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La bibliothèque du désir de Jean Genet :
le corps parchemin.
 



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Dès son enfance, Jean Genet pouvait emprunter des livres à la petite bibliothèque de l’école d’Alligny où il commença à aller en classe à partir de l’automne 1916. Cette bibliothèque scolaire lui proposait les œuvres de Victor Hugo, de George Sand ainsi que toutes sortes de romans d’aventures pour enfants. C’est sans doute à l’intérieur de cette bibliothèque que naît la grande passion de Genet pour le roman populaire. Il lui arriva même de dire que ses propres romans s’inspiraient de ce genre de littérature. Lucie Wirtz 1 assure que Genet avait lu tous les livres de la bibliothèque de l’école et qu’il passait son temps libre à lire. Confié par l’Assistance publique à différentes familles, Genet lisait pour s’isoler et fuir de son monde. Sa réalité commence à se mettre en scène par des images qu’il fixe au fur et à mesure de ses lectures enfantines. La bibliothèque se révèle très tôt comme le lieu où il puise les histoires d’une vie parallèle à l’intérieur de laquelle il crée son propre rôle, sa propre dimension fantastique vidée de tous les chagrins. Quand il aura l’occasion d’accéder aux bibliothèques des maisons où il est accueilli, Genet goûtera aux œuvres des écrivains de la littérature française et commencera à en faire, pour certain, ses modèles.
En 1926, Genet fut conduit à la prison parisienne de la Petite-Roquette après une fugue, où il y passa trois mois pour poursuivre ensuite sa détention à la Colonie agricole de Mettray près de Tours. C’est à la Petite-Roquette que Genet commença à se raconter des histoires nourries de ses propres fantasmes, il s’y transforma en conteur de soi-même. L’isolement du bagne prévenait la promiscuité entre délinquants et visait également à encourager l’introspection. L’oisiveté et le silence obligatoire menaçaient les limites de l’ego et effaçaient donc les frontières incertaines entre le moi et son environnement. Dans de telles circonstances, Genet s’enfonça dans ses rêveries, écartant toujours plus les limites entre fantasme et réalité. A la Colonie de Mettray l’éducation scolaire était plutôt superficielle et désinvolte, car la totalité du temps était consacrée aux corvées agricoles. Les romans populaires pour la jeunesse que les jeunes colons se passaient, constituaient la seule bibliothèque qu’il pouvait consulter à Mettray. Genet cite parmi ses auteurs favoris : Gustave Lerouge, Émile Gaboriau (le père du roman policier français), Paul Féval, Xavier de Montépin, Ponson du Terrail et Pierre Decourcelle. A Mettray Genet nourrit d’images frappantes et indélébiles le répertoire de son imagination. Il montre en détail comment sa manière de percevoir les hommes et les garçons qui l’entouraient était teintée par les lentilles colorées de la littérature. Il passe du corps de la lecture, que la bibliothèque lui offrait, à la lecture imaginaire du corps que l’univers carcéral lui propose dorénavant.
Le lieu s’annonce riche d’écritures et de signes qui s’inscrivent sur les murs et les corps de ses habitants. Les récits d’aventures, avalés comme par boulimie de situations excitantes, s’offrent cette fois-ci réels et gravés par les protagonistes mêmes sur les pierres des murs 2et sur les « parchemins » de leurs corps. 

« Sur le mur de la cellule de punition, je viens de lire les graffiti amoureux (…) Les pierres me parlent » 3 .

La lecture se déplace de la page au mur qui contient toutes les inscriptions des bagnards. Le mur de la prison est ce qui sépare le détenu du monde extérieur, mais c’est surtout ce qui remplace désormais ce monde extérieur. Il reflète ce que le prisonnier éprouve et qu’il aurait pu exprimer si cette barrière n’existait pas. Les signes de cette communication niée s’incrustent sur sa superficie. Toute superficie qui s’offre à l’horizon, le mur, la peau des autres et la sienne, est surface miroitante du désir de se raconter. Chaque signe est la métonymie d’un chapitre de vie, les mots sont des condensés de signifiants qui se diluent à la lecture du jeune Genet.
Toutes sortes de support se révèlent comme une œuvre « nue » à lire et à feuilleter du regard. Dans la prison, le corps est exposé pour être lu et admiré pour les signes qu’il contient. Du muscle, à la cicatrice, au tatouage, tout y est évocatoire d’une histoire personnelle à décoder par une sémiotique et une sémantique corporelle.

