Type 118 canons
Page précédente

 

« Voici le plus beau vaisseau de la Marine française ! »

Arthur Young, agriculteur et agronome britannique, alors en séjour en Provence en septembre 1789, a propos du vaisseau de 118 canons Le Commerce de Marseille.

 

Les trois-ponts de la fin du XVIIIème siècle, de par leur grandeur et leur puissance de feu, ont toujours fasciné les amateurs de marine ancienne. Ces formidables constructions, véritables forteresses flottantes, manœuvrées par plus d'un millier d'hommes et portant plus de 100 canons, seront parmi les plus grands navires en bois jamais construits.

Jean Boudriot, dans un très intéressant article consacré au 118 canons l'Océan (Revue Neptunia numéro 102), donne une définition du trois-ponts : « Un vaisseau trois-ponts est un bâtiment disposant de trois batteries continues et couvertes […] Par batterie continue, entendez suite d’artillerie, donc de sabords tribués régulièrement de la proue à la poupe ».

Il nous explique, à la suite, les raisons de la constructions de tels vaisseaux : "Tout d'abord, raison de prestige. En effet, à l’époque, comme encore aujourd’hui d’ailleurs, les constructions navales représentaient une "technique de pointe". Un vaisseau trois-ponts est meilleur qu'un vaisseau deux-ponts, non seulement par son artillerie, mais par l'épaisseur et la hauteur de ses murailles, avantage important dans le combat rapproché. Le trois-ponts est, par excellence, vaisseau de pavillon et la présence au combat d'un vaisseau de ce rang à une réelle importance sur le plan moral".
Cependant, de nombreux reproches étaient fait aux trois-ponts parmi lesquels de faibles qualités à la mer, une stabilité médiocre, un poids considérable et un prix extrêmement couteux, "sa construction réclamant, pour certaines pièces, des bois de très fortes dimensions, rares et chers, obtenus à partir des plus grands chênes, âgés parfois de trois siècles, les vieux arbres présentant souvent des défauts difficiles à déceler lors de la mise en œuvre et qui pouvaient causer un prompt dépérissement".

En vérité, il n'est pas faux d'affirmer que jusqu'à la construction des 118 canons de type Sané, dont on a l'habitude de dire qu'ils étaient les "plus beaux vaisseaux du siècle", commencée à partir des années 1780, et exception faite de La Bretagne, vaisseau de 110 canons lancé à Brest en 1766, les trois-ponts seront de bien médiocres vaisseaux.

Dès la création de la Marine française, on construisit des bâtiments de force moyenne à trois-ponts, mais ces vaisseaux, trop courts et trop hauts, sans qualités, furent abandonnés. On peut considérer que, dès les années 1680 en France, la formule trois-ponts est uniquement réservée à des vaisseaux de première grandeur.

 

Au début du XVIIIe siècle,  la Marine française dispose encore de trois-ponts construit entre 1691 et 1694. En 1720, il n’existe plus aucun bâtiment de cette catégorie ; ils ont tous disparus par vétusté, y compris le Royal Louis, vaisseau de 110 canons construit à Toulon en 1692 et désarmé à Brest en 1716.

En 1724, est construit à Brest sur les plans de l’ingénieur Hélie un magnifique vaisseau de 110 canons, Le Foudroyant, destiné à porter le pavillon d’amiral. Malheureusement, il ne naviguera jamais et sera condamné en 1742 pour vétusté précoce après avoir, pendant 18 ans, attendu un armement que le règne de Louis XV ne lui assura jamais…

 

En 1740 est mis en chantier un nouveau trois-ponts du nom de Royal Louis, les plans furent établis par Blaise Ollivier. Ce fut le premier vaisseau a être percé à 16 sabords à la batterie basse, et sa longueur fut très remarquée. Malheureusement, le 25 décembre 1742, un incendie de l’atelier menuiserie de l’arsenal de Brest se propage au navire qui est détruit entièrement sur cale. Le vaisseau était alors toujours en construction.

 

C’est seulement en 1759 qu’un autre Royal Louis est mis en construction à Brest sur les plans de Luc Coulomb. Ce bâtiment, atteint de nombreux défauts de construction et de pourriture sèche, rendant les bois friables et cassants, sera démoli, en 1778, sans avoir fait campagne.

 

Grâce aux dons de la ville de Paris et de la province de Bretagne, deux vaisseaux trois-ponts sont mis en construction. Le premier, à Rochefort, sur les plans de l’ingénieur Clairin Deslauriers, sera mis à l’eau en 1764, sous le nom de Ville de Paris ; il avait la particularité de ne pas avoir d’artillerie sur les gaillards et ne présentait donc que trois étages d’artillerie. Le second, la Bretagne, construit à Brest sur les plans d’un ingénieur de réel talent, Groignard, sera lancé en 1766. Ce vaisseau présente les dispositions classiques du trois-ponts ; il sera le premier bâtiment de cette catégorie à montrer de bonnes qualités à la mer. Il deviendra le Révolutionnaire en octobre 1793 et sera condamné en 1796.

