Le serment "more judaïco" et son abolition en Alsace
par Lazare LANDAU
Extrait du Bulletin de nos Communautés


Juif prêtant le serment "more judaïco"
Breslau, 17ème siècle


Il arrive que des réformes importantes, accomplies dans les domaines politique ou social et célébrées comme des étapes importantes du progrès de l'humanité, laissent subsister tacitement des iniquités criantes dont le profane ne soupçonne même pas l'existence. Tel est le cas des mesures prises par la Révolution française en faveur des Juifs. Les enfants des écoles savent tous que la Constituante accorda, par le décret du 27 septembre 1791, le droit de cité sans restriction à tous les Juifs de France. On sait moins souvent que Napoléon, par le décret du 17 mars 1808, réduisit les Juifs d'Alsace à la condition de Français de seconde zone, dépouillés de plusieurs droits essentiels. Enfin, on ignore généralement que, jusque vers le milieu du 19e siècle, les Juifs de France, notamment ceux d'Alsace, durent mener une lutte âpre et incessante pour obtenir l'abolition du serment "more judaïco" par lequel tout Juif déposant en justice était présumé parjure jusqu'à preuve du contraire. A l'époque même où des savants et des hommes d'affaires juifs jouaient un rôle déjà considérable dans la vie française, le maintien de ce serment apparaissait comme un défi lancé aux idées libérales: il n'en fallut pas moins beaucoup de temps, d'efforts et de talent pour obtenir son abolition.

Une humiliation prolongée

L'institution, il est vrai, avait derrière elle un long passé. Dès le Haut Moyen Age, en pays chrétien d'Occident comme dans l'Empire byzantin, on avait imposé aux Juifs un serment original autant par la formule que par le cérémonial: ce serment était appelé "more judaïco" , c'est à dire conforme à la coutume juive. Au début du 9e siècle, Charlemagne avait décidé que dans tout procès opposant un Juif à un Chrétien, on ne pouvait se contenter, pour le Juif, de la prestation du serment banal. Pour mériter crédit, le Juif devait, avant le serment, ceindre une couronne d'épines et poser la main droite sur un rouleau de la Torah; pendant la prestation de serment il devait appeler sur soi - en cas de parjure - la lèpre de Naaman (II Rois 5:1-27) et le châtiment des fils de Koré (Nombres 16:32). Plus tard, dans le Saint Empire Germanique, le serment "more judaïco" fut maintenu, mais sous des formes plus compliquées, comportant des aspects obscènes et humiliants. Le serment juif ne devait être aboli en Allemagne que par les efforts tenaces de Moïse Mendelssohn.

Le serment "more judaïco" avait également poussé de profondes racines en France. Des documents anciens montrent qu'en Arles, vers le milieu du 12ème siècle, le Juif prêtant serment devait porter un collier d'épines au cou, des anneaux d'épines aux genoux et une longue chaîne d'épines autour des reins. Durant les siècles suivants, le serment subsiste en France sous des formes diverses, toujours humiliantes et qui s'inspirent visiblement de types allemands. Rien de surprenant donc à voir le serment solidement implanté en terre d'Alsace où les règles de droit français pénètrent progressivement la tradition germanique. Pourtant, le décret du 27 septembre 1791 - dont il a déjà été question - supprime le serment "more judaïco" en même temps que toutes les autres mesures restrictives prises par l'Ancien Régime à l'encontre des Juifs.

Statuette antisémite en bronze qui représente des marchands juifs vendant une vache laitière à un non-juif. Zizenhausen, Allemagne, vers 1840
Rétablissement du serment malgré son abolition

La réforme, saluée avec reconnaissance par tous les Juifs de France, ne resta effective que pendant quelques années. Non que le principe de l'égalité des citoyens ait été contesté ouvertement ; mais l'évolution de la situation politique générale conduisit à rétablir discrètement l'obligation d'un serment particulier et les Juifs furent impuissants à se soustraire aux obligations exorbitantes que leur imposaient les autorités judiciaires. Les troubles et les violences de la période révolutionnaire avaient provoqué un fléchissement général de la morale publique. Les corps constitués - tel le Conseil Général du. Haut-Rhin en l'An X - se plaignaient de voir des plaideurs prêter serment avec une légèreté telle, qu'on ne pouvait garder aucune illusion sur la valeur de leur déclaration. Pour remédier à cette situation, on pensa lier chaque jureur par sa religion : on diminuerait ainsi le nombre des parjures. La mesure était envisagée pour tous les citoyens : en fait, elle ne toucha que les Juifs.

