L’arbre à pain des Cévennes



Table-ronde
à Agropolis Museum
le 19 mai 2004

ou histoire et rôle de la châtaigneraie à fruit dans les Cévennes traditionnelles

par Daniel Travier
(Fondateur et directeur du Musée des vallées cévenoles, président de la commission culture et éducation du Parc national des Cévennes)


S o m m a i r e 

Rappel historique

I) - Les techniques de production et de consommation

II) - L’usage du bois de châtaignier

III) - Le châtaignier historique et culturel porteur d’identité

Références bibliographiques

Contacts

Rappel historique

Le châtaignier est-il indigène en Cévennes ?

Les découvertes paléontologiques ont révélé la présence d’ancêtres du châtaignier au sud du Massif Central dès la fin de l’époque tertiaire : feuilles et châtaignes fossilisées du Miocène supérieur en Vivarais (25 millions d’années), et du Pliocène dans le Gard (de 2 à 5 millions d’années). Toutefois, la question de savoir si l’arbre a survécu aux glaciations du Quaternaire demeure posée. Longtemps les auteurs spécialistes du châtaignier comme Ariane Bruneton-Governatori, dans sa thèse publiée en 1984, ou Jean-Robert PITTE dans la sienne publiée en 1986, se référant aux données des études polliniques, avançaient l’idée que le châtaignier avait pu persister durant la période glaciaire dans de rares stations méridionales abritées ou dans des «refuges ».

Depuis les années 80, les palynologues, comme Messieurs Reille, de Beaulieu, Pons … ont très largement revu leurs conclusions, suite à de nouvelles analyses qui infirment les anciennes. « Pour eux il n’existe actuellement aucune preuve de la présence de pollens de châtaigniers en quantité significative, dans le Massif Central, postérieurement au Pliocène ». Ainsi au colloque interdisciplinaire consacré au châtaignier et qui s’est tenu à Montpellier en 1997, les professeurs Reille et de Beaulieu affirmaient que pour le Massif Central et ses régions voisines, on disposait maintenant de plusieurs analyses polliniques dont la convergence permettait de suggérer que le châtaignier y ait été introduit sous l’empire romain et que sa culture d’une relative intensité était médiévale. Cette remise en cause pour le moins surprenante divise la communauté scientifique et nous laisse perplexes.

Le Moyen Age, une spécificité des Cévennes gardoises et lozériennes :

Dans ses Terres de Castanide, Jean-Robert Pitte n’attribue au châtaignier qu’un rôle relativement marginal dans toute l’Europe médiévale exception faite de la Ligurie où il constate que, dès les X e-XII e siècles, le châtaignier a pris une part plus importante qu’ailleurs. Jacques Schnetzler développe le même point de vue dans un travail très documenté à partir des censives, redevances attachées aux parcelles et payées pour une grande part en nature. On notera toutefois que l’étude de Schnetzler est bien circonscrite à la Cévenne du Nord ou ardéchoise et que celle de Pitte, bien que très générale, ne prend en compte pour les Cévennes médiévales, que des données relatives au Vivarais et à l’Ardèche.

Si on considère les Cévennes gardoises et lozériennes la situation est bien différente. Il convient de mentionner tout d’abord le travail de Jacques Galzin consacré à l’histoire de la forêt cévenole. A partir de l’étude onomastique des toponymes des parcelles, il a déduit qu’avant les années 1000 ou 1100 de nombreuses plantations de châtaigniers avaient été réalisées sur des terrains peu boisés ou déboisés à cet effet.