 

La France commence ainsi la guerre d’Indépendance avec seulement deux vaisseaux trois-ponts. Pour remédier à cet état de choses, sont construits à Toulon, le Terrible et le Majestueux sur les plans de l’ingénieur Coulomb ; à Brest, le Royal Louis sur les plans de Clairin Deslauriers ; à Rochefort, l’Invincible, aussi sur les plans de Deslauriers. Tous ces trois-ponts, entrés en service au tout début des années 1780, sont percés à 15 et armés de 110 canons ; aucun ne présentera toutes les qualités désirées pour son rang. Le Royal Louis et le Terrible seront de médiocres bâtiments qui devront être soufflés afin de remédier aux défauts de leur carène. Il est intéressant de noter que le Royal Louis fut construit pour porter des canons de 48 livres, et non de 36 comme c'est habituellement le cas, dans sa batterie basse. Finalement, il les portera jusqu'en 1782, date à laquelle ces canons furent installés sur Le Majestueux qui les gardera jusqu'en février 1783.

 

Issu de la monographie de G. Delacroix consacré au vaisseau 118 canons Le Commerce de Marseille.

 

Suite à la guerre d'Indépendance, la France entreprit le projet ambitieux de standardiser ses constructions navales. Les vaisseaux de ligne sont ainsi ramener à trois types : les deux-ponts de 74 et 80 canons, le trois-ponts de 118 canons.

    Le concours pour le vaisseau trois-ponts de 118 fut organisé en 1784. Le Chevalier de Borda avait établi le programme en fixant les trois dimensions du vaisseau, son artillerie, l’importance de ses approvisionnements, etc. Des six projets fournis, c’est celui de Sané qui fut retenu non sans quelques correctifs du Chevalier de Borda.

    Long de 196 pieds 6 pouces (65,18 m), large de 50 pieds (16,24 m), ayant un creux de 25 pieds (8,12 m), déplaçant 3000 tonneaux, le vaisseau était armé, paradoxalement, non pas de 118 mais de 124 canons. En effet, selon le Règlement de 1786, ce type de vaisseau était armé de 32 canons de 36 livres dans sa première batterie, de 34 canons de 24 dans sa deuxième batterie, de 34 canons de 12 dans sa troisième batterie, et de 18 canons de 8 sur les gaillards. A cela s'ajoutait 6 obusiers de 36 sur la dunette. En effet, les obusiers et les caronades n'étaient pas, dans la Marine française, prit en compte comme l'un des canons qui définit le rang du navire.
    Enfin, le nouveau Règlement de 1806 change sensiblement l’artillerie des 118 canons français puisque l’armement des gaillards passe à 14 canons de 8 et 12 caronades de fer de 36.

    Le plan de vaisseau de 118 canons ayant été adopté, l'ordre fut donné, le 30 septembre 1785, de mettre en chantier les premiers bâtiments de ce type.

    La construction de deux trois-ponts débute ainsi. L’un à Brest sous le nom des Etats de Bourgogne (futur Océan) car c’était un don au Roi de cette province. Le second à Toulon, il s’agit du Commerce de Marseille, car financé par les commerçant de la ville de Marseille.

    Les Etats de Bourgogne et le Commerce de Marseille étaient ainsi les premiers des neuf vaisseaux de 118 prévus au programme de 1786 organisant notre marine en 9 escadres. Chacune devant avoir à sa tête un 118 canons, les anciens trois-ponts de 110 canons devant être progressivement remplacés par des 118 de Sané.

    En tout, 16 navires trois-ponts du type Le Commerce de Marseille seront finalement mis en construction, la construction des 3 premiers débute sous l'Ancien Régime (Le Commerce de Marseille, l'Océan et l'Orient), la construction de 2 autres navires débute durant la Révolution (La République française et Le Vengeur), la construction des 10 autres commençant tous le Premier Empire (l'Austerlitz, Le Wagram, l'Impérial, Le Montebello, Le Héros, Le Souverain, Le Formidable, l'Inflexible, Le Marengo et Le Tonnant) seul 5 entreront en service avant 1815. Un seizième, Le Roi de Rome, commencé en 1811, ne sera jamais terminé. 
    Plusieurs de ces navires changeront de nom (Voir le tableau un peu plus bas). Et il est intéressant de noter que 4 de ces navires (Le Tonnant, Le Souverain, Le Montebello et Le Ville de Paris -ex Le Marengo-) seront équipés de moteurs à vapeur dans les années 1850/1860.

    La Marine française perdra trois 118 canons : le Commerce de Marseille, capturé par les anglais lors du siège de Toulon en 1793, l’Orient, qui explosera durant la bataille d'Aboukir en 1799, et l’Impérial, qui brulera à Saint-Domingue en 1806.

    Le dernier 118 utilisé sera le Montebello, construit en 1810-1812, qui finira sa carrière en 1867, avec une modeste machine à vapeur prévue initialement pour l’Océan. De la chute de l’Empire à la fin de la marine à voile, aucun vaisseau trois-ponts ne sera mis en chantier, à l’exception du Valmy, on se contentera d’achever les 118 mis en construction à la fin de l’Empire.

