L'affaire Cassini
Jean Dominique Cassini, dit Cassini I
Jean Dominique Cassini Cliquez |
La "découverte" de Cassini
En 1675, Jean Dominique Cassini prétend avoir observé l'anneau en deux parties séparées par une ligne sombre
Une première relation de l'observation de Cassini se trouve dans une lettre à Henry Oldenburg, secrétaire de la Royal Society
Deinde latitudo annuli dividebatur bisariam, lineâ obscurâ apparenter Elliptica, re verâ circulari, quasi in duos annulos concentricos, quorum interior exteriori lucidior erat ( 1 ).
Ensuite la largeur de l'anneau était divisée en deux, par une ligne sombre, d'apparence elliptique, en réalité circulaire, comme en deux anneaux concentriques, dont l'intérieur était plus brillant que l'extérieur
La lettre est datée du 26 aout 1676, et fait référence à une suite d'observation solaires commencées l'année précédente, donc en 1675, à la suite desquelles sont relatées des observations du globe de Saturne, puis une de son anneau.
L'année 1676 sur le dessin n'est en fait, que la date de la gravure
Il est amusant que l'Italien Giovanni Domenico Cassini, écrivant à un savant anglais, ait du écrire en latin, mais c'était la langue internationale des savants de l'époque
Il nous a aussi laissé la relation de sa description dans le Journal des scavants, reprise plus tard dans un mémoire de l'académie royale des sciences
Après la sortie de Saturne hors des rayons du Soleil l'an 1675 dans le crépuscule du matin, le globe de cette Planete parut avec une bande obscure semblable à celles de Jupiter, étenduë selon la longueur de l'Anneau d'Orient en Occident, comme elle se voit presque toujours par la Lunette de 34 pieds, & la largeur de l'Anneau étoit divisée par une ligne obscure en deux parties égales, dont l'intérieure & plus proche du globe étoit fort claire, & l'intérieure un peu obscure. ( 2 ).
(on suppose qu'il faut lire l'extérieure, et non l'intérieure)
Bien que la date exacte ne soit pas précisé, les conditions indiquées permettent de savoir que l'observation a du avoir lieu fin juin 1675
Saturne (au centre) dans le crépuscule du matin, à Paris, fin juin 1675 - reconstitution par Stellarium
Les dessins de Cassini
le dessin des "bons manuels" |
En fait il ne s'agit pas du dessin de Cassini, mais d'une reproduction de 3ème main, parue semble-t-il dans une édition abrégée des Philosophical Transactions par John Lowthorp's, qui se reconnait au numéro qui figure sur le dessin. D'où les mêmes déformations que sur la gravure des Philosophical Transactions avec la même erreur de date, et une exagération de la ligne sombre
Mais heureusement, outre la description de son observation, Cassini nous a laissé deux dessins plus fiables. Ces dessins sont parus en gravure dans Le journal des scavants, avec malencontreusement le texte en surimpression... et une maladresse du graveur qui s'est laissé surprendre par la marge trop proche, à droite
Une autre gravure a été publiée ultérieurement avec son mémoire. De cette gravure, nous connaissons, soit le scan, malheureusementen Noir/Blanc et non en niveaux de gris, soit des reproductions dans les ouvrages de ces grands vulgarisateurs, proches de leur sources, que furent Camille Flammarion et Amédée Guillemin. Les meilleures images que nous avons sous les yeux, sont donc des scans de reproductions des deux gravures reproduisant les dessins originaux.
les gravures publiées dans le tome X des Mémoires de l'académie royale des Sciences
dans Le Ciel d'Amédée Guillemin |
dans Les terres du ciel de Camille Flammarion |
Or aucune de ces gravures ne montre de division. Elles n'en montrent pas plus que le dessin de Campani: un anneau en deux parties dont la partie extérieure est plus sombre
Pourtant quand on connait la propension des graveurs à simplifier et à exagérer les détails les plus significatifs, on devine que si le dessin original avait porté la trace d'une division, les gravures la montrerait.
Nous avons simulé ce que devrait montrer une gravure Noir et blanc avec des demi-tons en pontillé (méthode Floyd-Steinberg), qui représenterait exactement l'aspect de Saturne avec la résolution d'une lunette de 108 mm, supposée parfaite
gravure du dessin de Cassini |
Simulation de la gravure d'une image exacte |
Or la simulation montre nettement une trace sombre, alors que sur la gravure originale, le tracé du contour de l'anneau est plus marqué que celui de la prétendue division
Force est de constater que Cassini n'a pas dessiné la division qui porte son nom.
Mais alors, l'a-t-il seulement vu?
Cassini pouvait il "voir" la division?
Un simple calcul en fait douter. La distance de Saturne à l'époque de l'observation, était de 1464 millions de km, le diamètre de l'anneau (273550 km) paraissait donc de 38.5 ".
