lâamiral Cisneiros se rendit compte que Nelson avait lâintention de percer la ligne Ă la
hauteur de son navire et du Bucentaure. Il réduisit la voile afin de ralentir le Santissima et de
clore lâespace entre les deux navires amiraux, forçant ainsi le Victory de Nelson de passer
sous la poupe du Bucentaure, ce qui sâavĂ©ra funeste pour le vaisseau français.
Passant sous les Ă©lĂ©gantes fenĂȘtres des chambres du capitaine Magendie et de lâamiral
Villeneuve, richement décorées de scÚnes mythologiques, à la poupe du Bucentaure, le
Victory lùcha une bordée dévastatrice : 50 canons, tirant à double ou triple charge, envoyÚrent
leurs boulets qui firent exploser la poupe, mirent hors de combat 24 canons et blessĂšrent ou
tuĂšrent la moitiĂ© de lâĂ©quipage. On put voir le Bucentaure trembler et il ne se remit jamais de
cette terrible entrĂ©e en matiĂšre. Ă 14 h, son grand mĂąt et son mĂąt de misaine sâabattirent. Puis
les navires anglais Leviathan et Conqueror tirÚrent bordée sur bordée dans les flancs du
vaisseau français.
Villeneuve fit appel au Santissima Trinidad pour lui venir en aide, soit pour le
remorquer, soit pour lui envoyer un canot. Mais le navire espagnol, lui-mĂȘme en plein
combat, ne répondit pas.
Ă 14 h 05, la position du Bucentaure Ă©tait sans espoir. Le capitaine Magendie, dans
son rapport au ministre de la Marine, écrit : « Les gréements arrachés, démùté ras, ayant
perdu tous les hommes sur le pont supérieur, la batterie de 24 entiÚrement détruite et tous les
servants morts ou blessés, les canons de bùbord recouverts par les gréements dans leur
chute, avec 450 morts ou blessĂ©s, nâĂ©tant plus en Ă©tat de se dĂ©fendre, encerclĂ© par cinq
vaisseaux ennemis et sans aucun espoir de secours de personneâŠil nây avait plus de choix. »
Il ajoute que lâamiral Villeneuve nâavait dâautre option que de mettre un terme Ă ce carnage,
afin dâempĂȘcher lâinutile tuerie dâencore plus de braves, ce quâil fit aprĂšs trois heures et quart
de combat et aprĂšs avoir jetĂ© Ă la mer (comme on est loin de lâanneau dâor des doges de
Venise et de la mer soumise !) les dĂ©bris de lâAigle impĂ©rial et tous les signaux du navire.
Lâironie est que le seul officier Ă ne pas ĂȘtre blessĂ© Ă bord du malheureux
vaisseau, fut Villeneuve lui-mĂȘme. Il Ă©tait pourtant demeurĂ© sur le pont pendant tout
lâengagement, cherchant la mort qui ne voulut pas de lui. Il avait tentĂ© de gagner un autre
vaisseau pour continuer la lutte mais tous ses canots étant détruits et aucun navire ne
rĂ©pondant Ă sa demande dâassistance, il ne put y parvenir.