« Quand le rabbin déroule lentement la Thora, un mystère saisit de frissons tout l’épiderme, ainsi quand on voit déshabiller un colon » 4.

Les inscriptions corporelles et les mutilations représentent un moyen de différentiation définitive qui désigne une trace de courage. Le symbolisme du tatouage est la plupart du temps, dans le cas des détenus, nettement plus personnel que dans d’autres communautés. Le sentiment d’identité n’est pas seulement une émanation du for intérieur, il s’entremêle au jugement des autres, il est un fait de relation. La modification corporelle touche le sentiment de soi, et selon son degré de visibilité elle entraîne un changement de perception par les autres. Se reconstruire une identité (le plus souvent fantasmée) est une authentique effraction des règles imposées par le bagne et la justice. On fuit sa réalité pour s’en créer une autre. Le tatouage, pour les détenus, est une manière de prendre le corps au lieu de la parole pour dire au monde son refus ou affirmer sa différence, et dans la plupart des cas, une façon de se réinventer une vie. C’est une proclamation « par le corps » des principes qui orientent l’existence. La peau, de ce fait, prend la parole et « s’écrit/s’écrie ». Chez le bagnard, aucune équation ne préexiste entre le signe et le sens qui lui serait inhérent. Le tatouage est une mise en récit de soi à travers la peau, une écriture d’un récit qui lui donne une signification forte et intime. L’investissement du signe tégumentaire se redouble dans le goût de la parole, dans sa valeur sémiotique et sémantique.
L’épiderme se présente comme un « labarum couvert d’écritures sacrées »5. Les tatouages religieux d’inspiration catholique, que de nombreux bagnards adoptent par l’usage symbolique de la croix, sont des formes d’identification à la souffrance du Christ, et le but est aussi d’attirer sur soi la protection d’un symbole puissant. Les détenus sont eux-mêmes sacrifiés. Ils représentent les signes du péché pour la société ; comme Jésus, ils incarnent la douleur et leur corps devient le symbole même d’une rédemption de l’humilité. Leur corps retrace le calvaire d’une vie traversée de crime et d’émargination. Genet lit chaque signe comme un roman de rédemption par la souffrance qui n’est plus vécue dans le bien mais dans la valeur transgressive du Mal. Le Mal n’est pas simplement l’envers du Bien, mais il est aussi à concevoir dans son autre sens, comme signe de douleur.
L’écriture sur la peau se lit comme expérience de transcription liée à la souffrance. La douleur est une limite, une butée pour redonner chair à son existence, pour éprouver encore le fait de vivre. La marque cutanée, même si elle répond à une souffrance, est donc aussi une affirmation de vie. Par les automutilations, les scarifications, ou plus couramment le tatouage, le détenu témoigne de son courage et de son endurance à la douleur face à une population pour laquelle ces valeurs demeurent essentielles. Le tatouage symbolise ici une dissidence intérieure qui s’exprime à l’extérieur. A défaut d’exercer un contrôle sur son existence, le corps est un objet à portée de la main sur lequel la souveraineté personnelle est presque sans entraves. Le libre contrôle de son corps est la seule souveraineté qui reste au détenu. Il se sent valorisé par son tatouage. Sa peau continue à témoigner de sa liberté. L’effraction corporelle et la douleur quand elles sont acceptées manifestent une maîtrise symbolique exercée sur soi. Un corps tatoué est lu comme le corps d’un héros qui rentre du combat. Il expose ses signes qui résument son courage, sa souffrance et ses valeurs humaines. La douleur et la trace cutanée refondent les contours de soi, renouent une frontière toujours à reprendre entre le dehors et le dedans. Il ne s’agit en aucun cas de masochisme, car la tâche n’est pas d’en jouir mais bien d’en souffrir et de s’assurer, de ce fait, une existence autrement trop incertaine. La douleur est perçue à la lecture de Genet comme épreuve virile de puissance, comme geste héroïque pour se révéler souverain. Par le tatouage, le détenu se sacre chevalier d’une fable, monstre d’une épopée, dieu d’un paradis perdu. Chaque signe est le résumé d’une aventure dangereuse mais extrêmement signifiante pour la personne qui le portera à fleur de peau toute sa vie. Le livre du corps est vivant et s’ouvre page par page par ses cicatrices parfois accidentelles, parfois volontaires.
La cicatrice, qui possède une signification bien précise au sein de la communauté concernée, traduit dans la peau l’immersion dans ce groupe. Les signes du tatoués ont une valeur d’ostentation qui affirme une volonté ferme de se détacher des autres groupes, et de se mettre donc en marge de la société. Les tatoués, de ce fait, semblent appartenir et constituer une tribu en soi.