Les différentes études des textes médiévaux de Pierre Rolland, Jean Castan, Pierre Clément, Daniel Travier, Isabelle Darnas et autres, attestent de l’existence de châtaigneraies dès le début du XI e siècle et montrent que le rôle de la châtaigne est loin d’être marginal dès le XII e ou XIII e siècle. La plus ancienne mention écrite est la donation d’un mas avec toutes ses terres et ses castanets, par des habitants de St-André-de-Lancise aux chanoines de Notre-Dame-de-Nîmes, en date du 4 juin 1019. J’ai eu moi-même l’occasion de montrer l’importance des châtaigneraies et de la châtaigne tant fraîche que sèche dans l’économie et l’alimentation de la Vallée française comme de la Vallée Borgne au XIII e. Nous donnerons ici deux exemples significatifs. Le premier en Vallée Française est le Sommaire des titres et documents de la terre de la Boisonnade et ses appartenances en la paroisse de Notre-Dame-de-Valfrancesque dont nous présentons l’acte du 7 des ides Vbre de 1243 : « Pierre Castanet (le patronyme déjà est significatif) camérier de Sauve a donné à Guillaume Valmalette, à Guillaume et Bernard Auriol et à Pierre Valmalette tout le quart du seigle et des châtaignes que son monastère était en usage de percevoir sur les possessions qu’ils avaient au mas de Valmallette, [paroisse de St-Etienne-de-Valfrancesque] moyennant les censives annuelles et perpétuelles de seize sols melgoriens et trois deniers bernardins… le [dit] camérier se réserve en outre un setier châtaignes blanches mesure de Barre comble ». Ce texte qui n’est pas un cas isolé nous paraît intéressant pour trois raisons :

  • Le patronyme Castanet a certainement pour origine un toponyme qui confirme une ancienneté relative des châtaigneraies par rapport à la date de l’acte : 1243.
  • La mention «que son monastère était en usage de » montre que ce cens s’exprimait déjà depuis un certain temps en seigle et châtaignes, ce n’était pas au moment de la rédaction de l’acte un fait nouveau.
  • L’expression «châtaignes blanches » montre que déjà au milieu du XIII e siècle on blanchissait les châtaignes en Vallée Française. Le séchage ayant pour but d’assurer une bonne et longue conservation n’a de sens que si la production est abondante, dépassant largement une consommation immédiate.

Le second exemple a été choisi en Vallée Borgne. Il s’agit aussi de reconnaissances féodales faites, le 17 des calandes d’octobre 1271, à Pierre d’Arnal de la Baume par ses emphytéotes de Bussas et autres de la paroisse de St-Martin-de-Corconac, aujourd’hui l’Estréchure. Il y a 9 reconnaissants pour 21 parcelles, dont un « chastanet », mentionné seulement pour dire qu’il n’est pas soumis au cens. Sur les 20 autres il y a deux « chastanets » c’est-à-dire des châtaigneraies au sens strict, dont la censive est exprimée uniquement en châtaignes. Pour 9 autres terres les censives sont exprimées en châtaignes associées à une autre production, de la vigne dans un cas, des céréales les 8 autres. Il est clair qu’en basse Vallée Borgne, dans la seconde moitié du XIII e siècle, en terme de censive la châtaigne est la denrée la plus utilisée. Elle a supplanté les céréales toutes espèces confondues. La production de châtaignes n’a rien de marginal c’est même vraisemblablement la première, même si dans une part importante de la châtaigneraie on pratique des cultures intercalaires, complant de céréales essentiellement.

Etudiant le terroir de Calberte, Isabelle Darnas parvient aux mêmes conclusions :  « Le trait fondamental qui ressort de toutes les transcriptions est la très forte dominante de la châtaigneraie ». La mise à jour et le rapprochement de tous ces textes médiévaux évoquant le châtaignier en Cévennes nous amènent à deux constatations. D’une part, c’est dans les vallées des Gardons que leur densité est la plus forte. Cette convergence semble signifier que ce secteur détient une certaine antériorité et constitue une exception par rapport aux conclusions de Pitte ou Schnetzler précédemment évoquées. D’autre part le statut civil et non ecclésiastique de l’essentiel de la documentation tend à montrer que le rôle des moines, généralement mis en exergue à propos de l’introduction et du développement du châtaignier est à relativiser, voire même à démystifier.

La seconde moitié du Moyen Age a été marquée d’abord par un refroidissement du climat au début du XIV e siècle qui n’a pas été favorable à la châtaigneraie d’altitude et notamment la châtaigneraie océanique, puis par des épidémies de peste noire comme celle de 1348, ayant décimé les populations et par la guerre de cent ans aux conséquences néfastes. La régression démographique a entraîné l’abandon partiel de la châtaigneraie cultivée qui, envahie par les semis naturels et les espèces colonisatrices, est retournée à l’état de «bosc » comme il ressort des compoix de la fin XV e siècle.