Magendie rapporte comment Villeneuve se plaignit amĂšrement quâau sein du carnage,
il nây ait pas eu une seule balle qui lui soit destinĂ©e. Et avant dâamener ses couleurs et en
guise dâoraison funĂšbre pour un si beau navire, il sâexclama : « Le Bucentaure a rempli sa
tĂąche, la mienne nâest pas encore achevĂ©e. »
Il Ă©tait de tradition que les frĂ©gates qui se tenaient lĂ©gĂšrement Ă lâĂ©cart du combat
viennent au secours du vaisseau-amiral si le besoin se faisait sentir. Mais lâHortense, plus
spécialement chargée de la couverture du Bucentaure, ne fit aucune tentative pour le prendre
en remorque ou pour venir au secours de lâamiral. « CâĂ©tait peut-ĂȘtre impossible » dit un
officier Ă bord du Bucentaure, « mais le capitaine de lâHortense aurait pu essayer. » Mais les
frĂ©gates Ă©taient loin et la vue du combat leur Ă©tait cachĂ©e par un Ă©pais Ă©cran de fumĂ©e. « Ă
13 h » dĂ©clara le capitaine Jurgan de lâHermione « le combat Ă©tant devenu gĂ©nĂ©ral, jâai perdu
de vue dans la fumĂ©e tout ce qui sây est passĂ© » et il ajouta « quâil nâaura plus jamais une vue
dĂ©gagĂ©e du combat jusquâĂ la fin, seulement une vision occasionnelle, Ă la faveur dâune
Ă©claircie dans le rideau de fumĂ©e, dâun ou deux bateaux ici ou lĂ . »
La fin du Bucentaure se perdit dans la fumĂ©e. Et seul lâIntrĂ©pide du vaillant et
bouillant capitaine Infernet tentera de venir Ă son aide, mais il est trop tard, bien trop tard.
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La reddition et lâagonie du Bucentaure
Câest Ă un navire de 74 canons anglais, le Conqueror que le Bucentaure se rendit. Le
journal de bord de ce navire rend compte de la mort du vaisseau-amiral français de la maniÚre
suivante : « à 14 h, nous canonnons et abattons le grand mùt et le mùt de misaine du
Bucentaure⊠Nous abattons le mĂąt dâartimon. Ă 14 h 05, le Bucentaure se rend. Nous
envoyons un détachement à son bord pour recevoir sa reddition. »
Câest le capitaine James Atcherly, appartenant aux troupes de marine embarquĂ©es Ă
bord du Conqueror qui fut envoyé par son commandant, le capitaine Pellew, pour recevoir la
reddition du Bucentaure. Il se rendit Ă bord avec deux marins, un caporal et deux hommes des
troupes de marine. Il grimpa Ă bord de lâimposant deux ponts, ne se doutant pas de la surprise
qui lâattendait, car le Bucentaure nâarborait plus le pavillon du vice-amiral. Sa surprise fut
totale lorsque, atteignant la dunette, il vit sâavancer vers lui 4 officiers de haut rang qui lui
prĂ©sentaient leur Ă©pĂ©e. « Lâun Ă©tait grand, ĂągĂ© de 42 ans environ et portait lâuniforme
dâamiral » Ă©crit Fraser dans The enemy at Trafalgar, « le second Ă©tait un capitaine français,
le Capitaine Magendie qui commandait le Bucentaure. Le troisiĂšme Ă©tait le capitaine de
pavillon Prigny, lâhomme de confiance de Villeneuve. Le quatriĂšme Ă©tait un soldat, dans le
brillant uniforme - bien que maculé par la poudre - de général de brigade de la Grande
Armée, le général de Contamine, responsable des 4 000 soldats qui se trouvaient à bord de la
flotte ce jour-lĂ . » Le gĂ©nĂ©ral Lauriston, qui Ă©tait Ă lâorigine Ă la tĂȘte des troupes embarquĂ©es,
avait déjà quitté la flotte et rejoint Napoléon en Autriche, laissant le commandement à son
adjoint, de Contamine.
« Ă qui », demanda lâamiral en bon anglais « ai-je lâhonneur de me rendre ?
- Au capitaine Pellew, du Conqueror.
- Je suis content dâavoir baissĂ© pavillon devant lâheureux Sir Edward Pellew.
- Il sâagit de son frĂšre, Amiral. » rĂ©pondit le capitaine Atcherly.
« - Son frÚre ! Quoi ? Y a-t-il vraiment deux Pellew ? Hélas !
- Fortune de la guerre ! » dit le capitaine Magendie en haussant ses larges Ă©paules alors quâil
Ă©tait fait prisonnier de guerre par la Royal Navy pour la troisiĂšme fois de sa carriĂšre. Prigny et
de Contamine ne prononcĂšrent pas un mot, autant que nous sachions.
