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L'idée de Révolution en Amérique latine du 19e au 20e siècle. Paris, 26-27 Janvier 2007

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Maud Chirio

Le pouvoir en un mot : les militaires brésiliens et la « révolution » du 31 mars 1964

Résumé

Le Brésil a connu, comme le Chili, l?Argentine ou l?Uruguay, une dictature militaire dans les années 1960 à 1980. Elle débute par le coup d?État du 31 mars 1964, à qui les militaires ont donné l?appellation de « révolution ». Quel crédit peut-on accorder à l?emploi de ce vocable, récurrent dans l?histoire de l?Amérique Latine ? S?agit-il d?une simple stratégie de légitimation du régime militaire ? L?hypothèse développée dans cet article est que les militaires brésiliens ont l?ambition d?une véritable « révolution politique » contre la démocratie représentative et la classe politique. Le projet « révolutionnaire » et la manière dont les groupes d?officiers le revendiquent et s?y identifient peut constituer une grille de lecture nouvelle et pertinente des dynamiques politiques de la dictature.

Resumen

O Brasil esteve, assim como Chile, Argentina e Uruguay, sob uma ditadura militar entre as décadas de 1960 e 1980. O regime teve início com o golpe de 31 de março de 1964, chamado pelos militares de « revolução ». Como entender o emprego desta palavra, bastante recorrente na história da América Latina ? Seria uma simples estratégia de legitimação do regime militar ? A hipótese desenvolvida nesse artigo é que parte dos militares brasileiros tinha a ambição de realizar uma verdadeira « revolução política » contra a democracia representativa e a classe política. O projeto « revolucionário », e a maneira pela qual os grupos de oficiais o reivendicavam, e a ele se identificavam, podem constituir uma nova e pertinente forma de leitura das dinâmicas políticas da ditadura brasileira.

Texte intégral

Le 31 mars 1964 se déroule au Brésil le premier d?une série de coups d?État qui placent en quelques années la majeure partie du sous-continent sud américain sous la coupe de pouvoirs militaires. Les cadres de l?armée brésilienne, appuyés par la quasi-totalité du corps des officiers et d?une portion notable des classes moyennes et supérieures, renversent alors João Goulart1, au pouvoir depuis septembre 1961. La forte agitation syndicale, les mouvements de rue, les projets de réformes sociales d?un gouvernement glissant plus à gauche, ainsi qu?une mobilisation politique des sergents, constituent les arguments des militaires golpistas2 à l?appui de l?anarchie et du communisme aux portes du pays. Le régime militaire, instauré comme rempart contre la communisation du pays, est amené à durer vingt-et-un ans.

Le rapprochement entre l?arrivée au pouvoir des militaires brésiliens en mars 1964 et le terme de « révolution » peut sembler problématique, voire dérangeant. En effet, l?interprétation dominante de cette période du XXe siècle situe la révolution à gauche ou à l?extrême gauche de la scène politique. La vieille ? et souvent valide ? grille de lecture de l?histoire divisée entre le mouvement progressiste et le statu quo conservateur, la révolution de gauche et la réaction de droite, empêche alors d?envisager une révolution à droite3. De plus, l?imaginaire de la révolution comporte deux caractéristiques que la mémoire collective latino-américaine et occidentale refuse aux dictatures militaires des années 1960 et 1970 : le fait de résulter d?un mouvement de masse, civil et militaire, de protestation contre le gouvernement voire le système politique en vigueur ; une entreprise de réforme radicale des structures économiques, sociales et politiques par les militaires. Au contraire, les dictatures brésilienne, uruguayenne, chilienne et argentine sont considérées dans les médias et l?opinion comme le fruit de mouvements essentiellement militaires, contre la volonté de la majorité civile ; elles n?auraient débouché sur aucun changement des structures économiques et sociales mais sur une aggravation de la violence sociale existante, couplée à une lourde répression politique. C?est pourquoi il existe au Brésil un consensus médiatique et universitaire pour parler au sujet du 31 mars 1964 de coup d?État, ou golpe, et non de révolution.