Les Temps Modernes ou la civilisation de l’arbre à pain :

Tout le monde s’accorde en revanche sur cette période de pleine expansion pour le châtaignier dans un contexte de forte poussée démographique. Dans les limites naturelles imposées par le sol et le climat on le plantera partout. Cette mutation végétale n’a pu s’effectuer qu’au prix d’un énorme travail d’aménagement de l’espace : construction de terrasses et équipements hydrauliques. Le notariat foisonne de baux à « atuffée et méjerie » dans lesquels le preneur s’engage à aménager une parcelle en y construisant des traversiers et des fossés de drainage et à y planter et entretenir des châtaigniers avec des cultures intercalaires les premières années, céréales ou semis et pépinières de châtaigniers destinés à l’aménagement d’autres tènements. Les parcelles soumises à ces travaux sont des friches, des bois ou encore d’anciennes châtaigneraies abandonnées où quelques souches du Moyen Age ont résisté. « Atuffée » vient du verbe atufegar signifiant façonner, travailler, cultiver…, et « méjerie » vient de méjan, milieu ou moitié qu’on peut traduire à moitié fruit. Comme ces baux sont passés pour dix ans en général et que les châtaigniers n’étaient pas vraiment productifs sur une si courte période, le preneur se payait sur les productions intercalaires d’un très bon rendement les premières années, et notamment les plants de châtaigniers très demandés en ces temps de plantations à outrance.

Selon l’expression de Le Roy Ladurie, le châtaignier devint «le maître des terroirs » et le grand nourricier des Cévennes, «c’est la seule région du Languedoc où la prépotence des grains ailleurs universelle, est mise en échec ».

Même si en 1709 la grande gelée lui porta momentanément une sérieuse atteinte, même si au milieu du XVIII e siècle il est concurrencé sur certaines parcelles par le mûrier, même si les terribles orages de l’an IV ont emporté de nombreuses terrasses, globalement sa superficie n’a pas régressé car on a continué à défricher de nouveaux espaces pour l’y cultiver, y compris dans des zones qui ne lui étaient pas des plus favorables, et ce jusque vers 1850.

Son importance était telle que la population, pourtant très dense, ne suffisait pas pour ramasser la récolte. Hommes et femmes des hautes terres du Gévaudan et de la Margeride se louaient dans les Cévennes pour le temps des castanhadas, à l’occasion de foires spécifiques : las lògas.

On peut véritablement parler de civilisation du châtaignier. C’était le grand nourricier. Il n’était pas jour, pas même un seul, sans châtaignes dans l’écuelle du Cévenol. La châtaigne nourrissait aussi les animaux, notamment les porcs. Les feuilles de châtaignier coupées en ramées servaient de fourrage hivernal pour les chèvres et les moutons, sèches on les utilisait comme litière, quant aux bogues on en faisait du compost pour fertiliser les sols. Le bois enfin, quasiment imputrescible et résistant aux parasites était le matériau de base de la construction. Il y était omniprésent : charpentes, linteaux, planchers, cloisons, escaliers, menuiseries, chéneaux, meubles, échalas, ruches, vanneries…

L’époque contemporaine, passage du verger à l’espace forestier :

Le châtaignier contient de 5 à 7% de tannin. Vers 1820, le chimiste lyonnais Michel mit au point l’utilisation d’une décoction de bois de châtaignier pour le mordançage et la teinture de la soie. Cette décoction réduite en extraits fut aussi adoptée pour le tannage des cuirs. Une première usine, destinée à la production de ces extraits, travaillait pour la soie à sa création en 1847 à Génolhac. La maladie de l’encre décrite en 1842 en Italie apparut en France vers 1860, et en Cévennes en 1871 à Anduze et à Vialas. Les arbres malades trouvèrent un débouché dans les usines à tannin implantées à Génolhac, Molières-Cavaillac, Ponteils, Ste-Cécile-d’Andorge, St-Jean-du-Gard, mais aussi en Lozère à la Mothe comme en Ardèche. On coupa les arbres malades, mais aussi des arbres sains.

En 1901, 30 ans après l’apparition de la maladie, une enquête en Lozère affirme que la maladie est en régression, voire qu’elle a une tendance marquée à disparaître. On estime qu’elle a dévasté 35 ha sur les 25000ha de châtaigneraie lozérienne, soit 0,14%. En revanche pour la même période c’est 5000 arbres représentant 500ha, soit 2% de la châtaigneraie, qui ont été traités dans les usines à tannin. Avec l’affaiblissement de la rentabilité de la châtaigneraie à fruits et l’abandon des campagnes, le phénomène s’amplifiera de façon exponentielle au cours du XX e siècle, sous la pression des sociétés d’exploitation comme Progil.