     

    Issu de la monographie de G. Delacroix consacré au vaisseau 118 canons Le Commerce de Marseille.

     

    Le faible nombre de navires de ce type construit en 30 ans, une quinzaine, montre combien le trois-ponts n'est pas le vaisseau de base de la Marine française, ni d'aucune autre marine de guerre, la préférence allant aux deux-ponts, notamment de 74 canons, et de plus en plus aux frégates, bâtiments beaucoup plus légers et donc beaucoup plus rapides et beaucoup plus manœuvrables. Comme nous l'avons déjà vu, les 118 canons restent très couteux financièrement mais aussi en matériaux de construction, en artillerie et en main d'œuvre. La construction de ce type de vaisseau reste de plus relativement longue. La puissance de feu supérieure n'offre en outre aucun avantage véritablement décisif, et le tirant d'eau très important impose à ces vaisseaux un mouillage en eau profonde, c'est à dire relativement éloigné du rivage. Ce dernier point permettra aux anglais de prendre l'escadre française entre deux feux à Aboukir, l'Orient étant mouiller assez loin du rivage. Le trois-ponts reste avant tout un vaisseau de prestige, portant la marque de l'amiral commandant de l'escadre.

    Malgré cela, les 118 canons conçu par J-N Sané fut, comme souvent en ce qui concerne les navires conçus par Sané, une grande réussite. Ces vaisseaux, outre leur puissance de feu et la grande stabilité de leur plate-forme, présentent, en effet, de sérieux avantages. Plus hauts sur l'eau, ils peuvent, par mauvais temps, utiliser plus longtemps les canons de leur batterie basse, alors que les navires de moindre rang sont contraints de fermer leurs sabords inférieurs et sont alors privés de leur artillerie principale. Dominant leurs adversaires, ils peuvent plus aisément, à courte distance, les accabler de leurs armes légères, tout en opposant un obstacle escarpé à leurs équipes d'abordage. Enfin, construits avec des bois d'échantillon plus forts, ils offrent une plus grande résistance aux coups de l'ennemi.

    Dans plusieurs ouvrages anglais, on peut lire que les 118 canons français avaient, à cause d'une mauvaise structure, de graves problèmes de solidité. Ces problèmes ayant même eu pour conséquence, selon certains auteurs anglais, l'explosion de l'Orient, lors de la bataille d'Aboukir, à cause d'un défaut de conception ! En outre, les Anglais ont toujours considérés que les navires français étaient "fragiles" car ils étaient construits avec beaucoup plus de légèreté que les navires britanniques. Cette légèreté donnant un avantage important pour les évolutions et la vitesse du bâtiment. Pourtant, la quinzaine de vaisseaux trois-ponts issus du plan-type du Baron J-N Sané n'ont pas montrés le moindre manque de solidité. Plusieurs de ces navires seront encore en service en 1860. L'Océan, par exemple, restera en service environ 65 ans dans la marine française et Le Montebello prés de 54 ans (Voir tableau ci-dessous).

     

    _______________________________________________________

     

    Les "118 canons" de la Marine française :

     Nom (année du changement de nom)

     Arsenal

     Sur cale

     En service

     Rayé

     Le Commerce de marseille  Toulon  1786  1788  1793
     Les Etats de Bourgogne, La Montagne (1793), Le Peuple, l'Océan (1795)  Brest  1786  1790  1855
     Le Dauphin Royal, Le Sans-Culotte (1792), l'Orient (1795)  Toulon  1790  1791  1798
     Le Peuple, Le Vengeur (1794), L'Impérial (1805)  Brest  1793  1803  1806
     La République Française, Le Majestueux (1803)  Rochefort  1794  1803  1839
     L'Austerlitz  Toulon  1806  1809  1837
     Le Marengo, Le Ville de Vienne (1807), Le Comte d'Artois (1814), Le Ville de Paris (1830)  Rochefort  1807  1851  1882
     Le Monarque, Le Wagram (1810)  Toulon  1809  1810  1837
     Le Montebello  Toulon  1810  1813  1867
     L'Impérial, Le Royal Louis (1814)  Toulon  1810  1814  1825
     Le Tonnant, Le Louis XIV (1828)  Rochefort  1811  1854  1880
     Le Roi de Rome, L'Inflexible (1814)  Brest  1811  -  -
     L'Inflexible, Le Duc de Bordeaux (1824), Le Friedland (1830), Le Colosse (1865)  Cherbourg  1812  1840  1864
     Le Héros  Toulon  1812  1813  1828
     Le Formidable , Le Tocadero (1823)  Toulon  1813  1824  1836
     Le Souverain  Toulon  1813  1840  1885

     

    Voir l'historique des vaisseaux : Le Commerce de Marseille, L'Orient, L'Océan.

     

    Sources :
    - Revue Neptunia numéro 102. Article de Jean Boudriot consacré au "vaisseau trois-ponts l'Océan".
    - Monographie du Commerce de Marseille. Par Gérard Delacroix.