« Ainsi les tatouages sacrèrent les marles (…) un signe (…) chargé du sens obscur du symbole et dangereux comme le sont tous les habitants de la nuit, les habitants des rêves »6.

La trace corporelle est le sceau de l’alliance, elle fait sens pour chacun des membres de la communauté. L’initié est socialement redéfini par une modification physique de son apparence ayant une éminente valeur symbolique. Ce n’est pas un hasard si les catégories choisies sont bien celles qui représentent un archétype de virilité légendaire que Genet avait déjà connu dans ses récits d’aventures. « Le matelot, le criminel : Genet les connaît de toute éternité, à l’Éternel qui passe sous forme de Mac il se sait soumis depuis toujours ; s’il s’effondre devant ce bel assassin c’est qu’il retrouve cette soumission comme un servage héréditaire et comme la préfiguration terrible de son avenir (…) Ce sont des fictions traditionnelles et d’origine sociale. Le criminel, le soldat, le traître, le matelot, le geôlier, le prisonnier sont nés de l’imagination populaire ; ils hantent les contes et légendes (…) ils sont chargés depuis des siècles de refléter aux petites gens leurs terreurs nocturnes et leurs rêves d’aventures »7. Dès lors, l’être tatoué devient membre du corps collectif, de la tribu des « livres vivants ». Marqué à l’encre bleue, le détenu s’aligne dans les rangées du bagne comme un livre à lire dans le libre accès d’un rayon de bibliothèque. Les corps tatoués semblent appartenir à une collection de récits d’aventures, d’histoires fantastiques et de fantasmes d’amours lointains et enfouis dans le passé.
Chez les hommes, notamment dans les milieux populaires et carcéraux, les cicatrices laissées par les accidents, les agressions, les épreuves physiques sont vécues souvent comme des trophées identitaires, les traces tangibles d’une incontestable virilité. Pour Genet, ces traces d’émeutes et de violence sont des incisions qui révèlent des signes de combats que l’être a menés lors de sa vie aventureuse et périlleuse de criminel. En outre, les cicatrices sont souvent érotisées par le garçon, haut lieu de narcissisme individuel, elles sont la marque d’un martyre viril qui le rendent divin aux yeux des amants qui ont pour lui une sorte d’adoration. Dès que Genet focalise son regard sur ces blessures, toute une histoire fantastique défile devant ses yeux. Le moindre détail autorise Genet à fantasmer et à attribuer aux cicatrices la valeur d’une médaille de guerre. L’identité sexuelle du mâle est établie une fois pour toutes. Accueillir le signe distinctif sur la peau, dompter la douleur, manifeste la bravoure et le courage viril du bagnard. C’est essentiellement un jeu avec un imaginaire de la virilité. De facture souvent simple, il obéit parfois à une volonté de marquer une relation affective perçue comme nécessaire à sublimer une sexualité frustrée. L’inscription sur la peau devient une manière de s’incorporer celle ou celui que l’on a dans sa peau par la médiation de son prénom ou de ses initiales ou du symbole qu’il évoque. La peau s’écrit comme un roman d’amour. Un nom évoque une histoire d’amour impossible que l’incarcération a interrompu. Signe d’une souffrance, d’un manque affectif, le prénom est une présence éternelle gravée sur le corps. Pour Genet, la force de l’objet, dans ce cas le corps, ne réside donc pas dans son existence tangible, mais dans l’image que l’être en a intériorisée. Genet sait que l’objet in absentia est doté d’une efficacité bien supérieure à celle de l’objet réel. Mais ici, le terme objet concerne aussi et surtout le corps de l’autre. La preuve de ce transfert des envies sur le corps de l’autre ou sur le sien conçu comme envies de l’Autre, est le tatouage, véritable art de l’emblème du désir. Cet art revêt l’aspect d’un culte, d’un cérémonial d’absorption à travers la gravure sur le corps de l’Objet absent désiré. De ce fait, les signes inscrits sont