Les vergers abattus qu’on ne reconstituait plus, se transformèrent naturellement en taillis. Avec l’intensification de l’exode rural la coupe fut presque systématique, le paysan réalisant quelques derniers sous avec la vente de ses châtaigniers, avant de quitter son bien. Et quand les arbres n’étaient pas coupés, les vergers ont, peu à peu, été envahis par les semis naturels ou par colonisation d’autres espèces qui avaient été évincées au profit du châtaignier. Ils se sont aussi transformés en espaces forestiers. Dans le cadre de l’enquête prescrite en 1948 par l’Administration des Eaux et Forêts, le Service Forestier local estimait que des 25000 ha de châtaigneraie gardoise, 6000 étaient à fruits et 19000 en taillis et peuplements forestiers. Peuplements médiocres dans la majeure partie des cas, aucune pratique sylvicole, de type sélection des rejets et élagage, n’ayant été conduite dans ces taillis. En 1963 la superficie totale en châtaigniers recensée n’est que de 17000 ha avec seulement 2500ha en verger. En 1975 il ne subsiste plus que 200ha en châtaigneraie à fruits.

Les forestiers n’ont pas saisi l’occasion de la mutation d’une bonne part de la châtaigneraie à fruits pour mettre en place une véritable sylviculture. Au contraire contre les risques d’embroussaillement et d’incendie liés à l’abandon de l’arbre à pain ils n’imaginèrent qu’un remède : L’enrésinement. Ainsi au Congrès régional du Châtaignier en 1956, le conservateur honoraire des Eaux et Forêts, Monsieur Pelet concluait : « Le remède est, de toute évidence, le reboisement, l’enrésinement des châtaigniers, avec le Pin maritime jusqu’à 500m d’altitude, le Pin laricio au-dessus avec, bien entendu en mélange par places des Cèdres, des Sapins méditerranéens, des Douglas ».

Une autre maladie, le chancre de l’écorce, apparue en Ardèche en 1956, accélère et parachève le processus de dégradation de la châtaigneraie cévenole.
I - Les techniques de production et de consommation

On connaît bien toutes les techniques liées à la culture de l’arbre, à ses usages et à la préparation de ses fruits, on a quelques difficultés à les situer dans le temps et l’espace. On sait, par Pline l’Ancien, qu’au début de l’ère chrétienne, plusieurs variétés existaient, il en décrit huit dont une obtenue par greffe sur pied franc dans la région de Naples. A quelle époque la greffe a-t-elle été utilisée comme façon culturale en Cévennes, demeure une question sans réponse absolue. On peut néanmoins proposer l’hypothèse d’un usage introduit aux XI e- XII e siècles, auquel correspondrait le passage d’une lente progression en continue de la châtaigneraie à une extension plus brutale par campagnes de plantations après défrichage. On a dénombré de 100 à 120 variétés pour les seules Cévennes gardoises et lozériennes dont malheureusement la mémoire se perd.

Nous avons déjà évoqué le fait qu’au Moyen Age on conservait les châtaignes sèches. Nous ignorons cependant quelle était la technique de déshydratation employée. Dans son Traité de la châtaigne, Parmentier indique que le procédé cévenol de séchage à la clèda est le procédé de conservation de loin le meilleur et il en fait une description détaillée afin que les autres contrées castanéicoles puissent l’adopter et en bénéficier. Si ce texte du XVIII e siècle nous incite à penser que la clèda est d’origine cévenole, il ne nous renseigne pas sur l’époque de son invention. On sait seulement que son existence est fortement attestée au milieu du XVI e siècle comme en témoignent les arpentages des biens nobles et ruraux établis dans chaque paroisse, par les administrations diocésaines de Nîmes et Uzès, et dont bien des rôles subsistent encore aux Archives départementales du Gard.