Pour qui s?intéresse aux débats actuels sur la dictature, l?application du terme de « révolution » au mouvement du 31 mars 1964 est d?autant plus étonnante que les militaires eux-mêmes, lorsque la question leur est posée, préfèrent aujourd?hui employer « contre-révolution »4. La justification principale de la prise du pouvoir en mars 1964 était en effet d?empêcher une révolution communiste en marche dans le pays, que le gouvernement Goulart ne serait pas parvenu à combattre voire dont il aurait été le complice. Il n?y aurait eu en 1964 qu?une alternative au passage imminent du Brésil à l?Est : la réaction des militaires, qui n?auraient alors eu d?autre projet politique ou idéologie que le rejet de l?établissement d?un régime communiste. Dans un contexte de « guerre de la mémoire »5 entre, d?un côté, les défenseurs du coup d?État et, de l?autre, les médias et les universitaires qui développent une critique virulente de la dictature, la justification du golpe semble probablement plus aisée lorsqu?elle s?appuie sur le consensus social d?un bilan négatif des régimes communistes au XXe siècle. Le vocabulaire employé aujourd?hui par les militaires est d?abord une réponse aux enjeux mémoriels, plus qu?il ne traduit le projet politique des acteurs de 1964 : l?image d?une armée sentinelle, gardienne et rempart contre une menace communiste imminente, qui fait du 31 mars une « contre-révolution préventive », a ainsi prévalu dans la mémoire militaire telle qu?elle est exprimée au grand public.

Or l?appellation officielle du coup d?État et des gouvernements militaires a longtemps été la « Révolution Démocratique » ou « Révolution Rédemptrice » de 1964. Notre objectif n?est pas ici de déterminer si 1964 mérite scientifiquement la qualification de révolution : nous nous rallions sans difficulté au constat d?un coup d?État militaire, appuyé activement par une minorité de la population, qui n?a eu pour conséquence aucune refonte des structures économiques, sociales ou politiques. L?emploi du mot « révolution » ne peut pas passer pour autant aux oubliettes de l?histoire : il permet en effet de porter un nouveau regard sur les stratégies de légitimation du régime, le projet politique qui prélude au golpe et les dynamiques politiques internes du pouvoir militaire.

Faire une « révolution » pour légitimer un coup d?État

La rupture de la continuité institutionnelle avec le renversement du président Goulart rend nécessaire la diffusion d?un discours public de légitimation du nouveau pouvoir. Dès les premières heures de la dictature, les généraux entreprennent d?insérer leur geste dans le système de valeurs de la démocratie libérale en présentant le golpe non comme un coup de force mais comme une manifestation exceptionnelle de la volonté de rupture du peuple souverain6 ; preuve en est le texte de l?Acte Institutionnel n°1, texte fondateur de la « révolution » :

« La révolution victorieuse s?investit de l?exercice du Pouvoir Constituant. Celui-ci se manifeste par l?élection populaire ou par la révolution. C?est la forme la plus radicale du Pouvoir Constituant ???. Les chefs de la révolution victorieuse, grâce à l?action des Forces Armées et à l?appui sans équivoque de la Nation, représentent le Peuple et en son nom exercent le Pouvoir Constituant, duquel le Peuple est l?unique titulaire ».

La justification première du golpe est donc qu?il émane directement du peuple dont l?armée est l?avant-garde ou le représentant. Il faut signaler que depuis l?accession au pouvoir de João Goulart en septembre 1961, la société brésilienne connaît une mobilisation croissante, de la part des secteurs populaires, syndicaux et étudiants dans le sens d?une pression sur le pouvoir en place pour une accentuation des politiques sociales mises en ?uvre ; et de la part des classes moyennes et supérieures, auxquelles s?identifie l?énorme majorité de la grande presse nationale, dans une optique au contraire conservatrice et anticommuniste. De ce fait, l?aggravation des tensions sociales, la dégradation de la situation économique avec notamment une hyperinflation et l?annonce de « réformes de base » du gouvernement suscitent au cours de l?année 1963 et au début de 1964 de fortes protestations de la bourgeoisie et des classes moyennes. Les mouvements et groupuscules anticommunistes se multiplient7. La presse à grand tirage tire à boulets rouges sur le gouvernement jusqu?à ce que dans les semaines du précèdent le golpe les éditoriaux de grands journaux appellent directement à son renversement. Des associations traditionalistes et anticommunistes civiles, comme la Campagne de la Femme pour la Démocratie (CAMDE) organisent en mars et avril 1964 d?immenses manifestations intitulées les « Marches de la Famille, avec Dieu, pour la Liberté » pour dénoncer la menace communiste qui pèserait sur le pays8 : ces manifestations rassemblent plusieurs centaines de milliers de personnes dans les principales villes du pays. Enfin, une grande partie de la classe politique, y compris certains hommes dont les mandats seront ensuite suspendus et les droits politiques cassés par le régime, désapprouve la radicalisation de la politique du gouvernement trabalhista pendant les années 1963 et 1964. Il existe donc bien un mouvement civil qui a poussé à l?intervention militaire entre janvier et mars 1964, qui constitue un argument factuel pour que les militaires intitulent leur propre action une révolution.