Le capitaine Atcherly et ses prisonniers de marque tentĂšrent de rejoindre le Conqueror
dans un canot, mais ne pouvant le localiser dans la fumĂ©e, câest Ă bord du Mars quâils furent
amenés.
Lâamiral Collingwood, en charge de la flotte anglaise aprĂšs la mort de Nelson, ne
devait rencontrer Villeneuve que trois jours aprÚs la bataille à bord de la frégate Euralyus.
Voici ses impressions concernant cette premiĂšre entrevue, toujours selon Fraser : « Lâamiral
est un homme bien Ă©levĂ©, et je crois que câest un trĂšs bon officier : il nây a rien dans ses
maniĂšres de cette agressivitĂ© et de cette vantardise que nous attribuons, peut-ĂȘtre trop
souvent, aux Français. » Et citant Hercules Robinson de lâEuralyus, Edward Fraser
poursuit : « Villeneuve était un homme plutÎt mince, grand, un Français trÚs tranquille,
placide, qui ressemblait Ă un Anglais ; il portait un manteau Ă redingote, un col haut et plat,
des pantalons de velours vert avec une bande dâune dizaine de centimĂštres de largeur, des
demi-bottes aux bouts pointus et une chaĂźne de montre avec de longs maillons dâor. Magendie
Ă©tait un homme plutĂŽt petit ; câĂ©tait un marin enjouĂ© qui trouvait un remĂšde Ă tous ses maux
dans la philosophie des Français : Fortune de guerre. » (Bien que ce fut là la troisiÚme fois
quâil fut fait prisonnier par lâAngleterre.)
Le Bucentaure avait perdu 247 hommes. Pendant la nuit, il rompit le fil de remorque
qui le reliait au Conqueror et commença à dériver vers le rivage. à son bord se trouvaient
deux officiers anglais et quelques hommes dâĂ©quipage, avec les survivants français, leurs
officiers et les cadavres. Le capitaine Prigny, blessé, et le premier lieutenant Fournier qui lui
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nâĂ©tait pas blessĂ© et avait assumĂ© le commandement pendant la derniĂšre phase de la bataille,
décidÚrent avec juste raison de reprendre le navire aux Anglais et de tenter de le sauver. Les
officiers anglais acceptĂšrent de se rendre plutĂŽt que de faire couler du sang inutilement. AprĂšs
des réparations de fortune, le Bucentaure tenta de rejoindre Cadix.
La nuit Ă©tait noire, la pluie tombait dru et lâon ne voyait pas Ă deux mĂštres. Il y avait
un pĂȘcheur local Ă bord ainsi que trois hommes qui avaient Ă©tĂ© pilotes, aussi le lieutenant
Fournier leur laissa la barre. Enfin ils aperçurent Cadix et reprirent espoir. Mais un bruit
violent retentit soudain : le Bucentaure sâĂ©tait Ă©chouĂ©. MalgrĂ© les tentatives pour lâallĂ©ger afin
de le dĂ©gager, par exemple en se dĂ©barrassant des provisions de bord, il ne put ĂȘtre sauvĂ©.
Prigny aprÚs avoir transbordé tous les vivants sur un navire venu lui porter secours, donna
lâordre dâĂ©vacuation et le Bucentaure presque aussitĂŽt se dĂ©sintĂ©gra avec sa cargaison de
centaines de morts.
Le Bucentaure avait cessĂ© dâexister.
AprĂšs le cimetiĂšre marin, le cimetiĂšre de lâoubli
LâhĂ©ritage de Venise, trois ans de vie au grand large et le fracas de lâĂ©crasement sur
les rochers escarpĂ©s de la pointe de San-Sebastian, est-ce lĂ toute lâĂ©popĂ©e de ce splendide
vaisseau. De la gloire Ă lâombre la plus totale ?