Les châtaignes sèches, châtaignons ou bajanas, étaient conservées en des coffres comme les céréales, et on les consommait réhydratées en soupe appelée bajanat. Contrairement à une idée aujourd’hui assez répandue, la production de farine de châtaigne et la panification de cette dernière ne sont pas véritablement traditionnelles dans les Cévennes comme elles le sont en Corse. A ma connaissance on ne possède que deux témoignages anciens, très localisés et assez marginaux faisant état de telles pratiques. Le premier nous est donné par Thomas Platter, qui herborisant sur les pentes de l’Aigoual en juillet 1596 passe à Valleraugue et raconte que les gens consomment beaucoup de châtaignes cuites, crues, sèches et « éventuellement transformées par les soins des Cévenols en farine dont ils font un pain, lequel est très doux ». L’autre témoignage concerne toujours Valleraugue et je l’ai relevé dans un manuscrit : « Les habitants sont sobres… Ils ne vivent presque que de châtaignes, ils en font même du pain en mêlant la farine des châtaignes avec celle du seigle… ».

La mémoire orale fait état d’un peu de farine de châtaigne produite au XIX e et au début du XX e siècle pour la nourriture des animaux. On connaît aussi une tentative avortée de production, à St-Jean-du-Gard, par Ernest Mézin au début du XX e siècle, d’un petit déjeuner à base de farine de châtaigne et de chocolat commercialisé sous le nom de « Chacao » et dont l’identifiant visuel publicitaire était un chasseur alpin en écho au tirailleur sénégalais Yabon de Banania. Cette interprétation sans doute abusive d’une production de farine de châtaigne conséquente provient peut-être du fait qu’avec l’apparition, à la fin du XIX  e siècle, des machines manuelles à décortiquer les châtaignes sèches on a installé des dispositifs semblables dans les moulins bladiers qui ont donc aussi servi pour « piser » les châtaignes sèches. La mémoire s’estompant on ne retient que le fait qu’on traitait les châtaignes au moulin d’où on déduit qu’on en faisait de la farine.

A l’époque des castanhadas on cuisinait les châtaignes fraîches suivant différentes recettes. La plus significative est sans doute celle qui consiste à griller les châtaignes au moyen d’une poêle trouée. On les nomment alors affachadas. Centre des veillées hivernales elles jouaient un rôle social majeur. Cette pratique est manifestement fort ancienne, et parfaitement attestée par la présence très fréquente de poêles percées dans les inventaires après décès, dès le début du XVII e époque où ils se multiplient et se démocratisent. Afin d’éviter que les châtaignes ne se dessèchent trop et ainsi, de pouvoir les griller tout l’hiver on les conservait dans des fosses creusées en terre appelées sotièiras et dans lesquelles on alternait rangées de châtaignes et couches de sable.
II - L'usage de bois de châtaignier

Son abondance, les qualités physiques de son bois proche du chêne, notamment sa faible porosité, le fait qu’il soit peu attaqué par les insectes xylophages, qu’il soit imputrescible à l’intérieur et d’une remarquable longévité à l’extérieur en ont fait le bois d’œuvre le plus employé en Cévennes pour une multitude d’usages tant par les paysans dans leurs activités de transformation de la matière à la ferme, que par l’artisanat rural et urbain occupant des professionnels de divers secteurs.

A ces qualités de base il convient d’ajouter que ses rejets francs, appelés jòrgs, ont la propriété une fois cuits, de se refendre en éclisses ou bridolas d’une grande souplesse, peu cassantes, très propices à la vannerie en association à l’osier. Ainsi depuis des temps immémoriaux il est utilisé pour confectionner de nombreux articles dont les plus emblématiques sont les panhalon ou faissilhau, espèces de corbeilles de forme parallélépipédique que les paysans portaient sur le dos, se protégeant les épaules avec le cabusau, sac rempli de feuilles, utilisés pour porter le fumier sur les bancels et à en ramener les récoltes. Encore plus symbolique est le terrairau, de forme similaire mais plus robuste qui leur servait à remonter ou transporter la terre et les pierres sur les terrasses. On peut énumérer aussi parmi les articles les plus courants, la desca, corbeille employée par les femmes pour porter la lessive, le bertol ou panièr castanhador servant à tout et à ramasser les châtaignes, le levador pour les jeunes vers à soie ou pour faire sécher quelques prunes ou champignons, le berceau ou breç, le crible ou dralh pour trier les châtaignes sèches, les banastas ou corbeilles de bât d’ânes et mulets…

On exécutait aussi de très grandes corbeilles à claire voie pour en diminuer le poids et qu’on utilisait pour ramasser les feuilles de châtaignier sèches destinées à servir de litière pour les cochons. De forme particulière étaient les nids de poules et de pigeons, les paniers spéciaux servant de mesure pour introduire les châtaignes séchées à la clèda dans le sac ou dans la machine à décortiquer. Moins communs sont les séchoirs à pélardons ou les nasses pour la pêche. Dans presque toutes les propriétés il y avait une parcelle, la jòrguièra ou « cerclière », traitée en taillis, sur laquelle après abattage des arbres, on laissait rejeter les souches qu’on exploitait régulièrement sur un cycle très court de 3 à 5 ans. On y pratiquait une taille spécifique dite « faire le capmèstre », consistant à éliminer les départs de branches afin de limiter les nœuds.