De plus, l?identification entre le peuple et l?armée est très présente dans l?imaginaire politique républicain (comme dans toute l?Amérique Latine), qu?il soit civil ou militaire, conservateur ou non9. Selon cette représentation, l?armée est détachée des intérêts de classe du fait notamment de son recrutement social diversifié :

« Les Forces Armées brésiliennes n?ont jamais été contre le peuple, parce qu?elles ne représentent pas une caste, comme ce qui arrive dans d?autres nations d?Amérique du sud. Les cadres proviennent du peuple et les filières constituent une radiographie de la société brésilienne, avec une prédominance des couches les plus basses »10.

Malgré ses origines majoritairement de classes moyennes, l?imaginaire dominant au sein des forces armées en fait donc une émanation voire un représentant légitime du peuple, ce qui les rend aptes à défendre exclusivement les intérêts de la nation, à la différence des « élites oligarchiques » ou des couches populaires qui tenteraient de faire pencher la balance politique de leur côté11. Les forces armées se font les gardiennes des valeurs, voire de « l?âme » du peuple brésilien, résumées dans le binôme des traditions chrétiennes et de la démocratie. C?est donc au nom non seulement de la volonté populaire, mais surtout de l?essence de la brésilianité que les officiers font une « révolution » en 1964.

Il faut signaler que le mot de « révolution » comporte alors une connotation positive sur tout l?échiquier politique. L?insatisfaction de l?ensemble des groupes sociaux face aux difficultés économiques, à l?hyperinflation, à l?instabilité gouvernementale attise des espérances contradictoires en un changement radical. L?idée d?un pays « bloqué » dans son processus de développement et doté d?un système politique inadapté existe tant à gauche qu?à droite12. De ce fait, aucun groupe n?entend laisser l?exclusivité d?un projet révolutionnaire à ses adversaires. C?est ainsi que certains militaires qui supposent dès la fin des années 50 l?existence d?une « guerre révolutionnaire » communiste en préparation au Brésil refusent d?employer ce terme au profit de « guerre insurrectionnelle » (bien que les auteurs français dont les Brésiliens s?inspirent emploient le premier), parce que, je cite, « si nous laissons adversaires le nom de révolutionnaire nous nous prêtons à nous-mêmes la désignation de contre-révolutionnaires et ainsi, dialectiquement, nous commençons à perdre avant de combattre » (lieutenant-colonel Carlos de Meira Mattos, qui sera l?un des personnages importants du régime, dans un journal interne à l?Etat Major de l?Armée, décembre 1961).

Du rejet de la classe politique à la « révolution démocratique de 1964

En désignant le coup d?Etat comme une révolution, ses auteurs l?intègrent donc paradoxalement dans une certaine normalité historique, tout la transformant en un événement politique attendu et espéré. Il serait néanmoins sommaire de ne voir dans l?emploi de ce terme qu?une manipulation symbolique, dans une perspective de légitimation, sans résonance sur le projet politique lui-même. D?abord, parce que la justification du coup d?État comme entreprise révolutionnaire s?adresse également à un public interne à l?armée : lors de la conspiration et dans son dénouement, le golpe n?existe que parce qu?il est identifié à une révolution par ses auteurs, gradés ou subordonnés.