Alors que tant de navires français ont connu une gloire posthume, il semble quâĂ
jamais, on est voulu oublier le Bucentaure. Alors que bien des navires de la Marine française
ont porté et portent encore le nom du Redoutable, le nom de Bucentaure ne sera plus donné
quâĂ un seul vaisseau, un deux ponts type 1824, qui trĂšs vite changera de nom et deviendra le
Wagram. Le Bucentaure nâavait pourtant point dĂ©mĂ©ritĂ© et sâĂ©tait battu avec courage. Alors
pourquoi ce silence aprĂšs la gloire ?
Le mystĂšre qui entoure ce vaisseau ne sâarrĂȘte pas avec sa fin dramatique. En effet,
lâamiral Villeneuve, si Ă©troitement associĂ© dans le malheur avec celui de son navire, nâĂ©tait
pas au bout de ses peines. AprĂšs sâĂȘtre rendu, il fut amenĂ© en Angleterre comme prisonnier de
guerre. Dans la lettre quâil Ă©crivit au ministre de la Marine DecrĂšs, Ă bord de lâEuralyus, il ne
blĂąme personne pour le dĂ©sastre qui vient de survenir, personne dâautre que lui-mĂȘme : « Tant
de courage et de dĂ©vouement mĂ©ritait un sort plus heureux, mais le moment nâest pas encore
venu pour la France de cĂ©lĂ©brer des succĂšs sur mer tels quâil lui a Ă©tĂ© donnĂ© dâen connaĂźtre
sur le continent. Quant à moi, Monseigneur, submergé par le malheur et la responsabilité qui
mâaccablent pour un tel dĂ©sastre, je dĂ©sire seulement et aussitĂŽt que possible, dĂ©poser aux
pieds de Sa MajestĂ©, soit la justification de ma conduite, ou une victime que lâon puisse
sacrifier, mais point lâhonneur du drapeau, que je mâautorise Ă affirmer intact, mais aux
ombres de ceux qui ont peut-ĂȘtre pĂ©ri Ă cause de mon imprudence, de mon manque de
discernement et de la négligence de certains de mes devoirs. »
LibĂ©rĂ© en avril 1806, il descendit Ă lâhĂŽtel de la Patrie Ă Rennes, attendant des ordres.
Le 22 avril, on le trouvait mort dans son lit, la poitrine trouée de six coups de couteau et le
couteau encore fichĂ© dans le corps. Sâagissait-il dâun meurtre ou dâun suicide
3
? Le Préfet de
Rennes conclut « Ă une mort due Ă des blessures infligĂ©es Ă soi-mĂȘme » et le corps de lâamiral
fut enterré la nuit, sans honneur militaire aucun. Pour un homme qui avait sacrifié la vie de
4 400 Français et Espagnols et était responsable des blessures infligées à 2 500 autres
simplement pour ne pas subir lâhumiliation dâĂȘtre dĂ©mis de son commandement, un tel
enterrement dans lâombre peut apparaĂźtre une simple justice. Pourtant, beaucoup de ceux qui
se sont penchés sur la vie du malheureux amiral, tels que Fraser par exemple ou plus
3
Voir lâarticle de Henri LachĂšze et Yves LeclĂšre paru dans le numĂ©ro 462 de la Revue Maritime de
juillet 2002.
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rĂ©cemment le peintre anglais Robin Brook qui vient dâachever une toile remarquable
dâexactitude et de prĂ©cision, intitulĂ©e Trafalgar : the Defining Moment (Trafalgar le moment
dĂ©cisif) et qui est un de ceux qui connaissent le mieux lâhistoire du Bucentaure, sont prĂȘts Ă
accorder des circonstances attĂ©nuantes Ă Villeneuve. Si lâon se penche sur lâattitude de
lâamiral français pendant toute la campagne qui conduira Ă Trafalgar, on se rend compte quâil
est fort probable que lâamiral souffrait dâune dĂ©pression et quâil nâaurait pas dĂ» rester au
commandement de la flotte au moment oĂč lâon demandait Ă cette derniĂšre dâaccomplir une
mission particuliÚrement difficile. Napoléon et DecrÚs portent une lourde responsabilité
pour avoir maintenu un chef quâils savaient ne pas ĂȘtre capable (ne plus ĂȘtre capable ?)
de mener à bien une mission lourde de conséquences.