le curriculum vitae de l’être qui les porte. La peau se décline alors en fragments dépareillés d’évènements, parchemin disant l’histoire dont l’individu est dépositaire. Le corps met à l’œuvre l’histoire des archives secrètes du détenu. La peau conserve les traces de l’histoire individuelle comme un palimpseste dont seul l’individu détient la clé. Le tatouage est aussi choisi pour la légende qu’il représente et se traduit, de ce fait, comme la mise en abyme d’une vie désirée gravée sur l’épiderme. Comme chez les soldats, dans ces univers masculins où les femmes sont absentes, la nostalgie est vive de la femme aimée autrefois, ou tout simplement de la femme désirée à l’instant. L’objet in absentia s’inscrit sur la peau et s’incarne dans la figuration du tatouage. Son nom, ses initiales sont souvent inscrits sur la peau avec les déclarations amoureuses conventionnelles. Dans ce monde où les femmes sont l’objet d’un désir sans fin, remis toujours à plus tard, les dédicaces amoureuses abondent et les scènes et symboles érotiques animent ces hiéroglyphes. Se greffer un nom sur la peau est un acte de nomination perpétuel d’évocation du désir de l’autre. Les tatouages affectifs demeurent courants, déclarations d’amour, noms, initiales, cœurs percés de flèches…, qui affirment à la fois la fidélité et le manque, la lancinance du souvenir. En prison les tatouages renvoient souvent à la peur de se retrouver seul et au manque affectif et sexuel. Dans ces groupes souvent privés de contacts sexuels, le tatouage est sans doute aussi à ce moment une manière de « narcissiser » son corps, de l’investir d’un intérêt qui n’a guère d’autres moyens de se dire, de se faire lire. La peau des détenus, autrefois, était un manuscrit inépuisable de dessins obscènes, de femmes langoureuses et dénudées, de scènes érotiques, de visages aimés ou de noms, de proclamations éternelles d’amour… . Tentatives d’une expérience fusionnelle d’une volonté de les avoir dans la peau à défaut de les tenir dans ses bras. Mais le tatouage en tant qu’il est une pratique d’abord primitive est aussi une « métonymie du monde cannibalique »8. Cannibale, le tatoué, l’est car il avale le corps de l’autre par le sien même. Le tatouage est une manière d’incorporer à soi le corps d’autrui. L’autre est désormais en lui, son image s’est mêlée au sang et au tissu de l’épiderme de son support, l’être tatoué. Le tatouage d’amour est une poétisation du corps car l’épiderme s’offre comme un livret de poésie du désir où règne désormais le regret d’un amour perdu et lointain. Pour Genet, les « signes d’amour » soulignent l’absence de l’aimé(e). Les inscriptions tatouées des anciennes liaisons se font lyriques et émanent des vers qui ressemblent aux complaintes des amours impossibles. Le récit d’amour se raconte et se montre à la vue de Genet, il s’expulse du parchemin vivant pour continuer dans sa rêveuse imagination de lecteur assoiffé d’aventures.
Mettray est un théâtre à l’intérieur duquel se jouent des tragédies. Un univers clos, coupé du monde comme l’arène ou le cirque, où l’auteur a le sentiment que tout n’est que simulacre : lieux, objets, corps et gestes. De ce fait, le regard est transformé et absorbe une réalité sublimée, ou plutôt magnifiée. À Mettray les objets sont factices, ils n’ont qu’un rôle accessoire. Ces objets dépourvus de leur fonction dans le réel, ont le pouvoir magique de créer un mode secret, véhiculant, entre les colons, un langage occulte, métaphorisé, dévié vers le signifiant plutôt que vers le signifié. La prison s’offre comme une immense salle de lecture des expériences d’autrui. Chaque « volume » de cette bibliothèque fantastique est un livre tridimensionnel qui respire et se métamorphose devant la lecture voyeuriste de Genet. En regardant les bras musclés d’Armand dans le Journal du voleur, Genet fantasme sur le paysage imaginaire tatoué et semble y pénétrer par son imagination.