Cette aspiration n?implique pas l?existence d?un projet politique cohérent partagé par les conspirateurs. Au contraire de ce qui a été longtemps accepté par l?historiographie, le mouvement du 31 mars n?est pas le produit exclusif d?une doctrine politique, la Doctrine de la Sécurité Nationale, formulée à l?Ecole Supérieure de Guerre avec une collaboration plus ou moins poussée d?institutions liées au monde des affaires13. Le golpe ne résulte pas non plus de la coïncidence momentanée d?objectifs entre deux courants militaires, l?un modéré et attaché au respect de certains principes démocratiques14 et une « ligne dure » fortement répressive et désireuse du maintien d?un État d?exception. Cette lecture, aujourd?hui encore hégémonique dans la littérature sur le régime15, est insatisfaisante. En effet, elle ne traduit pas la complexité d?un milieu militaire divisé par les liens de loyauté, les échelons hiérarchiques, les générations et les options politiques. De plus, si cette interprétation passe à côté de la diversité politique de l?armée, elle correspond également, le plus souvent, à renoncer à la compréhension de son unité, c?est-à-dire de la spécificité de la culture politique des militaires brésiliens.

Ainsi, les recherches des dix dernières années, qui partent d?un doute quant à l?existence d?une idéologie unique des golpistas, débouchent le plus souvent sur la conclusion de l?absence d?un dénominateur politique commun si ce n?est l?anticommunisme. L?historien Carlos Fico a noté l?insuffisance de cette analyse, qui reprend excessivement le discours des militaires eux-mêmes et nie l?existence d?une culture politique militaire spécifique ; il a mis en avant le concept d?« utopie autoritaire »16 défini comme l?ambition de l?élimination ? violente ou non ? d?obstacles à l?accession du Brésil à son destin de grandeur : le communisme, la « subversion », la « corruption ».

Notre proposition est de mettre en lumière la nature révolutionnaire de « l?utopie autoritaire » dont parle Fico. En 1964, les militaires ont deux ennemis affichés : les communistes et les héritiers politiques de Getúlio Vargas, en particulier le PTB. Pourtant, le rejet de ces deux tendances s?intègre dans un projet plus ample d?éviction de la classe politique existante : le golpe est pensé comme une révolution contre la démocratie représentative telle qu?elle fonctionne et contre ses représentants, soit une grande part du milieu politique civil.

Cette révolution s?appuie sur une certaine image, construite sur le long terme, du monde politique. Tout d?abord, les officiers golpistas prétendent que le système représentatif est dévoyé par l?immoralité et la vénalité des hommes politiques. Sans contester la démocratie sur son principe, ils prétendent au contraire la rétablir en assainissant radicalement les pratiques politiques qui y prévalent. La revendication de leur réforme radicale est centrale dans la culture des forces armées brésiliennes dès le tenentismo, un mouvement révolutionnaire de jeunes officiers (tenente signifie lieutenant) né dans les années 1920. Ainsi, un manifeste tenentista de 1924 indique :

« La finalité de la révolution est la réforme radicale des méthodes, peu nobles, utilisées dans la politique et l?administration publiques par les gouvernements successifs ; les moyens à employer pour arriver à un tel idéal ne seront pas ceux préconisés dans les bavardages de toutes les plateformes présidentielles, mais des méthodes et des procédés qui, en transformant radicalement les pratiques actuellement en vigueur, permettent aux meilleurs éléments de notre nationalité d?occuper l?administration du pays, le lieu qui leur convient »17.

Au-delà de la dénonciation de la vénalité et de l?immoralité des politiciens en rapport à la chose publique, les golpistas prétendent également réduire l?importance des négociations sur des enjeux locaux qui amoindrissent la lisibilité nationale du système des partis. C?est sur la base de cette critique que le bipartisme obligatoire ? le parti de la révolution, le parti d?opposition ? est imposé en octobre 196518, ainsi que l?obligation de suivre le respect de la discipline de parti lors les votes à l?assemblée. Là encore, il s?agit de projets de réforme des pratiques politiques, présents de longue date dans les textes publics d?officiers brésiliens.

Pourtant, derrière cette entreprise d?assainissement de la vie politique, avec pour corollaire l?épuration des éléments considérés irrécupérables, existe un imaginaire très défavorable à la politique civile en général. Celle-ci, dite « partisane » ou politicienne (politicagem), est associée à l?absence de convictions, au manque de droiture et de fermeté de choix, au profit de négociations et de compromis constants, enfin à la défense d?intérêts particuliers au détriment de l?intérêt général. Pire, cette approche malsaine de la vie publique serait contagieuse et mettrait notamment en péril la cohésion du monde militaire, qu?il faudrait tenir à tout prix éloigné du politicagem. Cette exigence n?est pas exclusive des golpistas : elle apparaît aussi, par exemple, dans une déclaration du ministre de la guerre de João Goulart, en 1962 :