Les étapes qui marquèrent le rétablissement du serment abhorré se succédèrent rapidement sous l'Empire. En 1806, répondant à une question du Substitut du Procureur Impérial près le tribunal civil de Mayence - alors française - le ministre de la Justice disait que le serment "more judaïco" non seulement pouvait être exigé des Juifs, mais encore devait l'être absolument. Cette réponse resta confidentielle, si bien qu'au cours des années suivantes, les tribunaux d'Alsace et de Lorraine formulèrent à intervalles réguliers le voeu que l'on rétablît enfin le serment. Ainsi fit en 1807 le tribunal civil de Sarreguemines qui fondait sa requête sur la constatation du "du peu de confiance qu'on doit avoir dans le serment que les Juifs prêtent en justice". En 1808, le Président du Tribunal de Commerce de Strasbourg, présentant la même requête au Ministre, prétendait que les juifs n'attachaient aucune importance au serment prêté dans les formes ordinaires entre les mains du juge.

Ce furent les Cours d'Appel de Nancy et de Colmar qui franchirent le pas décisif. La Cour de Colmar décida par arrêt du 8 juillet 1809, que le serment d'un Juif ne méritait crédit que s'il était prêté dans la synagogue consistoriale, le jureur étant vêtu du talith et des tefilîn et tenant un rouleau de la Torah à la main. Après de vives protestations du Grand Rabbin de Strasbourg et du Consistoire Central, les Juifs durent s'incliner. Ceux qui, exceptionnellement, refusaient de se soumettre à l'humiliante procédure du serment juif étaient condamnés sans forme de procès.

Adolphe Crémieux

Adolphe Crémieux photographié par Nadar.
Juriste et homme politique français (Nîmes, 1796 - Paris, 1880).
Après une carrière parlementaire sous la monarchie de Juillet, interrompue sous le Second Empire, il fut ministre de la Justice dans le gouvernement de la Défense nationale, en 1870, et fit adopter la même année le décret portant son nom, qui accordait la citoyenneté française aux juifs d'Algérie.


Le serment ainsi conçu, resta en vigueur dans toute la France après la chute de l'Empire. Alors que les Juifs prenaient, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, un sens toujours plus vif de leur droit à l'égalité civique, ils continuèrent, des années durant, à subir cette obligation exorbitante. A vrai dire, ce ne fut pas sans luttes; la résistance juive trouva son champion en Adolphe Crémieux.
Il n'entre pas dans notre propos de relater ici la carrière déjà brillante de l'avocat nîmois, jusqu'au jour où il conquit un renom enviable en Alsace par son attitude courageuse devant les problèmes posés par le "more judaïco" .
Il suffira de rappeler que dès son entrée au barreau de Nîmes, il s'était signalé par son refus catégorique de prêter le serment "more judaïco" . Les difficultés auxquelles il se heurta alors, lui laissèrent un souvenir assez tenace pour qu'en toute circonstance il s'offrît à lutter contre l'odieuse institution. C'est ainsi qu'en 1827, il gagna par une défense brillante une affaire de "more judaïco" devant la Cour royale de Nîmes.

Le procès de Saverne

La même année pourtant, dans l'Est de la France, la même cause essuya deux défaites retentissantes.
C'est en 1827, en effet, que deux affaires de "more judaïco" furent appelées, l'une devant la Cour royale de Metz, l'autre devant le tribunal de Saverne. Les deux tribunaux ordonnèrent aux Juifs parties dans ces procès, la prestation de serment dans la forme "more judaïco" . Les plaideurs juifs, agissant sous cette contrainte, sommèrent leur rabbin de se trouver à la synagogue tel jour à telle heure pour y recevoir leur serment. Le rabbin refusa. Sa conscience de Juif, lui interdisait de croire, dit-il, que le serment prêté dans les formes ordinaires fût indigne de crédit. A Saverne, le plaideur juif, s'estimant lésé par le refus du rabbin, l'assigna devant le tribunal. A Metz, ce fut le grand rabbin qui dut comparaître devant la Cour pour avoir refusé de recevoir le serment "more judaïco" . Dans les deux cas, les tribunaux se déclarèrent incompétents et renvoyèrent les affaires au Conseil d'Etat. En dépit de ces décisions, indulgentes à l'égard des rabbins poursuivis, le principe du serment juif restait intact.

Crémieux, spécialiste déjà de la question, n'était pas intervenu dans ces deux affaires pour des raisons que nous ignorons. En revanche, il joua un rôle prépondérant dans le procès de Saverne en 1839.
Cette affaire, au vrai, lui offrit l'occasion de défendre dans la pratique les thèses qui, depuis longtemps, lui étaient chères. Correspondant avec le rabbin de Phalsbourg, il lui avait instamment conseillé de refuser sa participation à tout serment "more judaïco" . Sur ces entrefaites, éclata l'affaire de Saverne. Devant le tribunal de cette ville, un procès banal opposait un certain Weil à une dame Isidor. Le tribunal ordonna à Mme Isidor de prêter le serment "more judaïco" pour appuyer ses prétentions. Le juge de paix de Phalsbourg et le rabbin de cette ville étaient chargés de recevoir le serment qui serait prêté dans la synagogue. Au jour dit, le juge de paix se rendit à la synagogue où il trouva porte close: le rabbin, interdisant l'accès de la synagogue tant au juge qu'à la plaideuse, déclara refuser son concours à un acte qu'il tenait pour sacrilège. Mme Isidor décida de poursuivre le rabbin à son tour devant le tribunal de Saverne; En refusant de recevoir son serment, il l'avait empêchée de gagner son procès et lui avait porté un grave préjudice dont elle demandait réparation.