«  … ses bras seuls existaient, solides, musclés, formant une lourde torsade de chair brune, ornés, l’un d’eux, d’un tatouage délicat représentant une mosquée, avec le minaret, la coupole, et un palmier penché par le simoun. Sur eux tombait, s’amoncelait, venant du cou, suspendue à la nuque, une longue écharpe de mousseline beige dont s’enveloppent la tête les légionnaires ou les coloniaux pour se protéger du sable" 9.

Le dessin du tatouage s’anime et se transforme en une mise en scène fantastique de quelques aventures nées d’un roman de voyage exotique. Sans respect pour la dimension, l’échelle et le temps, la lecture du corps démontre la primauté absolue de l’imagination sur la réalité. Assoiffé de lecture de quelque séduisant aventurier, Genet puise sans cesse à l’intérieur de cette bibliothèque virtuelle qu’est la prison. Toute sorte de symbole est à décrypter et fait couler l’encre de son ardente imagination. Chaque lambeau de peau est une page de vécu. Le recours à l’écriture sur le corps est trop courant pour passer inaperçu. Sous formes d’initiales, de chiffres, de signes héraldiques et de symboles anodins, Genet consulte chaque signe de ses ouvrages vivants comme une enluminure médiévale qui illustre magnifiquement la première lettre du récit. Les formules privilégiées traduisent le retournement symbolique du sort en souveraineté personnelle.

« J’ai vu des gars tatoués de l’Aigle, de la Frégate, de l’Ancre de Marine, du Serpent, de la Pensée, des Étoiles, de la Lune et du Soleil. Les plus chargés de blasons en avait jusqu’au cou et plus haut. Ces figures ornaient les torses d’une chevalerie nouvelle (…) une sorte de noblesse d’empire (…) le prestige des parchemins plus anciens imposait le respect des marles [pour les] (…) ornements qui gagnaient tout le corps. Certains l’étaient cruellement, de signes brutaux mordant leur chair comme les initiales d’amants gravées sur les feuilles d’agaves»10.