Sâil nây eut plus de Bucentaure dans la Marine française aprĂšs lâexpĂ©rience
malheureuse du premier du nom, nâest-ce pas parce que NapolĂ©on ne voulait plus que la
mémoire de Trafalgar ne vienne obscurcir sa gloire ? Napoléon voua et jusque dans son exil
de Sainte-HĂ©lĂšne, une haine tenace envers le vaincu de Trafalgar. Câest ainsi que sans autre
raison que son ressentiment, il sâacharna contre la veuve de Villeneuve pour laquelle le
ministre de la Marine avait proposé une pension de 6 000 francs comme en avait touché la
veuve de lâamiral Bruix dont le mari avait un grade Ă©gal Ă celui de Villeneuve. NapolĂ©on Ă
contrecĆur se plia aux priĂšres de DecrĂšs, mais dâun coup de plume, rĂ©duisit la pension dâun
tiers.
Irrémédiablement associé au nom de Villeneuve, le nom seul de Bucentaure était un
rappel constant de la pire défaite navale subie par la France et pour paraphraser un amiral
français des annĂ©es cinquante Ă propos dâun autre navire français vĂ©tĂ©ran de Trafalgar, le
Duguay-Trouin qui termina sa carriĂšre sous le nom dâImplacable et que lâAngleterre
proposait de restituer Ă la France, « la France nâa que faire dâun vaisseau vaincu. » Gageons
quâencore aujourdâhui, les plaies ouvertes Ă Trafalgar restent bĂ©antes pour beaucoup malgrĂ© le
baume de lâEntente Cordiale.
Que devint le Capitaine « Fortune de guerre » Magendie ? AprÚs avoir assisté, tout
comme Villeneuve dâailleurs, aux obsĂšques de Nelson, il quitta Reading oĂč il avait Ă©tĂ© gardĂ©
prisonnier sur parole, en janvier 1806. Il rejoignit lâarmĂ©e du Portugal sous les ordres du
général Junot et prit part à la désastreuse campagne du Portugal. Il fut obligé de remettre sa
division navale Ă lâamiral anglais Cotton et de se constituer une nouvelle fois prisonnier des
Anglais.
Il fut admis Ă la retraite le 1
er
janvier 1816 aprĂšs 30 ans de service, ayant pris part Ă
9 campagnes, 7 combats de mer et 2 sur terre, ayant exercé 10 commandements et avoir été
fait prisonnier 5 fois par les Anglais. Il mourut Ă Paris le 26 mars 1835, ne laissant aucune
fortune Ă sa veuve. Durant sa retraite au 9, rue La Fayette (faubourg PoissonniĂšre), Magendie
mena une vie obscure et lâon nâentendit plus parler de lui.
Le nom dâun autre officier associĂ© au Bucentaure, Ă©mergea Ă nouveau dans lâhistoire
de France, beaucoup plus tard. Il sâagit du gĂ©nĂ©ral Lauriston qui commandait les troupes
embarquées sur la flotte combinée et rejoignit Napoléon en Autriche avant la bataille de
Trafalgar. Pendant la pĂ©riode noire de lâoccupation allemande au cours de la seconde guerre
mondiale, câest au 93, rue Lauriston que le sinistre duo de collaborateurs Bony et Lafon
exerça ses activités en liaison avec la Gestapo.