« Il ne date pas d?aujourd?hui que la politique, et les hommes politiques de bas étage, cherchent à intervenir dans les casernes pour les utiliser au profit d?intérêts vulgaires et anti-nationaux. Tout au long de la République, il ne manque pas parmi les hommes politiques des enrôleurs sans vergogne de militaires, qui s?emploient à attirer les casernes dans des débats partisans et de cette manière affaiblissent les corporations sur lesquelles reposent la sécurité des institutions et l?application effective des lois »

Le mépris pour la politique partisane est lié, d?abord à la faible estime en laquelle les officiers tiennent, le plus souvent, la morale et la personnalité des hommes politiques. Elle est par ailleurs structurelle puisque le principe électif favorise la représentation d?intérêts sectoriels et non celui de la nation. L?arrière-plan de cette critique est qu?un compromis d?intérêts particuliers ne sert pas nécessairement ? voire jamais ? l?intérêt général. Or, les forces armées incarnent ce dernier : c?est donc une contestation de fond de la démocratie représentative qui justifie le rejet de la classe politique civile, ainsi que le maintien des militaires au pouvoir.

Il se construit ainsi au fil du XXe siècle un rejet de principe de la démocratie représentative, jamais clairement exprimé puisque l?appellation officielle de la « Révolution » de 1964 est de « Révolution Démocratique ». Le contexte plus récent de la Guerre froide fournit plusieurs arguments supplémentaires à cette construction politique : tout d?abord, la faiblesse morale de la classe politique en fait une victime privilégiée de la « contamination » communiste. À l?opposé, l?anticommunisme traditionnel des militaires et leur esprit de corps, ainsi que leur vocation à incarner un « peuple brésilien » a priori hostile à toute forme de totalitarisme ou d?idéologie « anti-chrétienne », font des forces armées les gardiennes naturelles d?une « démocratie » entendue, cette fois-ci, comme l?appartenance au bloc occidental. De plus, l?idée de la moralité supérieure du monde militaire, sa préoccupation pour l?intérêt général et sa compétence intellectuelle ? miroir de l?image d?une classe politique égoïste, âpre au gain, anti-patriotique et incapable ? est renforcée par l?action, dès les années, de l?Ecole Supérieure de Guerre (ESG). L?ESG formule en effet au début des années 1950 une véritable doctrine de gouvernement, seule à même d?organiser rationnellement le pays dans la perspective de la guerre inévitable contre le communisme international ; selon cette doctrine, toute l?activité du pays doit être orientée vers l?effort militaire, c?est pourquoi la responsabilité et la compétence ultimes appartiennent aux forces armées, plus ou moins associées à des civils qui font plus figure d?experts que de représentants du peuple19.

La révolution politique de 1964 : une grille de lecture du régime militaire

Le coup d?Etat du 31 mars 1964 est donc pensé par ses protagonistes comme une révolution politique : malgré son appellation de « démocratique », terme qui sert à désigner le régime antérieur comme anti-démocratique et de placer le Brésil dans le camp du « monde libre et occidental »20, il s?agit d?une révolution militariste et élitiste. Son projet est pourtant plus orienté contre un système existant, tel qu?il est représenté, que constructeur d?une nouvelle organisation politique. Un groupe militaire a certes théorisé l?exercice du pouvoir : il s?agit d?officiers généraux, souvent vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, ayant suivi des cours dans des écoles militaires étrangères et surtout à l?École Supérieure de Guerre. La « Sorbonne » militaire a produit tout au long des années 1950 et 1960 une réflexion sur le mode de gouvernement adéquat au Brésil, très élitiste, où le pouvoir est exercé par un conseil d?« experts » militaires et civils issus du monde des affaires et de l?université. Mais de nombreux aspects de cette doctrine de gouvernement sont en contradiction avec la « révolution politique » que la majorité de l?officialité entend mener : en particulier, elle implique l?association de civils au pouvoir, le maintien de partis et des négociations politiques, ainsi que l?alliance avec le monde des affaires.