La surface de la peau des prisonniers ou ex-prisonniers, constitue d’elle-même une page blanche où vient s’inscrire ou « s’écrire en lettres de feu et de sang le monde qui échappe à leur emprise. Leur nudité se couvre de tatouages, leur peau s’imprime de signes qui consignent l’adversité du monde : l’aigle prédateur, toujours à l’affût, la frégate qui menace de prendre le large, le ciel, le soleil, la lune, bref tout l’espace de l’altérité contre lequel il faut constamment lutter, vient glisser sous une peau devenue parchemin vivant 11. C’est la capture de l’univers dans l’orbe de la peau. Le corps tatoué est désormais le réceptacle de tous les éléments cosmiques et mythiques, donc nul besoin de s’évader de la prison puisque l’univers est appelé à se vider, à se diluer dans les images inscrites sur (et dans) le corps. De la tête au pied, le corps se couvre de tatouages et s’enveloppe d’une cartographie de légendes aventureuses, de désirs, d’amours. Dentelle bleue, métaphore vestimentaire des tatouages, le corps nu se sent habillé, abrité par son envers, un dedans renvoyé au dehors. Le tatouage ajoute aux empreintes naturelles du corps celles du monde qui quitte pour ainsi dire le visible pour rejoindre le tactile. En outre, les symboles tatoués indiquaient la position (sexuelle) de chacun, un aigle, par exemple, était supérieur à la frégate. Un marle était donc porteur du signe puissant de l’Aigle et le passif se « signait » de la lettre écarlate qui le nommait aux yeux des durs. Le détenu reconstruit son identité en revendiquant un rejet dont il est en fait la victime, reprenant symboliquement l’initiative de son autodétermination. La prison accouche d’un nouvel individu estampillé par l’administration pénitentiaire. Le détenu devient provisoirement autre. Une existence artificielle, un simulacre de vie s’écoule lentement au sein du monde marqué par la privation sensorielle. Le sentiment est fort de n’être plus rien, sinon un rouage insignifiant dans une machinerie indifférente qui ne marche qu’en broyant les identités individuelles.
La personne incarcérée est contrainte à se dévêtir et à être mise à nu devant les surveillants et les autres détenus. La peau est le seul vêtement qui lui reste, et de ce fait, elle revêt un sens nouveau qui protège et expose une nouvelle personne. La violation de l’intimité et de l’identité est permanente. La prison est un monde de la transparence du regard sous l’égide d’une surveillance méticuleuse qui transforme toute vie privée en scène publique. Toute écriture intime du corps se métamorphose en lecture publique de la peau. La peau enclot le corps, les limites de soi, elle établit la frontière entre le dedans et le dehors de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. Elle enveloppe et incarne la personne en la distinguant des autres. La peau est une barrière, une enveloppe narcissique qui protège du chaos possible du monde. Elle est un écran où l’on projette une identité rêvée, où l’on met en scène par des dessins tatoués notre réalité fantasmée. La peau est une instance de maintenance du psychisme, c’est-à-dire d’enracinement du sentiment de soi au sein d’une chair qui individualise. Elle est doublement l’organe du contact. Si elle conditionne d’emblée la tactilité, elle mesure aussi la qualité de relation avec les autres. La peau est sismographe de l’histoire personnelle. Elle est le lieu de passage du sens dans la relation avec le monde. La peau est surface d’inscription de sens, de son sens. Elle est l’éternel champ de bataille entre soi et l’autre, et surtout l’autre en soi. 
Le tatouage est un signe identitaire fort de ces milieux interlopes où sont valorisés la force, le courage, la virilité, la distance envers les lois ou les conventions. C’est le corps qui parle à la place des acte11, le corps musclé ne peut qu’appartenir à un être ténébreux, à un être puissant, un hors la loi. La dimension érotique du tatouage sur le muscle viril est témoignée surtout par un souci de séduction, à travers le corps, par la représentation aux autres d’un attrait supplémentaire. Le signe d’encre bleutée est un intrus qui attire l’attention. La marque corporelle s’annonce donc comme une séduction pour le regard. L’image du corps tatoué n’est pas une simple « impulsion autoplastique »12, elle révèle une portée beaucoup plus profonde, dès lors que Genet porte par-devers lui un univers qu’il rêve de s’incorporer, un corps qu’il rêve d’universaliser. A travers la « trans-cription », ou plutôt l’ « ins-cription » via le simulacre de l’épiderme, le corps avale cette greffe de l’objet manquant et désiré. La peau subit une sorte d’inoculation définitive qui donne à voir le signifié de l’objet, mais qui absorbe en elle, incorpore le signifiant à jamais.
La peau, parchemin vivant, décline un récit romantique de l’amour sublimé. Les avant-bras et les bras sont de très loin les endroits les plus tatoués, car il s’agit pour ces hommes d’arborer les dessins ou les slogans inscrits sur la peau. Il est typique que dans une immense majorité des cas, il soit effectué sur le bras, c’est-à-dire en un lieu que l’homme affiche facilement s’il se met torse nu ou en maillot de corps. En parlant d’Armand, Genet nous décrit cette puissance toute métonymique que ses bras représentent. Leur force, perçue comme masse érotique, renferme toute la virilité de l’être et le tatouage qui y est dessiné émane une poésie à interpréter comme une mystérieuse étude astrologique .