Crémieux prit en mains la défense du rabbin récalcitrant. Il ne se borna pas à plaider la cause d'un homme, mais éleva le problème soulevé à la hauteur d'une question de principe sur laquelle on ne pouvait transiger : "le serment more judaïco dit-il, est à l'égard des Chrétiens qui l'ordonnent un absurde préjugé et à l'égard des juifs qui le subissent, c'est un véritable sacrilège... Dans vos esprits vivent encore ces... préjugés dont le génie même de Napoléon ne fut pas exempt..."
Pièce par pièce, il démantela tout l'édifice juridique qu'avaient bâti les partisans du serment. Il montra la vanité des accusations traditionnellement portées contre les juifs: jamais ces accusations n'avaient trouvé l'appui de preuves concrètes; simplement, elles étaient assez profondément ancrées dans l'esprit des populations pour qu'on les adoptât sans contrôle. La Révolution, dans un grand élan de régénération, avait balayé ces préjugés avec beaucoup d'autres. Les juifs qui ne bénéficiaient de la liberté et de l'égalité civile que depuis un quart de siècle, avaient réalisé des progrès remarquables; en tous points ils s'étaient montrés : dignes de la confiance de leurs compatriotes, pourquoi dès lors maintenir des pratiques surannées autant qu'humiliantes ?

"Croyez-vous que les Israélites français soient indignes d'être les égaux des Français chrétiens ? ... Les Juifs, dites-vous, ne comprennent pas l'importance du serment prêté en levant la main. Combien, parmi les Chrétiens ne le comprennent pas davantage? Combien qui lèvent la main et disent: je le jure! sans se rendre compte du geste sacré, de la parole sainte!
... De quel droit, vous juges, vous érigez-vous en théologiens? De quel droit, vous Catholiques, voulez-vous régler la conscience d'un Juif ; vous magistrats, la conscience d'un rabbin ?"
La Synagogue de Saverne - © M. Rothé
Crémieux, dans le feu de l'action, présente la question dans une perspective neuve. Le rabbin de Phalsbourg, défendeur, passe à l'arrière plan ; le serment "more judaïco" lui-même, n'est plus qu'un prétexte. L'avocat montre le vrai problème en discussion : l'égalité complète des Juifs avec les autres citoyens. Languedocien, mais membre du Consistoire Central, il ne connaît que trop les préjugés que nourrit contre les Juifs la population alsacienne. Plaçant le tribunal devant ses responsabilités, il lui demande de faire oeuvre d'éducateur civique en montrant aux Alsaciens "qu'en Alsace, comme dans toute la France, la loi ne reconnaît que des citoyens égaux, tous les mêmes, sans s'inquiéter de leur culte". Par-delà les juges, l'avocat s'adresse à la France.
Et la France l'écoute. Contre toute attente, le bouillant Méridional obtient gain de cause. Le tribunal déclare qu'en refusant de prêter son concours à la prestation du serment "more judaïco" le rabbin a obéi à sa conscience. Au reste, les juges de Saverne, déboutant la dame Isidor, se déclarent incompétents sur le fond de l'affaire qui, à leur avis, ressortit au Conseil d'Etat. Le rabbin de Phalsbourg sort grandi de ce procès. Désormais, le serment "more judaïco" est aboli en fait en Alsace, puisque les autorités religieuses peuvent, sans dommage, refuser de le recevoir. L'arrêt de Saverne fera jurisprudence; en 1846, un arrêt de la Cour de Cassation abolit définitivement le serment abhorré sur toute l'étendue du territoire français.


Ainsi disparaissait le dernier vestige de l'ancien statut des Juifs en droit français. La durée la lutte comme ses difficultés attestent à quel point les préjugés contre les Juifs étaient profondément ancrés dans l'esprit des Français, en dépit des progrès du libéralisme au siècle des lumières, en dépit aussi de la révolution juridique opérée parla Constituante de 1789. Parmi toutes les provinces françaises, l'Alsace se signalait par un antisémitisme exceptionnellement virulent : c'est là que le serment odieux fit la carrière la plus longue. Mais c'est l'honneur des Juifs d'Alsace d'avoir trouvé dans leurs rangs quelques hommes décidés à tout risquer plutôt que de subir plus longtemps cet opprobre. De la sorte ce n'est pas coïncidence fortuite qu'en Alsace, terre d'élection du serment "more judaïco" ait retenti en premier lieu le signal de son abolition définitive en France.

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