S?il existe une rhétorique et des points communs, il demeure donc un désaccord sur la révolution à faire. En conséquence, les « castélistes » au pouvoir de 1964 à 1967 ne parviennent pas à réformer le système politique selon leurs vues, ce qui correspondait au projet d?« institutionnalisation de la révolution » de Castelo Branco : en effet, des courants d?officiers activistes s?opposent systématiquement au maintien d?une organisation politique civile et partisane et oeuvrent pour l?éviction la plus radicale possible de la classe politique ? sans pour autant proposer de modèle alternatif d?organisation21.

L?interprétation ? non exclusive ? du golpe de 1964 et du régime militaire qui s?ensuit comme une tentative de « révolution politique » essentiellement négative constitue, à mes yeux, une grille de lecture possible de la dictature. Il n?est pas lieu ici de donner une vue d?ensemble de son potentiel explicatif sur l?évolution du régime, mais il est intéressant de citer deux exemples de « crises militaires » où la pression de l?officialité s?exerce de façon déterminante sur le pouvoir exécutif.

Alors que le gouvernement en place en avril 1964 ne prétendait éditer qu?un seul décret, l?Acte Institutionnel, un second est promulgué en octobre 1965. L?Acte Institutionnel n°2 (AI2) est le résultat d?un état de quasi-rébellion de plusieurs garnisons, en particulier dans l?État de Rio de Janeiro, appuyées par des mouvements politiques organisés de militaires, qui menacent de renverser le président Castelo Branco. Cette agitation est due à l?élection de deux gouverneurs dans les États du Minas Gerais (Israel Pinheiro) et Rio de Janeiro (Negrão de Lima), membre du Parti Trabalhista Brasileiro défait par le coup d?Etat. S?ils sont tous deux accusés de corruption et de communisme, ils sont rejetés par la « nébuleuse militaire radicale » parce qu?ils représentent la classe politique à évincer du système. C?est d?ailleurs par l?AI2 que le multipartisme est supprimé, au profit d?un bipartisme qui punit et discipline supposément la classe politique, tout en la soumettant à la vision systémique du politique propre aux militaires.

Un épisode plus parlant encore est le contexte d?édition de l?Acte Institutionnel n°5 (AI5), qui en décembre 1968 modifie profondément la nature du régime militaire, en fermant le Congrès, reprenant le processus des cassations et des suspensions de droits politiques et supprimant la plus grande partie des libertés individuelles. Alors que l?AI5 est passé dans la mémoire collective comme une radicalisation de la dictature parallèle à l?essor des mouvements armés d?extrême gauche, son origine est tout autre : il s?agit d?un discours du député Márcio Moreira Alves à la veille de la fête nationale du 7 septembre, qui appelle au boycott des commémorations et à celui des femmes et des jeunes filles envers les officiers et les élèves des écoles militaires. Cette déclaration, effectuée dans l?enceinte du congrès, suscite une indignation générale du corps des officiers, qui l?interprète comme une grave atteinte à l?honneur militaire. Or, pour casser le mandat de Moreira Alves est nécessaire la levée de son immunité par le congrès, qui la refuse, alors que le « parti du pouvoir » est majoritaire en son sein. L?AI5 est, avant d?être un outil d?extermination des mouvements d?extrême gauche ? ce qu?il deviendra ? un moyen de supprimer tout pouvoir législatif et d?ôter son reste d?influence à la classe politique.

Il faut ajouter que l?ensemble des conflits intra-militaires, de 1964 au début des années 1980, se fait autour de la définition de la révolution et de qui sont les « révolutionnaires authentiques » ou « orthodoxes ». Les pamphlets d?officiers vilipendant l?exercice d?un pouvoir modéré, « civiliste », réticent envers l?ampleur de la répression, ou plus tard engagé dans le processus d?ouverture, sont systématiquement signés par « les véritables gardiens de l?idéal démocratique de la révolution du 31 mars ». Il s?agit certes, pour partie, d?une stratégie de protestation puisque la « révolution » de 1964 est l?unique légitimité du pouvoir militaire. Mais cette expression recouvre également l?imaginaire d?une refonte du système politique, sans projet précis mais profondément opposée à la démocratie représentative en vigueur depuis 1945.