« Ses bras restèrent noués. Armand demeurait statue de l’Indifférence (…) ses bras évoquaient la nuie – leur couleur ambrée, leur pelage, leur masse érotique (...) mais surtout le tatouage bleu faisait apparaître au ciel la première étoile (…) La contemplation des bras d’Armand, je le crois, était ce soir l’unique réponse à toutes les inquiétudes métaphysiques. Derrière eux Armand disparaissait »13.

Ces lieux corporels d’exposition sont choisis donc surtout parce qu’ils sont propices au regard. Genet décide donc souvent de s’arrêter métonymiquement aux bras de l’homme qu’il observe langoureusement, car ces extrémités du corps s’animent par le jeu de leurs muscles qui évoquent une rude et puissante démonstration de la force. Le muscle en se gonflant anime le dessin fixé sur la peau, l’image se fixe, se fait vive et mutante. Le support musculaire et sa turgescence sont nécessaires à l’inscription et à la révélation du récit du désir. Ce qui régit et étend la peau est ce lieu du simulacre où prend vie tout l’univers fantasmé de Genet. Si la toile n’est pas bien tirée, l’œuvre du peintre est impossible et déforme. Cette érection musculaire est l’écran même où écrit, transcrit, et met en scène l’écrivain et metteur en scène Genet. Sur cet écran de peau qui a du nerf, qui a du « corps », s’inscrit toute la bibliothèque du désir de Jean Genet.
Le tatouage, perçu donc comme un « attribut » viril, fait partie intégrante de la panoplie de celui qui revendique son appartenance au milieu. Les tatouages peuvent être comparés à une forme d’argot, car comme lui, ils permettent aux affranchis de se faire comprendre clairement tout en restant inintelligibles aux non-initiés. Leur hermétisme voulu fait des tatouages un véritable argot graphique. L’opération du tatouage est vécue comme un culte de l’incarnation des choses, une opération alchimique de fusion entre le corps et l’écriture, qui dès lors s’expose comme lieu de narration extérieure d’une histoire fantasmée toute intérieure et secrète. Le tatouage explore la profondeur de l’être et fond en lui. La lecture du corps devient cette fusion magique entre histoire vécue et histoire tatouée. Ces signes se mélangent inextricablement sur la surface de la peau. Ainsi mêlés, enlacés, cousus, il devient difficile de les imaginer sujet et objet séparés. L’image du corps tatoué, au travers de la surface médiatrice de l’épiderme, réalise un moment de réconciliation sans précédent entre le moi et le monde, mais permet aussi une libération des fantômes et lieux intérieurs.
Le bagnard idéalisé, qui condense en lui toutes les vertus viriles et toute la mémoire du crime, est donc considéré par Genet non seulement comme l’objet idéal du fantasme érotique de ses « lectures vivantes », mais aussi comme la représentation figurée de ce foyer incandescent et maléfique de sa vie intérieure d’où vont naître ses livres. Le bagne est donc cet endroit coupé du monde, ce paradis perdu qui appartient ainsi aux régions mythiques souterraines, où tout se métamorphose en lieu magique noir. Lieu de lecture où l’ombre ressuscite comme par enchantement des corps aux vertus démoniaques et sensuelles.  

« Par l’aigle, transport d’un agneau : dans l’air ses quatre pattes soudain inutiles. L’audace du vol est dans l’œil fixe et rond ! La plus consolante image, et pour nous ce soir la plus efficace, sera l’idée de Ganymède élevé par l’oiseau. Allongé sur le lit défait, l’adolescent s’abandonne enfin et laisse sur son dos se développer la lente et majestueuse envergure. Terrassé, mordu à la nuque, calmé doucement mais profondément par le dieu, il est ravi. Éclair ! Foudres ! Non. L’aigle est brodé sur un suaire où l’enfant expire. « Venez, vous serez l’échanson des dieux »14.