Nous connaissons aujourd'hui la largeur de la zone sombre appelée abusivement division: 4590 km. Nous en déduisons qu'elle devait paraitre sous un angle de 0.65 " dans les anses
Or la lunette de Cassini, si elle avait été parfaitement corrigé, n'aurait eu, d'après le crière de Rayleigh, qu'une résolution de 1.25 "
Mais d'un autre coté nous savons, qu'un détail contrasté, d'une taille apparente inférieure à la limite de visibilité, peut révéler sa trace, mais seulement sa trace, sous forme d'un simple point, ou d'une ligne, avec moins de contraste. C'est d'ailleurs ce qui nous permet de voir les étoiles. Le détail n'est pas vraiment vu, mais plutôt deviné.
Nous pouvons simuler cet effet à l'aide d'une bonne photo de Saturne, dont nous diminuons la résolution en appliquant un flou
avec un objectif de 650mm | avec un objectif de 108 mm | avec un objectif de 60mm |
Nous voyons que la photo de gauche montre nettement la division de Cassini, et laisse deviner la division d'Encke, bien qu'elle soit nettement moins large que ce que permet d'atteindre la résolution de l'instrument
La photo du milieu montre ce qu'on peut en voir avec un objectif bien corrigé de même diamètre que celui qu'utilisait Cassini. On ne voit plus vraiment la division, mais on la devine, par la zone plus sombre que son image crée sur l'anneau
A la droite, l'image que donne un objectif de 60 mm, comme celui de Huygens. Pour la division, c'est la catastrophe: elle n'est plus discernable, mais par contre, on croit deviner une division d'Encke, parfaitement illusoire. Illusion que renforcerait aujourd'hui un éventuel traitement de l'image
La lunette de Cassini
L'histoire est cocasse: Nous savons aujourd'hui que le satellite Japet, ressemble à une grosse noix dont l'une des faces est plus ombre que l'autre. Ayant découvert Japet, et l'ayant crédité d'une période de révolution de 80 jours, Cassini s'étonna de ne pouvoir l'observer que 12 jours. Le satellite avait diminué d'éclat comme s'il s'était enfui très loin. A l'académie il fit décidé de se procurer une lunette plus puissante, et Colbert manda Campani d'envoyer la plus puissante qu'il eut et de perfectionner son art, afin d'en envoyer d'autres d'encore plus grande portée. La lentille de 34 pieds de foyer fut reçue et installée en décembre 1673, et presque aussitot, Cassini crut retrouver son satellite. Mais en fait c'était un autre. le vrai, Japet, ne fut retrouvé que le mois suivant |
Cassini semblait assez fier de la qualité de son instrument, car à propos des deux aspects de Saturne qu'il a dessiné, son rapport se termine par:
Il y a une observation de M. Hevelius dans le Journal d'Angleterre, qui répond à la première de ces deux phases: mais comme il n'a pas marqué ny la bande de Saturne ny la distinction, qui se voit dans l'Anneau, on a sujet de juger que les Lunetes dont il se sert sont beaucoup inférieures à celles de l'Observatoire Royal.
Pourtant sa lunette devait manifester un certain chromatisme, puisque l'objectif n'était qu'une lentille simple
Le problème du chromatisme
L'indice de réfraction du crown, est classiquement donné comme étant de 1.517, mais c'est pour la raie D du sodium. En fait l'indice varie de 1.511 dans le rouge extrème à 1.531 dans le violet extrème C'est ce qui proque le phénomène de la dispersion, bénédiction en spectroscopie, mais responsable de l'aberration chromatique. |
L'aberration chromatique
au foyer moyen les rayons violets ont déja divergé, et les rouges pas encore convergé
Les angles étant petit, on peut confondre les sinus, les tangentes et les angles en radians, et admettre que l'angle de réfraction est proportionnel à l'angle d'incidence, et donc que les distances focales sont inversement proportionnelles aux indices
Le rapport de l'indice du violet extrème à l'indice du vert est de 1.0095, et celui de l'indice du vert à celui du rouge extrème de 1.0041. Ces valeurs étant proches de 1, on peut faire 1/(1+d) = 1-d. Le stigmatisme n'étant réalisé au foyer moyen, que pour le vert, un point stellaire dans le violet extrème donne au foyer une tache de 0.0095 fois le diamètre de l'objectif, et un point stellaire dans le rouge extrème de 0.0041 fois
Donc avec l'objectif de 108 mm de Cassini, les irisations colorées font alors 0.30 mm pour le rouge et 0.38 mm pour le bleu, mais comme la mise au point est faite pour minimiser les irisations on peut compter une tache irisé d'environ 0.34 mm
Pour que le chromatisme n'entraine plus de perte de résolution, il faut que cette tache de 0.34 mm soit plus petite que la résolution au foyer, donc que la distance focale soit de plus de 56 mètres
On comprend alors pourquoi Hévélius avait fait construire une lunette de 46 mètres, et pourquoi, on avait essayé des lunettes sans tube
Il faut comparer ces chiffres avec la taille de l'image. Au foyer, l'image de l'anneau de Saturne ne fait que 2.06 mm, la division 0.035 mm, et la résolution due à la diffraction 0.067 mm.