Ces parcelles sont les seules anciennement cultivées pour en commercialiser le bois. Elles constituent déjà des surfaces importantes au XVI e siècle dans les Cévennes méridionales (région de Sumène) exploitées pour la production quasi industrielle de cercles de futailles. Quand les cercles de bois ne furent plus employés, on continua l’exploitation des « cerclières » pour des travaux de vanneries à grande échelle : corbeilles de ports pour les docks et la manutention des poissons, celles utilisées par l’industrie minière pour traîner le charbon dans les galeries, hottes à cocons appelées gorbins employées dans les filatures de soie. Ainsi vers 1930 il y avait encore 35 artisans vanniers à St-Laurent-le-Minier. Outre les artisans, de nombreux paysans « bridoulaient », s’employant à des travaux de vannerie au cours des longues soirées ou des mauvais jours d’hiver. Beaucoup ne vendaient pas leur production mais assuraient leurs propres besoins et ceux de leurs voisins qui leur rendaient d’autres services dans le cadre de l’entraide du quartier.

Quelques-uns cependant profitaient des grandes foires comme celle de la Saint-Barthélémy à Alès pour écouler des articles et rentrer un peu d’argent frais. La Fare-Alais en 1844, décrit dans Las castanhadas, ces paysans originaires de St-Paul-la-Coste, de Mandajors, du Galeizon, chargés de paniers d’éclisses de châtaigniers et déferlant sur Alès comme une gardonada pour les vendre.

Quant il est coupé sur un cycle de rotation un peu plus long, de 6 à 12 ans, le taillis ou talhada produit des échalas utilisés localement pour les treilles, les cavalhons, et des manches d’outils. Toutefois, le châtaignier étant cassant, on lui préférait le chêne vert pour certains outils à percussion lancée comme les masses. Au cours du XX e siècle ces produits ont été commercialisés et des centres de production utilisant le bois des Cévennes ont vu le jour comme à Sauve pour les manches d’outils ou la coopérative paysanne de Colognac qui a organisé la fabrication hivernale et la vente de piquets de vigne.

Le taillis exploité sur un cycle de 18-25 ans a fourni des étais de mine et du merrain ou dogan employé à la confection des douelles de tonneaux. Tout au long du Moyen Age chêne et châtaignier rivalisèrent pour la première place dans la tonnellerie. E. Le Roy Ladurie mentionne des plaidoiries devant le sénéchal de Beaucaire en 1242 et 1340 afin d’interdire la fabrication de tonneaux en châtaignier qui, disait-on, « putréfient le vin ». Deux siècles plus tard le préjugé s’est retourné contre le chêne. On prétendait que le vin y prenait « odeur extravagante, odieuse à d’aucuns » tandis que le châtaignier n’en donnait aucune. Cette mode servit les Cévennes qui s’activèrent dans ce domaine.

Entre 1490 et 1560 la tonnellerie de Sumène vendait sa production dans tout le Languedoc pour y loger du vin mais aussi dans les ports de pêche tels Marseille ou Sète pour y conserver du thon, des anchois ou des sardines salés. La tonnellerie cévenole s’est maintenue longtemps et périclita au XIX e siècle, tandis que l’exploitation forestière pour le merrain devait lui survivre quelques décades.Dans les fermes on creusait à l’herminette de tels bouscas pour faire des acanaus, des chéneaux de toiture ou des conduites d’eau aériennes destinées à rapprocher du mas l’exutoire d’une source parfois distante de plusieurs kilomètres. Encore aujourd’hui on confectionne sur le même principe des benons utilisés pour donner du sel aux ovins.