Remarques conclusives

L?idée directrice de cet article est de prendre au sérieux l?expression de « révolution » au sujet du coup d?État du 31 mars 1964. Ce terme permet non seulement de mieux comprendre son acceptation et sa légitimité auprès de l?opinion publique et militaire, mais également de proposer une nouvelle grille de lecture des conflits intra-militaires de la période, essentiels dans l?évolution des politiques du régime. L?existence au sein de l?officialité active d?un idéal de destruction du système politique antérieur, incarné par la classe politique qu?il a produite, me semble un élément explicatif fondamental de ces dynamiques. Il permet de comprendre l?opposition violente au pouvoir de Castelo Branco qui ne partageait que partiellement cet idéal ; de plus, s?il n?y a pas de doctrine ou même de réel projet positif derrière cette idée de révolution, c?est sa prégnance dans l?officialité agissante qui a produit les crises politiques, lesquelles ont transformé le régime militaire d?un système autoritaire en un pouvoir dictatorial ? qui n?a jamais pourtant été explicitement souhaité comme tel. Une telle approche du régime militaire permet de plus de replacer la pensée politique de l?officialité brésilienne dans l?histoire des « révolutions » auxquelles les forces armées ont participé au XXe siècle, comme le tenentismo, en mettant en avant des continuités comme l?anti-oligarchisme et la volonté de moralisation des pratiques politiques ? même si ce point de vue peut paraître dérangeant, parce qu?en conflit avec l?image de dictatures militaires inédites du fait de leur violence et intimement liées au contexte de la guerre froide.