Du Bucentaure, il nâexiste quâune reprĂ©sentation exacte : une gouache de 38 cm de
hauteur et dâune largeur de 56 cm. La lĂ©gende qui figure sur cette Ćuvre, dit : « Le
Bucentaure de 86 canons, commandé par le capitaine Magendie officier de la Légion
dâHonneur. Le 20 fructidor an XI (7 septembre 1803). » Câest la date Ă laquelle Magendie prit
pied sur le Bucentaure Ă Toulon. Câest vraisemblablement un dessinateur local de Toulon ou
de Rochefort qui est lâauteur de cette Ćuvre qui nâest dâailleurs pas signĂ©e. Magendie nâĂ©tait
pas riche, mais cette Ćuvre aussi modeste quâelle soit et dâune exĂ©cution un peu naĂŻve, semble
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fidĂšle et donne une idĂ©e assez juste du vaisseau tel quâil Ă©tait. Le peintre devait avoir le
modĂšle sous les yeux. Le Bucentaure donne une impression dâĂ©lĂ©gance avec son ensemble de
voiles majestueuses, de mùtures légÚres et élancées, ses cordages, ses pavillons, son double
Ă©tage de canons effilĂ©s et sa figure de proue si caractĂ©ristique, cet ĂȘtre idĂ©al et fabuleux mi-
homme mi-cheval. Le musée de la Marine possÚde une photographie de cette gouache qui a
appartenu à Monsieur Marmottan, mais ni le musée de la Marine, ni le musée Marmottan ne
semblent pouvoir la localiser. Elle aurait Ă©tĂ© prĂȘtĂ©e, il y a quelques annĂ©es Ă une exposition,
au Canada, dit-on. Depuis la gouache de ce vaisseau légendaire qui avait soutenu avec
hĂ©roĂŻsme lâhonneur du pavillon français aurait Ă son tour rejoint les oubliettes de lâhistoire,
comme tout ce qui touche au Bucentaure.
Deux nouvelles nous permettent de penser que le public aura peut-ĂȘtre un jour proche
une idée plus précise de ce superbe et mystérieux vaisseau.
Tout dâabord, Robin Brooks, le peintre anglais dont jâai dĂ©jĂ parlĂ© dans cet article,
travaille en ce moment Ă un tableau du Bucentaure. Câest un amoureux du vaisseau qui a
scrupuleusement Ă©tudiĂ© tous les rĂ©cits, les articles, et jusquâĂ la moindre rĂ©fĂ©rence Ă ce navire,
et qui possĂšde une mine de renseignements le concernant. Ce tableau et la nouvelle quâune
équipe internationale de plongée se prépare à fouiller le golfe de Cadix pour sauver les restes
des navires enfouis aprĂšs la bataille de Trafalgar peuvent faire revivre lâespoir quâun jour,
on en saura plus sur le malheureux Bucentaure, héritier de la belle Galéasse vénitienne,
devenu ce vaisseau fantĂŽme, ce mal-aimĂ©, qui hante lâhistoire napolĂ©onienne.
Références et ouvrages consultés :
The Naval Chronicles.Vol XIV. Nov 1805. page 385.
Archives musée naval de Venise.
Lettre du musée de la Marine à Paris en date du 2 mars 1961 adressée à Monsieur R.M. Smith de
Cleadon Village, near Sunderland (Grande-Bretagne).
The Enemy at Trafalgar. Edward Fraser. 2004. Chatham Publishing. London.
Trafalgar. The Nelson Touch. David Howarth 1970. World Books. London.
The Defining Moment â Trafalgar 1805 by Robin Brooks. Produit par Black Dog Studios en Ă©dition
limitée. Copyright © 2003. Adresse site internet : www. blackdog-studios. com
Le capitaine de vaisseau Jean-Jacques Magendie (1766-1835). Publication du Carnet de la Sabretache.
Paris. 1903.
Figure de proue et décoration de la poupe du Bucentaure. Add. 23607 f215. British Library. Londres.
Amiral Villeneuve ph 85905 et le Bucentaure ph 4448 . Musée de la Marine. Paris.