Au-delà de 30 ans les talhadas fournissent du bois de sciage. Mais anciennement elles étaient rares et le châtaignier utilisé provenait des vergers recépés. Les troncs creusés à l’herminette devenaient auges à cochons, ceux creusés à la bruscadoïra fournissaient suivant leur diamètre des ruches appelées bruscs ou des coffres. Au delà de 1.5m de hauteur ce sont de véritables meubles. Ouvrant en façade au moyen de planches horizontales coulissantes ils servaient de greniers. Munis d’une ou deux portes pour les plus larges, on y conservait des salaisons. En Ardèche ces armoires se nomment « berles ». De gros châtaigniers naturellement creux, en place dans la châtaigneraie, ont pu servir aux époques troublées, de cachettes pour des armes, des vivres ou des hommes poursuivis. La tradition orale rapporte des exemples de prédicants qui, dissimulés dans de tels arbres, ont pu échapper aux troupes royales au cours d’une assemblée surprise.

Abattus en vieille lune, en sève descendante et par vent du nord les arbres sains étaient débités en planches par les scieurs de long. Généralement ambulants, nourris et logés au mas ils installaient leur chèvre dans la châtaigneraie même, le transport des planches étant plus aisé que celui des grumes. Exception faite du châtaignier franc ou boscas, réputé pour fournir le meilleur bois, le plus ferme, le plus durable, toutes les variétés ne présentent pas les mêmes qualités. La tradition orale assurait la transmission des savoirs liés aux différentes variétés. Ainsi le Forcat et le Passepaire sont considérés comme les meilleurs, tandis que le Pélégri est excellent pour les planches, le Castaneiron de très bonne qualité et l’Espétarel fort estimé. Le Cotinel dont l’accroissement est très lent et très fin donne un bois ferme et serré excellent pour la tonnellerie de même que le Paradon appelé aussi Verdalesc et le Peyrejont ou Rosset. En revanche le Barbut est mou et de qualité médiocre tout comme le clapis et le plat. Enfin le Dauphinen excellent pour ses fruits, peut être le meilleur, donne un bois flès, gélif et roulé qui ne vaut que pour de la volige de toiture, à l’instar du Rossel et du Cabrespi.

Ce châtaignier d’œuvre constitue l’élément primordial de l’habitat cévenol. Sur des bases souvent plus anciennes le XVI e siècle a amené une première phase de reconstruction de l’habitat dans lequel le châtaignier à trouvé sa place, encore qu’on ait à cette époque, notamment pour les solives des plafonds dits à la française, employé beaucoup de chêne blanc et chêne vert provenant de la déforestation massive engagée pour une expansion maximale de la châtaigneraie. Les dénombrements des années 1550 nous apprennent que dans leur grande majorité les constructions dans les Cévennes schisteuses et granitiques étaient couvertes de chaume. La lause ne s’y substituera qu’aux XVII e et XVIII e siècles utilisant exclusivement le châtaignier pour de nouvelles charpentes nécessairement adaptées à des charges bien supérieures.

Par ailleurs le grand développement de la sériciculture au XVIII e siècle a totalement transformé l’habitat qui a connu, avec la mise en place des magnaneries, une extension sans pareille, employant un châtaignier pour partie disponible depuis la grande gelée de 1709. Cette fièvre de la construction n’a été interrompue qu’avec les épizooties affectant les vers à soie autour de 1850. Dans cet habitat des vallées schisteuses le châtaignier est omniprésent. Son emploi en charpente a nécessité un surdimensionnement des pièces compte tenu du défaut mécanique du châtaignier rendu cassant par les amorces de rupture que constituent ses nœuds. La volige de toiture employait les bois les plus roulés. Les planchers, les cloisons, les escaliers, les menuiseries tant extérieures qu’intérieures, tout était en bois de châtaignier qu’on prenait soin de faire tremper dans des bassins afin d’en éliminer le tannin.