Notes de bas de page

1 João Goulart est membre du Partido Trabalhista Brasileiro, qui hérite « à gauche » de la politique menée par Getúlio Vargas, chef d?État populiste au pouvoir de 1930 à 1945 puis de 1951 à 1954 : cette filiation se manifeste notamment par le nationalisme économique et l?encadrement des secteurs populaires par des politiques sociales.
2 Artisans du golpe (coup d?État).
3 L?existence dès la fin du XIXe siècle de « droites révolutionnaires », étudiées par l?historien Zeev Sternhell (La droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Seuil, 1978), indique que la dichotomie mouvement-conservation ne peut résumer l?opposition gauche-droite. Mais le poids politique de l?idée de révolution communiste en Amérique Latine, en particulier après la révolution cubaine, a souvent donné l?image, en miroir, d?une droite réduite à des projets de conservation de l?ordre ? au moins économique et social.
4 Ce constat peut se fonder sur la consultation de la collection História oral do Exército. 31 de março, recueil de presque 200 témoignages de militaires sur le golpe organisé par la bibliothèque de l?armée (Aricildes de Moraes Motta (org.), História oral do Exército. 1964. 31 de março, Rio de Janeiro, Bibliotéca do Exército Editora, 2003. 14 vol).
5 Expression empruntée à João Roberto Martins Filho, « A guerra da memória : a ditadura militar nos depoimentos de militantes e militares », communication faite au Congrès de l?Associação de Estudos Latino-Americanas, Dallas, 27-29 mars 2003.
6 La préoccupation constante de préservation des apparences de l?État de droit est considérée par Alain Rouquié comme une caractéristique du système politique latino-américain : « S?il fallait en quelques mots repérer l?aspect le plus frappant de la vie politique latino-américaine, à coup sûr ce ne seraient ni les coups d?Etats, ni les putschs, ou le continuismo de présidents viagers, ni la fraude électorale bien tempérée qu?il conviendrait de signaler, mais plutôt l?attachement indéfectible, platonique, aux institutions représentatives de la démocratie à l?occidentale. Alors même qu?on viole ou contourne les principes libéraux et les cadres constitutionnels, on se réclame des valeurs permanentes de l?ordre démocratique. Les marchands d?ordre nouveau ne font pas florès au sud du Rio Bravo. Civils et militaires ne se réfèrent guère qu?à la démocratie, et à aucune autre légitimité qu?à celle dominante du libéralisme » (L?État militaire en Amérique Latine, Paris, Seuil, 1982, p.49)
7 MOTTA, Rodrigo Patto Sá Motta, Em guarda contra o ?perigo vermelho?: o anticomunismo no Brasil (1917-1964). São Paulo: Perspectiva, 2002, p.237 et suiv.
8 Aline Presot, As « Marchas da Família, com Deus, pela Liberdade », mémoire de Master en Histoire Sociale, UFRJ, 2004.
9 En février 1962, João Goulart assure que ses réformes sociales se dérouleront avec l?assentiment militaire puisque « L?identification chaque fois plus parfaite entre les Forces Armées et les attentes les plus légitimes du peuple nous donne la certitude que les réformes de base réclamées par le Pays pourront se dérouler dans la ligne des traditions démocratiques et chrétiennes que nous désirons à tout prix préserver ». Noticiário do Exército, 22 février 1962, p.1.
10 Témoignage du colonel Luiz Paulo Macedo Carvalho, História oral do Exército, op. cit., t.1, p.287.
11 Cette autoreprésentation de l?institution militaire a été pour la première fois développée dans l?ouvrage d?Alfred Stepan, Os militares na política. As mudanças de padrões na vida brasileira, Rio de Janeiro, Editora Artenova, 1975, p.35.
12 Marcelo Ridenti a mis en avant cette universalité de l?idée révolutionnaire dans les années 1960 au Brésil. O fantasma da revolução brasileira, São Paulo, Unesp, 1993.
13 L?ouvrage fondateur de l?importance donnée à la DSN est celui de Joseph Comblin, A ideología da segurança nacional. O poder militar na América Latina, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1980, 3e ed. René Dreifuss met à la même époque l?accent sur la propagande menée par les think tank de la bourgeoisie industrielle l?IPES (Institut de Recherches et d?Etudes Sociales) et l?IBAD (Institut Brésilien d?Action Démocratique), auprès des officiers et de la société civile.
14 La désignation comme intellectuels de ce premier courant lui a valu le surnom de « Sorbonne » militaire ; il se confond avec la ligne politique du premier président Castelo Branco, d?où son autre appellation de castelismo.
15 Notons que certains auteurs s?inscrivent en faux contre cette bipartition du monde militaire, notamment João Roberto Martins Filho dans O Palácio e a caserna. A dinâmica militar das crises políticas na ditadura (1964-1969), São Carlos, UFSCar, 1995.
16 Carlos Fico explique le sens de l?utopie autoritaire dans « Versões e controvérsias sobre 1964 e a ditadura militar », Revista Brasileira de História vol. 24 n°47, São Paulo, USP, 2004. L?expression avait été initialement proposée par Maria Célina d?Araújo, Celso Castro et Glaúcio Ary Dillon Soares, Visões do golpe. A memória militar sobre 1964, Rio de Janeiro, Relume-Dumará, 1994, p.9.
17 Citation de Edgard Carone, O Tenentismo : acontecimentos, personagens, programas, São Paulo, Difusão Européia do Livro, 1975, p.276.
18 L?imposition du bipartisme a pour arrière-plan le manichéisme politique des détenteurs du pouvoir, bien en accord avec l?idée de mener une guerre (contre le communisme, la subversion, la corruption, etc.) : qui n?est pas un soutien soumis et inconditionnel de la révolution est son adversaire, voire son ennemi.
19 Antônio de Arruda, A Escola Superior de Guerra. História de sua doutrina, São Paulo, GRD / Brasília, INL, 1983.
20 L?opposition entre démocratie et communisme, pourtant largement utilisée par les révolutionnaires de 1964, est l?argument le plus faible historiquement des anticommunistes brésiliens de droite. Les autres thématiques privilégiées dans les discours militaires de l?époque sont le nationalisme anticommuniste (le communisme est étranger et anti-patrie) et l?utilisation de la religion (le communisme est athée). Rodrigo Patto Sá Motta, Em guarda contra o ?perigo vermelho?: o anticomunismo no Brasil (1917-1964), op. cit., p.40.
21 On pourrait développer cet aspect. La volonté d?éviction de la grande majorité de la classe politique équivaut à la militarisation profonde des structures de pouvoir. Au-delà de cet aspect, les révolutionnaires divergent : des colonels et une part de l?officialité subalterne défend une participation de l?ensemble des officiers au pouvoir, puisqu?ils sont collectivement responsables de la révolution. Mais elle apparaît évidemment aux plus gradés comme totalement contradictoire avec la structure hiérarchique des forces armées et ne devient jamais une réalité institutionnelle. Ce conflit entre un « régime des généraux » et un « régime des militaires » est une des dynamiques essentielles de la dictature.

Pour citer cet article

Maud Chirio, « Le pouvoir en un mot : les militaires brésiliens et la « révolution » du 31 mars 1964 », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Número 7 - 2007, mis en ligne le 12 juin 2007, référence du 3 juillet 2007, disponible sur : http://nuevomundo.revues.org/document3887.html.