Les grands criminels solaires de Genet entrent dans sorte de « mythologie primitive »15, dans un univers qui est frappé de toutes sortes de symboles païens qui se fondent sur le passé mythique et la noblesse des guerriers. L’aigle (Zeus) représente le pouvoir, la police, le bourreau, celui qui fait « mal/mâle ». Les corps tatoués de l’aigle désignent ce palimpseste de la mythologie ovidienne. Leur beauté granitique tient à distance, leur corps apparaît comme un mirage satanique. C’est le signe de l’aigle, la marque gravé sur le corps et le corps tout entier qui supporte l’inscription du symbole qui « signifie ». Pour le détenu, l’aigle est le signifié du pouvoir, mais pour Genet il est le signifiant érotique de la domination, d’une légende ancestrale.

« … quelques gars (…) finissaient par se signifier, par se révéler par le signe de l’Aigle (…) On comprend mon émotion quand je crus voir l’Aigle sur la poitrine de Bulkaen »16.

Les comportements et les rapports qui unissent les bagnards deviennent une relecture mythologique des Métamorphoses d’Ovide. L’allusion fugitive à la crainte que suscitent chez un garçon les ailes de son amant évoque le mythe de Ganymède, le prince berger troyen que Zeus, sous la forme d’un aigle, emporta sur l’Olympe. La mythologie classique est à l’origine de la plupart des images dans les hommages littéraires de Genet à Mettray.
Le corps ainsi fait langage, espace devenu texte de chair et chair de texte, feuille de destin de l’univers qui offre à Genet l’occasion d’enfermer ce que son imagination échoue à contenir dans le réduit des espaces clos, dans cette bibliothèque impossible.


Fabrizio Impellizzeri

1 Edmund White, Jean Genet, Paris, Gallimard, 1993, p. 35.
2 « Le mur était plus exactement une paroi. Elle était peinte en ocre et ornée de graffiti, de cœurs, de phallus, de flèches » in Jean Genet, Miracle de la rose, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1946, p. 79.
3Ibidem, p. 69.
4 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1948, p. 241.
5 Jean Genet, Miracle de la rose, op. cit., p. 200.
6 Ibidem, p. 246.
7 Jean Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr in Œuvres Complètes I, Paris, Gallimard, 1952, pp. 349-350. En italique par l’auteur.
8 Michel Granger, « Le discours cétologique et le corps dans Moby Dick de Melville » in Jean Guillaumin (sous la dir. de), Corps et création entre lettres et psychanalyse, Lyon, PUL, 1980, p. 22.
9 Jean Genet, Journal du voleur, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1949, pp. 228-229.
10 Jean Genet, Miracle de la rose, op. cit., pp. 196-197.
11 Aïcha El Basri, L’imaginaire carcéral de Jean Genet, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 122.
12 « Le vol, l’assassinat, la trahison même, parce que je les envisage à partir d’un corps doré, musclé, toujours nu, qui se meut au soleil et dans les vagues passe par-dessus ce ton ignominieux (qui me fut un attrait) pour un autre plus noble, qui tient davantage du sacrifice solaire. Mais encore, malgré ma vie au soleil et mon corps vivant (…) je reste attiré par les êtres qu’on appelle ténébreux, ceux en qui quelque chose me révèle la nuit, fût-ce cette nuit qu’est encore l’éclat dont ils rayonnent (…) Je leur crois une âme dangereuse. » in Jean Genet, Pompes funèbres, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1953, p. 82.
13 Michel Thévoz, Le Corps peint, Genève, Skira, 1984, p. 7.
14 Jean Genet, Journal du voleur, op. cit., pp. 230-231.
15 Jean Genet, « Fragments… » in Fragments… et autres textes, Paris, Gallimard, 1990, (note 1) p. 74.
16 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 334.
17 Jean Genet, Miracle de la rose, op. cit., pp. 193-194.