Dans le domaine du mobilier, le châtaignier n’est pas considéré comme une essence noble. En cela les Cévennes ont un caractère bien méridional, qui, dans la hiérarchie des bois pour la menuiserie d’ameublement, placent largement en tête le noyer puis les fruitiers, principalement le merisier et le cerisier. Globalement la place du châtaignier dans le mobilier et l’agencement, sans être modeste, n’est pas vraiment dominante. Encore faut-il relativiser suivant la fonction du meuble, le milieu social et l’aire géographique. Dans les basses vallées où la culture du châtaignier est moins intense, où la sériciculture a apporté plus d’aisance et où l’influence de la plaine languedocienne est prédominante en matière de style, l’emploi du châtaignier reste secondaire. Il est réservé aux sièges rustiques, aux meubles très fonctionnels des resserres et des cuisines et encore il subit la concurrence du mûrier noir. On le trouve avec le hêtre, le peuplier, l’aulne, le pin et autres dans les étagères, les derrières, les fonds de tiroir des meubles plus sophistiqués que sont les armoires, commodes, enfilades, buffets deux corps…Dans les hautes vallées schisteuses en revanche, le châtaignier est nettement dominant et son emploi systématique pour les coffres, les greniers, mais aussi pour les vaisseliers et dressoirs, les tables dites de ferme du XVIII e siècle comme les rondes du XIX e, les armoires d’office, les bancs d’âtre, les sièges…

Dans les meubles plus élaborés comme les armoires à linge, les façades peuvent être en noyer ou en cerisier, tout le reste étant en châtaignier. Dans tous les mas se trouvaient un banc et des outils de menuisier et les paysans travaillaient leur bois, exécutant avec plus ou moins de bonheur ces meubles rustiques et fonctionnels dont ils avaient besoin. Pour le mobilier auquel on accordait plus d’attention comme l’armoire de mariage, ils faisaient appel à un artisan du secteur. Souvent l’homme de l’art venait réaliser le meuble sur place, en totalité ou seulement les parties les plus moulurées et chantournées. On confiait l’exécution des sièges paillés à des ambulants qui se déplaçaient avec leur tour sur l’épaule. Au XIX e siècle, des équipes d’Italiens extrêmement habiles parcouraient les campagnes, et y fabriquaient les chaises, façonnant le châtaignier à la hache et à la plane.

Les paysans cévenols employaient le châtaignier pour bien d’autres objets ou outils, à commencer par ceux-là même servant pour la cueillette des châtaignes, les gratas, massetas, et rastelets. On fabriquait des supports de cuves à lessive à partir d’une fourche munie de pieds. Sur le même principe mais avec des pieds plus longs on confectionnait des cargadors. A hauteur d’homme, placés à côté du tas de fumier ces supports permettaient de remplir les corbeilles de fumier et de les charger à l’épaule sans effort. Dans chaque mas il y avait un banc ou chèvre permettant d’immobiliser une pièce de bois par une simple pression des pieds et de la façonner à la plane. Ainsi faisait-on en châtaignier les barreaux d’échelle, les mangeoires à moutons, des séchoirs à fromages et les colliers de moutons.
III - Le châtaignier historique et culturel porteur d’identité

Malgré son abandon, ses maladies, sa régression, la mémoire collective, marquée par son omniprésence dans le temps comme dans l’espace, a retenu le châtaignier comme le marqueur culturel majeur du pays. Il en est devenu le symbole : bois des berceaux comme celui des cercueils il a entouré le Cévenol de sa naissance à sa mort, il l’a nourri, il l’a accompagné dans ses épreuves lui fournissant l’espace de ses retranchements dans la clandestinité du «désert » comme du «maquis ». Ce châtaignier témoin et participant de l’histoire porte à lui seul une bonne part l’identité de la Cévenne, et même si sa présence physique s’amenuise sur le terrain, sa dimension culturelle demeure. Même si contrairement à l’olivier on l’a très peu représenté dans l’art populaire, les communautés protestantes comme catholiques l’ont bien reconnu comme porteur d’identité. Ne trouve-t-on pas à St-Etienne-Vallée-Française un châtaignier creux dans lequel on a placé une vierge, Notre Dame des châtaigniers, anciennement objet d’une procession le 15 août ? Le second couplet de la Cévenole, cet hymne à la gloire des martyrs huguenots devenu chant identitaire n’appelle-t-il pas à témoin ce châtaignier séculaire contemporain de la résistance héroïque ?

" O ! vétérans de nos vallées,
Vieux châtaigniers aux bras tordus,
Les cris des mères désolées
Vous seuls les avez entendus,
Suspendus aux flancs des collines,
Vous seuls savez que d’ossements
Dorment là-bas dans les ravines,
Jusqu’au grand jour du jugement. "

Références Bibliographiques

Généralités :

  • Ariane BRUNETON-GOVERNATORI, Le pain de bois, Ethnohistoire de la châtaigne et du châtaignier, Eché, Toulouse, 1984, 533pp.
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