Donc, non seulement la division est deux fois plus petite que la résolution due à la diffraction, mais elle est 10 fois plus petite que celle due à l'aberration chromatique (au niveau de 10% d'efficacité lumineuse)
Reconstitution de l'image de Saturne vue par Cassini
Pour savoir si oui ou non, Cassini a pu voir quelque chose, il faut reconstituer l'image qu'il a vu- L'observation: Nous allons chercher l'objectif de Cassini dans les réserves de l'observatoire. Nous l'installons au bout d'un tube de 11 mètres, avec un enregistreur numérique à l'autre bout, APN ou Webcam. Nous installons le tube sur une monture d'une dizaine de mètres, avec une lunette guide. Nous installons le tout dans un endroit dégagé à une centaine de km de toute grande ville, et là, nous attendons plusieurs années que l'ouverture des anneaux soit identique à celle de 1675 (sommes nous bètes, nous aurions pu y penser avant!)
Evidemment, nous ne pouvons pas selectionner vraiment les longueurs d'onde, car nous partons d'une image trichrome. Nous nous limitons donc à 5 images dans les couleurs bleu, bleu+vert, vert, vert+rouge, rouge, représentant les longueurs d'onde par pas de 40 nm. Le résultat n'est bien sûr qu'une imitation de l'image réelle, mais il s'agit simplement d'obtenir la même impression visuelle que ce que Cassini pouvait voir |
Mais d'ou vient alors qu'il a dit avoir observé une ligne sombre? C'est Cassini lui même, qui nous donne la clé de l'énigme:
Il y avoit entre les couleurs de ces deux parties, à peu-près la même difference qui est entre l'argent mat & l'argent bruni, (ce qui n'avoit jamais été observé auparavant) & ce qui s'est depuis vù toujours par la même Lunette, mais plus clairement dans le Crepuscule, & a la clarté de la Lune, que dans une nuit plus obscure
Or, dans l'hypothèse d'une vision réelle, directe, objective, de la division "de Cassini", ceci est absurde. Il est évident qu'un détail obscur sur fond clair, à la limite de visibilité, est plus difficile à observer derrière un voile de lumière parasite. Tous les astronomes le savent, y compris les astronomes amateurs, qui fuient la lumière des villes
Conclusion: En 1675, avec sa lunette de 34 pieds, Cassini n'a pas pu voir la fameuse division. Ce qu'il a vu n'est en réalité qu'un phénomène de contraste simultané, comme le prouve sa dernière remarque. Comme beaucoup d'autres, il a eu la chance que derrière le masque d'une fausse apparence, s'en cachait une vraie, mais il aurait pu tout aussi bien ètre malchanceux. On parlerait alors aujourd'hui de la "division de Cassini" comme on parle de Vulcain, du satellite de Vénus ou des canaux de Mars.
Qui a vraiment découvert la "division de Cassini" ?
Il y a une différence entre la bande sombre dont on attribue la découverte à Cassini, et la division proprement dite, c'est à dire un vide entre les deux anneaux A et B. L'existence d'une vraie division a été émise, à titre d'hypothèse par Maradi en 1715. C'est en fait William Herschel, encore lui, qui a annoncé en 1792 que cette bande à contours nets, aussi sombre que le fond du ciel, qu'il voyait courir sur tout l'anneau, et sur les deux faces, était en fait une lacune entre les deux anneaux.
Pour ce qui est de la bande, Cassini a eu néanmoins les moyens de l'observer, avec les objectifs à très longue focale dont il a pu disposer à partir de 1684, car Campani envoya d'autres objectifs, de 80, 90, 100, et même 136 pieds de foyer (44 mètres).
Par ailleurs Borelli ayant lui aussi trouver les moyen de polir des lentilles à très longue focale, Cassini finit par disposer d'une panoplie d'objectifs à longue focale, comme il le rapporte dans son mémoire de 1686, à propos des satellites de Saturne:
...& nous avons vû depuis tous ces Satellites par celle de 34 pieds, & continué de les observer aussi par les Verres de M. Borelli de 40 & de 70 pieds, & par ceux que M. Hartsoëker a nouvellement travaillez, de 80, de 155 & de 250 pieds.
( 3 ).
la lunette d'Hevelius cliquez |
les gravures cliquez |
Ainsi pour rendre à chacun ce qui lui appartient, il faudrait parler de "bande de Cassini" (découverte vers 1684), et de "division de Herschel" (découverte en 1792).
Aujourd'hui, grace à la sonde Cassini, nous savons que la"division de Herschel", se compose en fait d'une zone sombre sur l'anneau A, et d'un anneaux obscur, analogue à l'anneau C, entouré de deux réelles lacunes, qu'on pourrait appeler les "divisions de Cassini". Cassini A et Cassini B, par exemple
Dans la "bande de Cassini", deux divisions principales entourent un "anneau de crèpe", lui même divisé
Références
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Dernière mise à jour: 27/09/2005 |